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REVUE
DBS
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:XLII« ANNÉE. - SECONDE PË
M«« Cl — *•' SEPTEMME 1872.
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REVUE
DBS
DEUX MONDES
XLII* ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CENT-UNIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
tVB BONAPAKTB, 47
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LETTRES FAMILIÈRES
D'UN MARIN
IL — 1848-1861^
A bord de la frégate la Retn&-Blanche,
le 15 septembre 1848. Rade de Booibay.
le n*ai pas reçu le moindre petit avis, soit direct, soit of&ciel, sur
mon remplacement. Je suis aujourd'hui exactement comme il y a
ak mois. J'sd voulu venir ici parce que j'avais besoin de savoir ce qui
se passe en France. A Bourbon, nous étions au milieu d'une incer-
titude étouffante; les nouvelles qui nous arrivaient tous les jours
étaient si vagues, si contradictoires, si alarmantes, qu'il n'y avait
plus moyen de tenir; il semblait que la France fût plongée dans
une abominable anarchie et livrée à des bandits. Enfin nous respi-
rons un peu : toute civilisation n'est pas encore éteinte en France.
Nous nous croyions menacés d'une invasion de barbares; mais l'as-
pect de cette assemblée nationale n'est pas encore rassurant : la
république nous paraît tituber, il nous semble qu'elle est bien peu
d^s les mœurs et les besoins de la France. Et pourtant nous n'a-
percevons aucun homme de cœur et de talent pour nous tirer du
gâchis où nous allons tomber. A l'allure de gaspillage qu'adopte
l'assemblée, il est évklent que l'état sera obligé de suspendre in-
cessamment ses paiemens; c'est la crise financière qui amènera la
vraie crise politique. Tout ce qui s'est pasçé depuis février ne nous
inspire que dégodt et horreur. Le roi semble avoir été frappé de
(1} Voyei la Revw da 15 août.
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6 REVUE DES DEUX MONBEB.
paralysie, les princes d'incapacité, le ministère de folie, la garde
nationale de stupeur, la chambre des psdrs et des députés d'une
insigne lAcheté; on dirait que tous ces gens- là avaient tellement
la conscience qu'ils trahissaient leur pays, que pas un n'a eu le
courage de rester, dût-il mourir à son poste. Cet abandon du gou-
vernement de juillet est inimaginable. La république n'a été qu'un
escamotage, personne n'était prêt. Le premier qui a osé prendre le
pouvoir, délaissé par tous, est devenu souverain. Et puis ces scènes
de juin I II n'y a plus de sentiment à faire; la question est bien
posée : entre la baii)arie et la dvilisation, qui triomphera? De tout
cela, il est évident que nous allons avoir en France de bien mau-
vais jours à passer, que l'hiver prochain sera dur, et l'année sui-
vante! Ohl cette assemblée nationale ne méritera que le mépris...
Je suis venu à Bombay pour chercher des ordres; dans deux mois,
je puis avoir une réponse, si le ministère veut bien me répondre
par le prochain courrier de l'Inde. J'ai fait de la Reine-Blanche une
frégate admirable. Le bâtiment, l'équipage et la musique, qui est
délicieuse, tout cela est merveilleux. On ne peut rien imaginer de
plus complet, de plus satisfaisant pour Torgueil national, et main-
tenant que je me suis donné tant de peines pour obtenir ce ré-
sultat, que je n'ai plus qu'à en jouir, il faut que je le remette
aux mains d'un successeur I Voilà la vie; ce n'est jamais pour soi
qu'on travaille. Au moins j'ai la satisfaction, au milieu de l'ébran-
lement général de la France, d'avoir conservé et préparé à mon
pays un élément de force dont il peut être fier. Tout est soudé
à bord, et tout fonctionne avec un ensemble, avec une habileté 1 on
dirait que ce n'est qu'un seul corps, qu'une seule âme. Nos amis
d'Angleterre n'en reviennent pas, c'est une admiration perpétuelle.
On m'a dit que M. Febvrier-Despointes venait me remplacer; je n'en
ai reçu aucun avis positif; sa nomination n'est même pas dans te
Moniteur. C'est une chose singulière que ce mystère qu'on a fait :
suis-je donc un homme si redoutable que personne n'ose signer et
me signifier mon rappel? Le fait est que je suis peu disposé à flé-
chir lâchement. Ma correspondance ne doit pas leur laisser le
moindre doute à cet égard. J'irai leur demander compte de ce
qu'ils font de ma patrie et pour ma patrie, et si je puis, par un
moyen honnête, devenir membre de cette assemblée nationale, je
les ferai marcher droit, ou ils m'emporteront. Je ne saurais vous
exprimer l'indignation dont je suis saisi à la vue de la lâcheté dont
tous les partis font preuve. Et les hommes de l'ancien gouverne-
ment et les républicains sont également saas caractère. Il n'y a que
les communistes qui montrent du nerf; mais c'est le féroce cou-
rage du tigre, ce sont des cannibales qu'il faudra traquer et ponr-
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iVmE0 I> UM MAKH» 7
flUTre. Aiad nous eotross dados une voie de révolutions et de ba-
tailles.
Ab ! la Franee a'eoniiyaît. Eh bien I elle va avoir des drames pour
se distraijre, nous ne faisons que commencer. S'il ne s'établit pas
bientôt un bon et rude despotisme pour fouetter la France tous les
matins, nous nous entre-décbirerons. Je ne me rends pas bien
compte de la conduite de Jkl. de Lamartine et des motifs qui l'ont
reoda incompatible à tous les paortis. Je me tiens prêt à retourner
«n France dès que j'en aurai reçu l'ordre; sera-ce avec ma frégate
oa à bord d'une gabare? Sera-ce comme passager ou comme com-
mandant? J'espère qu'ils A'auroot pas eu la bassesse de songer i
me rappela comme passager, car j'ai le droit de porter le front
haut et fier. Je ne souiTrirai pas la moindre insulte; je suis par^
iaitement résolu, quoi qu'il arrive, à conserver l'énergie de mon
langage tout comme celle de mon âme. Malheureusement c'en
est fait de notre mariue : dans un an, l'argent nous manquera,
les armemens seront considérablement diminués, car c'est une
chose chère que la flotte; mais tout cela n'est pas une raison
pour se dégrader personnellement. Que vais -je retrouver en ar-
rivant en France? Si vous me répondez à Bombay par le courrier
de l'Inde du 2A, je pourrai recevoir votre lettre; donnez-moi des
détails sav ce qui se passe. Nous avons bien des journaux, je les
trouve d'une étrange pâleur : le National lui-même me semble
tomber en déconfiture. Enfin j'ai perdu le fil des événemeas; les
hommes et les caractères m'échappent, je ne vois plus les ficelles
de la coulisse. Si j'avais le Journal des DébaUy à son ton, à son
Jangage, je devinerais bien des choses; mais le NëUional devenu
journal ministériel! et défendant timidement la république! c'est à
^'y plus rien comprendre. Je n'écris pas à M. de La Grange par ce
Gourrier-ci : je vous prie de lui donner de mes nouvelles. Vous voyex
que mon esprit n'est pas abattu, je mè sens des forces pour la pa-
tà^ et je veux les aller dépenser là. — En me rendant ici, je me
suis vu repris aux Seychelles d'une atteinte de coliques végétales
ou sèdies qui m'a fût bien souffrir; je suis resté huit jours au lit,
an lieu d'ailer courir les forêts de File et les curiosités naturelles
qu'on y trouve. Les bains chauds, très chauds, m'ont guéri. J'y ai
mé sang et eau. La transpiration m'a couvert de ce qu'ils appeUeoi
ici des hourbouilles; c'est le cachet de la bonne santé, et en effet
depuis ce moment je me porte bien. Je suis ici en pays de connais-
sance : j'y ai eu autrefois bien des distractions et des plaisirs; je
les retrouverais encore, û je pouvais, dans l'état de convulsions où
est anjeord'lnii mon pays, chercher des distractioDS et des plaisirs.
Je n'ai jamais compris ces bals des victimes de la révolution. Qud
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
esprit faut-il donc avoir pour se réjouir des désastres de la patrie?
Les Anglais me font des avances et des gracieusetés infinies; je
n'ose m'y livrer. Je ne puis plus détacher ma pensée de la France :
je ne savais pas ce que c'est qu'une révolution, tout en est ébranlé.
Gomment! le roi et M. Guizot avaient vu la révolution de juillet, et
ils ont pu mener leur barque avec tant de maladresse? J'en reste
stupéfait. L'expérience ne sert à rien, qu'à faire faire plus de sot-
tises. Je ne vois pas le nom de H. de La Grange à l'assemblée na-
tionale; je suis inquiet de sa santé. Ce sont de rudes coups que
ceux qu'on reçoit sdnsi, qui menacent votre existence, et le passé et
l'avenir. Les esprits doivent être dans un vague alarmant. J'espère
pour vous, pour H. de La Grange, pour H. le duc de La Force, que
vous aurez passé tout l'été à la campagne, ne vous occupant que le
moins possible de tout ce bouleversement social. J'ai bien vu votre
nom dans des réunions de bienfaisance, mais toute cette charité
n'est plus bonne à rien. C'est les armes à la main que doit mainte-
nant se décider le sort de la patrie; priez Dieu pour nous, et aux
armes ! Je vous dépose ici tous mes souvenirs; ne m'oubliez pas !
A bord de la Reine-Blanche, le 3 octobre 1848.
Rade de Bombay.
Je VOUS ai prévenue que je resterais ici jusqu'au 2â novembre
pour recevoir la réponse à mes lettres du 15 septembre dernier. Je
ne sais absolument rien sur moi ni sur ma frégate. C'est une chose
surprenante que les journaux français ne renferment rien qui nous
soit relatif. La chaleur est très grande en ce moment; nous avons
une quinzaine de jours encore de ces temps lourds à supporter,
puis viendra ce qu'on appelle le renversement de la mousson, et le
temps sera plus frais. Nous employons nos heures à lire vos jour-
naux, nous nous efforçons de comprendre Je passé et le présent et
de deviner l'avenir. Cependant nous sommes enchantés d'être venus
à Bombay chercher des nouvelles. A Bourbon, nous étions comme
étouffés dans une ignorance absolue et n'ayant pour alimenter nos
opinions politiques que des bruits plus ou moins absurdes , plus
ou moins atroces. Ici nous avons des communications constantes
avec la France : tous les quinze jours nous arrivent des liasses de
journaux qui n'ont que vingt-huit ou trente jours de date; nous
avons pour ainsi dire le doigt sur le pouls de la France. Au moins
je puis prendre une résolution aujourd'hui en connaissance de
cause. L'avenir de la marine ne nous semble pas beau ; la grandeur
de la marine repose sur la grandeur des finances, c'est purement et
simplement une question d'argent. Or, à la manière dont l'assemblée
nationale manie le crédit et les finances de notre pays, je prévois que
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LETTRES D'ON MABIN. 9
nous ne tarderons pas à tomber dans un désarroi complet. Vous ai-
je déjà dit qu'à Bombay on ne veut pas recevoir nos traites sur le
gouvernement français? Le commandant Lapierre de la station de
Chine, naufragé sur la Gloire, avait tiré des traites sur le trésor
pour ramener en France les équipages naufragés; le gouvernement
provisoire a laissé protester ces traites pendant dix jours, et notre
crédit est déshonoré dans l'Inde. A Bombay, je suis connu : le com-
merce m'ofire sur ma seule signature 200 ou 300,000 francs, si je
les déàre; mais il refuse les traites du commandant de huit bâti-
mens de guerre, de 2,000 hommes et de 100 canons. Déplorable
effet des révolutions I Tout ce qui s'est passé en France cette année
nous fait pitié. L'incroyable mollesse du gouvernement de juillet,
l'affreuse alliance des républicains et des communistes, le peu de
tenue, de dignité et d'intelligence de la nouvelle assemblée, —
tout cela nous attriste. La grande majorité, la presque universalité
de la France veut l'ordre, mais nous n'apercevons personne qui ait
le courage de prendre les mesures propres à l'assurer.
Enfin, malgré l'état dans lequel je vais retrouver ma patrie, je ne
sois pas fiché d'y retourner; je désire être témoin de ces convulsions
au milieu desquelles elle se déchire elle-même. Et puis il n'y a plus
d'orgaeil possible pour un Français en face de l'étranger. Nous nous
rendons méprisables; les Français apparaissent comme un peuple
de gamins. Je fais tout ce que je puis pour maintenir la dignité
nationale autour de moi; la Reine-Blanche est tellement admirable
que les anglais en sont stupéfaits, ils y sentent comme l'émanation
d'un grand peuple. Us ne comprennent pas que la même nation
puisse produire tout ensemble et cette honteuse révolution de fé-
vrier et ces ignobles scènes de juin et un noble navire comme la
Reine-Blanche. Ils font sur nous les plus étranges réflexions. Pour-
quoi n'êtes-vous pas Anglais? Quant aux plaisirs et aux distrac-
tions, on nous en offre de tous les côtés; mais je n'ai pas la moindre
disposition à m'y livrer. Quelques dîners acceptés et rendus, voilà
à quoi se borne ma représentation ; si jt n'ai pas refusé tout, c'est
que je n'ai pas jugé convenable de m' effacer complètement. Les
dames admirent surtout mon appartement, elles sont folles de mon
cabinet de toilette; cependant j'ai terminé l'arrangement de tout
cela avec le dégoût au cœur. Dans un mois peut-être, il va falloir
livrer cette noble Reine-Blanche à d'autres mains.
Hais vous, que devenez-vous au milieu de tant d'agitations, de
tant de bouleversemens? Je me figure que vous avez été chercher
un asile à la campagne; puis en d'autres instans je me prends à
penser que vous êtes restée à Paris, que vous n'avez pas voulu dé-
serter la patrie en vous éloignant des hommes et des événemens.
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10 RETinB BES BEDX MOSDES.
que TOUS ares tenu. bon Aaas votre me de Grenelle, sauf quelques
absences forcées pour scrigiier yos iDtéréts dans le midi et en Nor^
maadie. Enfin tous comprenez que je suis à votre égard dans te
même vague où j' états à Bourbon à Tégard du gouvernemezit : la
chaîne est bnsée, je ne devine plus rien; il y a des événemeas si
grands et ai inattendus qui m'échappent, que je ne sais phts rien
conclure* Gomme la physionomie de la France et surtout de la s<^
ciété nous est inconnue, nous poussons Ires choses au piie : d'après
nos lectures, il semblerait que la France, qoe Paris surtout, n'est
plus qu'une agglomération de sauvages, qu'une ville em^ahie par
un déluge de barbares, le ne vous dis plus rien de M» de La Grange^
je comprends son affaire, elle n'est pas belle : il a eu un moment
d'éclat, puis il a pu jouer un grand rôle en prenant la tftte d'un
mouvement sinon contre-révolutionnaire, du moîjss cons^v&teur;
mais il était trop engagé, il s'est perdu. La position était critique;
plus forte tête que la sienne y aurait péri. Je me dis encore que
tous vos amis se cachent; pourtant ce n'est pas le moment, il vau-
drait mieux se montrer et se rallier. La victoire de la civilisation sur
la barbarie ne me semble pas douteuse, mais il faut livrer bataille
hardiment, et surtout ne pas reculer devant les conséquesices« Il y
a maintenant en France deux races qui ne peuvent plus coexister; il
fisiut faire de la déportation la consécfuence inexorable de la défaite,
la foi de la vktoire. Nous nom reverrons bientAt.
A bord de la. Bêine-Blanch», le 17 octobre 1848.
Rade de Bombay.
Je suis toujours ici l'arme au bras, attendant des ordres. Croiriez-
vous que je n'ai pas le moindre avis officiel de mon remplacement?
Quelques bruits vagues seulement me sont arrivés; mais j'ignore
complètement si mon successeur est déjà parti de France. J'ai eu
tout le temps de me préparer à ce changement; aussi je n'en serai
en aucune manière blessé. À vous dire vrai, la perspective de com-
mander la station de Bourbon n'a plus rien qui me charme : les
embarras ne feront que s'accroître de jour en jour; il n'y a plus que
des eimuis à attendre sans aucun dédonmsiagement. Ajoutez à cela
que le séjour de Bourbon m'est insupportable, qu'au mouillage j'y
suis exposé à d'intolérables douleurs. Je n'ai pas encore reçu les
lettres que vous m'avez adressées à Aden. rai écrit au gouver-
neur, le capitaine Hiynes, avec lequel j'û eu, il y a sept ans^ des
relations assez intimes, de vouloir bien me les envoyer. Je les at-
tends avec impatience, j'espère qu'elles me fixeront sur uml posi-
tion; le prochain pocket du 2& doit me les apporter.
Ifak vie est toujours austère, monotone et triste ; je ne bouge pas
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LETTRES d'un MÀBUf. 11
da bord. Lbs nouvelles de France ont jeté dans mon équipage des
idées qu'il m'a iallu comprimer énergiquement : le communisne
n'est pas bien venu près de moi; c'est à mes yeux Te^rit du bagne,
et je fiais résolu à l'éCouiTef comme on étouffe ume sédition de for-
çais. Tout cela ne contribue guère A aemer des fleurs dans ma vie.«.
11 faut que je fasse observer une discipline rigoureuse, cinnme si
nous étions devant l'eBiDemL Cependant j'ai accepté pour demain
une invitation à dîner chez le gouverneur lord Falckland; le connais-
se£-vous ? & la première occasion, je vous dirai ce qu'il est, je vous
parlerai de lady Faickland. Ces dîners anglais me sont insupportar-
bles. Noitre position financière ne s'améliore pas, nos traites sur le
trésor n'ont pas cours; heureusement que j'ai de l'argent à bord;
sans cela, je me trouverais dans un grave embarras. Les négocians
n'ont aucaue confiance dans le gouvernement français. Je ne sau-
rais vous dire quel seatiment d'humiliation nous en éprouvons.
Quelle impression pénible que celle qui résulte de l'abaissement de
la patrie ! nous en sommes suffoqués. Autrefois nous supportions lé-
gèrement les tracasseries et les ennuis de la navigation; l'espoir
de revoir la France, de nous y reposer, était au fond de nos ccaurs
comme une consolation et un appui. Aujourd'hui tout cela est as-
sombri, nous n'osons plus penser à notre pays, nous écartons toute
conversation qui pourrait en ramener l'idée; ce sont de sombres
images. La révdution de février ne parait justifiée par rien aux
yeux des étrangers; il en résulte une sorte de dégradation pour le
caractère national. Quel peuple est-ce donc que ces Français? Que
veulent-ils? Où tendent-ils? Est-ce seulement un besoin de chan-
gement ? Mais alors qaeà fonds faire sur une pareille nation? Voilà ce
qu'il est impossible de faire comprendre clairement aux gens que
nous sommes appelés à voir tous les jours. Us nous examinent avec
nne curiosité moqneuse, et sont tout surpris de voir que nous avons
k tournure et l'allure de bipèdes doués de raison; quand ils se
sont aperçus, après longue conversation, qu'il n'y a rien de détra-
qué dans nos cerveaux, que toutes les cordes du sens {commun sont
bien entières chez nous, alors ils nous prennent en pitié;, ils font
tous leurs efforts pour chercher à nous consoler de la folie de nos
compatriotes. Il faut avaler leurs consolations : autre amertume I Ge
n'est que quand ils viennent à bord qu'ils se sentent saisis d'un as-
pect inattendu : l'air de force, de puissance, d'ordre, d'autorité
qu'ils respirent les frappe d'admiration , et il ne leur vient plus
d'autre idée sinon qu'ils ne comprennent rien à ces Français.
L'existence dans un pays comme Bombay offre peu de distrac-
tions. Quand on a parcouru la ville hmdoue et qu'on s'est donné
le spectacle de toute cette population qui descend le soir dans les
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12 REVUE DES DEUX MONDES.
rues, à moins qu'on n'en fasse une étude philosophique, on se
trouve à bout de curiosité. On ne parle pas le même langage; c'est
une race dégradée avec laquelle on ne peut entretenir aucun com-
merce, aucune relation ; il faut donc se rejeter sur la société an-
glaise, lourde, suffocante, qu'on ne peut guère fréquenter qu'à
table, c'est-à-dire au milieu d'orgies que notre santé ne nous per-
met pas d'affronter dans un pareil climat. Restent les livres, l'étude
des religions et des monumens de l'Inde; or vous savez ce que tout
cela vaut pour des Français, c'est stupide. Pendant les premiers
temps de notre séjour ici, la chaleur était accablante, on ne pouvait
guère sortir que le soir et en voiture. La température devient de
jour en jour plus tolérable, mais les promenades à pied sont encore
à peu près impossibles. Notre, seule ressource est donc dans la
lecture des journaux de France, et Dieu sait quelle désolation nous
ressentons aux scènes sanglantes, ou barbares, ou avilissantes, dont
notre pauvre patrie est aujourd'hui le théâtre. J'ai lu les explica-
tions de M. de Lamartine; je l'ai plaint de toute mon âme. Sa sen-
siblerie et sa poésie l'ont perdu; il est à côté de la réalité. Si son
caractère eût été d'une trempe énergique, s'il avait été homme
d'action autant qu'il est homme de phrase et de cadence, il aurait
pris l'autorité que la nation jetait à ses pieds, et son rôle eût été
beau et grand. Maintenant nous n'apercevons plus que le général
Cavaignac, qui nous fait l'effet d'une fourmi un peu plus grosse
que les autres fourmis dont se compose l'assemblée nationale. Je
ne sais vraiment comment en France vous jugez les hommes et les
choses, mais pour nous la France n'est plus qu'un pays de Lilli-
putiens; tout y semble amoindri et dégradé. Où donc tout cela va-
t-il aboutir? Nous désirons la république et un président énergique,
car c'est la seule chose qui semble pouvoir nous relever.
Pendant que notre patrie se vautre dans le désordre, qu'elle se
ruine comme à plaisir, qu'elle perd touj crédit à l'extérieur, toute
force au dedans, en un mot qu'elle descend rapidement dans l'é-
chelle des nations, l'Angleterre poursuit ses plans d'agrandissement
avec une persévérance et un succès qui nous humilient. Oh I quel
spectacle que celui de tous ces établissemens anglais à Bombay !
Voilà de la grandeur nationale ! Je ne conçois que trop l'orgueil des
Anglais en présence de leur noble drapeau, qui flotte ici sur des
centaines de navires. Tout s'incline devant eux. Vous le voyez, mon
âme est pleine d'amertume, j'ai perdu la voie que va suivre la
France, je n'entrevois que désastre et déshonneur. Il faut que j'aillt
me retremper en France; il n'est pas possible que nous ne nous
relevions pas, il y a trop de vitalité chez nous.
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I.ETTBES d'un HABIN. IS
Bombay, le 16 novembre 1848.
Rien, rien encore de certain sur mon sort. J'attends des lettres
de France et des ordres da ministère dans huit ou dix jours par la
malle du 25 octobre de Paris. Voici ce que je suppose qui doit
m*arriyer. Je suis remplacé sans doute. Bien que mon successeur
ne fût pas encore arrivé à Bourbon ou, comme on dit aujourd'hui,
àïlle de la Réunion le 12 septembre dernier, je pense qu'il a pu
arriver dans les premiers jours d'octobre. J'espère non pas retom*-
Ber en France avec ma Reine-Blanche y ce serait trop beau de la
part de la république, mais tout au moins que mon successeur me
transmettra le commandement du bâtiment sur lequel il sera venu
en échange du mien. Je me suis donné tant de peine pour faire de
la Reine-Blanche un magnifique instrument de navigation et de
combat, et» maintenant que j'ai complètement réussi, il faut que je
le Uvre à un autre. Je n'ai pas perdu courage un seul instant, je ne
me suis pas dépité, je suis resté jusqu'à ce jour dans tout mon
orgueil de commandant, mais je ne vous dissimule pas que depuis
quelque temps je ne suis abreuvé que d'amertumes. La révolution
de février n'a pas grandi la France à l'étranger. En pareille circon-
stance, le mieux est d'aller s'ensevelir dans un asile ignoré jusqu'à
ce que l'heure sonne de servir honorablement son pays; mais ce
malheureux pays, dans quel état vals-je le trouver? Ce que je lis
des discussions de l'assemblée nationale est loin de me rassurer; il
faut que je ne comprenne rien à l'état des esprits en France, car, si
les hommes qui font des discours à la tribune sont sérieux dans
leur langage, il faut que le sens commun ait disparu entièrement de
notre patrie. Les principes les plus vulgaires, les idées les plus
simples, établis par l'expérience de plusieurs siècles de révolutions,
les choses sur lesquelles il semblait que toute contestation était
impossible, sont traités de nouveai^ et résolus dans un sens re-
connu absurde. En vérité, notre patrie est malheureuse, le nom
de Français n'est plus un honneur. Rien ne peut détourner mon
attention de ce qui se passe en France, j'en suis frappé d'une ma-
nière singulière; il me semble que nous sommes menacés d'une
guerre civile sanglante malgré l'adoucissement des mœurs. La vie
que je mène ajoute encore à mes sombres appréhensions; il y a plus
d'un mois que je n'ai pas quit^ mon bord. J'éprouve en face des
Anglais, de ce peuple si stable, dont la puiskance va toujours pro-
gressant, un sentiment d'humiliation qui me suffoque. Et puis il
me parait toujours qu'on nous regarde comme des banqueroutiers :
B'obtenir de l'argent que sur gage! comprenez-vous l'humiliation?
Toutes les phrases de M. de Lamartine ne peuvent consoler de cette
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Il REVUS DBS 1>E0X «MMS.
insulte. Au senrice de quelle cause, grand Dieul cet homme a mis
son talent I II couvre de vôtemens d'or des idées de fange! Il jette
aux vents de pompeux bavardages, et la France n'en recueille qae
de l'abaissement et des mépris. Je voudrais bien savoir si tous ces
rbétoridens qui font des amplifications françaises sur la constitua
tion s'imaginent de bonne foi qu'ils font une œuvre sérieuse et du-
rable et même possible. J'ai perdu tout à fait la clé de ce qui se
passe chez nous; je ne comprends rien. Il est vrai que je n'ai pas
assez de journaux de diverses couleurs pour me rendre compté des
choses; en outre je tix)uve dans tous ces journaux un air contraint,
mal à Taise, comme s'ils étaient menacés au moindre mot de la
mort ou du cachot. Alors de nouvelles alarmes naissent dan&r mon
esprit; quels dangers menacent donc la France pour qu'une pareille
terreur ait saisi toutes les Ames? Pendant que je me ronge le foie
dans ma prison flottante, les Anglais vivent autour de moi dsdis une
sécurité qui contraste rudement avec mes préoccupations. Je reste
à bord volontairement, mais non pas de mon plein gré; j'y suis
enchaîné par le devoir. Les folTes idées de vos tribuns sont arrivées
jusqu'ici; le besoin de distraction, d*insulte à toute croyance, à
toute autorité, que toute Ame française renferme plus ou moins en
soi, s'est réveillé. II y a eu une sorte de fermentation dans les es-
prits, mais tout cela s'est trouvé bientôt étouffé sous une griffe de
fer. Gomme je suis parfaitement décidé à me foire sauter plutôt que
laisser déshonorer la Rtine-Blanckey comme personne, moi vivant
et la commandant, ne la souillera avant de m'avoir arraché le
cœur, l'agitation est tombée soudain. Il m'eût été désagréable d'être
d>ligé de brûler la cervelle de ma propre main à deux ou trms
mauvaises têtes. Tout le monde a senti mon inexorable détermina-
tion, et tout est rentré dans Tordre. Cependant vous comprendrez
que je me soucie peu d'abandonner mon bâtiment quand une ex-
plosion d'indiscipline peut tout A coup éclater. Rien ne bronche,
mais aussi je ne néglige rien; ma pensée est toujours là veillant et
menaçant.
Je veux remettre à mon successeur ma Reine-^Blanche intacte et
a^imirable de tout point, véritable honneur pour la France. 11 me
tarde de voir ma tâche terminée; je ne comprends pas que ma
santé résiste A la vie que je mène. J'ai pourtant dîné un jour chez
le gouverneur de Bombay, lord Falckland; je ne pouvais pas me
dispenser d'y aller au moins une fois officiellement. J'étais à table
à côté de lady Falckland. Vous savez qu'elle est fille de Guillaume IV
et d'une actrice. M"* Jordan. Elle a environ quarante ans. Je ne croîs
pas qu'elle ait jamais été d'une beauté remarquable : ses yeux très
saillans, hors de la tête, rappellent tout à fait ceux de Guillaume
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lATSKES DCIC MAB». Ift
de flaaovie ; msdft elfe est aussi agréable qu'il est possible de Tétre ,
aimable, gncieme, Tesprit TÎf et plein de saillies. Quoiqu'elle n'aii
jamais été en Fraxioe,. elle parle français avec une grande pureté.
Du reste beaooonp d'aoaace daos les manières, Thabitude du grand
monde, faisant bien les bonneurs de sa maisoa sans afféterie ai
coquetterie. La première impression lui est favorable. Comme je
ne Tai plus revue, que j'ai refusé toutes les invitations qui m'ont
été adressées, je ne puis vous donner d'autres détails, ni porter un .
antre jugement. Le Cas$im est veau me rej^iindre. Je ne vous ai
lîea dit de la conduite que je tiens envers M"** de Tb...; elle n'existe
pas |M>ar moi, je ne lui ai jamais fait de visite, j'ai fui toutes les
occamoDS de me rencontrer avec elle, et biea m'en a pris. Le peu
de jeurs qu'elle a passés ici m'a fait sentir combien des lappiHis
plus fréqueoB avec elle aunieni pu âeveoâr dangereux : iûmiie
sans nesure, privée du moindre tact, active, remuante, habituée à
dominer, d'un e^>rii infatigable, discuâeuse, bas-bleu ; quoique je
R*aie pas voulu la vor, elle était pour moi un grand embarras.
Je m'en suis déKvré depuis neuf jours. — J'ai reçu vos lettres du
6 avril. A cette époque, vous étiea sous une compression d'épou-
VMite. A vous entendre, la patrie croulait, la société craquait de
toutes parts, l'onivers tremblait. Je comprends cette alarme du pre-
mier mom^it; mais il n'est pas possible que vous ne vous soyez un
peu rassurée. Les partis ont dû se ccMnpter en France; on doit
s'être familiarisé avec l'idée de ré^sler à l'invasion de la barbarie;
on d(ttt trouver des gens décidés à combattre et à mourir pour leur
casse et pour le sens commue , je n'ose pas ajouter pour ia graiv-
deor de la France. Cette ignominie qoe Je système de M. D... avait
imprimée à toutes les âmes doit s'être un peu effacée. On doit avmr
bonté de l'abandon où on a laissé tomba: le gouvernement et le
pouvoir, et l'espérance doit revenir avec le courage; autrement il
fiuidrait désespérer de notre pays. Aussi j'ai bâte de recevoir une
lettre de vous; j'en attends une dans huit ou dix jours, sous la date
da 2A octobre* J'espère que votre langage sera un peu moins dé-
primé. Au milieu des champs où vous avec passé votre été, votre
âme se sera rassérénée* Écartes vos appréhensions dramatiques, et
vous reconnaîtrez qne la France a été bien plus bas autrefcHS qu'elle
se semble aujoard'boi devcâr descendre. On se dégoûtera de la
misère plus vite qu'on ne s'est ennuyé de la paix et du bien-être,
poorvu que tout courage ne soit pas encore éteint chez nous ! On
fera justice des folles déclamations de M. de Lamartine et consorts;
il y a trop de vitalité parmi nos contemporains pour que cela dure.
Le seul danger est daos la guerre civile, car elle serait effroyable
ei pourrait réduire la France à l'extrémité.
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16 REVUE DES DEUX MONDES.
A bientôt I C'est peut-^tre la dernière lettre que je vous écris
d'ici à mon retour en France; je suppose que j'y serai au mois d'a-
vril prochain. Quel sombre hiver s'ouvre pour vous! Que de sinis-
tres appréhensions I II ne s'agit pas de vaines paroles, ce sont de
lugubres scènes. A bientôt!
A bord de la Rêine-Blanchê, le 28 décembre 1848.
Rade de Bombay.
Je suis définitivement remplacé, et de la manière la plus désa-
gréable qu'il sût été possible d'employer à mon égard. J'en ai
reçu l'avis du ministre de la marine, M. de Verninac. Le citoyen
Arago m'a remplacé le h mars dernier dans le commandement de
la station de Bourbon par le citoyen Febvrier- Despointes, et l'autre
citoyen Verninac m'enjoint de remettre audit citoyen Despointes le
commandement de la Reine-Blanche ^ laissant à mon successeur le
soin de pourvoir à mon retour en France.' C'était précisément dans
la prévision de ces gracieusetés que je m'étais transporté à Bombay.
En demeurant à Bourbon, je restais comme une victime dévouée
attendant le coup de ses bourreaux; encombré de bagages dont je
ne pouvais me défaire dans cette malheureuse colonie, au milieu
de tous les désagrémens dont la charité de ces misérables créoles
est bien aise d'abreuver un chef remplacé, mon successeur serait
tombé sur moi à l'improviste, et, livré ainsi à sa discrétion, j'au-
rais été obligé de lui demander quelques jours de grâce pour em-
baller mes débris. Comme tout cela m'allaiti Je ne me serais plus
reconnu, si je m'étais exposé bénévolement à tant d'humiliations.
La république sortie du gâchis de février ne produit pas sur moi
l'effet de la tôte de Méduse; je la regarde très bien en face, et je
lui demande sa raison d'ôtre et d'agir, surtout en ce qui me touche.
Je me suis' donc transporté à Bombay : là je me trouvais à un mois
de distance du cabinet du ministre; je lui ai déclaré que, pour recon-
naître des ordres émanés d'un gouvernement précédant le 2à juin,
j'avais besoin d'une confirmation de la part des ministres actuels,
car tout le reste me paraissait empreint de complicité avec de
vrais cannibales, et je ne pouvais pas remettre à pareille race la
partie de l'honneur de la France dont je répondais. Voilà pour le
sentiment général. A Bourbon, j'étais à la discrétion de mes enne-
mis ; à Bombay, je pouvais tranquillement juger les événemens,
choisir mon heure et la forme de mon exécution. A Bourbon, j'étais
brutalement chassé; à Bombay, j'abdique, et j'ai l'air de le faire bé-
névolement; j'ai presque le droit d'exiger qu'on m'en sache gré. A
Bourbon, on m'aurait f£t perdre près de 8,000 ou 10,000 fr., sans
compter des ennuis, des embarras, des dégoûts, l'encombrement et
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LETTRES d'un HARIIC. 17
la marche alourdissante d'un ménage capable de charger un navire.
k Bombay, j'ai tout vendu, mon vin, mes provisions de mer, ma
vaisselle, et sans perte sensible; j'aurais même pu gagner, si j'avais
voulu spéculer. Je n'ai gardé que mes livres, chose peu gênante,
puiscjue ça ne se casse ni ne s'altère, une fois bien emballé, mon
linge et quelques restes de ménage, en un mot un bagage de simple
particulier, que je puis envoyer devant moi ou dont je puis me faire
suivre sans difficulté, — Au reçu de la lettre du ministre qui m'an-
nonce les dispositions prises à mon sujet, j'avais envie d'expédier
la Reine-Blanche à mon successeur sous les ordres de mon second,
et de m'en revenir par Suez avec la malle de Bombay, de sorte que
vous m'auriez vu arriver le 1" février prochain. Je n'ai pas voulu
mettre à pareille épreuve l'absurdité de mes bons amis du ministère.
Je pouvais le faire sans danger pour moi; mais un sentiment de pa-
trie m'a retenu : rien de ce qui m'a été confié ne doit péricliter entre
mes mains, ni même être livré aux moindres hasards. Je sais que
je m'inflige quatre mois de mer, et quatre mois de mer non plus
de commandant en chef, mais de simple passager : il n'importe;
notre pauvre France a bien le droit d'exiger cela de moi.
Or il faut que vous sachiez ce qui m'a mis en mesure d'agir avec
tant d'indépendance au milieu du discrédit où nous a fait tomber
la révolution de février. J'avais à bord en dépôt de l'argent des-
tiné à la colonie de Mayotte; dès que j'appris la débâcle, je serrai
mon dépôt en prévision de circonstances plus difficiles, — instinct
nécessaire, car à Bombay je n'aurais pas trouvé un sou de crédit
comme général de la république, tandis que mon dépôt d'argent
a tout à coup relevé nos affahres et donné à mes traites une va-
leur négociable que je vends pour l'état jusqu'à 12 ou 14 pour 100.
Maintenant me voici prêt; dans deux jours, je me mettrai en route
pour Bourbon, lorsque j'aurai reçu la malle du 25 novembre de
Paris, qui doit nous arriver aujourd'hui ou demain. J'ai le regret
de vous dire que j'ai cédé le baril de madère que je vous avais
destiné. Pendant la traversée, j'emballerai le reste de mes ba-
gages avec le plus grand soin, et j'espère pouvoir me présenter
devant mon successeur avec le porte-manteau du voyageur, ma
canne à la main, en lui disant : Cher citoyen, je viens réclamer la
place que la république a retenue pour moi dans votre diligence.
Ce n'est pas que je ne m'attende à mille tracasseries, peut-être à
de graves désagrémens, à des dangers même, car je rallie Bourbon
à l'époque des ouragans; mais tout ce qu'il est donné à la prudence
humaine de préparer à l'avance, je l'ai fait. Ma Heine" Blanche n'a
pas un seul point faible; c'est une noble frégate. Maintenant à la
grâce de Dieu ! S'il plaît à la Providence de me casser la tête, cela
1 CL - 1878. 2
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18 REfUE DES nsUX UONDES.
ne me regarde pas; je ne puis faire phis. Le s^our de Bombay n'a
pas été pom* moi ub lit de roses; c'est un oreiller cruel tjue Tinquié-
titdel surtout celle qui embrasse la patrie, car à chaque instant b
terreur vous prend au cœur pour tout ce que Ton aime, et l'onee
fourre dans le cerveau des scènes de désolation et d'épouvante. Une
chose m'a frappé dans le bouleversement de février, c'est la panique
qui s'est emparée de tous les soutiens du gouvernement de juillet.
Aujourd'hui même, je ne puis pas revenir de la stupéfaction qu'a
produite en moi la lâcheté de tout ce qu'on a stigmatisé en le qua-
lifiant de pays légal. On peut être vaincu et tomber; mais se jeter
à plat ventre dans la boue, tout armé, sans combati Je croyais les
Chinois seuls capables de tant d'infamie. Faut-il que j'aie vécu assez
pour voir mon pays donner un tel spectacle I Dieu fera bien de
protéger la France, car d'elle-même elle n'a que des inspirations de
folie vagabonde. Je ne sors guère de ces sombres idées, je m'en
repais. Cependant, il y a quelques jours, en secouant toutes les
pailles de mon ménage, voici que nous mettons la main sur une pe-
tite bouteille de sirop de cerises oubliée depuis bien des mois. Quel
souvenir I C'est comme si un autre monde s'était ouvert soudain.
Mon âme s'est décrampée : mille images ont surgi tout imprégnées
de sentimens affectueux et doux ; alors j'ai vu dérouler sous mes
yeux les scènes calmes de nos bois, nos sentiers tracés sous des
voûtes de branchages et la nappe tortueuse de la rivière de Chan-
day, j'ai respiré Tair tiède de vos serres, la fraîcheur de vos coteaux
et les senteurs de l'atmosphère pleine de mystères de votre bou-
doir, de la rue de Grenelle. C'était une délicieuse vision; la voix
rauque de la république l'a fait fuir. Sans doute la fraternité ci-
toyenne exclut la charité et le dévoument affectueux, et l'amidé
délicate et tendre.
Je viens de recevoir votre billet du 24 novembre, où vous dites
qu'on me fait un grief à la marine de m'être servi de l'argent que
j'ai en dépôt à bord pour relever notre crédit et vivre. Vous pouvez
être tranquille, je n'ai pas fait le moindre acte en vue de mes inté-
rêts. J'ai jugé cela avantageux au gouvernement de la France; main-
tenant, quant à l'appréciation des gens du ministère, c'est autre
chose : en révolution, on s'assassine, on ne se juge pas. La hauteur
de mon langage les gêne, ils voudraient me mordre au talon, soit;
mais j'ai fait de cet argent l'usage que j'ai cru le plus utile à Tin-
térêt de la marine. Je n'avais aucune instruction relativement à ces
fonds, je n'en ai même pas donné reçu; je ne possède aucune lettre
du ministère qui me fasse connaître l'importance ou l'utilité d*un
prompt envoi de ces fonds; je sais seulement par une facture qu'ils
étaient destinés à Mayotte. J*explique très tranquillement dans mes
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uxnBS d'un ji abiv. iA
lettrts cetpii est arrivé. L'argent est en dép6t, intact , tout prât i
être expédié à sa destination. Vous comprenez que dans toutes cis
affaires je n'agis pas seul; j'ordonne, mais j'ai des gens qui signent
avec moi. La dépense est faite par la frégate; l'argent en répond,
voilà tout. Que le ministère acquitte les traites émises par nous, et
f aigeat déposé retourne à sa destination première. II faut que j'in-
terrompe ici ma lettre; j'ai des affaires par-dessus les yeux.
30 décembre. — J'ai l'intention de partir aujourd'hui à deia
henres de l'après-midi, si rien n'accroche. Sans l'argent que j'avais
i bord et que j'sù déposé en garantie de mes traites, j'aurais été
obligé, pour doBDer à manger à mon équipage, de vendra mes oa-
SODS et mes boulets. On dit que la Bayonnaiscy en Chine, est réduite
i la dernière extrémité. Honte et misère I la révolution de février
nous barbouille de iange. Pas un sou de crédit, môme pour vtvim.
Gomprenez-voQS la nécessité où je me suis trouvé de donner ia ga-
rantie d'argent qu'on exigeait impérieusmient de moi? Comprenes-
vous aussi la vexation du ministère, qui sent par là que tout crédit
hd est refusé, qu'il subit le déshonneur de la patrie, et que bul i
rétranger n'a foi dans le gouvernement? Je leur ai mis le poiguard
sur la gorge en leur faisant toucher au doigt le mépris qu'ils inspi-
rent, et je ne lem* ai pas mâché les termes. Nous sommes en révolu-
tion, pettt*étre en guerre civile; il ne s'agit plus d'avoir une pru-
dence timide. Chacun de nous doit à la patrie tout ce qu'il peut.
A bientôt donc I J'espère être en France dans cinq mois. Qu'y
«iia*i41 d'ici là?
Nantes, le 21 mai iSiS.
J*arrive à Nantes par un bâtiment de commerce. Il n'est pas pos-
mble, comme vous voyez, d'être plus brutalement traité que je ne
le suis. Je vais partir pour Paris. Je supprime le bavardage que je
TOUS avais écrit pendant ma traversée : ça répond à des choses
bien différentes de ce que je trouve ici. Les affaires vont très mal.
faurai sans doute bien des tracasseries personnelles à essuyer;
mais qu'est cela au prix de l'état où je trouve cette pauvre Fiance
et des appréhensions que tout cela m'inspire! A l'heure qu'il est,
on parle de coups d'état; des combats ignobles en perspective et
des dégoûts privés sans nombre : quel retour !
Je vous adresse ce griffonnage à Paris, où je pense bien que vous
ne serez pas; mais sans doute on vous l'enverra, soit en Norinandie,
soit dans le midi. — On ne sait vraiment plus que souhaiter à ses
•mis, quel compliment leur faire. Il faut serrer les rangs pour ré-
lister à l'orage. Si l'on en croyait tout ce qu'on dit, nous serions à
la veille de la dissolution de toute société. Espérons que la France
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20 REVUE DES DEUX HONDES.
est dans un état de fièvre chaude dont elle reviendra ; mais que de
débris en perspective! Reverrai-je M. le duc de La Force et M. de
La Grange?
Paris, samedi 26 mai 1849.
A tout hasard, je vous écris; le pis-aller, c'est que ma lettre
courre après vous de Paris à Blaye, puis de Blaye à Paris. Demain
. j'irai voir si vous êtes arrivée; je ne crois pas cependant que votre
retour s'eflectue si vite, et, dans mon esprit, je vous donne encore
quelques jours de campagne. Vous dire pourquoi, je n'en sais rien.
Je ne me sens pas d'alarme au cœur; vous m'avez si bien rassuré
au sujet de votre indisposition que, malgré la malignité universelle
de l'influence cholérique, je ne m'inquiète pas. Je ne dis pas moins
partout que vous avez été touchée par le choléra, et peu s'en est
fallu qu'on ne l'annonçât publiquement. Enfin venez vous-même
confirmer tous ces bruits vagues, ou plutôt leur donner un démenti.
A force de répéter une chose qui n'est pas rigoureusement exacte, si
elle allait devenir vraie! II faut être un peu superstitieux pour les
gens qu'on aime; l'instinct à leur égard doit suppléer souvent à la
raison. Ne me demandez pas des bruits de Paris, il n'y en a point.
G^est singulier : il y a quelques mois, tous les esprits étaient préoc-
cupés de révolution, et voilà que tout à coup cette émotion géné-
rale est tombée comme une soupe au lait. Le général Changarnier
déclare qu'il n'y a aucun danger; tout le monde le croit sur pa-
role, et l'on s'endort comme les Napolitains sur la lave à peine re-
froidie. A part toute alarme, il serait pourtant bien à propos de
changer de ministère. L'ineptie et l'inertie des hommes qui le com-
posent finiront par nous amener quelque malheur. La secousse im-
primée aux esprits par les aflaires de Constantinople a fait éclater
à tous les yeux l'insuflisance de ce malheureux cabinet. Il y a aussi
quelque chose de risible dans ce qui se passe à propos du drame
de Rome , c'est l'ampleur des proportions qu'on lui donne. Ou en
parle dans les mômes termes que des terribles journées de juin
1848. Quel ennuyeux pays pour les aflaires I On n'y a qu'un lan-
gage, le jargon des partis; rien de sérieux dans les expressions,
dans l'appréciation des choses, des hommes et des évéoemens. Au
fond, le ministère a fait une sottise en laissant jouer le pape et
l'armée. Il ne faut pas d'ailleurs s'attendre pour cet hiver aux
grandes émotions politiques de l'an dernier, l'attention commence
à s'écarter ou à se détendre.
Je ne me fais pas une idée nette de votre position à La Grange.
Je vois que vous y soignez votre nid comme une fauvette des ro-
seauxi que tout y respire le bien-être, la douce mollesse de la vie;
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lETTBES d'un UARIN. 21
mais qu'est-ce qae ces vastes terres dont voos avez hérité? qu'y
faites- vous 7 quel charme nouveau ajoutent-elles à votre existence?
quelle influence y exercez-vous? Je ne sens rien de tout cela. J'y
vois de l'occupation pour M. de La Grange, quelques traces d'af-
fadres; mais je ne vous suis pas bien dans vos pérégrinations à tra-
vers vos domaines, je me figure même que vous restez au logis, et
c'est là que ma pensée va vous chercher et s'établit côte à côte sur
un fauteuil près de vous.
Paris, rendredi matin, 15 Juin 1849,
J'ai passé la journée d'hier et celle d'avant- hier à courir la ville;
il m'importait de me faire une idée de la lutte que la société livre
en ce moment, j'ai voulu juger par mes propres yeux de la physio-
nomie de Paris. J'ai recueilli de mes courses un accroissement de
mépris pour l'administration et le gouvernement qui se sont jetés
dans la boue le 2h février, un dégoût profond pour cette population
qui se laisse insulter, bafouer, fouetter, et pis encore, par une
poignée de goujats, la bave de la nation, — enfin la satisfaction
de ne m'étre pas trompé sur le compte de Changamier, qui a très
bien mené son affaire; mais quel spectacle honteux et hideux pré-
sente aujourd'hui Paris I En pleine paix, une armée de près de
100,000 hommes bivouaque sur les places publiques, aux Tuile-
ries, sur le Carrousel, au milieu de la place Royale (c'est-à-dire
des Vosges), au Panthéon, au Conservatoire des arts et métiers,
dans la cour du Palais-Royal; nos soldats, nos propres soldats, font
bouillir leurs marmites sur des pavés arrachés et disposés en foyers.
Des patrouilles innombrables parcourent la ville. A la tôte de plu-
sieurs rues qui débouchent dans la rue Transnonain, j'ai vu des
pavés remués, des blousiers perchés sur ces ruines comme des vau-
tours; une fainéantise sauvage, l'œil au guet, attendant sa proie,
mais refoulée par des piquets de soldats; j'ai entendu quelques cris
de vive la Constitution poussés par des hommes pris de vin ou par
des gamins et des voyous; les boutiques étaient fermées presque
partout. Au faubourg Saint-Marceau, les figures m'ont para hé-
bétées par le choléra. Pas le moindre mouvement d'émeute; des
femmes qui pleurent, des convois funèbres qui passent, voUà ce
qui m'a frappé.
Maintenant nous jouissons de la tranquillité de l'état de siège.
La majorité de l'assemblée se conduit avec assez de résolution et
entraîne le ministère. Le président de la république se conduit avec
calme et fermeté; on est fort content de lui. Les qualités qu'il déve-
loppe, entièrement exemptes de fanfaronnade, surprennent tout le
monde. Il a l'esprit, dans ses proclamations, de sortir enfin du bul-
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9t RBYcr tfBs DE0r wniMs.
Itthi impérial. SI les hommes qoi sont au ponvoiTt minislres et i
jorîté, ont la moindre tenue, a'ilâ ne se dmseat pas sar des niair-
séries, sur de misérables questions d')amoar*in'oprey ils penreni
rétablir l'ordre et rassurer la civilisation.
J'ai peu de particularités à vous écrire; aujourd'hui on yit dans
la rue, on imprime tout. Vous trouvères dans les journaux des dé*
tails sur les événemens de ces jours passés, sur le rôle de Ledni*
Rolliu et celui de votre ami Considérant, décrétés enfin d'accusar-
tion. Voulez-vous juger de la valeur de toute cette canaille et de
leur estime mutuelle? Ledru, Pyat et Pilhes s'étaient réfugiés chez
an citoyen de ma cpnnaissance avec leurs papiers pour rédiger
leurs actes révolutionnaires. Pyat écrivait je ne sais quelle procla*
mation, Pilhes s'approchait de temps en temps, et Ledru disait à.
l'oreille de Pyat : « Défie-toi de Pilhes, c'est un espion, il te trahira. »
Décidément le choléra nous quitte : la mort du maréchal Bu-
geaud semble l'avoir contenté, il ne lui fallait rien moins que cette
grande victime; — voilà qui nous coûte cher. M. Passy va mieux,
il assistait hier matin au conseil; mais il est encore trop faible pour
aller à la chambre. M. de Tracy sort à présent. On a poussé Dufaure
bien malgré lui; il est enfin dans l'action, il en mourra bien sûr
d'émotion et d'effroi. Ne voilà-t-il pas qu'on distribue par les rues
et pour rien le discours de M. Dufeure ! C'est sans doute Carlier
qui lui joue ce tour-là et qui le compromet avec lui.
Quelle leçon ce doit être pour le gouvernement de juillet que les
événemens de ces jours derniers 1 S'est-il abandonné assez lâche-
ment I Si D n'étouffe pas de Jbonte, c'est qu'il a rude écorce»
Et ce brave roi qui répète à chaque instant que, s'il avait à recom-
mencer, il ferait encore de même I Nous allons voir maintenant ce
que fera l'assemblée pour rassurer la marche du gouvernement*
C'est surtout la question finances qui est grosse et difficile. Je n'en-
tends parler que politique, et je vous en renvoie les échos. Pendant
quelques jours, l'état de siège vous garantît une sorte de sécurité;
vous ferez bien d'en jouir et de vous laisser aller au charme de
Cbanday . Présentez, je vous prie, à M. le duc de La Force tous mes.
seniimens de fraternité républicaine et autres, et dites à M. de La.
Grange que nous faisons des vœux pour son retour à Paiîs et sur*
tout son retour à la santé.
Paris, le 17 Juin 1849.
Malgré le succès du IS, je ne rencontre sur mon chemin que des
prophètes de malheur. Représentans et représentés ont le môme
langage de terreor ou d'appréhension. Ces premiers craquemens
de la société, on les prend pour l'écroulement prochain de notre
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mmcle. Personne ne voit luire à Tborizon la mtrindre étoile; Poaiv
tant il faudra bien que quelqpie ordre social sorte de tout cela. En
ne vivant qu'au jour le jour, voici déjà deui grands points de ga^
gués : le choléra est en fuite et la république détnocratiqpie et sa-
date en échec. Jouisses à la hâte de vos beaux ombrages de Ghan-
day, da calme et du silence de vos bois; fermez votre porte aux
échos de Paris, a\uc hurlemeos des passions haineuses qui grondent
autour de nous. Laissez-vous aller à l'espérance, mais surtout hu-
mez à pleins poumons l'air frais et parfumé de vos prairies» car dès
votre arrivée ici vous retomberez dans un tourbilloa de désolation.
Le 18. — J'ai été dérangé par des visites qui m'ont empêché de
terminer ma lettre. — Aujourd'hui les fronts «sont moins sombres;
les nouvelles des provinces sont satisfaisantes, et l'on se livre im-
médiatement aux plus beaux rêves d'ordre public. Quel peuple que
celui-ci I il est comme son ciel. Dans la même journée, il voit des
aspects sombres, des tempêtes et puis un soleil radieux. Pas la
moindre stabilité dans tous ces esprits 1 Hier la république sociale
criait aux armes contre la constitution, aujourd'hui on dit que les
réactionnaires vont renverser la république. C'est fatigant de vivre
an milieu de toutes ces fluctuations. 11 y a pourtant quelque chose qui
me rassure : la jeunesse n'a pas la moindre appréhension de l'avenir.
Le jeune de Caux déclare qu'on ne s'est jamais tant amusé que de-
puis la révolution de février. Il est fort occupé à manger son oncle;
absolument comme il Teùt fait autrefois. 11 faut conclure de tout
cela que nos terreurs sont imaginaires, que les nuages dont nous
Toyons le monde enveloppé n'existent que dans notre tête.
L'alTaire du 13 juin a balayé les mes des blouses qui les racom-
braient. C'était devenu presque intol<^rable. Dans les jours qui ont
précédé cette démonstration, on ne pouvait plus s'aventurer sur la
voie publiqpie sans être coudoyé, heurté et presque menacé par des
groupes de gens de fort mauvaise mine; maintenant tout ce monde
a disparu. On ne peut guère comparer ces êtres qui s'en allaient
rOdant sur les boulevards et aux abords de l'assemblée qu'à des oi-
seaux de proie qui flairent une charogne; la majorité a donné signe
de vie; elle leur a prouvé par la main de Changarnier qu'elle n'était
pas encore réduite à l'état de cadavre, et les oiseaux de proie se
sont envolés. Du choléra, il n'en est plus question que comme d'un
onge passé; je n'en entends plus parler. Il me semble seulemrat
qt'on rencontre par la ville plus de vêtemens noirs que de coq»
tome. Dans le peuple, personne ne veut plus avoir été rouge; tous
ceux qui se partageaient les propriétés des riches sont d'une humi-
lité» d'une cajolerie dont rien n'approche. Pas un ne veut avoir fak
partie de la colonne insurrectionneUe ; ils ont oublié leurs menaces.
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2& RETUE DES DEUX HONDES.
de la semaine dernière; ils ne respirent et n*ont jamais respiré que
Tordre. Aussi je ne puis m'empécher de penser, en examinant cette
nouvelle phase, qu'il n'y a rien de bien sérieux dans tous ces ébran-
lemens, dans ces bouleveri^emens dont on prétend la société mena-
cée. C'est une vapeur noire qm n'a d'importance que dans nos
cerveaux malades, qui n'a de force que dans notre lâcheté. Ce mal-
heureux gouvernement de juillet n'a eu à combattit qu'une ombre,
et c'est devant un fantôme qu'il a jeté sceptre et couronne. Eh
bieni aujourd'hui c'est à peu près de même. Le socialisme n'a
rien de sérieux; notre sottise seule peut le rendre dangereux. Si
l'assemblée nationale veut bien ne pas se détruire elle-même par
des nisdseries d'amour-propre , elle a la force en main ; elle peut
fonder un gouvernement solide, irrésistible , et que tout le monde
respectera. Que l'assemblée veuille , et le socialisme disparaîtra de
la France comme une brume du matin aux rayons du soleil. On
ne doit redouter que les hommes de trouble et de désordre, qui
sont toujours prêts à profiter de nos dissensions.
Mais voilà bien des discussions politiques; je suis au bout de mon
papier. Le fait est que je ne puis guère vous parler que de ce qui
remplit l'air, et notre atmosphère n'est que politique. Dites à M. de
La Grange que la chose importante c'est la santé, le reste ne suit
que de bien loin.
Paris, samedi 18 août 1849.
Je suis en mesure de vous donner des nouvelles de tous les vôtres.
J'ai rencontré avant-hier au Palais-Royal votre neveu Edmond, ac-
compagné de sir William, tous deux bien portans et bayant à toutes
lés boutiques comme d'honnêtes flâneurs; j'ai su par eux que M"*^ de
L... se porte bien. Puis voici que sur la place Bourgogne je me
trouve nez à nez avec un cheval de fiacre traînant un milordy et
dans ce milord je reconnais M. le duc de La Force, qui flânait aussi
dans les rues de Paris. Maintenant il faut que je vous parle de la
république, quelque ennui que vous puissiez en ressentir. Tout le
monde se prononce contre l'impôt de 1 pour 100 sur le revenu.
Passy, sentant que ses lois fiscales trouveront forte résistance et
qu'elles ne passeront probablement pas, est tout prêt à quitter le
ministère. Les citoyens Odilon Barrot et Dufaure restent. Voilà donc
l'ami Dufaure qui s'en va colportant de rue en rue le portefeuille de
son patron et qui ne trouve point placement pour sa marchandise. Je
ne connais rien de plus triste que ce spectacle, car enfin qu'est-ce
que Dufaure? Un homme d'élite de notre société, et voilà où nous
en sommes! On ne peut le donner à Fould, ce portefeuille, Fould
est à l'index et n'offre aucune confiance. Reste Benoist-d'Âzy; mais
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UÈTTRES d'un HARIN. 26
deux portefeuilles aux mains des carlistes, cela donne l'alarme. On
propose alors comme expédient un revirement dans le cabinet :
de Falloux passerait aux affaires étrangères en place de Tracy et
réciproquement. L'influence carliste se trouverait par ce moyen
un peu amoindrie. Pendant que les chefs s'agitent dans ce misé-
rable bourbier, la propagande antisociale chemine sourdement et
gangrène la classe ouvrière. Ce n'est point une appréhension, nous
nons ferions en vain illusion, les ouvriers regardent la guerre comme
déclarée et préparent leurs armes avec un vif sentiment de ven-
geance.
Ainsi votre La Grange est charmant; la Gironde caresse douce-
ment vos rives; vos fleurs sont éclatantes. Eh bien! je dois me bor-
ner à voir tout cela en rêve ; je n'irai point en Anjou, c'est décidé.
II est clair que je n'ai pas eu un instant la pensée de me rendre
dans les Pyrénées.
Ces niaises affaires du ministère vous assomment; elles mar-
chent cependant. Il a fallu que M. Rullière prît un instant V intérim
du portefeuille de la marine pour que j'obtinsse enfin une signa-
tnre , car arracher de ce vizir fainéant nommé Tracy qu'il appa-
raisse un instant à son divan, c'est chose presque impossible. Il ne
me reste plus que l'expédition dans les bureaux et au trésor. Vous
voyez que je ne suis encore qu'à mi-chemin; mais tout finit pourtant
dsoïs ce monde.
Votre lettre vient de m' arriver. Quant au choléra, je suis obligé
de vous dire qu'il y a trois jours une sorte de recrudescence nous a
pris : il est mort 200 personnes ; les jours suivans, le chiffre a
constamment diminué jusqu'à 60 et &0. C'est l'effet de quelques
jours de chaleur soudainement reparue.
le reviens à la politique : avec Passy sauteraient Tracy et La
Crosse. — Je suis impatienté d'être retenu par des bagatelles. Ma
pauvre vieille mère m'attend, et je sens au fond du cœur un grand
besoin de l'embrasser encore une fois. Je ne sais pourquoi les larmes
me montent aux yeux ; comme si je pressentais que ce sont mes
adieux que j'irai lui faire.
Vendredi, 25 août 1849.
Ce n'est que dans dix jours que je pourrai recevoir le mandat de
solde de ce qui m'est dû en arriéré; au moins est-ce une affaire
faite, et, comme je n'ai pas rigoureusement besoin d'argent, je puis
laisser là le mandat et courir chez ma mère. J'ai eu avant-hier à
dloer Armand Bertin et Génie : c'était, vous pouvez le penser, une
rénnion de souvenirs ; mais pas la moindre nouvelle que je puisse
vous mander. Je crois que ce pauvre Génie cherche une position : il
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Sft REVUE BIS DEOl HORINBB.
est question poar lui de la direction d'une usine à gaz; ce que c'est
que de nous I Quand je me rappelle la physionomie des affaires étran-
gères il y a deux ans, et que je vois tous les acteurs de cette époque
dispersés, réduits aux expédiens pour vivre, j'en ressens toujours*
use sorte de tristesse. Quelle nation que la nôtre, où tout est si in^
stable I quelle foi avoir en ces hommes qui jouent follement leur va-
tout dans un présent où tout tremble et menace à chaque instant de
se bouleverser? Avant le gâchis de février, la société avait pris un
ton qu'elle ne pouvait pas soutenir; le luxe extérieur de la plupart
des particuliers était hors de proportion avec leurs ressources, oa
escomptak l'avenir, et les événemens sont venus bafouer les vaines
espérances; on dirait que c'est justice divine. Que j'ai applaudi alors
à votre résolution de ne rien changer à votre établissement de mai-
son au moment où la fortune est venue vous visiter I Tout autour de
vous était convenable, élégant, marqué d'un cachet particulier de
distinction : ce caractëre-là vous est resté; c'est de tous les temps,
de tous les lieux, de tous les âges, de toutes les fortunes. Tout le
monde peut aller chez vous et s'y trouver à l'aise, et l'élégante en
équipage, et Thonnète femme à pied, et l'incroyable en bas de soie,
souliers vernis, qui descend de son tilbury et saute dans votre saloa
sans toucher terre, et le promeneur par force majeure soit de ré-
gime, de santé ou de bourse, soit même par goût, par caprice, par
horreur du coffre à mort qu'on appelle voiture sous ce maussade
climat, comme un certain citoyen de votre connaissance. Enfin c'est
arrangé de manière qu'avec un peu d'esprit, une tenue à peu près
décente, nul n'est déplacé chez vous. £t pourquoi auriez -voua
changé cela? Pour un ameublement d'épicière enrichie? J'ai par le
monde un ami qui a épousé la fille d'un fournisseur d'armée dont
les coffres se sont remplis de pillage sur les nations du soldat : il
faut voir ses salons; or sur blanc, brocarts, crépines d'or et de soie,
dentelles, tentures éclatantes, dorure, on tremble de poser le pied
sur les tapis fond blanc qui couvrent le parquet. Moi, j'affront&tout
cela; je suis enchanté de trouver des affranchis qui étendent sous
ma botte poudreuse de riches étoffes, ça m'amuss de les fouler;
mais il y a quelque chose qui me peine : c'est quand je vois entrer
un brave et digne homme qui se sent humilié de ce luxe de Turca-
ret, qui perd contenance et s'en va. Aussi quelle société que celle
qu'on trouve là! quels sotsi quelles insupportables créatures I Voilà
ce que vous auriez gagné à dorer les dossiers de vos confortables
fauteuils, à blanchir à la céruse et à lameller de feuilles d'argent
les corniches de votre salon. Les choses à usage doivent être com-
modes et faciles; qu'on en use et qu'on en abuse sans trop de re-
gret. Autrement vous introduirez l'abrutissement dans votre cercle.
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txrrKES Tfmx HàRtii* 97
Vbtre bon esprit ne tous eût-il psts rèrélé tout cela^ j'aurais donné
le mot cTordre à S... pour faire une razzia dansTos appartemens» si
?ois les aviez transformés en boutique d'ébéaisterie^ en mombroi»
Urie en un mot. — J'ai eu hier la visite du chef de cabinet du duc
de HoQtebeth) au moment de février (depuis il s'est retiré dans ses
terres à Fontenay-le-Gomte, sur le chemin de Saumur à La Ro*
dielle), charmant garçon dont je vous ai parlé et qui est resté ai-
mable, spirituel et charmant après comme devant : chose rare et
que je vous signale. — Qu'est-ce que c'est que ces vomissemens
dont vous me parlez? sont-ils passés? Est-ce fatigue, changement
d'air, de nourriture? Ces chaleurs caniculaires, cette sécheresse
inexorable, ce ciel d'airain, sont insupportables; tout le monde B9i
plus ou moins influencé, plus ou moins malade. — Ne dédaignez
pas trop le plus petit malaise; en pareille saison, tout est redoutable;
il faut vous soigner. J'ai toujours là votre veratrum bien cacheté,
Imk ficelé, bien enveloppé. Je n'ai pas eu occasion de m'en servir;
que vos remèdes vous servent à vous-même et vous maintiennent
en bonne santé I
Vitiy-1&-Français, le i^ septembre 1849.
Vous voyez par la date de ma lettre que je suis chez ma mère.
Une lettre de ma sœur m'avait tellement alarmé que j*ai quitté
Paris en toute hâte, redoutant d'arriver trop tard pour recevoir un
dernier soupir. Voici ce qui est amvé. Ma pauvre vieille mère s'en
va s'affaîblissant; à cela, il n'y a rien de surprenant, c'est l'effet de
l'âge, effet progressif et pourtant à peine sensible. Il y a quelques
jours, des maux de tête violons l'avaient saisie, ce n'étaient sans
doute que des douleurs rhumatismales; cependant le médecin, crai-
gnant un engorgement de cerveau et par suite une paralysie, lui
appliqua des sangsues. La moindre goutte de sang retirée d'un
corps si frêle est une perte sensible : la vie sembla s'être retirée
presque tout à fait; les yeux s'éteignirent, l'effroi gagna l'entou-
rage, et Falarme vint jusqu'à moi. J'accourus : ma vue produisit
snr ma mère un effet électrique; le sang reflua vers son cerveau, la
vie reprit ses fonctions comme par enchantement, et en l'exami-
nant bien il m'est presque impossible de sûsir en elle depuis deux
ans d'autre altération qu'un amoindrissement général très peu mar-
qué. Quand on laisse à l'air un morceau de camphre cristallisé, il
s'évapore lentement, et peu à peu le cristal diminue de dimensions;
mais il faut une grande attention pour constater cette diminution.
Sh bien I voilà l'effet que me produit ma pauvre vieille mère. A
moins d'accident imprévu et violent, elle s'éteindra lentement; ce
qui me frappe en elle, c'est encore la fraîcheur de son imagination.
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L
28 KEYUE DES DEUX MONDES.
Ainsi vous voilà dans le plein exercice de vos fonctions de reine
d*ÂquitaineI Eh bien! belle majesté, puisque vous daignez parfois
laisser tomber sur votre serviteur un regard de grâce, il faut que
je vous remercie des deux lettres de M. de 6... et aussi des ordres
qu'il vous a plu de donner, afin d'assurer Tapprovisionnement de
ma cave pour les pèlerins qui s'aventurent jusqu'à mon ermitage.
Dans ce pays- ci, on n'est point socialiste, la république n'y est
pas non plus accueillie avec faveur, je ne rencontre point de chauds
adhérens à cette forme de gouvernement. Nos paysans disent : Que
fait donc cette assemblée nationale? Comment! il leur faut tant de
temps pour nommer un roi ! Leur intelligence ne va pas jusqu'à
comprendre l'autorité mobile d'un président. Hier j'ai été visiter
une ferme au sein de la Champagne pouilleuse; vos fraîches pro-
menades sur les bords de la Gironde me revenaient en mémoire
pendant que je parcourais les champs arides et brûlés de nos col-
lines crayeuses ; je comparais les bouquets de pins, que nous avons
tant de peine à faire prendre, aux riches arbres qui jaillissent pour
ainsi dire de vos fortes terres, nos frêles graminées, dont la tige
tremble seule, sans souffle de brise, à vos riches herbages. Oh ! il
ne me viendrait pas dans l'esprit de vous inviter à partager de pa-
reilles promenades; il faut être né dans la Champagne pour en to-
lérer les arides aspects. Et puis votre beau fleuve tout couvert de
voiles, quelle opposition avec nos puits qui vont chercher l'eau à
des centaines de pieds dans les entrailles de la terre! Enfin dans un
mois nous nous retrouverons sur les bords de la Seine. C'est un ter-
rain neutre qui appartient à tout le monde.
Vous avez vu M. de S..., qui revient courtiser l'opinion publique.
En vérité, pour ce qu'il en doit retirer, ce n'était pas la peine. Je
vois les candidats à la représentation nationale se précipiter dans
les professions de foi les plus démocratiques; mais il ne me paraît
pas que ceux qui réussissent soient préciséjnent ceux-là mêmes qui
aient flatté les plus basses passions. Je remarque aussi qu'il n'y a
d'inquiétude sur les afiaires que dans la classe élevée de la popula-
tion; les classes inférieures ne semblent pas saisir ou sentir le
moindre danger; elles s'étonnent qu'au milieu de l'abondance le
commerce ne reprenne pas, leur sentiment de l'avenir ne va pas
plus loin. Est-ce un bonheur? est-ce un nouveau danger?
Âuteuil, le 14 septembre i8S9.
Me voici de retour à Paris, où je trouve deux lettres de vous et
un journal de la Gironde qui renferme un discours de M. de La
Grange. Nous déplorons tous avec vous la mort de M. Ravez : c'est
une perte pour l'ordre que nous devons soutenir; mais enfin il
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LETTRES d'un HABUf. 29
fallût bien nous y attendre : quand on a vécu soixante- dix-huit ans,
on devrait considérer chaque jour comme un jour de grâce. Ce qui
m*étonne« c'est qu'on ne veuille pas se décider à faire entrer la
mort dans les conditions de l'existence, à ce point que, lorsqu'elle
nous atteint, on est tout surpris. Du reste, je remarque que per-
sonne n'est indispensable en ce monde, et j'admire combien faci-
lement on trouve à remplacer les hommes qui paraissent le plus
nécessaires; les choses n'en vont pas mieux pour cela, mais elles
vont. J'ai laissé ma pauvre vieille mère aussi bien que possible;
on souffle peut me l'enlever, et pourtant j'espère la conserver en-
core quelques années. Malgré tous mes raisonnemens sur la né-
cessité de mourir, bien que je me sois dit depuis vingt ans qu'il
fallait me préparer à la perdre, quand on m' alarma sur son exis-
tence, j'en ressentis une secousse qui retentit jusqu'au fond de mes
entrailles et qui me glaça le cœur. J'eus beau chercher à écarter
cette préoccupation, j'en étais comme étouffe. A quoi bon philoso-
pher, si dès le moment où l'on se trouve en face des malheurs de
la vie on perd sur-le-champ contenance et courage?
On continue à vivre ici dans une parfaite quiétude, comme si
tous les dangers qui menaçaient la société il y a quatre mois
étaient entièrement dissipés. Le fait est que tout repose en ce mo-
ment sur la force militaire et sur l'usage intelligent que le général
Changamier parait disposé à en faire. On ne parle que de l'affaire
de Rome, comme si c'était quelque chose de sérieux. Eh ! que nous
importe au fond que le pape octroie ou n'octroie pas les garanties
de liberté qu'on exige de lui? En supposant qu'on nous donne
toute satisfaction, que notre armée revienne en France, en serons-
nous moins en présence de notre lutte intérieure? C'est là qu'est le
danger, là qu'il y aura une grande bataille...
Ne me demandez pas de nouvelles, il n'y en a point. Falloux ne
veut pas quitter le ministère, de sorte que nul changement n'aura
lieu. Passy dit à ses collègues : Mes lois de finances alarment le
pays, et vous voulez me sacrifier. C'est de votre aveu que je les ai
présentées; prenez -en l'endos tout aussi bien que moi : elles ont
été discutées en conseil. — On met ici sur le compte du choléra
tous les cas de mort subite arrivés soit naturellement comme dans
les autres années, soit par maladresse des médecins, qui sont en-
chantés d'avoir ce manteau pour couvrir leur ignorance; mais,
soyez tranquille, il n'y a plus de danger.
Auteuil, le 21 septembre 1849.
Tout dort ici; Paris semble plongé dans une sorte de léthargie.
Rien ne remue l'attention publique, on ne s'émeut guère; on vous
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30 R£¥€B DES DBUX MONDES.
attend. On avait répandu beaucoup de bruits sur le résultat des con-
seilS'géséraux : en réalité, ils n'ont rien produit; ils ne nous ont rien
appria. La composition de l'assemblée nationale et son eq>rit re-
présentent bien l'esprit de la France. On ne sait pas ce qu'on veut,
et pourtant on voudrait autre chose que ce que nous avons. C'est
étrange comme on oublie facilement dans ce. pays. Je ne vois quA
gens qui cherchent des distractions et des plaisirs. L'effroi dont on
était suffoqué l'an passé est effacé, on n'en trouve presque plus de
trace. Chacun s'étourdit de son mieux. La république se traîne,
mais elle tient : personne ne se montre ardent à la soutenir, pour-
tant personne n'oserait lui porter les premiers coups. Que mettre à
la place? On n'a pas la moindre nouvelle à se communiquer, pas
d'espérances pour l'avenir; le présent tolérable, mais nulle sécu-
rité sur la durée de ce qui existe; beaucoup d'inquiétude sur les
finances; on parle beaucoup des dispositions de la Gironde contre
le rétablissement de l'impôt sur les boissons. Le fait est que la po-
sition des représentans de ce pays sera difficile; il faudra bien qu'on
s'assure de l'argent par ce moyen; comment resteront-ils? Gela
m'intéresse à cause de M. de La Grange. Je suis tout aise de savoir
que vous avez quitté Bordeaux; c'est un séjour de mauvsdse répu-
tation en ce moment. Votre retour ici est retardé, mais ce ne peut
être que de quelques jours; il faut bien que vous veniez reprendre
avec M. de La Grange le collier de misère. Je conçois que vous n'en
éprouviez aucun désir,- vos jours doivent ôtre heureusement rem-
plis là-bas au milieu des charmes de la campagne. Je me figure que
vous êtes déjà en pleine vendange, occupée et distraite du malin
au soir, avec des visiteurs sans nombre, des gens d'afiaires, des
ouvriers, des bavardages sans fin. Moi, je trouve qu'il y a bien
longtemps que vous êtes absente. — J'ai repris ma vie de travûl,
de méditation et de rêverie. Puisque la république m'en laisse le
loisir, je m'empresse d'en jouir; je n'en ai peut-être pas pour long-
temps. Depuis des mois, j'avais oublié le charme de l'étude et des
lectures : je m'y remets. Le gouvernement ne ratifie pas le traité
signé avec Rosas par l'amiral Le Predour. — On va envoyer l'ami-
ral Romain- Desfossés en mission temporadre pour tâcher d'obtenir
quelques modiCcations à ces terribles conditions qui nous sont faites;
cependant on ne s'exprime que timidement, c'est une grâce qu'on
va demander. Voilà où en est réduit ce pauvre gouvernement de la
France. C'est ce qui me fait craindre que Louis- Napoléon ne dure
pas; notre pays n'a ni tenue ni caractère, mais il a besoin de glo-
riole, il faut flntter sa vanité; or tout ce qui se passe est loin de le
fidre. Ce misf^rable ministère ne sait que trembler. Si seulement il
avait un but 1 mais rien. — J'ai bien pensé à vous à la nouvelle de
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LETTRES J>'UN MARIN. M
la mort de B^* de Nesselrode. Voilà comme vos amis sont successi-
Tement fauchés. C'est une leçon^ il faut se seiTcr.
Que d'agitations vous allez avoir cet hiver I Tant de gens pivote-
ront autour de vous. En général je remarque que dans le désordre
où sont les esprits, au lieu de se rapprodier les uns des autres, on
s'écarte; c'est une fâcheuse disposition. Vous serez précieuse avec
votre esprit de ralliement et de concentration au milieu de cette
société qui se disloque. — Les affaires reprennent un peu; l'anima-
tion revient aux boutiquiers; ils se remuent beaucoup, et ils espè-
lent. Vous n'avez pas d'idée du monde qui va à Saint-Cloud dans
l'espérance de voir le président. Vraiment c'est chose curieuse. Il y
a plus d'un mois que je n*ai rencontré personne avec qui je pusse
parler de vous. Je ne sais plus où vous en êtes ni ce que vous faites.
J'ai aperçu H. de Saint-Mauris avant-hier; quel air défait! J'en ai
ressenti une sorte de désolation : le malheureux! ce n'est que
rombre de lui-même !.. A bientôt, n'est-ce pas?
Auteuil, le 24 septembre 1849.
•
Il était temps, j'éprouvais une vive inquiétude à votre sujet;
votre lettre m'a tranquillisé. Tous ces bruits de choh'ra m'avaient
jeté dans une alarme superstitieuse qui me troublait dans ma soli-
tude. Je cherche en vain à vous féliciter de votre vie dissipée; au
fond du cœur, je sens que, malgré tous les honneurs dont on vous
entourera au bal, vous serez là comme iin corps sans âme. J'ai re-
marqué que Dieu vous a donné une véritable grâce d*état : vous
êtes habîmée au monde à peu près comme un écureuil à tourner
dans sa cage; c'est un manège que vous n'aimez pas, mais vous le
fautes machinalement avec un tel naturel qu'on croirait que vous y
mettez de l'âme et un vif intérêt. Je vous laisse donc applaudir aux
grâces et aux muses girondines, inspirez-les, encouragez-les; mais
je suis sûr qu'un vague instinct de retraite et de recueillement
vous fait regretter qu'on ne vous laisse pas un peu plus de loisir
pour la vie intime. Singulière femme! vous arrangez ce qui vous
touche de près, et votre salon et votre boudoir et votre chambre
à coucher, comme sainte Thérèse arrangeait son oratoire. Évi-
demment vos goûts secrets, vos instincts les plus cachets, les
plus profonds de votre être, se révèlent dans cet entourage, dans
cette atmosphère d'onction, de demi-mystère, de demi-dévotion;
c'est là ce que vous aimez, et la plus grande partie de votre vie se
passe en distractions mondaines, en honneurs de salon, rie récep-
tions, où, par une double faculté, vous circulez comme dans votre
véritable élément, dans le milieu de votre choix. Faut- il que je
cflnciae que vous êtes tout simplement une femme d'esprit qui sa-
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32 RETUE DES DEUX MONDES.
vez vous accommoder à tout, vous faire toute à tous? Ce n'est pas
vrai, car vous êtes d'un caractère si net, si tranché, tellement tout
d'une pièce, que, dès qu'une chose froisse vos secrets instincts,
rien ne peut vous faire plier. J'aime mieux me dire que pour être
femme du monde admirable il faut, avec de l'esprit, n'avoir pas le
goût du monde, y porter un certain degré d'indifférence, pas de
passion, ce qui vous permet de sentir délicatement les goûts et les
passions des autres, de leur donner égale satisfaction sans heurter
personne. Pourquoi heurteriez-vous qui que ce soit? Vous ne ren-
contrez personne dans les penchans exclusifs de votre âme; mais
aussi, si vous plaisez de la sorte à tous, ou du moins à beaucoup,
malheur à qui met le pied dans l'étroite enceinte de voti*e for inté-
rieur, dans la partie réservée de votre âme I Là vous êtes d'un ab-
solutisme, d'une exigence, d'une impétuosité! là tout doit se fondre
en vous; autrement c'est une bataille incessante. A propos de quoi
tout cela? Je ne m'en souviens plus. Revenons à votre vie de la Gi-
ronde. Les représentans accourent à Paris; cependant je ne crois
pas qu'il y ait nécessité absolue pour M. de La Grange d'être exact
à la rentrée. Malgré la rage des passions qui fera explosion tout
d'abord, les premières séances ne seront guère que d'inutiles passes
d'armes. Quant au résultat, il n'y a rien à attendre. Ce qui jette un
assombrissement sur le présent, c'est l'état des finances. M. Passy
déclare qu'il est au bout de son rouleau, et qu'il ne voit, pour sortir
d'une manière quelconque de la gêne qui l'étouffé, qu'une révolu-
tion ou la banqueroute. Oh I ce ministère est pitoyable. M. de Falloux
ne court aucun danger; les journaux ont singulièrement aggravé
sa position. L'amiral, que j'ai rencontré avant-hier, m'a dit que ja-
mais il n'y avait eu d'inquiétude sérieuse. Quand je vous dis qu'il
n'y a pas d'homme nécessaire, je ne prétends pas que la perte de
tel ou tel homme de tète ne soit pas un grand malheur; je dis seu-
lement que le monde se soucie assez peu que les affaires soient me-
nées par des sots ou par des hommes de génie. Que tout prospère
ou s'abîme, qui s'y intéresse? qui s'y dévoue? On laisse aller la
machine. — Tourne ou verse ! et l'on dit : Il devait en être ainsi;
c'était écrit !
Lundi, 15 octobre 1849.
Allons, exécutez-vous, revenez, revenez dans ce sombre Paris,
dont le ciel n'est plus qu'une calotte de plomb, — le soleil, quand
par hasard il se montre, un mauvais plat d'étain, — l'air qu'on est
censé respirer un verre d'eau glacée. Revenez jouir des nombreux
plaisirs que vous prépare l'hiver, à savoir les rugissemens des mon-
tagnards contre M. Thiers et l'Italie, leurs hurlemens sur le che^
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LETTRES DUN MABIN. 33
ffliû de Versailles, la maussaderie générale de tous les hommes qui
prennent part aux affaires, soit du geste ou de la voix. Je vous di-
rais bien à quoi tient la mauvaise humeur répandue partout; c'est
que personne n'est plus à sa place, personne ne fait ce qu'il vou-
drait, désirerait ou aimerait faire. Venez, quoi que vous en ayez,
faites eomme tout le monde la moue et grondez, c'est bien porté.
A jeudi donc, et tâchez de ne pas trop vous fatiguer. On nous dit
qu'à La Teste le choléra fait des ravages : ce n'est pas loin de Bor-
deaux; ainsi, pour la sécurité de la vie, vous serez mieux à Paris
que sur les bords de la Gironde. Après tout, que perdez-vous à
revenir? Hors le soin de votre santé, qui vous rendait congénial le
climat du midi, vous perdez quelques beaux jours. C'est beaucoup
dans la vie, mids enfin les beaux jours reviennent avec le prin-
temps. M. de La Grange aurait profité sans doute de son séjour
forcé à La Grange pour surveiller ses travaux, mais la république
réclame tous ses soins.
M. Thiers fait rage sur les affaires de Rome, et ce qui m'amuse,
c'est que voilà le Constitutionnel qui déclare la guerre au Journal
des Débats. Nous sommes vraiment des Grecs du Bas-Empire. L'as-
semblée nationale, assez calme dans les premiers jours, commence
à s'exaspérer; en revanche, les esprits s'apaisent, vous serez sur-
prise de la tranquillité qui règne ici. On s'endort complètement sur
la parole du général Changamier.
On voudrait bien se débarrasser du ministère, mais nous l'avons
sur les épaules comme le vieillard des Mille et une Nuits. Ils se
tiennent tous par la main, on dit môme qu'ils ont pris les uns pour
les autres une affection très tendre, qu'Odilon Barrot et M. de Fal-
loux mangent à la même écuelle. Vous savez donc quel est le cabi-
net sous lequel vous aurez le bonheur de faire votre entrée à Paris.
A bientôt!
Aateml, le 23 août 1850.
De quelle politique voulez-vous que je vous parle dans mes let-
tres? Ne savez-vous donc pas qu'il n'y en a plus? Tout est envolé
avec l'assemblée et avec le président. II n'y en avait déjà plus
quand ils étaient réunis; ne croyez-vous pas qu'il puisse y en avoir
maintenant que chacun vagabonde de son côté! Si vous voulez ab-
solument que je tâte le pouls à l'opinion publique, ce que vous
pouvez faire tout aussi bien que moi, je vous dirai que le président
a pu voir dans son voyage qu'il n'y a pas dans ce pays matière à
coups d'état, — il faut, bon gré, mal gré, qu'il reste M. Bonaparte^
— qu'on le renverra à ses choux dans dix-huit mois, que la républi-
que se fonde, et que nous y sommes rivés. Envers et contre tous,
TOMs CL ^ 1872. 3
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ih REYUE D£S DEUX MONDES.
la. France s^a républLoaine : nos moeurs orient contre. cela, soit; il
faudra nous y façonner^ La népuhlique doit Uîompherpar la raison
qu'elle est seule contre trois principes monarchiques antipathiques^
ainsif vive la républiqpe.I il n'y a plus que cela. Tout ce que noua
aurions pu désirer^ c'est la république avec un président à vie ouvà
dix ou quinze ans;Jes. esprits s'en éloignent, viYe>la constitution l
J'ai rencontré hies S.».. y; il est revenu. des Pyrénées^ il arrange
ses affaires. Il part dans trois semaines ou un mois pour aller &a
Syrie résider huit mois ou un an; il en sent le besoin, surtoiiUpouc
son ûls; tâchez d! expliquer cela« Il se plaint' de votre dureté. Il m'a
parlé de la mortdje sa. femme en des termes qu'il aurait voulu
rendre touchans. Tout cela est escompté d'avance.^
M., de L.... a beau. faire parler de lui, ce n'est plus qu'un oripeau
à. reléguer chez. les fripiers du. Temple. Êtes-vous dui nombre des
femmes qui s'habillent, là? Quelle chute! Pourquoi ne pas restes
fidèle à sa vie entière? Gh... a bien fait de mourir,. il a. bien choisi
sonheure, il ne survk ni.à lui-même ni à son idole..
le vais bientôt partir pour aller chez ma mère.. Je viens d'avoir
l'avant-gpût des plaisirs qui m'attendent en Champagne;. tous ces
jours- d, .je me suis trouvé au milieu de messes, de déjeuners, « dî-
ners et. soirées de noce. Comme je dois jouer bientôt le rôle de père
noble,, j'ai, regardé avec attention en me disant : Voilà pourtant
comme je serai dimanche I Ce n'était pas gai, mais enfin telle est
la .vie.
L'amiral de Mackau est parti pour l'Angleterre, il voyage sur
mémoire pour cause d'utilité publique. Sa femme m'a beaucoup
parié de vous, et j*ai riposté de la. plus douce manière.
L'herbe est encore fraîche,, rien ne jaunit sur les arbces, excepté
les poires et les mirabelles. Il pleut, il fait froid, c'est tout. le con-
traire de vos étouffantes chaleurs. Vos sujets d'Aquitaine vous re-
çoivent-ils avec l'ardeur du climat? J'ai aperçu dans la rue du Bac
M"»* de L....y; nous nous sommes salués comme deux bêtas qui dé-
shrent se parler et qui n!osent se rien^ dire; elle voulait, me dem'andcr
de vos nouvelles; je ne me souviens pas quelle niaiserie m'a fait
filer mon chemin* Je voue envoia des. riens» des ombres, c'est la
représentation fidèle de tout.ce qui se passe^,-^ A bientôt I
Âuteuil, le 28 août 1850.
Voilà le roi mort. C'est la. reine qu'il, faut plaindre; La la-
mille va-t-elle demeurer unie? Resteront-ils eu Angleterre?
Vous voulez de la politique;. eh,I qiielje politique vous servir?
Voilà ce président (vous savez ce que c'est) qui s'en va se traînant
d*un point à Tautie de la France, s'offrant à tout le. monde comme
Tinstrument qui doit détruire le pacte national, et le cri de vive la
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I.BTTRE8 Ï>'UN MARIN. 8S
république est un cri de révolte! C'est ignoble! Parlons d'autre
chose : la France, j'espère, n'est pas tombée si- bas que ces misé^-
rables scènes de tréteaux puissent réussir. Le dégoût nous amve
de partout.
C'est le 10 que se marie mon neveu. Je vous/ écrirai quand^ je
partirai. J'ai rencontré hier M>. V...«, toujours. dans ses spéculations
sur Implantes saosair. Savez^vous ce qu'il voit dans les fleurs^qn'il
fait ainsi pousser? Ce ne sont pas les pétales qu'il compte, les^pûsn
Uls ou les étamines qui l'intéressent; ce sont les gens qui viennent
le visiter, membres de l'Iastitut, banquiers, banquières et mar-
quises. Nous avons parlé de S... .y, de son voyage en Syrie; il n'en
augure rien de bon, il voit de la femme là-dessous. Et vous? Il
faudra que j'aille voir le pauvre S.... y au preaûer jour; je n'esr
père pas le faire changer de voie, mais enfin, si je puis lui faire en*-
tendre une parole de sens commun, mon temps ne sera pas perdu.
— M. de M.... est en pleine fonction de censeur. Il est venu me
voir hier, m'exprimer sa reconnaissance pour M. de L Ce sera
un de nos assidus l'hiver prochain. Dites donc après cela que je ne
place pas votre influence à intérêt; mais vous êtes une ingrate, c'est
Gonnu^ -^ Paris est dépeuplé de Parisiens; en revanche force pro-
vinciaux, force étrangers, tout cela arrive par les trains de plaisic
du dimanche. Aussi le lundi a une physionomie singulière. — Je
ne sais plus rien, les affaires dorment. Les ouvriers ne veulent pas
travailler plus de trois jours par semaine, ils passent les quatre
autres à boira et à rêver la fortune dans la prochaine révolution. A
bientôt!
Auteuil, le 23 septemlMV 1S50^
Me voici de retour à Auteuil. Je vais prendre langue au minis-
t^. Je suis à moitié abruti par la vie que je viens de mener. Je
respire, et j'en ai besoin. J'ai diverses choses à faire, continuation
de noces, petits cadeaux à acheter, à envoyer. Quelle corvée! mais
enfin on ne marie pas son neveu tous les jours.
Je ne vous (tirai pas grand'cbose de la politique par la raison
qu'il n'y en pas. C'est un chaos, c'est un g&chis, c'est une véri-
table honte pour ce pays. Les légitimistes s'agitent d'une manière
amusante; ils font les affaires des autres^ L'épouvantail du comte
de Chambord fera proroger le petit Napoléon. Pour rien au monde,
nos campagnes ne veulent de la légitimité. Quant à la fusion des
partis, il n'y faut pas penser. Je ne parle pas de la réunion des
deux branches; qui diable s'en soucie, hors les légitimistes? U
leupr serait commode d'alisorber tout à coup l'ancien parti d'Or*
léaas. Les gens qui reviennent de Wiesbaden sont loin d'être enr-
obantes. Leur héros n'est pas propre. Son entourage mériterait des
verges.
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a ici un toile général contre notre ami^. Il parait qu'à Cla-
remonton s'est exprimé sur son compte d'une manière plus que
verte : « se fait tirer des coups de canon par tous les bâtimens
anglais pour l'honneur de la république, et il n'a pas même fait une
visite à son vieux roi mourant, ni à sa famille ! n Puis d'injurieuses
épitbëtes que je ne veux pas vous redire. Le prince de J... ne le
ménage guère. Tout cela m'attriste. Je l'ai fait prier d'aller faire sa
visite. Ce que c'est que de se mettre dans une situation équivoque !
la conduite si noble de Ghangamier ajoute encore à l'indignation
de nos amis.
Ne rêvez pas coups d'état, il n'y en aura point. Si nous arrivons
jusqu'aux élections, le prince Louis espère être renommé. Je suis
persuadé, d'après ce que j'ai vu dans mon département, que, si les
élections ont lieu, bien des représentans actuels resteront sur le
carreau.
Il faudrait être dans la Gironde pour se bercer d'espérances; au
bord de la Seine, tout est sombre.
Auteail, le 14 octobre 1850.
Définitivement il faut que je renonce à l'idée d'aller à Blaye. Ge
n'est pas que je sois pressé par mes commissions : l'amiral L... est
en voyage et ne revient guère avant la fin du mois; mais mon équi-
page de la Reine-Blanche réclame tous mes soins. Vous ne pouvez
vous figurer l'état d'abandon où sont tous ces braves gens. Mon
successeur a laissé tomber cette noble frégate, que je lui avais li-
vrée si brillante, si fière, à un degré d'abaissement vraiment déplo-
rable. Je suis resté le vrai commandant pour tous les matelots, et
c'est encore à moi qu'ils s'adressent aujourd'hui. Vous dire quel
oubli de tout droit, quel abandon de tout devoir pèsent sur cette
estimable race d'hommes, c'est à n'y pas croire. On dirait qu'on
tient leurs services pour un souffle de vent; dès qu'ils sont passés,
personne ne veut s'en souvenir.
J'ai vu M y. — Sa majesté le président est un peu désappointé
de la revue de Satory; on espérait plus d'entrain, plus de sponta*
néité : on n'a réussi qu'à troubler un peu les gens d'affaires. G'est
un spectacle misérable que celui qui nous est donné, aussi bien du
côté du président que du côté de la commission de permanence. La
France a bien mérité d'être menée par de pareils hommes. Elle
n'a pas été assez punie, il nous faut de grandes misères; ce qui se
passe est trop ignoble. Tout semble privé du souffle de vie. Les
gens à fusion sont à faire pouffer de rire, si l'on pouvait rire de pa-
reilles choses. — J'ai rencontré hier dans la rue des Ghamps-EIy-
sées, par un grain à tout noyer, un beau cavalier suivi d'un groom
et courant à bride abattue, le nez penché, faisant tête à des nappes
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LETTRES d'dN HA.RIN. 37
d'eau; ce n'était ni plus ni moins que votre frère que je contem-
plais, moi, tranquillement établi au sec sur le trottoir à l'abri de
mon parapluie.
Le traité avec Rosas est accepté par le cabinet; il n'y manque
plus que l'approbation de l'assemblée, à qui on le soumettra. Il
n'est guère meilleur que le premier, peut-être même de prime
abord heurte-t-il davantage la vanité nationale; mais que faire? Le
refuser serait une folie, il faut l'avaler.
Vous avez dû lire dans les Débals le compte-rendu des deux
séances successives de la commission de permanence; c'était Dupin
lui-même qui avait envoyé les notes. Eh bien ! croiriez-vous que ce
grand citoyen, en allant trouver l'autre président, lui a dit : « Ne
vous effarouchez pas, tout cela n'est rien, vrais bavardages, dont il
n'y a pas à tenir compte. » Âmen !
Mes souvenirs à M. de La Grange et au duc de La Force.
Vitry-le-Français, dimanche 2 février 1851.
Je n'ai pas pu vous écrire hier. Ce sont de tristes affaires que ces
dépouillemens de succession. Et puis ce vide sans fond de la
chambre d'une morte où l'on retrouve tout, tout, excepté sa mère.
Ça resserre le cœur. Nous sommes à la porte de l'église, les cloches
ne font que sonner, il me semble toujours entendre un enterrement,
l'espère être à Paris demain.
Vitry-le-Français, mardi 4 février 1851.
Tout est fini. Hier soir en rentrant chez moi, j'ai trouvé quel-
qu'un de la maison de ma mère qui m'attendait. Je me suis mis en
route dès ce matin; à mon arrivée, elle rendait le dernier souffle.
Elle s*est éteinte sans que personne puisse dire le moment précis.
La vie s'est effacée chez elle par degrés insensibles; pas un soupir,
pas une plainte. Je l'ai bien embrassée, rien n'a changé dans son
visage. Chose étrange I elle sourit encore; mais son front est froid,
froid ; oh ! ce froid de la mort vous pénètre jusqu'aux os. Quand je
la regarde attentivement, il me semble qu'elle respire encore. Pour-
tant sa langue est glacée, tout est consommé. Pauvre mère! ses
enfans Font ensevelie de leurs propres mains, comme elle le dési*
rait : pas un étranger ne l'a touchée, ses derniers vœux sont tous
remplis. C'est donc bien vrai que je ne l'entendrai plus I
Mercredi soir, 5 février 1851.
Je ne veux pas vous écrire. Ce sont des scènes déchirantes, mais
elles doivent rester au fond du cœur. A demain l'éternel adieu 1 Je
crois toujours qu'elle va se réveiller. Elle n'a pas cessé de sourire*
Page.
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■¥i^
LES
FORMES PRIMITIVES
DE LA PROPRIÉTÉ
III.
LES COMMUNAUTÉS DE FAMILLES ET LE BAIL HÉRÉDITAIRE.
VVilhge eommunitiei in the east ani^weit, by Henry Sumner Maine, 18: 1. -^ II. Aneieni
lM9, its emnecti$n wilh the tvriy hUtùry of Society, hj the tame aulhor,-5« édit., 1870.'
A. mesure que progresse ce que nous avons coutume d'appeler la
civilisation, les sentimens et les liens de la famille s'aflaiblissent et
exercent moins d'empire sur les. actions des hommes. Ce fait est
si général qu'on peut y voir une loi du dévelQppement des sociétés.
Comparez la constitution de la famille chez les Romains dans l'an-
tiquité ou chez les classes. rurales de la Russie, encore engagées
dans la période patriarcale, à celle qu'on rencontre chez les Ânglo-
Saxons des États-Unis, qui ont poussé à l'extrême le principe mo-
derne de l'individualisme : quelle dilTérence! En Russie comme à
Rome, le père de famille, le patriarche exerce sur tous les siens une
autorité despotique. Il règle l'ordre des travaux et en répartit les
fruits; il marie ses filles et ses fils sans égard pour leurs inclina-
tions; ikest Tarkitrede lear sort et comme leur souverain. Aux États-
Uniaau contraire, l'autorité paternelle est presque nulle. Les jeunes
gens de quatorze et quinze ans choisissent eux-mêmes leur carrière
et agissent d'une façon complètement indépendante. Les jeunes
(1) Voyex Ift^éftte da l» JaUlet et da !«' août.
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DES F0BME8 PmMITiyES DE lA PROPRIETE. *30
filles sortent librement, voyagent seules, reçoivent seules qui leur
plaît, et choisissent leur mari sans consulter personne. La généra-
tion nouvelle se disperse 'bientôt aux quatre coins de rtiorizon. li^in-
dividu se développe ainsi dans toute «oq énergie; mais le groupe de
la famille ne joue aucun r6Ie social : il ne fait qu'abriter les enfans
jusqu'au moment, bientôt arrivé, 'OÙ âls prennent leur essor. Ces
mœurs domestiques des Américains sont un des traits qui frappent
le plus les étrangers.
Dans les sociétés primitives, (tout l'ordre social est concentré dans
la famille. 'La famrlie a son culte, ses dieux particuliers, ses lois,
ses tribimanx, son gouvernement. C'est elle qui possède la terre.
Toute nation est composée d'tme réunion de familles indépendantes,
biblement reliées entre elles par un lien fédéral très Iftche. En de-
hors des groupes de familles, l'état n'existe pas. Non-seulement chez
les différentes races d'origine aryenne, mais presque chez tous les
peuples la famille présente à l'origine les mêmes caractères. C'est
le T^ç en Grèce, la yens à Rome, le clan chez les Celtes, ia cogna"
tio chez les Germains, — pour emprunter le mot de César. Comme
l'a très bien démomtré M.Fustel de Goulanges dans son livre la C-té
antique^ la gens romaine, qui fait encore si grande figure dans les
premiers temps de la république, a pour base la descendance d'un
ancêtre ccHmmun. En Ecosse, chez les highlanders^ le clan se consi-
âère comme une grande famille dont tous les membres sont liés
par une antique parenté. Dans le pays de Galles, on compte encore
fix-buH degrés de parenté. La cousinerie chez les Bretons est pro-
vei4>iale : elle s'étend à l'infini dans la Basse- Bretagne; le 15 août,
— jour où tous les habitans d'une paroisse se réunissent, — est
appelé la fête des cousins. Chez tous les peuples que leur isolement
a soustraits aux influences des idées et des sentimens modernes, on
peut encore juger de la puissance que possédait TancTenne organi-
sation «de la femille.
Dans les temps reculés où l'état avec ses attributions essentielles
aVxiste pas encore, l'individu n'aurait pu subsister ni seMéfendre,
sll aviut vécu isolé. C'est dans la famille qu'il trouvait la protection
et les secours qui lui sont indispensables. La solidarité entre tous
les membres de la famille était par suite complète. La vendetta
a'est point partîculiëre à la Corse; c'est la coutume générale de
tons les peuples primitifs. C'est la forme primordiale de la justice.
La famille se charge de venger les offenses dont l'un des siens a
été victime : «'est Tunique répression possible. Sans elle, le crime
serait impuni, et la certitude de l'impunité multiplierait les méfaits
au point de mettre fin à la vie sociale. Chez les Geimains, c'est
aussi la famiUe qui reçoit et qui paie la xançon du crime. Je voehr-
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&0 REVUE DES DEUX KONDES.
Nous avons vu que partout, à Java et dans l'Inde comme au Pé-
rou et au Mexique, chez les noirs d'Afrique comme chez les Aryens
d'Europe , c'est la famille qui en s'élargissant a formé la commu-
nauté de village, groupe social élémentaire, possédant la terre et
la répartissant également entre tous. A une époque postérieure,
quand la possession commune avec partage périodique est tombée
en désuétude,, la terre n'est pas devenue immédiatement la pro-
priété privée des individus; elle a été possédée comme patrimoine
héréditaire inaliénable d'une famille vivant en commun sous le
même toit ou dans le même enclos. 11 ne nous est plus donné de
retrouver partout ce « moment » transitoire de la longue évolution
économique qui a conduit la possession territoriale de la commu-
nauté primitive jusqu'au dominium quiritaire; mais nous pouvons
encore l'étudier aujourd'hui sur le vif chez les Slaves méridionaux
de l'Autriche et de la Turquie. Nous possédons des détails circon-
stanciés sur ce régime au moyen âge, et, même après qu'il a dis-
paru, il a laissé des traces nombreuses dans les coutumes et dans
les lois. Ainsi dans la plupart des pays il est interdit de disposer des
biens-fonds sans le consentement de la famille. A l'origine, le tes-
tament est complètement inconnu, les peuples primitifs ne compre-
nant pas que la volonté d'un homme puisse après la mort disposer
d'une propriété dont la transmission dans le groupe patriarcal est
réglée par l'autorité sacrée de la coutume; même plus tard, quand
le testament est introduit, le testateur ne peut disposer que des ac-
quêts, non de ce qu'il a hérité (1). 11 est le maître absolu de ce qu'il
a créé par son industrie et son économie, mais le fonds patrimonial
est le produit héréditaire des travaux accumulés de la famille; il
doit le transmettre comme il l'a reçu. Primitivement les femmes
n'héritent point de la terre, afin que par le mariage elles ne la fas-
sent point passer dans une famille étrangère. De là la fameuse
maxime de la loi salique : de terra nulla in muliere hereditas.
Dans le nord Scandinave, où les anciennes traditions se maintin-
rent plus longtemps qu'ailleurs, les femmes n'eurent point part
à l'héritage jusque vers le milieu du moyen âge. Chez les Anglo-
Saxons, elles n'étaient pas complètement exclues de la succession
du boclandy mais dans le folcland elles n'avaient aucune part à ré-
clamer. De même que, sous le régime de la communauté de village,
nul ne peut disposer de son bien propre, — la maison et l'enclos,
— qu'avec le consentement des autres habitans de la marche, ainsi
plus tard l'on ne pouvait aliéner la terre qu'avec le consentement
(i) Voici comme exemple une disposition d'une ancienne loi anglaise de Henry I*'.
« Adquisitiones suas det cui magis velit; si bocland autem habeat, quam ei parentes
sui dederint, non mittat eam extra cognationem suam. » La môme distinction est faite
dans la plupart des coutumes françaises.
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DES FORMES PRIMITIVES DE Là PROPRIÉTÉ. &1
des membres de la famille. Â défaut de cette formalité, l'aliéna-
tioa était nulle, et le bien pouvait être revendiqué. Le u retrait-
lignager, » qui s'est maintenu en Allemagne jusqu'au xyV siècle,
et en Hongrie presque jusqu'à nos jours, a pour fondement l'ancien
principe qui attribuait à la famille le domaine éminent. Si les mem-
bres de la famille pouvaient se faire rendre le bien en restituant
le prix, c'est évidemment parce qu'ils avaient sur la chose un droit
supérieur qui avait été méconnu. Le fidéicommis et le majorât, qui
transformaient le possesseur en simple usufruitier, sont la forme
aristocratique de la communauté de famille; la propriété constitue
encore le domaine inaliénable et indivisible de la famille, seulement
c'est l'aîné qui en jouit et non plus tous les descendans en commun.
Étudions d*abord les communautés de familles chez les Slaves méri-
dionaux, nous tâcherons ensuite de les reconstituer telles qu'elles
ont existé au moyen âge.
L
Les Slaves, entrés en Europe peut-être avant les Germains, ont
conservé néanmoins plus longtemps que ceux-ci les institutions et
les coutumes des époques primitives. Quand ils apparaissent pour
la première fois dans l'histoire, ils sont dépeints comme un peuple
vivant principalement des produits de leurs troupeaux, très doux,
quoique braves, et aimant singulièrement la musique. Us n'étaient
donc pas encore sortis du régime pastoral, quoiqu'ils eussent re-
noncé en partie à la vie nomade. La terre appartenait à la gmina^
— en allemand gemeindey commune, — qui opérait chaque année
dans des assemblées générales {vieiza) le partage du sol entre tous
les membres du clan. La possession annuelle était attribuée aux fa-
milles patriarcales en proportion du nombre des individus qui les
composaient. Chaque famille était gouvernée par un chef, le gospo-
dar, qu'elle élisait elle-même (1). Ce que l'ancien historien des
Slaves, Nestor, loue surtout chez eux, c'est la force du sentiment
de famille, qui était, dit-il, la base de la société. Il ajoute que c'é-
tait par excellence leur vertu nationale. Celui qui s'afiranchissait
des liens de la famille était considéré comme un criminel qui avait
violé les plus saintes lois de la nature. L'individu n'avait de droits
à exercer que comme membre de la famille. Celle-ci était véritable-
ment l'unité sociale élémentaire, et dans son sein régnait la com-
(1) Si Ton veut connaître plus en détail les anciennes institutions des Slaves, il faut
lire pour la Bobéme la belle bistoire de M. Palaçki, pour la Russie Ewers, ÀtUestes
hecht der Russen, pour la Pologne Rôssell, Polniscke Geschichte, et Hieroslawski , la
ùmmune polonaise du dixième au dix-huitième siècle, enfin pour les Slaves méridio-
Bsiu l'étude si complète de H. UtiesenoTitcb, Die Hauskommunionen der SlidrSlaven.
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A2 REVUE DES DEUX MONDES.
mimauté sans mélange; 'Omnia ^erarit eis communiay dit Dn ancien
chroniqueur.
Les anciennes poésies nationales, dont la découverte à K(miginhof
en Bohême a donné l'impulsion au mouvement littéraire tchèque,
permettent de saisir cette antique constitution de la famille. Dans
le poème intitulé Libusin Sud (le Jugement de Libusa), deux frères,
Staglav et Hrudos, se disputent un héritage, et cela paraît si mon-
strueux que la Moldau en gémit et qu'une hirondelle s'en lamente
sur les hauteurs du Visegrad. La reine Libusa prononce son juge-
ment. « Frères, fils de Klen, descendans d'une famille antique qui est
arrivée dans ce pays béni à la suite de Tchek, après avoir franchi
trois fleuves, il faut vous accorder comme frères au sujet de votre
héritage, étions le posséderez en commun d'après les saintes tra-
ditions de notre ancien droit. Le père de famille gouverne la mai-
son, les hommes cultivent la terre, les femmes font les vôtemens.
Si le chef de la maison meurt, tous les enfans conservent l'avoir
en commun et choisissent un nouveau chef, qui dans les grands
jours préside le conseil avec'les autres pères de famille. »
fin Pologne, en Bohème et même chez les Slovènes de la Carinthie
et ^e la Gamiole, les communautés de familles disparurent au moyen
âge sous l'influence du droit romain, qui, datant d'une époque où
la propriété privée est constituée dans toute sa rigueur, devait
peu à peu miner l'antique indivision par les décisions hostiles des
jurisconsultes. Les Slaves méridionaux échappèrent à l'action du
droit romain à cause des guerres perpétuelles qui dévastèrent leur
taritoire et surtout par suite de la conquête turque. La civilisation
fut brusquement arrêtée dans sa marche. Les Slaves vaincus, iso-
lés, repliés sur eux-mêmes, ne songèrent qu'à conserver religieu-
sement leurs institutions traditionnelles et leurs antonomiesJocales.
C'e^t ainsi que les communautés de familles sont arrivées jusqu'à
nous sans subir l'action ni des lois de Rome, ni de celles de la féo-
dalité. Aujourd'hui elles forment encore la base de l'orgaoïisation
agraire chez tous les Slaves méridionaux depuis 'les bords du Da-
nube jusqu'au-delà des Balkans. Dans la Slavonie, en Croatie, dans
la Voivodie serbe, dans les Confins militaires, en Serbie, en Bosnie,
en Bulgarie, en Dalmatie, dans l'Herzégoviae et le Monténégro, l'an-
tique institution se retrouve avec des caractères identiques.
Sauf dans les villes et dans cette partie «rès restreinte du littoral
dalmate où l'influence vénitienne a fait pénétrer le droit romain,
les vicissitudes de l'histoire qui ont soumis la moitié de l'empire
slave de>Douchan a;ux Turcs et l'autre moitié aux Hongrois et la dif-
féreAce des institutions politiques qui ont été la suite de ce partage
n'ont point porté atteinte aux coutumes rurales, qui ont continué à
subâister.obscttrémeatt sans attirer Inattention des conquéaBans^Xl'est
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DES FORMES PRIMITIYES DE hA PROPRIETE. i3
seolement à une époque récente que le régime des cominuoautés
de familles a été réglé par la loi, comme en Serbie par exemple. Ail-
leurs il «n'existe qu'en vertu de la coutume; mais partout les prin-
cipes sont les mêmes, parce que les traditions nationales sont sem-
blables. Comme le dit M. Utiesenovitch, la reine Libusa pourrait
dresser son trône de justice dans toute la Slavie méridionale et pro-
noncer, aux applaudissemens des chefs de village, le .même juge-
ment que jadis sur la colline du Visegrad, lors du débat légendaire
entre les frères Stagiav et Hrudos.
Étudions maintenant de plus près cette curieuse institution qui
imprime ici à la propriété foncière une forme si différente de celle
qu elle a prise dans notre Occident. L'unité sociale, la corporation
civile qui possède la terre est la communauté de famille, c'est-à-
dire le groupe de descendans d'un même ancêtre, habitant une
même maison ou un même enclos, travaillant en commun et jou»-
sant en commun des produits du travail agricole. Cette communauté
est appelée par les Allemands hauskommunion et par les Slaves
eux-mêmes dnizina, druztvo eu zadruga, mots qui signifient à peu
près association. Le chef de la famille s'appelle gospodar ou star-
$kina. II est choisi par les membres de la communauté, c'est lui qui
administre les affairesL communes. Il achète et vend les produits au
nom de l'association, comme. le fait le directeur d'une société ano-
nyme. Il règle les travauxà exécuter, mais de concert avec les siens,
qui sont toujours appelés à délibérer siu' les résolutions à prendre,
lorsqu'il s'agit'd'un objet important. C'est donc en petit un gouver-
nement libre et parlementaire. Le gospodar a le pouvoir exécutif;
les associés réunis exercent le pouvoir législatif. L'autorité du chef
de famille est beaucoup moins despotique que dans la famille russe.
Le sentiment de l'indépendance est ici bien plus prononcé. Le gos^
podar qaiYOudnAi agir sans consulter ses associés se ferait détes-
ter, et ne serait point toléré. Quand le chef de la famille se eent
vieillir, il abandonne ordinairement ses fonctions conformément au
proverbe eerbe : ko radi, onaj valja, da sudi, « qui travaille doit
aussi diriger. » Celui qui lui succède n'est pas toujours l'alné; c'est
celui des fils ou parfois celui de ses frères qui paraltle plus capable
de bien administrer les intérêts communs. Les vieilianis sont res-
pectés, on écoute volontiers les conseils de leur expérience; mais ils
ne-joaissent pas de ce prestige presque religieux qui les entoure en
Rome. La femme du gospodar ou une autre' femme, choisie dans le
sein de^la.&mille, dirige le ménage et soigne les Intérêts domes-
tiques.
La demeure d'unexommunauté de village «e campose^d'un assez
grand nombre de faftiimenB, eouvent construits tout en bois, prin-
C9sy[eiMnt>enSeibie et en Croatie, où les chênes. abondent en-
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hà REVUE DES DEUX MONDES.
core. Dans un enclos ceint d'une haie vive ou d'une palissade,
ordinairement au milieu d'une pelouse plantée d'arbres fruitiers,
s'élève d'abord la maison principale, occupée par le gospodar et ses
enfans, et parfois par un autre couple avec sa progéniture. Là se
trouve la grande chambre où la famille prend ses repas en commun
et se réunit le soir pour la veillée. Dans des constructions annexées
sont les chambres des autres membres de la famille. Parfois de
jeunes ménages se construisent dans l'enclos une demeure séparée,
sans sortir néanmoins de l'association. À côté, il y a les étables,
les granges, les remises, le séchoir de maïs, ce qui constitue un
ensemble de bâtimens considérable. C'est un corps de ferme qui
rappelle assez bien les grands chalets du Simmenthal, en Suisse,
avec leurs nombreuses dépendances. Chaque communauté est com-
posée de 10 à 20 personnes : on en rencontre qui comptent 50 ou
60 membres; mais celles-ci forment l'exception.
La population jusqu'ici n'a pas augmenté très rapidement. Les
jeunes générations remplacent celles qui s'en vont, et ainsi la
composition d'une communauté de famille reste à peu près fixe.
Dans celles que j'ai visitées en Croatie et dans les confins militaires,
j'ai trouvé généralement trois générations réunies sous le même
toit, les grands parens qui se reposent, les iàls dans la vigueur de
l'âge, dont l'un remplissant les fonctions de gospodar, enfin les
petits-enfans de différens âges. Quand il arrive qu'une famille de-
vient trop nombreuse, elle se divise et forme deux communautés. La
difficulté de trouver à se caser, la préoccupation du bien-être de la
famille, la vie en commun, font obstacle aux mariages trop pré-
coces. Beaucoup de jeunes gens vont en service dans les villes,
s'engagent dans l'armée ou dans les fonctions libérales. Ils conser-
vent néanmoins le droit de reprendre leur place dans la maison com*
mune tant qu'ils ne sont pas définitivement fixés ailleurs. Les jeunes
filles qui se marient passent dans la famille de celui qu'elles épou-
sent. Parfois, mais rarement, quand les bras manquent, on reçoit
le mari de la fille, qui entre alors dans la communauté et y acquiert
les mêmes droits que les autres.
Chaque ménage obtient souvent pour l'année la jouissance privée
d'un petit champ', dont le produit lui appartient exclusivement; il
y sème du chanvre ou du lin, qui, filé par la femme, fournit la
toile nécessaire aux besoins du couple et de ses enfans. Les femmes
filent aussi la laine de leurs moutons sur un fuseau suspendu
qu'elles peuvent faire tourner en marchant ou en gardant le bétail.
On en tisse ces étofies de laine blanche ou brune presque exclusi-
vement portées par les Slaves méridionaux. Les vêtemens blancs
des femmes, tout brodés à l'aiguille avec les couleurs les plus vives,
sur des dessins qui rappellent l'Orient, sont d'un effet ravissant.
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DES FORMES PRIMITIVES DE LA PROPRIÉTÉ. i5
Chaque groupe produit ainsi presque tout ce que réclament ses be-
soins, très bornés et très simples. II vend un peu de bétail, des
porcs surtout, et achète quelques articles manufacturés. Les fruits
de l'exploitation agricole sont consommés en commun ou répartis
également entre les ménages; mais le produit du travail industriel
de chacun lui appartient. Chaque individu peut ainsi se faire un petit
pécule à lui et même posséder en particulier une vache ou quel-
ques moutons qui vont paître avec le troupeau commun. La pro-
priété privée existe donc, seulement elle ne s'applique pas à la
terre, qui demeure la propriété commune de l'association.
L'étendue moyenne du patrimoine de chaque communauté est
de 25 à bOjochs (1), divisés en un grand nombre de parcelles, con-
séquence ordinaire de l'ancien régime du partage périodique, depuis
longtemps abandonné. Le bétail qui garnit cette exploitation se com-
pose de plusieurs couples de bétes de trait, bœufs ou chevaux, de
i à 8 vaches, de 15 à 20 jeunes bêtes, d'une vingtaine de moutons
et de porcs, et d'une grande quantité de volaille, qui entre pour
une large part dans l'alimentation. Presque toujours le produit des
terres et des troupeaux de la communauté suflSit à ses besoins. Les
vieillards et les infirmes sont entretenus par les soins des leurs, de
sorte qu'il n'y a ni paupérisme, ni même, sauf de rares exceptions,
de misères accidentelles. Quand la récolte est très abondante, le
surplus est vendu par le gospodar, qui rend compte de l'emploi
qu'il fait de l'argent ainsi reçu. Les individus ou les ménages se
procurent les objets de fantaisie ou les vétemens de luxe, dont ils
ne se privent pas, au moyen des produits de leurs petits travaux
industriels ou de leur champ particulier. Dans certaines régions, les
femmes prennent alternativement, chacune pendant huit jours, la
dh-ection des différons soins du ménage, consistant à faire la cuisine
et le pain, à traire les vaches, à faire le beurre et à nourrir la vo-
laille. La ménagère temporaire s'appelle redma, ce qui signifie « celle
qui arrive à son tour. »
Les communautés qui habitent un même village sont toujours
prêtes à s'entr'aider. Quand il s'agit d'exécuter un travail pressant,
plusieurs familles se réunissent, et la besogne est enlevée avec un
e&tradn général; c'est une sorte de fête. Le soir, on chante des drs
populaires au son de la guzla, et on danse sur l'herbe, sous les
grands chênes. Les Slaves du sud se plaisent à chanter, et les ré-
jouissances chez eux sont fréquentes; leur vie semble heureuse.
C'est que leur sort est assuré et qu'ils ont moins de soucis que les
peuples de l'Occident, qui s'efforcent de satisfaire des besoins chaque
jour plus nombreux et plus raffinés. Dans cette forme primitive de
(1) Le joch Aotricbien éqnivant à 57 ares 53 centiares.
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Ad REVUE DES DEUX MONDES.
la société où il n'y a point d^héritage^ point de vente on d'achat de
terres, le désir de s'enrichir et de change sa condition n'existe
guère. Chacun trouve dans le groupe de la famille de quoi vivre
comme ont vécu ses aïeux, et il n'en demande pas davantage. Ces
rëglemens d'hérédité qui donnent lieu entre parons à tant de con*
testations, cet âpre désir du paysan qui se prive de tout pour arron-
dir sa propriété, cette inquiétude du prolétaire qui n'est pas assuré
du salaire du lendemain, ces alarmes du fermier qui craint qu'on ne
hausse son fermage, cette ambition de s'élever à une position su-
périeure, si fréquente aujourd'hui, toutes ces sources d'agitation
qui troublent ailleurs les âmes sont inconnues ici. L'existence s'é-
coule uniforme et paisible. La condition des hommes et l'organisa-
tion sociale ne changent point; il n'y a pas ce que l'on appelle le
progrès. Aucun effort vers une siUiation meilleure ou différente
n'est tenté, parce qu'on ne s'imagine pas qu'il soit possible ds
changer l'ordre traditionnel qui existe^
Au point de vue juridique, chaque communaurtè de famille fovme
une personne civile qui peut posséder et agir en justice. Les biens
immeubles qui lui appartiennent constituent un patrimoine indivi-
sible. Quand un individu meurt^ aucune succession ne s'ouvi^, sauf
pour les objets mobiliers. Ses enfans ont droit à une part du pro-
duit dtes fonds de terre non- en vert» d^ua droit d'hérédité, mais à
raison d'un droit personnel. Ce n'est point parce qu'ils représentent
le défunt, c'est pai-ce quUls travailleront avec les autres à faire va-
loir la propriété commune, qu'ils participent à la jouissance de ses
fruits. Nul ne peut disposer d'une partie du sol par donation ou par
testament, puisque nul n'est véritablement propriétaire et n'exerce
qu'une sorte< d'usufruit. C'est seulement dans le cas où. tous les
membres dis la famille sont morts, sauf un seul, que le dernier sur-
vivant peut disposer de la propriété comme il le veut. Celui qui
quitte la maison commune pour s'établir ailleurs perd tous ses
droits. La jeune fille qui se marie reçoit une dot en rapport avec
les ressources de la famille, mais elle ne peut réclamer aucune part
de la propriété patrimoniale. Cette propriété est, comme le majo-
rât, le fond solide sur lequel s'appuie la perpétuité de la famille; il
ne faut donc pas qu'elle puisse être réduite ou partagée.
Dans certaines parties dfe la Slavîe méridionale, les. coutumes qui
régissent les communautés de familles ont reçu une consécration lé-
gale. La loi du 7 mai 1850, qui règle rbrganisation^ civile des Con-
fins militaires, a complètement adopté les principes de Tinstitution
nationale; seulement ce qui est particulier aux Confins, c'est l'obli-
gation de porter les armes, imposée à tous ceux qui dans les com--
munautés ont droit à une part indivise du sol. C'est exactement la
base du régime féodal.. La terre appartient aux hûmmâ&seuJs parce
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DES FORMES PBIHITIV£S DE LA PROPRIÉTÉ. 47
qa'ils n*en obtiennent la concession que sous la condition du service
militaire. Dans les«pays slaves soumis à la couronne hongroise, en
Croatie et en Slavonie, les lois civiles n*ont point eu égard aux cou-
tumes nationales concernant les communautés. £a Serbie au con^
traire, le code leur a donné force de lois, mais non toutefois ^ans
admettre certains principes, empruntés au droit romain, qui^ s'ils
étaient appliqués, amèneraient infailliblement la. ruine de Tinstitur-
tion. Ainsi, d'après Tarticle 515, un msmbre de la communauté
peut donner en hypothèque sa. part indivise dans le bien commun
comme garantie d'une dette contractée par lui personnellemen'u, et
ainsi le créancier peut se faire payer sur cette part. Cet article est
en contradiction complète avec la. coutume traditionnelle et avec
les articles précédens du même code, qui consacrent rindivisibllité
du domûne patrimonial (1).
Dans la Bosnie» dans la Bulgarie et dans le Monténégro, la cou-
tume nationale n!a pas été réglée par la loi, mais les populations
s*y sont montrées d'autant, plus attachées qu'elles ont été plus op-
primées*. Les hommes s'associent d'instinct pour résister à ce qui
menace leur existence. Le groupe de la famille pouvait bien mieux
que llindividu isolé se défendre contre la rigueur de la domination
turque* Aussi est-ce. dans cette, partie de la région slave du sud que
les communautés de famille se sont le mieux conservées et qu'elles
forment encore la base de l'ordre social. En Dalmatie, Venise avait
tiré parti de cette organisation agraire pour établir dans les cam-
pagnes une milice, destinée à. repousser les incursions des Turcs.
Quand la France occupa le. littoral iUyrien, à la suite du traité de
Vienne de 1809, les prioûipes du code civil fuirent introduits daas
ce pays, et la légalité du régime des communautés cessa d'ôtre re-
connue* Celles-ci n'eu continuèrent pas moins à subsister, et dans
l'intérieur du pays elles ont duré jusqu'à nos jours, en dehors de
la. protection des lois, tant, cette coutume a de profondes racines
dans les mœurs nationaJes. Aux environs des villes, la mobilité des
evstences a an alTaiblir l'antique esprit de famille. Beaucoup de com-
munautés se sont dissoutes, les biens ont été partagés et vendus,
et les aoûicais sociétali*es so^t devenus des fermiers ou des prdé-
(1) D*a{yrès rarticlo 508, «les biens et ravoir de la communauté apparticnnenlnon
à au des membres en particulier, mais à tous ensemble. » D'après l'articlo 510, a au-
cun des membres de la famille ne peut ni vendre ni engager pour dette riea de ce qui
appartient à la coounuaaaté sans Is consentement de tous les homme» majeu:-s. » —
« La mort du. chef de la famille, porto TarUole 516, ou celle de tout autre membre* ne
changrî point la situation, et ne modifie aucunement les relations qui résultent à^ la
possession en commun du patrimoine qui appartient à tous, n — « Les droits et les
devoirs d'an membre de la communauté sont les mêmes, quel que soit le degré de
parentô, oa même si, étant étranger, il a été admis dans Tassociation du consentement
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hS REVUE DES DEUX MONDES.
taires. On cite cependant, même dans les villes, de grandes et ri-
ches familles qui vivent sous le régime de la communauté [zadruga).
Par exemple, dans l'Ile de Lussin piccolo, la famille Vidolitch se
composait de plus de cinquante membres; elle faisait de grandes
affaires de négoce et de transport maritime. C'est un type curieux
de l'ancienne communauté agraire transportée dans un milieu com-
plètement différent.
Bans les provinces slaves de la Hongrie, après 18&S, un esprit
d'indépendancç et de mouvement s'empara de la population tout
entière, et amena la dissolution de beaucoup de communautés. Les
jeunes ménages voulaient vivre isolés et indépendans , et récla-
maient le partage, auquel les lois ne mettaient point obstable. Le
patrimoine commun était morcelé, et il se forma ainsi une classe de
petits cultivateurs dont la condition fut d'abord assez malheureuse.
Le pays n'était ni assez riche ni assez peuplé pour que la petite
culture intensive de la Lombardie ou de la Flandre pût y réussir.
L'Autriche traversait une période de crises; les contributions étaient
subitement presque doublées, et le recrutement enlevait les jeunes
hommes valides. Beaucoup de ces petits cultivateurs isolés furent
obligés de vendre leurs parcelles de terre et de gagner leur salabre
comme journaliers. Pour mettre fin à un morcellement qui allait,
craignait-on, ruiner les campagnes, on crut devoir décider qu'en
cas de partage la ferme appartiendrait à l'alné, et on fixa en même
temps un minimum au-dessous duquel on ne pouvait point diviser
les lots de terre arable. La construction des chemins de fer, l'ex-
tension sans cesse croissante des relations commerciales, les idées
nouvelles qui pénètrent dans les campagnes, en un mot toutes les
influences de la civilisation occidentale contribuent à détruire les
communautés de familles en Croatie, en Slavonie et dans la Yoivo-
die. Elles continuent à subsister dans les Confins, parce que la loi
en fait la base de l'organisation militaire, et au sud du Banube,
parce que dans ces régions écartées elles sont en rapport avec les
sentimens et les idées de Tépoque patriarcale, qui y sont encore
en pleine vigueur.
Les hommes les plus éminens parmi les Slaves méridionaux,
comme le ban Jellatchich, l'archevêque d'Agram, Haulik, et Stross-
mayer, l'éloquent évêque de Biakovàr, ont vanté les avantages du
régime agraire de leur pays. Ces avantages sont réels. Ce régime
ne s'oppose pas aux améliorations permanentes et à l'emploi du
capital, comme la communauté de village avec partage périodique.
Chaque famille a son patrimoine héréditaire, qu'elle a autant d'in-
térêt que le propriétaire isolé à rendre productif. Grâce à ce sys-
tème, tout cultivateur prend part à la propriété du sol. Chacun
peut se vanter, comme (Usent les Croates, d'être domovit et imovii.
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DES FORMES PRIMITIFES DE LA PROPRIETE* A9
c*est-à'dire d'avoir à lui sa demeure et son champ. Les lois an-
gladses ont pour résultat d'enlever la propriété foncière des mains
de ceux qui la cultivent pour l'accumuler en immenses latifundia
au profit d'un petit nombre de familles d'une opulence royale. Les
lois françaises au contraire ont pour but, par le partage égal des
successions, de faire arriver le grand nombre à la possession du
sol; mais ce résultat n'est atteint que par un morcellement excessif
qui fréquemment découpe les champs en languettes presque inex-
ploitables, et qui s'oppose ainsi à un système rationnel de culture.
Les lois serbes, en maintenant les communautés de familles, font
de tout homme le co-propriétaire. de la terre qu'il fait valoir, et
conservent aux exploitations l'étendue qu'elles doivent avoir. Grâce
à l'association , on réunit les avantages de la grande culture et de
la petite propriété : on peut cultiver avec les instrumens aratoires
et les assolemens en usage dans les grandes fermes, et en même
temps les produits se répartissent entre les travailleurs comme dans
les pays où le sol est morcelé entre une foule de petits propriétaires.
Les charges sociales et les accidens de la vie sont bien moins ac-
cablans pour une association de familles que pour un ménage
isolé. L'un des hommes est-il appelé à l'armée, atteint d'une mala-
die grave ou momentanément empêché de travailler, les autres
font sa besogne, et la communauté pourvoit à ses besoins, à charge
de revanche. Que par une cause quelconque l'individu isolé ne
poisse gagner son pain quotidien, et le voilà, lui et les siens, ré-
duits à vivre de la charité publique. Chez les Slaves méridionaux,
avec le système de la zadruga, il ne faut ni bureaux de bienfai-
sance comme sur le continent, ni taxe des pauvres comme en An-
gleterre. Les liens et les devoirs de la famille remplacent la charité
officielle. Le travail ici n'est pas une marchandise qui, comme
toutes les autres, se présente sur le marché pour y subir la loi par-
fois très dure de l'offre et de la demande. Très peu de bras cher-
chent de l'emploi, car il n'y a presque point de salariés. Chacun est
co-propriétaire d'une partie du sol, et s'occupe ainsi à faire valoir
Son propre fonds. Il n'y a par suite ni paupérisme endémique, ni
même misère accidentelle.
Les associations de familles permettent aussi d'appliquer à l'agri-
caltore la division du travail, d'où résulte une économie de temps
et de forces. Dans trois ménages isolés, il faut trois femmes pour
veiller aux soins domestiques, trois hommes pour aller au marché
vendre et acheter les produits, trois enfans pour garder le bétail.
Que ces trois ménages s'unissent sous forme de zadruga^ une femme,
an homme, un enfant suflSira, et les autres pourront se livrer à des
travaux productifs. Les associés travailleront aussi avec plus d'ar-
I CL — 1873. 4
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50 BSTUl DBS MUX MONDES.
deiir et d'attention que des valets de ferme salariés, car ils seront
soat^us par l'intérêt individuel, puisqu'ils participent directement
ans produits de leur labeur.
La réunion dans les mêmes mains du capital et du travsâl, que
l'on s'efforce de réaliser dans l'Occident par les sociétés coopéra-
tires, se trouve ici complètement en vigueur, avec cet avantage que
le fondement de raâsociation est non pas l'intérêt seul, mais l'affec-
tion et la confiance que créent les liens du sang. Les sociétés coopé-
ratives de production n'ont eu jusqu'à présent, sauf de rares ex-
ceptions, qu'une existence éphémère^ tandis que les communautés
de famille, qui ne sont autre chose que des sociétés de production
Impliquées à Texploitatian de la terre, existent depuis un temps
inunémorial, et sont le véritable fondement de l'existence économi-
que d'un groupe puissant de populations pleines de vigueur et d*a-
veair*
Le nombre des crimes et des délits est moindre chez les Slaves
méridionaux que dans les autres provinces de l'empire hongro-au-
trichien, et cela semble provenir de l'influence favorable qu'exerce
l'organisation agraire des zadrugas. Deux causes contribuent à ce
résultat* D'abord presque tout le monde a de quoi satisfaire à ses
besoins essentiels, et cette grande source de méfaits, là misère,
n'apporte qu'un assez faiUe centingeat aux tables de la criminalité.
En second lien, les individus vivent, au sein d'une famille nom-
breuse, sous le regard des leurs; ils sont contenus par cette sur-
v^aace involontaire de tous les instans; ils <Hit d'ailleurs une cer-
taine dignité à conserver, ils ont une position, un nom, comme les
nobles des pays occidentaux, et on peut leur appliquer aussi le pro-'
verbe : noblesse oblige. Il parait évident que cette vie de famille doit
ex^cer une action moralisante. Elle développe la sociabilité. Le
s<nr à la veillée, le jour au travail et aux repas, tous les membres
de la famille sont réunis. dans la grande chambre commune, ils
causent, ils se communiquent leurs idées; l'un ou l'autre chante ou
raconte une légende. Il s'ensuit qu'il ne leur faut pas aller au ca-
baret pour chercher des distractions, comme le fait l'individu isolé,
qui se dérobe ainsi à la monotonie et au silence du foyer.
Dans ces communautés de familles, l'attachement aux traditions
aadennes se transmet de génération en génération; elles sont un
puissant élément de conservation pour Tordre social. On sait la
force extraordinaire que la gens a communiquée à la république ro-
maine. Comme le dit M. Mommsen, la grandeur de Rome s'est éle-
vée sur la base solide de ses familles de paysans propriétaires. Tant
que la terre est aux mains des communautés de familles, nulle ré-
volution sociale n'est à redouter, car il n'existe aucun ferment de
bouIevei|ement.
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DES FOBJIfli PinUTITIS DB LA FBOPRiiTS. 51
Ces assocâationfl ont également nm rôle très utile dans l'orga-
BisatîMi politique. Elles sont Tintermédiaire entre Tindlvidu et la
comminie, et servent ainsi cTinîtiation à la pratique du gouverne-
ment local. L'admimstration de la zmiruga ressemble en petit à
celle d'une commune ou d'une société anonyme* Le goêpodar rem-
plin des fiondioDS sembhUes à celles d'un directeur : il rend compte
de sa gestion aux siens, qui délibèrent et discutent. C'est comme un
mdîffient du régime pailemeiitairs qui prépare à la pratique des
libertés pal^iqnes. Si la Serbie, à peine émancipée, s'accommode
ai admirablement d'im régime presque républicain et d'un système
de 9€lf-gavemmenî que supporteraient cBfficilement bien des états
ocdkfentaax, cela provient die ce qoe les Serbes ont fait au sein des
communautés l'apprentissage des qualités nécessaires pour vivre
libres et se gouverner eux-mêmes.
La vie commune dans la zadruga a encore pour effet de dévelop^
per certaines vertus de l'homme privé, l'affection entre parons, le
support mutuel, la discipline volontaire, l'habitude d'agir ensemble
pour un même but. On a dit que la famille n'était plus qu'un
moyen d'hériter. 11 est certain que la succession, suite ordinaire de
la perte d'un parent, évâlle de mauvais aentimens que le théâtre,
le roman et la peiartnre ont souvent mis en relief. Dans la zadruga y
on n'hérile pas. Cbaooft ayant df^ perscmndlement à une part du
prodmt, la cupidité n'est pas en lutte ooBtre l'affection « familiale, »
et à la douleur que cause la mort d'un père ou d'un oncle ne vient
pttnt se mêler l'idée d'un héritage à recueillir. La poursuite de l'ar-
geM n'enfièvre pas les âmes, et il y a plus d( place pour les senti-
mens naturels.
Ai- je trop Tante les mérites des communautés de ûtmilles, tracé
UB tableau flatté de l'enstence patriarcale qu'on y mène? Je ne le
crois pas. Il suffit de visiter les pays daves situés au sud du Danube
pour retrouver exactement l'organisation sociale que je viens de
décrire. Et pourtant cette oiiganisation, malgré tous ses avantages,
tombe en ruines et disparaît partout où elle entre en contact avec
les idées modernes. Cela vient de oe que ces institutions conviennent
à l'état statioimaire des sociétés primitives; mais elles résistent dif-
ficHeasent aux conditions d'une aadété en progrès, où les hommes
veulent améliorer à la fois leur sort et l'organisation politique et so*
dale dans laquelle ils vivent. Cette sotf de s'élever et de jouir tou-
jours davantage qui agite l'homme moderne est incompatible avec
l'existence des associations de familles, où la destinée de chacun est
fixée et ne peut guère être différente de celle des autres hommes.
Une fois le désir de s^enrichir éveillé, l'homme ne peut plus sup<*
porter le joug de la xmdmgay quelque léger qu'il soit; il veut se
mouvoir, agir, entreprendre à ses risques et périls. Tant que rè-
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52 REVUE DES DEUX MONDES.
gnent le désintéressement, l'affection fraternelle, l'obéissance au
chef de famille, la tolérance des défauts respectifs, la vie commune
est possible et agréable même pour les femmes; mais, quand ces
sentimens ont disparu, la cohabitation devient un supplice, et cha-
que ménage cherche à posséder sa demeure indépendante pour s'y
soustraire à la vie collective; les avantages de la zadruga^ quels
qu'ils soient, ne sont plus comptés pour rien. Vivre à sa guise, tra-
vailler pour soi seul, boire dans son verre, voilà ce que chacun
cherche avant tout. Sans la foi, les communautés religieuses ne
pourraient durer. De même, si le sentiment de famille s'affaiblit, les
zadrugas doivent disparaître. Je ne sais si les peuples qui ont vécu
paisibles à l'abri de ces institutions patriarcales arriveront un jour à
une destinée plus brillante ou plus heureuse; mais ce qui parait
inévitable, c'est qu'ils voudront, comme l'Adam du Paradis perdu,
entrer dans une carrière nouvelle, et goûter le charme de la vie in-
dépendante malgré ses responsabilités et ses périls.
II.
Les chroniques, les chartes, les cartulaires des abbayes, les cou-
tumes, nous montrent qu'il existait au moyen âge, en France, dans
toutes les provinces, des communautés de familles exactement sem-
blables à celles qu'on rencontre encore aujourd'hui chez les Slaves
méridionaux. Ce n'est qu'à partir du xv« siècle que nous trouvons
des détails circonstanciés sur ces institutions; mais, comme le dit
M. Dareste de La Charnue, il n'y a pas dans l'histoire de la France
un seul moment où quelque texte ne révèle sur un point ou sur un
autre l'existence de ces communautés. Les documens manquent
pour nous apprendre comment elles se sont formées, et les opi-
nions varient à cet égard. M. Doniol soutient, dans son Histoire des
classes rurales en France, qu'elles ont été « créées tout d'une pièce
comme la corrélative du fief, » et il ajoute que a cette interpréta-
tion est celle qu'ont donnée la plupart des auteurs chez qui l'étude
du droit a eu pour lumière la connaissance de l'histoire, )) notam-
ment M. Troplong dans son livre sur le Louage. H. Eugène Bon-
nemère, qui s'est beaucoup occupé de ces communautés dans son
Histoire des paysans, est d'avis qu'elles se sont développées sous
l'influence des idées chrétiennes et sur le modèle des communautés
religieuses. « Sous l'inspiration de leur faiblesse et de leur déses-
poir, dit-il, les serfs se groupèrent, à l'imitation des moutiers,
s'associèrent, et arrivèrent à la possession du sol , non plus in-
dividuellement et isolés, mais rapprochés en agrégations de fa-
milles. » Ces explications sont manifestement erronées. Elles re-
posent sur les témoignages des commentateurs de coutumes du
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DES FORMES PRIMITIVES DE lA PROPRIETE. 53
vr et du XTi* siècle, qui ont parlé les premiers de ces communautés
en France, mais qui ne soupçonnaient pas l'antiquité reculée de ces
institutions primitives. Ce n'est point dans les circonstances parti-
culières à la France et au moyen âge qu'il faut chercher l'origine
de ces associations, qu'on retrouve chez tous les peuples slaves,
chez les Hindous, chez les Sémites, et qui remontent aux premières
formes de la civilisation. Déjà, quand tout le territoire appartenait
encore en commun au village, les lots en étaient répartis périodi-
quement non entre les individus, mais entre les groupes de familles,
comme cela a lieu aujourd'hui en Russie et comme, suivant César,
cela avait lieu chez les Germains. « Nul, dit-il, n'a de terres en
propre, mais les magistrats et les chefs les distribuent chaque
année entre les u clans » et entre les familles vivant en société
commune (1). » Ces cognationes hominum qui una coierunt sont ma-
nifestement les associations de familles semblables à celles de la
Serbie. Comme le partage primitif avait lieu entre les familles asso-
ciées, il arriva tout naturellement que, quand ce partage fut tombé
en désuétude, les associations se trouvèrent en possession du sol,
et elles continuèrent à subsister obscurément, résistant à tous les
bouleversemens, jusqu'à ce qu'elles eussent attiré l'attention des
juristes vers la fin du moyen âge (2).
Toutefois il est certain que les conditions du régime féodal favo-
risèrent singulièrement la conservation ou l'établissement des coni-
munautés, parce qu'elles étaient dans l'intérêt des paysans et des
seigneurs. La succession n'existait point pour les serfs mainmor-
tables, dont la propriété à chaque décès retournait au seigneur.
Lorsqu'au contraire ils*vivaient en commun, ils héritaient les uns
des autres, ou plutôt aucune succession ne s'ouvrait; la commu-
nauté continuait à posséder sans interruption en sa qualité de per-
sonne civile perpétuelle, u Assez généralement, dit Le Fèvre de
La Planche, le seigneur se jugeait héritier de tous ceux qui mou-
raient : il jugeait ses sujets serfs et mortaillables; il leur permettait
seulement les sociétés ou communautés. Quand ils étaient ainsi en
communauté, ils se succédaient les uns aux autres plutôt par droit
d'accroissement ou jure non decrescendi qu'à titre héréditaire, et
le seigneur ne recueillait la mainmorte qu'après le décès de celui
(1) Ce texte est û important que nous croyons devoir le reproduire ici : « Nec quis-
qoaai agri modum certum aut fines habet proprios, sed magistratus ac principes in
aooot singules gentibus cognationibusque hominum qui una coierunt, quantum iis
et quo loco yisum est, agri attribuunt atque anno post alio transira cogunt. »
(3) Avant cette époque, on saisit d^à de temps en temps des traces de Texistence
des communautés. Ainsi nous voyons, dans le Polyptique d*!rminon, sur les domaines
de l'ibbaye de Saint*Germain-des-Prés, une association de trois familles de colons cul-
tiuot dix-sept bonniers de terre; seulement ce sont les commentateurs du droit cou-
tofflier qui les premiers ont donné à ce sujet des détails précis.
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5& ItfiTUE DEB DEUX IfOHOES.
qni restait le dersicor de la commanauté. » Cest donc seulemeiit aa
sein de Tassociation que la famille serve arrivait à la propriété, et
trouvait le moyen d'améliorersa conditioa en accumulant un c^-
tain capital. Grâce à la coopération» elle acquérait assez de force et
de consistance pour résister à l'oppression et aux guerres inces-
santes de l'époque féodale. D'autre part, les seigneurs trouvaient
un grand avantage à avoir comme tenanciers des communautés plu-
tôt que des ménages isolés : elles offraient bien plus de garanties
pour le paiement des redevances et pour l'exécution des corvées.
Gomme tous les membres de l'association étaient solidaires, si l'uB
d'eux faisait défaut, les autres étaietit obligés de s'acquitter des près*
tations auxquelles il était tenu. C'est exactement le même principe,
la solidarité des travailleurs, qui a permis l'établissement des ban-
ques populaires auxquelles se rattache le nom de M. Schulze-De-
litsch. On ne peut escompter les promesses d'un artisan isolé parce
que les chances de perte sont trop grandes; mais associez un groupe
d'ouvriers, établissez entre eux une responsabilité collective ap-
puyée sur un capital que l'épargne aura constitué, et le papier de
l'association trouvera crédit aux meillenres conditions, parce qu'il
présentera pleine garantie. Les documens du temps nous montresit
partout les seigneurs favorisant rétablissen^nt ou le maintien des
communautés, u La raison, dit un ancien juriste, qui a fadt établir
la communion entre les mainmortables est que les terres de la sei-
gneurie sont mieux cultivées et les sujets plus en état de payer les
droits du seigneur quand ils vivent en commun que s'ils faisaient
autant de ménages. i> Souvent les seigneurs exigent, avant d'accor-
der certaines concessions, que les paysans se mettent en comma-
nauté. Ainsi, dans un acte de 1188, le comte de Champagne n'ac^
corde le maintien du droit de paccaiurs que a si les enfans habiteat
avec leur père et vivent à son pot » En 1545, le clergé et la no-
blesse font rendre un édit qui interdit aux cultivateurs sortant de la
mainmorte de devenir propriétaires de terres, s'ils ne s'y consti-
tuent pas en communauté. Jusqu'au xvn* siècle dans la Marche, les
propriétaires font de l'indivifion une cradition de leurs métayages
perpétuels (1).
L'organisation de ces 0)nuninuuntés reposait sur les mêmes prin-
cipes que la zadruga serbe. L'association exploitait une terre en
commun et habitait une même demeure. Cette demeure était vaste
ou composée de plusieurs bâtimens annexés, en face desquels s'é-
levaient les granges et les étables» Elle s'appelait cella^ celle, et ce
nom est resté sous différentes formes à une foule de villages, comme
(1) Powr les tooroes, noas remrojODi spécialement le lecteur «nx trois oatragn dé{à
cités de MjL Dtreste de La ChsTaone, Deniol et BOBBemère , ainsi qa'aux ttvi«& de
TroploDg sur le Louage et le ConUnU de iêàéti»
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DES FORMES FtmiTITES SE XA PEOPRIÉTÉ. &5
La Celle-Saut-Cload, Havrissel, Goarcelles, Yaucel. Les associés
étaient appelés compains, oompam^ parce qu'ils vivaient du même
pain, pariçormiersy parce que chacun prenait sa part du produit,
frart$ehenXy parce qu'ils vivaient comme frères et sœurs. La so-
ciété était nommée compagnie, coterie, fraternité, datmu f rater-
nitatis^ dit le Polyptique dC Irminon. Le plus ancien auteur qui fasse
connaître la constitution juridique des conuDunautés, Beaumanoir,
explique ainsi le nom qui les désignait souvent : u compagnie se
fait par notre coutume, par seulement manoir ensemble, à un padn
et i un pot, un an et un jour, puisque les meubles des uns et des
antres sont mêlés ensemble, a
La communauté était généralement reconnue comme existant de
iait quand les paysans babitaient la même maison et vivaient t au
méaie pot n pendant un an et un jour. Cest seulement assez tard et
pour éviter les procès naissant du partage, alors que l'institution
tendait déjà à disparaître, que quelques coutumes exigèrent un
contrat pour la mise en commun des immeubles. Certaines cou-
tumes n'admettent la communauté que quand « il y a lignage entre
les parsonniers. » C'était li évidemment la forme primitive de ces
associations agraires ; ce n'est que plus tard et sous l'influence du
régime féodal qu'il se constitua às communautés entre p^sonaes
qui ne descendaient pas d'un auteur commun. On appelait oommu-
aautés laisibUs celles qui s'établissaient tacitement, sans inven-
taire, et qui se continuaient indéfiniment entre les survivans. Comme
dans la tadruga slave, les associés cboi^ssaient un chef, le mayor,
maistre de cownmnauti ou chef du chanteau (du pain). C'est lui
qui distribuait la besogne, achetait ou vendait, administrait et gou-
vernait; il exerçait k pouvoir exécutif (1). Une femme était aussi
(1) Cn andtn Juriste da droit ooataxnidr, Guy Coqaille, décrit d'une façon nalye
«owomtt se fdnieiit les trarftui agricoles dans ces aasocîactloBs de paysans, c Selon
l'aacieB élabliafleiDeot du ménage des cbamps, plusieors perionnes doivent être aa-
seaiblte cn une famille pour démener un ménage qui es4 fort laborieux et OOA-
aiste en ploaieurs fonctions en ce pays de Nivernais, cpii do soi est de culture mal
aisée. Les uns servent pour labourer et pour toucher les bœufs, animaux tardifs,
et il fimt communément que les charrettes soient tirées de six bœufs, les autres
psor saener les Taches «t les Jeunes jomeiis ea champs, les autres pour mraer les
brebis et les moutons, les autres pour conduire les porcs. Ces familles, ainsi com*
postes de plusieurs persoanes, qui toutes sont employées selon leur âge, sexe et
moyeas, sont régies par ub seul, qui se nomme mattre de communauté, élu à cette
cfaaigs par les «uCres, lequel commande à to«s les autres, va aux affaires qui se pré-
sealMt daos les vUles, foires et aiHears, a pouvoir d'obliger ses parsonniers en
choses mobiliaires qui concernent le fut de la commuaauté, et hrf seul est nommé
tu rUea des taélttes et sobiides. Par ces argvmens, il se peut comprendre que ces
rwMBMaiités sont de vmies fieiraiUes «t oolWges qui par considération de rinteltoct
tau comme «b corps composé de plusieurs a«embres, bien que les membres soient
s^arés Fun de l'autre, mais par fraternité, amitié et liaison économique font un seul
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56 REYDE DES DEUX MONDES.
élue pour s'occuper de tous les soins domestiques et pour diriger le
ménage. C'était la mayorissa, qui figure déjà dans la loi salique et
dans l'ancien cartulaire de Saint-Père de Chartres. Les Français,
plus défians quQ les Slaves, ne permettaient pas que la mayorissa
fût la femme du mayor^ afin qu'ils ne pussent point s'entendre au
détriment de l'association. Quand les filles se mariaient, elles
avaient droit à une dot, mais elles ne pouvaient plus rien réclamer
de la communauté dont elles ^étaient sorties.
Tous les travaux agricoles s'çxécutaient pour le profit commun.
Cependant les ménages avaient parfois un petit pécule qu'ils pou-
vaient grossir par certains travaux industriels. La femme filait, le
mari tissait les étoffes de laine ou de chanvre, et ainsi le groupe
familial produisait lui-même tout ce dont il avait besoin. Il avait
peu de chose à vendre et à acheter. Cependant plus tard, quand
l'industrie se développa, les communautés n'y restèrent point étran-
gères; elles s'y livrèrent en appliquant la division du travail, mais
cependant au profit de tous. Legrand d'Aussy décrit, dans son
Voyage en Auvergne^ qui date de 1788, des communautés adon-
nées à la coutellerie. « Tous, dit-il, travaillent en commun pour la
chose publique, logés et nourris ensemble, habillés et entretenus
de la même manière et aux dépens du revenu général. Tout ce qui
leur sert, tout ce qu'ils portent, linge, meubles, habits, chaus-
sures, est fait par eux ou par leurs femmes. Faut-il construire un
bâtiment, couvrir un toit, fabriquer des instrumens d'agriculture,
des tonneaux de vendange, ils n'ont recours à personne. Eux seuls
remplissent les différens métiers qui leur sont nécessaires. »
Tous les auteurs contemporains qui ont parlé des communautés
disent qu'elles assuraient aux paysans l'aisance et le bonheur. Il
paraît que vers la fin du moyen âge, quand un certain ordre fut
établi dans la société féodale, le bien-être des classes rurales et
la production agricole étaient parvenus à un niveau beaucoup plus
élevé que sous la royauté centralisée du xvii* siècle (1). Les juristes
du droit coutumier affirment que, quand ces associations venaient à
se dissoudre, c'était la ruine pour ceux qui auparavant y avaient
vécu dans l'abondance. Ce qui prouve qu'elles devaient être en
rapport avec les nécessités sociales de l'époque, c'est que nous les
corps. Or, parce qae la yraie et certaine ruine de ces maisons de village est quand
eUes se partagent et se séparent, par les anciennes lois de ce pays tant dans les mé-
nages et familles de gens serfs que dans les ménages dont les héritages sont tenus à
bordelage, il a été constitué que ceux qui ne seraient point en la communauté ne suc-
céderaient aux autres, et qu'on ne leur succéderait aussi. »
(1) Cette phase curieuse de l'histoire économique de la France a été parfaitement
étudiée dans un mémoire de Thistorien belge Moke sur la Richesse et la population
de la France au quatorzième siècle. (Voyez les mémoires de TÂcadémie de Belgique,
t. XXX.)
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DES FORMES PRIMITIVES DE LA PROPRIETE. 57
retrouvons dans toutes les provinces, dans la Normandie, la Bre-
tagne, l'Anjou, le Poitou, l'Ângoumois , la Saintonge, la Touraine,
la Marche, le Nivernais, le Bourbonnais, les deux Bourgognes, l'Or-
léanais, ]e pays Cbartrain, la Champagne, la Picardie, le Dauphiné,
la Guyenne, à l'est et à l'ouest, au centre et au midi. «L'association
de tous les membres de la famille sous un même toit, sur un même
domaine, dit M. Troplong, pour mettre en commun leur travail et
leurs profits, est le fait général, caractéristique, depuis le midi de la
France jusqu'aux extrémités opposées. La géographie coutumière
en conserve les traces dans les provinces les plus opposées d'usages
et de mœurs.» On peut donc dire que, sous l'ancien régime, le tra-
vail agricole était exécuté dans toute la France par des associations
coopératives de paysans, exactement comme il Test encore aujour-
d'hui chez les Slaves méridionaux.
Quand et comment les communautés de familles ont-elles dis-
paru? On l'ignore. Les changemens profonds dans l'organisation
sociale des campagnes se sont toujours opérés insensiblement et
sans attirer l'attention des historiens. À partir du xvi^ siècle, les
juristes se montrent moins favorables et même plus tard hostiles au
régime de l'indivision. Dès que l'esprit de fraternité qui en faisait
la base venait à s'aiTaiblir, ce régime donnait lieu à beaucoup de
^f&cultés et de contestations, parce qu'il reposait sur la coutume et
non sur un acte écrit. Il rencontrait deux causes de ruine, l'une
dans Tesprit d'individualité qui caractérise les temps modernes.
Vautre dans ce goût de la clarté et de la précision en matière juri-
dique que les juristes contractaient dans l'étude du droit romain.
D'autre part, la disparition successive du servage et de la main-
morte enlevait à ces associations uue de leurs plus puissantes rai-
sons d'être. Tant que les serfs et les gens de mainmorte n'héritaient
que dans l'association familiale, ils ne pouvaient sortir du régime
de la propriété collective; mais, dès que les droits du seigneur se
bornaient à recevoir, sous la forme de diverses prestations, l'équi-
valent de la rente, les paysans pouvaient se laisser aller à cet esprit
d'individualisme qui les poussait à se rendre, par le partage, pro-
priétaires indépendans. Les progrès de l'industrie, l'amélioration
des routes et l'extension des échanges portèrent aussi les popula-
tions rurales à se mouvoir et à jeter les yeux au-dessus d'elles, et
ces aspirations nouvelles devaient être funestes à des institutions
faites pour abriter des cultivateurs soumis aux règles invariables
des antiques coutumes.
Les communautés de familles ont duré depuis les premiers temps
de la civilisation jusqu'à l'époque moderne. Quand le besoin de tout
changer, de tout améliorer , s'est emparé des hommes , elles ont
peu à peu disparu avec les autres traditions des époques anté-
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58 «BTUB MS BEDl HONDES.
rieures. Cependant an xvii^ et au i^ni* tiëcle, il existait encore
beaneoup de ces associations raraJies : les terriers et les Sitbts de
partage en font fréquemment mention; seulem^it on sent qu'elles
soulèvent une hostilité presque générale. Un rapport adressé à ras-
semblée provinciale du Berry de 1783, analysé par H. Dareste de La
Gbavanne (1), montre parfaitement comment les sentimens de la
personnalité égoïste devaient détruire une institution qui ne pou-
vait durer que par une mutuelle confiance et une fraternelle en-
tente. C'est seulement dans les provinces les plus isolées, dans le
Nivernais, l'Auvergne et le Bourbonnais, qu'il s*en est conservé
quelques vestiges jusque dans ces derniers temps.
M. Dupin atné a décrit une de ces communautés, qu'il avait visi-
tée vers 18A0 dans le département de la Nièvre. Les détails qu'il
donne sont si caractéristiques qu'il ne sera pas inutile de les repro-
duire ici. « Le groupe d'édiflces dont se composent les Gault est
situé sur un petit mamelon, à la tête d'une belle vallée de prés. La
maison principale d'habitation n'a rien de remarquable au dehors;
à l'intérieur, on trouve au rez-de-chaussée une vaste salle ayant i
chaque bout une grande cbendnée, dont le manteau a environ
9 pieds de développement, et ce n'est pas trop pour donner place i
une si nombreuse famille. L'existence de cette communauté date
d'un temps immémorial. Les titres, que le maître garde dans une
arche, remontent au-delà de 1500, et ils parlent de la communauté
comme d'une chose déjà ancienne. La possession de ce coin de terre
s'est msûntenue dans la famille des Gault, et avec le temps elle s'est
successivement accrue par le travail et l'économie de ses membres;
au point de constituer, par Ik réunion de toutes les acquisitions, un
domaine de plus de 200,000 francs, et cela malgré les dots payées
aux femmes qui avaient passé par mariage dans des familles étran-
(1) La rapporteur, qui tait le procès aux communaotés, affirme qaa les asaociéft ne
visaient qu'à le tromper rédproquemeat au profit 4e leur intérêt iadividueU « On yoit,
disait-il, un des associés acheter pour son compte et placer du bétail, pendant que le
maître de la communauté n'a pas d'argent pour remplacer un bœuf mort ou tatropié.
Aucun des communiera ne met en éridence Us profits particuliers qu'il fait, ancun
n'achète d'immeubles, et oè ils oai des mchee et des bètes à laine, il aufilt qu'Us
▼oient les afbires oommuaes dans le délabremest pour qu'ils cachent leurs alfeu mo-
biliers. • Le rapportaor ajoute que, chacun voulant profiter des aTantagea de Tassod»-
tlon sans prendre sa part des charges, il en résulte qu'avec beaucoup de bras il s'y
fait très peu d'ouvrage. En outre le chef de Tassociation administrait et ne travaillait
pas. Les autres associés, n'ayant à gérer aucun intérêt, demeuraient plongés dans llgno-
rance et dans l'ioertie. — Le tableau est probablement quelque peu assombri, mais il
révèle en tout caa deoi ùMa certains, l'opposition que rencontrait l'existence des com-
munautés et Teaprit individualiste qui devait en amener la ruine. Les mêmes causes
agissent de la même façon aujourd'hui ches les Slaves méridionaux. L'évolution éco-
nomique est partout fort semblable, même dans des pays très éloignés et très dliSé-
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DES FORMES niHITITCS M tk FBOPRIETÉ. 50
gèares (1)^ » Plus loin, dans la commune de Pr^rcfaé, M. Dapin
trouTa les traces d'une communauté autrefois très florissante et
tEès nombreuse, celle des €ariots; mais depu» la révolution elle
avait opéré le partage, et la plupart des partçonniers étaient tom-
bés dans la misère. Les grandes chambres avaient été divisées; la
grande cheminée avait été partagée en deux par un mur de refend.
Les habitations isolées étaient chétives, malpropres. Les habitans
étaient mal vêtus et avaient un aspect sauvage, a A Gault, dit
tf. Dupin, c'était l'aisance, la galté, la santé; aux Gariots, c'était
la tristesse et la pauvreté. »
M. Emile Souvestre, dans son livre sur le Finistère, signale l'exis-
tence des comnounautés agraires en Bretagne. Il dit qu'il n'est pas
rare d'y trouver des fermes exploitées par plusieurs familles asso-
cia en camortisey et il constate qu'elles vivent en paix et pro-
spèrent, quoiqu'aucune stipulation écrite ne détermine l'apport et
les droits des associés. D'après la notice de M. l'abbé Delalande,
dans les ilots d'Hcadic et d'Houat, situés non loin de fielle-lie-en-
Mer, les habitans vivrat en communauté. La terre n'est point di-
visée en propriétés privées. Tous travaillent dans l'intéi^èt général
et vivent des fruits de l'industrie collective. Le curé est le chef de
(I) Mi DapIn expoie très daixomeat les c&iActèrai jDricUqaM de ces iiistîtixiians,
c Les faadê de la comimaiiaiijté ae composent : 1* des biQtm aBcisna, 2<» des acquisitions
faites ponr le compte commun avec les économies, 3» des bestiaox et meubles de
toute nature, 4® de la caisse commune. En outre chacun a son pécule, composé de la
dot de sa femme et des biens qu*elle a recueillis de la succession de sa mère, on qoi
lui sooe «dfenos par don on legs. La eoBimnnauté ne compte parmi ses membres tP-
iecti£i que les mâles ; onz seuls feni tftte daaa la cemmunanté. Lorapie les filles se
aarient, on les dote en argent comptant. Ces dota, qui étaient fort peu de cbose à
TarigiDe, se sent élevées dans ces derniers temps Jusqu'à la somme de i,3&0 francs.
Moyennant ces dots une fols payées, elles n*ont plus rien à prétendre, ni elles ni
leim deseendans, dans les biens de la communauté. Quant aux femmes du dehors
qui épousent l'un des membres de la communauté, leurs dots ne sV confondent point,
par le laolif qa*on ne yeut pae qu'elles acquîèroat un droit personneL Tout homme
qd menrt ne transmet rien à personne. C'est une tftte de moins dana la communauté,
qui demeure aux autres en entier non à titre de succession de la part qu'y avait le
d&mt, mais par droit de non décroissement; c'est la condition originaire et fonder
mentale de l'association. Si le défunt laisse des enfans, ou ce sont des garçons, et ils
deiîennettt membres de la communauté, où chaenn d'eux fait tête non à titfe hérédU
tafaa, car le pèce ne leur a rien traasmia, mais par le seul fait qu'ils sont nés dans la
eonunonaoté et à son profit, ^ ou ce sont des fiUes, et elles n'ont droit qu'à une dot. On
▼oit quel est le caractère propre et distinctif de ces communautés. II n'en est pas
csnme des sociétés conventionnelles ordinaires, où la mort de l'un des associés em-
porte la dissolation de la société, parce qu'on y (lût ordinairement cboii de l'industrie
^ capacité des personnes. Ces anciennes <fommunautés ont un autre caractère : elles
eosititaeac mie eapèce de eoi^, de collège, une personne dvUe, comme un couvent
oa vm boorgade qni se perpétue par la subslitntion des personnes sans quil en r^
■site d'altération dana l'existence même de la corporation, dans sa manière d'être et
daos le gouvernement des choses qui lui appartiennent. »
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60 REVUS DES DEUX MONDES.
la communauté; mais en cas de résolutions ifnportantes il est assisté
d'un conseil composé des douze vieillards les plus considérés. Ce
régime, s* il est bien décrit, présente une des formes les plus ar*
chaïques de la communauté agraire. En 1860, la commission pour
la prime d'honneur de l'agriculture dans le Jura a été frappée d'un
fait que le rapporteur a pris soin de faire ressortir (1) : presque
toutes les fermes sont dirigées par un groupe de ménages, de mœurs
patriarcales, vivant et travaillant en commun. — Il reste donc en-
core par-ci par-là quelques traces de ces anciennes .communautés
qui ont abrité pendant tant de siècles l'existence des populations
agricoles; mais, comme ces représentans de la faune primitive qui
sont sur le point de disparaître, c'est dans les endroits les plus
sauvages et les plus écartés qu'il faut aller les chercher. On ne peut
se défendre d'un sentiment de regret en songeant à la ruine com-
plète de ces institutions qu'inspirait un esprit de fraternité et d'en-
tente mutuelle aujourd'hui inconnu. Elles ont jadis protégé le serf
• contre les rigueurs de la féodalité, et, fait non moins important,
elles ont présidé à la naissance de la petite propriété, qui caracté-
rise la condition agraire de la France.
Nous avons vu qu'en Angleterre la noblesse avait profité de sa su-
prématie dans l'état pour constituer des latifundia aux dépens des
petites exploitations, qu'elle s'est annexées peu à peu en rendant
leur existence de plus en plus difficile. D'où vient qu'en France, où
la noblesse était armée de privilèges bien plus excessifs qu'en An-
gleterre, et où les paysans étaient beaucoup plus dénués de droits
et plus écrasés, ime évolution économique semblable ne se soit pas
produite? Gomment, même sous l'ancien régime, la petite propriété
a-t-elle fait des progrès dans le pays où tout lui était contraire, et
a-t- elle disparu dans celui où la liberté politique semblait devoir
lui donner une garantie complète? Je n'ai point encore rencontré
d'explication de ce contraste si frappant que présentent les deux
contrées voisines. La cause principale de ce fait me parait être que
les communautés agraires se sont conservées en France jusqu'au
XVIII* siècle, tandis qu'elles ont disparu en Angleterre de très bonne
heure. Tant qu'elles ont existé, elles ont fait obstacle à l'extension
du domaine seigneurial, d'abord parce qu'elles avaient une exis-
tence assurée et une durée permanente, ensuite parce que la col-
lectivité leur donnait une grande force de cohésion et de résistance,
enfin parce que leur propriété était pour ainsi dire inaliénable, et
se trouvait à l'abri des morcellemens et des vicissitudes des par-
(1) J*emprunte cette mention à un petit livre, la Commune agricole, où M. E. Bon-
nemère.a réuni un grand nombre de faits curieux sur les conununaatéi de familles.
Voyez aussi, dans la Revue du 15 avril 1872, l'étude de M. Baudrillart sur la familh
en France.
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DES FORJfES PRIMITIVES DE LA PROPRIETE. 61
tages de succession et des ventes. Ces associations ont traversé
tout le moyen âge sans changemens notables, comme les couvens,
parce qu'elles avaient une constitution semblable : étant des cor-
porations, elles en ont eu la pei-pétuité. Quand les paysans sont
sortis des communautés et ont créé par le partage la petite pro-
priété rurale, la noblesse avait perdu toute force d'extension, et déjà
approchait la révolution, qui allait anéantir ses privilèges et donner
pleine garantie aux droits des cultivateurs. Entre le moment où l^s
communiers se sont transformés en petits propriétaires et celui où
le code civil est venu les émanciper complètement, l'aristocratie
féodale, affaiblie déjà, n'a pas eu le temps d'user de sa supréma-
tie et de sa richesse pour agrandir ses domaines. En Angleten-e au
contraire, les communautés ayant cessé d'exister à une époque où
la noblesse était encore toute-puissante, les petits propriétaires-
cultivateurs, se trouvant isolés, n'ont point su défendre leurs droits,
et leurs terres ont été successivement absorbées par le lord of the
manor. Les populations rurales sont donc arrivées trop tôt à la pro-
priété privée, et ainsi les latifundia ont pu se constituer à leurs dé-
pens. Si la propriété collective s'était maintenue plus longtemps, les
associations rurales auraient, en disparaissant, laissé à leur place,
comme en France, une nation de propriétaires. Chose étrange, c'est
parce que l'Angleterre est arrivée plus tôt que les autres pays à
sortir de l'organisation agraire des temps primitifs que la noblesse
féodale a pu s'y perpétuer, et c'est l'établissement trop hâtif du
régime moderne qui a empêché une démocratie rurale de s'y con-
stituer comme en France.
le régime des communautés familiales a été aussi très général
autrefois en Italie. Il en subsiste encore des traces nombreuses dans
différentes provinces. M. Jacini, dans son excellent livre sur la Lom-
bardie, a décrit celles qu'on rencontre dans la région des collines de
ce pays. Elles s'y combinent avec le métayage, dont elles facilitent
la pratique. Le propriétaire aime mieux avoir pour tenanciers des
cultivateurs associés que des ménages isolés. L'association, on l'a
dit, a plus de ressources et présente plus de garanties pour le paie-
ment des redevances en nature et pour l'exécution fidèle du con-
trat : elle est plus capable de diriger une culture étendue, de résister
aux pertes des mauvaises années et à tous les accidens inséparables
d'une entreprise agricole. Les communautés jouissent en général
d'une aisance relativement grande, et se distinguent par ce que l'on
appelle les vertus patriarcales. Ces associations se composent habi-
tuellement de quatre ou cinq ménages qui vivent en commun dans
de grands bâtîmens de ferme. Elles reconnaissent l'autorité d'un
chef nommé reggitore et d'une femme de ménage, la massara. Le
reggitore règle les travaux, vend et achète, place les épargnes,
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02 B£VU£ D£S DEUX MOimES.
mais non sans consulter ses aessociés. La masiora s'occupe de tous
les soins domestiques. Le chef des étables se nomme hifolco; c'est
lui qui dirige prinôpalement les labours. Le goût de Tindépen-
dance, le désir de s'enrichir, Tesprit moderne en un mot, minent
ici, comme aux bords du Danube et autrefois en France, ces anti-
ques institutions. M. Jacîni a parfmtement analysé les difiërens sen-
timens qui vont en amener la complète disparition. Les hommes
commencent i dire : a Pourquoi resterions- nous arec tous les
nôtres sous l'antmltë d'un mattre? Il vaut bien mieux que chacun
travaille et pense pour soi. « Les bénéfices résultant du travail in*
dnstriel formant un pécule particoliar, les associés sont tentés de
grossir celui-ci au détriment du revenu commun, et ainsi les dis-
sensions et les querelles d'intérêt troublent l'entente fraternelle.
Les femmes surtout excitent, paralt*il, l'iasubordinalîon des maris.
L'autorité de la massara leur est à charge; elles éprouvent le besoin
d'avoir un ménage i elles. Chacun voit bien les avantages de l'as-
sociation patriarcale, le vivre et le couvert plus assurés, les mar*
ladies mieux supportées et moms ruineuses, les travaux agricoles
plus facilement exécutés, et malgré cela le désir de vivre indépen-
dant l'emporte; on sort de la comnmnauté.
Aujourd'hui il semble qu'on vemlle reconstituer les anciennes
communautés agraires sous une forme nouvelle. En Angleterre, plu-
âeurs exploitations agricoles ont été établies sur le principe coopé-
ratif. L*une des plus anciennes est celle de Balahine, en Irlande,
établie en 1S30 par un disdple d'Owen, John Scott Yandeleur. Elle
donnait, paratt-il, les meilleurs résultats, tant au point de vue
économique que moral (1), lorsque l'expérience prit fin tout à coup
par la faite de Yandeleur, qui s'était ruiné complètement au jeu.
Le rapport du révérend James Fraser, aujourd'hui évéque de Man-
chester, commissaire du gouvernement dans l'enquête sur l'emploi
des femmes et des enfans dans l'agriculture, fait connaître deux
sociétés agricoles coopératives qui semblent réussir parfaitement.
Elles ont été établies sur les terres et par le concours de M. J. Gur-
don, d'Assington-HalI, près de Sudbury, dans le Suflbik. La pre-
mière remonte à 1830. Elle s'est constituée sous Tinspiradon de
M. Gurdon par l'association de 15 simples ouvriers des champs, qui
versèrent chacun 8 liv. sterl., et à qui le propriétaire en prêta &00,
Aujourd'hui ils ont porté l'exploitation de 60 à 130 acres; ils ont
restitué la somme prêtée, et chaqoe part vaut environ 50 livres, ce
qui représente plus de 16 fois la mise primitive. L'un des coopéra-
teurs, élu par ses associés, dirige l'exploitation avec le concours de
(1) Voyez le livre de H. William Pare, Coopérative agrictdtur$. U contient des dé-
tails intëressans; mais lenteur, sédait par Tattrait de ses propres utopies, pourrait
bien &Toir m les choMt trop en beM.
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DES FORM£S PRIHITIVCS Bfi LA PROPRIETE. 6S
quatre commissaires. Les associés peuvent vendre leur part; ce-
pendant il faut le consentement du propriétaire et de l'association
pour que la vente soit définitive et le nouvel associé admis. La se-
conde société a été fondée en 185& dans les mômes conditions» et
avec le même succès. M. Gurdon a également fait une avance de
&00 livres sterling, qui lui ont été remboursées* L'exploitation s'est
successivement agrandie ; elle s'étend aujourd'hui sur 212 acres,
dont le fermage s'élève k 325 livres (environ 8,000 fr.)* Les parts
primitives, sur lesquelles 3 liv. 10 ahill. ont été versés, valent main-
tenant plus de 30 livres» M. Fraser n'hésite pas à vanter les avan-
tages du système, et un autre écrivain, qui a visité également les
Assington coopérative agricuUural oêsociaiions, a confirmé dans le
PaUnmall gazette du k juin 1870 l'exactitude des faits rapportés
par H. Fraser. Le célèbre économiste allemand von Tbunen avait
introduit après i8&8, sur sa terre de Tellow, dans le Mecklembourg,
le système de la participation aux bénéfices en faveur de ses ou-
vriers agricoles. D'après les indications fournies par le docteur
Brentano du bureau de statistique de Berlin, l'expérience, qui se
poursuit malgré la mort de von Tbunen, donne d'excellens résul-
tats, car chaque travailleur touche annueU^nent un dividende
d'environ 25 tbalers, et les plus anciens d'entre eux ont à la caisse
d'épargne un capital de 500 thalers.
L'idée d'appliquer la coopération au travail agricole est en
grande faveur aujourd'hui en Angleterre parmi les classes ou-
vrières; elle est même patronnée par M. Mill, qui voudrait que
l'état concédât une partie des terres communales qui existent encore
à des sociétés agricoles coopératives. Ces plajas ont trouvé de l'écho
jusqu'aux antipodes, et il vient de se constituer à Melbourne, en
Australie, une association, la Land reform league^ qui a pour but
d'obtenir que l'état cesse de vendre les terres publiques et en con-
serve la propriété en prévision de l'avenu: (1). Nul doute qu'il ne
soit désirable de voir appliquer l'association coopérative à l'exploit
tation du sol. Plusieurs économistes, entre autres Bossi, en ont par-
faitement montré les avantages. Les deux principaux sont premiè-
rement qu'on opère ainsi la conciliation du travail et du capital,
(1) n est certainement regrettable de Toir Tétat en Amériq[uo et en Australie vendre à .
tQ prix des terres dont le revena suffindt plus tard pour remplacer tous les impôts. Aux
Êtate-Ca», le congrès a concédé aux écoles des millions d*acres qui sont aliénés au prix
de I deUmr Tacre, et même à meilleur marché. On pourrait concéder ces terres on Itas^
pfur qaatr&-viagi-dix ou cent ans, comme od le fait pour les chemins de fer. Puisque
ce terme est assez long pour permettre les énormes dépenses qu'entraîne rétablisse-
ment des voies ferrées, à plus forte raison il ne ferait pas obstacle au travail agricole,
qui n*exlge pas une semblable immobilisation de capitaux. A la fin du lease, les terres,
comme les cbemiat de fer, feraient retour à l'état, qui le» louerait oa les concéderait
à nouveau*
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Qi RETUE DES DEUX MONDES*
aujourd'hui partout engagés dans une lutte déplorable, secondement
qu'on associe la petite propriété, très désirable au point de vue so-
cial, à la grande culture, très profitable au point de vue économique
parce qu'elle emploie des machines et des assolemens rationnels.
Cependant, il ne faut point se faire illusion, l'association entre cul-
tivateurs sera difficile à généraliser. Le succès des expériences faites
à Assington, en Angleterre, et en Allemagne sur le domaine de Tel-
low, est dû en grande partie à l'influence prépondérante de M. Gur-
don et de von Thûnen. Les anciennes communautés agraires étaient
en réalité des sociétés agricoles coopératives; elles avaient pour
fondement les liens du sang, les affections de la famille et des tradi-
tions immémoriales, et pourtant elles ont disparu, non par l'hos-
tilité des pouvoirs publics, mais lentement minées par ce sentiment
d'individualisme, d'égoïsme, si l'on veut, qui caractérise les temps
modernes. A la place de l'esprit de famille, qui s'est affaibli, un nou-
veau sentiment de fraternité collective se développera-t-il avec assez
de puissance pour servir de ciment aux associations de l'avenir? On
peut l'espérer, et les difficultés de la situation actuelle le font sin-
gulièrement désirer; néanmoins il est trop évident que les classes
laborieuses, surtout celles des campagnes, manquent encore des
lumières et de l'esprit d'entente mutuelle qui sont indispensables à
la bonne marche de l'association coopérative. Tout en espérant pour
celle-ci un brillant avenir, on peut dire que son heure n'est pas en-
core venue.
Il est une autre forme ancienne de la propriété que les législa-
teurs et les économistes ne doivent point négliger d'examiner, parce
qu'elle peut apporter un élément de conciliation dans le débat en-
gagé partout entre celui qui met la terre en valeur et celui qui
touche la rente : cette forme est celle du bail héréditaire, connu
en Hollande sous le nom de beklem-regt^ en Italie sous celui de
corUratto di livellOj en Portugal sous celui Saforamento. On le re-
trouve également en France dans différentes provinces et sous dif-
férentes dénominations. En Bretagne, on l'appelle quevaises, ailleurs
domaine congéable et en Alsace erbpacht. Comme dans le système
féodal, la pleine propriété est pour ainsi dire scindée en deux droits
distincts, le droit du propriétaire, qui n'est au fond qu'une sorte de
créance hypothécaire, et le droit du tenancier, qui est comme un
usufruit héréditaire. En Portugal, Yaforamento (1) donne à celui qui
occupe une terre le droit de continuer à la détenir indéfiniment à
la condition qu'il remplisse exactement les clauses du contrat. Il
(1) J'ai eu Toccasion d*étudier sur place ce curieux mode de tenure, avec Taide de
réconomiste M. Venanzio Deslandes et de réminent historien, mort récemment,
M. Rebello da Sylva, qui tous deux se sont spécialement occupés de l'économie rurale
du Portugal dans le présent et dans le passé.
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DES FORKES PRIMITIVES DE LA PROPRIETE. 65
doit d'abord payer la rente, fixée une fois pour toutes et que le
propriétaire ue peut augmenter. Quand la terre change de mains, Iq
propriétaire touche aussi un certain droit, que Ton appelle luctuosa^
quand la transmission a lieu à la suite d'un décès, et laudemium
quand elle a lieu par suite d'une vente. La terre tenue en afora-
mento est essentiellement indivisible; ilïaut donc que Tua des hé-
ritiers prenne tout le domaine en donnant un équivalent aux autres^
ou que le bien soit vendu. A défaut d'héritiers au degré successible,
Vaforamento expire, et le nu- propriétaire arrive à la pleine pro-
priété. M aforamenlo est plus ou moins en usage dans tout le Por-
tugal; il n'est pas inconnu dans l'Àlemtejo, et il est assez fréquent
dans les Àlgarves, mais au nord du Tage c'est le mode de tenure le
plus usité, et on lui attribue l'excellente culture et l'aisance des
cultivateurs qui distinguent la province du Mlnho. Uaforamento
semble remonter aux premiers temps de la monarchie; on suppose
qu'il a été établi d'abord sur les terres des moines bénédictins.
En Italie, le contralto di livello était très général au moyen âge,
et il existe encore dans plusieurs provinces, notamment dans la
Lombardîe et la Toscane. Dans d'anciens documens du vi* au
xni' siècle, on voit souvent figurer les libellarii. Les règles princi-
pales du contrat datent, croit M. Jacini, du temps de l'empire ro-
main. M. Roscher en trouve l'origine dans l'empby téose, que le moyeu
âge emprunta au droit romain. Aliéner un immeuble dont on ne
pouvait tirer parti à des cultivateurs qui s'engageaient à le faire va-
loir moyennant une rente fixe ou canon et le paiement de certains
droits, laudemiiy en cas de transmission, c'était un contrat avanta-
geux aux deux parties, et il n'est pas étonnant qu'au moyen âge
les grands propriétaires, qui manquaient de capitaux et de fermiers
pour exploiter leurs vastes domaines, aient eu recours à ce moyen
de s'assurer un revenu parfaitement garanti. Aujourd'hui les livelli
tendent à disparaître en Italie, d'abord parce qu'ici, comme en Por-
tugal, la législation civile et les tribunaux sont hostiles à ces rentes
perpétuelles, qui rappellent, dit-on, les droits féodaux, — en second
lieu parce que le régime de la pleine propriété parait désormais
seul rationnel, et qu'on supporte difficilement tout ce qui le res-
treint. Le bekletn-regt y qui est général dans la province néerlan-
daise de Groningue (l), est entièrement semblable à Yaforamento
portugais. C'est une preuve de plus à l'appui de cette remarque de
Tocqueville qu'au moyen âge, sous les dehors d'une grande diver-
sité, les coutumes étaient au fond partout les mêmes. Pour que le
beklem-regt et Yaforamento présentent aujourd'hui des caractères
(1) Pour les détails, voyei mon Essai sur Véoonomie rurale de la Néerlandê,
XOMB eu — 1873. ^
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66 l£TUi; DES I>EDX MON0B8.
identiques aux deux extrémités de l'Europe, il faut que ce contrat
ait été autrefois en usage dans les régions intermédiaires. Il en est
de ces antiques institutions exactement comme de certaines plantes
alpines qu'on retrouve à la fois au pôle nord et sur les hautes mon-
tagnes de la Suisse» et qui vivaient à l'époque glaciaire dans toute
l'Europe. En Néerlande, l'opinion se montre très favorable au be-
klem^regty et les économistes n'hésitent pas à lui attribuer la ri-
chesse agricole et le bien-être des classes rurales de la Groningue.
Ce contrat exceptionnel, respecté avec raison par le code civil néer-
landais, loin de disparaître, gagne au contraire du terrain, et il est
même appliqué aux polders nouvellement conquis sur la mer au
moyen de digues. Dans L'Ile de Jersey, le même mode de tenure
est aussi en usage. En France, les quevaises avaient également tous
les caractères du bail héréditaire; mais, d'après les renseignemens
qu'a bien voulu me communiquer M. de Lavergne, le propriétaire a
peu à peu acquis le droit de donner congé au tenancier en lui rem-
boursant, à dire d'expert, la valeur des édifices. C'est du moins ce
qu'autorise le domaine congéabley encore usité en Bretagne. Anton,
dans son Histoire de t agriculture en Allemagne^ cite de nombreux
exemples de baux héréditaires qui remontent au xii* et au xm"" siècle.
Ce contrat était aussi très fréquent dans les colonies agricoles fon-
dées en Allemagne au moyen âge par des cultivateurs flamands et
hollandais. En Prusse, en Saxe, en liesse, dans la plupsurt des pays
de l'Allemagne, Verbpacht ou bail héréditaire fut établi sur les do-
maines de l'état au commencement du xv!!!"" siècle ; on condamnait
alors les baux temporaires. Au contraire les lois qui datent du siècle
actuel interdisent ce qui est l'essence même du livelloy la consti-
tution de rentes non rachetables, parce qu'on y a vu un reste du
régime féodal. Cependant le bail héréditaire avec les conditions du
beklem-regt et de Yaforamento présente des avantages réels. Ce
qui le prouve, c'est la prospérité exceptionnelle qu'il assure à deux
régions, qui d'ailleurs n'ont absolument rien de commun, le Mioho
en Portugal et la Groningue dans les Pays-Bas. Ces avantages sont
incontestables. MaforamenlOy imposant l'indivisibilité du domaine,
empêche le morcellement excessif; il donne pleine sécurité au te-
nancier, et l'encourage ainsi à faire toutes les améliorations néces-
saires, même les plus coûteuses. Il est donc bien supérieur sous ce
rapport au bail temporaire, qui enlève au fermier toute garantie
pour l'avenir et tout stimulant pour l'immobilisation du capital.
J'ai cru faire chose utile en appelant l'attention sur ces formes
anciennes de la propriété , parce que je pense que les sociétés mo-
dernes ne sont pas encore arrivées à une organisation agraire par-
faite et définitive. L'avenir social est assez sombre pour que Ton
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DES FOBMES PBIUITITES DE JJL PROPRCÉli. 67
cherche partout, même dans le passé, les moyens d'en conjurer les
dangers. Sans doute, ces institutions des époques primitives ne re-
naîtront pas; les besoins, les idées, les sentimens de l'âge patriar-
cal les avaient produites et pouvaient seuls les faire durer. Or tout
cela s'est évanoui sans retour. La confraternité et l'association in-
time qui en résultaient ont disparu d'abord du village, puis de la fa-
mille. Aujourd'hui l'individu reste isolé en face de la société ano-
nyme et du couvent, qui prennent la place des communautés et des
familles patriarcales. Or qui l'emportera définitivement, du petit
propriétaire indépendant, comme on l'a vu en France depuis la ré-
volution, ou des latifundia j comme à Rome et en Angleterre? Une
opinion très accréditée veut que ce soient les latifundia^ par les
mêmes raisons qui permettent à la grande industrie d'écraser la pe-
tite, l'emploi des machines, la supériorité d'intelligence du grand
entrepreneur, la toute-puissance des capitaux; mais en agriculture
le triomphe des grandes entreprises n'est pas aussi décisif, parce
que les travaux agricoles, étant intermittens, n'admettent pas aussi
bien l'application de la machine, ensuite parce que l'étendue bor-
née des terres productives fait que le prix des denrées agricoles se
règle sur les frais de production de celles qui reviennent le plus
cher. Néannroîns il n'est pas impossible que, comme, le croient
beaucoap d'économistes, la suprématie du capital n'amène à la
longue l'absorption de la petite propriété par les latifundia^ de
même que les petits artisans succombent sous la concurrence des
maBufactures géantes. Si le résultat final devait être de nous ra-
mener ainsi à une situation agraire semblable à celle de l'empire
romain, où quelques propriétaires immensément riches vivent en un
faste orgueilleux trop souvent accompagné de dépravation, tandis
qu'au-dessous d'eux le travailleur agricole reste plongé dans un
état d'ignorance et de misère, où l'envie et la haine mettent sans
cesse deux classes en hostilité et presque en guerre ouverte, on ar-
riyerait i jeter en arrière un regard de mélancolique regret sur ces
époques primitives où les hommes, unis en groupes de familles par
les liens du sang et de la confraternité, trouvaient dans le travail
collectif de quoi satisfaire à leurs besoins peu nombreux et peu raf-
finés, comme aujourd'hui encore en Serbie, sans les grandeurs,
mais aussi sans les amers soucis, sans les cruelles incertitudes, sans
les luttes incessantes qui troublent nos sociétés modernes.
ÉMItE DE L&fELEtE.
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LA
DÉLIA DE TIBULLE
O Richter, Délia, ein Beitrag zur UbenigeschiclUe Tibull's, {Wuinisehts Muteum fur
Philologie. N. P. xxt, 518^27. Fraakftirt a. M. 1870.)
Le souvenir que les belles âmes laissent après elles sur la terre
s'évanouirait tôt ou tard, si la piété de T historien n'aimait à re-
cueillir jusqu'aux moindres reliques de ceux que l'humanité acclamie
comme ses héros et dans lesquels elle contemple l'Idéal de sa propre
nature. Le plus pur, le plus tendre, le plus sympathique des poètes^
le doux TibuUe, ne nous est connu que par ses poèmes et par quel-
ques vers d'Horace et d'Ovide. Celui-ci n'était guère fait pour
comprendre cette âme simple et candide, et celui-là n'avait point
l'idée de cette exquise sensibilité, déjà un peu maladive, qui fait de
Tibulle, comme de Virgile, un poète presque tout moderne. Certes
ils sont bien tous deux de notre sang et de notre race. Notre langue
est comme un écho alTaibll de l'idiome fort et sonore dans lequel ils
chantèrent, et jusqu'au plus profond de notre conscience retentit et
vibre toujours la note aimée que nul n'oublie lorsqu'il l'a une fois
entendue.
Même langue, mêmes idées. Cette Italie romaine peut à peine
s'appeler une moyenne antiquité; notre civilisation moderne y
plonge par toutes ses racines. Cet héritage de Rome, qui fit jadis
notre force, fait aujourd'hui en partie notre faiblesse. Notre concep-
tion de l'état, notre idée de l'administration, notre façon d'entendre
la liberté, nos formules naïves d'égalité, la creii^se rhétorique à qui
nous décernons les premiers honneurs de l'esprit français, tout,
jusqu'à nos codes et à nos méthodes d'enseignement, est un legs de
l'antique génie romain. Voilà pourquoi, lorsque nous lisons une
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Lk DÉLIA DE TIBULLE. 69
^logue de Vîrgîle on une élégie de TibuUe, U nous semble par
momens que c'est un compatriote, un ancêtre divin de notre La-
martine qui nous tient ainsi sous le charme.
Tandis que d'autres peuples ont eu de vraies épopées, une poésie
lyrique et dramatique incomparable, une littérature originale, puis-
sante, éternelle comme la beauté et la vérité qu'elle reflète, la lit-
térature des Romains n'a été, pour ainsi dire, qu'une littérature de
seconde formation, comme la nôtre, dans la période classique, n'a
été qu'une littérature tertiaire. Et cependant aucun des glorieux
chantres de l'ionie, aucun poète de THelIade, aucun écrivain d'A-
thènes n'a trouvé, comme Virgile et Tibulle, ces accens pénétrans
de tristesse sereine, de douce mélancolie, qui vous font rêver des
choses infinies.
C'est surtout dans cinq élégies célèbres du premier livre de Ti-
bulle, toutes consacrées à Délia, que l'on retrouve cette note suave
et attendrie de la muse latine. Tibulle est bien de cette famille de
poètes qui, comme Virgile, ont la rougeur prompte et « la tendresse
du front (i). » Timide et réservé, un peu gauche et naïf peut-être,
l'âme sereine et constamment élevée, Tibulle a l'innocence, la grâce
chaste et suprême d'un bel enfant pensif. A ne considérer que l'en-
semble, ses compositions ne sont guère que des lieux-communs
poétiques, des réminiscences, très affaiblies il est vrai, d'écrivain?
grecs, des thèmes d'école sans aucune originalité, qu'on a lus cent
fois chez tous les poètes du temps. Telle élégie n'est qu'une mo-
saïque où chaque pièce, travaillée avec un goût exquis, a été rap-
portée avec un art consommé. Tibulle avait évidemment dans ses
tiroirs des descriptions du Tartare et des Champs-Elysées, des ta-
bleaux de l'Aurore et de la Nuit, des incantations et des malédic-
tions de sorcière, petits chefs-d'œuvre de ciselure dont il se servait
comme d'ornemens pour relever la beauté de son œuvre immortelle.
Notez que ces ornemens, qui nous semblent si artificiels, sont
précisément ce qui valait déjà le plus d'applaudissemens aux poètes
dans les lectures publiques. La difficulté vaincue, l'habileté de
mdn, la science approfondie de tous les secrets de la langue et du
rhythme, étaient comme aujourd'hui bien plus estimées que l'inspi-
ration véritable. La poésie d'Ovide nous donne une très juste idée
des goûts littéraires qui, dès l'époque de Tibulle, commençaient i
régner. Nul doute que Tibulle lui-même n'ait cru s'immortaliser
par le genre de perfection dont nous parlons. On voit de reste qu'il
ne songe qu'à bien dire, et il y a pleinement réussi. Il est, comme
dit Quintilien (2), le plus pur et le plus élégant des élégiaques.
(1) Mut., Ep., IV, yi.
&) Inst. onUar., 1. X, i, 03.
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70. BEYUB. ras DSCX ]IOn>E8«
Toutefois TibuIIe ne nous ferait guère songer à Virgile, s'il n'a*«
yait été qu'un virtuose de la fbrme« Si nous associons volontiers
ces deux noms, si le souvenir de Tamant de Délia nous paraît uni
à la mémoire du chantre de Didon^ im peu, il est vrai, comme ie
lierre au chêne, c'est que Tibulle est tout autre chose qu'un versi-
ficateur, c'est qu'il a laissé échapper, malgré lui peut-être, de ces
cris du cœur qui retentissent jusque dans les âges futurs, c'est qu'il
a aimé avec assez de puissance pour faire entrer dans l'idéal les-
êtres qui ont charmé et torturé son cœur, c'est qu'il a tressailli du
frisson sacré qu'éprouvent les grands poètes devant la nature.
h
«Marchand, jette l'ancre, décharge ton vaisseau, tout est
vendu (1). » C'était là un dicton passé en proverbe parmi les gens
de mer, pirates ou marchands, qui des côtes de Phénicie, de Syrie,
de Pamphylie, de Cilicie, abordaient avec leurs cargaisons d'es*
claves dans l'île de Délos. La traite des blancs, fort commune dans
toute l'antiquité, était un trafic comme un autre, mais plus lucratif,
bien connu pour procurer des fortunes colossales. Les pirates de
l'ancien monde, Phéniciens ou Grecs, de l'Asie antérieure aux co-
lonnes d'Hercule, n'ont jamais cessé d'être les rois de la mer. Aux
temps môme où Rome était dans toute sa puissance, on vit ces au*
dacieux marins pousser leurs barques jusque dans les ports d'Italie,
enlever des préteurs romains. Pompée, d'un coup terrible, fit tomber
leur insolence; mais le commerce des hardis écumeurs de mer n'en
fut nullement atteint. D'ailleurs Rome consommait en quelque sorte
à elle seule plus d'esclaves que le reste du monde, et ses pour-
voyeurs étaient bien aises qu'il existât de grands marchés où,
comme à Délos, on pouvait en un jour importer et exporter des
« myriades » d'individus de cette espèce.
L'Asie-Mineure et la Syrie, pays où la misère et la servitude
semblent avoir été de tout temps des fatalités sociales, étaient na-
turellement les régions les plus riches en ce genre de denrée. On
volait sans vergogne ce qui d'aventure ne voulait point se vendre*
Là où le marchand avait échoué, le pirate triomphait, entraînant
pêle-mêle dans une razzia des gens de tout âge et de toute condi-
tion. Si quelque homme libre, si quelque citoyen romain se trouvait
parmi eux, protestait, devenait un embarras, on lui rendait la li-
berté après l'avoir rançonné, ou l'on se dédisait de cette marchan-
dise compromettante en la vendant à quelques receleurs discrets
qui, avec le fouet et les supplices, tiraient presque autant d'un
(1) Strab., XIV, 668-69.
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lA' DélffA I» TIBCLLE. 71
bomiiie libre qae d*on esclave véritable, et n'avaient garde de lais-
ser arriver aax magistrats la voix du malheureux. A Rome, dans les
bouges de la v<He Suburra ou de la voie Sacrée, près du temple de
Castor, le Grec des tles, au fin et dur profil, montrait à racheteur
des créatures de prix fort divers, les pieds blanchis à la craie, ex-
posées sur une sorte d'échafaud tournant. Là, entassés comme un
vil bétail, des troupeaux de Lydiens, de Gariens, de Mysiens, de
Ciliciens, tous gens de peu de valeur, étaient pargués près des
foules de Syriens, « Tespèce d'hommes la plus dure au mal (1), »
de Sardes et de Corses d'un prix encore moindre, de Gappado-
dens, de Bithyniens, de Libumes, de Germains et de Gaulois, esU-
més comme porteurs de litières, de Numides, coureurs excellens,
d'Éthiopiens, baigneurs athlétiques, de Phrygiens, de Lyciens et
de Grecs asiatiques, fort recherchés pour le service de table, les
belles-lettres, la musique et la danse. On rencontrait dans ces ba-
zars jusqu'à des Indiens, des Parthes, des Daces, des Alains. Quant
aox Juifs, qu'on ne distinguait pas toujours des Syriens, des Phé-
nidens, des Égyptiens et des Chaldéens, ils devaient être fort nom-
breux. Tout cela payait l'impôt, les droits d'exportation, d'importa-
tion et de vente (2); mais les esclaves de choix, les sujets rares et
de haut goût, les objets de luxe en un mot, que le marchand dé-
Ttbsài aux regards du vulgaire, c'étaient, avec les tout jeunes en-
ians d'Alexandrie, les nains difformes, les monstres, les fous, les
bouffons, les pantomimes et les histrions, qui, depuis la fin de la
république, formèrent avec les joueurs et les joueuses de flûte, de
psaltérion et de sambuque, l'accompagnement obligé des repas et
des fêtes de tout riche Romain.
Pourquoi la sainte Délos, lieu de pèlerinage pour toute la Grèce
du continent et des lies, où tous les cinq ans des théories parties
d'Athènes, de Milet, de Samos, célébraient encore à l'époque ro-
maine ces fêtes d'Apollon et d'Artémis où des chœurs de jeunes
gens et de jeunes filles, au son de la flûte et de la cithare, chan-
taient des hymnes et exécutaient ces danses fameuses dans les-
quelles on représentait le drame sacré de la sombre Latone et la
naissance de ses blonds enfans, — pourquoi l'Ue flottante de Délos,
dont aucune sépulture ne souillait les flancs vierges, était-elle de-
venue un des plus célèbres marchés d'esclaves de l'ancien monde,
une terre maudite où les captifs, entassés sur le sable des grèves,
devaient laisser toute espérance? Je ne sais; mais, outre qu'il faut
se bien garder de transporter dans l'antiquité notre philanthropie
romantique, Délos devait à sa position géographique et à l'inviolar-
(1) Plant., Trinumus, II, iv, 599.
(2) Voyez le sayant ourrage de H. H. WaUon, Histoire de Vesclavage dans Vanti"
Tiité (f $47).
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
bilité de son territoire le renom d'être une des places de commerce
les plus sûres et les plus fréquentées. Après la destruction de Go-
rinthe, c'est de Délos que l'Italie tira tous les articles de luxe d'ori-
gine orientale jusqu'à l'époque des guerres de Mithridate, époque
où fut anéantie dans un épouvantable massacre presque toute la
population commerçante de l'tle, composée surtout d'Italiens. C'est
alors que Pouzzole, cette o petite Délos, » comme l'appelait le poète
Lucilius, trafiqua directement avec la Syrie et Alexandrie.
Délos n'est point la seule lie de la mer Egée où le commerce d'es-
claves ait été florissant. Chios, Samos, Lesbos, les grandes cités
d*Éphèse et de Milet, sur les côtes de l' Asie-Mineure, ont eu la
même célébrité. Les esclaves gardaient souvent le nom du pays
d'où ils venaient (1), et, bien que cet indice soit quelquefois trom-
peur, on doit cependant en tenir compte. Ainsi il pouvait arriver
qu'on appelât « Lesbienne » une esclave achetée à Lesbos, maïs
venue d'une tout autre contrée, dont nul ne savait plus le nom,
pas même l'esclave, laquelle avait peut-être été enlevée tout en-
fant, ou était née de parens déjà captifs. Cependant les noms d'es-
claves que nous trouvons dans Plante et dans Térence, Joriy Ephe-
siusy Thessala^ Lydus^ Syra^ Lesbia^ Phrygia^ etc., sont un bon
critérium de l'origine ou de la provenance des classes serviles à
Rome. Si l'esclave avait été élevée avec soin, si elle dansait avec la
grâce voluptueuse des Ioniennes, si au son des crotales, du tam-
bour de basque, des castagnettes de Bétiqne, elle était habile à
imiter les pas et les mouvemens lascifs des danseuses de Cadix, si
elle savait chanter avec charme une ode de Sappho, quelque molle
mélodie, quelque légère chanson des bords du Nil, en frappant du
plectrum d'ivoire les cordes d'une lyre, ou en promenant deux
belles mains sur la harpe de Phénicie, ou tout simplement si elle
était jolie et plaisait à quelque Romain, celui-ci achetait au mar-
chand la belle captive et la faisait affranchir. C'était là Thistoire de
presque toutes les femmes du demi-monde (de celles du moins qui
n'étaient pas étrangères et ae s'étaient point rachetées de leur
p^'opre pécule), de toutes ces affranchies^ adulées comme des reines
par la jeunesse de Rome, célébrées à Tenvi par les élégiaques la-
tins, par Gallus, Tibulle, Properce et Ovide. Cette histoire-là était
aussi ancienne que commune; on était habitué à la voir représenter
dans les comédies : c'est le sujet du Persan de Plante par exemple
où Toxile, pour le dire en passant, conseille à un leno (sorte de ruf--
ftano antique) d'acheter une belle fille que des piiates sont censés
avoir enlevée.
Si quelque fière matrone romaine, très pure encore dans quel-
(1) Morera, Die PhOnnier, B. m, p. 81.
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LA DÉLIA DE TIBULLE. 73
qoes grandes familles, les cheveux noués avec la vitta^ superbement
drapée dans les longs plis de la stola et de la palla tombant jusqu'aux
talons, écrase d'un regard hautain la petite aiTrancbie d'hier, — vile
esclave qui peut-être porte encore au sein et sur les bras la trace
des coups de fouet et des piqûres d'épingle, créature vénale qu'un
beau fils a tirée à prix d'or de quelque impur repaire, mais qu'on ne
saurait sans doute ni aimer ni prendre au sérieux, — celle-ci, l'af-
franchie, n'a pas moins de mépri^ pour les malheureuses aux bot-
tines crottées, à la mitre peinte, qui parcoucent la voie Sacrée ou
se tiennent aux environs du Cirque. Bonnes amies de gardes-mou-
lins, reste de galans enfarinés, délices des canailles d'esclaves,
horreurs parfumées de lavande que jamais homme libre n'a voulu
toucher, filles à deux oboles, scorta diobclariay quelles injures les
affranchies ne jettent -elles pas à la face des pécheresses de bas
étage I Elles se vengent ainsi du dédain des matrones, a Elles font
de nous grand mépris parce que nous ne sommes que des affran-
chies, 9 s'écrie une femme de cet ordre dans la Cassette (1). « Oui,
moi et ta mère, dit-elle à Silenium, nous avons fait le métier de
courtisane. Elle t'a élevée comme j'ai élevé ma fille, pour moi; vos
pères étaient de rencontre. Ce n'est point par dureté de cœur que
j'ai fait prendre à ma fille l'état qu'elle exerce, mais je ne voulais
pas mourir de faim. » Et comme Silenium insinue avec une naïveté
touchante qu'il aurait mieux valu la marier : «Par Castor! ricane la
vieille, elle se marie tous les jours. »
Bien des affranchies ne pensaient point ainsi et préféraient marier
leur fille. Elles-mêmes allaient avec leur enfant habiter la maison
du mari. Voilà précisément comme Délia et sa mëje nous apparais-
seift dans les poèmes de Tibulle. Nous savons d'une manière posi-
tive que ces deux femmes appartenaient à la classe des affranchies.
Après comme avant son mariage. Délia n'attacha jamais ses blonds
cheveux avec la vitta des matrones, jamais elle n'embarrassa ses
pieds dans les plis de la « longue stola. n C'est un de ses amans,
Tibulle lui-même, qui nous l'apprend dans des vers où il n'y a pas
ombre de dépit ou d'amertume d'aucune sorte (2). On pense bien
d'ailleurs qu'un poète comme Tibulle, dont les manières étaient
naturellement grandes et délicates, se serait bien gardé de faire
une telle allusion, si elle avait pu blesser Délia; mais jamais sans
doute il ne vint à l'idée de cette jeune femme de vouloir passer
pour une patricienne. Elle connaissait sa condition, et savait qu'il lui
manquait bien plus qu'une longue robe et des bandelettes pour de-
venir l'égale de la mère et de la sœur de Tibulle.
(1) Plant., Cistell,, I, i, 39 wi^,
^) I, Tf, 68-€9. — Taraèbe, Vobs, Heyne et DisseD, sans parler des derniers édi-
teoTB de UbaUe, sont unanimes sur ce point.
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7i RETiri DES DEUX MOMDES.
Délia paraît avoir été une étrangère, uno fille de rAsie-Mineare
ou des lies de FArcbipel, peut*^tre une Syrienne. Il n*est pas dit
un seul mot de son père, qui semble bien aussi « avoir été de ren-
contre. » Sans avoir la prétention de dire avec certitude quelle fut
la patrie de Délia, on peut supposer qu'elle ou sa mère venait des
pays d'Orient, d'où la plupart de ces femmes tiraient leur origine.
Ëtait-elle de Délos? Elle y naquit peut-être, mais elle n'était certes
pas plus Grecque qu'Italienne. Contentons-nous de ce résultat né-
gatif. Telle autre amie.de poète à jamais immortelle, dont on croit
savoir le vrai nom, n'est guère mieux connue. Je ne voudrais pas
ébranler la foi de ceux qui voient dans la Lesbia de Catulle la pa-
tricienne Clodia, la sœur du fameux agitateur Clodius, la femme de
Q. Metellus Celer; mais il faut bien reconnaître que nous n'en avons
aucune preuve directe, aucun témoignage contemporain, et que
l'opinion actuelle demeure une supposition vraisemblable, sinon
une pure hypothèse (l). Je ne crois pas qu'il faille tenir grand
compte du fameux passage d'Apulée (Apol., p. 106, Oud.), où l'on
a cru retrouver les noms des amantes de Catulle, de Ticidas, de
Properce et de TibuUe. C'était un esprit prodigieusement actif
et curieux que celui d'Apulée, mais si faux et si bizarre que le
personn-ige semble avoir quelque chose de fantastique, d'équi-
voque, de glissant et de peu sûr, comme ces gros serpens sacrés
qu'il dut voir bien souvent au fond des vans mystiques, enroulés
sous des feuilles de lotus, dans les innombrables mystères auxquels
il se fit initier. Songez que le passage en question est dans un plai-
doyer, sorte d'écrit où l'on se pique rarement de critique histo-
rique, que' notre avocat se propose uniquement d'écarter une ac-
cusation, et déclare que, si ses adversaires ont raison, ils devront
aussi incriminer Catulle, Ticidas, Properce et TibuUe, lesquels ont
tous chanté leurs belles sous des noms fictifs. « Plania est dans son
coeur. Délia dans ses vers, » s'écrie-t-il en parlant de TibuUe. L'an*
tithèse est jolie, et de cette élégance recherchée qu'on aimait fort
dans les écoles d'Afrique; mais qui donc a révélé à ce rhéteur car-
thaginois tant de choses précieuses sur la biographie intime des
plus grands poètes latins? Où les a-t-ii prises ? Comment personne
ne paralt-il les avoir connues avant lui? Je ne dis pas qu'il a forgé
les noms qu'il cite; il les a sans doute tirés de quelque inâ«-
pide recueil anecdotique de ces temps absolument dénués de cri-
tique. En somme, on comprend la réserve de Catulle, si ce poète a
été l'amant de la patricienne Clodia; mais quelle apparence que Ti-
buUe ait eu les mêmes scrupules à l'endroit d'une affiranchief Dirar-
(1) Rud. WettphaL, CaiitUs (sMBcftto i» ikrev^ gêichiBhtIkhm Zu9amnmnhan§$
Ubwsetzt und erldutert, p. 34-35. Breslaa, 1^3.
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t-on que cette afirancbie était mariée? Oui, certes, elle Tétait:
rezcellent travail de M. Otto Richter a surtout pour objet d'établir
que les cinq élégies où il est fait mention de Délia s'adressent
toutes à une femme mariée; mais à Rome comme à Paris il y avait
bien des sortes de mariage. C'est peu de dire que Délia était ma-
riée, ffi l'on ne demande tout aussitôt : comment l'entendez-vous?
Oq n'attend pas de nous sans doute quelque nouvelle déclama-
tion sur cette fameuse « orgie romaine, » qui n'a jamais existé que
dans l'imagination des ascètes, des rhéteurs et des poètes, tous
gens de peu de critique. Les mœurs de Rome aux temps de César
et d'Auguste ne différaient guère des nôtres. Elles rappelaient celles
qu'on a toujours observées dans les grands centres de population
cosmopolite aux époques de civilisation très avancée. Il y avait à
Rome des patriciens, des chevaliers, des affranchis, dont les richesses
prodigieuses, accrues par l'usure, le fermage des impôts publics et
les rapines de toute sorte exercées sur le monde entier, dépassaient
de beaucoup les plus grandes fortunes de ce temps-ci. II y avait
dans la même ville 320,000 citoyens inscrits sur les registres de
distribution de vivres. César réduisit en vain ce nombre à 150,000.
Le « paupérisme, » sorte de maladie sociale qui se développe fata-
lement avec le luxe au sein des grandes agglomérations d'hommes»
n'est point chose qui cède à des mesures administratives. Avec l'o-
pulence des uns, la misère des autres avait augmenté. En haut, sur
les sommets inaccessibles d'un lumineux olympe, loin, bien loin de
la terre où les nations leur dressent des statues, le chœur des dieux
et des demi-dieux, pour qui l'existence est une fête éternelle; en
bas, aux plus obscures proifondeurs, misérable et famélique, la vUe
multitude, ohl la plus vile et la plus hideuse qui fut jamais, dirais-
je, si elle s'était saturée d'alcool autant que notre populace I Quant
à la classe moyenne, il y avait longtemps qu'elle avait entièrement
disparu à Rome, a Grands seigneurs etmendians, tous deux cosmo-
polites à égal degré, voilà, dit Mommsen, tout ce qui restait dans
la ville. » Lorsqu'à l'avènement du principat ce qu'on appelait en-
core le peuple romain perdit le prix de ses votes et de ses cris
dans les émeutes, il fallut bien le nourrir, ce peuple, et TamJi'-er.
lavénal a dit le mot, mais la chose existait depuis longtemp^>. I
suffit de relire l'inscription d' Ancyre pour se bien persuader qu .^.u-
gttste amusa le peuple par les jeux du cirque qu'il donna, les spec-
tacles de gladiateurs, les combats d'athlètes, les chasses de bêtes
d'Afrique, de môme qu'il le nourrit par ses innombrables distri-
butions de blé, de sesterces et de deniers. Ce peuple - là n'avait
plus de romain que le nom. a Depuis longtemps, dit Appien, le
penple romain n'était plus qu'un màange de toutes les nations. Les
affranchis étaient confondus avec les citoyens, l'esclave n'avait plus
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70 BEVUE DES DEUX MONDES.
rien qui le distinguât de son mattre. Enfin les distributions de blé
qu'on faisait à Rome y attiraient les mendians, les paresseux, les
scélérats de toute ritalîe. » Admirez maintenant la naïveté des his-
toriens modernes qui, après le meurtre de César, après la mort
d'Auguste, de Tibère, et, j'imagine, de tous les empereurs, s'éton-
nent et s'indignent de ne pas voir renaître la république I II ne
manquait pour cela que des citoyens. Quelques misérables halluci-
nés, sorte de maniaques dangereux, un fou furieux, Cassius, un
hypocondriaque, Brutus, un esprit étroit et borné, Caton, purent
bien éteindre en un instant l'immortel génie qui avait assuré pour
des siècles la durée de la puissance romaine et propagé jusqu'aux
limites de l'Occident une civilisation supérieure d'où est sorti le
monde moderne : l'univers, étonné de tant d'impiété, laissa aux
dieux eux-mêmes le soin du châtiment, et, loin de répondre aux
cris de délivrance qu'avaient poussés les conjurés, les peuples se
rangèrent en silence pour éviter jusqu'au contact des parricides.
Dans une telle société, il y aVait longtemps que le caractère sacré,
essentiellement religieux du mariage antique avait disparu des
mœurs. En se mariant, l'homme n'associait plus la femme au culte
secret de ses ancêtres et des dieux de sa famille : il suivait la cou-
tume, recherchait quelque avantage, ou obéissait aux lois. D'an-
cêtres, il ne pouvait en être question pour cette tourbe cosmopolite
d'affranchis, sans passé et sans tradition, qui à la troisième géné-
ration devenaient dans leurs petits- fils des citoyens romains, des
chevaliers, voire des sénateurs. Tout homme né libre, à moins qu'il
ne fut sénateur ou fils de sénateur, pouvait épouser une affranchie;
il en avait des enfans légitimes. La loi Julia permit aux chevaliers
cette sorte d'union. Rome fut ainsi peuplée d'étrangers qui servi-
rent à recruter les tribus, les décuries, les cohortes même de la
ville. Par contre, on ne voyait que Romains et Italiens dans les
provinces, en Gaule, en Asie-Mineure, en Afrique. La vie commune
à Rome était celle' d'une ville où le luxe et le plaisir sont la grande
affaire, où s'enrichir, faire fortune à tout prix, parait à chacun le
commencement de Ja sagesse, où les classes serviles, — nous di-
rions aujourd'hui les classes industrielles, — pâles et frémissantes
de désirs, trouveraient douce la mort, s'il leur était donné de s'é-
tendre un instant sur le lit d'or des voluptés banales où se vautrent
leurs patrons.
Les élégans, les petits-mattres, tous les gens du bel air ne se ma-
riaient plus. Avoir des enfans, procréer des « citoyens » pour l'état,
cela paraissait grossier et presque ridicule à de fins lettrés comme
Properce. Le mal, on le sait, datait de loin. Bien avant l'époque de
Tibulle et d'Horace, le censeur Q. G.Métellus le Macédonique, ISl ans
avant notre ère, exhortait déjà les Romains à ne pas s'exempter d'une
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Lèi DELIA Dfi TIBUtLE. 77
charge publique, bien lourde sans doute, mais qu'il fallait subir par
devoir et en boa patriote. Auguste, qui lut dans le sénat et fit con-
naître au peuple par un édit le discours de Métellus, Auguste, qui se
présente à nous, dans Tinscription d'Ancyre, comme un réformateur
des mœurs, qui par de nouvelles lois entreprit de faire revivre les
coutumes et les usages des ancêtres, essaya vainement, dès 727 de
Rome, de combattre le célibat chez les deux sexes. Neuf ans après,
il ne fut guère plus heureux avec les lois juliennes, ni plus tard
encore avec la loi Papia Poppœay qui frappait de peines très sé-
vères les hommes de vingt à soixante ans non mariés, ou qui, au-
delà de vingt-cinq ans, n'avaient point d'enfans, et les femmes de
vingt à cinquante ans non mariées, ou qui, au-delà de vingt ans,
étûent sans enfant. Cette loi, dit Tacite, ne fit pas contracter plus
de mariages ni élever plus d'enfans. On s'en douterait bien un peu,
même sans ce grave témoignage. Là où nous ne voyons aujour-
d'hui qu'un assez lourd contre-sens d'Auguste, une faute de goût
toute romantique qui surprend fort dans un esprit si lucide et si
juste, les contemporains que la loi atteignait ont vu un véritable
attentat contre ce que les modernes devaient appeler la liberté in-
dividuelle, notion encore bien confuse, mais dont on commençait
d'avoir un vague sentiment. En cessant d'être citoyen, le Romain
devenait homme. Une très haute philosophie, peu comprise, bien
qae très répandue à Rome, la doctrine d'Épicure, présentait volon-
tiers le célibat comme une condition de paix, de sérénité, d'indé-
pendance spirituelle et de vraie liberté. Sans doute, chacun usait
de cette liberté d'une manière un peu dilTérente, et ce n'était pas
toujours la philosophie qui gagnait ce que l'état perdait.
Mais il faut avouer que le mariage, tel que l'avaient fait les nou«
velles mœurs, n'était guère de nature à tenter les gens délicats,
amoureux du repos et de l'étude, ou simplement soucieux de leur
honneur. Dans les derniers temps de la république, le mariage était
devenu une union passagère, une sorte de contrat de louage aussi
facilement rompu que conclu; renouvelé à volonté sans le moindre
empêchement, il laissait aux deux époux toute liberté de se livrer
à leurs fantaisies. Le divorce, si contraire à l'institution religieuse
du mariage et à peu près inconnu à Rome jusque-là, était mainte-
nant un événement de tous les jours. Les registres publics étaient
couverts d'actes de divorce. Les grands avaient donné l'exemple.
Sflla, comme Pompée, épousa cinq femmes. César quatre comme
Antoine, sans compter Gléopâtre. La fille bien-aim(2e de Cicéron,
ToIIia, eut trois maris. On comprend que Sénèque, avec sa manière
de dire un peu exagérée qui rappelle le convitium sœculi de nos
prédicateurs, ait eu quelque raison d'écrire que certaines femmes
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78 BETUE DES DEUX MONDES.
de noble race ne comptaient plus leurs années par le nombre des
consuls, mais par celui de leurs maris. La grande liberté qui régnait
dans ces sortes d'unions dégénérait bien vile en nne tolérance réci-
proque souyent très large. Un moyen infaillible de se couvrir de
ridicule, de passer pour un ruBtre qui n'entend rien aux belles ma-
nières de la ville, c'était de paraître jaloux. Ovide et Sénèque, le
poète libertin et Taustère moraliste, notent tous deux à leurs points
de vue les mêmes traits de mœurs. « Amusez-vous, ô belles, dit la
Dipsas du poète de Sulmone; celle-là seule est chaste que personne
ne prie d'amour. Si elle n'est point novice, c'est elle qui fait le
premier pas... Se fScber contre une épouse adultère, quelle gros-
sièreté!.. Si tu es sage, sois indulgent, qoitte cet air sévère et ne
revendique pas tes di oits d'époux. Cultive les amis que te donnera
ta femme (elle t'en donnera beaucoup!). Honneur et crédit te vien-
dront ainsi sans fatigue aucune. Tu seras de tous les festins de la
jeunesse, et tu verras dans ta maison mille objets que tu n'y auras
point apportés (1). » Et le philosophe : <c A-t-on aujourd'hui la
moindre honte de l'adultère? On en est venu au point qu'une femme
ne prend un mari que pour irriter les désirs de l'amant. La chas-
teté est une preuve de laideur... (2). n
L'homme du monde le mieux doué pour la tie innocente et fa-
cile, pour les studieux loisirs, un TirgiJe, un Tibulle, échappait
difficilement à l'élégante corruption d'une telle société. Tout jeune
homme bien né qui ne se serait pas affiché avec une courtisane cé-
lèbre, qui n'aurait pas entretenu une femme mariée, aurait passé
aux yeux des dames romaines pour un débauché de bas étage,
pour un coureur de servantes (3). Les lois juliennes semblèrent
surtout tyranniques à cette classe de délicats et de raffinés qui
avaient appris à connaître aux dépens d' autrui tous les inconvéniens
du mariage. Quant aux femmes, on pense bien qu'elles avaient
trouvé le moyen d'éluder ces lois tout en paraissant s'y soumettre.
Prendre pour mari un homme pauvre, sans autorité dans la maison,
qui supporte sans plainte les amis de sa femme et sache à merveille
qu'au moindre signe de rébellion il sera mis à la porte comme un
amant ruiné, voilà un des artifices dont usaient souvent les riches
affiranchies. D'autres au contraire avaient un mari avide, une vieille
mère rapace, qui les poussaient en quelque sorte dans les bras de
l'amant. L'adultère passait dans les mœurs de la famille; on en vi-
vait. Horace nous montre l'épouse qui se lève devant l'époux, mn
complice, pour suivre quelque vil ruffkmo ou quelque patron de
(1) Ovi<k, Amor., î, vm, 43; m, i?, 37.
(8) Scnec, De Benef., m, xti.
(3) /M., I. IX.
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LA DÉLIA DB TIBULLE. 79
mmre dont la ceintiire renferme assez d'or pour payer toutes les
hontes (1). Dans Juvénal, cet honnête homme (je parle du mari) a
i'aÎT de compter les soUves ou de ronfler sur les veiTes (2). II ne voit
rien, ne sait rien, n'ent^d rien; il dort. Pour tout le monde? Non,
certes. De là le vienx proverbe : non omnibus dormio. Que le mot
soit de Cepins ou d'un autre, il peint fort bien en sa brièveté Tin-
tërieur de certaines maisons romaines. Le madré compère distingue
très nettement dans son rôve le geste furtif de l'esclave qui s'ap-
prête à saisir quelque coupe de falerne; mais ce qui parfois le fait
vaguement sourire, ce qui l' empêche en s^parence de voir et d'en-
tendre, c'est la vision de son propre nom qui luit en lettres d'or
dans le testament des galans de sa femme.
Telle se montre Délia entre son mari , sa mère et ses amans.
IRbulle se vante en propres termes d'avoir plus d'une fois endormi
le mari : il lui faisait boire du vin pur; lui, il mettait de l'eau au
fond de sa coupe, si bien que la victoire lui restait (3). Tibulle
étaitrU dupe? J'ai bien peur que le mari eût pu dire avec Ovide :
Ip«e miser vidJ, qamn me donnire putarei.
Le poète ét^t jeune et sans doute fort novice lorsqu'il connut Dé-
lia. Que lui importait d'ailleurs? Jamais il n'a été jaloux du mari.
Celui-ci tensdt peu de place dans la maison, il s'effaçait à propos,
et n'était mis en avant par la vieille mère que lorsqu'il s'agissait
d'éloigner un amant importun ou ruiné.
Kous avons eu la mère d'actrice ; les anciens avaient la mère
d'a/Tranchie et de courtisane. Dans les poèmes de Tibulle, la mère
de Délia n'est appelée qu'une seule fois de son nom de « mère. »
Selon que le poète est dans la joie ou dans la douleur, c'est une
0 bonne et douce vieille, attentive, précieuse comme l'or, » ou une
« sorcière rapace, » et même une a entremetteuse. » Alors il accu-
mule sur le chef branlant de la misérable ces malédictions terribles
dont tous les poètes du temps se montrent si prodigues à l'endroit
des vieilles de cette sorte. « Que les âmes dolentes des amans mal-
heureux voltigent autour d'elle, et qu'en tout temps la chouette si-
nistre crie du haut de son toit I Bondissant sous l'aiguillon de la
faim, qu'elle aille arracher l'herbe des tombes et ramasser les osse-
mens abandonnés par les loups voracesl Qu elle coure nue par les
villes en hurlant, poursuivie de carrefour en carrefour par des chiens
XorleujL (&). » Au contraire, si des resseniimens plus ou moins graves
(i) Horat., Od., m, Yi, 29.
(S) Jav., Sat., ly 55 sqq.
C3) Tib., I, VI, 27-28.
(4) TIb., I, ▼, 51-56.
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
ne régarent point, TibuIIe reconnaît volontiers tout ce que la mère
de Délia a fait pour le rendre heureux. Dans la sixième élégie, il a
laissé percer un sentiment affectueux très réel sous l'expression dé-
daigneuse de sa reconnaissance. « Si je t'épargne, ce n'est pas
pour toi, ma Délia; mais ta mère me touche, et cette excellente
vieille désarme ma colère. C'est elle qui t'amène vers moi dans les
ténèbres, qui, toute tremblante, nous met dans les bras l'un de
l'autre. C'est elle qui la nuit m'attend immobile à la porte, et de
loin reconnaît mon pas. Vis longtemps pour moi, douce vieille!
Combien je voudrais pouvoir ajouter mes années aux tiennes I Toi,
et ta fille à cause de toi, toujours je vous aimerai. Quoi qu'elle fasse,
c'est ton sang (1). n
Je ne sais, mais il me semble que la mère de Délia revit pour
nous avec des traits au moins aussi nets et accusés que le triste
mari de la belle enfant. Décrépite, hideuse comme toutes les vieilles
femmes des pays méridionaux, elle aime sa fille comme une louve,
et la défendrait avec ses ongles contre tout le genre humain. Mi-
sérable esclave de Syrie ou des lies de l'Archipel, vendue, re-
vendue peut-être à des maîtres cupides et cruels, elle hait les
hommes. Ignore profondément la morale des gens qui naissent libres
et riches, et n'a d'estime au monde que pour le fauve éclat des
pièces d'or. A la vue des dariques, ses petits yeux perçans comme
des vrilles s'allument et pétillent, son cou se gonfle comme celui
d'un reptile, et sur son front terreux s'agitent quelques rares che-
veux gris qui semblent jaunes sous l'étoffe rouge dont se coiffaient
à Rome les femmes de cet âge et de cet état.
IL
Quand il vit Délia pour la première fois, Tibulle n'était guère
qu'un enfant. Tibulle était alors un gentil cavalier, riche, élégant,
de manières douces et distinguées. Bien que, par bon ton, il affecte
parfois d'avoir les mœurs des Cœlius, des Dolabella et des Curion, il
ne parait pas que la débauche, môme brillante et de noble appa-
rence, ait jamais eu pour lui un attrait réel et durable. Quoi qu'il en
dise, on ne l'imagine guère enfonçant la nuit les portes des belles
Romaines, faisant tapage dans les rues et provoquant le passant
attardé dont le falot jette une lueur indiscrète sur ses traits qu'il
s'efforce de dissimuler dans l'ombre (2). Il n'y a là que réminis-
cences de Plaute et de Térence. Parce qu'il mourut jeune, il ne faut
point faire de Tibulle un poète phthisique, mais il ne faut pas ou-
(i) TibuU., VI, 57-CC.
(2) m., I, I, 73-74î II, 33, 36-37.
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LA DÉLU DE TIBULLE. 81
biier non plas qu& lui-même se donne comme étant d'une com-
plexion délicate. Horace, qui le connaissait, parle de sa beauté (1).
Dn ancien biographe du poète, Hieronymus d'Alexandrie, vante sa
belle stature, la souplesse et l'agilité de ses membres, la grâce ai-
mable de sa parole et la douceur de ses mœurs. Le môme auteur a
bien raison de s'élever contre ceux qui prêtaient à notre poète un
visage triste et austère; il a tort de le représenter hilare et joyeux.
Sur le visage de TibuUe, où brillait alors l'heureuse sérénité de la
jeunesse et de la force, il n'y avait que l'expression sérieuse et
calme d'un paysan latin, né à Rome, il est vrai, mais qui plus que
personne tenait au sol de ses pères, à sa terre et à ses bois de Pédum,
à la rustique habitation de sa famille, à la religion de ses ancétYes,
aux rites et aux cérémonies sacrées de ses dieux lares.
Tibulle réalisait pour Horace Tidéal que cet esprit excellent s'é-
tait formé de l'homme. Il avait celte santé de l'esprit et du corps
qui, en un temps où l'épanouissement harmonieux de la nature hu-
maine était encore le but de la vie, paraissait être le souverain bien.
Rarement l'homme accompli selon les idées grecques s'était déve-
loppé avec plus de bonheur parmi les descendans plus ou moins
civilisés des gens agrestes du Latium. Toutes les qualités de l'âme
et du corps, toutes les « vertus » rares et précieuses dont Platon et
Aristote ont doué à l'envi leur citoyen idéal, — beauté, force,
santé, richesse, noblesse, tous les dons exquis de l'intelligence la
plus cultivée, — Tibulle les avait reçus, ces biens, de la nature et
des siens. Il y a dans cette existence naturellement heureuse je ne
sais quoi d'antique qui fait qu'on songe aux paroles d'Hippias : « ce
qu'il y a de plus beau pour un homme, c'est d'être riche, bien por-
tant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, de faire de
belles funérailles à ses parens quand ils meurent, et de recevoir lui-
même de ses enfans une belle et magnifique sépulture (2). »
Toutefois on ne vit pas impunément en des temps aussi profon-
dément troublés. La plante humaine a beau être forte et vivace, si
tout change et se transforme autour d'elle, si la terre et le ciel se
montrent inclémens, elle s'arrêtera net dans son développement,
elle languira, stérile, et mourra sans pousser de rejeton. Telle fut la
destinée du poète. Non-seulement il ne parvint pas à la vieillesse,
mais, loin de faire de belles funérailles à ses parens, ce furent sa
mère et sa sœur qui recueillirent ses cendres sur le bûcher. Ajoutez
que, si les affaires publiques et la guerre sont la chose par excel-
lence du citoyen antique, nul ne fut jamais moins citoyen que Ti-
(1) Epi>f., 1, IV, 6.
(^ Platon., Hipp. maj,, 2(1.
lOiiB CI. — i}(72. 6
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sa. REVCE: DBfi jDBQXiUOMDBa.
buUe* Enfin ^ bien que rioer. ne nous ait éftéi tranaixôs sor renfiance-
du poète et sur son ééuoajtion, il suffit.de lire, dix vers de n'im^-
porte quelle élégie pour être intimemeot persuadé qu'il a été élevé
pac des feoimes, et. que jamais il n'a pu vivre, même ea pensée^
loin de sa mère et de sa sœur. Parfois on serait tenté. de croire
que ce sont pclut-étre les seules fenunes qu'il ait aimées. H est si
ikcile de s'imaginer qu'on aime les autres, j'entends les Délia, les
Némésisl Lorsqu'on, a le maiheur de se. survivre,, que l'on a tout
loîsîr de descenîdre en soi-même, les premiers êtres cliers qu'on a
aimés, et. qui. nous oat aimés pour nous-mêmes, se dressent seuls
dans les 'lointains fuyans de nos joui-s écoulés. Bien que la mère
et. la sœuir du poète ne soient nommées qu'une fois dans les élé-
gies, on devine dans, toute l'ceuvre la présence sanctifiante de ces
âmes élues, qui sans doute ont été lâ>meilLeure part du génie de
Tibulle.
Le poète ne pado pa& de son père. II semble l'avoir à peine
connu. Peut-être pérît-iji dans les proscriptions et dans les épou*<
vantabiles massacres qui eDBanglan talent le:moaàe après Je meurtre^
de César, à l'avènement du triuniivicat d'Ocrave, d'Antoine et de
Lépide, dans les mois (711-&3).qui précédèrent la. bataille de Piû-*
lippee. (712-/1)2). Au rapport d'Appien, 2,000 chsevaiierset 30O sé^-
Bajteuirs furent' tué^ Llltalie fat livrée aux'vétéians, qui brutale-
ment dépossédèrent les anciens maîtres du sol et se partagèrent les.^
terres- Virgila et Properce furent atteints comme TîbuUe sans doute
par ce fléau te-rrible; d'ailleurs ceux qui avaient échappé au « par-
tage » de 711. n'échappèrent pas à celui de 713- Avant comme
après Phili[)pes, et plus tard encore, après Actiam (723-31), nœili
ne fut sûr de possédcir en pais le champ paternel. L'enfarce de
Tibulle s'écoula dans le domaine, certainement amoindri (t), de
ses ancêtres (il était d'une ancienne famille de chevaliers latins),
entre sa mère et sa sœur, sous la protection dos bon&s vieux dieux
eu bois que l'on vénérait dii génération en génération dans la clw-
pelJe de famille.
Dans, la dixième élégie du premier livre, laqîiello trahit çietlà
quelque ijnexpérience, et eu tout cas est bien de la première ma-
nière de Tibulle, le poète nous a. parlé de son Miliy ou, si l'on
veut, de ses Feuillantines, mais en quelques, vers seulement, avec
le:tact et le bon goût d'uu ancien. Nous le voijons, tout enlant,
dansla vieiJIe maison de Pédum, courir sons his beaux arbres du
v:îrger ffue garde. quoique Priape rougi de vermilloo, effroi des oi-
seaux du ciel. Il passe, repasse tout le jour devant ces antiques
dieux lares qui l'ont nourri, dit-il, et dont la bienfaisante provi-
(i) I, I, 19 sqq.
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LA/ . VEUkf DE • TOWLLE. 8t *
doDcen'ax^essé de veiller sur lui da berceau, à la tombe. Ces pren
miëres impressions, à la fois douc&s et religieuses, déposèrent dans
rAme de TenfaDt un fonds de piété qui devait très bien s'allier avec
sa nature tendre et sérieuse. Tibullewra pieux^ superstitieux mèmet
comme un vieux paysan du Latium« S'il voit en un cbamp une .
pMtre isolée, une berne antique dans un carrefour, il adore (1)..
Qiaque année, il ne manque pas de purifier ses bergers et d'as-
pecger de lait le simulacre de la. bonne déesse Paies, patronne de»>
troupeaux. Tous les dieux ont leur part des fruits nouveaux de
l'année :il la- leur offre dans les vases d'argile <le ses pères. Lui--
même en de blancs vétemens, le front couronné de myrte, et te-
nant dans ses mains la corbeille sacrée, il suit. la victime qu'il va
immoler. Quant aux. lares, il sait qu'on les apaise avec une grappe
de raosin ou une couronne d'épis placée sur leur chevelure vénérée.
On vœaa-t41 été exaucé, ces divinités amies se contentent de quelr-
qoes gâteaux, et d'uni rayon de miel qu'une petite fille, — la sœur
du poëte^ j'imagine, . — leur apporte dans la rustique chapelle. Le
culte officiel de Rome, avec des pompes et ses cérémonies, laisse:
TUnille assez froid et indifférent; mais tous les vieux cultes natura-
listes des ancêtres revivent avec une étrange puissance dans cette
âme antique. Certes voilà un vnd descendant de ces graves Latin»,,
de ces nobles tribus aryennes, qui, comme les Germains, adoraient
dans les mystérieuses solitudes des bms et des forêts ce que leurs.
yeux: ne voyaient points et tenaient* leurs assemblées auprès des.
sources' et des fleuves sacrés.
Tous les ans, Tibulle venait sans doute avec sa famille passer
l'hiver à Rome. Nous avons vu qu'il^était. né dans cette ville. II y
suivit certainement les cours des maîtres les plus célèbres du temps*.
A l'âge où les fils de sénateurs et.de chevaliers allaient aeliever
leers études à Athènes:, Tibulle demeura auprès des siens. Il semble
YAea que, moins heureux qu'Horace, le fils du digne affranchi, ii
descendit chez les ombres sans avoir visité la ville sainte d'Athéné..
Naturellement il n'en appliqua pas moins son esprit à cette élude
approfondie de& modèles grecs, qui était le fond et la substance
même de toute éducation: libérale. Tout* Romain bien élevé savait
écrire et déclamer dans l'une ou l'autre langue^ Il n'y avait d autre^.
littérature proprement dite que celle des Grecs. Les* Italiens s'^é-
talent essayés dans tous les genresi ils avaient même créé quelque».
œuvres admirables; mais, pour être écrite en latin, leur littérature:
n'en restait pas moins toute grecque d'inspiration. Bour ne pas.
nous écarter de l'époque de Tibulle, que l'on songe à Virgile,. à. Car
tulle, qui a non pas imitév ^^ traduit Sappho, — à Horace, dans les .
(l)I,i,fMt.
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8& REVOE DES DEUX MONDES.
odes duquel on retrouve la moitié des fragmens connus des lyriques
grecs, — à Properce, qui lui-même s'appelle le Callimaque romain,
et qui s'est souvenu de son modèle au moins autant peut-être
que Gallus d'Euphorion de Chalcis. Quelques historiens de la litté-
rature latine, comme Bernhardy, ont remarqué que TibuIIe est le
seul poète du siècle d'Auguste dont l'œuvre ne trahisse aucune trace
d'imitation grecque. Un examen plus attentif -des élégies et un plus
grand souci de l'ordre chronologique dans lequel elles ont été com-
posées ne permettent plus de douter de l'influence tiès réelle que
les poètes alexandrins ont exercée sur les premiers essais de Ti-
buIIe. Ce qui est vrai, c'est qu'avec une connaissance très étendue
de la littérature grecque , Tibulle a su rester Latin , et de bonne
heure s'est abandonné au cours paisible de ses douces rêveries.
Dne très grande paresse de mémoire s'allie très bien au sentiment
exquis de l'art le plus raffiné. Tibulle est allé à la postérité avec
une vingtaine d'élégies dont la moitié seulement lui a paru digne
d'être publiée. Toute son œuvre immortelle tiendrait dans deux co-
lonnes du Times. Il n'écrivît pas pour écrire, comme Ovide ou Mar-
tial. En toute chose, Tibulle montra cette nonchalance de grand
seigneur, disons mieux, de chevalier romain opulent et lettré, sans
dédain ni amertume, qui n'est plus guère dans nos mœurs litté-
raires. Jamais il ne s'imagina qu'il avait charge d'âmes, que la
poésie est un sacerdoce, que le poète a pour mission d'éclairer
et de conduire l'humanité. Tout ce pathos était réservé à d'autres
temps. Il n'est pas fait une seule allusion h un événement politique
dans l'œuvre de Tibulle. Malgré tout, si, plus heureux dans l'élégie
amoureuse que dans l'ode, lea^Romaîns peuvent être sans trop d'in-
fériorité comparés aux Grecs, c'est à Tibulle qu'ils le doivent.
On ne peut dire en quelle année il connut Délia à Bome, mais
ce fut sûrement avant l'époque où il suivit en Gaule M. Valerîas
Messala Corvinus, l'an de Rome 723 (=31). Bien qu'il paraisse peu
vraisemblable qu'en des temps aussi troublés les fils des chevaliers
fussent encore astreints, comme au temps des Scipions, suivant
Polybe, à servir pendant dix ans, on peut admettre que Tibulle
avait passé quelques années dans les armées romaines ; autrement
on s'expliquerait peu l'espèce d'horreur que lui inspire tout ce qui
rappelle la guerre et le métier des armes. Tibulle avait alors envi-
ron vingt-trois ans. Aucun document ne nous a transmis la date de
la naissance du poète. Un vers de la cinquième élégie du livre III
a longtemps fait reporter cette date à 711 (=43), l'année même
où naquit Ovide, où périrent les deux consuls Hirtius et Pansa
dans la victoire de Modène remportée sur Antoine; mais le même
vers se retrouve en propres termes dans les Tristes (IV, x, 6). En
appeler à Horace, qui nommait Tibulle «juge sincère de ses écrits, »
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LA DiUk DE TIBULLE. 85
pour soutenir que notre poète devait être plus âgé qu'Ovide, et en
conclure avec Scaligeret Heyne que le vers en question est inter-
polé, voilà qui parait assez inutile aujourd'hui, J. Heinrich Yoss
ayant établi, il y a bientôt un siècle, que le troisième livre des
âégies n'est point authentique. Ce résultat de la critique, adopté
parle plus docte des éditeurs de TibuIIe, par Dissen, confirmé par
bien d'autres fins connaisseurs de notre poète et de la littérature
latine, comme Paldamus, Lachmann, Gruppe, Hertzberg, Binder,
Eberz, est désormais acquis à la science. Le Romain inconnu qui
s'est caché sous le nom grec de Lygdamus, inscrit en tête du troi-
sième livre, a pu naître la même année que le poète de Sulmone ;
voilà tout. Aussi bien celui-ci a marqué lui-môme sa place dans le
cortège des poètes ses contemporains et ses « aînés, n II nomme le
vieux Hacer, qui lui lut ses Oiseaux y Ponticus et Bassus, ses com-
pagnons, Horace, Properce, qui n'avait qus quatre ans de plus que
loi. A peine a-t-il entrevu Virgile. Quant à TibuUe, les destins ja-
loux l'avaient nivi trop tôt à son amitié. Tibulle avait succédé à
Gallos; Properce succéda à Tibulle. « Dans la série des temps, dit
Ovide, je vins le quatrième. » A la mort de Virgile et de Tibulle,
en 735 (s= 19), Ovide n'avait encore que vingt-quatre ans, car, si
l'on ignore l'époque de la naissance de Tibulle, on connaît l'année
de sa mort par une épîgramme d'un précurseur de Martial, Domi-
tîus Harsus, ami de Mécène, qui composa aussi des élégies, une
épopée et d'autres écrits encore : a Toi aussi, Tibulle, la mort inique
t'a envoyé jeune retrouver Virgile dans les Champs-Elysées, afin
qu'il n'y eûit plus personne ni pour pleurer les molles amours dans
J'éJ^ie ni pour chanter en vers héroïques les guerres des rois. »
Ainsi, quand Tibulle expira, peu après Virgile, en 735 ou 736, il
était 0 jeune, » ou, suivant l'expression même de son ancien bio-
graphe, Hiéronymus d'Alexandrie, « dans la fleur de la jeunesse. »
Comme on étsât juvenis au moins jusqu'à quarante ans, Tibulle n'a-
vait donc alors pas plus de trente-cinq à quarante ans, et partant
il doit être né en l'an 695 ou 700 de Rome (1).
Nous laissons de côté l'hypothèse d'Oebeke, qui a cru recon-
naître le poète Cassius de Parme dans l'auteur du troisième livre
des Élégies, et celle de Gruppe, pour qui Lygdamus ne serait autre
({u'Ovide, ce qui rendrait raison et du vers prétendu interpolé et
des réminiscences de ce poète, assez fréquentes dans ce livre : on
abandonne bien vite cette manière de voir quand on connaît les ar-
gamens que Hertzberg a produits contre cette supposition , et qu'il
a tirés de l'examen du style et de la versification. Lygdamus n'est
(1) Vo9s et Dissen ont adopté la première de ces dates, Eberz et la plupart des exé-
iHes réoens la seconde.
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86 REVUE DES DEUX ^MONDES.
pas plus Ovide que Tibulle, qu'il imite et suit commodes modèles.
Ce Romain appartenait, comme notre poète, à la société de Mes-
sala, dans la maison duquel doit être fié le) recueil des poésies de
Tibulle. On connaît les vues de Fr. Haase à ce sujet. Messala, qui
est avec Asînius Pollion et Mécène un des protecteurs des belles-
lettres les plus éclairés et les plus magnifiques de l'époque d''Aa-
guste, Messala, l'ami d'Horace, qu'il avait connu à Athènes, le
patron de Tibulle, le guide d'Ovide en ses premières études, vivait
•au milieu d'une cour de lettrés et de. beaux esprits qu'il aimait
fort, protégeait au besoin contre les violons et les puissans de' la
terre. Sa maison, qui devait ressembler beaucoup à celle de Lh-
cullus et des grands seigneurs romains du* temps, était en petit use
sorte de nmsûe d'Alexandrie, ain centre de culture raffinée, un col-
lège de lettrés hellènes qui retrouvaient sous les portiques et daas
les salles les chefs-d'œuvre incomparables de la sculpture et de la
peinture grecques de tous les siècles. La bibliothèque devait être
' très riche et renfermer les ouvrages les plus rares et les plus pré-
cieux. Orateur déjà illustre au temps des guerres civiles, puisque
dès 711 Cicéron fait son éloge à Brutus, Messala avait une élo-
quence tempérée, élégante et sobre. Tibère, qui vit Messala dans sa
vieillesse (il ne moumt qu'à soixante-douze ans, l'an 762 de Rome),
goûtait fort son genre d'éloquence, et se le proposa pour modèle.
Grammairien érudit comme César, il connaissait à fond la langue
latine, et estimait que l'on pouvait tout dire en cette langue sans
rien emprunter aux Grecs et sans recourir aux néologisme». 11 n'en
recommandait pas moins; avec Horace de lire, relire nuit et jour
les livres grecs. A l'exemple de Crassus et de Cicéron , il conseillait
de traduire les orateurs attiques; lui-même fit sans douteiun grand
nombre de traductions de ce genre. Quintilien parle de sa version du
' discours d'Hyp(^ride pour Phryné. Il écrivit en grec des poésies bu-
coliques; peut-être rc^digea-t-il aussi en cette langue ses mémoires
sur la guerre civile, où Plutarque, Appieu et Suétone ont maintes
fois puisé. Je ne parle pas de l'homme politique et de Thomme de
guerre : ce que je viens de dire du lettré peut donner une idée de la
culture raffinée et étendue d'un patricien romain à cette époque.
Tibulle n'ayant publié lui-même, vers 728 (= 26), que le premier
livre jde ses Élégies, les trois autres ont dû être mis au jour par les
soins de Messala. Prêter à un patricien les scrupules et l'exactitude
d'un éditeur moderne serait quelque peu naïf. Le recueil des poé-
sies de Tibulle, dans l'état où il nous est parvenu, est une sorte de
« livre de famille » dans lequel les actions d'éclat, les honneurs et
les triomphes de Messala et des siens occupent une très grande
place. A coup sûr, plusieurs poèmes ne sont pas de Tibulle : ils
sont donc l'œuvre des poètes et des lettrés qui fréquentaient fat ]
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LA DiUA DE TIHTOLE. ^«7
son de Messala. Le célèbre panégyrique, si étrangement feîbte, tjui
oavre le quatrième livre, est d'un contemporain demeuré incomîu.
Quant aux petites élégies tii-xh du livre FV, elles sont, conrme tm
sait, de quelque, grande et belle dame du temps, qui vivait dans
rintiunté de Messala. Elle-même se nomme « Suîpicia, fille de
Servias. » 11 est probable qu'elle descendait de la vieille gent p»-
tricieDDe des Sulpicii. Horace, en ses satires, parle d'un Servitis
qui est ie mdme que celui que Pline le Jeune compte parmi les au-
teurs de poésies erotiques; ce Servius, sans doute fils du jurisco»-
suite Servius Sufpicius Rufus, est le père de la Sulpicîa dont l'œuvre
est venue jusqu'à nous dans le volume de vers qiii porte en tête le
nom de Tibulle. Bien de moins authentique, on le voit, que ce re-
cueil pris eq bloc. Depuis éeux siècles, les plus doctes philologues
de rAltemagne se sont évertués à résoudre les mille problèmes de
cridque et d'histoire littéraire que soulèvent ces textes, et leur»
descendans ont eu au moins la piété de consacrer tant de savantes
veilles en faisant passer dans les livres classiques les résultats prin-
cipaux auxfjuels on est arrivé* Dans une édition populaire de Teub-
ner datée de 1870, revue par M. L. Muller, les élégies du livre JII
poiteBt le nom de Lygdamus, le panégyrique de Messala estaUri-
bué à un auteur inconnu, et les petites élégies vii-.xii du livne iY
^Dt rendues à Sulpicia.
C'est dans l'île de Corcyre, l'antique Pha)acia, en vue des côles
d'Épire, que Tibulle malade, seul, abandonné de ses compagnons
d'armes, a composé, en songeant à Délia, la première des élégies
qui nous occupent (1). Depuis douze mois déjà (on était dans Taii-
toffioe de 7âÂ), il avait quitté Rome pour suivre en Gaule son tout-
puissant protecteur, M. Valerius Mcssala Corvinus, à qui il devait
peut-être ie rétablissement de ia fortune de sa famille. Après avoir
embrassé le parti du sénat, combattu à Phi lippes avec Brutus et
Cassius et servi quelque temps Antoine, Messala avait passé dans
les rangs d'Octave, et, nommé consul avec le jeune dictateur à la
place d'Antoine, il avait commandé à ALCtium le centre de la lotte.
Agrippa et Mécène pouvaient seuls l'emporter sur Messala dansla
faveur du maître. La lutXe suprême pour l'empÂre du monde avait
été livrée le 2 septembre 723 (= 31). Quelques jours ou quelques
semaines après., Octave envoyait en Gaule Messala pour étouiler
une formidable insurrection qui venait d'^édater dans rAqultaioe.
Tîlmlle, qui dans la guerre civile n'avait pris les armes pour aucun
parti, accompagna son ami dans les forêts et sur les monts 4les
Pyrénées, où les druides entretenaient vn foyer de rébellions to*-
(1) ttMsi 1. 1, sié -* l«V>rtre dironologiqtie de» elti<i <él^gle9 Miennes; mdopl& par
i it'tinvi pu" M. 0«to> Rkbter, est le -Baivaiit t tu, ly n, ▼, ru
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SS REVUE DES DEUX MONDES.
jours renaissantes contre l'autorité romaine (1). Les coutuofies et les
cultes indigènes disparaissaient rapidement dès que le sol d'une
province avait été colonisé et couvert de places fortes : les dieux
gaulois qui persistaient devaient prendre des noms latins comme
Jupiter Axur et adopter les rites de la religion des vainqueurs; mais
la conquête était loin d*étre achevée dans toute cette partie des
Gaules, qui offrait aux révoltés des retraites presque inaccessibles.
Toute révolution politique à Rome ou dans les provinces avait là
son contre-coup. On ne sait presque rien de cette campagne, qui
se termina rapidement par une victoire remportée sur les bords de
l'Aude, et pour laquelle Messala obtint le triomphe quatre ans plus
tard, en 727 (2). C'est à cet événement, auquel un client de Mes-
sala ne pouvait rester indifférent, au moins en apparence, que nous
devons la septième élégie du premier livre. Le poète revendique sa
part d'honneur dans les hauts faits qui ont été accomplis :
Non sine mest tibi parlas honos,
et îl prend à témoin les tribus de l'Aquitaine, au pied des Pyré-
nées, les rivages de l'Océan qui baigne les côtes de Saintonge, la
Saône, le Rhône rapide, la vaste Garonne, et la Loire, dont les
flots bleus arrosent le pays des blonds Garnutes. Il parait probable
qu'après la soumission des .montagnards, Messala parcourut avec
TibuUe toute l'Aquitaine, qui s'étendait alors des Pyrénées à la
Loire, pour pacifier toutes les tribus et recevoir leur soumission.
Tibulle ne revint pas immédiatement à Rome; il s'embarqua avec
Messala pour l'Orient : il fallait achever de soumettre à la domina-
tion d'Octave l'Asie -Mineure, l'Egypte et la Syrie; mais à Cor-
cyre il tomba malade, et ne put suivre l'armée plus loin. C'est
^, au milieu des flots de la mer Ionienne, que Tibulle dit adieu à
ilessala, et pensa mourir loin de tout ce qu'il aimait sur la terre,
tt 0 mort, noire mort, je t'en supplie, retiens tes mains avides ! Je
n'ai point de mère ici pour recueillir dans son sein mes ossemens
brûlés, point de sœur pour verser sur ma cendre des parfums de
Syrie, pour pleurer, les cheveux épars, devant mon tombeau. » Puis
il songe à Délia. Avant son départ, elle avait consulté tous les dieux.
En vain les sorciers du Cirque, les oracles ambulans du Forum, les
devins de carrefour, toute la tribu nomade des Chaldéens et des
Égyptiens, lui assuraient qu'elle reverrait Tibulle. Elle pleurait, la
pauvre Délia, et maudissait ces courses lointaines. Tibulle la conso-
lait; il s'évertuait d'ailleurs à trouver mille prétextes pour retarder
l'heure fatale : le vol des oiseaux, quelque sinistre présage, le jour
(1) E. Henog, Gallim narboMmis prov. rom. hùioria (Lipi., iSM), p. 933.
1%) FasU Capit.; App., B. C, iv, 38; Ut. cixxv, 4; Tibul., I, vu; II, i, 33, t, 117$ IV, i.
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LA DÉUA DE TIBULLE. SP
de Saturne, tout lui était bon. Le jour de Saturne I Nous savions
bien que Tibulle était superstitieux; mais voilà qui le rend sem-
blable au Fuscus Aristius d'Horace, aux têtes faibles, aux petites
gens, uniis tnultorum. A ses vieilles superstitions de paysan latin, il
avait mêlé, dans une certaine mesure, les superstitions orientales
des Juifs, de la horde fantastique qui tout le jour grouillait sur les
places ou dans les rues de Rome, étalait ses lèpres et ses haillons
SOT le pont Sublicius et à la porte Capëne, mendiait à Toreille des
passans, vendait pour quelques as des prophéties renouvelées d'Ézé-
chiel ou de Jonas, interprétait les songes en vraie fille de Jacob,« col-
portait des philtres et des amulettes dans les maisons des dames
romaines ou échangeait des allumettes soufrées contre des mor-
ceaux de verre cassé. Il observait au moins le sabbat de ces hôtes
étranges de la grande cité, qui, avec un panier pour tout mobilier,
campaient en pleine civilisation comme des nomades dans le dé-
sert, de ces créatures aux allures équivoques et lubriques, vives,
souples, agiles et sombres comme des serpens, qui, la nuit venue,
disparaissaient dans les quartiers d'au-delà du Tibre ainsi que dans
les profondeurs de la terre, se blottissaient aux fentes obscures des
villes pierres, et faisaient qu'on disait de leur nation, comme on
le dira des chrétiens et de leur vie souterraine, « qu'elle fuyait le
jour, n Tibulle observait-il aussi les jeûnes, les cérémonies judaï-
ques, comme beaucoup d'autres Romains de ce temps, où, à côté
d'esprits éclairés et cultivés, surtout sceptiques, tels que Gicéron
et Horace, on rencontrait tant d'hommes distingués, instruits même,
au sens qu'avait ce mot à Rome, comme Yarron et Nigidius Figu-
lus, qui étaient adonnés à toutes les pratiques de la magie, de la
tbéurgie et de la nécromancie? Je ne crois pas, mais peu de Romains
portant l'anneau d'or et l'angusticlave devaient être aussi connus
des sorcières de l'Esquilin.
Quant à Délia, dès le premier mot que son amant nous dit d'elle,
nous voyons qu'elle est non-seulement superstitieuse, mais dévote,
qu'elle est initiée à tous les cultes, affiliée à toutes les confréries
religieuses, qu'elle fréquente toutes les communautés monastiques,
tous les couvens de moines mendians, qui dès cette époque fai-
saient déjà de Rome « la ville sainte » par excellence (1). Le poète
consacre dix vers de la troisième élégie à nous montrer Délia ve-
nant assister chaque jour, le matin et le soir, aux offices de la « Notre-
Dame » du temps, de la grande déesse Isis, qui, depuis Sylla, avait
à Borne et dans les faubourgs des sanctuaires et des prêtres égyp-
tiens. Que de fois, mêlée à la foule des adorateurs, les cheveux cou-
verts d'un yoile, Délia agita le sistre d'airain, tandis que les prêtres
il) Apjml., Meiamarph., xi.
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90 REVDE DES DEUX MOMDES.
à la iéte rasée, aux blaires vétemens de lin, après Touvertare des
portes da temple, emonnaient 4e salut du maUin et oonsacraient les
offrandes apportées but l'autel ! La flamme jaillissait, activée par le
flabellum d'un desservant, le chant des flûtes ^datait, lea cymbales
retentissaient, les tambours de basque mugissaient, la statue peinte
d'Isis, habillée d'oret de pierreries, ' tenant d'une main le eistre et
la croix ansôe de l'antre, étincelaît aufond du 6anctuan*e, le Aom-
bino Harpocrates, un doigt dans la bouche, suivait d'un vague re-
gard la cérémonie, Anubis^ le dieu à la téite de chacal, paraissait
flaiier quelqpie piste funèbre^ ies' longues fites de brun» personnages
sculptés sur des tables isiaques, couvertes de caractères hiérogly-
phiques, semblaient s'animer et s'avancer en silence, d'un pas hié-
ratique, vers le trône d'un Osi rie infernal de couleur verte, au diar-
dème blanc. Alora, l'ime envahie par mille terreurs, subji)guée par
le sombre génie des dieux d'Egypte, écrasée sous le pcûds de ses
souillures. Délia se traînait aux pieds des prêtres pour obtenir l'ab-
solotion de ses péchés; elle donnait, promettait tout, faisait des
vonix, se livrait à de longues et minutieuses purifîcatioiis dans une
cella du temple, éloignait ses amans, demeurait pute pendant un
certain nombre de jours, puis, vêtue de lin, la chevelure dénouée,
prosternée devant les portes du sanctuaire, deux fois par jour elle
disait tes louanges d'Isis (1). Ces dévotions à Isis, avec leur cortège
de purifications, d'heures d'oraison et de retraite, n'étaient point
rares d'ailleurs danjj le monde ^ies affrancbies, presque toutes d'ori-
gine orientale, et il serait facile d'indiquer dans les poèmes de
Properce et dOvide plus d'un passage analogue.
Bien qu'au milît^u de ses langueurs maladives le poète cherche
à dissiper sa tristesse en évoquant de riantes visions d'amour,
bien qu'il se laisse aller à peindre en un ravissant tableau d'inté*
rieur la scène de son retour dans la maison de Délia, un soupçon
jaloux le mord au cœur, et il envoie dans son enfer quiconque a
violé ses amoiirs et désire qu'il reste longtemps dans les camps;
mais il se rasséi-ène bientôt. Le sentiment des basses réalités l'aban-
donne; d'un puissant coup d'aile, son génie l'emporte loin de oe
monde. Grandie et purifiée dans l'idéal. Délia apparaît au poète
comme une « Gretchen au rouet, » et l'homble vieille qui la garde
comme une mère attentive et tendre qui pendant la veillée ra-
conte à son enfant toute sorte de merveilleuses légendes des anciens
temps. « Reste chaste, ma Délia, je t'en prie; gardienne de la sainte
pudeur, que ta vieille mère veille toujours auprès de toi. Qu'elle
te conte des histoires à la lueur de la lampe, tout en dévidant sa
•
(1) Tib., 1. 1, m, 27-32. Cf. Antiquités d'Herculanum, gravées par Th. PiroU. Pein-
ture!, t. U, pi. XXX et xxxr.
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lA DELIA DE TIBITLIB. .01
qoenouille. Et toi, toute i ta tâche, cédaat peu à peu au sommeil,
laisse lonber l'ouvrage de tes mains. Puissé-je venin tout àtcoup,
sans être annoncévetapparaltretàtescdlés comme un envoyé du
dell Alors, comme tufseras, tes longs cheveux en désordre, accours
au-devant de moi, ma Délia, les piedfi.nus. Voilà ma prière : que
sur ses coursiers de; rose TAunore . blanchissante m'apporte ce Jour
radieux! »
Je ne voudrais point affaiblir rimpressiont^uave et pure que lais-
seot dans rame les beaux vers detTibuIle, cependant il ne faut pas
être dupe deS' apparences. Non <* seulement le poète idéalise ici des
choses et des personnes qu'il sait fort teiTestres, mais il compose 6on
tableau avec des réminiscences et des lieux-^conimuAS poétiques. Sa
Délia est une Lucrèce quelconque qu'Ovide ou tout autre, artisan
de poésie vous montrera, la* quenouille* en nutin, entourée de cor-
beilles et de flocons de laine, distribuant l'ouvrage à ses servantes,
avec lesquelles elle s'entretient, à la rouge lumière d'une lampe
fumeuse, des hauts faits de Collatin. En Tab^ence de l'ami, éloigné
pour une cause ou pour une autre, toute jeune amante doit filer
solitaire au milieu denses lescbves, être vôtue de vétenïens som-
bres, avoir les cheveux épars ou rejetés négligemment autour de la
tète, et laisser dans l'écrin les colliers d'or et Jes pierreries. Ce
type était classique, populaire même, depuis que Ménandre et ses
imitateurs l'avaient njis sur la scène (1). Vérité et poésie sont les
denx élémens constitutifs de toute œuvre d'art. Dans l'éclosion in-
consciente des images et deSirhythraes, le poète confond ces élé-
mens dans une synthèse! supérieure et crée ainsi des formes immor-
telles, des types héroïques ou divins, des modèles de vertu, de
grâce ou de bonté, dans lesquels l'humanité aime à se contempler
comme en une sorte d'apothéose. L'ofiteede la critirfue, après avoir
isolé ce que le génie avait combiné d'instinct, est de îaire la part
de vérité et de poésie qui entre dans œs grands composés orga-
aiqaes qu'on nomme œuvres d'art.
Quand TibuUe put : supporter la mer, il quitta l'Ile de Corcyre,
s'embarqua pour l'Italie, et alla^sans doute passer quelques semaines
inprès die sa mère et de sa sœur dans son domaine de Pédum. C'est
li, dans l'automne de 724, qu'il écrivit les premiers vers de la se-
conde élégie d/'lienne {*!), Tout entier au bonheur de retrouverce
qu il aime, les êtres chers, les dieux du foyer, la vieille maison
latine, ses bois, ses champs, le poète convalescent s'abandonne
d'abord à un sentiment de bien-être, de joie in:ime et profonde
<iuilai iasf ire fies plus beaux vers. Nul doute qu'en suivant Mes-
(1) Tcrent, Beautonlimorumenosi 11^ m, 44 Cf. Prop., HI, vi, 9-18; Ovîd., Fatt.,
n,:4i
pj Tib., L I, I.
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02 RETUE DES DEUX MONDES.
sala, Tibulle n'ait eu, comme tout Romain, l'espoir de s'enrichir à
la guerre. Gloire et butin sont deux mots qui ne vont guère l'un
sans l'autre chez les écrivains latins. Patriciens et chevaliers, divi-
sés sur tout le reste, s'entendaient à merveille pour piller les pays
conquis, c'est-à-dire les provinces. Tibulle savait sans doute à quoi
s'en tenir sur la promenade militaire que Messala faisait alors dans
la Gilicie, la Syrie et l'Egypte. Lui, revenu pauvre comme devant,
car il s'en fallait qu'on lui eût rendu tous les biens de sa famille,
il charme ses loisirs en chantant l'heureuse médiocrité de sa for-
tune, aussi éloignée de l'opulence que de l'indigence. C'est là en
effet, comme le poète d'ailleurs nous le dit lui-même, ce qu'il faut
entendre par ce qu'il appelle « sa pauvreté. » Nous verrons plus
tard, en relisant l'épttre qu'Horace lui adressa vers la fin de sa vie,
que la « pauvreté » d'un chevalier à cette époque serait la richesse
de plus d'un grand seigneur de notre temps.
Qu'importe? Voici les froides soirées d'automne, et la flamme
brille dans l'âtre antique (1). Le poète s'abandonne avec délices à
une de ces rêveries délicates et tendres od l'imagination et le sen-
timent l'emportent tour à tour, et finissent par s'unir dans une
prière. « Qu'il est doux d'entendre de son Ut les vents furieux et
de presser son amie contre son sein ! ou, quand le vent d'hiver ré-
pand à torrent l'eau glacée, de s'endormir libre de souci au bruit
monotone de la pluie I Que ce bonheur soit le mien!.. Je n'ai cure
de la gloire, nia Délia; pourvu que je sois près de toi, qu'on m'ac-
cuse, si l'on veut, de mollesse et d'oisiveté 1 Quand mon heure su-
prême sera venue, puissé-je te contempler, t' embrasser mourant de
ma main défaillante I Tu pleureras. Délia, quand on me placera sur
le bûcher, tu me couvriras de larmes et de baisers, tu pleureras...
Pourtant n'afilige point mes mânes : épargne tes cheveux dénoués,
tes tendres joues, ma Délia ! » Tibulle, on le voit, a le don heureux,
le parfait bon goût de sourire dans les larmes, comme cette statue
mélancolique du « Sommeil éternel » que j'ai si souvent admirée au
Louvre. Jeune et triste comme elle, il a la grâce touchante de ceux
qui meurent à la fleur de l'âge parce qu'ils sont aimés des dieux. Je
ne connais pas de meilleur commentaire de l'œuvre de Tibulle que
le charme énervant, la suprême morbidesse de ce doux génie
funéraire.
IIL
A Rome, Tibulle trouva Délia souffrante, peut-être très malade.
11 semble qu'elle était en proie à ces fièvres d'automne si fâcheuses
(IjTib., 1,1.».
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LA déha de tibclle. 98
à Rome (1) alors qu'un froid vif succédant brusquement à une cha-
leur accablante on se sent affaibli, énervé, brisé de langueur. Le
bon TibuUe fut navré. De sa tristesse, il ne dit rien, mais il n'a
garde d'oublier toutes les cérémonies religieuses qu'il célébra auprès
du lit de la dolente créature. Tandis que quelque sorcière de l'Es-
quilin murmure des paroles magiques, il promène trois fois le soufre
puriflcateur autour de la malade. Yétu de lin et la tunique flottante,
il fait neuf vœux à Hécate dans le silence de la nuit. Que ne fit-il
pas dans sa ferveur mystique de poète et d'amant (2) I Enfin Délia
guérit, et pendant quelques jours au moins Tibulle put croire qu'il
allait voir revenir les jours heureux dont le souvenir avait charmé
et torturé son cœur depuis douze mois, douze siècles pour lui ! Il
revoyait Délia telle qu'elle lui était apparue pour la première fois,
semblable à Tbétis portée sur les vagues par un dauphin, ses blonds
cheveux lissés comme ceux des nymphes océanides, entrelacés
d'algues marines, de corail et de violettes (3). Comme à un vrai
poète antique, il suffit à Tibulle d'un seul trait pour nous montrer
la beauté du visage de Délia, ses bras souples et nerveux et sa
blonde chevelure ; mais c'est moins un portrait qu'une légère vi-
sion aussi vite évanouie qu'évoquée. Délia n'est rien moins qu'une
créature unique de son espèce, une sorte de déesse descendue des
hauteurs de l'olympe, à laquelle aucune mortelle ne saurait être
comparée sans impiété.
Ses pareilles n'étaient point rares sous les portiques, rendez- vous
habituel du monde élégant, au théâtre, dans le cirque, au temple
d'Isis, partout où l'on allait pour voir et être vu. On ne rencontrait
qu'el/es à la promenade, précédées et suivies par des esclaves noirs,
ou, si elles redoutaient le pavé de basalte des rues, en chaises
à porteurs et en litières. Vêtues d'écarlate, de violet et de toutes
les sortes de pourpre, on les apercevait de loin. Le goût des belles
et riches affranchies n'était pas toujours très pur et rappelait leur
origine asiatique. Beaucoup ne savaient pas assortir et marier les
couleurs ; les tons rouges ou jaunes du vêtement de dessus tran-
chaient parfois avec une crudité excessive sur les teintes bleues ou
blanches de celui de dessous. Que dire de celles qui, comme des
rdnes d'Orient, portaient de lourdes étoffes de brocart d'or constel-
lées de pierreries (4)? La plupart au contraire préféraient de beau-
coup ces fins tissus de soie, d'un vert tendre comme celui de la
vague marine, apprêtés dans l'Ile de Cos, si légers et si transpa-
(1) p. Menière, Études médicales sur les poètes UUins, p. 243.— Ovid., A, amat, II,
où ceUe maladie est décrite; mêmes circonstances, mômes incantations magiques, etc.
(î) Tibul., I, V, 9-17.
(3) Ibid., 45-46.
(4) Ovid., A. amat, lU.
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9i REVUE DES DEUX HORDES.
rcB^qu'oB voyait hûre dèucement, ainsi qu'à fleur d*eau, 1» blan-
ches nudités de ces Néréides.
Presque toutes, à Rome, étaient bbndès. La Délia dèTibulIe
avait de blonds cheveux comme la Gynthia de Properce* Cela ne
laisse pas d'abord que de paraître étrange en Italie, ou, puisqu'il
s'agit d'afiranchies, en Syrien en Judée, à Alexandiie; mais chacun
sait qu'on donnait aux cheveux ia'couleur d'un bran roux ou l'éclat
fauve de l'or en les teignant au moyen de certaines préparations
caustiques, souvent trèe funestes à la conservation de la chevelure*
témoin la jeune fille devenue chauve dont parte Ovide^ Lesfemmes.
riches aimaient mieux acheter dans -les tavernes élégantes ûes por-
tiques de Minucius ceschevelarespostiobesd'un blond-ardent qui
venaient de la Germanie. Tonte dame romaine un peu soigneuse de
sa parure, à moins qu'elle n'affectit l'austérité d'une antique ma-
trone, avait de faux cfaeveux.de cette nuance ou d'une couleur plus
foncée. Les blondes chevelures soyeuses en effet ne furent d'abord
portées que par des courtisanes. Quand' Messaline, devenant Ly-
cisca, qaittait'pour une étroite cellule mal odorante son lit d'ivoire
d'impératrice, elle avait soin de rouler les tresses rudes et épaisses
de ses lourds cheveux noirs sous une perruque blonde (1). D'ail-
leurs, avec les mille façons de se coilfer alors connues^ par exemple
avec la coiffure étagée-en forme de tour, aucune femme n'aurait en
assez de cheveux si elle n'en avait emprunté à autrui. Voilà com-
ment Délia était blonde. Pas plus aveugle que Properce ou Ovide
n'était Tibulle lorsqtfil chantait'lesbkMids cheveux de sa maîtresse;
il acceptait en toute simplicité une gracieuse fiction consacrée paor
la mode.
D'ailleurs, comme tous les jeunes- élégans, il avait dû assister
souvent an petit lever et à la toilette de Délia, alors qu'une esclave
enfermait ses cheveux dans un réseau d'or, ou les enserrait dans un
bandeau de lin orné de broderies qui rétrécissait le front. Le front
bas et mat des dames romaines a passé dans tous* nos révcs d'ado-
lescens !
Jnsignem teirai fi^te L^j^eoridi^
a dit Horace précisément dans l'ode qu'il adtessa à Tibulle (2). Il
savait de reste comment on donne à la peau des tons d'ambre otx
des teintes nacrées^ avec quels philtres préparés par ses bonnes
amies de l'Esquilin on dilate la pupille de l'œil pour lui faire lan-
cer des flammes. Les sourcils, les cils, les lèvres, les veines des
timpcîs de sa maîtresse exerçaient tour à tour l'industrie délicate
(1) JDV.,iSaf., ▼1,120.
(2) I, uxiii, 5.
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desrbelles esclaves empressées au natliea des boites à parfums en
iroire avec oq anoaoïsr ciselé en bas-reiÎL'f, des magnifiques peîgneS':
de bronze incrustés de pierres de couleur, des aiguilles à cheYv.*ux.
d'or ou d*iYoire, terminées par une petite statue de Vénus sortant^
des flots et tordant sa chevelure ruisselante. Quand elle se regar-
dait dans un de ces grands miroirs de métal poli où elle se voyait
des pieds à la tête, combien Délia devait se trouver différente des
filles de sa nation qu'elle avait pu connaître dans son enfance I Le
front étoile de pierreries, les poignets, les bras et les chevilles ser-
rés dans des nœuds de serpens d'or incrustés d'émaux, les oreilles
ornées de grosses perles blanches venues des pêcheries du golfe Per-
siqne ou de l'Océan indien, les doigts chargés d'anneaux et de
bagues où hrillaieait enchâssés des diamans et des pierres gi*a-
Tées, le con et la poitnne couverts de colliers à plu^urs rangs,
coo^Kfiés d'étoiles d'or, de vipères enlacées ou de feuilles de lotus,
séparés par des perles, des pendeloques de rouge corail, de vertes
éineraudes ou de bleues turquoises^ et terminés par une chaînette à
laqnelle pend une petite bulle^ merveilleux chef-d'œuvre de cise-
lure, où sa vieille mère a enfermé quelque grimoire de papyrus
contre le mauvais œil, qu'elle ressaesr^lait peu, la Délia de Tibulie,
à la Syrienne des Momormeurs de Théocrite, à la pauvre joueuse
de flftie, maigre et brûlée du soleil (1) !
Le moyen d'imaginer qu'une fille aussi pieuse, livrée corps et
âfoe aux sombres cultes d'Egypte et de Syrie, n'ait point aimé par-
fcns, dans ses mystérieuses retraites, à se couvrir d'habits somp-
tueux comme une Notre-Dame^ je veux dire comme la statue d'Isis
ou de Cybèle^ qu'elle voyait les prêtres stolist^s coiffer de la cidaris
baate et droite assyrienne, charger de colliers , de bracelets et de
périscélides, habiller de la tunique sacro-sainte que serrait une
ceinture ornée de gemmes, de l'épfaod et de la. longue stola talaire
couverte de broderies? Avec ses grands yeux vagues, avivés d'an-.
tiflioioe, noyés d'eilluves mystiques, ses mollesses infinies, ses lan-
gueurs et ses fiëvrest Délia n'avait pas même besoin de ses jolis
bras souples et nerveux dont parle Tibulie pour l'entraîner au pâle
séjoor des ombres avec les derniers fils épuisés de la Grèce et de
Rome. Pour Tibulie, Délia n'était que tendresse, et il semble bien
en effet qu'elle fut toute, d'amoureuse et sensuelle bonté. J'ai noté
qne le mot tener se rencontre sous le calame du poète toutes les
f(âs qu'il parle d'elle. Peut-être, comme il arrive, lui prêtait-il un
peu du sentiment dont son cœur débordait; mais en même temps
il sait, à ne s'y point tromper, que dans cette fiile rêveuse et douce,
en proie à quelque mal sacré, humble comme une esclave, il y a
P) Théocr., tdylh, X, 20-27.
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96 REVOE DES DEUX MONDES.
une créature singulièrement fine, habile, rusée, perfide (1), qui,
instruite par les leçons de sa mère , trouvera peut-être un jour que
plusieurs amans rapportent plus qu'un seul , et montre déjà une
habileté pratique au moins aussi raffinée que Test sa piété et sa
science profonde de la volupté.
TibuUe eut bientôt tout loisir de méditer sur cette étrange fille
« à double langue, » dont la grâce tour à tour languissante et vive,
les allures équivoques et sinueuses, rappelaient le colubrinum in-
genium du vieux poète comique. La porte de Délia se ferma devant
celui qui n'avait pas même su rapporter d'Orient quelques millions
de sesterces. Nul doute qu'à sa manière Délia n'ait aimé TibuUe;
peut-être l'aimait-elle encore. Elle ne l'avait pas vu partir sans dou-
leur. Quand son amant la trouvait seule, il lui suffisait sans doute
d'un long regard muet, tout chargé de tendresse et de reproches,
pour l'amener à ses pieds, aimante et dévouée comme une prêtresse
introduite dans la cella du dieu. Elle devait éprouver une sorte de
vénération pour cet homme d'une autre race dont la belle âme, les
grandes manières et le contact exquis semblaient purifier et en-
noblir. Elle avait certainement une conscience obscure de Fim-
mense supériorité morale de son amant. Toutefois elle était plutôt
étonnée que touchée. Elle avait porté avec amour le doux joug du
maître, mais l'idée ne lui était jamais venue qu'elle pût être de la
même espèce que lui. Dans les premiers jours, quand Tibulle com-
prit qu'il avait une sorte de rival, il bondit sous l'aiguillon de l'or-
gueil et de la douleur, parla en maître, se rendit impossible; on se
sépara (2). Rien ne prouverait mieux au besoin que l'affection de
Tibulle pour Délia n'avait rien de commun avec les banales amours
des jeunes élégans pour les belles affranchies. Gelies-ci avaient na--
turellement beaucoup d'amis. Le trouver mauvais eût paru d'un
Scythe. Le premier précepte du codç de la haute galanterie, c'est
qu'on doit avoir le bon goût de supporter un rival, et que le mieux
est de paraître tout ignorer (3). Tibulle connaissait les maximes de
ce code : il les pratiquera plus tard avec Némésis; mais il aime Dé-
lia avec la simplicité sérieuse d'une âme neuve et naïve. Il l'aime
assez pour faire taire son ressentiment et pour étouffer son orgueil;
il revient le premier aux pieds de son amie, il s'y roule avec des
emportemens de tendresse enfantine, veut qu'elle le foule sous ses
sandales de papyrus (4).
Il était trop tard. Pendant les douze longs mois qu'il avait passés
loin d'elle. Délia, obsédée par sa mère, par son mari peut-être,
(i) Tib., I,vi, 5-Cetl5.
(2) Discidium, Tib., I, v, 1-8.
(3) 0?id., A. amat., JI, 539.
4) Tib., I, V, 1 »qq.
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LA DELIA DE TIOULLE. 97
céda sans résistance, se soumit, passive. Un amant plus riche pos-
sédait l'affranchie. Tibulle s'avoue qu'alors que Délia était sienne,
il a follement agi en lui préférant o le butin et les armes (1). » Qu'un
autre triomphe des Giliciens et revienne à Rome couvert d'or et
d'argent; quant à lui, pourvu qu'il soit près de Délia, volontiers il
attellerait lui-même ses bœufs , ferait paître son troupeau sur un
mont solitaire. Malheureusement (qui le sait mieux que Tibulle?) la
mère de Délia ne partage point ces goûts champêtres. Aussi n'est.-ce
point l'amant qui parle ainsi, c'est le poète, l'artiste, qui se livre à
son génie et trouve de beaux vers dans sa tristesse. Les plus beaux
à mon sens sont encore des vers inspirés par un profond sentiment
religieux. Le paysan latin que nous connaissons, l'Italien d'une
dévotion un peu étroite et bornée, foncièrement superstitieux, perce
tout à coup avec une certaine grandeur antique sous le brillant ca*
yalier qui gémit à la porte des belles donne. Voici, comme toujours,
le sens littéral de ces vers, car je n'ai pas la prétention de traduire
les poètes. « «Ai-je offensé par un mot la puissante Vénus, et ma
langue expie- t-elle maintenant son impiété? M'accuse-t-on d'avoir
approché impur du séjour des dieux, et d'avoir dépouillé de leurs
guirlandes les foyers sacrés? Je n'hésiterais pas, si j'avais péché, à
me prosterner dans les temples et à baiser le seuil consacré; je
n'hésiterais pas à me traîner à genoux, suppliant, sur le sol, et à
frapper misérablement de ma tête la porte sainte (2). »
Dn moyen presque infaillible restait cependant au pauvre poète
pour se faire ouvrir la porte de l'amie : c'était d'y frapper les mains
pleines (3). C'est là, on le comprend, une simple figure poétique.
Tibulle n'est point un personnage de comédie qui n'entre chez le
ruffiano qu'en lui jetant une bourse à la tête; il est fort probable
que la a porte (â), » — cette fameuse porte tant exécrée, tant célé-
brée chez les poètes lyriques et élégiaques (5), — n'est ici qu'un
prétexte à variations sur un thème classique. Il faut en dire autant
et des vers de la troisième élégie délienne (ii), dans lesquels il
croit devoir enseigner à Délia l'art de tromper un mari jaloux, et
des distiques de la cinquième (vi), où il s'adresse au mari pour l'in-
struire de tout ce qu'il doit faire pour surveiller la perfide Délia.
Feindre d'admirer la pierre gravée ou le cachet d'une bague pour
pouvoir, à l'ombre de ce prétexte, presser la main de l'amie, faire
certains signes de tête muets dont le sens échappe au mari, tracer
(1) 'nb., I, n, 65 sqq.
p) Tib., I, n, 79-86.
(3) I, ▼, 67^8.
(4) ], n, &-i4.
(5) P. ei., Hor., Od^, I, uv, 3-8; HI, x, 1-4, et surtout Prop., I, xvi.
W« a. — 1872. 7
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98 REVUE Des DEUX MONDES.
d€S caractëresf sur la table avec le vin d'une coupe renversée dans
un festin, connaître les herbes propres à effacer les taches livides
qu'ont laissées au sein ou sur les bras les baisers et les morsures
de l'amant, voilà, entre cent autres, quelques-uns des beaux pré-
ceptes versifiés à satiété par tous les poètes erotiques. Délia n'avait
pas besoin des leçons du bon Tibulle,,et lui-môme n'eut sans doute
point la naïveté de lui en vouloir donner. L'épisode de la sorcière
qui, comme toutes les sorcières de Virgile, d'Horace, d'Ovide, fait
descendre les astres des deux, amoncelle ou dissipe les nuages,
évoque les mânes de leurs sépulcres^ et, pour la circonstance, a
composé une sorte d'incantation que Délia n'aura qu'à prononcer
trois fois en crachant pour rendre son mari incrédule et stupide
comme on ne l'est pas, — qu'est-ce encore, sinon un lieu-commun
poétique (i) 2 II n'y a pas jusqu'à la magnifique description de
l'oracle de la prétresse de. Bellone qui ne soit un pur exercice de
versiGcation (2)^
Si à toutes ces digressions de TibuUe, qui sont, je le répète,, de
merveilleux petita chefs-d/œuvre de fine ciselure, on ajoute les im-
paiécaition» obligées contre la vieille mère de Délia et les prédictions
sinistre» à l'adresse du rival préféré (3), il semble qu'il n'a pas dft
rester grand'place au poète, même en cinq élégies, pour dire les
choses qui lui tenaient surtout au cœur dans l'automne et l'hiver
de 72&. Rien, de plus vcai» Le sentiment qui dominait alors Pâme,
de Tibullo a pénétré toute son œuvre et l'a comme imprégnée, jus-
qufen ses moindres parties, d'une sorte de parfum subtil et rare
que Ton respire toujours avec délices, mais qui, disséminé en
qudqae sorte dans chaque vers, n'est dans aucun en particulier»
Une impression très générale, l'amour très sincère de TibuIIe pour
Délia et son goût idyllique et pieux pour la nature, champêtre, un
vague ensemble de formes indécises et flottantes, des sensations
fugitives, qui sillonnent l'œuvre comme des étoiles filantes et s'é-
vanouissent avant de devenir des aentimens, bien loin de se trans-
former en idées, voilà ce qui résulte d'une étude prolongée de ces
cinq poèmes. U faut en prendre notre pai*ti : les anciens, les poètes
surtout, n'étaient point tourmentés de notre insatiable besoin d'a-
nalyse psychologique, ni de l'ardeur maladive avec laquelle nous
portons le scalpel jusque dans les moindres replis de la conscience.
En conclure qu'ils sentaient moins que nous serait téméraire; c'est
le contraire qui est vrai. Les anciens vivaient plus que nous, mais
ils se regardaient moins vivre.
Quatre ans plus tard, en 728, le poète réunissait aux cinci élégies
(1) Tib., I, II, 41^.
(3) VI, 43-55..
(3) n, 87 sqq., et V, 69 aqq.
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LA DÉLIA DE TIBUUB. 9%
inspirées par Délia cinq antres poème» de même nature, et publiait
son premier volume de vers. D*une époque antérieure aux élégie
diliennts sont V Éloge de la paix (I, x), et les trois élégies (I, iv, mi,
ix) dans lesquelles TibuUe a chanté sou jeune et beau Marathas,
comme YirgÙe avait chanté son Alexis, Catulle son Juventius, fass
anciens ne rougissant point d'aimer la beauté partout où elle bril*
laiu Le poème écrit pour célébrer ranniversaire de la naissaace et
le triomphe de Messala (I, vu) est seul postérieur, puisqufil fut
composé vers 727. Il y avait un an qu'Octave avait reçu le titre de
prince du sénat. Sur la proposition de Munatius Plancus , le aésal;
venait de lui décerner le surnom religieux à* Auguste. Ovide nous
apprend qu'alors TibuUe était déjà « lu, comui et. goûté du pu-
blic. »
Legitttrqaa TibaUns
Et plaoet^ et Jam te principe notoB eni (i).
n ne parait pas pourtant qu'il ait rien écrit durant plusieurs an-
nées. Les élégies du deuxième livre et les parties authentiques du
quatrième sont des derniers temps de sa courte existence. Que fit-il
pendant les sept années de vie que les « destins avares, » comme
dit le poète de Sulmone, lui accordèrent encore? Il fit sans doute
ce qu'on fait lorsqu'on a achevé son roman, lorsqu'on a une fois
touché le fond de la nature humaine, lorsqu'on n'a plus la capacité
de souffrir ni le désir même d'être heureux ; il véeut. Il pouvait due
avec Sappho : « L'amour a secoué mon ftme comme lorsque le vent
s'abat sur les chênes dans la montagne (2). »
U véeut, dis-je, et il faut convenir qu'il n'eût pu mieux choisir
son temps. L'immense majesté de la paix romaine commençait à so
lever sur le monde. Le pouvoir d'un seul avait paru l'unique remède
des discordes civiles. Si Tacite lin-même Ta reconnu (3), TibuUe
aurait eu mauvaise grâce à le nier; il ne combattait pas à Philippe».
Le nom d'Auguste n'étant point dans les élégies de TibuUe qui sont
venues jusqu'à nous, quelques critiques ont supposé que le poète
n'avait pas pardoimé à Octave la mort de son père et la perte de
son patrimoine; mais, outre que rien absolument ne nous a été
transmis sur la mort du père de Tibulle, nous avons vu que le fils
a suivi ea Gaule un lieutenant d'Octave, et que très vraisemblable-
ment il a dû au crédit de Messala le rétablissement de sa fortune.
Qiie sxvoiuHDOus des idées politiques de Tibulle? Rien, ear il n'7
en a pas trace dans toute son œuvre. Naturellement cela fit scan-
dale. Il fallait vivre en ce temps pour entendre reprocher à Tibulle
(1) Ovid., Trist., n, 463^64.
9) FragB. i3, ecL TtwBergfc (lipi iWt).
(3) iljm., 1, 9.
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100 RETUE DES DEUX MONDES.
de n'avoir voulu chanter que Tamour et la nature. M. Beulé* dans
des pages d'ailleurs d'une grande éloquence, en a fait un crime au
poète. Au dernier siècle du moins, La Harpe s'écriait : « Heureux
l'homme d'une imagination tendre et flexible, qui joint au goût des
voluptés délicates le talent de les retracer, qui occupe ses heures
de loisir à peindre ses momens d'ivresse, et arrive à la gloire en
chantant ses amours! » Depuis la révolution, on a changé tout cela.
Un citoyen digne de ce nom n'a plus « d'heures de loisir. » Le salut
de la patrie et les destinées de l'humanité occupent tous ses mo-
mens. Je ne sais, mais il me semble que reprocher à TibuUe ses
langueurs amoureuses et le charme énervant de ses vers, c'est
comme si l'on trouvait mauvais que Sappho, la molle Lesbienne, ait
chanté sur la lyre l'ode A une femme aimée (Eiç 'EpcûfjLfvnv) au lieu
de composer un cantique édifiant pour la postérité I
Si l'on veut bien connaître la vie de Tibulle en ses dernières an-
nées, qu'on relise l'épltre qu'Horace lui adressa vers cette époque
dans sa terre de Pédum (1). a Àlbius, juge sincère de mes discours
en vers, — que fais-tu maintenant dans les champs de Pédum? —
Écris-tu quelque chose qui doive surpasser les poèmes de Cassius
de Parme? — ou bien, errant en silence dans les bois salubres, —
médites-tu sur ce qui convient au sage et à l'homme de bien? —
Tu n'es pas, toi, un corps sans âme. Les dieux t'ont donné la beauté,
— ils t'ont donné la richesse et l'art d'en jouir. — Que souhaiterait
de plus à son doux nouveau-né la mère la plus tendre, — s'il a reçu
du sort la sagesse, le talent de bien dire, — le don de plaire, la
gloire, la santé, — une vie élégante et facile, avec une bourse tou-
jours pleine? — Au milieu des illusions et des tristesses, des
craintes et des dépits, — pense que chaque jour est le dernier qui
te luit. — Elle sera la bienvenue, l'heure que tu n'espérais point.
— Gros et gras, tout brillant de santé, voilà comme tu me trouveras
— lorsque tu voudras rire, un vrai porc du troupeau d'Épicure. »
Voilà bien Tibulle, le voilà tout entier, tel que nous l'avons montré
lorsque tout enfant il courait avec sa sœur dans le verger ombreux
et déjà révérait les antiques dieux en bois du lararium. 11 se pro-
mène sous ses arbres, parmi ses troupeaux, et, ce que « l'épicurien»
Horace aime mieux paraître ignorer, il célèbre avec ses bergers et
ses laboureurs toutes les fêtes des divinités champêtres (2).
 la femme, Tibulle ne demande plus que le repos et l'oubli des
maux passés. On s'accorde assez à voir dans la treizième élégie du
livre IV un poème inspiré par une certaine Glycera dont parle Ho-
(1) Horat., Ep., I, iv.— Cette épltre serait, selon Kirchner, de 720 : elle est peai-dtre
d*ane date un peu postérieure.
(2) Tib., IJ, I. — Tableau de la fête des Rogatiùns cbes les Romains. -- Cf. sur cette
él^ie célèbre Alex, de Humboldt, Kosmos, II, 20.
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LA D£UA DE TIBULLE. 101
race dans son ode à Tibulle (1). Il y a cinq ou six vers dans cette
élégie qui, rapprochés de l'ëpltre d'Horace, montrent qu'avec les
années Tibulle avait retrouvé, sinon la joie et le bonheur, du moins
la douce sérénité de son innocente nature. « Â quoi bon exciter
l'envie? Loin de moi la vanité vulgaire I Que le sage se réjouisse en
silence dans son cœur. Je puis vivre heureux ainsi au fond des fo-
rêts, où aucun pied humain n'a frayé le chemin. Tu es le repos de
mes tristesses, ma lumière dans la sombre nuit, et dans ma solitude
tu me tiens lieu d'un monde. » Inutile d'ajouter que Tibulle ne se
maria point. Alors même qu'il n'eût pas eu l'âme blessée mortelle-
ment, je doute qu'il se fût jamais assez intéressé aux choses de la
vie réelle pour devenir chef de famille et donner des citoyens à l'é-
tat. En dépit des efforts et des tendances romantiques de quelques
princes, comme Auguste et Tibère, les lois renouvelées de Lycurgue
sur le célibat avaient paru parfaitement ridicules, et n'avaient eu
aucun effet sur les esprits éminens du siècle, comme Virgile, Ho«
race. Properce. L'idée de patrie, après avoir réalisé de grandes
choses dans le monde, avait évidemment fait son temps. Elle ne di-
sait plus rien à ceux qui ouvraient l'ère de la démocratie univer-
selle. Certes, comme Properce, Tibulle aurait pu écrire ces paroles,
qu'un Romain du temps d'Annibal n'eût pu entendre sans mouru:
de hoBte et d'indignation : u Qu'ai-je besoin de donner des fils aux
triomphes de la patrie? Aucun soldat ne naîtra de mon sang (2). »
Ah! que nous comprenons trop ces vers-là, car enfin, quoi qu'en
disent nos Gâtons, nous sommes revenus à ces beaux jours de la
décadence où il fait si bon vivre I Laissez-les de leurs cris aigus
remplir l'école et appeler la colère des dieux sur les vices du siècle.
Ces hommes à la barbe hérissée, au long manteau sordide, qui
sans pitié frappent de leur bâton ferré les précieuses mosaïques
de nos petites maisons, ces êtres bizarres et mélancoliques, qui ap-
paraissent comme des spectres, étendent pour nous maudire un
bras décharné, puis rentrent dans l'ombre, produisent sur l'esprit
des convives de l'universel banquet une diversion qui a son charme,
et dont l'effet est de réveiller la volupté au cœur alangui du sage
couronné de roses. Les dames romaines le savaient de reste. Pen-
dant les longues heures de la toilette du matin, en attendant l'a-
mant, en litière, à la promenade, eUes aimaient fort la vue, les .
grands discours austères de leur philosophe, sorte de chapelain de
ce temps-là. Plus d'une l'écoutait rêveuse, tandis que le singe et
le fou hdsaient assaut de cabrioles pour attirer un regard, mériter
une caresse de leur bonne maltresse. Ces jours-là, elles étaient
(1) Hortt., Od,, I, xvxm, de la môme époque que l'ëpltre (Kirchner).
(3) Prop., n, vn, 13-14.
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101 RETUE DES VBVJi MONDES.
plos tendres, plus abandonnées, et comme envahies par un déU-
eiaux malaise. Elles sentaient mieux alors le prix de l'existence, ap-
prenaient à jouir de l'heure qui passe. De là ime science profonde
de la volupté, un sentiment exquis des joies fortes et délicates de
rfttnc et des sens, une capacité d'émotions de plus en plus nom-
breuses et finement nuancées, une sensibilité nerveuse exaltée,
sarexcitée, presque maladive, faisant osciller tout l'être humain, si
je puis dire, au moindre souffle des passions, de la frénésie du
délire à Taccabiement infini de la torpeur. Lentement acquises par
les pères, transmises par voie d'hérédité, ces manières d'èive de-
viennent instinctives chez les enfans, qui naissent vieillards, épou-
vantent par leur effrayante précocité. Toute riche matrone, toute
grande dame, Livie elle-même, avait dans sa maison quelques-uns
de ces jeunes lutins d'Alexandrîe, petHs satyres dont on n'eût pu
dire l'âge, dont l'œil de lynx voyait tout, ne se baissait jamais, fai-
sait rougir les belles donne, et dont le méchant babil, effronté et
cyuique, ïnettait en liesse la compagnie. Ce n'est plus là de la dé-
cadence, mais bien de la décrépitude. De tout temps, les grandes
villes ont produit de ces créatures rachltiques qui retournent au
type simien. Gomme Paris, Alexandrie avait son Gavroche.
liais si le monde grec et oriental penchait vers la décrépitude,
le monde romain proprement dit n'en était encore qu'à cet état de
paix sereine et joyeuse, de doux loisir et d*énervement voluptueux,
où des générations fortunées recueillent le fruit des luttes sécu-
laires des ancêtres et récoltent dans l'allégresse ce qui a été semé
dans le sang et dans la mort, ^oilà l'&ge d'or que tous les paran-
gons d'une triste sagesse flétrissent du nom de décadence. S'ils
veulent dire par là que l'heureuse et molle créature, affinée par la
réflexion et brisée par le plaisir, est une proie toute préparée pour
les durs conquérans qui ne manqueront pas devenir, ils ont de
tout point raison. Quoi I faut-il donc, pour ne pas mourir, se con-
damner à ne jamais vivre? Demander à Horace ou à Tlbulle, le
front couronné de myrte et la chevelure humide des parfums de
Syrie, de revaiir à la rude existence des Romains d'avant les guerres
pnniqnes, n'est-ce pas montrer qu'on a oublié la réponse du soldat
de Luculltts? Que veulent-ils dire enfin avec leur mot de déca-
dence? S'ils se contentaient de constater un fait sans l'accompagner
d'un cortège d'épithètes malsonnamtes, peut-être se rendrait-on
de bonne grâce; mais ils font un crime aux peuples d'un acci-
dent tout aussi naturel que la maladie et la vieillesse, il n'appar-
tient à personne de revivre après avoir vécu, et n'est-ce pas folie
que de se refuser à voir dans la mort naturelle autre chose que
l'usure des élémens mêmes de la vie ? Le plus grand progrès accom-
pli par la pensée en ce siècle a été de substituar partout .la aotion
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lA DÉLIA 0E TIBULLE. 108
du devenir à celle de Tétre^ en d'autres termes de ne plus consi-
tdérer qu'une succession d'états d'une seule et même chose là où
Ton distinguait autrefois des objets essentiellement divers. Santé
et maladie par exemple sont ainsi devenues deux simples modes
de la vie, régis par les nuémes lois, interrogés par les mômes pro-
cédés scientifiques. Ramenés à leurs conditions véritables, ks dilTé*
rens états pathologiques ont paru réductibles aux lois générales de
la physiologie. La vieillesse ou l'usure progressive des tissus or-
ganiques inaptes à renouveler les élémens de la vie est un état
particulier à tout ce qui vit, à l'animal connne au végétal, an mode
spécial de développement, un moment de l'être. .
Délia survécut à Tibulle. S'il fallait en croire Ovide (1), elle au-
rait même assisté aux funérailles de son ancien amant avec la mère
et la sœur du poète. Némésis, la triste héroïne des élégies du
deuxième livre, serait ventre, elle aussi, couvrir de larmes et de
baisers le corps exposé sur le bûcher. Chez le poète de Sulmone,
Délia et Némésis, ainsi mises en scène, se disputent la gloire d'a-
voir donné le plus de bonheur à Tibulle. Si la fiction n'était aussi
transparente, rien ne serait plus indécent. Ovîxle a cependant écrit
sous l'empire d*un sentiment pieux et tendre. Il aimait le « doux
génie » (2) de Tibulle. Ici comme souvent, il s'inspire des vers
mêmes du poète, mais il est clair quMl a manqué d'un sens spécial
pour les bien entendre. Quoi qu'il en soit, Ovide n'a rien vu ni
rien su, et tous les élémens de son allégorie sont tirés des élégies.
11 n^est point vraisemblable que, par sa présence auprès du lit ou
du bûcher funèbres, Délia ait réalisé un des voeux les plus cbers.
que Tibulle avait formés autrefois en des vers immortels qu'elle
seule, sans aucun doute, n^a jamais lus. Retiré dans sa terre de
Yédum, Tîbulle tf avait peut-être jamais revu Délia.
Il aimsât mieux, loin d'elle, écouter en silence la voix triste et
dolente qui parfois s'élève et chante ea nous au doux ressouvenir
des jours qui ne sont plus. Heur ou malheur, qu'importe? on a
vécu. Et void que déjà l'on se survit. Les natures exquises conmie
Tîbulle, mais en même temps vives et sensuelles, sont moins que
d'autres à Fabri de certaines -erreurs qui empoisonnent souvent
toute l'existence. Le th&timent 'sort de la faute comme l'épi du
grain. Tel qui a aimé avec assez de puissante pour douer un être
cher de toutes les perfections reconnaît un jour qu'il s'est peut-être
trompé. D'un bloc de chair, il avait su tirer une statue de marbre,
statue vivante et plus belle dans l'idéal que toutes les choses d'ici-
(i) Ovid., Amor., m, n.
(S) Ovid., Trist., V, i, 18. Ingenium corne*
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10& R£TUE DES DEUX M0NDE8.
bas. L'amant, comme le poète, donne avec sa joie sa vie à l'œuvre
qu'il a créée. L'idéal ne serait plus l'idéal, si, vraie dans l'infini
du rêve, cette forme divine pouvait jamais devenir réelle. Ironie ou
douleur, la contradiction éclate tôt ou tard, l'expiation commence.
Souvent l'être cher n'a rien perdu de ce qui l'a fait aimer, et, pour
peu qu'il consentit à redevenir statue, on le placerait encore dans
son sanctuaire, on l'adorerait avec la ferveur des anciens jours; mais
l'idole redevenue femme ne se prête guère à ces apothéoses. Si
dans la foule elle reconnaît le prêtre, c'est pour le suivre d'un re-
gard étonné. N'attendez d'elle aucun retour de tendre sympathie.
Pauvres poètes, si vous pouviez voir ce qui se passe au plus pro-
fond de son cœur 1 Est-ce donc la faute des Délia, s'il s'est rencontré
des Tibulle? Implacable et sereine comme la nature, la femme n'a
nul souci des êtres qu'elle écrase. Au tiède renouveau, d'autres
fleurs, d'autres créatures naîtront en foule sous ses pas de déesse;
ce ne seront plus les mêmes sans doute, qu'importe? L'homme
souffre, languit, rattache sa vie à un souvenir. La femme ignore,
renaît chaque matin à une existence nouvelle, se sent fille de la
terre, et, comme elle, immortelle.
Délia fut une de ces créatures inconscientes que le monde appelle
légères, et qui sont simplement de belles formes animées, comme
un arbre au feuillage gracieux, comme un élégant animal aux
grands yeux sombres et doux. Il faudrait être bien frivole ou bien
égoïste pour en vouloir à ces êtres charmans du mal qu'ils ont pu
nous faire. Entendu au sens d'un Virgile ou d'un Tibulle, l'amour
est un sentiment rafiiné qui ne va guère sans quelque imagination.
Ainsi transformé et spiritualisé, l'amour devient un fait d'ordre in-
tellectuel, une création de Tintelligence, j'ai presque dit une forme
de l'entendement. Le génie d'un Goethe lui-même ne sera pas trop
vaste pour comprendre et noter toutes les nuances fugitives, de
délicatesse infinie, de ce vague idéal où l'âme la plus haute s'abîme
comme une goutte d'eau dans l'Océan. N'y aurait-il pas eu quel-
que cruauté à demander tant de choses à Délia? La pauvre enfant
n'avait guère de cœur, mais elle avait encore moins d'imagination
et d'intelligence. Sa petite âme ingénue et candide se donnait
chaque printemps comme l'arbre livre ses fruits. Que l'on pût
mourir du bien qu'elle vous avait fait, voilà qui l'aurait fort sur-
prise, et, j'imagine, un peu flattée.
Jules Soury.
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LE SOCIALISME
AU XVr SIÈCLE
DEUXIÈME PARTIS (1).
Là PROPAGANDE ANABAPTISTE APRÈS LA GUERRE DES PAYSANS.
Si VaDabaptisme n'avait eu d'autre foyer que la Thuringe, les
défaites de Frankenhausen et de Milhlbausen auraient sans doute
clos ses destinées : il eût disparu comme avaient jadis disparu la
secte des albigeois, celle des taborites et tant d'autres, qui s'atti-
rèrent par leurs excès les rigueurs d'une répression souvent plus
condamnable dans ses moyens que les erreurs et les désordres
qu'elle arrêta; mais on a vu qu'aux portes de l'Allemagne s'était
formée une communauté religieuse dont les principes se rappro-
chaient beaucoup des idées de Storch et de Mûnzer. D'autre part,
le radicalisme théologique, qui avait prêté un si puissant appui à
Tinsurrection des paysans, était loin d'être abattu. Il comptait en-
core de nombreux apôtres et avait trouvé plus d'un asile où il gar-
dait sa liberté et échappait à la discipline que l'école de Witten-
berg prétendait lui imposer. En beaucoup de provinces, le retour
à l'ordre était plus apparent que réel ; si l'agitation et la révolte
n'éclataient plus dans les villes et les campagnes, elles persistaient
dans bien des esprits. Les anabaptistes zurichois s'étaient fait une
doctrine où se reproduisaient toutes les tendances qui venaient
(1) Vojez U Revue du 15 Juillet.
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106 KCyUE DES BETTX MONDES.
d'être refrénées par les armes. Ce qu'ils revendiquaient avant tout,
c'était la liberté complète dans Tordre spirituel, liberté que le lu-
théranisme enchaînait d'une main après l'avoir donnée de l'autre.
Grebel et les théologiens qui se rattachaient à ses enseignemens
repoussaient les opinions de Luther sur la justification, lesquelles
portaient, selon eux, atteinte à Texistenoe du libre arbitre; ils se
proposaient d'affranchir la société de l'autorité politique aussi bien
que de l'autorité religieuse, la voulaient constituer de façon à se
passer de tout gouvernement civil, de toute institution législative,
n'acceptant d'autre code qiie la Bible, d'autres lois que ses pré-
ceptes, réprouvant l'emploi du serment, refusant de comparaître
devant les tribunaux, de recourir à aucune des justices établies,
supprimant la propriété individuelle et s'imaginant qu'ils amène-
raient les hommes à s'unir par le seul lien de l'amour et de la foi.
Si un tel plan de rénovation impliquait la destruction totale de
l'ordre de choses jusqu'alors universellement accepté, les anabap-
tistes zurichois n'entendaient pas pour cela l'imposer par la vio-
lence. Pénétrés de l'esprit de l'Évangile, ajant toujours présentes
à la pensée les paroles du Christ à saint Pierre lorsque celui-ci tira
l'épée au jardin des Oliviers, ils ne manifestaient que des intentions
pacifiques, ne comptaient pour atteindre leur but que sur la per-
suasion et l'exemple, donnant eux-mêmes le modèle en petit de
l'organisation qu'ils promettaient à l'humanité. Aussi ces sectaires,
quoique ayant eu leur part dans les excitations qui poussèrent les
paysans de la Suisse et ceux de l'Allemagne à la rébellion, se tin-
rent-ils à l'écart du grand mouveoient insurrectionnel de 1625. ils
durent à cette conduite de n'être point compris dans les poursuites
auxquelles étaient exposés les instigateurs et les complices de la ré*
volte; ils purent continuer une propagande qui devait préparer dans
l'empire germanique un nouveau soulèvement, ressusciter uu parti
religieux qui semblait à tout jamais écrasé. L'anabaptisme suisse
fournit le noyau d'une nouvelle école de réformateurs radicaux qui, .
comme la première, se perdit par ses exagérations et ses fureurs,
après avoir ouvert un moment une libre carrière au .fanatisme et à
l'anarchie. Dans ses effets, cette secte peut être comparée à un feu
caché sous la cendre et qui, mis tout à coup au contact de l'air
libne, lance avaot de s'éteindre quelques vives étincelles. Le vent
delà révolte s'étant levé derechef eu Allemagoe, l'anabaptisme^ qui
couvait sous les restes fumans de l'insurrection des payauiSt ee ra-
Dima subitemeot et jeta uue demiëjce lueur d'incendie.
.1
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LE SOGULISMB ÂXJ XVI' SBSGLE. 107
I.
La petite communauté fondée par Grebel, qui se réunissait chez
Mantz, inquiétée par les magistrats de Zurich, trouva des auxiliaires
dans les prosélytes qu'elle fit en diverses parties de la Suisse. De
son sein étaient sorties plusieurs communautés constituées à son
image, régies chacune par un pasteur que le troupeau élisait géné-
ralement lui*Diéme. A ce pasteur appartenait le soin d*exhorter les
fidèles ou, pour les désigner par le nom qu'ils se donnaient entre
eux, les frère$; il commentait la parole divine, il priait au nom de
tous, et dans la cène, le seul rite qu*eût gardé la nouvelle église,
et qui ^tait pour elle la commémoration de la mort du Sauveur et
le symbole de ralliance entre Thomme et Dieu^ il brisait le pain
pour le distribuer aux assistans. Les sectaires regardaient comme
essentielle cette manière d*administi*er la communion, désignée par
eux pour ce motif sous le nom de brotbrechen (brisement du pain);
elle les distinguait surtout des autres réformés. SchafTouse, Grû-
ningen, Saint-Gall, eurent leur communauté anabaptiste, où l'on
rebaptisait les adultes, où l'on organisait la résistance contre l'or-
thodoxie zwinglienne. Brôdli, expulsé de Zurich, s'était rendu dans
la première de ces villes; il y fut bientôt suivi par Grebel, qui avût
d& pareillement s'exiler, et qui alla un peu plus tard se fixer dans
la seigneurie de Grilningen, où il travailla de concert avec Blaurock
àl'avancement de sa foi. Les frères poussèrent leur propagande jus-
qu'à Berne, même jusqu'à Bile; mais c'est à Saint-Gall que leurs ef-
forts furent couronnés de plus de succès. Dès la fin de l'année 1523,
un disdple de Grebel, le tisserand Hochrutiner, banni de Zurich pour
avoir brisé des images, y avait apporté les germes de la doctrine ana-
baptiste. Il était venu à Saint-Gall prendre part à la dispute publique
sur la question du baptême, où les deux partis^ baptiste et anabap-
tiste;, se trouvaient en présence. Doué d'une éloquence naturelle, il
avait si bien tenu tète à ses adversaires, que plusieurs des assistans
sTétaient convertis à son opinion. L'un d'eux ne tarda pas à devenir
k chef des anabaptistes de Saint-^alL II s'appelait Wolfgang Scho-
laot, mais fut plus connu sous le nom d'Dlimann. Fils du syndic
d'une des corporations d'artisans de la ville, il avait été d'abord
noioe à Goire, puis avait embrassé les idées de Zwingli. Passé dans
k camp des anabaptistes, il reçut de Grebel le second baptême. De
ntour dans sa patrie, il gagna par sa parole nombre d'axihépens k
la secte. Prêchant en plein air, tantôt an milieu d'une piairie, tan-
tôt au pied d'une montagne, il voyait se presser autour de lui toute
la population envbonnante. On accourait pour l'entendre jusque de
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108 REVUE DES DEOX MONDES.
l'Appenzell; en quelques mois, Saint-Gall comptait plus de 800 ana-
baptistes.
Les progrès de leurs doctrines remplissaient les sectaires d'es-
pérance; ils se flattaient déjà d'un triomphe prochain sur ce qu'ils
appelaient l'église des impies, quand la défaite de l'insurrection des
paysans allemands vint leur porter un coup terrible. Waldshut,
qui était devenu, avec la petite ville de Hallau, où Brôdli et Reu-
blin avaient entraîné la majeure partie de la population, le grand
boulevard de l'anabaptisme sur la frontière suisse, rentra sous l'au-
torité de l'Autriche. Les deux villes durent renoncer à leur indé-
pendance religieuse et chasser les pasteurs radicaux qu'elles s'étaient
donnés. Les anabaptistes de l'Helvétie se trouvaient maintenant iso-
lés et plus exposés que jamais aux attaques de Zwingli, qui poussait
contre eux à la persécution. Déjà ils avaient été contraints d'aban-
donner Schaflbuse, quand les magistrats de Saint-Gall prirent une
mesure manifestement dictée par l'intention de les exclure de la
ville. Les ministres de la nouvelle secte furent convoqués à une as-
semblée dans l'église de Saint-Laurent pour y faire exposition de
leurs principes et les soumettre au jugement de quatre pasteurs
évangéliques spécialement désignés. Des menaces obligèrent Uli-
mann d'obtempérer à cette invitation impérieuse. Il ne parut dans
l'assemblée que pour être condamné. Il n'était pas convaincu, mais
à qui pouvait-il appeler de cette décision? On était au mois de juin
1525 : les partisans de Storch et de Mûnzer avaient été mis en
pleine déroute; ils étaient réduits à se cacher. Zwingli venait pré-
cisément de dédier à la ville de Saint-Gall un livre virulent contre
la rebaptisation. Grebel écrivit vainement au bourgmestre de la
ville, Vadianus, qui était son beau-frère, pour le détourner de prê-
ter les mains aux projets intolérans de ses adversaires. Celui-ci en-
couragea lui-même le sénat à prendre contre les novateurs des
mesures rigoureuses. Toute profession de foi anabaptiste fut inter-
dite sous peine de détention ou de bannissement; ceux qui se fai-
saient rebaptiser encouraient une amende pécuniaire, et, pour
mieux assurer l'exécution de ces mesures, le sénat réunit à la mai-
son de ville tous les bourgeois, auxquels il fit jurer de donner leur
concours à l'autorité. Un seul refusa; il fut immédiatement expulsé
du territoire avec sa femme et son jeune enfant.
La persécution devint alors générale dans toute la Suisse. Les
nectaires étaient dénoncés et emprisonnés. On arrêta Mantz, qui
prêchait à Coire, et on le livra au gouvernement zurichois. Hof-
meister avait reçu auparavant l'ordre de quitter Schaflbuse. Grebel
et Blaurock furent appréhendés au corps à Gruningen, tandis que
ce qui restait d'anabaptistes dans Waldshut et Hallau n'avait plus
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LE SOCUUSME AU XTI* SIECLE. 109
à choisir qu'entre Tabjuration ou la fuite. Le troupeau dispersé, les
pasteurs abandonnèrent le théâtre de leurs prédications et se ré-
pandirent de différens côtés. Ils se mirent à la recherche de lieux
où ils pourraient reformer des communautés de leur foi et reprendre
Fœuvre si violemment interrompue. Ils s'encourageaient par l'exem-
ple que leur avaient légué les apôtres du Christ, comme eux con-
damnés à fuir et à vivre misérablement; ils se persuadaient que
Dieu avait permis la persécution pour que la parole pût être prê-
cbée dans tout l'univers, car l'exil des frères aurait pour effet de la
propager. Beublin, dont l'existence avait été fort errante depuis
plusieurs années, de Waldshut gagna Strasbourg, qu'il quitta pour
visiter la Souabe et revenir y fixer sa résidence. Hâtzer se rendit
dans la même ville, après avoir habité quelque temps Âugsbourg,
où Hubmaîer était venu le rejoindre; mais ce dernier, ne trouvant
pas là l'accueil qu'il avait espéré, poussa jusqu'en Moravie, en quête
d'un endroit où il pût continuer ses prédications et mettre sous
presse les écrits qu'il préparait en réponse àZwîngli. Ayant ren-
contré dans la petite ville de Nikolsburg deux ministres évangéli-
ques en complète communion d'idées avec lui et que le seigneur
du lieu, Lienhart de Lichtenstein, avait pris sous sa protection, il
s'y établit. Au milieu du désert qui s'était fait en Allemagne pour
la foi anabaptiste, c'était là une véritable oasis; aussi Hubmaîer
appelait-il Nikolsburg son Emmaûs de Moravie. Il y fit, à partir de
1526, assez de prosélytes pour que Nikolsburg soit alors devenu
une des principales communautés anabaptistes. D'autres furent
fondées par Hubmaîer à Znaîm, à Brûnn et en diverses localités de
la Bohême.
Les sectaires rencontrèrent en Allemagne quelques-uns des adhé-
rens de Hûnzer, comme eux errans et proscrits, et se les attachè-
rent. Ils entretinrent dans l'ombre une propagande dont le cercle
allait tous les jours s' élargissant. Elle s'exerça surtout dans les pro-
vinces de l'empire où le luthéranisme n'avait pas prévalu et qui
étaient demeurées catholiques; il subsistait là un levain de haine
contre l'église, qui maintenait tous ses privilèges temporels et son
autorité séculière; les aspirations de réforme politique et religieuse
y avaient été comprimées, mais non anéanties. Comme toujours,
les anabaptistes recrutaient leurs prosélytes dans les classes infé-
rieures et ignorantes, attirées par la simplicité de la doctrine de
Grebel, les promesses d'une prochaine félicité, surtout par Tesprit
égalitaire sur lequel reposait sa reconstitution de l'église. En moins
de trois années, une grande partie de l'Allemagne se trouva enve-
loppée d'un vaste réseau de communautés anabaptistes, répandues
de la Hesse jusqu'au Tyrol, de l'Alsace jusqu'en Silésie. Augsbourg,
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ItO EEVUE DBS DEUX MOIVDES.
OÙ a' étaient rendus nombre de frère$ fugitifs, devint pour quelque
temps une sorte de métropole de la secte. Cette ville le dut d'une
part à la position œntrale qu'elle occupait par rapport aux contrées
où l'anabaptisme comptait le plus d*adhérens, de l'autre à la liberté
d'opinions religieuses qu'y avaient introduite les interminables dis-
putes des luthériens et des zwingliens, largement représentés dans
la population. Aussi est-ce à Augsbourg que l'on trouve d'abord
les plus infatigables et les plus influens promoteurs de la doctrine
proscrite par la Suisse : lacob Dacbser, d'Ingolstadt, Sigmund Sal-
minger, de Munieb, tous deux anciens moines, prêcheurs éloquens,
Jacob Gross, marchand fourreur de Strasbourg, qui avait été banni
de cette ville, et le plus considérable de tous par sa fortune et son
talent d'écrivain, Eitelhans Langenmantel, d'une famille patrkienne
de la cité souabe.
Toutefois rbégémonie d' Augsbourg ne pouvait assurer entre les
sectaires une unité doctrinale que contrariait l'initiative laissée à
chaque pasteur. La divergence d'opifoions naissait en outre de la
difficulté qu'avaient à communiquer entre eux les groupes de fidèles»
éloignés les uns des autres et contraints le plus souvent de diasîmu-
lisr leur existence. Ainsi isolées, les communautés se faisaient à cha-
cune sa règle et son enseignement évangélique. Certains sectaires
se tenaient rigoureuseffient à la letti'e de l'Écriture et en observaient
les préceptes de la manière la plus étroite et la plus ridicule. Le
Christ ay^mt dit à ses apôtres* que, pour entrer dans le royaume des
,cienx, il fallait qu'ils se fissent semblables aux petits enfans, il y
avait des anabaptistes qui en concluaient que les cbrétiena devaient
imiter de tout point l'enfance, en affectaient le naïf et imparfait lan-
gage, la. faiçon d!agir et jusqu'aux amusemens puérils. D'autres,
cherchant dans la Bible un sens mystérieux et surnaturel, s'imagi-
naient être itt6ph*és de l'Esprit-Saint, entraient dans des extases^
s'abîmaient daos une contemplation si vive que leur raison s'alté*
rait. II se produisait alors chez eux ces phénomènes d'un caractère
tout névropatbique qui reparurent chez les tiembkitrs des Ce-
venues, les quakers et les convulsionnairea de Saint-Médaid. Ces
crises déterminaisnt quelqiœfois des accès de véritable démence.
Due femme anabaptiste s'imagina qu'elle était le Christ, que ses
compagnes étaient les douze apôtres. Un fanatique, Thoman Schug-
ger, avertit son frère qu'il avait reçu de Dieu l'ordre de lui couper
la tète, et celui-ci tendit la gorge avec résignation pour obéir à la
volonté du Père célesle. Sous prétexte de mortifier leur chair et
d'en dompter l'aiguillon, d'auti*es sectaires se livraient sans pudeur
et devant tous aux actes les plus impudiques et les plus rèvoltans.
Les frèxes et les sœurs^ vivanl. dans une réelle pTomiacttllé, refiir-
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LE SOGIAUSIIB AU XVI^ SIECLE. 111
saient d'accepter le lien conjugal quand il les avait unis à un infi-
dèle, et convolaient à. de nouveaux hymens avec les justes» La pré-
occupation constante de la fin prochaine du monde mentionnée daus
les prophéties de Hans Hut et de Bader, son continuateur, poussait
aussi les sectaires aux plus bizarres résolutions,, et suscitait, en eux
des seaiimans qui s'éloignaient absolument de ceux que Grebel et
son école avaient préconisés. Hut ailirma que cette catastrophe au-
rait lieu le jour de la Pentecôte 1528. Il disait qu'aux approches de
révéoexnent le Sauveur assemblerait autour de lui le petit nombre
de justes existant sur la terre, et que le reste des humains serait ex-
terminé. Les frères tenaient en conséquence tous ceux qui n'appar-
tenaient pas à leur communion comme voués à la destruction. De
là l'horreur de beaucoup de sectaires pour les hommes étrangers à
leur foi^ les^dées de haine et de vengeance qu'ils nourrissaient
contre la société.. Ce n'est pas impunément qu'on exalte, fût-ce
même seulement dans l'avenir ou le passé, les moyens violens et
l'emploi de la terreux ;. ceux qui se laissent persuader sont bientôt
tentés d'appliquer dans le présent ce qu'on leur dépeint comme
ayant été ou pouvant devenir légitime.
En vue de remédier à un tel débordement d'extravagances, les
plus judicieux et les plus modérés de la secte firent accepter l'idée
de la réunion d'un synode. A Nikjolshurg, on avait eu déjà recours à
une conférence générale pour écarter Hut, qui était venu prêcher
dans la ville et dont les prophéties bouleversaient les tôtes. Une pre-
mière assemblée de ce genre se tint en février 1527 à Schleitheim,
sur la frontière du canton de Schafibuse. Peu après, on convoqua
un synode à Augsbourg. où fut agitée la question du don pro-
phétique. C'était le principal sujet de trouble dans les comnmnau-
tés. Hut était mort, mais la non-réalisation de ses folles prédictions
n'avait pas désabusé les esprits. Bader annonçait le milléniumy et
répétait partout qu'une ruine totale de l'ordre présent devait prê-
cher la rénovation universelle.. Ses prosélytes, aussi imprévayans
(joe les révolutionnaires de tous les âges, sans s'entendre sur ce que
pouvait être cette rénovation, ne songeaient qu'à tout abattre. Le
synode d'Augsbourg mit des bornes aux prétentions qu'avait chacun
dimposer ses révélations. Bader fut condamné. Il se reth^a de l'as-
semblée plein de colère, anathématisant ses frères et les accusant
d'être possédés non de l'esprit de Dieu, mais de celui du démon.
Quelques schismes se produisirent En Moravie, la désunion continua;
lei querelles intestines avaient souvent les causes les plus puériles.
A Niiol^burg, une partie des sectaires, entendant littéralement les
paroles du Christ sur l'emploi du glaive, condamn^âent absolument
le port de cette arme et voulaient que» pour se défendre, on ne re*
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112 REVUE DES DEUX MONDES.
courût qu'à des bâtons. De là le sobriquet de Stâbler (les bâton-
niers) qu'on leur donna. Les autres persistaient à faire usage de
l'épée; on les surnomma les Schwertler (les épéistes). Entre ces
deux camps, il était facile de prévoir qui aurait le dessus. Les bâ-
tonniers furent excommuniés et les Schwertler demeurèrent maîtres
de l'église. Les premiers allèrent fonder, sous la protection du sei-
gneur de Kaunitz, une nouvelle communauté à Austerlitz; mais deux
années ne s'étaient pas écoulées qu'un schisme la déchirait. Il était
né à propos de certaines observances que les purs repoussaient
avec horreur : nouvelle séparation. Les purs se retirèrent à Auspitz
et constituèrent une église à part.
Cependant, si les synodes ne réussirent pas à rétablir complète-
ment l'unité d'organisation et de foi, ils exercèrent du moins sur
les mœurs des fidèles une influence salutaire, et resseffferent le lien
qui rattachait les diverses communautés et les membres de chaque
communauté entre eux, à ce point que quelques-uns adoptèrent la
vie en commun et se constituèrent en une sorte de monachisme ou,
si l'on veut, de phalanstère. Telle était l'organisation que Jacob
Huter imposa à la communauté d' Austerlitz, lorsqu'il fut parvenu à
rétablir l'union entre les frères^ orgapisation sur laquelle se mode-
lèrent d'autres communautés. Les mariages n'y étaient pas laissés
au libre choix des époux. Ceux qu'on appelait les serviteurs de la
parole réglaient les unions et désignaient les conjoints. La famille
était pour ainsi dire abolie; on enlevait les enfans à leurs mères et
on les confiait à des nourrices, des mains desquelles ils ne sortaient
que pour être placés à l'école, où ils étaient nourris, habillés, in-
struits aux frais de la communauté. Les parens n'avaient plus sur
eux aucun droit; leur surveillance était remise à celui qui prenait
le titre de serviteur des nécessiteux. La vie de chaque anabaptiste
était réglementée comme celle d'un moine dans son couvent. Mal-
heur à qui se dégoûtait de cet esclavage et qui osait revendiquer sa
liberté! On lançait contre lui l'excommunication; on l'expulsait de
l'association sans lui rendre ses biens, dont il avait dû faire don à
son entrée.
La propagande des sectaires, l'activité de leurs pasteurs ne pou-
vaient échapper à l'autorité allemande. Dénoncés comme des enne-
mis des lois et de dangereux hérétiques, les anabaptistes ne tardè-
rent pas à être dans l'empire l'objet de sévérités bien autres que
celles qui les avaient atteints en Suisse. Une année s'était à peine
écoulée depuis l'amnistie qui promettait de mettre fin aux pour-
suites dirigées contre les complices de l'insurrection des paysans,
qu'une persécution plus cruelle sévissait contre les adeptes de la
doctrine sortie de la petite communauté zurichoise. Augsbourg eut
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LE SOCIALISME AU XYl'' SIÈCLE. 113
naturellement à souffrir de ces rigueurs une des premières. Les
poursuites y commencèrent dès septembre 1527. Langenmantel fut
arrêté et condamné au bannissement. Tombé quelque temps après
aux mains d'ofTiciers appartenant à la ligue de Souabe, il subit le
dernier supplice. On fit éprouver le même sort à plusieurs de ses
compatriotes qui partageaient ses opinions. Quelques chefs anabap-
tistes d'Augsbourg furent toutefois plus heureux; ils réussirent à
tromper les investigations de la police. En Autriche, l'archiduc Fer-
dinand fît sommer Lienhart de Lichtenstein de lui livrer Hubmaïer.
Ce seigneur n'était pas en position de résister, et l'ancien professeur
d'Ingolstadl fut brûlé vif, montrant jusque sur le bûcher un cou-
rage sans forfanterie et une résignation toute chrétienne, dont un
autre réformateur de la Bohême, Jean Huss, avait jadis donné
Texemple. Brôdii et Blaurock périrent de même. Hâtzer monta sur
réchafaudT*^outefois son exécution, qui eut lieu à Constance en
1529, avait pour cause non une condamnation d'hérésie, mais un
crime d'adultère dont il était convaincu. Moins ferme dans sa foi
que les autres apôtres de l'anabaptisme suisse, moins pénétré des
préceptes de l'Évangile, il varia souvent d'opinions, et, après avoir
abjuré la foi des rebaptiseurs, il y était revenu. Grebel n'aurait
certes pas échappé au martyre, si une mort prématurée ne lui eût
épargné la triste destinée de ses frères.
La perséc4ition fut surtout violente dans les états de la maison
d'Autriche, où l'église catholique continuait à être armée contre
l'hérésie d'une pénalité inexorable. Dans le Tyrol et le comté de Go-
rice,de 1527 à 1531, près de mille anabaptistes furent mis à mort.
A linz, en moinsr de deux mois, 73 exécutions avaient eu lieu pour
le même fait. En Bavière, l'autorité épuisa toutes les rigueurs. En
vertu des ordres du duc Guillaume, tout anabaptiste devait subir la
peine capitale; se retractait-il au dernier moment, tout ce qu'on loi
accordait, c'était d'avoir la tête tranchée; s'il persévérait jusqu'au
bout dans son erreur, il était brûlé vif. En Souabe, on ne prit,gé-
néralement pas la peine d'instruire le procès de ceux qui étaient
accusés; on recourait à des exécutions sommaires. Les supplices
étaient au xvi* siècle, et surtout en Allemagne, d'une incroyable
cruauté, et les tortures ne furent pas épargnées aux malheureux
nectaires. En 1527, à Rothenbourg sur le Neckar, Michel Sattler, l'un
des docteurs de la secte, était condamné à avoir la langue arra-
chée, à être tenaillé avec des pinces ardentes, puis à expirer sur le
bûcher. Les états qui s'opposaient à l'exécution de l'édit de Worras
et tenaient conséquemment pour la réforme, sans pousser aussi
loin l'inhumanité, poursuivirent cependant les anabaptistes avec une
grande sévérité. Là les plus coupables étaient décapités, ici on les
10HB CL — 1872. 8
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ili B£f OE DBS TJEU% HONDBS.
noyait; ce dernier supfplîce fut adopté en Suisse contre- les sectaires
dont on redoutait le retour. A Zurich, on fit périr plusieurs anabap-
tistes par immersion, et c'est ainsi que Mantz, Ysam de Grebel,
reçut la mort en 1527. Zwingli était sans mi6éri«corde pour le»
sectaires, qu'il traitait d'hypocrites et d'ambitieux, auxquels il re-
prochait d'être sortis de la lie du peuple, ne lear pardonnant pas
d'avoir fait une opposition souvent victorieuse à. ses doctrines. li-
sons à l'honneur du landgrave Philippe qu'il désapprouva cette
répressîoa sanguinaire et refusa de l'appliquer daiie la Hesse maK
gré les instances de l'électeur de- Saxe. Il agit à l'égard des nou-
veaux anabaptistes comme il l'avait fait pour les adhérens de Mûn-
zer et pour les paysans révoltés. Il se contenta de faire emprisonner
les plus compromis, prescrivant que^ pour les ramener à la vérité,
on recourût à la persuasion, non aux tortures.
Cependant les excès de la répression indignèrent les honnêtes
gens; des plaintes s'élevèrent de toutes parts contre de si atroces
rigueurs, et l'autorité dut se relâcher en bien des lieux de son zèle
impitoyable. Le mandat impérial du 23 avril 1529 enjoignit d'user
de miséricorde envers ceux qui n'étaient coupables que de s'être
fait rebaptiser; mais la peine de mort fut maintenue contre les pré-
dîcans. L'enthousiasme de ceux-ci était tel que les menaces, loin
de refroidir leur ardeur, ne firent que l'exalter davantage. Les frères
bravaient résolument la mort; ils se fortifiaient par ia prière, et
croyaient reconnaître dans les épreuves qu'il leur fallait traverser
le baptême de sang que le Père avait annoncé à sesenfans. Hommes
et femmes montaient sur le bûcher et sur l'échafaud avec une fer-
meté qui étonnait les bourreaux : ils entonnaient en marchant an
supplice les louanges du Seigneur; ils ne laissaient échapper aucune
plainte, car en entrant dans la communauté ils avaient appris à
quel sort ils s'exposaient, et le premier enseignement qu'ils y avaient
reçu, c'est que le baptême est un engagement, la cène une force,
la prédication une exhortation à endurer la souffrance. On petit
nombre abjura sous le coup de la terreur; de nouvelles conversions
venaient incessamment combler les vides que faisaient dans les
communautés ces exécutions. Les misères et les tribulations com-
munes resserraient l'union des fidèles. Loin de les désabuser de
leurs rêves de régénération sociale, la persécution raffermissait
leurs espérances. A l'instar des premiers chrétiens, chaque com-
munauté tenait une liste exacte de ses martyrs et en colportait les
noms. Ces listes étaient imprimées et circulaient de ville en ville
chez les ad ^ptes comme des encouragemens à bien mourir et des
titres glorieux de la véritable église du Christ. Les âmes s'épuraient
par la souffrance, et» exposées aux plus dures calamités, elles ne se
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LE S0GIM.IS1IE AU XTI* SIECLE. 115
détftcfaaieBt xfae davantage des Gonroitises et des passkms iiaineiiees
ou jalousée' qui s'étaient mêlées aux préoccupations de plus d'an
de&ap6tresde lasectei Le sentiment religieux > reprenait le dessus
surnilamfliisraeeùle dérergondage mystique qui troublaient au-
paravant tant de cerveaux. Les> écrits publiée par quelques-uns des
docteurs anabaptiètes* témoignent de Teq^rit de renoncement et du
profond'désir de sanctification dont beaucoup étaient pénétrés; les
cantiques qu'ils composèrent exhalent un souille de pur christia-
msiBe, respirent une pieuse et douce exaltation.
C'est par la vertu morale et le caractère pratique de ses ensri-
gnemens, par laforce qu'il communiquait pour U bienaux volontés,
que l'anabaptisme réussit à former des hommes capables de sou-
teDirla lutte inégale dans laquelle il était engagé; ii retrouvait par
h puissance de>sa doctrine morale ce qui lui manquait sons le rap*
port dogmatique. Plus que la réforme de Luther, l'anabaptisme ré-
veiHait au fond des cœurs cette vie religieuse et cette activité de
la conscience «que le formalisme' et les pompes du culte extérieur
araient graduellement étouffées^ chez le peuple. Concentrant tous
ses efforts sur'le développement du sentiment intérieur par lequel
rhoimne se met en rapport arec la Divinité , l'anabaptisme réus-
sissait souvent à' transformer* le viril homme en un homme nou-
Tcaa, et cela préciséiinent au moment où le luthéranisme tendait
i perdre cette même vertu, qui fut à ses débuts l'un de ses plus
pnissans ressorts» A l'enthoissiasme des premières années succédait
en effet chez ies disciples de Luther une sorte de religiosité sèche
et ffeide; sans attrait pour les âmes ardentes; la théologie évan-
géligue tendait à devenir raisonneuse et plus calculée que sincère.
Dans les pays qui avaient déjà répudié le catholicisme et adopté
le nouveau culte, la haine des prêtres et des moines, qui soutenait
auparavant l'ardeur des réformés, s'amortissait tout naturellement
par le fait de la. suppression de l'ancien clergé et des couvens.
i Les fidèles se sont si fort attiédis, écrivait en 1531' Wicel, l'un
des apêtres du luthéranisme, que, si un pasteur parle avec trop de
feu de la nécessité de revenir à Dieu, de mener une vie exemplaire,
de se corriger sérieusement de ses fautes et de se conformer aux
prescriptions de l'Évangile, on le traite d'anabaptiste. »' Pouvsût-on
plus explicitement reconnaître l'énergie et la conviction que les apô-
tres de la secte portaient dans leur œuvre de moralisation? On ne
s'ètoimera donc pas que la doctrine anabaptiste ait été embrassée
parceax qui ne trouvaient plus dans le luthéranisme de quoi satis-
bire lem- ékin religieux et leur besoin d'un commerce intime avec
^ monde idâal et* surnaturel.
li^anabaptisme vécut plusieurs années en Allemagne comme vé-
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
eut en France vingt-cîifq ou trente ans plus tard le calvinisme,
dans un perpétuel état d'incertitude et d'appréhension. Les frères
se réunissaient à la dérobée dans quelque habitation reculée, quel-
que forêt ou quelque endroit désert, toujours exposés à se voir ar-
rêtés et punis de mort, comptant sur la tolérance ou la négli-
gence des magistrats, avant tout sur la protection de Dieu. Cette
existence précaire et tourmentée, si elle séparait les anabaptistes
du commun des hommes, n'avait au reste rien que de conforme à
leurs principes. Par l'idéal qu'ils s'étaient fait de la société, ils
étaient forcément condamnés à ne pas se mêler au monde. Leurs
docteurs n'enseignaîent-ils pas que le juste doit se passer du gou-
vernement et des lois, qui ne sont, comme les superstitions, qu'à
l'usage des enfans de ténèbres? Ne répétaient.- ils pas que les
fidèles ne doivent obéir qu'à la volonté divine? Tous ceux qui se
refusent à son obéissance, disaient encore les maîtres de leur foi,
deviennent pour le Tout-Puissant un objet d'abomination, car il
n'en peut sortir que des œuvres abominables. De telles idées engen-
draient chez les frères une aversion pour la société poussée parfois
jusqu'à la sauvagerie. Non -seulement ils ne paraissaient jamais
dans les églises, les salles d'assemblée des corporations, les ta-
vernes, les lieux publics, mais ils ne rendaient même pas le salut
à ceux qui n'étaient pas de la secte, et évitaient de leur donner la
main. Les anabaptistes formaient donc en réalité une petite société
dans la grande. De telles façons d'agir ne les signalaient que da-
vantage aux regards inquisiteurs de la police. On les reconnaissait
d'ailleurs à l'extrême simplicité de leur mise, à la manière dont ils
s'abordaient entre eux.
IL
Quand la persécution eut chassé d'Âugsbourg et de la Moravie
les communautés qui y avaient un instant fleuri, Strasbourg de-
meura le foyer presque unique de la secte. J'ai déjà dit que quel-
ques pasteurs anabaptistes de la Suisse y étaient venus chercher un
refuge. Par sa position géographique, cette ville se prêtait à la pro-
pagande que les novateurs allaient y poursuivre. Son vaste com-
merce la mettait en rapports fréquens avec les principales provinces
de l'empire, et le Rhin la rattachait au nord comme au midi. Le
protestantisme le plus avancé trouvait là un de ses boulevards, car
les apôtres de la réforme y avaient tout d'abord adopté des opi-
nions plus voisines de celles de Zwingli que de celles de Luther. En
outre, à côté de l'espèce de tiers-parti protestant qui reconnais-
sait pour chef Martin Bucer, il s'était élevé des écoles dont les
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LE SOGULISME AU XYI^ SIÈCLE. 117
prindpes s'éloignaient davantage du luthéranisme. Elles tenaient
pour ainsi dire en échec ce qu'on pouvait appeler Torthodoxie lo-
cale. Bucer, qui aspirait à prendre dans Strasbourg la même posi-
tion que Zwingli s'était arrogée à Zurich, s'efforçait dlmposer à tous
les habitans sa confession de foi; mais la direction de la réforme
lui échappait parce que celle-ci n'avait pas été dans la cité alsa-
denne son œuvre : elle était née presque spontanément du mouve-
ment de l'opinion publique; les consciences s'étaient émancipées
elles-mêmes avant l'arrivée de cet habile théologien. Les. écoles
dissidentes avaient à leur tête des hommes qui balançaient son in-
fluence, tels que Wolfgang Gapito et Schwenckfeld, son ami, Gas-
par Bedio, et le plus populaire des prédicateurs strasbourgeoîs, le
curé de Saint-Laurent, Matthis Zell, qui le premier s'était prononcé
avec quelque éclat dans la ville contre l'église catholique. Bucer
avait de son côté les conservateurs, qui, dans l'intérêt de Tordre et
pour endiguer une foi toujours prête à rompre les barrières que lui
imposât encore la nouvelle théologie, poussaient k l'adoption d'une
confession de foi obligatoire. Les pasteurs des autres écoles, divisés
d'opinions et unis seulement dans leur aversion pour tout ce qui se
rapprochait du luthéranisme, réclamaient la liberté d'examen, dont
ils usaient largement. Ils représentaient aux bucériens, ainsi que le
iaisait notamment Wolfgang Schultheiss, le danger d'un schisme, et
appuyaient sur la nécessité de ne point se diviser en face de leurs
redoutables ennemis. Les libéraux eurent le dessous, et Bucer réussit
à fadre adopter, du nioins en principe, l'établissement d'une confes-
sion de foi; mais la minorité était trop nombreuse, surtout trop ac- «
tive, pour qu'on pût facilement arriver à l'application de la mesure
adoptée par le sénat de la ville. La lutte se continua sans profit
pour la religion, sans autre résultat que d'ébranler toute espèce de
foi religieuse et de donner aux catholiques la satisfaction de voir la
séparation d'avec Rome conduire à l'anarchie ceux qui l'avaient
consommée. C'est ce qu'attestent les témoignages contemporains.
Capito se plaignait amèrement du refroidissement du zèle religieux;
il avouait que la prédication évangélique avait perdu toute effica-
cité morale. « A Strasbourg, où toutes les hérésies sont permises,
s'écriait avec un accent de douleur Bucer, il n'y a plus d'église; on
ne se soucie pas plus de la parole divine que du sacrement. »
L'anabaptisme trouvait donc dans la cité alsacienne, plus encore
que dans les contrées où le luthéranisme dégénérait en un ensei-
gnement froid et déclamatoire, le terrain préparé pour répandre sa
nouvelle semence; les âmes altérées de foi vivante vinrent y étan-
cher leur soif d'idéal. Beublin et Hâtzer, dès leur arrivée à Stras-
bourg, firent quelques prosélytes ; mais, aigris par la persécution.
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118 «CTra VEB DIUX /IfOHMS.
animés d'une haine 4np]aoabIe «contre 2wiDgli, ils s'élevèrent avec
violence contre les doctrines de ce réformateur tant autant que
contre ceUes du gr^satà docteur de Wit4enberg. Us se mirent :ain8Î
à dos les deux partis qui divisaient alocs la grande msyorité des
protestans. Les magistrats et les pasteurs s'indignèrent de l'audace
de ces prédicans étrangers, et, déjà prévenus contre une seclequi
était .partout l'objet des rigueurs de l'autorité, ils firent rendre
contre les .téméraires théologiens une ordonnance de bannissement.
Quelques-uns des principaux anabaptistes furent expulsés au conn
mescement de l'année .1527; on s'en tint là. Ijis frères se rassuré-
rent.bientôt et reprirent leur propagande. La peine édictée efirayait
si peu, on fermait si bien les yeux sur les agissemens de la secte,
que des prosélytes qui s'étaient enfuis des diverses provinces de
l'Allemagne pour échapper à la proscription vinrent grossir la pe-
tite communauté strasbourgeoise; quelques-uns des bannis se ha-
sardèrent même à rentrer. Bucer se plaignit de la mollesse appor-
tée dans la répression. De .nouvelles mesures coercitives furent
édictées; mais les anabaptistes étaient sur leurs gardes. Gomme ils
en agissaient partout où ilieur fallait tromper les investigations des
magistrats, ils évitaient les regards, se réunissaient secrètement,
soit dans quelque maison isolée, soit dans les villages des envi-
rons. Le sénat en fut averti^ et il résolut d'en^Ioyer les moyens
plus énergiques qui avaient xéussi ailleurs. Les pasteurs ana-
baptistes sur lesquels on put mettre la main furent jetés en pri-
son. Reublin, après une détention de plusieurs semaines, fut banni
«avec menace, s'il rentrait, d'être puni de mort; mais les habitans, qui
avaient pris dans les disputes religieuses des sentimens de tolé-
rance, désapprouvèrent ces rigueurs, et, redoutant quelque émotion
populaire, le sénat se désista. graduellement de sa nouvelle ligne
de conduite. On laissa lessectaires continuer des assemblées et des
prédications qui [n'avaient lieu que dans l'ombre; on se bornait à
expulser de temps à autre ceux de leurs prédicateurs qui avaient
trop élevé la voix. De leur côté, les anabajptistes évitèrent d'aborder
les questions dogmatiques les plus irritantes; ils s'occupèrent sur-
tout de moraliser les pauvres, d'exhorter les malheureux^ et firent
ainsi parmi eux de nombreuses conversions. L'adhésion que donna
à quelques-uns de leurs principes un des théologiens les plus en
renom de^la ville, Capito, .accrut notablement leur influence. Ce
chef de la plus radicale des écoles protestantes de Strasbourg par-
tageait les^dées des. frères sur le sens et l'usage du sacrement de
la cène; il£ condamnait Icibaptéme des enfans, et croyait, comme
beaucoiip de. docteurs protestans de son époque, au prochain avè-
nement du règne.mUlénaire du Christ sur la terre. .Toutefois Ca-
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LE ftOfilAUSlIE AU XTI* filàCLE. il9
jttio ae défait, pas persévérer jusqu'au lx)at dans ces opinions. Les
anabaptisteststrâsbouigeois rencontr<ërent un auxiliaire bien^iutre-
ment résolu dans un homnae cpii n*avait;pas la science de Gapito,
mais qu'animait un enthousiasnie sans ^al, Afelcbior Hofinanii,
qui occupe «ne des; premières places dans l'iûstoire religieuse àe
l'Allemagne au xyi® siècle.
Bien n'avait été plus agité qu^lairie de €et apôtre, dont les écrits
et les prédications Tenaient de^produlre un certain* retentissement
dsDs lescoBtrées du *Bord. Né à Hall en Souabe, il s'était d'abord
livré au commerce des -fourrures; les soins 4e son négoce l'avaient
conduit en Livonie,'oùil se trouvait en 1523, quand la réforme de
Luther y fut accueillie avec une faveur qui amena promptement la
conversion >des provinces baltiques« Il emi>rassa la nouvelle doctrine
avec ardeur, et, «ne des ' communautés èvangéliques qui se f<H>-
maient alors de tous côtés dans la Courlande se trouvaa^t sans pas^
tsnr, il en a^ait pris pour elle les fonctions, bien que continuant
s(m traGc. La méditation «assidue de la Bible développa chez Mel-
chiorfiofmannides idées qui l'éloignèrent graduellement du luthé*-
ranisme. Son imagination «exaltée, la confiance sans bornes qu'il
avait en ses propres lumières, lui firent recherober dans l'Écriture
un sens caché et traoscendastal. 11 se persuada que la fin du monde
était procbe, et il crut en reconnaître tous les tsignestels qu'il les
voulait voîr dans les prophètes et le Nouveau-Testament. GesrJiar^
diesses effarou^èrent les pasteurs courlandais» qui suivaient aveu-
glément l'école de Wittenberg. La. contradiction qu'il rencontra ne
fit qu'exciter sa bouillante ardeur, et safprédication prit un carao-
tère de plus en plus agressif et violent. Il échauffa si bien les tètes
que des troubles éclatèrent là où il avait élevé la parole. On l'ex*
pidsa de la Goiurlande : il retourna en Livonie; ses serm6ns y pro-
voquèrent également des désordres. Quoique s'étant complètement
écané ^âes enseigoemens de Luther et de ceux de Bugenha'gen,
l'un des plus savans émules du gr^md réformateur, Hofmann gar^
dait cependant peureux mi respect et une admiration que la voie
ooavelle où il se fourvoyait n'avait point détruits. Il attachait un
graûdrprix à ieur'appr<dxition, et, voyant ses propres idées si for-
teoient vepousséea, il ae rendit à Wittenberg en vue de se justifier
des accusations ^dont il était l'objet. Lutlier et Bugenhagen , qui
ne prirent sans doute qu'une consaissance roparfaite des^opidione
du téméraire prédicateur, ne lui refusèrent pas un témoignage fa«-
vomble. Fort de oette approbation, Hofmann retourna dans Iles
provinces baltiques. De nouvelles liardiesses ameutèrent cotise
lui les ^angéliques, étil dut une seconde fois ^ abandonner i%
pays. Il paspa en Suède, où il fu4; choisi pour pasteuT; par la, pe-
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120 BEYUE DES DEUX MONDES.
tîte communauté allemande de Stockholm. Il renouvela dans ses
sermons les propositions téméraires et les spéculations hétéro-
doxes qui avaient déjà soulevé contre lui tant de réformés. Ses
ouailles en furent blessées, et le gouvernement en prit ombrage.
Bientôt il recevait Tordre de quitter la Suède. 11 se rendit à Lubeck,
où sa mauvaise réputation l'avait précédé : un mandat de prise de
corps fut lancé contre lui; on le menaça de la peine capitale. Il
passa dans le Holsteîn, et y fut plus heureux. Son éloquence, l'ori-
ginalité de ses interprétations bibliques, l'ardeur de son enseigne-
ment moral, lui gagnèrent la bienveillance du roi de Danemark,
Frédéric P'. Liberté lui fut laissée de prêcher dans tout le pays, et
pendant deux années il y poursuivit le cours de son apostolat; mais
plus il méditait TÉcriture, plus il se plongeait dans ses aventu-
reuses interprétations, plus il s'éloignait des principes de Luther,
scandalisant ceux qui s'étaient habitués à regarder le grand doc-
teur de Wittenberg comme le souverain arbitre de la vérité théolo-
gîque. Il engagea une violente dispute avec les autres prédicateurs
réformés sur la question de la cène, où il soutint les opinions de
Zwingli, qui comptait déjà dans le Holstein de nombreux partisans.
Carlstadt, après avoir échappé au châtiment qui le menaçait pour
la part qu'il avait prise à l'insurrection des paysans, s'était réfugié
dans ce duché; on le vit prêter à Hofmann l'appui de son savoir et
de sa parole. On décida qu'une conférence spéciale serait tenue pour
débattre le point de foi litigieux. Bugenhagen la vint présider en
personne. L'avantage n'y fut pas pour les sacramentaires. Protégés
par l'héritier de la couronne de Danemark et le duc Christian, gou-
verneur du Slesvî g- Holstein, les luthériens firent prononcer l'ex-
pulsion des prédicateurs zwingliens. Carlstadt dut quitter le pays,
et Hofmann ne tarda pas à être obligé d'en faire autant. Proscrit,
ayant perdu son modique avoir et réduit presque à l'indigence, il se
rendit à grand'peine avec sa femme et son enfant dans l'Ostfrise,
où il résida peu de temps, l'autorité lui ayant donné l'ordre de
sortir du pays. Il gagna dès lors Strasbourg, où il savait que les
zwingliens se trouvaient en force. C'était en 1529. Bucer l'accueillit
avec bienveillance, espérant se faire de lui un puissant auxiliaire
dans la lutte qu'il soutenait contre les luthériens ; mais Hofmann
ne devait pas s'arrêter longtemps aux idées du réformateur suisse;
son imagination l'entraîna bien au-delà, et il fut promptement poussé
sur la pente de l'anabaptisme.
Il tomba dans ces mêmes aberrations prophétiques dont tant de
protestans étaient alors le jouet. Il se persuada que le dernier jour
était proche. Il se déclara pour la rebaptisation et le retour à la
simplicité de la société chrétienne primitive, sans cependant ap-
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LE SOGULISME AU XYI* SIECLE. 121
prouver la rupture complète que faisaient les frères avec le monde.
On pouvait continuer, selon lui, d'obéir aux autorités établies et prê-
ter un serment; il concédait même le droit de prendre les armes.
Au moment où Hofmann accomplissait cette nouvelle évolution re-
ligieuse, les anabaptistes de Strasbourg avaient perdu leurs prin-
cipaux guides. Marbeck s'était vu expulser en 1531. Nul n'était
par:ni eux assez versé dans la théologie pour pouvoir combattre les
changemens que le nouvel apôtre apportait dans leurs principes,
et son éloquence les séduisît. La majorité l'accepta pour chef, un
petit nombre persista dans la doctrine que leur avaient préchée
Reublin et Kautz. Les orthodoxes anabaptistes eurent ainsi le des-
sous, et la communauté strasbourgeoise se départit quelque peu de
l'esprit séparatiste qui l'avait auparavant dominée. Les tempéra-
mens apportés par Hofmann aux idées des anabaptistes zurichois
profitèrent aux progrès de la secte. Grâce à l'activité dévorante et
à la puissance de parole du nouvel apôtre, doué au plus haut de-
gré du don de convaincre les masses populaires, les conversîons'se
multiplièrent, et il y eut un véritable réveil de l'enthousiasme qui
avait poussé les premiers prosélytes de Grebel. Les écrits du pré-
dicateur strasbourgeois étaient lus avidement, et, comme il ne pas-
sait point encore pour appairtenir à la secte détestée des réformés,
il jouissait, pour sa prédication, d'une liberté que l'on refusait à
celle-ci. La hardiesse et l'imprudence de ses discours éveillèrent
cependant à la fin l'attention du sénat, auquel il'avait osé adresser
une requête en des termes peu mesurés. On en agit à son égard
comme on l'avait fait envers les autres prédicans anabaptistes. Un
mandat de prise de corps ayant été lancé contre lui, il prit la fuite
et se rendit dans le^ Pays-Bas, où il avait naguère résidé et.dont il
parlait avec facilité l'idiome. Il y répandit ses doctrines, qui trou-
vèrent grande faveur. Il se forma en Néerlande des communautés
anabaptistes qui s'attachèrent exclusivement aux enseignemens de
Hofmann, et que l'on désigna, du nom de baptême de celui-ci, par
l'épithète de melchiorîtes. Je reparlerai plus tard de ces sectaires,
auxquels un rôle important était réservé dans la crise religieuse
qai se produisit en Westphalie. Après avoir exercé dans la Frise
son apostolat , l'enthousiaste docteur rentra furtivement à Stras-
bourg vers les premiers jours de l'année 1533. 11 apporta aux^frères
qu'il y avait laissés des paroles d'encouragement et d'espérance, et
reprit la direction de leur troupeau. Pour ne pas éveiller les soup-
çons de la pd!ice, il évita d'abord de se montrer en public; puis,
voyant qu'il avait échappé à l'attention du sénat, il s'enhardit gra-
duellement, se mit à prêcher publiquement, et fit si bien qu'on
Tarrèta. Bucer travaillait alors à constituer définitivement l'ortho-
doxie qu'il avait crééet et un synode était assemblé pour régler la
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122 .RETI2E DES UUX .MOVDfiS*
confession de foi .«ur laquelle devait reposer l'église officielle de
Strasbouig. Hofmann xieiDanda^À âtre* admis à âoutenir- dev;aat ses
adversaires les propositions qu'il avait avancées. Le sénat fut con--
traint de x^éder à l'opinion» qui demeurait dauds la ville.peu £avonable
aux moyens coerdtifs en matière de foi et voulait qu'on tentât sim*
plement de d^ger par la discussion la vérité théologique. Hof-
mann fut donc r^çu à con^paraitre devant une commission de doc-
teurs et à développer ses. idées sur le baptême • et les principaux
points pour lesquels il n'était pas jd'accord avec les protestans. Il ne
réussit pas à persuader ses juges, fiucer triompha dans le synode.
Gapito et Schwenckfeld se virent contraints de désavouer leuis
principes. Les choses prenaient une tournure fâcheuse pour les
anabaptistes; mais leur conflance dans Hofmann n'en fut nullement
ébranlée. Celui-ci avait été ramené en prison. Ses coreligionnaires
accoururent le «visiter, et, le regardant comme un martyr, ils s'at-
tachèrent d'autant plus à lui. L'autorité strasbourgeoise voulut faire
cesser ces visites, et rendit la détention de l'apôtre plus rigoureuse
et plus étroite. On l'enferma dans l'une des toors de la ville, et
toute conamunication avec ses amis lui fut interdite. Alors les fidèles
allèrent s'attrouper au pied du donjon où le maître était empri-
sonné, et à taravers les barreaux d'uni^ fenêtre qui donnait sur le
fossé Hofmann pouvait encore adresser à la foule avide qui se près*
sait au-dessous de lui des exhortations et.des discours. On eut beau
interdire ces rassemblemens, le prisonnier n'en demeuia pas nioins
pour les anabaptistes le guide vénéré et l'ai^bitre de toutes leurs
pensées. Ils se repaissaient plus que jamais de ses prédictions sur
la fin prochaine du monde et l'apparition de Jésus- Christ. Hofmann
prétendait être Élie, tandis qu'un de ses adhérens, le Hollandais
Poldermann, qui avait été arrêté avec lui , se donnait pour Enoch.
Les prédictions de ces illuminés allaient promptement recevoir un
éclatant démenti. La mort vint frapper le nouveau précurseur,
quand il avait déjà pu se convaincre de la vanité de ses prévisions;
mais le misérable dénoûment de la prétendue 'mismon divine de
Hofmann ne désabusa pas des esprits dont le bon sens semblait à
tout jamais banni. Le fantôme que les crédules anabaptistes avaient
adoré comme une réalité ne se fut pas plus tôt évanoui, qu'ils cou-
rurent se prosterner aux pieds d'un autre, œuvre plus manifeste
encore de Tinoposture et.de .la iblie.
IIL
L'introduction du luthéranisme «dans la WestphaUe avait axneaé
depuis plusieurs ^ wnées une suite d'agitations et de troubles qui
ronontaieat & TiûisiurcectiDa des paysans. .Des ^^meutes s^étaient
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LB SOGULIftME AU XYI* SIECLE. 123
produites sur diiTérexm points, et là où la discorde régnait entre la
puissance ecclésiastique et l'autorité urbaine antérieurement à l'ap-
parition deLuther l'avantage était généralement resté aux partisans
d«s idées nouvelles. Dans les cités épiscopales* la guerre avait éclaté
entre le baut clergé, investi d'un pouvoir à la fois spirituel et tem-
porel, et la moyenne bourgeoisie, les artisans, qui se rangeaient
du côté des réformateurs dans l'espoir d'abattre la domination clé-
ricale et de se soustraire à la suprématie du prélat et du chapitre.
J'ai déjà parlé dans la première partie de ce travail des désordres
doDt Osnabiûck, Paderbom, Munster, avaient été le théâtre en
1525. La défaite des paysans n'enraya que pour un temps assez
court les progrès du lutbéranisaie dans les villes de Westphalie,
favorisés qu'ils étaient par les princes protestans du nord et du
centre de l' Allemagne, spécialement par le landgrave de Hesse. Les
rdigieuz de Lippstadt et de Hervord, entraînés par l'exemple du
grand hérésiarque, ayant abjuré la foi catholique, foulé aux pieds
leur règle, contribuèrent, en répandant les q)inioQS évangéliques, à
faire admettre dans ces deux villes le culte réformé. Dans d'autres,
à Dortmund^ à Minden, à Soest, les corporations d'artisans, les
classes marchandes, soutinrent les prédicans et s'appuyèrent des
principesda Luthéranisme pour combattre l'autorité établie, en sorte
que la cause protestante s'y confondit avec celle de la démocratie.
A Maaèter, d'où devait bientôt rayonner dans toutes les parties du
diocèse une propagande réfonnée qui porta ses fruits, les doctrines
nouvelles trouvèrent un écho chez ces mômes gildes qui avaient na-
guère dicté leurs conditions au conseil ou sénat de la ville, obligé
les chanoines de la cathédrale à fuir et à renoncer momentanément
à plusieurs de leurs droits.
La lutte fut plus violente et non moins prolongée en quelques
cités voisines. L'évèché de Munster venait à la fin de l'année 1531
de passer à un nouveau titulaire. Le comte Frédéric de Wied, par
un de ces trafics scandaleux habituels à l'époque, avait vendu pour
une somme énorme sa dignité épiscopale à Éric, évoque d'Osna-
btûck et de Paderbom, fatigué qu'il était des soins d'un troupeau
qu'il avait constamment négligé pour ses plaisirs et son bien-être.
Cette ^aliénation, qui menaçait de faire peser sur l'église de Munster
etla population de lourdes chargea, avait mécontenté les esprits,
et ce mécontentement s'ajoutait à tous les griefs qu'on nourrissait
contre la puissance temporelle du prélat. Aussi, tandis que l'atten-
tion du chapkre, peu satisfait des conditions du marché, se tournait
vers les négociations auxquelles il donna lieu, une voix qui se faisait
l'interprète des sentimens d'un grand nombre s'élevait-elle dans
U&nstv en iaveur de la réforme; c'était celle d'un chapelain de l'é-
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12A BETUE DES DEUX MONDES.
glise d'un des faubourgs de la ville, Saint-Maurice; îl s'appelait
Berndt Rothmann. Originaire d'un village du bailliage westphalien
d'Ahues et d'une naissance obscure, il avait dû à la protection d'une
famille puissante et à son mérite la prébende dont il était alors en
possession. Après avoir été élevé comme enfant de chœur à Muns-
ter, îl s'était rendu à l'université de Mayence pour y prendre le
grade de maître ès-arts, et en était revenu imbu des idées de la ré-
forme, déjà propagée à Munster avant la révolte des paysans. Roth-
mann n'avait pas tardé, dans ses sermons à Saint-Maurice, à lais-
ser percer ses nouvelles tendances, ce qui lui valut les avertissemens
de ses supérieurs. Loin de se rétracter, il ne fit que parler avec
plus de hardiesse. Son éloifuence brillante et incisive remuait pro-
fondément un auditoire déjà indisposé contre l'église romaine. On
accourait des divers quartiers de la ville pour l'entendre. 11 gagna
surtout la faveur des gens de condition inférieure, chez lesquels
l'hostilité était plus marquée contre l'autorité cléricale. Il traitait de
superstition et d'idolâtrie la messe et le culte établi, et fit si bien
partager ses sentimens à son auditoire qu'un jour, à l'issue d'un de
ses sermons, les assistans brisèrent les images saintes et se portè-
rent sur la personne des prêtres à des actes de violence. Le promo-
teur d'un pareil scandale dut quitter la ville, mais il le fit avec l'in-
tention arrêtée d'y revenir. Investi de la confiance des luthériens,
aidé de leur argent, il alla visiter les principaux foyers des doctrines
nouvelles, et, ayant conçu le projet de devenir le réformateur de
Munster, il étudia l'organisation religieuse que s'étaient donnée les
diverses cités protestantes qu'il parcourut.
Il était précisément de retour et reprenait le cours de ses prédi-
cations quand le comte de Wied songeait à résigner un siège épi-
scopal peu fait pour lui. Le prélat s'occupait conséquemment moins
que jamais des intérêts spirituels de son diocèse. Aussi, lorsque le
chapitre lui dénonça la hardiesse du jeune chapelain, le mépris qu'il
affectait des réprimandes, le refus qu'il faisait de s'acquitter des
devoirs imposés par l'église, ils ne purent obtenir de réponse. Les
paroles de Rothmann n'en devinrent que plus agressives et plus in-
sultantes, ses sermons que plus suivis. Les conversions au luthéra-
nisme se multipliaient. On renouvela au prélat les plaintes, et l'on
finit, non sans peine, par arracher l'interdiction pour Rothmann de
continuer à prêcher. Le chapelain se soumit en apparence et garda
le silence quelques semaines. Il fallait le temps de se prémunir
contre les dangers au-devant desquels il courait et**de s'assurer
l'appui des princes protestans, des docteurs les plus écoutés de la
réforme. Il repoussa comme injustes les accusations dont il était
l'objet, tout en entamant une correspondance avec Mélanchthon
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LE SOCIALISME AU XVI^ SIÈCLE. 125
et CapîtOt afin de se concilier leur amitié. Quand il eut ainsi for-
tifié sa position, il remonta en chaire, d* abord avec tant de cifcon-
speclion que l'autorité ecclésiastique n'eut rien à lui reprocher,
pais il haussa la voix par degrés, et, Tafiluence de son auditoire
exaltant son audace, il transporta le siège de ses prédications du
faubourg au sein même de la ville, qui retentit ainsi de ses attaques
contre l'église. Nouvelles plaintes des chanoines, qui insistent près
de l'évêque pour qu'une punition exemplaire soit infligée à l'incor-
rigible hérétique. Le comte Frédéric, qui gardait rancune au cha-
pitre métropolitain de l'opposition qu'il lui avait faite, n'eut cure
de ses dénonciations. Il fallut que l'affaire vint aux oreilles de
Charles-Quint pour que le prince-évêque se décidât à sévir. L'em-
pereur en écrivit au prélat et au sénat de MUnster, laur enjoignant
de faire cesser immédiatement les scandaleuses prédications. Un
décret d'expulsion fut en conséquence lancé contre Rothmann, mais
celui-ci comptait sur la puissance de son parti.
Dans la haute bourgeoisie, composée de ce que l'on appelait les
erbmànner (propriétaires fonciers), plusieurs avaient embrassé le
luthéranisme. La réforme rencontrait plus de partisans chez les
boulais, qui constituaient le fond de ce qu'on appelait la corn-
mvine {gemeinheil). A celle-ci appartenait, par une (élection à deux
degrés, la nomination du sénat, conseil supérieur de 2& membres,
qui élisait dans son sein les deux bourgmestres et se partageait les
diverses branches de l'administration municipale. Toutefois les erb^
marner entraient presque seuls au sénat, et leur prépondérance
réduisait à peu de chose l'action de la commune. Le corps des arti-
sans exerçait en fait bien plus d'influence, et c'était là que le pro-
testantisme comptait le gros de ses adhérens. Ces artisans compo*
saient dix-sept gildes ou corporations, qui avaient chacune à leur
tête deux maures; elles jouissaient du privilège de s'administrer
elles-mêmes, rédigeaient leurs propres rëglemens, faisaient leur
police et avaient leur juridiction spéciale. Les membres des gildes,
ou, comme l'on disait, les compagnons, quoique ne jouissant pas
des avantages dont étaient en possession les bourgeois, dominant
dans la commune et s'en séparant d'habitude , exerçaient une in-
fluence politique considérable. Les deux anciens [olderleute) que
l*assemblée des maîtres choisissait chaque année au Scholuius^ et
qui étaient préposés à la gestion des intérêts communs de toutes
l^s gildes, se trouvaient investis d'une magistrature populaire qui
o'était pas sans quelque analogie avec le tribunat de l'ancienne
Rome. Aucun compagnon ne pouvait être arrêté ni traduit en
justice sans l'assentiment des anciens, qui balançaient ainsi sou-
vent le pouvoir du sénat. Le Scholiaus entrait conséquemment en
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126 RBTUB DES DEIHL IfONDESé
rivf^lité avec lè RùihKaus (hôtel' de ville), où siégeait cette aseen^
blée, juge en dernier ressort des contestations élevas aas^ dss
gildes.
Kothmann trouvait dans ces cor|>s de métiers dé précteux auxi-
liaires. Au lieu de s'éloigner; il alla établir sa denieure chez rtin de
ses prosélytes» dans la maison commune d'aune des gildes, celle
des merciers. On eut beau le sommer de vider lesr lieux , il ne bou^
gea pas. L'affaire fît grand bruit; la population, ne tarda pas à se
diviser en deux camps. Tua qui approuvait et' l'autre qui condam-
nait cet acte d'insubordination. Les homme» de» gildes se signa-
laient par leur ardfeur à soutenir l'audacieux chapelain. L'esprit qui
avait suscité la sédition de 1S25 s'était tout à' coup réveillé. A la
tête des rothmannîstes, on retrouvait la plupart de ceux qui six ans
auparavant avaient été les instigateurs de l'émeute. L'un de ces
meneurs , qui devait plus tard jouer un si grand'rôlè dans l'insur-
rection anabaptiste, était le drapier- KnipperdoHinck, depuis long-
temps l'implacable ennemi-de l'évêque et des moines, un de ces
hommes chez lesquels une présomption téméraire a' allie à une am-
bition sans bornes. Peut-être le sénat, par une conduite résolue,
eût-il pu triompher d'une opposition qui était alors plus bruyante
que raisonnée; mais les quatre ou cinq partisans que le novateur
avait dans cette assemblée réussirent à empêcher qu'elle agît : ils
insistèrent sur la prudence qu'il fallait apporter dans une affaire
qui risquait d'amener un soulèvement populaire, et, tandis qu'ils
faisaient perdre du temps, Knîpperdollinck et quel(jues autres agi-
tateurs attisaient le feu de la révolte. Rothmann continuait à pro-
tester de l'orthodoxie de ses sentimens et offrait de faire examiner
sa doctrine par des théologiens ibfipartiaux , pressant en même
temps Mélanchthon et Gapito d'intéresser à sa cause les princes pro-
testans. Le sénat, craignant de se briser contre tant d'obstacles, se
contenta d'intimer au téméraire prêcheur la défense dft remonter
en chaire. Le chapitre de la cathédrale se montrait moins condes-
cendant, et travailFait sans relâche près de l'évêque pour que l'ordre
fût exécuté. Il ne parvenait cependant point |l vaincre l'apathie du
prélat, qui abandonnait aux chanoines la responsabilité de me-
sures dont les conséquences menaçaient d'être fort graves»
Les luthériens, voyant la tournure que prenaient les choses, affi-
chèrent hautement leurs projets. Rothmann traitait avec le sénat
comme une puissance, et lui écrivait pour lui déclarer que les bruits
de sédition qu'on faisait courir étaient une invention des impies,
l'effet d'une manœuvre contre lui, que le calme régnait au con-
traire dans les esprits; en même temps, il préparait une émeute
pour le cas où l'on voudrait par la force le contraindre à quitter la
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LE SOCfAlISSlfE AU XVI* SIECLE. t27
Tille. II ne tarda point à lancer comme nn manifeste du parti dont
» il était devena le chef l'exposé de priticipes qa'il avait annoncé au
sénat. On y retrouvait tout le fdnd des idées dé Luther, mais les
réformes réclamées étaient conçues de façon à ne pas entraîner la
SDppression immédiate de l'ancienne liturgie et le renversement
du système ecclésiastique. Rotbmann espérait ainsi donner le
change au clergé et aur catholiques. L'efltet de cet écrit fut consi-
dérable, et les luthériens jugèrent Toccasion bonne pour tenter une
nouvdie entreprise. Ih s'emparèrent de l'église de Saint-Lambert
et 7 installèrent Hothmann en qualité de pasteur. Ses sermons y
fiireot plus agressifs que jamais. La guerre entre lui et les prédica-
teurs dès autres paroisses prit un caractère des plus vîolens. L' ex-
chapelain de Saint^Maurîce voyait chaque jour grossir le nombre
de ses adfaérens. Le dttc Éric de Brunswick, qui avait fait à la ré-
forme une opposition résolue dans Paderbom et Osnabrûck, ne pou-
vait manquer d*en agir de même dans son troisième diocèse, dès
ga*ii en aurait pris possession. Il intima bientôt au sénat l'ordre
d'expulser Rothmann et d'interdire toute prédication réformée dans
MûDster; mais le conseil urbain suMt encore en cette circonstance
l'inflaence de ses membres luthériens, et, au lieu d'obéir aux man-
éemens épiscapaux, il s'efforça de pallier le caractère qu'avait Ten-
sdgoement du novateur, rejetant sur le compte de la calomnie les
aausations dont celui-ci était l'objet.
Une mort soudaine empêcha l'évêquo de poursuivre ses projets
de répression; il expira le 14 mai 1532, et Mtinster, délivré pour
un moment de l'autorité de son prince ecclésiastique , devint un
champ tout ouvert aux entreprises des partisans de la réforme. Un
mouvement protestant éclata dans les trois métropoles épiscopales
qni avaient été réunies sous la domination spirituelle et temporelle
du dac Éric. Tandis qu'à Osnabrûck et à Paderborn les luthériens
tentaient de substituer le prêche évangélique aux vieilles obser-
vances àb la liturgie catholique, à Mtinster ils procédaient avec plus
d'audace encore. Les adhérens de Rothmann se portèrent dans di-
verses églises, en chassèrent les curés et les prêtres et y introdui-
sirent de force le nouveau culte. Déjà, profitant de la suspension
de Tautorité épiscopale, des ministres réformés étaient accourus
dans la ville pour prêter appui à l'ex-chapelain de Saint-Maurice.
La résolution et la hardiesse des luthériens en imposèrent à la
haute bourgeoisie, qui n'était pas en mesure de lutter contre une
populace prête à tout oser. Le sénat se montrait irrésolu, l'émeute
l'intimidait; il évitait de se rassembler à l'hôtel de ville, et tenait
secrètement ses séances dans la demeure de l'un de ses membres.
Chaque jour, on entendait parler de quelque nouvel attentat contre
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128 REVUE DES. DEUX MONDES.
le clergé et les choses saintes. Les événemens de l'extérieur ne fai-
saient qu'accroître la hardiesse du parti du désordre. L'empereur,
venait, par la paix de Nuremberg, de reconnaître l'existence des
états protestans qui étaient entrés dans la ligue de Schmalkalde.
L'attention du gouvernement impérial se détournait de la question
religieuse pour ne plus s'occuper que de la guerre contre les Turcs.
Les membres du chapitre se voyaient exposés à être chassés de
Munster à la première occasion. La ruine de l'église catholique
était inévitable dans cette ville, si le diocèse demeurait plus long-
temps sans chef. Les chanoines se hâtèrent donc d'élire un succes-
seur à Éric, et leur choix se porta sur le comte Franz de Waldeck,
chargé déjà de l'administration épiscopale de Minden. Cet acte
prévoyant eut d'abord d'heureux effets pour l'orthodoxie. Le sénat,
ayant reçu du nouveau prélat une lettre enjoignant de rétablir par-
tout l'ancien culte et d'éloigner les prédicans, s'en servit pour
repousser la pression exercée sur lui; mais l'arme s'émoussa promp-
tement contre les menaces des gildes et des petits bourgeois.
Les meneuns, Knipperdollinck et les deux anciens, le boucher
Moderson et le fourreur Redeker, ne cessaient d'exciter la multi-
tude. Une assemblée fut tenue au Schohaus, à laquelle assistèrent
tous les maîtres des corporations. L'un des plus chauds partisans
de la réforme, WindemoUer, y proposa de faire une alliance étroite
avec la commune, en vue de protéger Rothmann. La motion fut vo-
tée d'enthousiasme, sans qu'on permît à aucune voix d'y contre-
dire, et on ne s'occupa plus que d'organiser la résistance. Les an-
ciens et les maîtres s'abouchèrent avec les membres de la commune
qui partageaient leurs idées. On constitua un comité exécutif de
36 membres que l'on chargea de tout diriger. Le comité se trans-
porta immédiatement à l'hôtel de ville pour s'entendre avec le sé-
nat, ou plutôt pour le sommer de marcher de concert avec lui. Les
commissaires luthériens insistaient sur l'injustice qu'il y aurait de
refuser au peuple le droit d'entendre la parole divine et de s'in-
struire du véritable enseignement de Jésus- Christ. Les sénateurs
objectèrent que les réformateurs n'avaient pu se mettre d'accord
sur les changemens à introduire; avant de toucher à ce qui exis-
tait, il fallait arrêter les principes à suivre. Ils proposèrent en con-
séquence qu'on demandât à l'évoque l'autorisation de mander aux
frais de la ville deux savans théologiens auxquels on remettrait le
soin d'élucider la véritable doctrine évangélique.
Les partisans de Rothmann avaient suggéré ce dernier expédient,
leur intention étant de faire confier à deux docteurs imbus des
idées nouvelles la rédaction du programme. Le comité accepta ce
moyen terme, en mettant pour condition que le sénat prendrait
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LE SOCIALISME AU XVX® SIECLE. 129
rengagement de ne pas séparer sa cause de celle du peuple. Les
luthériens comptaient rendre ainsi l'indépendance de Rothmann
solidaire de celle du sénat. Ce fut là l'objet de longs débats. L'as*
semblée n'entendait pas s'engager; tous ses efforts tendaient à écar-
ter une clause qui n'allait rien moins qu'à lui faire consacrer par
avance les principes que condamnait l'église. Rothmann insistait
de son côté pour qu'une conférence solennelle eût lieu où seraient
discutées les questions en litige. C'était le moyen que réclamaient
partout les novateurs, confians dans leur savoir et leur habileté à
manier des textes avec lesquels le clergé orthodoxe n'était guère
familiarisé. Sur ce point, le sénat se sentit si vivement pressé qu'il
céda. Le clergé fut donc invité à prendre part à la conférence ; il
demanda du temps afin de se préparer à répondre, mais en reje-
tant les bases que son adversaire voulait exclusivement donner à la
dispute, les saintes Écritures, seul fondement infaillible à ses yeux
de la foi chrétienne.
En se laissant arracher une concession qui permettrait de con-
tester l'autorité de l'église, le sénat se mettait à la remorque du
parti de Rothmann; toutefois il aimait mieux en passer par une telle
exigence que d'entamer une lutte qui pouvait entraîner son com-
plet renversement. Restait à parer au danger que créait l'inexé-
cution des ordres de l'évèque. La réponse que le sénat fit à ce
prince lui fut dictée par les luthériens. Il y évita de s'expliquer sur
la question du rétablissement de l'ancien culte et de l'éloignement
des prédicans ; il rappela les franchises dont jouissait la ville en
tout ce qui touchait l'administration intérieure, et appuya sur la
ferme volonté qu'avaient les habitans qu'on leur prêchât la pure
doctrine de l'Évangile. Cette lettre trahissait la victoire que la ré-
forme venait de remporter, et, redoutant que le prélat ne recourût
à la force, l'assemblée ne négligea rien pour le détourner de l'idée
que Hûnster pût être réduit à l'obéissance par une intervention
armée. En même temps, le comité des trente-six s'adressait au
landgrave de Hesse et le sollicitait de s'entremettre près du comte
Franz, avec lequel il était en bonne relation, pour que les évangé-
liques de Munster ne fussent pas inquiétés, que satisfaction ne fût
pas donnée au chapitre. Le landgrave se rendit à ces désirs, mais
il avertit le comité qu'en lui prêtant appui il n'entendait pas pour-
tant porter atteinte aux droits temporels de l'évèque et de son
clergé. Philippe, tout zélé réformé qu'il fût, n'en demeurait pas
moins le défenseur de l'autorité prîncière, dont il faisait passer les
droits avant les prétentions de ses coreligionnaires. Il usa en con-
séquence de beaucoup de réserve dans sa démarche, se bornant à
iaLe appel aux intérêts bien entendus du prélat; il lui représenta
ion CI. — 1872. 9
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ISe REVUS DES DEUX MûMOEfi.
que le: plos sûr moyea d'assurer l'obéissaiice de sujets chatoui^
l6ux sur leurs droits, c'était de ne pas violenter leur conscience, et
pour que le chapitre de Munster, n'eût point à souffrii du mau-
vais vouloir des babhans, le plus prudent était de laisser k ceux-ci
un prédicateur qu'ils aimaient.
Pendant ces négpciationsv Rothmann ne demeurait pas inactif ;, il
appelait de Uarbourg et d'ailleurs de nouveaux apôtres du protes-
tantisme» Jlûnster se trouva ainiû pourvu d'un clergé évangélique
qui ne tarda pas à laisser percer ses intentions d'expulser le clergé
Gatboliq^e• Soutenu qu'il était par le peuple,^il y réussit.. Les pré-
dicans, escortés d'une foule qui les encourageait,^se portèrent dans
toutes les paroisses. et sommèrent les eurésiet les desservans de
leur céder la place; mais, ils trouvèrent de la part de ceux-d une
résistance. énergique. Les anciens et les maîtres,, dépotés parle
corps des gLldes,.se rendirent alors à l'hôtel deville^ réclamant
qu'il leur fût délivré contre les récalcitrans un mandat de dépossea-
sion en forme. Le sénat reçut assex mal la requête; il représenta à
la députation cpi'on avait pris l'engagement de^ laisser, avant de
rien innover,, le temps au clergé de se préparer à la« conférence.
Une discussion assez aigre s'engagea : la multitude q^i entourait
l'hôtel de ville faisait entendre des clameurs et menaçait les séna-
teurs; ils. cédèrent encore une fois. Chaque paroisse fut confiée en
conséquence à un pasteur évangélique, et la nouvelle liturgie rem-
plaça la messe.. En six mois,» les «choses avaient tellement marché
q^e ces mêmes luthériens qui. ne sollicitaient d'abord que la fau-
culté d'écouter la parole de Rothmann s'emparaient maintenant
de tou& les sanctuaires, et, aussi intoléraos que ceux qu'ils dt^pouil-r
laient de leur sacré, ministère, ils affichaient le ppo^et d'extirper
jusqu'aux derniers restes du papisme. Du clergé catholique, il ne
subsista plus après cette agression qjue le chapitre et les cauvens,
dont Texistence était rendue bien précaire^ Le sénat avait en fait
abdiqué aux mains du parti luthérien triomphant. La commune et
les gildes imposaient leur volonté. Les deur bourgmestres, Jugeant
la position intolérable, abandonnèrent la> ville. Un gjrand nombre
de familles bourgeoises suivirent leur exemple. Chez tous ceux qui
gfirdaient quelques sentimens catholiques, Tappréhension était ex-
trême. Les moines,, qui' s'attendaient à être victimes de mesures
arbitraires, cachaient leurs archives et. leurs objeta les plus pré-
cieux. Le clergé de la cathédrale n'avait plus d*espoir que dans
les troupes de révê(^e„dont le chapiltre métropolitain pressait ren-
voi. Les luthériëna s'attendaient en effet à être attaquée par les
forces épiscopalés ; ils. activaient les moyens de défense. Le co-
mité des trente-six, transformé» en une véritable municipalité révo-*
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LE SOGtAnSftE AU XTl^ SliCLE. ISi
htSbnnaire, fâî^it mettre les imirailles en état, achetait des armes
et ramassant des munitions. On somma llss bourgmestres de rentrer
dans la ville,«et comme ils ne tinrent aucan* compte de cette injonc-
tion, oir contraignit te sénat de préposer à leur place na syndic.
Ees sénateurs comme toujours courbèrent h, tête devant Toilage, ne
fissimulant pourtant pas^ leur irritation et leurs inquiétudes. De tefs
préparatifs étaient un défi Jeté' au pri^ice-éVéque, qui réitérait plus
que jamais ses sommations, menaçant, s'il n'y était pas fait ditrit,
de traiter Munster en tilla rebelle.
Le sénat, dans ses réponses au prélat, avouait que Tautorité M
'''chappait. Aîors Prana de Wàldeck résolut d'agir vigoureusement
le péril était d'ailleurs pour l'église plus imminent que jamais. Les
luthériens avaient pris une svttitude audacieuse dans plusieurs villes
de ses états, et quelques-unes^ étaient compiétement entre leurs
mains. Paderbom s'était déclaré pour la réforme, et Tarchevèque
de Cologne, qui en occupait le siège épiscopal, songeait à soumettre
cette ville pai les armes. Une diète provinciale fut convoquée à
Rfrebecle le 17 septembre 1532. Fran2 j représenta le danger mie
faisait courir à la religion la révolte des habitans de Munster, dont
l'exemple pouvait devenir contagieux dans toute la province. Il fit
appel chez sa noblesse à l'intérêt qu'elle avait de maintenir Toïdi'v
et de soutenir l'autorité légitime. Son discours convainquît les
membres de la diète. Les seigneurs, les chevaliers assurèrent Té-
vêcpe de leur concours; mais ils demandèrent qu'on épuisât préala-
blement les moyens de conciliation. Franz de Waldeck y consentît,
et une députation de la noblesse westphalienne ouvrit des pourpar-
lers à Wolbeck avec les délégués de MSinster. Voici quelles étaient
les conditions auxquelles devaient souscrire les habitans : suppres-
«VMt de toutes les innovations introduites dans le cuhe, élorgnement
des prédicans, soumission à l'autorité épiscopale. Les négociations
se conttmièrent plusieurs jours sans aboutir. Il d'evenuit manifeste
fpt te s^nat, oru plutôt le parti qui h dominait, ne cherchait qu'à
gagtier du temps. L'évêque brisa là; il comprit qu'il fallait agir
par fa force. Gomme une tentative d'assaut pouvait coûter la vie à
bieu du monde, il fut résolu ^'on se bornerait à un blocus. Les
tnupes épiscopalès interceptèrent les routes qui aboutissaient à la
ville, defa^n à Tempécher de recevoir des vivres et d'entretenir
avec fe dehors ses relations babitueBes de commerce. La disette ne
tarda pas à se Ikire sentir danar Munster, et les bourgeois pariaient
^accéder aux conditions de Févéque; mais la classe inférieure ne
voulait point entendre parier de se rendre. Les gildes, excitées par
les prédicans, menaçaient les lâches qui prononçaient le mot de ca-
pitûhtion, et, comme leurs cheb gouvernaient de fait la ville, tout
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132 BEVUE DES DEUX MONDES.
donnait à craindre qu'on n*en fût réduit aux dernières extrémités.
Dès le 1& octobre, les corporations avaient exigé qu'on exclût du sé-
nat ceux des membres qui opinaient pour qu'on se rendit. Le peuple
souffrait d'ailleurs moins de la disette que les classes aisées, car, la
place n'étant que fort imparfaitement investie par suite de l'insuffi-
sance de l'armée épiscopale, il n'y avait pas de jour qu'il ne tentât
au dehors, ici ou là, une expédition de maraude dont il rapportait
des approvisionnemens ou du combustible. Entre ceux qui se pro-
nonçaient avec le plus de véhémence pour la défense à outrance
étaient Knipperdollinck et un autre énergumëne, Kibbenbroick.
« Mieux vaut, s'écriaient-ils, dévorer nos propres cnfans que de
nous soumettre. »
La terreur régnait parmi les catholiques, qui n'osaient plus venir
entendre la messe ou présenter leurs nouveau- nés au baptême dans
la cathédrale, seule église où se célébrât encore leur culte. Le cha-
pitre, qui y maintenait son autorité, était réduit, par la fuite de la
plupart de ses membres, à quelques chanoines en proie à la plus
vive anxiété. Le sénat engageait lui-même les catholiques à s'abs-
tenir de toute démonstration religieuse extérieure. Son action était
paralysée, et les négociations qu'il tenait encore ouvertes avec Té-
vêque et les états du diocèse restaient toujours au même point.
Plusieurs mois s'écoulèrent : on arriva ainsi à la fm de décembre.
Franz de Waldeck s'était avancé jusqu'à Telgt, bourg distant de
Munster de deux lieues seulement. De là, il avait adressé une nou-
velle sommation au sénat. Celui-ci se montrait disposé à accepter
un arbitrage. On s'entendait pour remettre le règlement de la que-
relle à deux personnes, l'une désignée par l'évêque, l'autre par la
ville. Déjà Franz avait fait choix, de son côté, de l'archevêque de
Cologne. Tout donnait donc à espérer qu'on allait enfin s'entendre;
mais cela ne faisait pas l'affaire du parti avancé, qui visait à renver-
ser l'autorité spirituelle de l'évêque et assurer Tintroduction de la
réforme. Il résolut de frapper un grand coup, afin de rendre im-
possible toute transaction. Avertis que le comte de Waldeck n'avait
autour de lui à Telgt qu'un petit nombre d*hommes, les meneurs
formèrent le projet de s'emparer par surprise du bourg, tandis que
le trompette qui avait apporté la dernière dépêche épiscopale at-
tendait encore dans Munster la réponse. Tout à coup les portes de
la ville sont fermées, les chefs du mouvement veulent empêcher
\ que quelque habitant n'aille donner l'éveil à Telgt; ils convoquent
au Bathhaus tous leurs adhérens, et là on décide une expédition. On
fait prévenir de maison en maison les bourgeois de prendre les armes
et de se tenir prêts. À minuit, le beffroi sonne, des bandes armées
descendent dans la rue, et, appuyées des 300 lansquenets que la
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f
U SOCULISME AU XTI* SIECLE. 138
municipalité erttretenaît à sa solde, elles se précipitent hors de l'en-
ceiote. Alors eut lieu une de ces scènes dont nos révolutions nous ont
offert tant de sinistres répétitions. Une populace furieuse s'avançait
à la lueur des torches, traînant avec elle des bouches à feu et des
munitions, pour donner le sac à la résidence épîscopale. Nul à Telgt
ne soupçonnait l'agression; chanoines de la cathédrale et gros bour-
geois échappés de Munster, conseillers de l'évêque et députés des
états y dormaient tranquillement. On s'en fiait à la vigilance des
guetteurs, qui, fatigués au contraire de leur faction nocturne, étaient
rentrés chez eux. Les Mûnstérois, à la pointe du jour, s'élancent
vers les portes et réussissent à en abaisser les ponts-levis; en un
clin d*œil, ils sont maîtres du bourg. Franz de Waldeck était heu-
reusement parti la veille au soir pour Iburg. Quelques chanoines,
réveillés en sursaut, curent le temps de fuir de leur demeure et
traversèrent demi-nus TEms, qui se trouvait alors gelée; mais on
s'empara de la majeure partie du chapitre et des sénateurs qui
étaient venus chercher un refuge près de l'évêque. La populace,
ivre de joie, ramène triomphalement à Munster, fifres et tambours
en tête, les prisonniers, que poursuivent des menaces de mort; elle
se partage pour butin soixante beaux chevaux des écuries du pré-
lat. Los chanoines et les sénateurs réactionnaires sont jetés dans les
cachots; à tous ceux qu'on soupçonne d'être favorables à l'évêque,
défînse est faite de sortir de leurs maisons.
Ce succès inattendu des luthériens changea la face des choses.
Le peuple de Munster dicta ses conditions. Les états du diocèse, fa-
tigués d'une lutte qui menaçait d'être préjudiciable à tous les in-
térêts, et qui insistaient depuis quelques semaines pour une trans-
action, pressèrent le prélat de souscrire aux exigences de la ville.
Le landgrave intervint, et exerça sur les négociations uhe influence
considérable. On traité de paix fut signé, après un débat assez pro-
longé, entre la ville et l'évêque le 14 février 1533. Il reçut la
garantie des principaux seigneurs de la province. Par ce traité,
l*eiercice de la religion évangélique était formellement reconnu
dans Munster. Toutes les paroisses y étaient affectées, moins '^•
cathédrale, qui restait sous le gouvernement du chapitre. En re-
tour, le clergé catholique ne devait pas être inquiété. Si le car-
tbolicisme avait succombé, la liberté de conscience ne pouvait
cependant s'enorgueillir de cet avantage : il appartenait au luthé-
ranisme seul, et le traité n'appelait pas à en jouir les autres com-
munions protestantes. La noblesse westphalienne et la bourgeoisie
iniinstéroise avaient réglé les conditions de la paix de façon à n'en
attribuer le bénéfice qu'aux seuls adhérens de la ligue de Schmal-
lalde et à respecter le droit de souveraineté, dont les chefs de cette
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ili usaruE A&s mvx uofuxMg.
ligue prenaient ayant tout la 4éfeose. Véyèque gardait sa haute
«uxecainelé sur Mûoster, grftce ila concession par lui Xaite de ga*
rantir dans Ja ville resercice du culte tel que ie réglait la conDes*
sion d'Âugsboui^; mais les guides, à l'intervention desquelles les
éva^gôliques devaienX la victoire, ji'€intendâieDt pas se remettre
sous le joug d'un sénat qui avait éXé plutôt leur instrument que
leur inspirateur. Unies à la petite bourgeoisie, elles étaient les mat-
tresses de la situation. Quand, .quelques semaines après, lut arrivé
le jour de procéder à l'élection annuelle des sénateurs, les suffrages
ne se portèrent plus sur les aorns qu'on s'était habitué à voir figu-
rer sur la liste 4u conseil urbain. Les familles traditionnellement jen
possession du pouvoir, et qm pour la plupart restaient attachées au
catholicisme, furent écai tées. Vingt honuoes nxniveaux entrèrent
dans le sénats plusieurs n'étaient que de petits marchands ou de
simples artisans. On n'avait pas consulté dans les choix la capacité;
«n ne tenait compte que des fientimens protestana. Le syndic ^u,
Jean van der Wieck,.s'était acquis la jrecomiaissaAce du parti ré-
formé par l'ardeur qu'il avait déploiyée pour soutenir l'ind^n-
dance religieuse de Munster lors des négociations avec l'évéque^par
les efforts qu'il avait tentés pour conclure avec Brème, d'où il était
originaire, et avec les états protestans une alliance ayanX pour but
d'assurer dans la cité westpbaUenne la liberté des évangéliques.
Un esprit nouveau allait donc présider à l'administration kIb
Munster. La vieille aristocratie catholique était définitivemfint écar-
tée, et les réformés disposaient de tout. Au lendemain de leur vie-
toire^ ceuxHci pouvaient paraître un parti homogène; mois l'union
ne dura pas longtemps. Tandis que les uns voulaient s'en tenir k oe
qui avait été arraché de l'évêque, d'autres étendaient bien plus loin
leurs visées. La division se mit ainsi dans le camp -des vainqueurs,
et la révolution, un instant enrayée, reprit vite sa marche. Roth-
mann, qui avait^eonquis une position considérable dans la nouvelle
église de Munster, inclinait vers les idées de Zwingli; déjà il l'avait
laissé percer avant que le traité du 1& £êvrîcreût installé légale-
ment la réforme dans la ville. L'ex-chapelain de Saint-Maurice en-
tretenait des relations amicales. avec Gapito et Schwenckfeld, qu'il
avait naguère connus à Strasbourg. Il était devenu en fait l'arbitre
de la réG^rme dans Munster^ et tout en matière religieuse s'y fai-
sait par son initiative. :I1 en profitapour introduire graduellement
dans le culte les pratiques des sacramentaûres, trouvant des com-
plices dans les autres prédicateurs réformés de la viUe , qui parta-
geaient ses tendances^ Qr la protection que la paix de Nuremberg
accordait au luthéranisme en Allemagne ne s'éteadût pas à la rè-
fbirme de ZwingU, >que les disciples .zâéa du grand docteur de Wit-
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LE 8<ICtâII6]B AU XVI* SHteLE. IS5
leDfterg^lMueal-poarime erracrr presque aussi condamnable que le
papisme. Le traité da li ftvi4er lif'autorisait donc point rétablisse-
mem à Mânster de la religioa que Rothmam y constituait de son
plein gré. Ses agissemens n*écfaappèrent pas aax catholiques, qui
sorveillaieiil son cmivre d'un- oeil inquiet. Uo de leurs prédicateurs,
RoBiberch, sigoala 1^ caractère tout zwinglien des innovations ap-
portées dans le culte. L'attention des pasteurs luthériens de la
Wes^halie fat éveillée. Luther et Mébmditbon en écrivirent à Roth-
mann. L'évêque Franz de Waldeck, qui épiait Toocamon de res-
saiftr son autorité spirituelle, alla porter plainte à la diète de Bruns-
wick, et, arguant des clauses du traité du Ih février, rédama
Fappui de la ligue de Schnalkalde pour obliger les Mftnstérois à
De pas (fiftpasser les limites de la réforme de Luther. C'était en eflfet
sux membres de la ligue qull appartenait d'après les stipulations
de sanetîooner la constîtaÉion religieuse qoe Munster s'était réservé
de rèéBger. Une telle clause n'avah pas empêché le sénat de s'en
recnettre à Rothmannpour rorganisalion de la nouvelle église. L'ex-
diapdaîn n'avait-«t pas été le grand promoteur de ht réforme dans
h, lîlle? A quel autre que lin pouvait revenir une pareille tftche?
Quel tiièologien aurait pu balanoer son influence? N'était-il pas
IMdole des gildes, «vec lesquelles il fallait compter? Ro!:hmann avait
d'ailleurs ses t^réatnres dans le sénat, sa parole était toute-puis-
sante, il le savadt, et il profita de ses avantages pour conduire à sa
gaisela réforme de Féglise mûnstéroise, sans souci de l'orthodoxie
htthérienne. H visait avant tout à garder sa popularité, et il com-
prenant qu'il la maintiendraat d'autant plus qu'il romprait davan-
tage a\'ec les anciennes institutions, pour lesquelles les agitateurs
avaient inspiré au peuple une aversion prononcée.
Le parti démocratique usa encore d'intimiâstion. La ccmstitution
ecdé^astique rédigée par Rothmann firt sanctionnée au Rathhaus;
elle était conçue de façon à transporter aux hommes de la bourgeoi-
se et des gildes toute Fioffuence que les luthériens éclairés eussent
voulu donner aux familles bourgeoises les phis instruites entre
ceHes^i ^miient accepté la réfgrme. Les 'pasteurs étaient à l'élec-
fion des paroissiens. Le sénat, uni aux anciens et anrx maîtres des
^Ues, cfaoL»8sait des examinateurs chargés de s'assurer de la ca-
pacité des ministres ainsi éhis. Les écoles, l'achninistration des de-
mers de l'église, la (fistribution «des aumOnes, étaient confiées à
des lonctinnnaires placés sous la surveillance de ce même sénat,
de ces mêmes anciens et des mattres des gildes. Cette constitution
se rapprochait i)eauooup de ceRes qu'avaient întroduites Bucer i
Stra^urg, '(Sbdampade à Bftle, ZwingM à Zurich; eUe ouvrait la
porte a«x principes de ces réformateurs, plus avancés que les
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
idées de Luther; aussi une fois adoptée, Rothmann imprima à la
prédication évangélique une direction qui devait aboutir à faire
substituer les doctrines des sacramentaires à celles de la con-
fession d'Augsbourg. Munster se trouvait donc exposé à perdre la
protection des princes qu'unissait la ligue de Schmalkalde et à re-
tomber sans défense sous l'autorité spirituelle de Tévêque. Les
plaintes de celui-ci rendaient le danger plus imminent. La partie
de la bourgeoisie qui se tenait fermement au luthéranisme le com-
prit, et ne tarda point à se trouver en opposition avec l'cx- cha-
pelain de Saint -Maurice, Au premier raug des adversaires que
Rolhmann se créait au lendemain de sa victoire se plaçait Van der
Wieck, zélé luthérien auquel ses fonctions de syndic, les services
signalés qu'il avait rendus à la cause de la réforme, donnaient dans
le sénat une influence considérable. Chaque jour, la situation deve-
nait plus tendue. Plus Rothmann se rapprochait des façons d'agir
de la communion de Zwingli, plus le parti évangélique opposait de
résistance. Les instincts conservateurs de la haute bourgeoisie la
groupaient autour de Van der Wieck, tandis que la petite bour-
geoisie, les hommes des gildes et tout ce qu'il y avait dans la ville
de turbulens et d*amis de la nouveauté soutenaient Rothmann. La
lutte ne se traduisait encore que par des tiraillemens et des pour-
parlers. L'ex-chapelain, qui mesurait toute la force de ses adver-
saires et craignait de s'aliéner complètement la portion la plus
éclairée de la population, qui d'autre part ne voulait pas abdiquer
son initiative personnelle pour devenir l'instrument d'une multitude
incapable de régler les matières théologiques, n'avouait pas franche-
ment sa rupture avec les doctrines de Wittenberg. Il équivoquaît
quand il était mis en demeure d'appliquer les principes de la confes-
sion d'Augsbourg, qu'il travaillait sous main à faire écarter. L'église
munstéroise n'était plus un sanctuaire; c'était une arène où la con-
troverse remplaçait les exhortations, où l'on s'occupait plus de se
contredire que de servir Dieu et d'observer ses commandemens. Un
tel état de choses entretenait dans les esprits des habitudes de ré-
volte et d'indiscipline que les luthériens de Munster étaient impa-
tiens de faire disparaître, afin de ne plus s'occuper que de l'œuvre
véritablement évangélique, la sanctification des âmes et l'épuration
des cœurs. Aussi la plupart des nombreux articles de la nouvelle
constitution religieuse adoptée depuis le mois de mars restaient-Us
lettre morte. On avait installé des écoles protestantes dans les cou-
vens, mais l'instruction n'y portait pas fruit. Nul symptôme d'amé-
lioration des mœurs ne se manifestait, et les désordres étaient
aussi grands depuis la réforme qu'avant cette réforme, qui n'avait
rien réformé. Au lieu de s'affermir, les convictions religieuses s'ë-
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LE SOCIALISI[£ AU XYI* SIÈCLE. 1 S7
branlaient, et, si cequelesprotestans appelaient la superstition ca-
tholique ne dominait plus les consciences, aucune autie foi solide
et efficace n'en avait pris la place.
Van der Wieck résolut enfin d'arrêter un mal qui menaçait d'a-
néantir l'œuvre à laquelle il avait coopéré avec autant d'ardeur
que de sincérité; il fit au sénat la proposition formelle d'enlever à
Rothmann la direction de l'église et d'en investir exclusivement
cette assemblée; c'était songer à chasser l'ennemi de la ville quand
il était déjà maître des points principaux. Non-seulement Rothmann
avait pour lui une démocratie entreprenante et décidée, mais aux
pasteurs qui le soutenaient dans ses projets ecclésiastiques étaient
venus se joindre de nouveaux apôires du radicalisme religieux,
dont les principes menaçaient bien plus le luthéranisme munsté-
rois que le zwiuglisme mitigé contre lequel il luttait.
La réforme avait recruté de nombreux partisans dans les duchés
de Clëves et de Juliers, alors réunis sous un même sceptre; ils s'y
étaient multipliés grâce à la tolérance du gouvernement ducal, pé-
nétré du désir de porter remède aux abus et aux désordres dont
l'église catholique donnait, là comme ailleurs, le triste spectacle.
Sans prétendre toucher à renseignement théoiogîque et nourrir le
projet de se séparer du saint-siége, ce gouvernement tentait de se-
couer la domination cléricale. Ainsi s'explique sa condescendance
pour des doctrines qui favorisaient ses vues, bien qu'elles les dé-
passassent. Il se gardait d'inquiéter les protestans quand ceux-ci se
bornaient à parler et à écrire , sans porter aucune atteinte directe
au respect et aux formes du culte établi. Cette tolérance s'accrois-
sait encore de la faveur marquée que témoignaient pour les nou-
velles idées divers seigneurs de l'un et l'autre duché. Les fauteurs
de la réforme trouvaient dans les domaines de ceux-ci une protec-
tion plus avouée que ne leur en accordait le gouvernement du
prince. On vit bientôt affluer dans le pays situé entre le Rhin, la
Neers et la Roer une foule de gens que la hardiesse de leurs opi-
nions exposait à des poursuites dans le reste de l'Allemagne. Les
plus nombreux étaient les partisans de Zwingli, qui étendaient leur
active propagande dans toute la région qu'arrose le Rhin, dont les
ea^x avaient en quelque sorte apporté cette secte de SchafTouse et
de B&le jusqu'en Hollande. A eux se mêlaient d'autres radicaux en
opposition bien plus décidée avec l'église, les prosélytes des idées
de Helchior Hofmann et des principes anabaptistes. Plusieurs de ces
missionnaires de la réforme surent assez se concilier l'appui des
seigneurs westphaliens pour être choisis par eux comme prédica-
teurs ou chapelains; ils en profilèrent pour faire subir dans quel-
(pes localités au service divin des changemens où se Uahissait un
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138 REirilE ABS DEUX XOHDfiS.
coBimeiioenMOt de sttbsfitoëoB de Tégli» érao^élîqiie à Tiéglise de
Rome. Le d«c de Clèws ayerti s'alansa, et, aiin d'empôcker un
mouvement réformiste qui tendait ii jeter ses états dsuDs rbénéiiet ii
prit lai-mèHie Tinitiative de la réforme, de façan à ia oonàenirdans
les bornes de l'orthodoxie. Il arrêta, d'accord avec boq lûonséil, un
plan de rëformation de TégUse catholique qui ne s'appliquait qu'à
la discipline^ et qui avait pour objet de la purger de tous ses désor*
dres et de la relever dans l'estime des fidèles. <Cne vaste «nquèle
ÙU. instituée sur les moeurs et les actes du clergé dans tes duchés,
et, pour qu'on ne pût se méprendre sur les intentiotafi orlbodoxes
dont il était animé, le dmc prohiba en mèoie temps de la manière
la plus expresse toute attaque contre les dogmes, toute entreprise
contre les formes du culte divin. Ces mesures atteignreat ^nrtoat
les zwingliens et les adeptes de l'anabaptisme. Les luthériens, qui
req>ectaient les formes traditionnelles et dissimulaient adroitement
leur hérésie sons des interprétations analogues en apparence à celles
qu'à toute époque on s'était permises dans l'égiise, jouirent cnom»
d'une certaine tolérance.
Entre les vUlas du duché de Juliers, oùTesprit novaAeor avait pris
de plus gnandes libertés, Wassenberg s'était partLculiërenaeDt fait re-
marquer.. Celui qui y exerçait les foBctions judiciaires et adnûnistra-
tives de droêsarty confiant dans le crédit qne lui domutîtà la cour du-
cale son attachement bien connu pour son prince, n'avait pas craint
de s'>émanciper complètement de l'autorité ecclésiastique. Tout dé-
voué à la réforme, il avait accueilli dans sa petite TiUe lesreprésen-
tans des doctrines les plus avancées. Là s'étûe&t nendas : Jean €am-
panus, tête ardenle, mêlé dès l'or^iine rau hittes des luthériens
contre le pape, depuis obligé de fuir de la Saxe à cause de ses opi-
nions awioglieanes, qu'il avait 'déjà maaifestées à la confévence de
Torg«ii, oinnions qu'il al)andonna bientôt pour ne plus suivre que
sa propre inspiration, niant da Trinité, admettant en Dieu un dua-
lisme qu'il considérait comme le prototype du dualisme de la nature
humaine, — Denis Yinfue, de Diest, qui avait autrefois aocompagné
ce mâtte <]ampaa:ias à Wittenberg, — Jean Klopriss, récemment
éehapf»é des prisons de Cologne, — Henri Schliidrtscaef ide Ton-
gves, longtemps errant et proscrit, — Dietrich Fafaricius, — enfin
Henri Boll, carme défroqué de Harlem, asteur dbn rrrve sur TEu-
charistie, où le rationalisme nvinglien était largement dépassé. Ces
apôtres répandirent leurs doctrines dans la ville et ila eostrëe envi-
ronnante, s'installèvent en qualité de pnédicatenrs dans quelques
égHaes ou ee mirent à la rtôte de petites eomamiiioiis; mais me fris
que l'on eut commencé à sévir dans les duchés de Clèves et de Ju-
Ûers centre les nevateursi Wasseaberg fut signalé comme on vA
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LE 90QIAIdSM£ AtJ XVl* SlàOLE. . i}9
d'kéréâest ^ la plujpairt des colporteors des idées 1e9 flm hardies,
¥iiuie, Klqpriss» BoU, d'autres encore, qniuèrant la {>ays, et ga-
gnërrat MûBBier, qui leur offrait, à peu de distance, la liberté qu'ils
ne trouvaient plus soua la protection du droêsart. Le sénat et les
pasteurs de Milnsl^r, qui connaissaîeni mal leurs opinions, les ac-
cuiilliraitaYec empressement. UéglisiB luthérienne manquait demi*
oistres; <m ccmiptait utiliaear leur lèle; Rothmann, qm avait avec
leur manière de voir plus d'une a£Bnité, trouva dans ces étraogers
un précieux renfort, et favorisa leurs prédicalions. Le succès en
fut rapide ; le peuple recevait avidement une parole dont les pro-
loesses exsdtaientâOii Imagination et flattaient ses instincts de ré*
Tolte. L'ex-chapelain de Saint-Maurice en subit lui-même l'influence,
et adopta peu à peu toutes les opinions des émigrés wasseabergeois.
D'autres pasteurs furent entraînés comme lui sur une pente qui con-
duisait droit à raoabapdsme. Dès lors l'église protestante de Miins^
ter ne se pénétra point seulement du zwinglbme ; un radicalisme
bien autrement avancé s'y infiltra. Rotbmann se serait peut-être
arrêté dans la voie oà son alliance avec les téméimires théologiens
allait l'engager sans l'ambition qui le dominait; mais il compre-
nait que, s'il cherchait à retenir l'élan qui poussait le peuple vers
la nouvelle prédication, il courait risque de perdre sa popularité.
Déjà il redoutait dans l'un des prédicateurs arrivés de Wassenberg
au rival. Ce rival, c'était RoU; dont l'éloquence, mélange singu-
lier de violence et de mysticisme, remuait la multitude, et chez
lequel ae retrouvaient tous les talens et tout l'enthousiasme de
Hofmann. Roihmann ne voulut pas se laisser dépasser, et ses ser-
moos respirèrent Inentôt le môme radicalisme que professaient les
pastems wasseobergeois.
Le sénat somma plusieurs fois les prédicans de cesser leurs atta-
ques contre lebaplôme des enfans et de renoncer à leurs paradoxes.
Ceax-ci ne tenaient aucun compte des injonctions. Cinq d'entre eux
idfeisèreBt même au conseil urbam un mémoire où ils s'élevaient
cootre rintrasion de l'autorité civile en des matières qui n'étaient
du ressort que des ministres de Dieu; iis en appelaient, si l'on re*
poussait leur réclamation, à la décision de la réunion générale des
fidèles. Le sénat passa outre, et, pour couper court à ces clameurs,
ordonna la fiemaeture des églises; rentrée en fut interdite aux prê-
cheurs fécalcitrans. L'émotion populaire, déjà excitée par les pas-
tears vassenbergeois, fot alors à aon conUe. Aossi, dans la crainte
d'un soulëvemttit des gildes, le corps municipal revint-il bientôt sur
b iiesure estrême qu'9 avait adoptée.
U réyolution religieuse se précipitait. Munster entrait dans une
^ qui «conduisait à la dissolution de l'église réoensment édifiée.
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lAO
BEVUE DES DEUX MONDES.
Bolhmann et Roll déclamaient avec plus d'audace que jamais contre
le baptôme des eofans. La conTession d* Au gsbourg n'existait plus
pour eux; mais le traité du lA février subsistait, il demeurait le
seul rempart derrière lequel pussent encore s'abriter les conser-
vateurs. L'ex- chapelain de Saint- Maurice comprenait que sa résis-
tance pourrait s'y briser, et il s'efforçait d'amuser ses adversaires
par des déclarations de principes ambiguës en contradiction avec
ses propres discours. Il demandait qu'une conférence publique fût
instituée où l'on discuterait les questions théologiques qui divi-
saient les protestans de Munster, moyen que repoussait le sénat»
convaincu qu'il était que Rothmann ne s'avouerait jamais battu.
Celui-ci continuait en même temps d'agir sur les hommes des
gildes, dont il était encore l'oracle; il s'appuyait à l'hôtel de ville
sur les amis qu'il y avait fait entrer, sur les alliances avec des fa-
milles influentes que lui avait créées son récent mariage avec la
veuve d'un ancien syndic, femme au reste fort décriée, que le bruit
public accusait d'avoir empoisonné son premier mari. Enfin, met-
tant tout à profit, Bothmann poursuivait sans relâche, dans la
constitution ecclésiastique qu'il avait naguère fait adopter, des
changemens conformes à ses nouvelles idées et qui en dénaturaient
complétemetit l'esprit, exerçant une véritable dictature et paraly-
sant l'action déjà affaiblie du gouvernement municipal. Au milieu
de cette anarchie, la terreur qui avait régné dans la ville peu avant
le traité du 14 février recommençait. Ces bandes de gens sans aveu
qu'on appelait les mangeurs de soupe avaient reparu. Les artisans,
excités par des prédications furibondes, étaient tout prêts à courir
aux armes. Il n'y avait plus de sécurité pour tout ce qui était mo-
déré et respectable; les luthériens tremblaient presque autant pour
leur vie que les catholiques. Telle était la situation de Munster
quand un prêtre de la cathédrale, indigné du triomphe de l'héré-
sie, osa monter en chaire et lancer contre les novateurs d'impru-
dens anathèmes. Van der Wieck saisit cette occasion pour frapper
les deux partis extrêmes prêts à se déchirer. Le sénat, à son in-
stigation, déclara ne vouloir souffrir aucune violence, de quelque
côté qu'elle vint. Il commença donc par expulser le téméraire pré-
dicateur de la cathédrale, puis le 2 novembre, Rothmann ayant
renouvelé avec plus d'insolence que jamais ses invectives contre
la doctrine évangélique, il lui fit signifier de ne plus prêcher, et
l'on ferma les églises. L'imminence du danger avait en ce mo-
ment rendu le courage aux conservateurs. Le sénat convoqua les
anciens et les maîtres des gildes à l'hôtel de ville. On leur exposa
la nécessité de mettre un terme à l'état de trouble qu'avaient
amené les prédications. La réunion fut tumultueuse, et Ton ne par-
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LE SOCIALISME AU XVl' SIÂCLB. ihl
vint pas à 3*eDtendre. Une seconde fut arrêtée pour le lendemain;
on y appela tous les erbmanner et les bourgeois catholiques. Les
conservateurs se trouvaient ainsi en majorité, et des mesures ré-
pressives furent votées d'acclamation. Les bourgeois étaient si ré-
solus qu'un grand nombre, pour braver la populace, vinrent se
faire inscrire nominativement comme étant tout prêts à donner
leur concours armé au rétablissement de Tordre. Les luthériens
se voyaient dans la nécessité de tendre la main aux catholiques
pour résister au flot montant de la démagogie. Eux qui avaient
naguère poussé les giides contre ceux qui tenaient pour l'ancien
culte imploraient maintenant contre ces corporations l'appui de
leurs adversaires de la veille. L'exil des prédicans fut décidé. Le
sénat écrivit à l'évoque pour solliciter de lui une escorte destinée à
accompagner les bannis. Le peuple fut indigné d'une pareille dé-
marche, et il accusa le corps municipal de trahir la cause évangé-
lique. Les catholiques relevaient la tête et parlaient de ressaisir
l'autorité. Ils reprochaient publiquement aux luthériens d'avoir été
la cause originelle de tout le mal, et quelques notables de ce parti se
virent en butte à leurs injures. Cette conduite maladroite fit perdre
aux catholiques tout le terrain qu'ils avaient gagné.
Assurément, les évangéliques craignaient le triomphe des radi-
caux, mais ils redoutaient plus encore le retour d'un régime qu'ils
avaient contribué à renverser. Van der Wieck, préoccupé du danger
qu'avait pour la réforme à Munster une alliance avec la réaction,
mit tout en œuvre pour dissiper les attroupemens, sans faire inter-
venir l'évéque et le chapitre. La collision était pourtant bien près
d'éclater. Rothmann et ses partisans s'étaient réunis en armes, avec
du canon, à l'église Saint- Lambert, tandis que les autorités et les
luthériens occupaient l'hôtel de ville. Les catholiques attendaient
dans leurs demeures avec anxiété l'issue d'une lutte qui parais-
sait inévitable; mais l'activité du syndic parvint à tout arranger. A
force d'insistance, il obtint de la commune de souscrire aux condi-
tions suivantes : Roll, Kiopriss, Staprade et tous les pasteurs was-
^bergeois quitteraient la ville avec un sauf-conduit de l'évéque;
ils seraient indemnisés de la dépense qu'entraînait pour eux cette
expulsion. On leur accorderait même un sursis pour qu'ils pussent
mettre ordre à leurs affaires; Rothmann aurait la liberté de rester,
mais interdiction lui serait faite de prêcher. Les artisans reprirent
leurs travaux^ les bourgeois retournèrent chez eux, et le calme sem-
bla rétabli. Les luthériens se croyaient enfin débarrassés d'adver-
saires qui avaient bouleversé leur église. Ils travaillaient avec ar-
deur à en raffermir la constitution. On écrivit au landgrave de Hesse
pour lui demander de nouveaux pasteurs dont la prédication devait
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142 uruz Ms BEOX yoixmn.
rameser à des iéies plus saines une popalatioo égarée ; mm^ si la
reTolte éiail momestanément comprimée, les dectrined qui l'avaient
sascîtée gardaîeal Jeoîs adeptes^ Les priocipes répands par les
émigrés de Wasseaberg deaiearaÎMt chers anx hommes des gitdes.
Les radicaux ne perdireM pas conage et n'acceptèrent point les
faits accompKs ccname «ne irrémédiable défaite. Si teurs apfttres
avaient abandonné la vilte, ils restaient en relations avec les parti-
sans qrfils s'y étaient faits. Rothmann tenr servait d'intermédiaire.
Si la chaire lenr était! fermée, ilis avaient encore la presse. Des écrits
destinés à soutenir leurs idées circalaient dans le peuple. Les la-
thérlens y étaient i^présestés comme les oppresseurs de ht liberté
chrétienne. Tandis que Van der Wieck ne songeait qu'à repousser
les prétentions de Tévêque et du chapitre, cette sourde propagande
gangrenait les classes inférieures. Rothmann réveillait chez les
gitdes une agitation d'où pouvait sortir an nouveati conflit.
Le parti luthérien,, qui s'imaginait avoir assuré tordre, tournait
ses sévérités contre les catholiques, dont les «renées l'inquiétaient.
Quelques mois auparavamt, ie h mai, l'évèque était veau à Mtnster
recevoir le serment de fidéli^ des babitams. Malgré les fêtes qui ac-
compagnèrent cette solennité, on avait pu se convaincre, au» me^
sures prises, des sentimens profondément hostiles que le gros de la
population nourrissait à l'égarti du prélat, auquel' elle ne serrait au-
cun gré de ta libeiié reKgieuse qu'il venait d'octroyer. Des demandes
d'argent adressées ensnhe par ce prince n'amôent rencontré qu'un
refus catégorique; la ville insistait sur ses franchises. JSi&ùtJbt le
clergé catholique avait été l'objet die mesures vexatoives; on l'avaH
dépouillé d'une partie de ses établiissemens malgré les stipulaUons
du 1& février. Les; cbeses en étaient là pour les catholiques qua«id
éclata le conftit que le syndic avait fait cesser. Depuis la transaction
intervenue entre les luthériens et la laction populaire^ la situation du
clergé épiscopal et de leurs adhérons n'avait fait qu'empirer. Van
der Wieck, dans son zèle évangélique, s'en prenaât à des ennemis
bien moins redoutables que ceox qui reformaient l&ac armée dans
Tombre. Cependant l'imminence do péril devait lui dessiller les
yeux. Il s'aperçut que la transatttion n'avait été qu'un palliatif, et
recommença la lutte contre les radicaux; mais les moyens* auxqaels
on avait eu recours pour rétablir à Ifftnster l'orthodoxie protestante
tournaient précisément contre les intentions qui le» aivsdent dict^.
Les pasteurs envoyés par le landgrave étaient plus occupés de cem*
battre Ib catholicisme que de résista aux entralhemens du radica-
lisme religieux. Aussi cherehèrent^ils k s'entendre avec Rothmann.
Celui-ci, en dépit des mesixres prises contre ceux qu'il s'était ré-
cemment donnés pour collaborateurs, gardait sur la p<^ulation de
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LE sacutuswL JLU xri* sêècle. l&S
M&asffer toute auù action* Loift de songer à revenir aip principes du
tethâmiisDie, 'û se déiacbait définitivement de la doctrine de Zwin-
gliv qui avait «a se» préférencesi» et se jetait dans» le courant de nour-
veattti^s intffodutes par les prédicateurs que Mûiiâter avait élob-
goés. Il finît par déclaier liaateniettt que le baptême des enfans
élait chose abcmifiaUe dewt Diea, et avança d'autres proposi-
iioQS qui respiraient le plus pur anabaptiôme. Sa d^iection do camp
<ks sacramentaires devenait manifeste malgré les ambages dont il
s'efforçait encore de la eovvrir. Sesandeas amis de Straslwnrg en
furent informés, et h sommèrent de s'expliquer. Bacer le mit en
demeure de rettcer ses assertions téraéraives ou de renoncer à tout
commeite avec kû; maisirancieai clMhpelain de Saint-Maurice n'avait
Biille inteatioB de se rétracter, sa détenooiinadon était irrévocable.
Les anabaptistes devenaient désormais ses alliés^ et au moment où
le sat?ant théologien de Scheieaitadt lui envoyait sa catégoriqae in-
jooctioa, la nouvelle se répandait à Strasbourg, chez lea diseii^esde
Ho(mami, que le célèbre réfornmteur de Mûnstec venait de se dé^
clarer pour eftx, qa'il Usait, qu'il admirait les livres de leur maître,
qoe leur doctrine était préchée dans la cité westphalienae, ap^lée
à devenir la nouvelle Sno d'où la lumière se répandrait sur tonte
k terre. Cette lumière était celle d'une tcnrciie jetée encofre une fois
dans les paya du Rhin, et qui j allumerait, non pic» comme en
152& on vaste incendie» mais un effirofablebcafiier.
l^ parti ohra-sadical seneontrait enfin une ville où il' pourrajft
libiement aj^liquer seftpariacipes et tenter de vefaire la société sur
le modèle qu'il avait prépaarè dans les petites communautés anabap^-
t^tes. Mûnater allait s'offrir aux adeptes des croyaneesécloses dans
la Snisse 6t> la Thuriuge comme la Jérusalem eéleste où le Christ
éiablirait son £ègne de mille ans. Après s'y être introduits à la dé-
robée» y atotc tcouvé un asile contre la persécution, les sectaires,
abusant de cette bospîtalitéi travaillèrent à g^en rendre maîtres; ils
pn)scri«ireotf une ibis qu'il» y furent parvemis, leurs bMes trop
confiaBs. Tant q«^il» se sentait les plus faibles^ ils ne rédamaient
qae le dnoit de vivre et ne sollicitaient que la Kberté de se réunir
(KXir servir Dieu sel(m leur coi^Qience* Lorsqu'ils forent devenus
^ phis forts, ils aspir^ent à la dominatbn, et ne souffrirent au*
cune opposition à- leurs plans et à leurs idées^ a;acune résistance à
leurs folles entreprises. Le but auquel ils tendaient, ce n'était que
peu à peu qu'ils l'avaient laissé apercevoir. Pour ne point éveiller
^ défiancoy ils avaient aui début diasboonlé kuos visées, désavouant
1
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Ihh RETUE DES DEUX MONDES.
au besoin ce que leur système présentait de plus choquant, affectant
de poursuivre la même œuvre que les missionnaires de la réforme,
et recourant, quand ils étaient contraints de s'expliquer, à des faux-
fuyans et à des formules ambiguës. En cela, ils reprenaient la tac-
tique dont avaient usé les luthériens avec l'église. Quand le parti
évangélique de Munster soupçonna leur duplicité, ils s'étaient assez
fortifiés pour ne point redouter la lutte, et il fut facile aux hypocrites
sectaires d'obtenir pour leur culte des garanties qui ne pouvaient
plus être refusées sans compromettre l'ordre et la tranquillité. Ces
garanties devinrent entre leurs mains un nouveau moyen d'attaque
et un piège où tombèrent leurs adversaires, auxquels ils allaient
bientôt arracher le gouvernement de la ville. C'est le procédé ordi-
naire des factions extrêmes, qui, n'ayant tout d'abord ni le nombre
ni l'autorité, s'effacent derrière les partis plus modérés, chez les-
quels la résistance au pouvoir n'a pour objet que d'imposer de légi-
times réformes et des changemens mitigés, les poussent en avant,
et, se faisant accepter sous le couvert de ce même parti, saisissent
à l'improviste les rênes de l'état, quand, par l'effet d'une sédition
populaire qu'ils ont provoquée ou d'un déchirement intérieur dont
ils sont les fauteurs, ces rênes s'échappent de la main qui les te-
nait. Voilà comment dans la cité westphalienne le luthéranisme fit
place au zwinglisme, lequel fut renversé à sou tour par une réforme
plus radicale qui devait aboutir aux sanglantes saturnales d'une
théocratie démagogique. En aucune ville d'Allemagne au xvi' siècle,
les classes inférieures n'étaient plus turbulentes et plus agitées qu'à
Munster. Nulle part il ne régnait des sentimens plus envieux et
plus malveillans envers les classes gouvernantes et l'autorité suze-
raine, car nulle part les abus de la puissance temporelle d'un prince-
évêque, le luxe, la morgue et la dissolution du haut clergé, ne s'é-
talaient plus au grand jour ; nulle part l'exercice du gouveraement
spirituel n'était devenu matière à un trafic plus honteux, et n'avait
amené up plus déplorable oubli des devoirs du saint ministère.
L'hostilité de la populace, des artisans, de la petite bourgeoisie
contre les membres du chapitre et l'aristocratie bourgeoise, unie
d'intérêts et d'idées avec ce corps ecclésiastique, était un puis-
sant élément révolutionnaire dont s'emparèrent les novateurs. Ils
flattèrent les passions de la multitude et la nourrirent de leurs pro-
pres illusions, promettant de rendre à l'église une pureté et un dé-
sintéressement dont les mœurs du siècle ne permettaient guère le
retour. L'évoque devait être df^pouillé de sa puissance, le clergé de
ses biens et de ses droits. De là le succès que rencontra la prédica-
tion évangélifiue chez les hommes des gildes, qui, tant que les pro-
testans ne furent pas au pouvoir, en formèrent l'armée, et qui.
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LE SOCIALISME AU XTI* SliCLE. . Ii6
lorsque ceux-ci eurent saisi Tautorîté, travaillèrent à les renverser,
puis passèrent sous l'étendard des anabaptistes quand Rothmann
1 eut emporté sur les luthériens.
Les premiers promoteurs de la réforme à Munster avaient mis en
mouvement les masses populaires pour dominer le gouvernement
égoïste et autocratique de l'évéque et du chapitre métropolitain. Il
ne s'agissait pour ces réformateurs que de substituer Tadministra-
tion plus intelligente et plus ménagère d'une bourgeoisie libérale
au despotisme quelque peu capricieux du prince-évôque. Us s'ima-
ginaient naïvement, dans l'infatuation de leur supériorité relative,
que tout rentrerait dans Tordre sitôt que les abus ecclésiastiques
auraient disparu et que l'autorité serait passée entre leurs mains,
comme si les masses populaires s'apaisaient aussi vite qu'on les
soulève, comme si l'esprit de licence, une fois qu'on lui a laissé
libre carrière, se laissait docilement renchalner quand on a tiré de
lui le service qu'on en attendait. Ceux que l'émeute porte au pou-
voir sont promptement submergés par les flots qui les ont poussés;
celui qui est à la barre du navire doit en eflet plutôt réagir contre
l'impulsion du courant que se laisser conduire par lui. Le nouveau
sénat, la nouvelle magistrature urbaine, sortis de la révolution opé-
rée par les luthériens, n'eurent qu'une existence précaire et se sen-
taient incessamment menacés; ils se trouvèrent bientôt à l'égard
des corporations dans la même situation où avaient été l'évoque
et le chapitre de la cathédrale. Formant un nouveau parti conser-
vateur, ils étaient d'autant moins armés contre les classes ouvrières
qu'ils les avaient auparavant plus soutenues dans leur révolte, plus
entretenues dans des espérances qu'ils ne pouvaient satisfaire. Ces
classes mécontentes reçurent alors leurs chefs du parti religieux plus
avancé, qui les opposa aux évangéliques, et conquit sur elles d'au-
tant plus d'influence qu'il se prononçait pour une réforme plus
radicale. Ce parti, plus hétérodoxe que les luthériens, Rotbmann
eo fut fâme; car, si les révolutions ne sont jamais l'œuvre d'un
seul, si elles ont toujours leur cause dans des a^^pirations répandues
soit chez la multitude, soit chez une classe nombreuse de citoyens,
dans les îniéréts d'une faction entreprenante et énergique, elles
ont cependant besoin pour réussir d'individualités qui les person-
nifient et les conduisent. Pour qu'il triomphe, il faut au peuple,
même quand il s'élève contre toute autorité, un chef qui lui impose
une direction et qui attende son propre succès, de celui des masses
qu'il pousse. Les radicaux rencontrèrent ce chef dans RothmanUi
qui, comme tant d'autres démagogues, après avoir maîtrisé la mul-
titude, finit par ne plus être que le serviteur des passions qu'il
avait soulevées. Ce réformateur nous offre au xvi* siècle un type
TOME CI. ^ un. 10
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146 ASrCE DES DEUJl HOND£IS.
dont Tbistoire nous a depuis présenté bien des r^roc^uctions «gran*
dies w. réduites. Plus entreprenant que hardi» plus insubordonné
qu'indépendant, d'un esprit plus chimérique que novateur» il n'avait
ai des talens assez exceptionnels, ni une situation assez impor-
tante pour arriver dans sa ville à la suprématie, les choses de*
meucant dans leur ancien état. Trop orgueilleux et trop impatient
pour être l'homme de ^es intrigues et de ce savoir-faire qui sont
les moyens des ambitieux médiocres en temps <»:dinaire, Rothmann
chercha près des classes qui lui étaient fort inférieures en éducation
et en lumières le crédit et la puissance qu'il ne pouvait obtenir dans
une sphère plus relevée. Il se fit l'apdtre et l'inspirateur des gildes.
On le retrouve à la tête de toutes les émeutes que ces corporations
préparent contre l'autorité. C'est par la poptikirité qu'il domine, et
de peur de la perdre il ne veut jamais se laisser dépasser dans les
idées de réforme, qui montent incessamment comme une marée sous
le souiDe des doctrines nouvelles. Quand le catholicisme règne à
l'hôtel de ville, il est luthérien; quand le luthéranisme l'emporte,
il est zwingUen; quand Munster adopte une constitution ecclésias-
tique dont les principes se rapprochent fort de ceux des sacramen-
tairesi il se fait anabaptiste, et quand l'anabaptisme dégénère en
une théocratie extravagante et cruelle où l'Apocalypse prend la
place de l'Évangile et un obscur imposteur celle de l'évêque et du
sénat, on le voit se déclarer en faveur du prétendu prophète et se
£ûre complice des monstruosités qui déshonorent la ville. Il avait cru
diriger le char de la révolution religieuse dans Mûaster parcs qa'ii
s'était attelé à cette redoutable machine; mais c'est par derrière
que sont les hommes qui la poussent. Rothmann ne fait qu'obéir
aux impulsions qui lui arrivent de l'étranger; il accélère sa mardie
pour ne pas être culbuté par ce qu'il tratae après lui. Vaine précau-
tion! un jour devait arriver où, lancé à toute vitesse dans une voie
sans issue, le char irait se briser contre la base indestructible de 1a
société humaine, qu'il n'a pu réussir à ébranler, écrasant dans sa
chute les insensés et les fanatiques qui le montaient. Telle fut la
dernière phase de l'anabaptisme, ou plutôt de ce grand mouvement
religieux radical dont le centre se transportait à Munster par la
conversion de Rothmann aux principes que Melchior Hofmann avait
prêches en Westphalîe et dans les Pays -Bas. La cité épiscopale
devient, à partir de ce moment, le quartier-général des forces ré-
volutionnaires, et l'insurrection, naguère vaincue en Thuringe et
sur les bords du Rhin, s'y relève pour tenter un elTort suprême et
Alfse» Maurv.
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IMPRESSIONS
DE YOYAGE ET D'ART
V.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE (1).
I. — SBMUa KR AUXOII.
Stendhal, qui ménageait peu les expressions lorsque soQ goût
étaât blessé ou que ses antipathies étaient en jeu, ne s*est pas gêné
pour écrire tout net que la riche Gôte-d'Or était le plus laid pays
de France. Point n'est besoin d'une exagération aussi cassante pour
mettre à son rang la nature de Bourgogne. Il est certain que la
partie la plus pittoresque de cette province est justement celle que
traverse le chemin de fer de Lyon-Méditerranée ; c'est Joigny ,
c'est Tonnerre, c'est Montbard, c'est surtout la grasse et riante
vallée de l'Ouche aux portes de Dijon; mais, dès qu'on s'écarte tant
soit peu de cette ligne droite, les occasions ne manquent pas de
s'assurer que dans la nature comme dans le monde richesse n'est
pas synonyme de beauté. Quelle triste et monotone campagne. par
exemple qpe celle de l'Auxerrois avec ses monticules blanchâtres
et pelés semblables à d'énormes crânes chauves et ses plaines sans
arbres! Quel pays désagréablement accidenté que celui qui s'étend
d'Avallon à Semur avec ses éternelles gibbosités sans caractère I et
lorsqu'on dépasse Dijon* comme ces riches plaines où se récoltent
les plus fameux crus de Bourgogne sont ennuyeuses au regard et
laissent l'imagination lourde I Les beaux paysages et les situations
(i) Voyes la R0mte da i« Juillet.
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1A8 REVUE DES DEUX MONDES.
pittoresques ne manquent pas cependant, mais il faut se donner
la peine de les chercher et souvent assez loin. Trois de ces paysages
surtout méritent une attention particulière : ceux d'Avallon, de Ve-
zelay et de Semuren Auxois. II est vrai que c'est à peine si la Bour-
gogne peut revendiquer les paysages d'Avallon et de Vezelay, car la
proximité du Morvan, dont ils forment la frontière, les rattache ea
partie à une autre province; en revanche, elle peut se vanter du pa-
norama de Semur, et l'opposer victorieusement aux voyageurs qui
se hâteraient trop de proclamer son infériorité pittoresque.
Ceux qui voudront jouir d'une des plus instructives surprises que
puisse donner aujourd'hui un voyage en France doivent soigneu-
sement se garder d'arriver à Semur par une autre route que celle
d'Avallon. Le spectacle rare et frappant d'une ville du moyen âge
se présente alors aux regards, aussi entier, aussi complet que purent
l'avoir les contemporains de ces temps reculés. Ce n'est pas là ce
moyen âge en ruines, semblable à un cadavre en décomposition ou
à un amas de débris mélancoliques dont nous avons si souvent
contemplé le tableau quasi funèbre; c'est un moyen âge tout neuf
en quelque sorte, sans altération ni mutilation, vivant, robuste,
d'aspect viril, exempt de marques de sénilité, et comme conservé
à souhait pour engendrer une des illusions les plus proches de
la réalité qui se puissent concevoir. Semur a cela de particulier
que, bâtie sur une éminence, elle ne se laisse pourtant apercevoir
que de très près, masquée qu'elle est par un monticule qui lui fait
face et sur les flancs duquel serpente la route. Tout à coup au der-
nier tournant de ce monticule qui lui sert de rideau, elle découvre
brusquement son attitude et son aspect, à la fois hardis, agrestes
et négligés comme ceux d'une ville qui se sentirait à l'abri de l'es-
pionnage de ses environs. Solidement assise sur le fsdte d'un ro-
cher, elle laisse nonchalamment pendre ses jambes tout le long de
la colline, et va plonger ses pieds jusqu'à l'affreux Armançon, qui
quelquefois les lave et le plus souvent les salit. En bas, deux po-
ternes énormes, reliées entre elles par une maçonnerie massive dont
la solidité n'a subi aucune ébréchure, et percées dans toute leur
épaisseur de deux ouvertures étroites et quasi défiantes, offrent
l'accès de la ville qu'elles défendaient autrefois. Involontairement,
lorsqu'on s'engage sous ce passage voûté, l'on se retourne pour
voir si les portes ne se sont pas refermées derrière soi; on dirait
deux énormes chiens de garde qui, ayant cessé de mordre et d'a-
boypf, ont encore conservé l'habitude de grogner à tout passant et
de bâiller en découvrant des crocs démesurés dont ils ne savent
plus se servir. En face des poternes, un pont gatment à cheval sur
l'Armançon relie les deux collines et présente un spécimen on ne
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IMPRESSIONS DE TOTAGE ET D*ART. Ià9
peut mieux choisi de ce que furent les promenades des bourgeois
d'un autre âge, habitans de villes dont les portes se fermaient avec
le couvre-feu et qu'ils ne pouvaient en conséquence jamais perdre
de vue. C'est un décor à peu près semblable qu'on imagine pour
certaines scènes du Faust de Goethe, par exemple celle où le doc-
teur, perçant avec son fidèle Wagner les groupes populaires, fait la
rencontre du barbet magique, et je l'indique aux décorateurs de
raveuir pour le cas où l'on essaierait chez nous une interprétation
fidèle du célèbre drame.
Cette physionomie du moyen âge est tout extérieure cependant,
et ne se continue pas dès qu'on a dépassé les poternes. Semur est
une ville complètement renouvelée et dont les maisons, sans ca-
ractère d'aucun genre, n'ont d'autre prétention que celle de loger
les habitans. Contraste curieux, cette ville, dont l'aspect extérieur
est tout féodal, donne dès qu'on y est entré l'impression de la plus
bourgeoise et de la plus démocratique des cités. Aucune trace d'in-
fluence dominatrice ne s'y fait remarquer, aucun souvenir d'un
passé même récent ne semble conservé chez ses habitans. On dirait
même que de tout temps les bourgeois de cette petite cité ont eu
ce dédain des jours écoulés qui est très particulier aux populations
démocratiques. Dès qu'on cherche l'explication du détail le plus
simple, on ne la trouve qu'avec difficulté. Les archives de Semur
ont été détruites dans un incendie, et il ne parait pas qu'on se soit
jamais donné beaucoup de peine pour les reconstituer, ou du moins
pour arracher à l'oubli ce qu'on pouvait isauver de la tradition.
Toutes les villes de Bourgogne ont eu leurs historiens locaux; Semur
seule semble n'avoir pas eu souci de conserver mémoire d'elle-
même. Le seul écrit de quelque valeur qui ait été composé sur cette
vîUea, par une négligence presque inexplicable, dormi jusqu'à ces
derniers mois parmi les manuscrits de la bibliothèque : c'est un
essai historique à la fois rapide et circonstancié écrit aux appro-
ches de la révolution française par le marquis Ponthus de Thiard.
Enfin un éditeur intelligent s'est rencontré pour tirer de l'oubli
ces pages uniques où restent fixées nombre de particularités et de
détails qu'on chercherait vainement ailleurs. Ce miroir est bien
exigu et bien imparfait sans doute, mais c'est le seul qui existe, et
c'est un devoir pour nous d'avertir les amateurs de curiosités his-
toriques que le précieux manuscrit, désormais livré à l'impression,
forme depuis quelques semaines un joli petit volume qu'on peut se
procurer à peu de frais (1).
(1) Noos ne saurions assez remercier M. Verdot, Ubraire-éditeur à Semur, de TobU-
geaooe qa*il nous a montrée en nous réyélant reiisteoce du manuscrit de Ponthus
fc Tbiard et en n<mfl envoyant à Paris même les bonnes feuilles de sa publication.
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160 BJE^UE DBS DEUX MONDES.
Le Mémoire historique de Ponthua de Thiard nous apprend pea
de chose sur le earactère et les dispositions movales de la popular-
tiûs, et œpendant on peut induire assez aisément de l'ensemble,
de faits qu'il présente que de tout temps l'esprit le plus foncière-
ment bourgeois, c'est-à-dire un esprit à la fois conservateur et plé-
béien, a rég^aé dans cette petite ville* Jamais Semur n'a épousé avec
une passion exclusive ou ardente aucune des grandes causes qui
nous (mt divisés dans le CAurs de notre histoire. Ses habitans se
sont toujours distingués par une certaine fidélité envers leurs
maîtres, fidélité fort prosaïque et banale, où l'on n'aperçoit au-
cune force d'amour ni aucune profondeur de convictions : selon
les temps et les circonstances, on les voit fidèles aux ducs de la
nmson de Yalois, partisans de Mayenne et de la ligue, royalistes
avec Henri lY et la dynastie des Bourbons; mais leur afiection ne
semble avoir jamais survécu longtemps à la défaite du drapeau
qu'ils avaient arboré et défendu. Leur politique locale fut aus^ pa-
cifique que leur politique générale fut tiède. Dès l'origine de l'é-
rection de Semur en conunune, c'est-à-dire depuis le premier tiers
du xiii*' siècle, on les voit se gouvernei fort paisiblement par le
moyen de leurs six échevins élus, présidési par le bailli d'Âuxois» la
seule autorité qui chez eux relevât des ducs. Si ce n'est pas là une
population d'hommes libres dans le beau sens du mot, c'est au
moins une population de bourgeois indépendans, maîtres chez eux»
et qui, comme dit le peuple, n'ont jamais été gênés dans Leurs en-
tournures. Tel est le trait principal qui ressort, du mémoire de
Ponthus de Thiard; mais il existe à Semur un document autrement
riche et autrement indestructible, qui proclame que de tout temps
l'esprit bourgeois et plébéien, sinon absolument démocratique, pré-
valut à Semur, et ce document n'est rien moins q^e la cathédrale
môme de cette ville.
La même difEérence singulière que nous avons observée entre
l'aspect exitérieur de la ville et son aspect intérieur se remarque
dans cette cathédrale, dont l'origine et la première histoire sont
foncièrement féodales, et dont la décoration est entièrement démo-
cratique.. Par la. date de sa fondation, elle nous rdmène au berceau
de notre monarchie, car le fondateur ne fut autre que le premier
duc héréditaire de famille capétienne, Robert dit le Vieux^ fils du
pieux rai Robert et frère du roi Henri P% le seul mauvais pri&ice
qui ait, je crois, gouverné la Bourgogne. Une courte anecdol£, qui
peint merveilleusement les mœurs de l'époque et le prodigieux pou-
voir de la religion à cette date du moyen âge, mettra le lecteur à
même de juger de la violence du personnage. Un de ses officiels
avait volé la génisse d'un paysan et reûisait de la rendre; un moine
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IMPRESSimS DE TOYAGÏ ET B'arT. l&l
boargtrignon prit parti pour le paysan. « Ta as ToIé la génisse de cet
homme, dit le moîne aa dac, tu dois la rendre ou la payer. — Je ne
rendrai rien^ répondit le duc; naoi et mes officiers nous devons vivre
de ce que nous trouvons. » Sur cette réponse, le meôie prononça
rexce«nniiBication et fît fermer au duc les portes de Tégllse. Robert
savait quelle était la puissance de l'excommunication pour en avoir
▼n les terribles effets sur son père, dbnt il n'avait ni la piété ni la
charité, et après s'être heurté inutilement à la porte de l'église
il jogea prudent de ne pas prolonger la résistance (1). A cette
époque, îl était plus facile d'avoir raison du plus grand seigneur
que du plus simple moine, car on pouvait employer contre le sei-
gneur la violence et au besoin le crfme, tandis que ces moyens em-
ployés contre le moine n'amratent fait qu'augmenter les difficultés
qu'on aurait cm tramiber. Robert fit plusieurs fois cette sinistre
expérience, notamment lorsqu'il usurpa à main armée les états du
comte d'Aaxerre, et qu'il assassina son beau-père Dalmace, sei-
gMir de l'autre Semur, Semur en Briennois. C'est à ce dernier
crime que nous devons la belle et originale cathédrale, élevée par
Robert entre les années 1060 et 10&5 en expiation de son forfait.
Ao-dessus d'un des portails latéraux , de curieuses et gothiques
sculptures racontent dans tous ses détails l'affreuse aventure. H
Mmble que ce fut dans mi festin que Dalmace fut assassiné , car la
principale de ces scènes représente une table entourée de connves,
et au pied de la table glt un cadavre. Plus loin, la duchesse Alix, la
fille de Dalmace et la femme de Robert, se dresse jusqu'à mi-corps
hors d'une tour en levant ses mains vers le ciel en signe d'afflic-
tion. En face â*elle, Rc^ert, agenouillé devant un moine, implore
le pafdon de l'église; ailleurs un personnage qui désigne du doigt
mie cathédrale lui indique la manière de racheter son crime, et
enfin une dernière scène où les traditions de l'enfer classique se
mêlent aux senttmens du christiamisme nous montre le duc Robert
passant la barque à tîaron. L'artiste n'a pas eu îa bardresse de pous-
sa* plus loin le voyage et de nous dire si l'inflexible Minos avait
jugé suffisant le moyen d'expiation employé par le duc. Pour nous'
qui n'avons pas à remplir les terribles fonctions de Minos, nous ne
deTMs pas trop regretter h meurtre de Dahnace, puisque ce crime
BOQS a valu un "bel édifice que nous n'aurions pas eu sans cela*
L'Écossais Thomas de Quincey, naguère célèbre sous le nom de
fntm/eur d*opium^ a fait un ingénieux essai sur le crime considéré
(1) Nom tmoToai odtte trén corivaae anêcd^t» dan» une Bi9ioir$ de Bêawkê par
M. RosiîgDoI, oooMTvsteur dm vcbives de la CAtA-4*0r, Ktk plein de reBaoifoamMil»
précSeu, et qui ierait excellent de tout point, si le style, psr une pompe on peu ix^p.
coDtiaue, n*étatt pas en disproportion avec la modesUe relative du sujet.
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152 BETUE BES DEUX MONDES.
comme un élément des beaux-aris; la cathédrale de Semur est une
excellente preuve à l'appui de la thèse de Vessayste.
La cathédrale de Semur est la plus mince, la plus fluette, la plus
svelte des églises goihiques, et elle doit cette originalité à une iné-
galité remarquable eyptre ses dimensions. La nef, longue de i^O pieds,
n'en mesure que 20 de largeur. Ainsi rapprochées et comme res-
serrées par cette étroitesse, les deux rangées de colonnes ne s'en
élancent vers la voûte que d'un vol plus hardi et plus léger. Je ne
saurais mieux faire comprendre l'eflet de sveltesse qui résulte de
cette disproportion qu'en rappelant avec quelle élasticité s'élance
une colonne d'eau lorsque son volume se trouve comprimé trop
étroitement entre deux parois rapprochées. L'abside, au5isi impo-
sante que la nef est svelte, est formée par une rangée circulaire de
colonnes énormes en granit rougeâtre dont les chapiteaux sont or-
nés de vigoureux feuillages exotiques pareils à ceux des plantes
tropicales; ces colonnes robustes que l'on rencontre fréquemment
en Bourgogne, qui forment la nef même de Notre-Dame de Dijon,
semblent comme une importation d'un autre culte et d'un autre
climat, et ont l'air d'avoir été taillées pour un temple égyptien
consacré à Isis ou à Sérapis comme ces colonnes de Sainte-Marie au
Transtévère et de Sainte-Croix de Jérusalem à Rome, dont elles ré-
veillent le souvenir. Même pour ceux qui ont vu beaucoup d'églises,
le contraste de cette abside vigoureuse et de cette nef fluette produit
une sensation de nouveauté singulière.
C'est cette église d'origine si foncièrement féodale dont la déco-
ration est presque entièrement démocratique. Sculptures, vitraux,
tableaux, chapelles, attestent que de génération en génération le
môme esprit s'est transmis à Semur : tout cela est sorti de mains
plébéiennes, a été créé par des libéralités plébéiennes, ou porte la
marque de pensées plébéiennes. L'astronomie par exemple tient sa
place dans ces encyclopédies de pierre qui s'appellent des cathé-
drales, et il n'est pas rare d'y rencontrer les signes du zodiaque
mêlés avec les sujets sacrés. Cette astronomie n'est pas absente de
la cathédrale de Semur; mais, au lieu d'être exprimée d'une ma-
nière scientifique ou symbolique, elle est exprimée d'une manière
réaliste et populaire. Autour des sculptures qui représentent le
meurtre de Dalmace, l'artiste a disposé douze petits sujets relatifs
aux douze mois, ou plutôt aux occupations agricoles des douze mois
de l'année, et parmi ces occupations agricoles il a choisi de préfé-
rence celles qui sont plus particulièrement chères au peuple de
Bourgogne, les divers travaux de. la vigne. Au beau milieu d'une
des colonnes de ce même portail, un caprice de l'artiste a sculpté
sur la surface parfaitement lisse une arabesque inutile. Or que repré-
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IMPHESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 168
sente ce paraphe sculpté? Un colimaçon sortant de sa coquille, fan-
taisie toute populaire et souvenir des vignobles où ces sortes de bes-
tiole,s abondent. Voilà pour ce qui reste des sculptures de l'extérieur,
ailreusement mutilées. A Tintérieur, en haut de l'abside, au point
où naît l'arc de l'ogive, trois ou quatre monstres bouffons se pré-
sentent, et ce qu'il y a de curieux, c'est qu'ils ont été placés là par
simple fantaisie d'amusement, et comme par facétie, car ils sont
distribués sans symétrie, et ne sont pas assez nombreux pour for-
mer une décoration. Ces monstres ne sont point, comme ceux des
gargouilles, des chimères fantastiques ou des animaux de blason,
ce sont des caricatures humaines, fantoches bizarrement taillés et
grotesquement accroupis, qui rappellent à l'imagination le Quasi-
modo de Notre-Dame de Paris et les attitudes que l'on se plaît àrô-
verpour cette bizarre créature. C'est encore un trait plébéien, la ca-
ricature étant par excellence, comme on sait, les délices du peuple.
EatroDs maintenant dans les chapelles : d'emblée, et sans avoir be-
soin de cicérone , nous reconnaissons que deux d'entre elles ont
appartenu à deux corporations de bourgeois, celle des marchands
drapiers et celle des bouchers : les vitraux qui décorent leurs fe-
nêtres ne laissent aucun doute à cet égard, car, par un caprice
assez rare, ces deux corporations ont eu l'idée de remplacer les su-
jets ordinaires de sainteté par des sujets tirés de la nature même
de leurs professions. Dans le vitrail de la chapelle des bouchers,
nous voyons entouré de ses aides le maître qui lève sa hache pour
assommer un bœuf; dans la chapelle des drapiers, nous assistons
aux opérations du foulage et du cardage. Ces représentations de la
vie populaire placées là en pleine cathédrale sont curieuses à plus
d'un titre, mais surtout en ce qu'elles indiquent l'indépendance dont
jouissaient les bourgeois de Semur. Il est de toute évidence que,
pour qu'un tel caprice ait été obéi, il a fallu que ces corporations
tinssent dans leur ville le haut du pavé et ne fussent pas gênées
par le voisinage ou l'imitation d'exemples plus nobles : dans des
localités moins démocratiques, l'artiste s'en serait tenu aux sujets
sacrés tirés de l'histoire du saint auquel la chapelle était dédiée ou
dupation de la corporation. Si nous passons aux objets d'art qui
proviennent de dons personnels, nous trouverons que ces donataires
sont de pure extraction populaire. Voici* un tableau sur bois de la
fin da xin" siècle, très laide rareté qui représente une figure du
Christ : le nom du donataire est Philippe Blanchon, bourgeois de
Seoinr. La chapelle voisine de celle des bouchers contient un groupe
sculpté représentant le saint sépulcre, œuvre touchante par son
caractère foncièrement populaire; c'est un cadeau de deux bour-
geois de la fia du xv* siècle. Jacobin Ogier et Pernette, sa femme.
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IH REYDE MS DEUX MON0E8.
Et l'artiste qui exécuta œ travail a servi les donataires selon leur
goût, on peut le dire. Quelle douleor de bonne femme qoe ceDe
de cette vierge I Quel attendrissemen;t, et, s'il est permis de s'ex-'
primer ainsi, qad bon cœur dans Taide que saint Jean prête à
la Vierge! Et chez les autres personnages quelles expressions de
narve compassion I Rien ne dépasse les démonetrations ordinaires
du désespoir populaire dans cette œuire, qui plaît cependant aux
lettrés précisément par lo peu de sonci de sentiorens plus nobles
qu'elle révète. Dans tonte cette cathédrale, je ne vois d'antre trace
d'une influence aristocratique que la chapelle des fonts baptis*
maux, autrefois la chapelle de la famille Saint-Phalle, puissante
famille bourguignonne qui depuis deux Âècles déjà s'est retiré«^
en Nivernais. CTest une chapelle de l'époque Louis XIH, richement
surchargée de sculptures et de statuettes à la manière des chapelles
italiennes et spécialement de celles des églises de G6nes, qui sem-
blent avoir été prises pour modèles. Ainsi la seule décoration d'ordre
aristocratique que contienne cette église est relativement récente et
se rapporte à une époque où régnait déjà Tordre monarchique; la
liberté la plus entière et l'esprit le plus démocratique caractéri-
sent au contraire celles des siècles les plus lointains, curieux petit
contraste qui fait songer à des choses plus grandes et plus géné-
rales.
Avant la révolution française, cette cathédrale de Semur possé-
dait un objet bien autrement extraordinaire que tous ceux que nous
avons nommés. La légende de cet objet est des plus curieuses, et
comme elle est entièrement inconnue et qu'elle va pour la première
fois sortir de l'a localité où elle prit naissance avec la publication
du manuscrit de Ponthus de Thiard, je ne puis résister à l'envie de
lui faire faire une forte étape pour les débuts de son voyage à tra-
vers le TSiSte mondç.
Au temps des croisades, il y avait à Semur un particnfier nommé
Gérard. Gérard n^était point un chevalier ni un homme de noble
extraction, — car il faut décidément que tout ce qui se rapporte à
Semur ait un caractère strictement plébéien, — c'était un bourgeois
ayant pignon sur me et écus au soleil; aussi ses compatriotes Ta-
vaient-il^ surnommé le riche. Gérard, poussé par sa dévotion, eut
désir de faire le pèlerinage de terre-sainte; mais laissons ici parler
le marquis Ponthus de Thiard, nous ne pourrions raconter sa lé-
gende avec plus de brièveté. « A son retour de Palestine, Gérard
rapporta le prétendu anneau de la Tierge que l'on conserve encore
dans le trésor de Notre-Dame de Senmr; il échappa dans sa route à
mille périls, et il attribua son salut à la relique dont il était por-
teur. Quelques gens prétendent qu'il la tenait tevjours dans sa
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IMPRESSIONS DE VOYAGS KX d'âRT. IM.
boQcbe. Quoi qu'il en soit, son projet était d'en faire présent à Té-
gltsa de Saint-Maurice. 11 arriva dans sa patrie le premier jour de
mais, oà l'église célèbre la fêle de saint Aubin. A peine parut-il k
la vue de Semur, que toutes les cloches de NoUe-Dame se mirent à
sonner d'elles-mêmes. Gérard ne fit apparemment aucune attentioa
à ce signe, car il persista dans son dessein, et, entrant dans l'église
de Saint-Maurice, il posa la relique sur Tautel; mais l'anneau, s'é-
lançant de lui-même, sauta dans sa bouche : ce ne fut qu'en ce
moment qu'il comprit que la mère de Dieu n'agréait pas que son
anneau fût ailleurs que dans un temple consacré sous son nom. Il le
porta donc à Notre-Dame, où, l'ayant placé sur l'autel, il y resta,
et le saint homme en fit présent au prieur et à ses religieux. Gé-
rard, étant mort quelques années aprës^ eut sa sépulture au cloître
Notre-Dame, dans une bière de pierre qu'on y voyait encore il y a
environ cinquante ans. Tous les ans, le premier jour de mars, on
lavait ses os; ensuite on faisait ime distribution en pain et en vin
à treize pauvres, et l'on sonnait confusément toutes les cloches à la
fois, comme si elles eussent sonné déciles- mêmes. Cet usage a cessé,
comme je l'ai dit, depuis quarante ou cinquante ans; on a porté les
os du bon Gérard au cimetière; je ne sais ee qn'est devenue sa bière,
mais en faveur du peuple on a conservé la sonnerie singulière et
l'aumône. Quant à l'anneau, les chanoines mieux instruits, sachant
que plusieurs églises se vantaient de posséder une pareille relique,
et qu'en 1486 le pape Innocent YllI avait jugé en faveur de l'é-
glise de Pérouse le difl*érend qu'elle avait i ce sujet avec celles de
Chiusi et de Sienne, on n'expose plus celui de Semur à la vénéra-
tion publique, et bien des gens dont les pères s'applaudissaient
de l'avoir dans leur patrie ignorent qu'il existe dans la sacristie. »
Aujourd'hui l'anneau a disparu, et la légende du bon Gérard est
oubliée ; mais je crois fort que, malgré teur peu de souci du passé,
les habîtans actuels de Semur, s'ils étaient observés de près, mon-
treraient qu'ils sont restés fidèles à cet esprit de leurs pères qui a
rempli leur cathédrale d'œuvres et de souvenirs populaires. Le pre-
mier objet que je rencontre en me promenant à travers la ville est
une chanson du cru exposée aux vitrines d'un libraire : Im légend
ou chanson de saint Vemîery patron des vignerons de tout le pay
i entre Bourgogne et Morvany telle qitetle vient d'être retrouvée
dans les archives de la mairie de Pont-et-Massène^ par 3/. F. Main-
froyy habitant de Semur en Auxois, ajustée et mise en musique sur
un vieux air nouveau^ par M» A. Beroye, en ce moment aussi bour-
geois de Semur. Les deux ingénieux habitans de Semur ont eu,
comme on voit, l'intention de faire œuvre de Chattertons et de Mac-
phersons populaires;, enréalité. Us ont rénaai à faire une bonne imn
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156 REVUE DES DEUX MONDES.
tatîoQ de la verve bachique et plébéienne des chansons de Pierre
Dupont et de Gustave Matthieu, si célèbres il y a quelques années
dans le public démocratique. Il y a de la vivacité, du mouvement,
des tours heureux, et même du rhythme dans cette petite chanson
dont nous voulons citer quelques couplets :
Les vignerons de TArmançon,
Pays d*Auxois, Basse-Bourgogne,
Jadis ont choisi pour patron
Le meilleur d*entre eux en besogne.
C'est le grand saint Vernler; .
l\ était tonnelier
Et vigneron pendant sa vie;
Sa vigne s*étendait
De Presle en Mondrejay,
Tout au fond du vallon blottie.
A sa fête le deux janvier,
Qu'il pleuve, qull vente, qu'il gèle,
Ou que, comme un blanc tablier,
La neige en flocons s'amoncelle,
A minuit saint Vemicr,
Les bras chargés d'osier.
Revient, trottant parmi les treilles.
Ses pieds dans des sabots.
Sur son dos l'hotriau (1;;
Il chante! prêtons-lui l'oreUlc.
Bon compagnon du bois tortu.
Dit-il, tes douleurs sont passées.
Pour toi l'espoir est revenu
Àvecque la nouvelle année...
Le sarment pleure et le bourgeon.
Dans sa barbe de laine blanche.
Se gonfle, éclate et montre au fond
Le raisin, ses feuilles, sa branche.
Le Messie apparaît.
Ce petit chapelet.
C'est lui! Dieu veuille le soustraire
A la bise de mai.
Car celui qui l'a fait.
Et qui tout fait, peut tout défaire.
Mais voici qu'il a passé fleurs.
L'été s'en va, voici l'automne.
Voici les Joyeux vendangeurs.
De leurs cris le coteau résonne.
Et sous ton pied, foulant
(1) La rime est exécrable, mais, comme dans les chansons réellement populaires la
simple assonance tient fréquemment lieu de rime, les auteurs peuvent répondre qu'ils
ont commis cette incorrection pour être plus près de leurs modèles.
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IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D*ÂRT. 157
Les raisins débordant
La cave aux lèvres violettes.
Dans ton cellier croulant
Tu redis en chantant :
Adieu paniers, vendange est foite.
Eh bieni que vous en semble? N'est-il pas vrai que ce présent
n'est pas en grand désaccord avec le passé que nous avons raconté,
et que les bourgeois qui firent célébrer les travaux de leurs profes-
sions sur les vitraux de la cathédrale reconnaîtraient assez aisé-
ment leur esprit dans cette chanson composée par deux de leurs fils?
II. — LES CBATBADX. — TAI«I«AT. — AHCT-LB-PRMIC.
Par un hasard heureux qui facilite singulièrement la tâche du
touriste, les trois plus beaux châteaux de Bourgogne, Tanlay, Ancy,
Bassy, se succèdent sur la ligne de Lyon à une heure à peine d'in-
tenralle. Tous trois mérittnt à des titres divers une attention sé-
rieuse, Tanlay et Ancy pour leur architecture, Bussy pour les mé-
moires et documens en images dont le célèbre auteur de Y Histoire
amoureuse des Gaules y par une nouvelle incartade de cette intem-
pérante médisance que l'exil put châtier, mais non réprimer, a cou-
vert ses murs.
Les deux histoires des châteaux de Tanlay et d'Ancy présentent
une assez curieuse analogie. Tous deux ont été originairement pos-
sédés par deux des plus grandes familles de France, et tous deux
ont passé ensuite à deux familles d'élévation plus récente et d'éclat
plus nouveau. Tanlay était un des châteaux des Coligny, et pen-
dant les guerres de religion l'illustre Gaspard y fit plus d'une fois
résidence, soit pour se reposer des fatigues du commandement, soit
pour concerter avec les chefs du protestantisn;e français les plans
politiques et militaires utiles à sa cause. A l'époque même où la fa-
mille de Châtillon jetait ses dernières lueurs de renommée, c'est-
à-dire à l'aurore du règne de Louis XIV, Tanlay fut acheté par le
surintendant des finances Émeri, ce compatriote et cette créature
de Mazarin, dont les édits furent au nombre des circonstances de
nature si variée qui allumèrent le feu de la fronde, et par Émeri
il passa aux Phélippeaux, qui l'ont conservé cent cinquante ans.
Émeri fit reconstruire en partie ce château, dont il sut respecter
l'architecture bourguignonne, lourde, mais forte, massive, mais de
grand air. Avec ce sentiment exquis des choses de l'art qui semble
avoir été inséparable de tous ces Italiens d'autrefois, il le fit précé-
der d'un édifice servant de porche, qui est un des plus jolis spéci-
mens existans de l'architecture Louis Xiil, et qui, en outre de sa
^ Digitizedby Google
idS
HgrUE BBS DEtJK IfMDSB.
grâce architecturale, a le mérite cTétre ce qu'on pouvait inventer
de plus ingénieux pour faire valoir le corps de logis principal; le
tact d'un connaisseur consonanié en élégances seigneuriales a évi-
demment passé par là. €e ponbe^ qui sb présente de face, est placé
de telle façon qu'il masque presque entièrement le château, qui se
présente an contraire de flanc, en sorte qne de loin on prend l'ac-
cessoire pour lé prindpaU tt le bâtiment d'entrée pour le logis
même, trompe -l'œil des plus heareusement trouvés , puisque la
beauté dtt vestibaïe est plus grande que celle de l'édifice. L'er-
reur cependant se dissipe lorsqu'on s'arrête à l'angle du petit pont
jeté sur l'eau courante des fossés ; alors ce charmant trompe-l'œil
rend au château un nouveau service, <:'est de ne le montrer que
de biais. Comme vu de la sorte il ne présente que les flancs
arrondis de ses tourelles et les dômes de ses toits, rimagination
étend le caractëne de ce détail à rédPSce tout entrer, et se platt à
attribuer une magnificence presque orientale à ce qui n'est en dé-
finitive qu'une résidence rustique d'un grand seigneur issu de l'âge
féodal. Ainsi précédé de son charmant châtefiiu Louis XIII, tout oc-
cupé à le faire valoir, le massif édifice fait f eflèt d'une grasse douai-
rière bourguignonne aux formes robustes qui se fierait accompa-
gner par le plus élégant et*Ie plus mignon des pages.
Pour ce qui est de ce petit château Louis XIII, je voudrais en
parler de manière à faire conq)rendre au lecteur la nature particu-
lière du plaisir qu'il m'a donné; mais en vérité je ne sais comment
m'y prendre. Depuis que j'ai commencé cette carrière nouvelle de
touriste, j'éprouve que de toutes les œuvres de l'art les plus difli-
cîles à décrire sont celles de l'architecture, et que de toutes les sen-
sations que donnent les arts, celles qui sont données par l'architec-
ture sont les plus incommunicables. Tout ce que je pois et tout ce
que je veux faire, c'est de rendre en quelques mots le caractère gé-
néral de cet art de la première partie du xni' siècle, dont il est
un des derniers et des plus coquets échantillons. Da tontes les
formes de l'architecture nationale moderne, c'est celle qui me platt
davantage, non pas parce qu'elle est la pins belle, mais parce
qu'elle me semble la plus française. Dans l'époque précédente,
notre architecture, quelque brillante et variée qu'elle soit, m'appa-
ralt toujours comme une transcription lapidaire du génie de l'Italie.
Dans l'époque qui suit, je retrouve moins l'âme nationale que la
monarchie; mars dans cette architecture Louis Xlil, qui finit avec la
fronde, c'est cette âme même de la France qui m'apparaît, sans al-
liage exotique d'aucune sorte, avec ses qualités éternelles et même,
si l'on veut, quelques-uns de ses plus aimables défauts, avec le
tour particulier de son bon goût à la fois pur et recherché, avec sa
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IMPEESêlOlU 9K TOTAfiE ET D'ABT. 169
iaiblesse pour la grâce ^ sa gentillesse et quetqaefoiB sa mièvre*-
rie. Il n'y a pas là seideineiii la Erance éteraelle, il y a la France
d'an temps déterminé : c'est Traînent le chant du cygne de l'an-
cienne vie seigneuriale. 11 n'y a qa'nne antre époque où Tarchitec-
ture me semble avoir été française au même degré, le ztiu* siècle,
art charmant aussi, mais avec quelles différences, toutes en faveur
de l'époque Louis XIII I Tandis que dans l'époque Louis XIII on eon-
tempto le monde féodal expirant dans l'élégance, an xtiu* siècle <m
coQtemple une noblesse étante expirant dans le simple luxe. Ici,
le grand seigneur se prépare à se transformer en homme de cour;
li, l'homme de cour rejoint le monde de l'argent et se prépare à
devenir simplement l'homme riche. Toutes proporticms gardées, on
peut comparer l'architecture. Louis XIII au costume de cette même
époque, le plus réellement beau qu'on ait porté en France; c'est la
même richesse, le même bel ur et, ne craignons pas de répéter un
mot qu'aucun autre ne saurait remplacer ici, la même élégance.
Tanlay est aujourd'hui tout entier à l'extérieur, peut*on dire avec
vérité, car, à l'exception de son vaste vestibule, ses salles ont été
coupées en petits appartemens modernes sans caractère d'aucune
sorte. Dn fait curieux, c'est que les Pfaélippeaux, qui ont possédé
ce château pendant cent cinquante ans, n'y ont laissé aucun sou-
venir; nous allons retrouver à Ancy cette même particularité. Pas
on portrait, pas une peinture, pas une inscription, pas une sculp-
ture ne protège la mémoire de cette famille qui tint sous la monar-
due une place si importante et parfois si néfaste. Au contraire le
souvenir des Goligny s'y maintient avec une vigueur remarquable,
giice i un vestige d'art du plus sérieux intérêt. Tout en haut de la
tourelle de droite, qui s'appelle encore la tour de la Ligue, se trouve
une petite salle ronde, absolument nue, d'un aspect austère et froid.
Le mobilier de cette salle fait corps, peut-on dire, avec l'édifice
même, car il se compose de quelques bancs de pierre scellés à la
muraille, sur lesqu^ se sont assis, les jours de grand conseil, les
Coligoy et les Condé. Le tout est d'une rigidité huguenote et presque
d'une dureté vraiment saisissante. Cette salle est voûtée, et sur la
vo6te un artiste du temps, dont l'inspiration fut supérieure à la
main, a peint une fresque qui a l'importance d'un docunAent .histo-
rique.
Mi le sujet ni l'exécution n'ont rien cependant de bien nouveau
ni de bien émsnent : le sujet, presque banal, est un de ceux qui
étaient familiers aux artistes de cette époque, rassemblée des
dieux de l'Olympe. L'exécution, qui est passable sans originalité,
pe dépasse pas ce degré d'habileté que les plus minces artisans de
la renaissance ont attmnt dans les innombrables décorations qu'ils
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
nous ont laissées; mais le sentiment qui se -dégage de cette œavre
est un sentiment de génie, car il nous rend encore présentes les
passions de l'époque, et nous les fait partager comme si nous étions
des contemporains. Toute l'ardeur des guerres de religion est dans
cette fresque, qu'elle anime de ses emportemens et de son vacarme.
Les dieux sont en conseil; oh que ce conseil est agité et présage
de tempêtes I Tous les orages de Jupiter, toutes les hautes marées
de Neptune, tous les volcans de Pluton sont là menaçans et visi-
bles. C'est la chaude confusion, l'inquiétude fébrile, le brouhaha
tapageur, qui précèdent les heures de grandes crises, l'adoption
des mesures de colère, les départs précipités, les prologues des
affaires violentes en un mot. Ici, Vénus et Mars sont engagés dans
un colloque qui n'a plus l'amour pour objet, et qui visiblement
se rapporte à des préoccupations plus austères; derrière eux,
Vulcain donne ses ordres et surveille les travaux de ses cyclopes,
qui forgent et frappent l'enclume avec l'activité des jours d'ur-
gence. Y aura-t'il jamais assez de foudres pour Jupiter, de tridens
pour Neptune, de flèches pour Apollon, de coulevrines, de cui-
rasses, d'arquebuses, de glaives et d'éperons pour Mars et ses
soldats? Au centre, le jeune Mercure, complètement nu, un mi-
gnon sans rien d'efféminé, semble en proie à une colère bouillante,
car il fait avec la main le geste de jeter quelque chose contre
terre pour l'écraser et le briser. Que de messages, que de cour-
riers, que de communications pressantes supposent cette véhé-
mence et cette pantomime agitée! Sur le second plan, Jupiter
soulève sa foudre avec une expression d'un sérieux redoutable; il
n'attend plus que la minute précise où il devra la lancer. Non loin
de lui s'élève, au-dessus d'un groupe serré et confus, le dieu Janus;
l'un de ses visages est celui d'un vieillard vénérable, l'autre est
celui d'une femme; il n'est pas difficile de reconnaître dans ce Ja-
nus hermaphrodite un irrévérencieux symbole huguenot de la cour
de Rome, centre, but et mobile de toute cette agitation. Ailleurs,
quelques-uns des grands dieux, entre autres le sombre Pluton et
l'aquatique Neptune armé de son trident, regardent le spectacle que
nous venons de décrire avec une curiosité sympathique; le premier
acte, dirait-on, ne les regarde pas, et ils attendent Theure où leur
tour viendra d'entrer en scène et de prendre part au drame qui va
se jouer. C'est en particulier le cas pour Neptune, qui ne soulèvera
la tempête de l'Armada que bien des années après; c'est aussi le
cas pour Hercule, que voxi tout près de lui armé de sa massue,
trapu et musculeux comme un portefaix, velu comme un ours mal
léché, vraie figure de sauvage au sourire bestial, symbole de cette
force populaire qui va déployer ses fureurs dans les journées de la
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IMPRESSIONS DE TOYAGE ET D'aRT. 161
Sûnt-Barthélemy, ses galtés sinistres dans les processions de la
ligue et son entrain d'anarchie dans la journée des barricades. Si
la force d'exécution avait secondé la force de sentiment, cette
fresque pourrait compter à juste titre pour une des œuvres les plus
importantes que nous eût laissées la renaissance française.
fû dit en commençant ce chapitre que les deux châteaux de
Tanlay et d'Ancy avaient une histoire analogue. En elTet, bâti vers
le milieu du xvi* siècle par un des comtes de la grande maison de
Clermont-Tonnerre, Ancy fut acquis en même temps que la sei-
gneurie de Tonnerre, en 1683, par Louvois qui était alors au faite
de sa puissance, et il est resté aux héritiers de son nom jusqu'en
18&6, époque où le représentant actuel de la maison de Clermont
est rentré en possession de cet héritage de sa famille. Les Louvois
ont donc possédé ce chftteau pendant plus de cent soixante ans,
mais, pas plus que les Phélippeaux à Tanlay, ils n'ont laissé vestige
d'eux-mêmes. Le seul souvenir qui en reste se trouve dans la pe-
tite église de cette grosse bourgade; c'est un mauvais tableau, en-
core inspiré par nos discordes civiles, qui représente M"« de Lou-
vois débarquant sur la terre de France au lendemain des orages de
la terreur, et élevant son fils dans ses bras pour le placer sous la
protection de Dieu. Je ne crois pas avoir jamais vu rien de plus
exécrable, à l'exception toutefois d'un tableau de même nature, don
des parens de l'illustre Fénelon au sanctuaire de Rocamadour, et
représentant le père et la mère du futur auteur de Télémaque
vouant à Dieu leur fils nouveau-né. Et cependant, en dépit de sa
détestable facture, on ne voit pas sans attendrissement ce témoi-
gnage des souffrances de la génération passée. Est-ce par recon-
naissance envers la clémence divine que cette femme, à peine dé-
posée sur le rivage, élève son fils dans ses bras? Remercie-t-elle
Dieu que la barque de hasard qui l'a transportée ait échappé au
naufrage et aux écueils? Non, le sentiment qui l'anime est un sen-
timent de crainte bien plus que de reconnaissance. Le vrai danger
n'est pas celui qu'elle vient d'affronter sur la mer houleuse, c'est
celui qu'elle va braver sur cette terre, où', pour parler comme le
poète latin, l'audacieuse race de Japhet se rue encore à toute sorte
de crimes interdits, et qui abonde en périls plus redoutables que
les infâmes rochers acrocérauniens. Voilà ce que dit dans son mau-
vaûs langage cette laide croûte, dont le sentiment vaut mieux que
Texpression. Ce tableau est détestable, d'accord; Test-il beaucoup
plus que la prose emphatique et bourrée d'interjections sentimen-
tales dont se servirent pour raconter leurs douleurs tant de con-
temporains du drame de la révolution, et sous laquelle nous sa-
Tons cependant retrouver sans grand effort l'émotion naïve? Après
CI. — 1872. il
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162 REVUE DES DEUX MONDES.
tout, rbumasité prise en masse ne s'est jamais exprimée av«c beau-
coup plus de force et de grâce que n'en possède ce tableau, et ils
sont vraiment en petit nombre, les sentimens bistoriques que nous
pourrions comprendre, s'il était nécessaire pour cela qu'ils fussent
revêtus d'une belle forme.
Le cbâteau d'Ancy, commencé par le Primatice, achevé par Ser-
lio, est dç tournure aussi peu féodale que posâble, et, lorsque les
contemporains le contemplèrent pour la première fois, il dut cer-
tainement leur paraître comme la critique vivante des résidences
seigneuriales encore en faveur. En effet, cet énorme carré d'une
barmonieuse régularité, qui tient plus du palais que du château,
est la demeure fastueuse d'un grand seigneur ami des arts pIutAt
que la demeure d'un grand seigneur militaire : esprit de paix,
richesse, luxe de la vie, voilà ce qu'annonce l'extérieur de l'édi-
fice, et l'intérieur ne dément pas cette promesse. Cet intérieur ce-
pendant ne laisse pas que de surprendre par son étendue; on a
peine à comprendre que tant de galeries, tant de vestibules, tant
de vastes salles aient pu être renfermées dans un espace aussi res-
treint; rarement on a mieux atteint la grandeur en évitant mieux
le gigantesque. Des anciens intérieurs féodaux, il n'est resté qae
es dispositions nécessaires pour marquer cette habitation d'un ca-
bet seigneurial; l'esprit de la renaissance a consacré tout le reste
au faste et à la magnificence. Je n'ai rien vu qui parle plus volup-
tueusement d'une vie noble et plus noblement d'une vie voluptueuse
que cet intérieur, même dans l'état où il est aujourd'hui. Qu'était-ce
donc lorsqu'il se présentait dans toute la fraîcheur de son premier
éclat, que ses fresques prodiguées à toutes les murailles n'avaient
encore reçu aucun outrage du temps, que son mobilier n'avait pas
changé de maître, et que ses souvenirs n'avaient pas été dispersés
à tous les vents du ciel I Alors les peintures du sentimental petit
boudoir du Pastor fido n'avaient pas encore poussé au noir, la
galerie de la Bataille de Pharsale n'avait pas été salie par le ba-
digeon sous lequel il a fallu la découvrir, et les fresques du Pri-
matice, non encore écaillées et effacées par le temps, exposaient
librement dans la cbaiAbre de Diane leurs ironiques conseils de
chasteté en sensuel langage. Heureusement cette noble demeure
est assurée contre le retour de pareilles mésaventures, et peut-
être dans un jour prochain pourra-t-on la contempler à peu près
telle qu'elle fut à l'époque de son ancienne splradeur. Tous les
amis des arts doivent remercier le comte actuel de Clermont-Ton-
nerre, qui est mieux qu'un simple lettré (1), du zèle avec lequel
(1) Le comte de Clermont-Tonnerre est rautcor d*ane traduction disocnte, publiée
i) y a quelques années arec le texte grec en regard, et ce trayail est, me dit-on, estimé
de tous ceox qui ont le droit d*aYOir une opinion sor an pareil sujet.
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IMPBESSIOirS DE TOTAGE ET B'aRT. 103
il a poussé la restauration du château d'Ancy et du désintéresse-
ment avec lequel il a consenti à dépenser pour cette œuvre une
somme qui suffirait à elle seule à constituer une fortune. Je dis que
c'est un désintéressement véritable, car l'avantage privé qu'il peut
retirer de l'embellissement de sa demeure est moindre que le ser-
vice public qu'il rend aux arts en nous mettant à ses frais à même
de contempler dans sa réalité la plus vivante et avec son caractère
propre la magnificence d'une grande maison d'autrefois.
Les appartemens et les galeries ornées de peintures sont en
nombre considérable ; je me contente de citer ceux qui me sont
restés présens au souvenir : la chambre de Diane, — la chambre
du cardinal, — le cabinet du Pastor fido^ — la galerie des sacri-
ficesy — la galerie de Pharsaley — la galerie de Judithy — la ga-
lerie de MédéCy — la chapelle. Les noms de ces appartemens et de
ces galeries sont tirés des sujets dont les artistes les ont ornés, à
Vexception d'un seul, la chambre du cardinal, ainsi désignée en sou-
venir d'une visite de Richelieu. Ce n'est point que toutes ces pein-
tures soient exceUentes et puissent rivaliser avec les belles déco-
rations de l'Italie ; on peut même compter facilement celles qui
possèdent un mérite véritable. Les meilleures sont de beaucoup
celles qui sont attribuées au Primatice ou qui sont en tout cas
l'œuvre de ses disciples les plus immédiats; malheureusement elles
ont été fort éprouvées par le temps, et il est à craindre qu'elles
n'aient bientôt disparu, si on ne peut leur venir en aide d'une ma-
nière quelconque. H y a du mouvement et quelques très beaux
groupes de femmes dans la galerie de Pharsahy œuvre de Nicolo
del Abbate. De toutes ces fresques, celles qui me plaisent davan-
tage sont celles de la galerie de Médée; ce sont justement les moins
renommées, ce n'est pas une raison pour que je m'abstienne de ca-
cher ma préférence. L'artiste a représenté les divers épisodes de la
vie de Médée dans de petits ovales placés sur un fond clair rehaussé
d'arabesques ménagés avec goût. Cela est léger, lumineux, riant à
l'œil, et ressemble à une série de tableaux que l'on regarderait par
le gros bout d'un lorgnette. Je ne sais trop quelle est la date exacte
de ces miniatures de fresques, car, le château d'Ancy n'ayant guère
été achevé en moins de cent années, ses diverses parties se rap-
portent à des dates assez différentes; mais elles m'ont offert quel-
que chose de l'intérêt que pourrait présenter une combinaison in-
génieuse et discrète des petites décorations d'Annibal Carrache et
du système d'arabesques de Raphaël aux loges du Vatican.
Peu importe cependant le mérite ou la médiocrité de chacune de
ces fresques prise isolément; l'intérêt en est dans l'ensemble. Dans
ces pages agréables, on peut suivre sans trop d'effort quelques-unes
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16& RETUE DES DEUX MONDES.
des variations les plus curieuses de la mode et du goût dans notre
pays. Voici dans les peintures du Primatice la vraie décoration de la
renaissance, qui n'a d'autre souci que la grâce et la beauté; il ne s'a-
git pas de représenter plus ou moins ingénieusement un sujet com-
pliqué, il s'agit avant tout de représenter des figures dont la contem-
plation soit pour Tâme ce que la possession physique de la beauté est
pour le corps, c'est-à-dire une volupté. Les peintures du cabinet ou
plutôt du boudoir du Pastor fidOy qui représentent les principales
scènes de la célèbre pastorale de Guarini, nous reportent à la fin du
XTi® siècle et nous font assister à l'agonie de la renaissance. Cet ad-
mirable sentiment de la beauté qui fit la renaissance, ce sentiment
si large, si libre, est allé se diminuant toujours lui-même avec cha-
cune de ses transformations, et le voilà qui s'est réduit à ne plus
présenter qu'une miniature de ce qu'il fut, qui s'est ramassé tout
entier sous la forme étroite et aimable de la pastorale sous laquelle
il expire. Nous revoyons avec plaisir nos vieilles connaissances du
joli drame de Guarini, Mirtillo, Gorisca, Silvio, Dorinda, Amaryllis,
Hontano; ce sont de bien petits acteurs, mais de faibles mains ont
souvent opéré de grandes choses, et d'un jeu de marionnettes il est
souvent sorti un théâtre tout entier. C'est précisément le cas pour
ces gracieuses poupées de l'imagination dont voici les aventures
peintes sur les boiseries de ce cabinet. Comment ne pas penser en
les regardant que cette mode, encore à son aurore, dont elles sont
une expression, va devenir générale, universelle, exclusive, presque
tyrannique dans son amabilité, presque écrasante dans sa grâce,
qu'elle va noyer des flots de son lait et engluer des flots de son
miel les âmes et les cœurs de toute une génération, pénétrer de son
charme la poésie, le théâtre, le roman, s'emparer souverainement
de la cour, de la ville et de l'église même. Honoré D'Drfé, saint
François de Sales, Camus , évêque de Belley, Rotrou, Corneille à
son aurore, Racan, Segrais, M"® de Scudéry, qui sais-je encore?
vont tous plus ou moins dépendre du patronage de ces gracieux
fantoches. La mode qui les mit au monde va bientôt engendrer
XAstréCy VAstrée engendrera l'hôtel de Rambouillet, et l'hôtel de
Rambouillet cette chose si célèbre qui s'est nommée la politesse
française.
Entrons maintenant dans la chapelle, qui fut peinte au xvii» siècle
par un artiste peu célèbre du nom de Ménassier. C'est encore une
mode qui prévaut sur ces murailles, mais que cette mode est aus-
tère I Tous les motifs de décoration de cette chapelle ont été em-
pruntés sans exception aux légendes des ascètes et des ermites des
premiers siècles chrétiens, Origène, Antoine, Macaire, Copraîs,
d'autres encore. Ces peintures oiTrent une ressemblance assez étroite
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IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D*ART. 165
avec les toiles de Philippe de Champagne; même sécheresse, même
aspect terne, même tristesse de composition, tout, sauf bien en-
tendu le feu caché du génie (1); mais pourquoi donc, parmi tant
de sujets religieux et légendaires, avoir choisi sans exception au-
cune ceux qui se rapportent aux pères du désert? C'est que la
mode est pour l'heure aux sujets monastiques, et que cette mode
a déterminé le choix de l'artiste ou le désir du mattre du logis.
Ce Philippe de Champagne que nous venons de nommer n'a-t-il
pas consacré toute une interminable série de petites toiles à l'his-
toire de saint Benoit? Eustache Lesueur n'a-t-il pas composé une
série analogue sur l'histoire de saint Bruno? Arnaud d'Andilly a
traduit les Vies des pères du disert y et ce livre a obtenu un suc-
cès de lecture même auprès des lecteurs mondains. Faut-il d'ail-
leurs s'étonner de cette vogue qu'obtiennent les solitaires? A ce
moment même, des solitaires célèbres font l'entretien de la ville et
de la cour, et leur nom retentit dans la catholicité tout entière.
Port-Royal est dans tout l'éclat de sa gloire, et les actes de ses
pieux reclus reportent les imaginations vers l'héroïsme chrétien
des premiers siècles. C'est ainsi qu'en parcourant du regard les dé-
corations de ce beau château, le promeneur embrasse en se jouant
les modes, les engouemens et les révolutions de l'imagination fran-
çaise pendant plus d'un long siècle.
Le mobilier et les souvenirs d'Ancy ayant été dispersés à di-
verses reprises, et lors du transfert de la propriété aux Louvois, et
lors de la révolution , il reste en dehors de ces décorations peu de
choses anciennes qui soient dignes de mention. Nous devons faire
une exception cependant pour deux portraits de deux membres de
la famille de Clermont-Tonnerre, prélats l'un et l'autre. Le pre-
mier, François de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, s'est ac-
quis une réputation des plus singulières. C'est ce prélat qui ne dé-
signait jamais le pape autrement que par le titre de monsieur de
Rome y indiquant ainsi qu'il le considérait simplement comme le
premier gentilhomme de la chrétienté, de même que certains mem-
bres de la noblesse considéraient le roi comme le premier gentil-
homme de son royaume. Ses ennemis prétendaient qu'il vivait dans
l'unique contemplation de lui-même et de la gloire de la maison à
laquelle il appartenait, et que cette préoccupation exclusive nuisait
à la justesse de son esprit en lui montrant toutes choses à la clarté
de sa propre personne. Leur malice fut longtemps inoifensive, mais
on jour elle rencontra l'occasion d'éclater. Nommé membre de TA-
(1) Une de ces fresques, qui représente, Je crois, saint Eyagre, relève cependast
d'an art bien plus éclatant, car elle est une imitation directe et presque une copie des
ptuwrs ^or de Quentin Matsys et des docteurs grotesques de Jordaens.
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REVUS DES DEUX UONBES.
cadémie française, sa réception fut une des meilleares boofionnenes
^ue nous ait transmises l'ancien régime, bouffonnerie voilée bien
entendu, et telle qu'on pouvait se la permettre avec un homme de
cette qualité, mais d'autant plus acérée qu'elle était plus fine et
discrète. Son récipiendaire, l'abbé de Gaumartin, lui décerna le
plus adroitement du monde le genre d'apothéose que semblaient
ambitionner ses préoccupations habituelles, en le louant comme un
homme pour lequel la mesure de toute louange serait trop courte.
Le monde goûta fort la plaisanterie, que l'évêque accepta naïvement
comme l'expression de ce -qui lui était dû, mais non pas Louis XIV,
fui, avec un bon sens tout royal, ne pardonna pas à l'abbé de Gau-
martin d'avoir manqué au respect que mérite la vertu même ridi-
cule. Le portrait du château d'Ancy ne dément pas trop, il faut le
iii'e, la réputation que s'est acquise le prélat. Le visage sombre, ta-
citurne, est bien celui d'un homme retiré eu lui-même, intérieure-
ment obsédé, qui ne voit rien de ce qui se passe, et n'entend rien
de ce qui se dit autour de lui. Bien différent est le portrait du se-
cond prélat, celui-là évêque de Langres. C'est un ravissant jeune
homme , de physionomie aussi éveillée que celle de son oncle est
taciturne, avec un teint d'une suavité d'incarnat indicible, en un
mot une véritable fleur de chair et de sang. En contemplant ce pré-
lat plus gracieusement grassouillet que ne le fut jamais le gentil roi
Pantagruel à son aurore, il m'est passé par l'esprit une singulière
pensée. Est-il bien réellement chrétien d'être aussi joli que cela?
Et à supposer que le christianisme ne condamne paà un tel degré
de grâce, est-il permis de porter dans ses rangs une beauté pareille?
Répondre à ces questions serait peut-être téméraire; ce qui est sûr,
c'est que le renoncement au monde ne se présenta jamais sous une
forme plus aimable et plus souriante.
III. — LE CHATEAU Dl BUSST-BABUTIN.
Si jamais demeure a été le miroir fidèle de son propriétaire, c'est
bien le château de Bussy. On peut dire sans paradoxe qu'on ne con-
naît réellement le célèbre auteur de VHistoire amoureuse des
Gaules qu'après avoir visité ce château, qu'il a rempli, pour se
distraire des ennuis de l'exil, des images de sa personnalité; mais
alors on le connaît à fond, sa nature est percée à jour, et sa des-
tinée reste sans mystère.
Cette destinée est étrange et mérite l'attention du moraliste en
ce qu'elle repose sur un accident de psychologie qui est, je croîs,
à peu près unique. J'entre d'emblée dans le cœur de mon sujet, et
je demande : qu'est-ce que Bussy? Un honnête homme? Non certes,
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IMPRESSIONS 0E TOTALE ET B*ART. 167
le scanâde de Roissy et les médisances salissantes, noires, vrai-
œnt atroces sons lenr élégance et lenr sûr de légèreté, de V Histoire
amoureuse des Gmdes répondent assez à cette question. Un homme
de cœor ou, si vous trouvez l'expression trop forte, simplement ce
que le monde appelle un galant homme? Nous possédons ses mé-
moires et sa correspondance, et nous y découvrons assez aisément
qu'il fat amant perfide, souvent officier négligent , courtisan irres-
pectueux, mari coupable, père imprudent. Un homme d'une réelle
intelligence? Il n'en donna jamais aucune preuve. Je défie qui que ce
soit de lire ses Mémoires autrement que par acquit de conscience;
toates les fois qu'il s'attaque aux choses sérieuses de la politique et
de la guerre, il tombe au-dessous du médiocre; son talent ne s'é-
veille et sa verve ne s'anime que lorsqu'il rencontre une frivolité
de page on une aventure obscène de jeune officier. Quant à sa vo-
lumineuse correspondance, les seules lettres de lui qui aient un in-
térêt réel sont celles où il nous révèle les défauts les plus choquans
de son caractère, et où sa susceptibilité stu'exdtée le pousse à écrire
à des hommes comme le maréchal de Créqui ou le maréchal de
Bellefonds des impertinences qui ne seraient supportées aujour-
d'hui dans aucune condition. Fut-il au moins un homme d'esprit?
Ohl assurément, mais avec cette restriction importante que cet
homme d'esprit fut tout près d'être un sot. Que fut-il donc en réa-
lité? Il fut médisant et vaniteux : de là son succès, son malheur et
sa gloire. D'ordinaire les hommes atteignent à la célébrité en dépit
de leurs défauts, ou bien, si leurs défauts entrent dans la compo-
âtlon de leur gloire, c'est dans une proportion restreinte, comme
l'alliage de cuivre dans la monnaie d'or ou d'argent; mais Bussy
présente le phénomène d'un homme qui n'a dû sa célébrité qu'à
ses dé&uts et à ses vices, et qui n'aurait rien été sans leur secours.
Il n'eut ni vertu, ni héroïsme, ni génie; mais, heureusement pour
loi, la nature l'avait créé vaniteux et médisant, et il fut sauvé et
perdu tout à la fois : sauvé pour la postérité, car Y Histoire amou-
reuse des Gaules fut le fruit de ces jolis dons de nature; perdu
pour la vie, car cette incartade lui valut la longue disgrâce d'où
Louis XIV ne le releva jamais. Voilà une renommée d'un genre ex-
o^tionnel, il en faut convenir, et qui donne envie de lui appliquer
les paroles que, dans V Histoire amoureuse des Gaules^ il applique
aux mœurs de son ami Manicamp. » Souvent on arrive à même fin
par différentes voies ; j^our moi, je ne condamne pas vos manières,
chacun se sauve à sa guise; mais je n'irai point à la béatitude par
le chemin que vous suivez.»
On omnatt les causes de son exil. Une première fois, pendant la
semaine sainte de l'année 1659, le comte de Bussy-Rabutin, âgé déjà
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163 BEVUE DES DEUX MONDES*
de quarante-un ans sonnés, iieutenant-général et mestre de camp
de la cavalerie légère du roi, commit l'insigne étourderie d'arran-
ger, en compagnie de jeunes fous qui avaient au moins pour eux l'ex-
cuse de l'âge, une coupable partie de débauche où l'impiété faisait
l'assaisonnement du libertinage. Cette incartade fit le bruit qu'elle
méritait de faire, et l'exil s'ensuivit. A-t-il été vraiment chanté à
cette orgie une chanson où Louis XIY était tourné en dérision? Le
fait a été révoqué en doute et nié par Bussy lui-même; mais il im-
porte vraiment bien peu. Bussy nous a fait lui-même dans Y Histoire
amoureuse le récit de l'orgie de Roissy; ce qu'il avoue suffit am-
plemeht pour justifier la sévérité du roi. Cependant ce scandale est
pardonné, et après une courte disgrâce de moins d'un an Bussy
est autorisé à reparaître à la cour. Or à quoi avait-il employé le
temps pendant l'expiation de cette incartade? À en commettre une
nouvelle, moins coupable peut-être que la première, mais qui fut
plus grave en résultats. C'est pendant cet exil d'un an qu'il écrivît
pour le divertissement de sa maîtresse. M"* de Montglas, ce chef-
d'œuvre de la méchanceté polie qui a nom Histoire amoureuse des
Gaules. L'existence de ce pamphlet fut bientôt connue, grâce à cette
faiblesse du caractère féminin que La Fontaine a si bien décrite
dans sa fable les Femmes et le secret} les amies et les ennemies de
Bussy en furent curieuses; le spirituel étourdi en fit des lectures
intimes, le manuscrit en fut prêté, déloyalement retenu, perfide-
ment copié, et cet écrit, passant de main en main, alla soulever la
fureur, le ressentiment et le désir de la vengeance chez toutes les
personnes nommées. Comme la plupart de ceux qui étaient atteints
se trouvaient fort près du trône, l'orage monta jusqu'au roi, qui
cette fois frappa cruellement et pour toujours. Un emprisonnement
d'une année à la Bastille, un exil de vingt années en Bourgogne et
la perte de ses charges furent la dure punition d'un des plus mali-
cieux, mais des plus spirituels attentats qui aient jamais été diri-
gés contre la plus belle et bien réellement, au moins s'il faut en
croire Bussy, la plus fragile moitié du genre humain.
Relégué en Bourgogne, Bussy, pour passer le temps, appela auprès
de lui des artistes âe second et même de troisième ordre, et s'amusa
à leur faire couvrir d'emblèmes et de portraits toutes les murailles
et toutes les boiseries de son château. Ces peintures sont de simples
barbouillages pour la plupart, mais ces barbouillages sont singu-
lièrement précieux aujourd'hui, car ils composent une autobiogra-
phie morale des plus curieuses. Les véritables Mémoires de Bussy,
ce sont non pas les pages sèches écrites en style de procès-verbal
qu'il a décorées de ce nom, mais bien les peintures du château de
Bussy. Le père Bouhours, l'ingénieux jésuite, qui fut au nombre
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IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aBT. 169
des correspondans les plus fidèles de Bussy pendant sa disgrâce,
ayant entendu parler de ces décorations, témoignait dans une lettre
du désir de les voir et proposait au comte pour sa bibliothèque cette
devise tirée de Cicéron : mens addita videtur œdibus mets (il me
semble que ma maison ait pris une intelligence). Je ne sais trop si
Bussy en fit usage, mais en remplaçant le mot mens par le mot ma-
litia la devise aurait pu parfaitement convenir au château tout en-
tier, car ce qui saute aux yeux dès l'entrée , c'est que le don de la
médisance fut vraiment chez Bussy incorrigible et irrésistible. Au
moment même où il est frappé, il continue sa faute sous une nou-
velle forme. Ne pouvant plus écrire la suite de cette Histoire amou-
reuse des Gaules y qui lui vaut son exil, il la met en peintures; ces
décorations ne sont autre chose qu'une continuation et une aggra-
vation de son célèbre pamphlet. En effet, V Histoire amoureuse des
Gaules se terminait sur les amours de Bussy et de M*"* de Mont-
glas, et les décorations du château concluent l'aventure avec l'in-
fidëlité de cette dame.
Comme Bussy n'était pas une de ces natures qui sont faites pour
inspirer un dévoûment plus fort que toutes les infortunes, et que
d'ailleurs H*"' de Montglas semble avoir été une de ces femmes qui
cessent d'aimer quand cesse le plaisir ou l'intérêt, cet amour ne
survécut pas à la disgrâce. Bussy s'en vengea par des épigrammes
en peinture du plus amusant caractère, où l'infidélité de sa mal-
tresse est présentée sous toute sorte de symboles fantasquement
boniques. Pour plus de malice, il leur a donné non une place d'hon-
neur, bien en vue, mais une place basse et infime, au-dessous des
fenêtres, comme pour nous dire : Bas fut son cœur, que basse soit
sa punition! Ces symboles de l'infidèle sont au nombre de quatre.
D^abord nous la voyons en sirène s'élever au-dessus des eaux :
alliât ut perdaty elle séduit afin de perdre, dit la devise qui l'ac-
compagne; puis la voici en hirondelle qui vole vers les climats
chauds : fugit hiemesj elle fuit les hivers, dit avec amertume le
vindicatif Bussy. Le troisième symbole de l'infidèle est un arc-en-
del avec cette devise en assez médiocre latin : minus iris quam
niea^ moins Iris que la mienne, ce qui veut dire que la messagère
des dieux est moins fugitive que sa maîtresse. Enfin un quatrième
cadre nous la montre sous la forme d'un croissant de lune entouré
d'étoiles, avec la devise hœc ut illa^ toutes deux sont semblables,
on, pour plus de clarté, changeante est la lune, changeante aussi
ina maltresse. Tout cela est déjà vif; mais une seule salle n'a pas
snffi pour apaiser sa colère, et nous retrouvons dans la dernière
chambre du château H"*'' de Montglas, que nous avons rencontrée
dès l'entrée, en sorte que la perfide, châtiée au seuil et châtiée au
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170
RETUE DES DEUX MONDES.
faîte, forme comme V alpha et V oméga de cette demeure. Dans la
chambre en rotonde qui termine l'édifice et s'appelle la tour dorée,
Bussy a fait représenter les héroïnes de son Histoire amoureuse ^ gL
W"^ de Montglas tient sa place dans leurs rangs. C'était pourtant
pour son plaisir que Bussy avait écrit les aventures galantes de ces
femmes dont les portraits entouœnt le sien; maintenant la voilà
rangée par un dépit de l'amour parmi ces belles capricieuses qui
lui avaient été sacrifiées, et encore moins épargnée qu'elles. Elle
est vraiment jolie, cette infidèle poursuivie avec une rage que son
portrait fait paraître quelque peu absurde, car le visage est sen-
suel et dénonce une âme d'essence plus terrestre qu'éthérée. Â ce
portrait est attachée cette inscription, où la fureur arrive à l'in-
sulte : (( Isabelle- Cécile Huraut de Cheverny, marquise de Mont-
glas, qui, par la conjoncture de son inconstance, a remis en honneur
la matrone d'Éphëse et les femmes d'Astolphe et de Joconde. » Puis,
sur la cymaise au-dessous, ces deux vers détestables, mais où l'a-
mour perce encore sous la forme d'un regret mélancolique :
Il est bien malaisé que l'on s'aime toujours,
Cependant on a vu d'éternelles amours.
Autour de M"'^ de Montglas sont rangés les portraits en pied des
héroïnes galantes stigmatisées de célébrité par les médisances de
Bussy, avec accompagnement de devises caractérisant leurs pas-
sions et leurs aventures. Une seule est réellement épargnée, Gi-
lonne d'Harcourt, a marquise de Tiennes en premières noces, en
secondes comtesse de Fiesque, femme d'un air admirable, d'une
fortune ordinaire et d'un cœur de reine, » Certes l'éloge est d'un
beau tour, et le portrait ne le dément pas. C'est une personne d'une
noblesse parfaite, presque redoutable par une énergie calme qu'on
devine formée par la combinaison de la fierté et de la raison. On
n'en peut dire autant de M'?* de La Baume, l'amie déloyale qui re-
tint, copia et mit en circulation le dangereux manuscrit de Y His-
toire amoureuse^ personne d'une expression absolument charnelle,
lardée par Bussy de cet étrange éloge que nous avons peine à
comprendre autrement que dans un sens tout matériel : « la plus
agréable maltresse de France. » M"*« de Sévigné est là aussi avec
sa physionomie ouverte et cordiale, un peu plus ménagée qu'elle
ne l'est dans \ Histoire amoureuse par son indiscret cousin; mais au
milieu de ce cénacle de déesses on cherche avant toutes les autres
les deux célèbres victimes de l'impertinence de Bussy. Un même
compartiment réunit les portraits d'Henriette d'Ângennes, comtesse
d'Olonne, et de sa sœur. M"** de La Ferté, toutes deux jolies à ra-
vir, avec cette devise sèchement brutale ; « la comtesse d'Olonne,
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lUPBESSIONS DE VOTAGS £T d'âRT. 171
la plus belle femme de son temps, mais moins célèbre par sa beauté
que par Tusage qu'elle en fit. » En face de M"* d'Olonne se pré-
sente la plus noirement diffamée de toutes les béroînes sur les-
quelles s'est fixé le regard diaboliquement pointu de cj^jettatore de
Bossf : c( Isabelle de Montmorency, duchesse de Châtillon, à la-
qielle on ne pouvait refuser ni sa bourse, ni son cœur, mais qui ne
faisait pas cas de la bagatelle* » Cette devise d'un tour passablement
gaulois, jointe à l'examen attentif du portrait, nous permet de ré-
soudre un doute qui s'est souvent élevé dans notre esprit, et que
plus d'un lecteur probablement aura conçu comme nous.
Bo somme, quel est le degré de culpabilité de Bussy? Est-ce un
impertinent ou un menteur, un ^mple médisant ou un calomnia-
teur? A notre avis, Bussy est ajssez chargé devant la postérité pour
qu'il ne soit pas juste de dire que malheureusement ses commérages
portent la marque de la vérité. Diffamateur sans circonstances atté-
nuantes, oui, — calomniateur, non; ce portrait de la duchesse nous
en fournit par induction une preuve presque certaine. Je lis la devise
qui est au bas, et puis je regarde l'image physique de la personne
qu'elle caractérise si singulièrement; c'est un adorable visage, de
migoons traits d'enfant, un air naïf avec de la froideur, ou, pour
être plus exact, de la chasteté dans la physionomie. Ainsi la devise
et le portrait concordent déjà parfaitement : ce que Bussy appelle
dans sou effronté langage gaulois « ne pas faire cas de la bagatelle »
pourrait s'appeler chasteté en langage plus discret; du propre aveu
de Bussy, la duchesse de Châtillon méritait donc de passer pour une
personne chaste; mais alors, vous écriez- vous, il l'a calomniée horri-
blement dans cette seconde partie de V Histoire amoureuse des Gaules^
crescendo de scandales devant lesqpiels s'effacent et disparaissent
coDune d'inoifensives peccadilles et presque comme d'avouables gaî-
tés les aventures de la première héroïne. De la chasteté chez cette
personne en regard de laquelle M"*"" d'OIonne apparaît comme une
excusable étourdie I de la chasteté avec cette interminable procession
d'amans, procession qui parfois se transforme en attroupemens : le
duc de Nemours, le prince de Condé, le maréchal d'Hocquincourt,
l'abbé Fouquet, milord Graft, milord Digby, Gambiac, Yineuil,
00 se iatigue à les compter I Eh bien ! le récit de V Histoire amou-
raise où la duchesse de Châtillon est si cruellement chargée ne
dément ni l'affirmation du portrait ni le jugement de la devise. Du
récit de Bussy, il ressort très clairement que toutes les aventures
galantes de la duchesse eurent leur source dans la difficulté des cir-
constances que la desdnée lui fit à un certain moment de sa vie.
Pour se défendre contre ces circonstances, elle eut recours à ces
^nnes que sa grande beauté devait lui faire croire invincibles, la
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!! 172 BEVUE DES DEUX MONDES.
I
ruse et ri&trigue; elle eut des amans par stratégie, non par pas-
sion. Le nombre même de ces amans démontre sa froideur natu-
relle. Plus ardente, elle en aurait limité le chiffre; de tempérament
paisible, elle n'eut au contraire d'autre souci qu6 de les augmenter,
puisqu'ils n'étaient que des pions sur l'échiquier de ses calculs ;
mais en cherchant à se défendre contre les circonstances elle ne fit
qu'en grossir les difficultés. Cette stratégie amena des éclats, et ces
éclats la livrèrent en proie aux intrigues, aux ressentimens et aux
violences de ses amans, qui exploitèrent au profit de leurs passions
une situation qui la laissait à leur merci. Dans toutes les aventures
que Bussy met à sa charge, il n'y a pas, à proprement parler, une
seule aventure galante, sauîf la première, celle de M. de Nemours,
qui est plutôt une inclination sentimentale qu'autre chose. Toutes
jl les fautes dont il l'accuse sont des manèges, non des sensualités et
j des caprices; seulement, comme ces manèges se fondent sur les rap-
f ports de sympathie amoureuse naturelle entre les deux sexes, ils
jj prennent nécessairement la couleur et le nom de la galanterie. Si
|. Bussy était plus qu'un diffamateur, s'il avait calomnié, le caractère
de la duchesse de Ghâtillon ne ressortirait pas de son récit avec une
si parfaite unité, nous ne saisirions pas avec la même clarté le
principe de ses aventures, et nous ne remarquerions pas la même
^ fine et exacte concordance entre le récit et le portrait.
I Aimez-vous les devises? Bussy en a mis partout dans cet appar-
^ tement où il a fait peindre les portraits des belles contemporaines
îl de sa jeunesse galante. Il y en a sur la voûte, sur les murailles,
l tout le long des croisées; elles se suspendent en festons, elles se
jj déroulent en arabesques, elles se replient en paraphes; les unes
i- conseillent, les autres regrettent; celles-ci sont galment plaisantes,
4. celles-là cyniquement amères. Disons cependant qu'en général la
•! philosophie amoureuse qu'elles expriment évite assez bien les ex-
;; trêmes de l'optimisme et de la misogynie^ et se maintient dans un
;| moyen terme solide dont un cynisme naturel fait l'élément prin-
!■ cipal. Citons-en quelques-unes des plus caractéristiques sans longs
\ commentaires, en laissant à chaque lecteur le soin d'en juger d'a-
\ près son expérience. En général Bussy porte peu d'illusions dans l'a-
•J mour, comme le prouvent les deux devises suivantes, où ne se trahit
{i pas une confiance exagérée en la vertu féminine : crede mihi; res
est ingeniosa dare^ « crois-moi, donner est chose ingénieuse;... » —
casta est quant nemo rogavitj a celle qui est chaste est celle que
personne n'a sollicitée. » Si Bussy ne croit guère à la vertu, il croît
encore moins à l'amour dans le sens idéal et élevé du mot; mais il
croit à la passion, c'est-à-dire aux préférences de l'appétit sensuel,
aux affinités électives de la chair, et c'est à ce genre d'amour que
«t
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mPRESSIONS DE VOYAGE ET D'ART. 173
se rapportent les plus jolies et les plus pénétrantes de ses de-
TÎsea. En yoici une à laquelle auraient souscrit, je crois, tous les
grands peintres des phénomènes de la sensualité passionnée, Ca-
tnile, Horace, Properce, car ils ont dit plus d'une fois quelque
chose d'analogue : amantium ircûy amoris redintegratio estj « que-
reOes d'amant, recommencement d'amour. » Cette autre se rap-
porte assez bien à ce que Properce appelle avec force la fatigue, le
dur travail d'aimer : non satis in amorCy si non nimis; « en amour,
il faut qu'il y ait trop pour qu'il y ait assez. » Dans ce genre d'a-
mour, les particularités physiques doivent jouer nécessairement un
grand rôle, et nous voyons par une de ses devises que Bussy n'est
pas parUsan d'un trop grand embonpoint ni d'un excès d'ampleur
chez les amans : P inguis amor nimiumque potens in tcedia multis
vertitur-y « un objet aimé gras et trop puissant engendre le dé-
goût chez beaucoup. » Cette devise, passablement tournée, a le
tort de présenter sous la forme générale d'une sentence une pré-
férence tout individuelle, et il est clair que chacun a le droit de
dire à Bussy : Parlez plus pour vous seul; mais on ne fera pas le
même reproche à cette dernière que je me permets de trouver jolie
et que je croîs d'une vérité très générale :
Et Phœbo faeris si polchrior, omlne faaflto
Ni genitas, Veneris captabis premia nuxiqnam.
0 Et quand bien même tu serais plus beau que Phœbus, si tu n'es
pas né sous une étoile heureuse , tu ne conquerras jamais les fa-
veurs de Ténus. » Bussy, on le voit, pense sur l'amour comme Boi-
leau snr.la poésie, et au fait ces deux vers ne sont qu'une traduction
des vers célèbres de VArt poétique sur V influence secrète du ciçl,
qui forme les poètes, et sans laquelle Pégase reste rétif.
La décoration de cette tour dorée , remplie jusqu'à la moindre
corniche, jusqu'à la plus étroite cymaise, est, il faut l'avouer, ingé-
nieuse au possible, car elle est comme une sorte d'encyclopédie de
la science de la galanterie. En haut, dans les portraits des contem-
poraines, nous avons l'histoire de la galanterie ; les devises, par-
tout semées, nous en donnent la métaphysique et la morale , et
en bas nous en avons la théologie et l'histoire symbolique sous la
forme de petits cadres représentant les diverses scènes des Meta-
morphoses d'Ovide : Europe et le taureau, Pygmalion et la statue,
Danaé et la pluie d'or, etc. On conçoit que cette partie de la dé-
coration ne peut avoir l'intérêt des portraits des belles galantes;
aussi ne nous arrêterons-nous un instant encore dans cette salle
îue pour y regarder un portrait de Bussy peint sur la muraille,
au-dessous de ses amies et ennemies. 11 est là très jeune, dix-
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17& RETUE DES DEUX MONDES.
huit OU vingt ans au plus, en tenue bizarre» à demi romaine, à
demi militaire, la tète nue, les bras nus, tenant à la main quelque
chose comme une lance ou une pique, qui lui donne Tair d*un ao-
teur de société costumé en Adonis partant pour la chasse au san-
glier. Le visage est sans réelle beauté, mais très vif et libertin à
l'excès; c'est un blond sans fadeur, avec une pointe assez marquée
de ridicule cependant, qui provient de la vanité que l'on sent pé-
tiller dans toute sa personne. En tout cas, il est un ridicule auquel
il échappe, car il ne viendra jamais à la pensée de le prendre pour
un représentant de cet amour sentimental qu'une sorte de supersti*
tion erotique prête plus volontiers aux blonds qu'aux bruns. L'âme
qu'on devine sous cette enveloppe est un composé des instincts de
l'écureuil et de la chèvre ; ce jeune garçon n'a jamais connu la ti-
midité de la nature, l'étonnement de l'ignorance, la pudeur farouche
de l'adolescence; c'est la hardiesse même, il faudrait employer une
autre expression, s'il appartenait à une condition plus modeste; en
somme, qualités et défauts pesés et balancés, un luron, comme di-
saient nos pères.
Oh I que nous aimons mieux un second portrait qui se trouve
dans la salle d'entrée, et où il est représenté à un âge bien diffé-
rent, quarante ans environ I J'avoue que celui-là plaide vivement
en faveur de Bussy, car il m'est impossible d'y lire trace de vanité,
de fatuité et d'impertinence. Le jeune luron de l'étage supérieur
s'est transformé : le visage est plein de noblesse avec beaucoup de
douceur et une rare affabilité , les joues légèrement tirées et un peu
maigries ont même un certain pli de mélancolie. Nous sommes bien
loin de l'impertinence et de la vanité que nous y cherchions volon-
tiers, et ce portrait sendt fait pour dérouter, s'il n'était pas flanqué
de deux petits panneaux barbouillés de pemtures, l'un représentant
un jet d'eau avec cette devise : altus ab origine alta^ — l'autre un
arbre surmonté d'un oiseau avec cette devise : de miei amori canto.
Voilà la vanité et la fatuité demandées : avec Bussy, elles ne pou-
vadent être loin. Altus ab origine alldy cela se rapporte à sa nais-
sance. Ah I certes elle était illustre, et Ton conçoit qu'il pouvait en
tirer gloire ; cousin de l'admirable M""' de Sévigné , neveu de la
sainte M"'"' de Chantai, arrière -neveu du François de Rabutin des
Commentaires militaires du règne de Henri II, cinq cents ans de
noblesse bien authentiquement établis par ses propres recherches
depuis le premier Rabutin, qui apparaît lui-même comme un per-
sonnage considérable dans la première charte où figure son nom,
oui, tout cela fait un ensemble plein de grandeur; cependant il y a
des degrés même dans les hauteurs, et en lisant cette devise je ne
pm's m'empêcher de penser que c'est justement ainsi que, dans
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IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D^ART. 176
Shakspeare, Richard Plantagenet, duc d'York, parle de sa fa-
mille.
Dans cette même salle, deux petits panneaux semblent faire une
allusion mélancolique à sa disgrâce : Tun représente une fleur se
dressant sous les rayons du soleil au milieu d'un parterre avec cette
inscription : 9a vue me donne la vie; dans l'autre, cette même fleur
penche langaissamment la tête, privée qu'elle est de lumière; son ab-
sencemetuey dit l'inscription qui l'accompagne. Ailleurs une montre
est représentée sur une table avec ce commentaire : quieto fuori e
movedeniro} « tranquille à Fintérieur, elle se meut en dedans. » Il
n'est pas fort difficile de comprendre que la fleur est un symbole de
Bassy, le soleil présent ou absent un symbole de la faveur et de la
défaveur royale, et que la montre fait allusion aux sentîmens de co-
lère intérieure dont l'exil remplissait son cœur. On pourrait en effet
conserver des doutes sur la nature vraie de Bussy, s'il eût été con-
stannnent heureux ; maïs le malheur qui le frappa permet de péné-
trer à fond la qualité de son âme : décidément elle fut en déshar-
monie avec sa condition. Jamais exil ne fut supporté avec moins de
dignité et de noblesse; un simple vilain se serdt tiré de l'épreuve
avec plus de gloire. Il accable de placets remplis des expressions les
pins humbles le roi, qui ne daigne pas lui répondre, ni même ou-
vrir ses lettres; il ennuie de ses sollicitations, aussi réitérées qu'in-
efficaces, les ministres, les officiers de la couronne, les confesseurs
dn roi; il s'abaisse devant les influences les plus infimes et fait sa
cour à de simples valets de chambre. Ne croyez pas cependant pour
cela que Bossy soit repentant, ni que l'exil dont il gémit ait changé
sa nature; ces mêmes personnages qu'il accable de supplications
presque basses, il les crible de mépris dès qu'ils ont le dos tourné
ou qu'il croît qu'ils ne peuvent entendre. Ces plates adulations qull
adresse à tel de ses correspondans, il s'en venge avec un autre. Ja-
mais hypocrisie ne fut moins prudente, moins logique, n'eut moins
de suite que celle de Bussy. A chaque instant, le gentilhomme se
révolte en lui, et détruit en une minute, par une incartade de sus-
cepUbilité, l'édifice que son humilité jouée cherchait à élever. Au
moment même où il sollicite auprès du maréchal de Créqui une fa-
veor pour son fils, il ne peut se résoudre à l'appeler monseigneur^
et, comme le maréchal se trouve assez justement blessé de cette in-
convenance, Bussy prend la plume pour lui expliquer qu'il a le
droit de ne l'appeler que monsieur y parce qu'il était son supérieur
en grade au moment de sa disgrâce, et qu'il aurait sans cet accident
été maréchal de France avant lui. Même aventure avec le maréchal
d'Estrées. Dn quidam perd quelques centaines de pistoles au jeu
avec le maréchal de Bellefonds, et, ne pouvant s'acquitter, lui passe
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176 rëvuë des deux mondes. ,
une prétendue créance sur Bussy. Le maréchal de Bellefonds écrit
à ce dernier dans les termes les plus polis pour lui demander 8*il
reconnaît cette dette et s'il lui plaît de l'acquitter. Bussy, qui ne
doit rien, refuse ; mais, s'imaginant que la politesse dont usait le
maréchal était pour le narguer et qu'il ne montrait tant de courtoi-
sie que pour trancher du grand seigneur avec lui, il lui fait sentir
son ancienne supériorité dans les termes les plus blessans. 11 est
vrai de dire pour excuse que ce titre de maréchal de France, toutes
les fois qu'il est prononcé, a le privilège de réveiller les douleurs de
Bussy, et de lui faire perdre toute retenue et tout bon sens. A cha-
que promotion, il se dit : « J'aurais été maréchal de France avant
tous ceux-là sans cette funeste aventure, » et l'amertume coule par
torrens. Certes Bussy aurait été maréchal de France, sa naissance
et ses services passés lui donnaient droit de prétendre à cette charge.
Y aurait-il été supérieur à tant d'autres que nous le voyons railler?
Il est permis d'en douter. Bussy n'en doute pas ; comme tous les
hommes, il a son illusion favorite, son rêve secret, et ce rêve, c'est
qu'il aurait été un grand homme de guerre. Cette préoccupation
amëre se trahit dans la décoration du château d'une manière pres-
que touchante, oix la vanité et la malice ne jouent cette fois aucun
rôle, et qui laisse soupçonner un noble et avouable regret. Une
salle entière a été consacrée à ces grands hommes de guerre du
siècle, dont il aurait voulu , dont il aurait pu être l'émule et le
successeur. Us sont tous là, quelque cause qu'ils aient servie et
à quelque pays qu'ils appartiennent, Condé, Turenne, Bernard de
Saxe-Weimar, Olivier Gromwell, Gustave-Adolphe, Spinola, Octave
Piccolomini, Waldstein, Till^, Mansfeld. Ces portraits n'ont pour la
plupart aucune valeur d'art, mais ils ont le mérite de présenter une
collection complète de tous les généraux célèbres de la première
moitié du xvii' siècle, et de nous montrer Bussy sous le jour qui
l'honore le plus. N'ayant pu réaliser son rêve, Bussy a voulu s'en-
tourer au moins des images de ceux qui, plus heureux que lui,
avaient eu Vastre^ pour employer son langage, car il faut avoir
l'astre en guerre comme en amour. Un regret de gloire où sa no-
blesse reprend son avantage, voilà Bussy dans ce qu'il a de meil-
leur; qu'il lui en soit tenu compte comme de la larme de la péri à
la porte du paradis.
La guerre et les femmes, tout Bussy est là, car les connaissances
et les goûts de lettré de cet homme dont l'esprit est parfois d'un
tour si fin et qui a la grossièreté si délicate ne vont pas bien loin :
ne confesse-t-il pas lui-même quelque part qu'il n'a jamais lu Ho-
race? Une autre galerie, exclusivement composée des portraits des
femmes les plus illustres du xvi« et du xvn* siècle, fait pendant
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IMPBESSIONS DB TOYAGE ET D'aRT. 177
à cette galerie militaire. Comme œs portraits, bien que meilleurs
pour la plupart que les précédens , sont cependant d'authenticité
peu prouvée , nous n'en^parlerions pas plus longuement, s'il ne
s'y rencontrait deux œuvres hors de pair, dignes de la plus cu-
rieuse attention. L'une est un portrait par Mignard de M*"* de La
Sablière, dont le souvenir reste cher à tous les lettrés pour avoir
été la providence de cet admirable baguenaudier de La Fontaine
qui, sans elle, aurait porté souvent des habits veufs de boutons et
des souliers privés de boucles. N'eût-elle pas ce titre pour mériter
notre attention, l'originalité piquante de son visage et la singula-
rité exceptionnelle de l'attitude que le peintre a choisie pour elle la
lui obtiendraient aisément. Debout, vêtue d'une robe de soie bleue
relevée d'or du coloris le plus heureux, les cheveux soulevés par
un vent léger, le corps gracieusement penché en avant, elle court
à travers les allées d'un parc, légère comme une des nymphes de
Diane. Il faut voir ce charmant portrait pour comprendre comment
il est possible de captiver sans vraie beauté; un attrait presque irré-
^stible s'échappe de chacun de ces traits, de ce visage arrondi sans
trop de perfection, de ce teint blanc sans beaucoup d'éclat, de ces
yeux fermes et assurés sans hauteur, de ces lèvres serrées sans dé-
dain agressif : le tout donne l'impression d'une personne tirée par
la nature d'un moule qui n'a servi qu'à elle seule, d'une rareté na-
turelle par conséquent, et faite pour comprendre et aimer ce qui
lui est semblable, c'est-à-dire les choses rares. Le second portrait
est celui de Mademoiselle, fille du régent, la future duchesse de
Berry, par Coypel. Elle est encore tout enfant, enveloppée de naï-
veté et d'ignorance comme une rose en bouton est enveloppée de sa
coque verte. Les yeux, qui s'ouvrent tout grands avec l'étonnement
de.radolescence, ont la limpidité des sources, la chair est fraîche
comme le matin avant que le soleil ait monté sur l'horizon. Ce por-
trait de Coypel surprend presque comme une révélation par son
expression virginale, tellement l'imagination s'est habituée à se créer
une vision différente. Un attendrissement de nature singulière s'em-
pare du spectateur en songeant avec quelle rapidité cette candeur
va disparaître. Cette limpidité de source, comme elle va prompte-
ment tarir dans ces yeux où le feu de la fièvre va la remplacer I
Cette fraîcheur virginale, comipe elle va se dessécher sous l'action
du soldl caniculaire de la passion, qui va monter pour elle deux fois
plus prompt, deux fois plus brûlant que pour les vulgaires mor-
tels! Comme il sera court, l'intervalle qui séparera cette enfance
pure que nous contemplons ici des emportemens sensuels de l'ago-
nie navrante dont Duclos dans ses Mémoires sur la régence nous
retrace le tableau! Et cependant si violens seront les orages qui
To«i a. — 1872. 12
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178 RTUE DES DBUX MORDBS.
bouteverseroort cette courte existence qu'il semble que des siècles
auront dû s*écouler entre ces deux périodes st voisines»
Nous avons donné aussi complète que possible la description des
choses exceptionneHement curieuses que renferme le château de
lassy : pour celles qui restent, quelques courtes mentions nous
suffiront. Nous n'avons pas i insister sur la partie de la décoration
de la première salle que Bussy a consacrée aux châteaux royaux de
France. Gomme toujours, Bussy a fait accompagner ces peintures de
devises auxquelles il a joint de petits symboles souvent cherchés fort
loin, et dont le sens n'est pas toujours aisé à saisir. On comprend
aisément que Ghambord soit représenté sous la forme d'un colima*
çon, et que sa devise soit in me involvo^ je me roule sur moinoiême,
définition ingénieuse de l'originalité de ce château, on comprend
qu'Anet soit représenté par la lune dans son plein, le nom de la lune
étant le même que celui de la belle Diane qui le posséda; mais qui
nous dira pourquoi Sceaux est représenté par un oignon avec cette
devise en mauvais italien : chi me mordera^ piangeray qui mts mor-
dra en pleurera? Il n'est pas non plus facile de comprendre que le
symbole des Invalides soit un oiseau perché sur un arii>re et en-
voyant avec son chant ses adieux à la lumière disparue : piango la
luce morta di mia viia. Est-ce encore une allusion aux regrets
que lui causait sa carrière militaire brisée? Gela est bien probable.
La chapelle offre plusieurs morceaux intéressai» psumi lesquels un
petit tablean sur bois représentant Y adoration des bergers ^ char-
mant de naïve bonne humeur bourguignonne. On dirait un Téniers
transcrit en style bourguignon, ou encore une traduction par la
peinture d'un des Noëls du Dijonnais La Monnaie. Les portraits des
deux premiers évoques de Dijon, tous deux appartenant à la famille
parlementaire des Bouhier, s'y trouvent aussi; mais ces portraits
sont fort postérieurs à Bussy, car ce n'est qu'au dernier siècle que
Dijon fut enfin détaché du diocèse de Langres et érigé en évècbé»
Enfin, quand nous aurons signalé un petit portrait de M** de Coli-
gny, la fille aînée de Bussy, que son aventure avec Larivière a resh-
due célèbre, un autre petit portrait du cardinal Sciarra Colonna,
fils de Marie Mancini, et une jolie page de Natoire représentant une
allégorie du printemps sous la forme d'une jeune fille portant des
fleurs dans son sein, notre tâche aura pris fin.
Telle est dans ses plus exacts détails la décoration de ce diàteau
de Bussy, qui constitue une des pages historiques les plus com-
plètes, les plus vivantes que le xvif» siècle nous ait laissées. Pro-
tégée par la bonne étoile de Bussy, — car Bussy, en dépit de sa
disgrâce, peut être dit favorisé du sort, puisqu'il a eu la chance de
s'acquérir une immense réputation avec une spirituelle bluette, —
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niPRESSIOÎïS DE TOTAGE ET D'aET. 179
elle a été épargnée par la sottise et la malice des hommes, et reste
aussi intacte qu'au premier jour. Les dangers d'altérations mala-
droites ou d'ignorantes mutilations ne sont pas à craindre à l'heure
présente pour cette page d'histoire : elle se trouve placée en des
mains soigneuses, celles du propriétaire actuel, M. le comte de
Sarcus, qui aime son château et en fait libéralement les honneurs
aux lettrés et aux artistes. Beaucoup de ces derniers se rappel-
leront sans doute que ce nom de Sarcus était porté dans ces der-
nières années par un modeste et aimable jeune homme qu'une
cruelle maladie avait privé de l'usage de ses jambes, et qui, pre-
oant sqn inCrmité avec la bonne humeur d'un homme bien né,
ûgnait galment du pseudonyme de Quillenbois de petites vignettes
dans le genre de Gham. H. de Sarcus est artiste lui-même à
ses heures t et c'est avec plaisir que nous avons rencontré dans
la chapelle une figure de saint Jean l'évangéliste de sa composi-
tion. Cependant qu'arriverait-il, si, par un accident de transfert de
propriété, ce château passait en des mains auxquelles on ne pour-
ndt avdr la même confiance? Ce n'est pas sans crainte que nous
prérojons une possibilité de destruction ou de mutilation pour
un document de cette importance, document de premier ordre et
indispensable à qmconqae vent pénétrer à fond le xvn* siècle. Aussi,
pour parer à ce péril, nous permettrons-nous d'indiquer deux pré-
cautions qu'on pourrait prendre dès à présent. Pourquoi ne crée-
raût-on pas une classe particulière de monumens- historiques dans
la prévision d'acddens pareils à celui que nous redoutons? Pour-
qwH n'y aurait-il pas une classe d'édifices et de demeures qui res-
teraient propriété privée, mais qui, en vertu de leur caractère
défini d'avance, seraient protégés par l'état contre les foKes ou les
bratalités de propriétaires futurs qui n'offriraient pas les garanties
nécessaires de savoir et de piété historique? Si cette classe mixte
de monumens historiques était créée, le château de Bussy-Rabutin
devndt y occnper une des premières places. La seconde mesure est
plos facile, et pourrait être prise dès maintenant par l'industrie
privée. Pourquoi la librairie de luxe ne nous donnerait- elle pas une
écEdon de Y Histoire amoureuse ornée de nombreuses gravures qui
présenteraient, en guise d'ilhistrations, les aspects du château de
Buny et de son joli parc incliné, et reproduiraient avec exactitude
les diverses décorations de l'intérieur?
Emile Moittégut.
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RIT A
SOUVENIR D'UN VOYAGE DANS L'ATLANTIQUE
Il y a longtemps déjà, le navire belge le Rubensy sur lequel je
me rendais aux Indes orientales en qualité de passager, se brisait
sur les récifs qui entourent l'ile de Boa-Vista. L'équipage, composé
de seize personnes, gagna difficilement la terre à Taide de deux
embarcations; il fut recueilli par un mulâtre qui remplissait dans
cette possession portugaise les fonctions de vice -consul anglais.
Notre désastre avait été complet. Boa-Vista n'offrait aucune res-
source ; le pays est pauvre, aride, désolé, et ravagé par des fièvres
pernicieuses. Je dus m' embarquer pour aller chercher des secours
à Porto-Praya de San~Yago, c'est le nom de la capitale du misé-
rable archipel du Gap- Vert. Je partis en compagnie de six noirs
originaires de la côte occidentale d'Afrique. Après huit jours d'une
périlleuse traversée, j'eus l'heureuse fortune d'arriver au terme
du voyage sans aucune des mésaventures qui pouvaient aisément
survenir pendant le cours d'une navigation faite à contre-mous-
son, avec un équipage de couleur, dans un canot non ponté, en
plein Océan-Âtlantique. Conduit le lendemain de mon arrivée à
San-Yago en présence d'un jeune homme à l'âme bonne et géné-
reuse, nommé Francisco Cardozzo de Mello, je devins aussitôt son
protégé. Quelques jours après, le brick portugais le Funchal fut
affrété par de Mello avec mission d'aller chercher mes compagnons
sur l'Ilot où je les avais laissés, et de nous transporter ensuite à
Lisbonne.
Au moment de quitter Boa-Vista, un jeune Suédois, appelé Chris-
tian, novice à bord du Rubensj ne se présenta pas. Cette dispari-
tion nous surprit, car il connaissait l'heure fixée pour le départ du
brick. Le vent étant très propice, le capitaine du Funchal mit à la
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UN SOCYENIR DE TOYAGE. 181
Tolle sans vouloir tenir compte de mes instances pour obtenir quel-
ques minutes de sursis. Je fus d'autant plus affligé de cette déser-
tion étrange que j'étais attaché à celui qui s'en rendait coupable.
Élevé dans un des meilleurs lycées de Bruxelles, parlant plusieurs
langaes, Christian était la seule personne du bord avec laquelle je
pnsse m'entretenir. Au moment où le Rubens sombra, j'javais reçu
de loi une marque d'amitié dont le souvenir ne pouvait s'effacer en
moi. J'avais espéré reconnaître ce service en allant me mettre à la
recherche d'un navire à San-Yago ; il m'aurait dû son retour en
Earope.
Depuis longtemps j'étais en France, et aucune nouvelle de Chris-
tian n'était parvenue soit à Stockholm, lieu de sa naissance, soit à
Anvers, résidence de sa famille. Il y a quelques semaines, je rece-
vais par la poste un pli portant le timbre de San-Vicente, nom d'une
des lies du Cap-Vert; c'est un port où font escale les bateaux à va-
peur qui vont au Brésil ou en reviennent. Ce pli renfermait les notes
qu'on va lire; elles sont de Christian.
I.
Boa*VisU, le 30 septembre 1871.
Vous souvient-il encore de moi? Avez-vous gardé la mémoire de
Taspirantde marine qui, du canot où capitaine et équipage s'étaient
réfugiés, vous appela quelques secondes avant la disparition de
notre beau Rubens dans les flots? Placé au gouvernai! du navire
par un commandant éperdu, on vous y aurait oublié, vous y auriez
péri infailliblement sans l'appel que je vous jetai dans cet instant
de trouble suprême. Aussi est-ce à vous le premier que je veux
dire le motif qui me fit rester seul de notre ancien équipage sur ce
roc désolé qu'on appelle l'île de Boa-Vista.
n y a beaucoup de folie amoureuse dans mon aventure; je n'é-
prouve pourtant à cette heure aucune honte à confesser que j'ai
cédé sans lutte aux entratnemens d'une ivresse morale. L'amour
que j'aî éprouvé devait être victorieux de tous les raisonnemens,
puisqu'il se déchaîna comme un ouragan sur un cœur de vingt ans.
^ous le savez, je n'étais qu'un adolescent lorsque je quittai l'Eu-
rope. Ha transformation fut rapide : à peine eus-je respiré le souffle
des chaudes régions où la perte du Rubens nous jetait, à peine, au
lieu des blanches et froides neiges de mon pays, mes pieds eurent
touché les dunes embrasées de Boa-Vista, que tout mon être devint
viril; mon âme s'ouvrit à la vie, au bonheur d'aimer, comme au
printemps la nature s'épanouit et répond sans réserve aux pre-
nùëres caresses du soleil.
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182 RSYUE DES DBUX MONDEJS.
Le soir où fut convenu pour le leudemain mfttin le départ du.
brick qui devait tous ensemble bous ramener en Europe, j'avais
déjà formé le projet insensé de vous laisser partir sans mou Xe fis,
dans cette veillée cruelle, des eiforts vraiment surhumains pour
donner à mon visage Texpression souriante que je voyais sur les
traits de tous ceux qui m'entouraient. Peu ezpansifs d'habitude, les
grossiers matelots flamands du Bubens semblaient être devenus
aussi saïvenskent gais que les hommes de couleur au milieu des-
quels nous vivions depuis le naufrage. Bien que rudement éprouvés
par des privations incessantes, l'horreur de leur situation avait dis-
paru comme par enchantement dès votre arrivée de San-Yago. Ne
leur aviez- vous pas amené Tembarcation qui devait les rendre à la
patrie et à leurs familles? Aussi quelle ivresse I quelle joie 1 quelles
étreintes I Habitués dès leur jeunesse aux durs travaux de la ma-
nœuvre, préférant aux faibles brises de la terre les âpres tourmentes
de la mer, ces infortunés regreJ^taient le ciel nébuleux des froids
pays du nord; ils abhorraient ce ciel éclatant du tropique qui les
énervait et mettait cruellement en lumière les taches et les bail*
Ions sordides de leurs vareuses rouges. Vous m'avez peut-être vu
embrasser avec effusion ceux qui à bord, depuis notre départ d'An-
vers, m'avaient montré pendant la navigation de l'intérêt et de la
douceur. J'espérais ainsi cacher mes inquiétudes. Je ne voulus pas
vous parler dans la crainte de vous laisser deviner mon trouble. A
minuit, quand je crus tout le monde endormi, je me levai sans
bruit du lit de sable où pêle-mêle nous couchions depuis un mois :
je vins, en retenant mon soufHe, auprès de la couchette où vous
dormiez; voyant une de vos mains entr' ouvertes, je la pressai dou-
cement. Je vous dis adieu i voix basse; puis, me précipitant hors
de l'habitation, je m'élançai comme un fou vers l'intérieur de File.
Je courus toute la nuit au milieu de dunes interminables sans
r^arder une seule fois derrière moi. Le ciel était magnifique, pldn
d'étoiles brillantes; pas un soufHe dans l'air, le silence des sables
solennel, mystérieux, comme il doit être au désert. A quatre heures
du matin, arrivé au sommet du cratère d'un volcan éteint, je m'ar-
rêtai. Si des matelots avaient été envoyés à ma poursuite, du lieu
élevé où je me plaçai, leur approche n'eût pu m' échapper. Bientôt
*fi le soleil se leva et éclaira en quelques secondes les blocs de lave au
milieu desquels je me trouvais : les dunes à couleur fauve déroulè-
rent devant moi leur affreuse nudité; au loin, la mer étincelait,
m'enfermant de tous côtés comme un anneau d'azur.
Pendant quatre heures, je ne cessai de regarder avec une impa-
tience fiévreuse dans la direction où je supposais que devait être
la rade de Boa-Vista. Soudain vers le nord-est, je distinguai un
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UN SOUTENIR DE VOYAGE. ItS
^tit point blanc mobile; coii»ae un gigantesque oiseau de mer, ce
point doublait un promontoire. Je reconnus votre Funchal à s»
voilure coquette et hardie. Par momens, le brick s'approchait de
terre, comme s'il eût voulu s'y briser; plusieurs fois il disparat
Umt à ùdt à mes yeux, perdu presque entièrement dans la blan-
cheur des falaises. Enfin, mettant le cap sur l'horizon, traversant,
avec une audace qui me semblait inouie les récifs sur lesquels le
Rubins avait sombré, le brick se déroba pour toujours à ma vue.
Gomment vous décrire l'émotion qui alors s'empara de moi? Je
me mis à envisager la situation que je venais de me faire; je la vis
affreuse. En Europe, ma disparition plongeait toute ma famille dans
la douleur et le deuil; à vingt ans, je me trouvais sans ressource
aucune, sur une lie aride de l'Atlantique, au milieu d'une popula*
tion composée en grande partie de noirs. J'y aimais une femme,
presqae une enfant, aussi différente de moi par la condition, la race
et la naissance que l'eau peut différer du feu.
C'est pendant que vous étiez à Porto -Praya de San-Yago en
quête (Tun navire que je vis pour la première fois celle qui devait
prendre sur moi un empire absolu. Vous rappelez-vous Juan da
Silva de las Montes y d'Oliveira, cet harpagon mulâtre, fantastique,
squelette vivant, qui, en qualité de vice-consul d'Angleterre, nous
recueilHt? H n'y avait pas à Boa-Vista de consul de Belgique, et da
Slva voulut bien agir comme s'il eût eu cette qualité. 11 se consti-
tna notre protecteur plutôt dans un esprit de spéculation que par
charité; il espérait trouver dans les épaves du Rubens^ que le flot
poussait journellement au rivage , un paiement usuraire des dé*
bourses qu'il allait faire en hébergeant tant bien que mal seize
naufragés. Placés par lui dans une maison abandonnée et ouverte
à tous les vents, n'ayant pour couche qu'un sable brûlant, nous y
recevions une nourriture insuffisante : du maïs grillé sur des
briques rougies au feu nous tenait lieu de pain, pas de viande,
jamais de vin; le poisson que nous allions pêcher nous-mêmes
sous un soleil de feu, à l'aide des filets empruntés, composait notre
principal aliment. La pauvreté de l'Ile était évidente, et nous avions
dû accepter toutes ces misères sans murmurer.
Dn jour pourtant, dans l'espoir d'obtenir quelques vêtemens qui
nous faisaient défaut, je fus délégué par mes compagnons d'infor-
tune auprès de da Silva. Je parle l'anglais; je me fis l'interprète de
leurs doléances en songeant plutôt à la détresse de mes amis qu'à
Ja nuenne. Vous n'avez pas sans doute oublié le personnage. Haut de
six pieds, la tète blanche, la figure olivâtre, le vice- consul da Silva
était d'une telle maigreur qu'elle le faisait ressembler à un roseam
dMséché. 11 avait soixante ans, disait-on^ je hii en eusse donné
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18& BEVDE DES DEUX MONDES.
quatre-vingts. Étendu sur un canapé en rotins de Chine, il écouta
ma demande en bâillant sans relâche, puis d'une voix dolente il
me dit qu'il lui serait difficile de faire pour nous plus qu'il n'avait
fait. — Je suis malade, murmura-t-il; ma femme vient de mourir,
— ici un long bâillement, — et de quarante personnes qui compo-
sent ma maison, une seule, uma criançny n'a pas été atteinte par
les fièvres qui frappent en ce moment toute la population de Boa-
Tista. — Pour me faire juger par moi-même de^l'impossibilité où
il était de nous venir en aide, il daigna se lever, et me dit de jeter
un coup d'oeil dans l'intérieur d'un réduit voisin de sa chambre,
réduit d'où pendant notre conversation j'avais entendu sortir des
plaintes. — Regardez 1 — ajouta-t-il d'un ton qui ne voulait pas de
réplique, en ouvrant la porte d'un vaste couloir.
Je restai comme pétrifié d'horreur au spectacle qui s'offrit à ma
vue. Sur des nattes en latanier, couvrant en désordre le parquet,
gisaient une dizaine de personnes hâves et livides; quatre ou cinq
petites créatures à peu près nues et d'une maigreur inouie sem-
blaient expirantes. Tous ces malades paraissaient succomber aux
fièvres paludéennes qui chaque année sévissent dans ces parages
à dater du mois de juin jusqu'à la fin de décembre. Une table, un
crucifix fixé à la muraille, et sur ce crucifix une palme desséchée,
composaient tout l'ameublement. Au milieu du couloir, une belle
jeune fille était debout. La santé rayonnait sur son visage, de longs
cheveux noirs et abondans tombaient en désordre sur ses bras et
ses épaules nus; ses grands yeux pleins d'une douceur infinie in-
terrogeaient à tout instant les malades auxquels la fièvre arrachait
des gémissemens. Dès qu'elle remarqua qu'il y avait un étranger
avec da Silva, elle jeta sur ses épaules une longue mantille en co-
tonnade bleue; se voilant ensuite la figure selon la coutume mo-
deste des filles du pays, je la vis rester inunobile, absorbée dans le
navrant tableau qui était devant nous. — Me croirez-vous? Admet-
tez-vous qu'une passion puisse entrer comme un glaive dans un
cœur? Moi, j'en ai fait l'expérience, et mon histoire vous le prou-
vera, — Malgré la rapidité qu'elle avait mise à s'envelopper de sa
mantille, j'avais parfaitement aperçu son visage. Dès cet instant, je
ne vis plus qu'elle. Ravi, troublé, ému, je n'entendis plus un mot
de ce que le vice-consul marmottait à mon oreille pour justifier son
avarice. Je sortis du consulat, cherchant déjà dans ma tète un pré-
texte plausible à un prompt retour dans cette maison.
Les matelots, pour combattre l'ennui et l'oisiveté qui les tuaient,
avaient imaginé de donner précisément ce jour-là un bal aux filles
noires de l'Ile. La réunion s'était tenue sous un hangar abandonné,
ouvert à tous les vents. Rien de plus simple que cette fête : pour
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UN SOUVENIB* DE VOYAGE. 18&
sièges, des planches élevées du sol à l'aide de pierres d'une égale
hauteur, pour orchestre deux noirs frappant à tour de bras sur une
grosse caisse ou raclant du bout de leurs ongles trois cordes ingé-
nieusement tendues sur une noix de coco coupée en deux, la lune
éclairait, — pour rafralchissemens, de petits morceaux de canne à
sucre servis dans une calebasse desséchée. Goût baroque I presque
toutes les danseuses, pieds nus, au visage couleur d'ébëne, mais
aux traits réguliers, portaient des robes blanches à falbalas. Rien
cependant n'est ridicule dans leur costume journalier, composé in-
variablement d'une longue jupe bleue et d'un canezou très large
sur lequel elles jettent une mantille en cotonnade» Malgré leur ac-
coutrement, les hommes du Rubens les trouvèrent belles à ravir; il
faut croire que l'admiration était réciproque, car les' danses durè-
rent tard dans la nuit. Dans un groupe silencieux de vieilles femmes
accroupies bouches béantes autour des danseurs, j'avais reconnu
tout à coup une négresse attachée au consulat. Je lui avais fait
signe de sortir de l'atmosphère trop échauffée de la danse, et, une
fois en plein air, je m'étais empressé de lui demander le nom de
celle dont l'image ne me quittait plus. — Rita, me dit-elle. — Je
sus encore que, née à Porto-Praya de San-Yago, elle n'était ni la
fille de da Silva ni son alliée.
Le lendemain , je la vis sortir de la misérable hutte couverte de
palmes sèches qui tient ici lieu de temple. Ses traits ont toute la
noble régularité des visages européens; elle est grande, svelte, et
sa lente démarche m'a rappelé celle des femmes de la Judée. La
pâle couleur de sa peau jette dans mon esprit un grand trouble.
Quelle est l'origine, la race de cette femme? Ses bras, son col, ses
fines épaules, ont les reflets du bronze florentin. Il y a de l'or dans
sa chair. La Sulamite du Cantique des cantiques devait avoir cette
étrange beauté; comme celle que Salomon appelait la plus belle
d'entre les femmes, elle eût pu dire : « Je suis brune, mais de
bonne gr&ce... Ne prenez pas garde à moi de ce que je suis brune,
parce que le soleil m'a regardée. »
A tout instant, vous pouviez entrer en rade avec le bâtiment qui
devût nous rapatrier; bien décidé à vous laisser mettre à la voile
sans moi, si j'apprenais que je pouvais épouser Rita, je retournai
chez le vice*consul da Silva dès le lendemain de ma première visite.
En ma qualité d^ blanc, — qualité dont jusqu'à ce moment je n'avais
pas soupçonné le privilège, — le mulâtre n'osa pas me faire un
trop mauvais accueil ; il me reçut avec son indifférence habituelle,
sans attacher aucune importance à cet empressement, sans se dou-
ter du motif qui m'amenait chez lui. Je n'avais qu'un but cepen-
^t, loi parler de celle que j'aimais, entendre parler d'elle, con-
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i86
BBTUS DES DCUX MOIIDES.
fesser mon amour dès qn'il s'offirirait une occasion propice. J'étais
étonné que le vice-consul, en me regardant avec quelque atteniioD,
ne lût pas dans mes yeux, ne vit pas dans ma contenance embar-
rassée tout ce qui se passait en moi, et ne vint pas de lui-même
au-devant des explications que je brûlais d'obtenir de lui. Heu-
reusement le hasard servit mes désirs. Importuné par la demande
de quelques secours pour un de nos matelots malades, da Silva rae
dit avec une grossière brusquerie de m'adresser désormais pour cm
sortes de requêtes à Rita, que cette fille seule connaissait les res-
sources de sa maison, qu'il lui avait donné ses pleins pouvoirs de-
puis qu'il était malade, et qu'il agréait d'avance tout ce qui serait
convenu entre nous. — Rita, lui dis-je avec quelque étonnement^
est bien cette jeune fille que j'ai vue hier veillant sur vos malades?
— Précisément.
— Je comprends mal le portugais; il est à craindre qu'elle ne
puisse pas elle-même comprendre ce que je lui demanderai, si,
comme à vous, je lui parle anglais.
— Soyez tranquille. Des relations d'affaires avec ks Américains
qui viennent à Boa-Vista tous les ans chercher des sels et des peaux
de chèvres ont rendu cette langue familière à toutes les personnes
de rtle. La nature, qui nous a faits noirs, a racheté sen injustice en
nous accordant le don des langues.
— Et le français, monsieur le vice-consul, quelqu'un le parle- 1-41
dans nie?
— Personne; il n'y pas même de vice-consul de France à Boa-
Vista.
Une idée que je croyais très heureuse traversa mon cerveau.
— Vous plairait-il de l'apprendre de moi?
— Apprendre le français à un vieux gorille? Vous n'y songez
pa9. Vous pourriez partir demain, — ce que je vous souhaite, —
et il est bien inutile de se casser la tête pour un travail qu'on ne
peut pas finir... à moins, s'écria -t-il avec un rire lugubre qui se-
couait les os de sa mâchoire comme des castagnettes, que vous ne
vouliez vous fixer dans Tarchipel du Cap- Vert comme maître d'é-
cole. Vous seriez sûr de n'y avoir aucun concurrent,... et par rao-
mens, quand la mort fauche cette lie, pas un élève 1
— Pourquoi pas? — rëpliquai-je sans me laisser rebuter par
ses sinistres plaisanteries, en songeant sérieusement qu'il m'iiodi-
quait ainsi pour l'avenir une ressource contre rabaadon et la
misère.
Le vice-consul ne daigna plus me répondre; il alluma un cigare
de Bahia, tout en me regardant en dessous et peut-être avec quel-
que admiration; cependant était-ce bien de l'admifation, et ne pen-
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UN SOUTENIR DB TOYAttS. 187
aBh-il pas plutôt qu'il av»t un foa devant lui? Ce qoi me parat
éfîdenU d'est qu'il n'encourageait pas men idée. C'eût été d'ail-
leurs un crime. Je pouvais échapper & l'épidémie de la saison,
OMÛs dans iuiit mois, après le retour des pluies, les fièvres revien-
draient avec leur affireux cortège de soufiranoes. Pour un homme
habitué à l'air tempéré de l'Europe, le danger devait être plus grand
qaepour ceux qui, nés id, se sont accoutumés à vivre dans l'attente
d'oBB mort prématurée. Comment comprendre que ces lies mal-
saînes ne soient pas désertes? Quel lien invincible a.ttache donc
ses habitans à cette terre sans arbres, sans (leurs, à ce sol où le so-
leil fait germer la mort, lorsque partout ailleurs ce même soleil
donne la vie, la verdure, les prairies, la forêt aux ambres impéné-
trables? Et quelle existence ne devait pas être la mienne désor-
mais, si je persistais dans ma résolution 1 Séparé de l'Europe pen-
dant de longs jours, je ne pouvais e^rex avoir des nouvelles des
miens et de ma patrie que lorsqu'un bâtiment américain viendrait
cberdier les produits misérabies de l'Ile, ou encore lorsqu'un capi-
taine inexpérimenté, par une nuit obscure, jetterait son navire sur
les récifs qui perdirent le Rubens. — A quoi diable songez-vous?
groffimela le vieux consul. Allez donc trouver Rita, et ne vous faites
pas doDBer toute la maison par elle.
le m'éloignai sans être troublé ni par la brosqume de da Silva^
ni par les pensées sinistres qui venaient de traverser mon esprit;
je n'ensse pas aimé, si mon cœur en eût été ébranlé. Je ne songeais
qu'à fadorable vision que j'avais eue la veille, je ne voulais vivre
que pour me faire aimer de Rita; je n'avais qu'un but, lier sa des-
tîjiée à la mienne. Je la trouvai sous la vérandah d'une vaste cour.
Tontes les habitations riches de cet archipel sont construites à la
moresque, c'est-à-dire ayant au centre du logis un large espace
quadiangulaire formé par les murailles de l'habitation et entouré
d'une galerie en bois, qui s'élève ordinairement à la hauteur d'un
premier étage. Les portes des chambres à coucher, du salon, de la
salle à manger, s'ouvrent toutes sur ce balcon, où les maîtres du
logis circulent continuellement; les femmes y travaillent le jour, y
prennent le frais le soir, et les enfans, étendus entièrement nus sur
des nattes, y jouent pendant de longues heures. La domesticité, les
slaves, — il y en a encore, je ne le sus que trop, dans les posses-
^OBs portugaises, — vivent pêle-mêle au rez-de-chaussée avec les
chevaux, les chiens et les smimaux domestiques. Quant aux habi-
tations pauvres des indigènes, elles n'ont qu'un rez-de-chaussée
eitérieureamt blanchi à la chaux; l'intérieur est des plus misé-
rables. Les familles qui y vivent sont composées de noirs, an-
^ens eadarves affranchis. La température étant continuellement
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188 REYUE DES DEUX MONDES.
élevée, ils donnent sur le sol foulé» enveloppés dans une couver-
ture en coton fabriquée sur la côte d'Afrique. Parfois dans une de ces
demeures l'œil étonné découvre un piano, un meuble élégant, des
défroques d'Europe, des vins excellens et de tous les pays : ce sont
des épaves que la mer a rejetées sur les côtes de ces lies, triste*
ment fertiles en naufrages. Si les diamans y brillent aux doigts de
presque toutes les négresses, c'est qu'elles les ont enlevés, en les
mutilant sans scrupule, aux mains crispées des noyées. Sans la
pèche, fort abondante d'ailleurs, sans les épaves, il n'y aurait peut-
être pas un habitant à Boa-Vista.
Lorsque j'aperçus Rita, elle distribuait à des chèvres avides quel-
ques feuilles fraîches de maïs; accroupie aux pieds de la jeune fille*
se trouvait la négresse que j'avais interrogée la veille. Dès que
celle-ci me vit, elle s'élança vers moi, et, s'emparant de mes mains,
y posa ses grosses lèvres selon la coutume humble des esclaves. Je
devins cramoisi autant des étranges marques de soumission que je
recevais d'une pauvre femme que de l'ennui de me voir reconnu.
— Où as-tu fait connaissance avec cet étranger, Nora? lui demanda
sa maîtresse.
Je n'entendis pas la réponse, qui fut dite à voix basse; mais la
négresse parlait avec volubilité, roulant à tout instant ses grands
yeux de mon côté, et j'eus la certitude que tout ce qui avait été
échangé en paroles entre elle et moi était fidèlement rapporté.
Rita me considéra longuement; il y avait un étonnement craintif
dans son regard, presque une question. J'étais tout interdit. Lors-
qu'elle me demanda ce que je cherchais, je fus quelques secondes
sans pouvoir répondre. — Da Silva, lui dîs-je enfin, m'a fait es-
pérer que vous consentirez à être pour nous tous , pauvres naufra-
gés, mais surtout pour un de nos matelots qui vient d'être atteint
par les fièvres, ce que vous êtes pour les malades de cette maison,
une sœur de charité.
— De tout mon cœur, reprit-elle simplement.
Elle se leva aussitôt, et me conduisit, suivie de Nora, dans une
petite chambre où elle gardait et préparait sans doute les médica-
mens. Elle y prit ce qui convenait au matelot souffrant; nous par-
courûmes ensuite la maison, afin d'y découvrir des objets très utiles
à des Européens naufragés, mais sans valeur pour un habitant de
Roa-Vista. — Le vice-consul, me dit tout à coup la jeune fille, vous
a-t-il autorisé à me demander tout cela?
— Oui. Le vice-consul approuve tout ce que vous ferez; seule-
ment, connaissant votre générosité, il m'a chargé de vous recom-
mander de ne pas dévaliser toute sa maison pour nous.
Elle sourit avec une légère ironie, puis d'une voix douce : —
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UN SOUTENIR DE TOTAGE. 189
Gomme vous avez l'air très bon, dit-elle, je vais vous faire la meil-
leure part dans le peu que j'ai à donner.
—Je ne veux rien pour moi, encore moins voudrais-je d'une pré-
férence. Je ne me plains pas, et je ne demande rien«.. Je me trompe,
Rita, voulez- vous m'autoriser à être témoin du bien que vous faites
ici? Accordez-moi cette faveur, et je vous affirme que jamais dé-
Dûment, misère, ennuis, n'auront été pour moi plus légers à sup-
porter.
— A quoi bon me revoir? fit-elle confuse, naïvement étonnée,
ne paraissant pas comprendre le prix que j'attachais à ma demande.
Cela ne changera pas la farine de manioc et le maïs que vous avez
à manger en pain blanc, l'eau saumâtre de nos citernes en eau de
source limpide. •• Pourtant, si la vue des misères de cette maison
vous fait trouver moins pénible votre situation de naufragé, venez.
J'ai quelques bons livres anglais et portugais; les voulez-vous?
\otre séjour dans l'Ile ne peut être bien long; mais, quelle qu'en
soit la durée, si j'ai pu vous aider à supporter un instant les hor-
reurs de cette résidence, je serai heureuse et contente.
Je me précipitai, sans réflexion, en les baisant comme un fou, sur
les petites mains de l'adorable créature, qui, tout en parlant, levait
ses yeux humides vers le ciel comme pour me dire d'y chercher un
secours supérieur à ceux qu'elle pouvait m'oifrir. Je sentis mes
larmes jaillir à flot, et prêt à s'échapper de mes lèvres un aveu
brûlant. Je me contins pourtant, car il me paraissait insensé que
Bita put at>ire à la spontanéité de ma passion. Après avoir par-
couru le logis, reçu les livres et les objets destinés à mes compa-
gnons, je voulus encore une fois lui dire que je l'aimais : ma voix
expira sur mes lèvres; par le regard que la jeune femme lança sur
moi en me quittant brusquement, je compris qu'elle avait con-
sdeoce des sentimens qu'elle m'inspirait. Ce regard était glacé,
d'une froideur tellement calculée, que je sortis de chez da Silva
pleurant comme un enfant.
Le lendemain même de cette visite et jusqu'au jour de votre ar-
rivée, je revins à la maison du consul avec la tenace et audacieuse
persistance des homnoes de mon âge. Gomme je ne pouvais m'y pré-
senter que dans l'après-midi, je m'asseyais, en attendant l'heure
désirée, sur le sable au. bord de la mer. J'avais soin de me placer
sur un point élevé de la côte d'où mes yeux pussent sans peine dé-
couvrir la demeure de ma bien-aimée. Si un instant je perdais de
^e sa maison, c'était pour contempler le mouvement des vagues
déferlant à mes pieds : j'entendais sortir du frémissement des flots,
lorsqu'ils touchaient la grève, conmie un écho confus des plaintes,
des sanglots, des colères, dont mon cœur était plein. N'avais-je
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190
RBTUB DES DEUX MONDES.
pas, hélas I sujet d'être malheureux? Depuis le moment où Rita
devina que je Taimais, son regard ne s'était plus adouci. Genifois
j'avais voulu lui demander l'explication de son indifférence, cent
fois elle s'y était dérobée. J'allais sans doute me décider à tout dire
à da Silva, avec l'espérance de gagner son appui ou son approba-
tion, lorsque je vis les voiles blanches du Funchal arrivant av^c
vous de San-Yago.
Dès que j'appris que vous veniez pour nous ramener en Europe,
je courus chez le consul. 11 me fallait savoir» sans perdre une mi-
nute, si rien ne s'opposait à ce que Bita devint ma femme. Si je
pouvais l'espérer, je vous laissais mettre à la voile sans moi, saiKS
rien communiquer à personne de mes projets; dans le cas contraire,
il fallait monter tout de suite à b(H*d et ensevelir mon amour dans
l'oubli.
. Dès que Rita entendit le bruit de mes pas sur les planches so-
nores de la Yérandah, je la vis accourir à ma rencontre. A ma grande
surprise et avec peine, je remarquai que son beau visage avait re-
pris l'expression de douceur ineffable qui m'avait si fortement sub-
jugué lorsque je le vis pour la première fois. — Je sais la bonne
nouvelle, me dit-elle, et je viens de remerder la Vierge de ce qu'eUe
a fait pour vous. Dès demain, vous serez en route pour r£urope.
Je demeurai interdit. — Vous croyez donc que je suis heureux
de partir? m'écriai-je.
— Gomment ne le seriez-vouspas? On dit des choses merveil-
leuses éà votre pays. Toutes les femmes, m'assure-t-on, y sont
blanches et libres. Qu'on doit être heureux d'habiter de telles con-
trées ! Gomment peut-on les quitter? Néanmoins ne dites pas chez
vous trop de mal de nos îles; — quoique pauvres, elles sont hos-
pitalières. Si les hasards de votre vie de marin vous ramènent un
jour dans notre archipel, venez nous voir. Da Silva, j'en suis per-
suadée, vous pressera de nouveau la main avec plaisir.
— Peu m'importe da Silva I Vous, Rita, aurez-vous qudque joie
à mon retour?
— Oui, beaucoup,... je puis vous le dire à présent que vous par-
tez;... mais, j'y songe, reprit-elle avec tristesse, si vous restez de
trop longues années sans revenir, peut-être ne me retrouverez*vous
plus. Les fièvres ne m'épargneront pas toujours. Dans ce cas, pro-
mettez-moi de faire un pèlerinage là-bas, vers les dunes blanches,
au cimetière, où je reposerai.
— Ghassez cette idée, Rita; vous vivrez pour moi, comme je veux
vivre pour vous. Je ne pars pas : je vous aime; ne le savez-voas
pas? Vous serez ma fanme, si vous y consente. Demain même., après
le départ de mes compagnons, je demande votre main à da Silva.
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UM SOUTENIR DE TOTAU. 191
— Hctt, votre fesune? fit la jeune fille avec un geste d'épouvante,
c'est impossible!
— Impoaâii^, gcaBd Dieu I Pourquoi?
— Ne aavee-vous pas qui je suis?.. Partez, au nom du cîell ne
m'interroges pAS; je ne pub ôtre à vous I
J'étais atterré; j'allais continuer lorsqu'elle éclata en sanglots, et
malgré mes efforts pour la retenir elle s'échappa de mes bras, me
laissant comme foudroyé. Je ne sais combien de temps je fusse resté
soos le coup de mon égarement sans une voix triste et dolente qui
munnnra en portugais à côté de moi : — Que faz ahi^ o senhor?
(que faites-vous là, monsieur?)
C'était la vieille négresse Nora, que j'avais toujours vue auprès
de Rita. J'écrivis à la bâte quelques mots au crayon sur un papier,
et je la priai de les porter à sa maltresse. — mia, no arnuy.. me
dit-elle. (Rita, pas maitresse.) — Je la regardai avec fureur ; elle
n'eût pas été femme, je l'eusse fripée. — Ob I reprit-elle d'un air
triste, comme fàcbée d'avoir été mal comprise, eu sou humilde
aiada{\à suie sa servsJite dévouée )« fiita empêcher toujours moi
d'être battue.
— Porte-loi donc cecU si tu l'aimes; mais ne remets oe papier
qu'à elle seule... Jure-le I
Nora se signa et jura ce que je voulus. Je disais : u Rita, je ne
partirai point. Je reste pour vous mériter, pour vaincre les obstacles
qoi s'opposeraient à ce que j'ose espérer. Au nom du ciel, gardez le
secret de cette résolution jusqu'à demain. u Ghriszun. m
Je Tirns ai dit qu'après la lente dij^)arition du Funchal derrière
Thorism j'avais envisagé avec effroi toute l'étendue de la situation
sans issue où volontairement je Ai'étais placé. Le \x:kk parti, je
défais sans retard aller trouver da Silva; mais comment l'aborder?
que hd dire pour expliquer mon étrange séjour à Boa-Vista? Bien
qn'en parlant de l'attachement d'un blanc pour une fille de cou-
kor, n'allais-je pas lui fournir un motif de raillerie? Si je lui di-
sais que la personne aimée était Rita, que je la voulais prendre
pour femme, n'était-ce pas faire éclater une inimitié terrible? Je
venais ravir à un vieillard avare son trésor, l'âme de sa maison,
l'u^ge gardien de ses malades, la femme qui devait remplacer près
des Qiphelins la mère récemment perdue. Il ne fallait pas oublier
un seul instant qu'en sa qualité de vice-consul, da Silva avait le
droit de me tenir enfermé jusqu'au passage d'un navire; cet homme
n'avait qu'un seul mot à dire au commandant d'un bâtiment de
gaene anglais, pour que dès mon arrivée en Europe je fusse remis
cooune déserteur à l'un des représentans de la nation sous le pa-
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192 RETCE DES DEUX MONDES.
villon de laquelle je venais de naviguer. Je devais donc agir avec
la plus grande circonspection. Voici, après bien des hésitations» ce
que j'avais arrêté : ne pas laisser soupçonner à da Silva la passion
que je ressentais, me faire passer pour un garçon enthousiaste de
la vie d'aventures, capter par un dévouaient absolu la confiance de
celui qui disposait de Rita, de manière à lui faire employer mon
activité à étendre ses relations d'affaires avec l'Amérique, lui deve-
nir tellement indispensable qu'il n'osât rien me refuser.
Dès que le vice*consul me vit arriver chez lui, il se leva de sa
chaise comme mû par un ressort; en vrai Portugais créole, il m'ac-
cueillit par des apostrophes précipitées à l'adresse de tous les saints
et saintes du paradis catholique. — Jésus ^ santa Maria ^ Joséî
s'écria-t-il en ne cessant de me regarder tout effaré, que vois-je?
— Puis, devenant tout à coup païen en changeant de langage, il
s'écriait en anglais : — Par Jupiter, est-ce réellement vous, maître
Christian? — Nora se confondait en signes de croix incessans; Rita
n'osait me regarder. Il me parut, en considérant attentivement la
jeune fille, qu'elle avait pleuré; à la vue de ses beaux yeux encore
humides, mon aplomb tomba. Je sentis devant cette tristesse inat-
tendue fondre mes projets et mes résolutions comme la neige fond
au soleil.
Quand da Silva eût retrouvé son flegme habituel, il me demanda
ironiquement si j'avais pris au sérieux mon projet d'enseigner le
français à des négrillons. Il aimait mieux croire pour mon jugement
que j'étais mal avec mon ancien capitaine, et que, craignant de
mauvais traitemens, je l'avais laissé partir sans moi. En agissant
sdnsi, je n'étais pas strictement dans mon droit; néanmoins je pou-
vais me croire libéré vis-à-vis d'un commandant qui avait brisé sot-
tement son navire sur des écueils. Me trouvant un air embarrassé :
— Si vous vous plaisez, par un miracle de Dieu, à Boa-Vista, me
dit-il, sur ce grain de sel toujours léché par la mer, ce n'est pas
moi qui vous laisserai mourir de faim. Vous me parlerez souvent de
votre Europe et m'apprendrez à la connaître. Rita, voilà une bonne
occasion pour toi d'apprendre le français à peu de frais; quant à
moi, je suis trop vieux pour cela. Cherche dans la maison un bâton
où puisse percher ce bel oiseau blanc pris en cage de Boa-Vista : il
logera ici, s'il n'a pas peur des fièvres; il mangera le riz de ma
table, s'il ne croit pas déroger en s'attablant avec un mulâtre, —
mais un mulâtre libre et vice-consul de sa majesté britannique à
Boa-Vista, senhor Christian !
Je comprenais bien que l'orgueil de l'homme de couleur se plai-
sait à l'idée de secourir un blanc. L'amour-propre triomphait de
l'avarice. Je ne m'en inclinai pas moins reconnaissant et doublement
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UN SOUVENIR DE VOYAGE. 193
respectueux devant Tolivâtre représentant de la reine d'Angleterre.
Gq l'écoutant parler ainsi, je sentis revenir mon courage un instant
évanoui, et ce fut avec une joie réelle que je répondis à da Silva que
je n'avais point quitté l'ex-capitaine du Rubens par crainte d'être
maltraité, vu que je n'étais pas homme à souffrir un outrage. Si
j'avais décidé de laisser partir sans moi mes compagnons, c'était
tout simplement parce qu'il ne me plaisait pas de retourner en Eu-
rope, où ma famille, effrayée par mon naufrage, ne m'eût pas per-
mis, selon toute probabilité, de reprendre la mer. — Lorsque je me
suis embarqué à Anvers, ajoutai-je, j'étais pauvre comme je le suis
aujourd'hui, et à la charge de vieux parens; en les quittant, j'a-
vais juré de ne les revoir qu'après avoir fait fortune à l'étranger,
dans les colonies. Le hasard m'a jeté ici, j'y reste. Je suis sur la
route d'Amérique, à moitié chemin des États-Unis, d'un libre et
admirable pays où l'on atteint neuf fois sur dix le but que je
poursuis, quand on a, comme moi, la jeunesse, la volonté et le cou-
rage. En attendant qu'une occasion de partir se présente, — j'espé-
rais bien tout bas qu'elle ne se présenterait pas de sitôt, — dispo-
sez de ma personne comme vous l'entendrez, monsieur le consul ;
mais donnez-moi tout de suite une occupation.
Aussitôt da Silva s'écria que la Providence ou le diable me pro-
tégeait. II m'apprit que son voisin, vice-consul d'Amérique, at-
tendait chaque jour de Lisbonne un grand navire, le Camoëns. Dès
son arrivée à Boa-Vista, ce bâtiment serait vendu. Comme les for-
malités de vente demandent beaucoup d'écritures, il espérait me
faire travailler chez son collègue, l'engager à m'allouer une jolie
somme en dollars pour prix de mon travail, enfin m'obtenir un
passage gratuit pour le Nouveau-Monde, si décidément je ne vou-
lais pas rester dans son lie.
J'avoue que je trouvai tout cela trop providentiel. Que répondre?
Avant le départ de ce maudit navire, pensai-je, je serai peut-être
devenu indispensable à da Silva. Cela me paraissait aisé avec un
bomme aussi nonchalant et maladif. — En attendant l'arrivée du
Camoënsy voulez-vous, lui dis-je avec chaleur, que je me mette en
campagne dans l'intérieur de Boa-Vista et des lies environnantes
pour acheter en votre nom des sels et des peaux de chèvres?
Il allait, en vérité, accepter ma proposition, lorsque Rita, qui
jusqu'à ce moment nous avait écoutés, s'approcha du vice-consul
et loi parla en portugais avec animation. Je ne comprenais pas as-
sez bien cette langue pour savoir exactement ce que la jeune fille
pouvait dire, mais il#fut évident pour moi qu'elle le dissuadait
d'accepter mes offres. Comme il hésitait et selon son habitude ne
répondait pas, je vis Rita insister avec une force nouvelle. Je finis
TOME a. — 1872. 13
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lOA RETUE DES DBDX MONDES.
par comprendre qu'elle disait à da Silva qu'en prenant à son ser-
vice un garçon comme moi il s'exposait à ce que dans peu de
temps je lui fisse d'amers reproches. Je n'étais point parti avec
mes compagnons du Bubem pour l'Europe, finit-elle par lui dire;
qui pourrait lui garantir qu'au départ du Camoëns je consentiraiis à
m'en aller?
Cette question fut sans doute pour da Silva un trait de lumière,
et l'air soudainement consterné de Rita me prouva qu'elle en com-
prenait, mais trop tard, l'imprudence. Jetant aussit&t les yeux sur
moi, le vice-consul vit mon regard attaché avec une telle expres-
sion suppliante sur ceux de la jeune fille que le soupçon qui tra-
versait son esprit devint une certitude. Je me sentis démasqué, et
j'avoue que j'en eus du contentement, car le rôle hypocrite que
j'avais voulu jouer ne convenait pas du tout i mon caractère.
— Pardonnez-moi, monsieur le consul, de n'avoir pas eu vis-
à-vis de vous plus de franchise. J'aime Rita, et c'est rattachement
que j'ai pour elle qui m'a fait déserter.
Da Silva devint blême et menaçant; se dressant devant moi, il
allait me frapper lorsque Rita l'arrêta d'un geste suppliant, et se
plaça entre lui et moi. — Traitez ce pauvre jeune homme avec in-
dulgence, en enfant, senhor da Silva ! Dites-lui la distance qui me
sépare d'un Européen; les sentimens généreux de la jeunesse la
lui ont cachée ou fait oublier. Qu'il comprenne qu'en vous parlant
comme je l'ai fait je suis plus dévouée à son bonheur que si j'eusse
gardé le silence.
La colère et la fureur du vice-consul, au lieu de s^apaiser de-
vant l'intervention de Rita, parurent s'accroître : de blême, sa
figure devint verte; ses grands yeux noirs, roulant dans des orbites
démesurément creusés par les fièvres, semblaient vouloir me fou-
droyer; étendant vers moi ses doigts décharnés comme ceux d'un
squelette, il m'eût déchiré, s'il n'eût craint de ne pas sortir victo-
rieux d'une lutte avec moi. — Nora, cria-t-il avec fureur, cours
chercher la force armée, afin qu'elle s'empare de ce voleur de
fille, et le jette en prison... Brute que j'étais! comment, e» te
voyant si belle et si douce, n'ai-je pas deviné la raison des vi-
sites journalières de ce drôle? Et moi qui allais comme un imbécile
enfermer l'hyène avec la chèvre ! Il est heureux qu'il n'ait pas eu
une galère à lui, ce Christian, peut-être t'aurait -il enlevée et con-
duite en Europe, comme autrefois les forbans espagnols enlevaient
les nègres et les négresses pour en faire des esclaves dans leurs co-
lonies. Rita, tu es un bijou précieux,... il le savait bien, puisqu'il
voulait te voler. Combien j'ai eu raison de niettre en toi toute ma
confiance! D'ailleurs, si tu eusses été assez folle pour aimer cet
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UN SOUTSmR DE YOYAGf . 105
homme en lait caillé, je n'aurais pas été longtemps sans m'en aper-
cevoir. Ton séducteur eût pourri dans un cachot, le ealabozo aux
esclayes, et toi, avec des fers aux pieds et aux mains, conduite à la
côte d'Afrique, je t'aurais fait vendre à un noir de mon choix, à
quelqu'un qui m'eût vengé de ton hypocrisie. Pourquoi pleumi-
ches-lu7 Aimerais- tu cet amoureux goudronné? Non, puisque tu
viens de le confondre et m'engages à le faire partir. C'est ma co-
lère qui t'épouvante? Tranquillise-toi. Dès que cet homme sera
hors de ma vue, ma fureur tombera; mais qu'il parte, ou je le tue 1
Le navire que j'attends prendra tout de suite à son bord maître
Chriitian, et je ne garderai plus 'que pour en rire le souvenir de
cette sotte histoire. Si tu veux te marier, donzella^ il faut que tu
attendes la mort de ton vieux maitre, car je ne t'échangerais que
contre la couronne d'Angleterre; demande à ce va-nu-pieds s'il l'a
dans sa poche. La femme que je viens de perdre t'aimait comme sa
fille; eût-elle voulu plus que moi te voir quitter la maison? Non, ne
le pense pas. Mon deuil fini, les petites créatures délivrées de leurs
fièvres, les beaux jours revenus, nous verrons ensemble s'il ne
sera pas possible de t' offrir un sort plus doux que celui de devenir
la femme d'un matelot.
En entendant ces dernières paroles, Rita regarda le consul comme
pour deviner sa pensée; il y avait de la terreur et de l'étonnement
dans les grands yeux interrogateurs de la jeune fille; da Silva ne
parut ou ne voulut pas s'en apercevoir. Il s'approcha de son es-
clave, l'embrassa au front, tout en me regardant d'un air railleur.
Si je n'avais vu sur les traits de Rita une répulsion bien marquée,
un effroi manifeste, je ne puis cire à quel acte de folie désespérée
je me fusse livré.
A ce moment, la vieille négresse entra toute tremblante, suivie
de deux noirs armés de sabres rouilles. Ces malheureux nègres,
minés par la fièvre, avaient dû sortir de leur lit pour me saisir.
Cétût la « force armée » ridiculement demandée par da Silva,
tont ce que Nora avait trouvé d'hommes valides parmi les quinze
douaniers qui composent la garnison habituelle de Boa-Vista. Je
demandai en haussant les épaules si c''étaii avec ces moricauds en-
fiévrés qu'on avait la prétention de me faire SErrèler. — Renvoyez,
di»-]e à da Sîlva, ces malheureux, que je jetterais par terre d'un
reven de ma main, s'ils osaient me toucher. Faites^mol indiquer la
rnaistm du vice-consul américain, afin que j'aille me placer sous sa
protection ; s'il me la refuse, je vivrai bien de pêche jusqu'à l'arri-
vée du Camoëns. Je puis souffrir les privations, mais jamais la vio-
te&ce. le ne suis en somme ni Belge, ni Anglais, ni Portugais, je
^uis Suédois, et je ne vous reconnais absolument aucun droit sur
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196 RETUE DES DEUX MONDES.
ma personne. — Me tournant alors du côté de Rîta, je lui dis que
mon cœur était mortellement attristé d'avoir vu à ce point mon
amour incompris et dédaigné. — La dureté de la déclaration que
vous venez de faire à da Silva, ajoutai-je avec une colère sourde,
éteint à jamais cet amour. Soyez donc la maîtresse ou la femme de
cet homme, il est digne de vous!
A peine cette insolente apostrophe échappée de mes lèvre?, je vis
Rita chanceler et pâlir; je m'élançai vers elle pour la soutenir, car
je crus qu'elle allait tomber; pourtant son visage s'éclaira bientôt,
ses yeux brillèrent d'un vif éclat. — Mais cet homme ne sait donc
pas ce que je suis? Regardez ! s'écria- t-elle en s' adressant h moi
avec douleur, et, relevant la manche de sa robe avec un geste na-
vrant, elle posa un doigt sur les veine» de son bras nu.
— Je ne comprends pas, balbutiai-je en regardant ce bras gra-
cieux tout étincelant de cette belle teinte dorée qui déjà m'avait si
vivement frappé.
— Eh bien 1 je ne puis être à vous, parce qu'il y a du sang noir
dans ces veines, et que dans les vôtres il y a du sang rouge, du
sang libre; comprenez-vous? C'est impossible parce que je suis la
fille d'une esclave de San-Yago, et que je suis esclave aussi. J'ap-
partiens à ce vieillard, qui ne me rendra la liberté qu'à sa mort ou
contre de l'or, que vous n'avez pas...
— Vous à cet homme !
— Ma mère, séduite par un blanc, a donné le jour à une enfant
esclave, et cette esclave, c'est moi. Puis-je, n'étant pas libre, vous
laisser croire un seul moment que je vous aime ou que je vous
aimerai? Non, la mort mille fois plutôt que renouveler un tel
crime!
— Pardonnez- moi, lui dis-je éperdu en me jetant à ses pieds, de
n'avoir pas compris dès le premier moment votre rigueur. Je vous
aime plus que jamais, Rita, et plus que jamais je vous demande à
genoux de m'aimer. Espérez !.. Je connais désormais ma tâche, je
ne faillirai pas au devoir de vous donner la liberté. Vous pourrez,
continuai-je en me redressant et en parlant à da Sylva, vous pour-
rez me forcer à partir, me faire enlever, si vous l'osez, par les
hommes du Camoëns; mais je reviendrai à Boa-Yista dès que j'au-
rai de quoi y vivre dans l'indépendance, et assez riche pour vous
arracher cçtte enfant. Jusqu'au jour où je lui annoncerai qu'elle est
libre, respectez-la, monsieur. N'oubliez pas une seule minute que
vous me répondez d'elle sur votre vie.
Je partis de chez le vice-consul. Sans la prostration dans laquelle
il était tombé à la suite de cette scène violente, je suis sûr que je ne
serais pas sorti vivant de ses mains.
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UN SOUVENIR DE TOYAGE. 107
II.
Le Camoëns resta seulement huît jours en rade , et partît sans
moi. Conduit chez le vice -consul d'Amérique, d'Oliveîra, j'eus la
bonne fortune de lui convenir. Détestant et méprisant da Silva, —
moins il y a de résidens dans une île, moins il y a naturellement
d'accord entre eux, — il me promît son appui et sa protection à la
s«ule condition de lui servir de secrétaire lorsque, chose rare, il
aurait un navire de passage à expédier, à condamner ou à vendre,
le crois que, l'ayant fort innocemment assisté dans l'acte de vente
du Cûmoënsy — acte que j'ai su depuis avoir été illégalement dressé,
— il avait eu tout intérêt à ne pas me laisser partir sur ce navire.
Exilé de la mère-patrie pour une cause que je ne connais pas, mon
protecteur a su obtenir des États-Unis d'Amérique un exequatur
qui le met à Boa-Yista non- seulement au-dessus des lois du Por-
tugal, mais au-dessus de celles du monde entier. Depuis dix ans, il
a quitté Lisbonne, m'a-t-il dit un jour, et il ne songe plus à y re-
venir. Le pourrait -il? Ce n'est pas mon affaire. Sa fortune est con-
sidérable ; il prend plaisir à me montrer avec une vanité comique
un coffre-fort dont Tîntérieur est éblouissant de piastres blanches
et d'onces d'or mexicaines. Comment a-t-il pu acquérir tout ce
trésor, étant arrivé ici gueux et sans un reis? Je l'ai ignoré long-
temps; depuis qu'il a quitté furtivement l'archipel du Cap-Vert, il
y a quelques années, j'ai su que le vice -consul d'Oliveira s'était en-
richi par une série d'opérations en apparence très légales, mais qui
n'étaient en réalité que des actes de baraterie admirablement orga-
nisés.
Vous me demanderez peut-être comment, sans bourse délier,
avec la presque certitude d'échapper aux galères, le résident d'une
colonie lointaine, agissant en qualité de vice-consul, peut acquérir
une fortune considérable. Rien n'est plus facile lorsque l'habile
homme qui se livre à ces opérations a en Europe des complices in-
telligens. Ces derniers commencent par acheter en Angleterre une
vieille carcasse de navire : elles y abondent. A coups de rabot, avec
des applications intelligentes de couleur et de goudron, on remet
cette coque à neuf, de manière à cacher « des ans l'irréparable
outrage » aux yeux curieux d'un courtier d'assurances maritimes.
Conduit d'Angleterre dans un port du continent européen, le vieux
oavire retapé s'assure alors, comme s'il était neuf, pour une valeur
de deux cent mille à trois cent mille francs, c'est-à-dire pour une
somme qui représente quatre ou cinq fois le prix de l'achat. Cette
fonnalité remplie, on met à bord un capitaine intelligent qui prend
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196 R£TU£ DBS MUX MONDES.
au plus vite le large. A peine à la hauteur des lies du Cap- Vert, —
je nomme ces ties-là au hasard, comme je nommerais les tles Caro-
lines, les lies Canaries ou les Sandwich, — il arrive tout à coup comme
à souhait que le navire fait eau. Pour ne pas sombrer, on fait force
de voiles vers la plus proche relâche, supposons toujours Boa-
Vista. Le vice-consul, prévenu d'avance et qui attendait à coup sûr
le navire en détresse, constate en bonne forme que ce dernier ne
peut plus naviguer. On le condamne^ on le vend, et sur les actes
régulièrement dressés de vente et de condamnation les assurances
maritimes en Europe sont forcées de payer la valeur du bâtiment
assuré, deux cent mille ou trois cent mille francs, moins le produit
de la veDt3 à Boa- Vista, produit toujours dérisoire lorsque, comme
dans beaucoup d'Iles pauvres, il ne peut y avoir d'acquéreurs sé-
rieux. Ce n'est pas tout. On rebouche les complaisantes voies d'eau,
et on L3 conduit tant bien que mal dans un port d'Amérique, où le
vieux navire est vendu une dernière fois.
D*01iveira, dont alors je ne soupçonnais pas, comme vous devez
bien croire, le commerce ténébreux, me donna une jolie chambre
dans sa maison. Vous ne sauriez vous imaginer quelle jouissance
infinie j'éprouvai, après en avoir été si longtemps privé, à m'y voir
installé comme chez moi, ayant sous la main une table chargée de
livres, du papier, des plunies, a^ec un lit garni de beaux draps
blancs. Une des fenétrea de ma chambre donnait sur l'Océan; j'avais,
avec l'aspect de la pleine mer, la vue d'une partie des brisans for-
midables qui rendent les abords de l'Ile excessivement périlleux.
Ces écueilfls qui commencent près du livage, s'avancent jusqu'à la
distance de quatre ou cinq milles marins vers le large. Lorsque les
vents soufflent sur eux en tempête, les flots viennent s'y heurter
avec une violence terrible. Des colonnes d'eau, des arceaux liquides,
s'élèvmt alors dans les airs à perte de vue, se brisant pour retom-
ber en pluie diamantée. C'est vraiment un spectacle admirable,
surtout lorsque le soleil, soit qu'il monte à l'horizon, soit qu'il se
oouche dans la mer, frappe les eaux mouvantes obliquement de ses
layoftSk A mes heunes perdues, — elles étaient nombreuses, *— j'^
tudiais leportugab. Le aoir, je jouais sur la vérasdah avec les e&-
âme; d'Olhfeira en avait cinq, tous fort jolis, mais pâles, étiolés,
sans vigueur. Lem* père venait de ae marier en troisi^es noces* Je
B'eiagère lâea ; ici les femmes qui; ont eur trois ou. quatre maris
ne sont pis rares. L'Affection dea époux se ressrat beaucoup de ces
uaîcnis farusquemeifit rompues et na^dement nouées. La mert^ tou-
jomrs pn)Bip^;â frapper dans, ce pays malsain, n'ins$>ire paa non
plus la jcraioteet liborseur au même degré qu'en Biirope* Si la doub-
leur causée par iai peste de l'être aimé y est pendant quelques joues
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I
UN SOLTEMB DE VOYAGE* 19»
plus vive que dans nos contrées, l'inapression est bien moins du-
rable. Pourquoi pleurer aujourd'hui ceux qui s'en vont, lorsque
deoiaiD, si vous les aimez, la mort vous joint à eux?
M<» d'Oliveira était une nonchalante créole d*une douceur pres-
que exagérée. Entraîné vers elle par une sympathie bien naturelle,
je dus lui confesser le secret de mon séjour àfioa-Vista; sans cette
coofession, comment expliquer ma présence dans Tlle? Elle ne vit
qu'ooe folie dans l'attachement profond que j'avais pour Rita. Mal-
gré son bon cœur, l'amour du prochain s'arrôte en elle, comme
dans le cœur de toutes les femmes créoles, aux personnes de sa
condition et de sa race. Pour elle, Marianna d'Oliveira, Rita ne
pouvait pas être digue d'inspirer un dévoûment et un sacrifice
comme ceux que je m'imposais. Lui parlais-je avec passion de
la charité, de la délicatesse, de l'élévation des sentimens de celle
qui était mon idole, elle n'osait pas me répondre, car elle voyait
que je disais vrai, et ne voulait pas en convenir. — Le père de l'in-
fortonée Rita était Européen comme votre époux, lui disais-je
exaspéré; pourquoi mettre la fille d'un Européen et d'une femme
Doire sur la même ligne qu'une Africaine barbare du Dahomey? —
Rien n'eut raison de dona Marianna, ni la bonté vraiment excep-
tionnelle de son caractère, ni les idées chrétiennes qu'elle avait la
prétention de mettre en pratique. Après tout, comment s'étonner
de ces préjugés, aussi vieux que les colonies? N'est-ce paâ exclu-
siyement dans les possessions catholiques que l'esclavage existe
encore?
On joar,.aprës avoir lu jusqu'à minuit, j'allais m'endormir lorsque
j'entendis un bruit de pas légers sous ma fenêtre, et tout aussitôt la
chute d'un caillou sur le psu^quet de ma chambre. La chaleur se
faisant déjà sentir à Boa-Yista, j'avais laissé ouverte la fenêtre qui
donne sur la plage. Je me levai et je ramassai une pierre autour de
laqueUe un papier était attaché au moyen d'une fine tresse de che-
veux noirs. J*y lus ceci : a Monsieur Christian, un grand danger
TOUS menace. Quittez Boa-Vista dès qu'une occasion de partir se
présentera. Rita vous aime. Au nom du ciel, fuyez en Amérique ou
dans une Ue voisine. Si, à la mort de da Silva, vos sentimens pour
l'eniant esclave sont toigours ce qu'ils sont aujourd'hui, Rita sera
i vous. Partez, le consul veut vous tuer. Songez que, dans un pays
où il n'y a ni loi ni justice, un étranger a tout ai craindre. »
Abandonner Boa-Viata au moment même où j'apprenais, que
j'étais aimé^ c'était demander l'impossible. Qui donc eût protégé
celle que j'aimaist contre ca da Silva^ qui, pouvait la forcer à se don-
ner à loi comme maîtresse ou comme fenune? Je fis serment qu«^
s'il n'y avait pas de justice légale aux lies du Cap-Yert, J'en ferais
une, mais «ommaice, eomme elle se pratique en Amérique.
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200 BETUE DES DEUX MONDES.
Avec l'arrivée de là belle saison et dès qu'il n'y a plus de pluies,
les fièvres cessent ici comme par enchantement. Je vis tout à coup
dans nie une animation que j'étais loin de soupçonner. Un grand
nombre de malades sortaient de leurs demeures guéris, avides de
jouir du grand air et du soleil. Une partie de la population s'occu-
pait de pêche, quelques hommes traçaient et creusaient des salines,
d'autres allaient semer des maïs dans les rares vallées où il y a de
la terre végétale. A deux kilomètres de Boa-Vista, dans l'ancienne
propriété d'un médecin, j'aperçus des cocotiers superbes, des oran-
gers, des cotonniers et de la belle canne à sucre. La vue tout à fait
inattendue de cette végétation tropicale fut pour moi toute une ré-
vélation. Ce rocher, que je croyais partout inculte, pouvait donc
produire de la verdure et des fruits ! On m'affirmait pourtant de
tous côtés que ce beau résultat n'était pas aisé à obtenir, que dans
nie de Mayo, la plus voisine de Boa-\ista, il n'y avait qu'un seul
arbre, un tamarin gigantesque. M™" d'Oliveira m'a raconté que,
s'étant trouvée un jour de fête à Mayo, elle avait vu la petite colo-
nie portugaise que le sort a jetée là se promener sérieusement en
rond sous l'ombrage de l'arbre immense, mais unique. Elle y avait vu
les nonchalantes créoles portugaises, des négresses en robes blan-
ches à falbalas, des hommes en habit de ville, les fonctionnaires en
brillant uniforme, jouir de cette promenade aussi satisfaits que s'ils
se fussent trouvés au bois de Boulogne ou dans Hyde-Park.
Comme d'Oliveira avait deux chevaux magnifiques qu'il ne mon-
tait jamais, il m'avait autorisé, dès le premier jour, à les faire
sortir à ma guise. J'aimais ces nobles bétes, jumens arabes pleines
d'ardeur, toujours avides de courir dans les dunes de la plage ou
de galoper sur les crêtes escarpées des hauteurs. Je profitais lar-
gement de leurs solides jarrets pour faire des excursions dans les
montagnes abruptes de l'ile. Comme je voulais connaître exactement
tout l'intérieur, j'avais eu soin de prévenir d'Oliveira de ne pas
trop s'étonner si quelquefois il m'arrivait de faire des absences pro-
longées. Lorsqu'un terrain que je croyais propre à la culture s'of-
frait à moi, je cherchais de l'eau courante dans le voisinage, et,
s'il se trouvait loin des marais, je ne l'abandonnais qu'après y
avoir semé des graines intertropicales ou du midi de l'Europe.
Dans une excursion au nord de l'île, à l'opposé de Boa-Vista, à
un kilomètre au plus de la mer, je découvris une vallée sauvage,
étroite, véritable val d'enfer creusé au milieu d'énormes blocs de
lave. Au centre même de la déchirure rocheuse courait un filet d'eau
limpide et glacé. Lorsque j'y vins la première fois, un martin-pé-
cheur au plumage de saphir passa en sifflant sur ma tète. Un autre
jour, j'y fis lever tout un vol de pintades sauvages. C'est le seul en-
droit de l'Ile où j'aie vu des oiseaux, et ce fut pour moi un indice
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UN SODVEiSIR DE VOYAGE. 201
certain de grande salubrité. Je passai quelques délicieuses journées
dans ce lieu pittoresque, solitaire, abrité du vent. Sur un espace de
quelques mètres, j'enlevai sans beaucoup de fatigue les pierres po-
reuses qui couvraient la terre végétale. J'ai planté quelques bou-
tures de manioc, de cannes à sucre, et semé également des graines
de cotonnier. A Tendi-oit où je me proposais de creuser la terre
pour recevoir l'eau de la source et en faire un réservoir, je mis des
semences de grands cocotiers en me disant que, si le ciel et le soleil
leur donnaient vie, j'aurais là une oasis délicieuse. Je me promet-
tais de revenir au bout d'un mois voir mes premiers essais de plan-
tation, et, s'ils avaient quelque chance de réussite, d'y faire travail-
ler activement. J'espérais bien trouver dans l'Ile des gens oisifs, des
nègres vagabonds, qui pour quelques poignées de farine de manioc
f ulvériseraîent les blocs de lave dont la grosseur gênerait trop mes
cultures. Je me figurais, non sans raison, que toutes ces vallées
rocheuses, formées à la suite de gigantesques convulsions terres-
tres, pourraient être cultivées. Ce sont les hommes qui manquent;
lorsqu'on apprend que, sur les deux cent quinze lieues carrées qui
forment l'archipel du Gap-Yert, il n'y a que dix mille habitans, on
çsi moins surpris de l'aridité et de la désolation que l'on voit ici.
Il faudrait ouvrir jusqu'à la mer de nombreux conduits pour l'écou-
lement des eaux stagnantes, et alors ce triste pays serait bientôt
meneilleusemsnt transformé. Je faisais toutes ces réflexions, je
m'abandonnais à tous ces rêves, soutenu par l'espérance obstinée
de rendre mon existence possible et d'y associer celle de Rita.
Cn soir du mois de mars, j'étais sorti vers les six heures, seul, à
pied, avec l'intention de faire une promenade au bord de l'Océan.
Je m'étais proposé, si la chaleur me le permettait, d'aller voir un
lever de lune sur la mer, du haut d'une falaise distante de Boa-
Vista de deux kilomètres environ. A sept heures, la nuit tomba
brusquement, comme elle tombe sous les tropiques. Un léger brouil-
lard augmenta bientôt l'intensité de l'ombre, déjà fort grande. Je
n'eus plus pour me guider que l'éclat phosphorescent des vagues
qui s'étalaient, avec un bruit doux et régulier, en festons mouvans
sous mes pieds. Tout en cheminant, je pensais à ma chère Rita :
depuis un mois, je n'avais plus eu l'occasion de la voir; elle restait
invisible à tous les yeux, même à ceux de M"* d'Oliveîra, qui m'a-
vait promis de lui parler en mon nom. Un instant, je m'interrogeai
avec inquiétude, me demandant si mon amour pour elle avait fai-
bli. Mon cœur répondit qu'il adorait toujours l'être beau et parfait
qui le premier avait précipité ses battemens et lui avait révélé l'a-
mour. Au souvenir des premières émotions éprouvées, je tombais
dans une sorte d'ivresse dont je ne m'arrachais que pour m'y jeter
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20S REYOE DES DEUX MONDES.
avec une volupté plus vive. Tout à coup j'en vins à m'accuser de
lâcheté et à me dire que ce n'était pas en me berçant seulement de
rêves que j'arriverais à mon bat. Qae faire pourtant? D'Olîveira et
sa jeune femme m'aideraient assurément dans mes projets d'éta-
blissement et de culture : ils m'avanceraient sans crainte la somme
nécessaire à Tachât du terrain que j'aurais choisi; mais comment
espérer d'attirer Rita jusqu'à moi, si je restais àBoa-Vista? Une
grosse somme d'argent pouvait seule désintéresser da Silva et
lui fuire céder son esclave; je n'avais que quelques dollars, à
peine de quoi vivre pendant quelques jours. En songeant à mon
dénûment, je frappais du pied avec fureur le sable du rivage.
Courant comme un foj, tantôt je me la:s:ais couvrir par l'écume
des flots qui déferlaient à mes pieds, tantôt je m'égarais dans la so-
litude sombre des dunes; puis, revenant à moi, je me dirigeais,
brisé par la douleur, harassé de fatigue, vers le point culminant
que je m'étais proposé d'atteindre.
J'y arrivai enfin. Quittant la rive, je me mis à monter lentement
la falaise, du haut de laquelle je ne devais pas tarder à distinguer,
dans la direction de l'est, la lueur blanche et vaporeuse de l'astre
naissant, lime sembla que quelques rochers, en S3 détachant sous
mes pieds et en roulant avec fracas dans la mer, réveillaient sur
une faliise voisine les chèvres d'un troupeau que j'avais souvent
rencontré dans ces parages. Plusieurs fois j'avais parlé au gardien
de ces chèvres, un vieil esclave de da Silva, pauvre noir qui vivait
toujours là, brûlé le jour par le soleil, glacé la nuit par le brouil-
lard. Je me mis à le héler pour lui faire, selon ma coutume, l'au-
mône d'un peu de tabac à fumer. Rien ne répondit; je fus surpris
de ne pas entendre la voix rauque et brisée de l'infortuné chevrier.
— II dort probablement, me dis-je, — et, tout entier au spectacle
du grandiose lever de lune, je n'y songeai bientôt plus.
Il y avait à peine cinq minutes que la msr et les falaises s'étaient
lentement éclairées aux doux rayons de l'astre qui sortait des flots,
lorsqu'à cinquante pas de moi un éclair brilla dans la nuit, une dé-
tonation épouvantable se fit entendre, et je sentis au même instant,
à mon bras gauche, une vive douleur. J'étais blessé; un nuage passa
devant mes yeux. Comment ne suis-je pas tombé? Je l'ignore. Ce
que je sais, c'est qu'en quelques bonds descendant la falaise où j'é-
tais je courus vers la hauteur voisine, à l'endroit même où j'avais
vu briller l'éclair. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire,
je m'y trouvai au milieu d'un troupeau de chèvres affolées, dont les
ombres mouvantes tranchaient en masses noires srur le sable que la
lane argentait. Une de ces ombres mi parut plus opaque et plus
a'iongéû que toutes celles qui m'entouraient; je reconnus le che-
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UN «OUI^HliR DE TOTACT. 208
vrier à sa nudité presque complète. J'allais me précipiter sur lui
pour l'étrangler, lorsque derrière moi j'entendis un jurement hor-
rible et une respiration haletante. C'était da Silva, et en vérité sa
présence ne me surprit pas. Je vis que le misérable, tenant levée
sur moi comme une massue la crosse de son fusil, allait la laisser
retomber pour me briser le crâne. Je pus éviter le coup : alors,
aveuglé plus encore par la colère que par la douleur, je pris mon
gigantesque ennemi à bras le corps. Le soulevant de terre comme
une plame et le maintenant sur ma hanche droite avec mon bras
valide, je tourbillonnai deux fois sur moi-même; enfin, dans un ef-
fort suprême, je le lançai dans l'abîme à dix pas de moi. Il y eut un
grand silence, puis un cri lamentable. Tallais courir vers le gouffre
et peut-être dans mon trouble y suivre mon ennemi, lorsque, épuisé
par tant d'émotions, je me sentis défaillir. Je tombai dans les bras de
quelqu'un qui doucement cherchait depuis un instant à me retenir.
Avant de fermer les yeux, je vis le vieux chevrier, qui, affectueuse-
ment penché sur moi, me regardait. Le pauvre esclave n'avait pas
osé m'avertir du danger, mais il me plaignait et me secourait de son
mieux.
Quinz3 jours après cet événement, je me souviens qu'il faisait
presque nuit lorsque j'entendis à l'entrée de ma chambre comme
un frôlement de robes, un doux chuchotement, des pas légers.
J'ouvris les yeux, alanguis par là fièvre que me causait la bles-
sure de l'arme à feu. Je vis Rita, qui, guidée par M"* d'Oliveira,
s'avançait toute tremblante vers mon lit. Les deux femmes mirent
un doigt sur leur bouche et me firent signe de ne pas m* agiter.
Sur un geste amical de M*"" d'Oliveira, Rita s'inclina lentement vers
moi, posa ses lèvres sur mon front ; puis, voilant son beau visage
sous sa mantille bleue, elle me dit tout bas : — Guérissez-vous,
Christian, et je serai votre femme devant Dieu; da Silva est
mort.
Je vous envoie ce récit, que j'ai pu écrire chez moi, dans ma
plantation, avec ma chère femme à mes côtés épluchant le produit
dj mes cotonniers, et mes jeunes enfans, plus blancs que beaucoup
d'Européens, jouant à l'ombre de nos cocotiers presque aussi jeunes
<Tn'eQi. Grâce au travail, nous avons pu conjurer la misère, braver
la mort, nous préserver des fièvres paludéennes en assainissant
oolre solitude;. noua avons réalisé le rêve hardi que l!amour m!avait
EnaoND Pladghut.
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L'ILE
DE MADAGASCAR
LES TENTATIVES DE COLONISATION. — LA NATUEB DU PATB.
UN RÉGENT VOYAGE SCIENTIFIQUE.
TROISIÈME PARTIE (I).
I.
On a pu s'en convaincre, — jusqu'au moment où s'arrête notre
récit, l'île de Madagascar n'a été visitée par les Européens que sur
le littoral et dans une portion très circonscrite de l'intérieur, l'An-
kova et la contrée adjacente ; les recherches et les observations
scientifiques n'ont été poursuivies que sur des espaces assez res-
treints. Les Français qui vinrent au xvii* siècle s'établir sur la
îîrande-Terre connurent principalement la partie méridionale; dans
le siècle présent, on ne s'est presque plus occupé de la région du
•sud. Les investigateurs en général, botanistes et zoologistes, ont
borné leure courses au pays qui s'étend d*Andouvourante à l'entrée
de la baie d'Antongil et à Tlle Sainte-Marie; plusieurs ont exploré
la côte du nord-est : les rivages de la baie de Vohémar, du port
Leven, de la baie de Diego-Suarez; quelques-uns, surtout depuis
notre occupation de Nossi-Bé, ont parcouru la côte du nord-ouest :
le littoral des baies de Passandava, de Mazamba, de Bombétok, et
V€rs le sud les environs de la baie de Saint-Âugustiu. Les études
sérieus3S ont été rares dans la partie centrale, dans cette province
d'Imerina dont on parle si souvent depuis que les Européens fré-
quentent Tananarive. Il reste donc beaucoup à faire pour les natu-
(1) Vjyez la Revue du l*' JaiUet et da !•' août.
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l'Ile de hadagascae. 205
ralistes ; néanmoins les récoltes de plantes et d'animaux ont été
assez importantes pour donner une idée déjà satisfaisante de la
flore et de la faune de la grande lie africaine. Infiniment moins
avancées sont les connaissances relatives à la constitution du sol;
c'est à peine si dans ces dernières années de véritables géologues
ont commencé l'examen de quelques points des côtes de Mada-
gascar. Des voyageurs avaient parlé d'une manière générale des
signes d'anciennes actions volcaniques, indiqué le caractère de cer-
taines roches et la nature de diverses couches superficielles, signalé
en maints endroits l'existence du minerai de fer, énuméré des
richesses minérales, — toute précision scientifique faisait absolu-
ment défaut (1).
L'espoir de rencontrer de la houille ou des gîtes métallifères de-
vait déterminer l'entreprise d'explorations un peu méthodiques. On
affinnait, sans en apporter grande preuve, la présence du char-
bon à Nossi-Bé et à la côte occidentale de Madagascar. En 1853,
d'après les ordres du commandant de notre petite colonie, on tenta
une première recherche. Des puits furent creusés à Nossi-Bé, une
galerie fut pratiquée sur le littoral de la Grande-Terre, à Bava-
toobé; dans cette dernière localité, on put extraire d'une argile
schisteuse un combustible mal défini (2). Vers la même époque, la
topographie et la constitution géologique de Nossi-Bé devinrent
pour le docteur Herlandle sujet d'un ensemble d'observations (3);
il importait en effet de connaître l'île définitivement acquise à la
France. Dossi-Bé, d'une étendue de 22 kilomètres de long et de
15 kilomètres dans la plus grande largeur, se trouve comme escor-
tée par les Ilots Nossi-Faly et Nossi-Coumba, devant la baie de Pas-
sandava, entre 13« 11' et 13*» 25' de latitude sud, et 45*» 58' et 46^ 7'
de longitude orientale. Trois groupes de montagnes s'élèvent sur
cette petite terre : l'un, au centre de l'Ile, présente un sommet dé-
passant 500 mètres de hauteur; près du point culminant, on compte
sept lacs qui occupent des cratères d'effondrement, — les princi-
paux cours d'eau descendent des montagnes centrales. Le groupe
du nord est une chaîne dirigée nord-sud, taillée à pic du côté de
l'ouest, ayant une large coupure qui livre passage à la rivière Dja-
marango. Le troisième groupe, le morne Loucoubé, situé au sud,
est on pic granitique haut de 600 mètres, profondément raviné
(1) Od citait tealeinent quelques remarques du célèbre géologue anglais Buckland,
suggérées par des échantillons de roches recueillis au port Louquez. — Notic$ on thê
(feologicat structure ofa part of ihe itland Madagascar^ — Transactions of the gedO'
gical Society, London, t. V, p. 478.
(2) Annales des Mines, 5« série, t. VI, p. 570; 1854.
(3) Essai sur la géologie de Nossi-Bé, par le docteur J.-F. Herland, chirurgien de
la marine. — Amudes des Mines, 5* série, t. VIII, 1856.
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N^'H*^— »^
206 RErt£ 0£S 1>£UX MONDES.
et couvert d'une ricke végétation. Au sommet, où l'osi a plaaié le
mât des signaux, la vigie découvre Nossi-Bé tout entière, ain8i que
les lies voisines. La petite terre est arrosée paa* des ruisseaux et
trois belles rivières; la plus importante, le Djabala, après avoir tra-
versé une plaine fertile et un marais rempli de palétuviers, se jette
dans la mer à peu de distance d'Helville, la capitale de la colonie
française. Sur toute la partie centrale de Nossi-Bé, les traces de Tac-
tion d'anciens volcans frappent les yeux; vers la côte orientale, on
suit une coulée basaltique fort épaisse, cachée sur une grande étea-
due par un dépôt de tiîf et de matières sablonneuses. Loucoubé est
une masse de granit revêtue d'une coucbe de terre végétale; au pied
et sur les flancs de la montagne, d'immenses blocs forment des ca-
vernes profondes; on en voit qui servent de lit à des ruisseaux lim-
pides. Dans les ravins et Les anfractuosités, une argile jaime ou
rougeâtre s'est déposée; on emploie maintenant cette matière à la
fabrication de briques excellentes pour les constructions. Une zone
de schiste bleuâtre plus ou moins bien stratiiié entoure le massif, et
dans plusieurs localités le schiste, se détachant par lames minces,
parait devoir fournir de très bonnes ardoises. Au nord de Tile, on ob-
serve une formation particulière, des couches de grès d'une épais-
seur considérable superposées aux roches granitiques. Comme des
cendres ou d'autres débris volcaniques les recouvrent en certains
endroits, on juge que le soulèvement de cette portion de Tile est
d'une époque plus ancienne que celui du centre.
Une circonstance particulière a été l'origine de quelques études
sur le sol de la Grande-Terre. L'envoyé dj France au couronne-
ment du roi Radama II, M. le capitaine dj vaisseau Jules Dupré,
avait reçu la mission de conclure un traité de commerce et d* ami-
tié avec le nouveau roi. Par cet acte, signé â Tananarive le 12 sep-
tembre 1862, ratifié à Paris le 11 avril 1863, toute sécurité était
garantie aux Français qui s'établiraient à Madagascar; le droit de
propriété était reconnu, la juridiction consulaire admise. Le même
jour, en présence des principaux chefs malgaches et .des mis-
sions de France et d'Angleterre, le souverain signait une cJbarte
accordée à M. Lambert dès l'année précédente; Radama donnait à
son ancien ami pouvoh: exclusif de fonder une compagnie pMr l'ex-
ploitation des mines de Madagascar et pour la mise en culture de
toutes les parties inoccupées du pays, avec le droit d'ouvrir des
routes, des canaux, et d'établir des chantiers de construction. Ja-
loux d'assurer le succès de l'entreprise, désirant faciliter les opé-
rations de la compagnie, le roi expédia sans retard des ordres à
différons chefs de la côte, afin d'éviter les difficultés au sujet de la
prise de possession des terrains. L'empereur Mapoléon III donna
son adhésion au projet. Par un décret en date du 2 mai 1863,
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JL'ILB de MADAGASCAR. 207
la (kmpagttie de Madagascar de trouva autorisée i M. le baron
Paul de Bichemont en devint le gouverneur; la charte accordée à
X. Lambert fut transmise à la compagnie. Sans perdre de temps,
la DouTelle société réunit un personnel assez nombreux, iug^
nieurs, médecins, agriculteurs, agens commerciaux, quelle char-
gea d'aller faire une étude des ressources des côtes du nord de
llle et de l'intérieur du pays; M. Dupré, chef de la mission, fut
tûYesti de tous les pouvoirs du gouverneur et du couseiL Gomme
la saison avançait, on se hâta de partir. En arrivant à Maurice le
30 juin, le commandant apprit l'assassinat du roi, et dès le lende-
main on l'informait à Bourbon que des letties de M. Laborde, notre
€ODsal à Tananarive, annonçaient de la part des Ovas, qu'excitaient
les pasteurs méthodistes, les plus mauvaises dispositions, et de la
part du gouvernement la volonté d'annuler le traité. Lorsque M. Du-
pré S3 trouva le i"^' août devant Tamatave, il reçut du cabinet de Ta-
nanarive l'invitation de monter à la capitale, afin de s'entendre sur
les termes d'un nouveau traité. Cette ouverture n'ayant pas été ac-
cueillie, quelques semaines après, un ministre de la reine Rasob&-
rioase présentait à bord du navire portant le pavillon du chef de
l'expédition, et communiquait un contre- projet qui fut aussitôt
repoussé avec énergie; il n'était plus question ni d'aucune garan-
tie, ni du droit de propriété pour les Français. L'annulation du
traité de Radama II et le rétablissement des douanes furent Tocca-
sionde bruyantes réjouissances à Tamatave. Le commandant Du-
pré, lié par les ordres du ministère, dut rester témoin impassible
de rinsolence des Ovas. Tout était iini pour la compagnie de Ma^
dagascar; des membres de la mission qui s'étaient flattés d'accom-
plir de grands et utiles travaux déploraient de se voir condamnés
à l'inaction; le chef voulut mettre à profit cette disposition et ne
pas laisser absolument stériles des dépenses assez considérables (1).
Q autorisa un ingénieur à faire une excursion dans le nord-est, et
lui-même, accompagné de M. Edmoad Guillemin et de quelques
agens, alla visiter plusieurs points de la côte nord-ouest. Ainsi ont
été acquis à la science certains renseignemens sur l'orographie et
la géologie de Madagascar.
Comme le constate notre illustre géologue M. Élie de Beau-
mont, M. Edmond Guillemin a su décomposer les systèmes des
HUBtagnes de la Grande-Terre, et il a observé la direction des prin-
eipaux soulèvemens. — Avec cet habile ingénieur des mines, nous
prendrons une idée des reliefs du sol sur les côtes de la partie du
nord (2). A l'est, un cordon de sable provenant de l'action de la i
(1) Après de longues et difficiles négociations, une indoomité pécuniaire a été payée
ptr le gouTernement de Madagascar.
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208 RETUE DES DEUX MONDES.
barre tous les cours d'eau, et d'Ivondrou au village de Mananjai-y,
sur une étendue d'environ 300 kilomètres, il encaisse une série de
lacs. Dans la saison des pluies, le niveau des lacs s'élève, et Teau
qui déborde, s' écoulant par des dépressions de la zone littorale,
ouvre aux fleuves des embouchures nouvelles, bientôt refermées par
la mer. Des collines sans ordre et arrondies mouvementent laplaine;
ce sont les dunes que la végétation a fixées. Au-delà des lacs, les
dépressions du sol forment de vastes marais couverts d'une bril-
lante végétation. A 30 ou hO kilomètres de la côte commence la ré-
gion montagneuse. Des plLssures parallèles ont façonné les gradins
que traverse le sentier qui conduit à Tananarive. Au pied de la pre-
mière chaîne de montagnes, à l'extrémité de la plaine sablonneuse,
l'altitude, d'après des indications barométriques recueillies par le
commandant Dupré, n'est que de 45 mètres au-dessus du niveau
de la mer; à Befourouna, elle est de A&7 mètres. La région d'Anala-
mazaotra est composée de chaînons serrés et parallèles; au pied du
pic basaltique, connu de tous les voyageurs, la hauteur est de
7&2 mètres; au passage de la rivière Mangourou, qui contourne à
l'ouest la plaine d'Ankay, de 804 mètres, de 1397 au col des monts
Angavo; l'altitude de Tananarive serait d'environ 1,345 mètres au-
dessus du niveau de la mer.
La direction des chaînes parallèles qui constituent le système des
montagnes s'écarte par l'orientation de 8 à 9 degrés de celle de
l'axe de figure de Tile; le relief de Madagascar résulte des efforts
de plusieurs soulèvemens qui se sont produits sur cette terre à dif-
férentes époques. Le soulèvement de la partie centrale, parallèle
aux montagnes de la côte orientale d'Afrique et à la direction du
canal 5e Mozambique, qui a été le plus considérable, a joué le grand
rôle dans l'orographie du pays. La niasse soulevée est granitique;
par suite de la dislocation du système, les basaltes ont surgi en
proportions énormes. La roche la plus abondante, surtout dans la
région de rAnalamazaotra,est le basalte, après les quartzîtes et les
granits; on a signalé en beaucoup d'endroits des couches sédimen-
taires d'argile, de grès, de calcaire, sans' néanmoins fournir à ce
sujet d'indications vraiment précises. Ainsi que l'ont remarqué les
premiers qui explorèrent l'Ankova, sous l'influence des agens atmo-
sphériques, les basaltes, venant à se désagréger, forment les terres
argileuses de couleur rougeâtre qui donnent une physionomie par-
ticulière à certaines régions. Les quartz subissent une décomposi-
tion analogue; de là les sables sans cesse charriés par les fleuves au
moment des grandes crues et rejetés par la mer sur le rivage. Sur
le littoral, la présence de fragniens de basalte semble l'indice d'un
mouvement du sol. D'après l'orientation, on juge que l'île Sainte-
Marie est UQ chaînon du môme système. Comme dans le centre.
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l'Ile de hadagasgab. 209
les basaltes ont trouvé des voies par la dislocation produite pen-
dant le soulèvement. En se décomposant, ces roches deviennent
granuleuses; mêlées à la chaux obtenue par la calcination des co-
raux, elles donnent un excellent mortier hydraulique. On rencontre
à Samte-Marie des filons de quartz un peu laiteux; ils coupent obli-
quement la chaîne de montagnes, dont l'altitude ne dépasse pas
100 mètres. Le quartz hyalin, le beau cristal de roche, est apporté
des rives du Manangourou : on se souvient que Flacourt a men-
tionné le fait; jusqu'ici aucun observateur n'a vu le gisement. La
direction de la chaîne peu accentuée qui constitue l'Ile Sainte-Marie
se retrouve sur la presqu'île d'Antongil (1). Un ingénieur de la com-
pagnie de Madagascar, M. Coignet, a visité le pays et fourni à ce
sujet sa part de renseignemens (2). Au nord de la baie, une ligne
de sable empêche aussi l'écoulement des eaux, et les marais s'é*
tendent en arrière. Dans cette région, pour pénétrer dans le pays
la seule ressource est de remonter les rivières ou de suivre deux
sentiers, vestiges des routes qi^e fit tracer le fameux Benyouski;
partout ailleurs, c'est la forêt absolument impénétrable.
A l'ouest, des chaînons granitiques étages du bord au milieu de
la presqu'île demeurent parallèles au rivage de la baie (3) ; à l'est,
un chaînon également granitique présente une orientation diffé-
rente [h); jusqu'au cap Est, les basaltes occupant l'espace compris
entre ce massif et le rivage offrent la même orientation que Sainte-
Marie. Au nord du cap Est, la côte change de direction (5), les
chaînons de basalte suivent la même ligne, et, interrompus par in-
tervalles, ils laissent place à des plaines couvertes d'une belle vé-
gétation. Au delà du 1&^ degré de latitude, la zone voisine du lit-
toral est une plaine basse; après les sables du rivage, le terrain est
calcaire, plus loin les chaînons basaltiques se succèdent. Au nord
de la baie de Vohémar, les plaines, chargées de dépôts calcaires,
s'étendent dans l'intérieur du pays; seuls quelques pitons montrent
des pointes granitiques.
La direction des différentes parties rectilignes des côtes depuis
le cap Est demeure complètement parallèle à celle du soulèvement
des basaltes; c'est une ligne brisée dont les ressauts sont des baies,
des criques, des ports naturels, comme la baie de Vohémar, les
ports Leven et Louquez. Tout au nord, l'Ile de Madagascar est pro-
(1) EHfl est de nord 2i degrés à 25 degrés est.
(î) Excunion gur la côte nord-est de Vile de Madagascar; — Bulletin de la Société
de 9éographu, 5» série, t. XIV, p. 253 et 334; 1807; — et Documens sur la compagnie
de Madagascar, p. 201; 1807.
(3) Direction nord 33 degrés ouest.
(4) Nord 45 degrés ouest.
(5) Nord 13 degrés à 14 degrés ouest.
TOttt a. — 1872. i^
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210 RETVE DES DEUX M09IDES.
fondement étranglée par la vaste baie de Diego-Suarez; ainsi Tex-
trémité de la Grande-Terre est une presqu'île, — plateau couvert
de collines arrondies, basses, presque entièrement formées de cal-
caires coquiliiers. Sur Tisthoie, le terrain se compose de graait et
de basalte ; au centre, cette dernière roche forme un massif que
son aspect de forteresse a fait nommer par les hydrographes an-
glais Windsor-Castle.
Lorsqu'on double l'extrémité nord de la grande île africaine, le
cap d'Ambre, c'est la montagne d'Ambre, située à plus de 60 kilo-
mètres au sud du cap qui sert de poiat de reconnaissance. La hau-
teur de cette montagne n'avait jamais été déterminée; M. Guillemin
a pris des mesures, et nous savons maintenant que le sommet le
plus élevé dépasse 2,700 mètres d'altitude. Au rapport des habi-
tans, il existe en arrière du massif un effondrement à parois ver-
ticales, sorte de vallée inaccessible où Ton ne pénètre que par un
passage souterrain; les Antankares, peuplade de la contrée, y trou*
vèrent plusieurs fois un refuge assuré pendant les incursions des
Ovas. A l'ouest, le cap Saint-Sébastien est la dernière colline d'une
petite chaîne granitique qui est Taréte de la presqu'île.
Sur la côte occidentale de Madagascai*, il fallait songer à la
recherche des dépôts de houille dont on s'était préoccupé depuis
l'établissement des Français à Nossi-Bé; le littoral de la Grande-
Terre situé en face de la colonie ayant été exploré^ quelques affleu-
remens de schistes charbonneux avaient été découverts. Les m-
vestlgaiions de M. Guillemin, exécutées un peu trop à la hâte par
suite des circonstances, ont permis néanmoins une constatation
déjà importante. — Le bas^n houiller de la côte nord-ouest s'étend
du cap Saint-Sébastien par 12* 20' de latitude sud jusqu'au port
Radama par ih?. Dans l^s baies de Bavatoubé et de Passandava,
la nature de la stratification a été reconnue sur une épaisseur de
terrain de plus de 000 mètres : c'est une superposition de grès de
différentes sortes et de schistes. Cinq affleurements de houille à la
baie de Bavatoubé, deux à la baie de Paseandava ont montré le com-
bustible minéral; les couches sont minces, il est vrai, mais elles
donnent à peu près la certitude de rencontrer des couches exploi-
tables dans dos localités plus éloignées des côtes.
Depuis notre premier établissement au fort Dauphin, on vante
les richesses minérales de la grande île africaine; les richesses exis-
tent, à n'en pas douter; des échantillons reçus des indigènes ou ra-
massés au liasard le prouvent (1). On parle toujours de l!or, on cite
des filons de plomb argentifère, on rapporte du cuivre diversement
(1) L. Simonin, Ut Bichêsset naturelles de Madagascar, -^ Rêw^marUèm et e&bh
niale, t. V, p. 628; 18G2. — Voyez aussi une étude du même autour, Im Mksimt d$ Ma-
dagascar, dans la Revue du 15 avril 1861.
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L*l£E DE UlDAGàSGAR. 211
combiDé avec d'autres substances nÊnérales; mais en fait d'étude
scientifique tout se borne encore à Tanalyse de quelques minerais.
Dans les granits se trouve du fer oxydulé eontenaot du titaneet da
maiiganèse, et ain»i très analogue à celui de la Suède; comme ce
dernier, c'est un minerai donnant du fer et de Tader de qualité su-
périeure. Les Yoyageurs rat appris qu'en beaucoup d'endroits (m le
ramasse à la surface du sol; en effet, par la coatiouelle désagréga-
tion des granits, le minerai, isolé et entraîné avec les sables, se
dépose en grande abondance. Ainsi qu'en jugeaient nos compa-
trîoles du xvii'' siècle, le sol de Madagascar est bien riche; mais
peur cette terre l'oeuvre de la science est à peine commencée.
IL
Les formes sous lesquelles la vie se manifeste dans la grande tle
africaine dirent un saisissant intérêt. Déjà connues d'une façon qui
permet d'apprécier le caractère de l'ensemble, longtemps encore
elles aj^lieront Tinvestigation scientifique. Sur ce sujet, remar-
quable au plus haut degré, l'étude de chaque détail apporte un
enseignement; on n'a pas oublié l'exclamation de Philibert Gom-
mersoa à la vue de cette nature à la fois étrange et magnifique.
Pins l'examen a été sérieux, la recherche profonde, la comparaison
poussée loin, plus la pensée a été conduite à la méditation. Le
voyageur instruit qui visite Madagascar après avoir exploré les ri-
vages de l'Afrique, de l'Iode, des îles de la Mer du Sud, se trouve
jeté au milieu d'un monde nouveau ; plantes et animaux ont un
aspect particulier; ce sont des espèces qu'on n'a observées nulle
part ailleurs, souvent des types très caractérisés qui n'existent en
aucan autre pays. En considérant la position géographique de la
Grande-Terre, on aurait pu s'attendre à voir une flore et une faune
pleines de ressemblance avec celles des parties orientales de l'A-
frique, et la différence est extrême. Mieux encore peut-être on se
serait imagioé cpe Bourbon et Maurice donnaient déjà l'idée de la
végétation et de la population animale de la grande lie, et c'est
à peine si quelques espèces témoignent d'un certain voisinage. Par-
fois l'observateur est frappé d'une analogie, c'est alors dans l'Inde
on à la côte occidentale d'Afrique qu'il faut cliercber le terme de
CMparaisoa. Ainsi chaque espèce végétale ou animale qu'on ren-
contre sur la Grande-Terre ouvre la carrière à l'esprit qui s'efforce
de parvenir à la coanaîssance des lois de la distrilmtion de ht vie à
la surface du globe. Au-dessous de cet intérêt d'ordre supérieur se
présente, accessible à tous, l'intérêt dont s'est tant préoccupé Fla-
coort: l'abondance et la variété des produits utileus. à l'homme que
fournit la riche nature de Madagascar.
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■ i^»^l
212 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsqu'on rassemble les observations éparses qui ont été faites
sur les végétaux de la grande lie africaine, au premier abord on est
dans Teachantement; l'attention est arrêtée sur une foule de types
remaniuables. En poursuivant la recherche, un autre sentiment
agite bientôt Tesprit : on s'aperçoit que beaucoup de sujets dignes
d'un examen approfondi n'ont pas eu d'investigateurs attentifs; on
s'afflige d'ignorer à quelles espèces appartiennent les racines dont
se nourrissent les Malgaches réfugiés dans les forêts; on s'indigne
contre les voyageurs qui citent les arbres d'une contrée en les
appelant par des noms absolument vagues. Les écrits sur la flore
de Madagascar n'embrassent qu'un champ très restreint; depuis les
travaux inachevés d'Aubert Du Petit-Thouars (1), deux botanistes
seulement se sont occupés d'une manière spéciale de la végéta-
tion de la Grande-Terre : M. Bojer, de l'Ile Maurice, a signalé di-
vers arbres et beaucoup d'arbrisseaux qu'il avait vus pendant ses
voyages (2); M. Tulasne a étudié quelques familles avec l'herbier
du Muséum d'histoire naturelle de Paris (3). Il faut ensuite recourir
aux ouvrages où l'on traite indifféremment des plantes de toute ori-
gine pour trouver la description de certaines espèces. Quand les
sources d'information sont épuisées, on constate à regret que des
notions bien assurées manquent à l'égard de plusieurs groupes de
végétaux. Parfois les auteurs se sont vraiment trop peu appliqués à
faire ressortir les analogies ou les dissemblances des plantes de
Madagascar avec celles des autres contrées; en pareille matière,
c'est la comparaison qui met dans tout son jour le caractère d'un
pays. Assez souvent on cite des végétaux observés sur la grande
lie africaine sans s'inquiéter s'ils n'ont pas été introduits à une
époque plus ou moins ancienne. Sous ce rapport, notre éminent
botaniste, M. Decaisne, qui sait toujours à quel besoin ou à quelle
fantaisie des hommes les végétaux ont été soumis, nous a tenus
en garde contre plus d'un piège en nous fournissant d'ailleurs de
précieuses indications. Enfin, malgré nos désirs mal satisfaits, avec
les renseignemens qui sont entrés dans le domaine de la science,
une excursion sur les rivages de Madagascar, à travers la grande
forêt d'Analamazaotra, au milieu des montagnes de la province d'I-
merina, doit être instructive et intéressante.
En abordant la côte orientale de la grande île, tout contempla-
teur de la nature est charmé par l'aspect imposant d'une végétation
(1) Histoire des végétaux recueittis sur les isles de France, La Réumon (Bourbon)
et Madagascar, Paris 1804. — Gênera nova madagascariensia,
(2) Rapports sur les travaux de la Société d'histoire naturelle de Vile Maurice
(iO«, lit, i2« et 13»), Manrice 1839-1843.
(3) Ftorœ madagascariensis fragmenta, in Annales des Sciences naturelles, 4* série,
t. VI, p. 75, t. Vni, p. 44, et t IX, p. 29:?; 1806-1857.
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l'Ile de Madagascar. 21 S
des tropîqfues; mais qu'il se trouve à la baie d'Antongîl, à la bàîe
deDiego-Suarez, en face des grèves de Tamatave ou de Foulepointe,
devant les montagnes du pays des Antanosses, le sentiment ne sera
pas le même. Aujourd'hui c'est à Tamatave que les voyageurs en
général reçoivent la première impression, et l'endroit est un des
moins favorables pour exciter l'enthousiasme. Les habitations» qui
vers le sud paraissent descendre jusque dans la mer, sont des cases
de pauvre apparence; les dunes de sable qui* se dressent près du
rivage forment une ceinture d'un aspect médiocrement agréable;
pins loin, il est vrai, la scène ne manque pas de séduction. Le sol
est brillant de verdure; surtout au nord de la baie, des buissons
et des joncs sont heureusement groupés au milieu d'une herbe
touffue, des cocotiers de haute taille dominent des vaquois d'espèces
diverses, les montagnes, noyées dans une vapeur bleuâtre, complè-
tent le tableau. Ce n'est pas encore tout à fait la richesse et l'éclat
de la végétation de quelques-unes des baies de la Mer du Sud, di-
sent les navigateurs; néanmoins c'est un paysage d'un caractère
imposant. Une fois à terre, l'explorateur à chaque pas est arrêté
par la beauté de certains arbres ou l'étrangeté de quelques plantes.
Sur le littoral, souvent à la végétation indigène se mêlent des es-
pèces étrangères qui ont été importées à diverses époques. Des ci-
tronniers propres au pays (1) donnent de charmans ombrages, et
des acacias, des jujubiers, des orangers venus d'une terre étran-
gère, croissent avec une vigueur remarquable; l'acacia de l'Inde
étale une profusion de fleurs d'un ton jaune plein de galté; puis ce
sont de jolis arbrisseaux des tropiques dont chaque tige se termine
par un bouquet de fleurs du plus beau rose (2), puis des ricins aux
larges feuilles, les unes vertes, les autres empourprées. Les indi-
gotiers se pressent sur de grandes surfaces, l'un d'eux se distin-
guant entre tous les autres par des feuilles petites et sombres avec
des points d'un violet rougeâtre. En plusieurs endroits, on rencontre
des arbres de la famille des euphorbes (3) qu'on croirait saupoudrés
de farine : c'est un un duvet qui couvre presque toutes les parties
du végétal.
Sur le littoral de la grande lie, les vaquois ou les pandanus des
botanistes attirent particulièrement l'attention : arbres d'un port
singulier, abondamment répandus dans les parties basses et maré-
cageuses de Madagascar, ils se font remarquer par de volumineuses
racines qui s'échappent du tronc jusqu'à une hauteur assez grande;
on croirait voir des cordes attachant au sol la tige, pourtant ro-
(1) Imonia madagaicariûnsit, décrit p^ Lamarck, Citrus média, etc.
(^ Lochnera rotea, de la famille des apocynées, dont la pervenche et le laurier-rose
loot les représentans les plas connas.
(3) Alewrites eordata de la Chine et de llnde transporté à Bourbon et à Madagascar.
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21 & REVUE DES DEUX MONDES.
buste. Les vaquois ont une écorce lisse, un bois de faible consis*
tance» de très longues feuilles lancéolées, en général garnies de
piquans sur les bords, des fleurs dioîques accompagnées de spathes
plus ou moins colorées, des fruits char&us dont le noyau renferme
une seule graine. Du Petit-Tfaouars a pris un vif intérêt à l'étude
de ces végétaux monocotylédonés qu'on observe dans les régions
tropicales de l'aDcien monde. Sur la Grande-Terre, le vaquois co-
mestible (1) donne des grappes de fruits d'une saveur douce que les
Malgaches tiennent en estime; l'arbre, haut de A à 5 mètres, a une
dme étalée comme un parasol. Plusieurs espèces du même genre
croissent dans les marais (2). Pendant ses excursions, iubert Du
Petit-Tbouars apercevait à distance, au milieu des marais les plus
profonds, des arbres droits comme des obélisques, atteignant la
hauteur d'une vingtaine de mèti'es; le port tout à fait étrange de
ces arbres mettait l'esprit du savant dans une cruelle perplexité.
Une fange presque liquide défendait l'approche du curieux végétal.
Âpfës bien des efforts, il parvint cependant au but; alors il recon-
nut une espèce toute particulière du genre des vaquois (3). Si l'on
pénètre dans les forêts, on rencontre d'autres représentans du même
groupe : le vaquois sylvestre, U vaquois pygmée, ne dépassant pas
la hauteur de 2 mètres, ayant une cime étalée, des feuilles assez pe-
tites et des fruits qui ne sont pas plus gros que des noix ordinaires.
Jusque sur les grèves battues des flots, dans les terrains vaseux
aux embouchures des fleuves, à plus ou moins grande distance de
la mer, abondent, surtout vers le nord de l'ile, ces végétaux du
littoral de toutes les régions des tropiques si connus sous le nom
de palétuviers et de mangliers. Dans les endroits sablonneux, on
remarque de singuliers arbres sans feuillage qui font songer à
l'Australie^ des casuarinas, certainement importés. Plus loin, ce
sont ces arbres beaux et gracieux dont les feuilles, rangées en
grand nombre aux deux côtés d'une longue tige, forment des colle-
rettes ou des couronnes qui se superposent avec les années, des
cycas; mais l'espèce est répandue dans toute l'Asie tropicale (&),
et selon toute probabilité elle a été introduite à Madagascar. On
peut voir ce curieux représentant du règne végétal sans entre-
prendre un bien long voyage : un superbe individu se trouve daas
les serres du Jardin des Plantes. Dans la plupart des lieux hunûdes
foisonne un palmier qui est pour les Malgaches la plus précieuse
ressource : le rajphiayxm aagoutier (5). Vieilles et dures, les feuilles
(1) Pandanus edulis.
(3) Pandanus «nsifiaààsMsPOndmimâmuriftttM, décriift ftt Din ItetîiTIldiian.
(3) Pamdantu obûuems.
(4) Cycas circinalis.
(^ S(WMfpêduneuht4t.
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l'île de MADAGASCAR. 215
servent à couvrir des cases; jeancs et tendres, elles donnent une
matière textile employée à confectionner des pagnes, des lambas,
des nattes, des corbeilles; naissantes, elles fournissent une excel-
lente noorriture. De l'intérieur du tronc, on tire celte fécule connue
de tout le monde sous le nom de sagou. D'autres palmiers à longues
feuilles pennées, les arecs (1), sont aussi fort communs dans les
parties chaudes et humides de Madagascar : groupés en masses
touffues, ils parent d'une façon charmante la vallée que traverse
riarouka; ainsi que le chou palmiste des Antilles, qui est, sinon
du même genre, du moins du môme groupe, ils ont des bourg:ons
très recherchés comme aliment,
A rentrée des bois, près de Foulepointe, de Tamatave ou de la
région des lacs, d'Ivondrou à Andouvourante, à côté des fougères,
des cycas, d^s raphias, comme en divers endroits sur les sables des
bords de la mer, se montrent communément des strychnos; les
graines vénéneuses, fournissant l'alcaloïde qu'on appelle la stry-
chnine, les ont rendus célèbres; le nom est connu de tout le monde.
Plusieurs de ces végétaux sont répandus dans l'Inde, aux îles de la
Soude, aux Philippines. Sur la Grande-Terre, outre une espèce sans
doute d'origine indienne, qu'il ne faut pas distinguer du strychnos
des buveure, dont les graines ont la propriété de clarifier l'eau
trouble, existe en abondance le strychnos vontac, arbre rameux
haut de 3 à 4 mètres, portant des fruits de la grosseur des coings,
revêtus d'une enveloppe dure, ayant une chair de saveur douce très
prisée des Malgaches. Eh considérant les vontacs ou d'autres arbres
de la lisière des forêts, si la saison est propice, l'explorateur s'ar-
rêtera, peut-être en extase devant un spectacle saisissant et inat-
tendu. Sur de vieux troncs, sur quelque souche pourrie, retombent
suspendues à de longues tiges de grandes fleurs qui sont du nombre
des plus belles et des plus étranges : des orchidées du genre des
angrcc^que notre botaniste Du Petit-Thouirs fit connaître au com-
mencîment du siècle. Sous les couverts semblent se cacher Tangrec
ébumé et Tangrec superbe, tandis qu'au grand jour, au plein so-
leil, là où les arbres sont clair-semés , s'offre aux regards la plus
extraordinaire orchidée du genre (2). La plante s'empare à la fois
d'un tronc et des branches, enfonce ses racines dans la vieille écorce,
projette de longues tiges gracieusement courbées vers le bout, gar-
nies de deux rangées de fouilles d*un vert bleuâtre, et chargées à
certains momens de quatre ou cinq fleurs, — fleurs sans pareilles,
fermes comme si elles étaient de cire, d'un blanc laiteux, portant
UQ éparon semblable à une énorme queue longue de plus de &0 cea--
(1) Areea madagascariensit,
W Angrœcum eburmum, A, superbum. A» sesquipedale. Du Petit-Thouars.
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
timètres. L'angrec à longue queue a été apporté en Europe, et par-
fois on Ta vu fleurir dans les serres chaudes pour la plus grande
joie des amateurs.
Au milieu des bois et des forêts des provinces orientales et du
nord abondent des arbres et de charmans arbrisseaux d'une famille
qui n'est représentée en aucun autre lieu du monde, la famille des
chlénacées. Une sorte de parenté existe entre ces végétaux et les
mauves, mais des différences considérables ne permettent pas Tas-
sociation. Signalés au siècle dernier par Commerson et par le bo-
taniste espagnol Fernan de Noronha, dont l'œuvre n'a jamais été
publiée, ces arbres ont été décrits par Du Petit-Thouars. Les chlé-
nacées, qui composent plusieurs genres, se font remarquer par des
feuilles alternes et par des fleurs en grappes pourvues d'un invo-
lucre persistant. 11 y a les sarcolènes et les leptolènes, qui se cou-
vrent de belles et grandes fleurs en panicules (1), les schi^olènes
atteignant une hauteur de plus de & mètres, tout gracieux lorsqu'ils
sont chargés de fleurs teintées de rose, suspendues à des pédon-
cules qui naissent aux aisselles des feuilles (2) ; il y a encore la
rhodolène, la plus belle des chlénacées, un arbuste plein d'élé-
gance. Trop faible pour vivre isolé, il croît en s' appuyant aux ar-
bres les plus robustes; les tiges sont garnies de feuilles éparses,
et au mois de septembre d^ fleurs portées deux à deux sur un pé-
tiole commun, — fleurs magnifiques entre toutes, larges comme les
plus beaux camélias, avec une corolle à six pétales qui se recou-
vrent et forment une sorte de campanule d'<<m pourpre éclatant (3).
Les brexias, arbrisseaux à grandes feuilles, ayant une parenté bo-
tanique avec les saxifrages, composent, de même que les chléna-
cées, une petite famille caractéristique de la flore de Madagascar.
D'autres types de végétaux également propres à la grande île
africaine se montrent plus ou moins répandus dans les forêts de
la baie d'Antongil, du voisinage de Foulepointe, de Tamatave, des
lacs qui s'étendent d'Ivondrou à Andouvourante, ainsi que du pays
des Antanosses. Voici le ravensara des Malgaches ou Tagathophylle
aromatique des botanistes, unique représentant connu d'un genre
de la famille des lauriers (&), arbre de taille plus haute que celui
dont le feuillage servait autrefois à couronner les vainqueurs, et
comme ce dernier très en faveur pour les usages culinaires. Les
Malgaches emploient comme condiment les feuilles et les fruits du
ravensara, et Flacourt rapporte que souvent les misérables, ne vou-
lant pas prendre la peine de monter à l'arbre, coupent les troncs.
(i) Sarcolœna grandi flora, S, multiflora, S. eriophora, Leptolœna muUifhra.
(2) Schizolœna rosea. S, elongala. S, cauli flora.
(3) Rhodolœna altivola',
(i) Agathophyllum aromaticum, de la TamiUs des lauracéo».
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L'IlS de MADAGASCAR. 217
Maintenant ce sont le didymelès, un arbre de moyenne dimen-
sion, à cime touffue, d'un type si étrange que les botanistes long-
temps ne surent à quelle famille le rattacher; les bécatéas, du
groupe des euphorbes, hauts de 6 à7 mètres, ayant de petites fleurs
réunies en panicules; les harongas, gentils arbrisseaux de la famille
des millepertuis, dont les feuilles fournissent une liqueur jaune ou
rougeâtre servant à teindre des étoffes, des nattes et des paniers.
Parmi les types de végétaux qu'on ne voit également que sur la
Grande-Terre, il y a le dicoryphe, un arbuste à rameaux grêles,
presqfue toute l'année chargé de fleurs ou de fruits (1); les bona-
mies, de la famille des liserons, à feuilles ondulées sur les bords, à
fleurs ramassées au sommet des tiges; les ptélidies, avec des fruits
comprimés et bordés d'une aile membraneuse qui les fait ressem-
bler à des feuilles (2); l'astéropéia, un arbre se couvrant de petites
fleurs en panicules (3); des passiflores remarquables donnant des
fruits savoureux, les unes des arbustes, les autres des plantes grim-
pantes ayant de magnifiques fleurs violettes et des fruits ressem-
blant à des œufs (A). Dans les grandes forêts, des arbres superbes
inconnus hors de la grande lie africaine dominent toute la végétation
d'alentour : ce sont les hazignes des Malgaches ou les chrysopias
des botanistes. La cime est étalée comme un parasol ; aux beaux
jours de l'année, les rameaux se terminent par des fleurs à cinq pé-
tales disposées en corymbes ou en ombelles d'un pourpre éclatant
qui tranche admirablement sur le feuillage. Quand on entaille Té-
corce, un suc jaune s'écoule en abondance; au contact de l'air, le
liquide s'épaissit et devient une résine très bonne pour fixer les
couteaux dans le manche. Les hazignes fournissent d'excellent bois
pour les constructions navales; d'un tronc, les Malgaches façonnent
une pirogue (5). Partout on remarque sur la côte orientale un arbre
plein d'élégance, dont les rameaux dressés portent aux extrémités
des panicules de petites fleurs roses ou des fruits de forme ovale
il est de la famille du laurier-rose et de la pervenche et seul de son
genre; c'est le tanghin, l'arbre sinistre de Madagascar (6). Le fruit,
un des plus redoutables poisons, a été le principal instrument des
épreuves judiciaires et du plus grand nombre des crimes de la fa-
meuse reine Ranavalona.
A côté de ces végétaux, de genres ou même de familles qu'on ne
(1) Dicùryphe, de la famille des hamunélidacées.
(2) Ptelidium, de la famille des célastrinées, dont le fusain est le représentant le
plosconna; la plupart des célastrinées appartiennent aux régions tropicales.
(3) Astiropeia multiflora, de la famille des homalidées.
(4) Paropsia edulis; — Deidamia noronhiana, D, commersoniana; Toycf Tulasne,
Annalet de$ ScUnces naturelles, 4< série, t. VIII, p. 44.
(5) Chrysopia fasciculata, C, verrucosa, etc., de la famille des clusiacées.
(6) Tanghinia ventnifiua, de la famiUe des apocynées.
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voit point ailleurs que sur la GraDde-Terre^ se montrent les espèces
particulières à Madagascar appartenant à des groupes représentés
en Afrique et en Asie. Dans les épaisses forêts, il existe u!". baobab
à fruits plus ronds et moins gros que ceux du colosse de la Séné-
gambie (1). En quelques endroits se trouve une singulière plante
grimpante, la kigclia, ayant des fruits charnus de la longueur et
du volume du bras; une autre espèce du même genre se rencontre
en Nubie (2). Voici, dans les bois et sur presque toute la côte ,
de curieux arbrisseaux tels qu'il en existe à Bourbon et à Maurice;
comme sur nos arbres de Judée, les fleurs poussent en paquets sur
le vieux bois : ce sont des coléas, la plus belle porte pendant pres-
que toute Tannée des masses de fleurs jaunes (S). Un arbuste est
signalé à cause de son produit : de la famille du laurier-rose et du
tanghin, il est d'un type qu'on observe dans les riions tropicales
du continent africain, c'est le vabéa de Madagascar, très répandu
dans les grandëls forêts, près des lacs,, sur les bords de la rivière
d'Ivondrou (A). Le yahéa donne en quantité de la gomme élastique
aussi bonne que celle du caoutchouc de la Guyane. Principale-
ment au voisinage des lacs, du mois d'avril au mois de juin, se
font admirer de charmantes fleurs de liserons (ô).; on les reconoak
aussi pour être d'un genre qui est représenté en Afrique. Pais ce
sont de petits buissons d'un vert frais et gai, parés de fleurs ramas-
sées en bouquets à l'extrémité des rameaux, des alsodéias delà fa-
mille des violettes, — on en cite des lies de la Sonde; puis encore
la vigne malgache, toute gracieuse avec ses fleurs mignonnes {6).
Les dombeyas, arbres et arbustes de l'Asie tropicale, des îles Bour-
bon et Maurice, sont nombreux dans les forètâ de Madagascar; liés
avec les mauves par des afllnités assez étcoitea, on les considère
néanmoins comme un groupe particulier. L'un des plus beaux dom-
beyas qu'on voit près de Beifourouna est un arbre haut. d*une dizaine
de mètres, ayant de larges fleurs blanches en corymbes (7).
Les plantes de la. famille des combrètes (8), arbres, arbrisseaux
ou lianes, disséminés dans les régions chaude de TA^e et de l'A-
frique,, occupes t. une place importante dans la végétation de Mada-
gascar; l'une des plus communes et des plus jolies est un arbre à
(1) Adansonia digitata, de rAfriqne occidentale, — de la (kmille dea boxDhacéea.
(2) Kig9lia africana, de la famille des bignoniacées.
(3) Colea floribunda, Hooker, de la Caiciile des bigaanlarées.
(4) Vahea madûgascarien$is (gummifera, Lamarck). — le TahernmnumtanAnonn-'
hiofui du même groupe est commun prôa de Foulepointe.
(5j Pharbitis flagrans, Bojer.
(6) BuddXeia madagascarieruis, figuré dans le BoUmicalMagaxine^pL 282i.
(7) Dombeya tpectabilis, décxit par Bo)er, de la. famille des.dambçyactea.
(8) Familles des comhrétacées, comprenant les genres Combrêtum^ Pœona, r«rmi-
M/ta.
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l'Ile de miBiG^scm. 219
gnffldas feuiHes, portaurt des fleurs 'd'un rocpge vif^ qui ont fait l'ad-
mlra^on de plus d*un voyageur (1); les tadamiers ou terminalias
d'espèces nombreuses se reconiïaissent de l(Hn aux rameaux grou-
pés vers le sommet. Un arbrisseau qu'on remarque à cause de son
beau feuillage, le sadacia calypso, est aussi d'un type qui a des re-
présenlans en différentes parties du monde (2) ; ses fruits, très esti-
més, paraissent dès les premiers jours de l'été, circonstance expri-
ma d'une façon poétique par les Malgaches : sur la Grande-Terre,
ce sont les fruits du soleil. Dans ce pays comblé des faveurs de la
nature, il y a les yanguiers qui portent des quantités de fruits gros
comme des pomiEes et bons à manger (3).
On parle souvent à Bourbon, à Maurice ainsi qu'à Madagascar,
de boi9 rouge, de boi€ d'olive ou de bais de cadoque; l'arbre qui le
fournit, l'éléodendron oriental, existe également dans l'Inde; nous
ignorons s'il croit naturellement, ou s'il a été introduit dans la
grande Ile africaine (â). Les voyageurs énumérant les essences les
plus recherchées des forêts de la cftte orientale citent les copaliers,
lesiotds, les nraltiers, les ébéniers, et plusieurs autres qu'il est ^-
fidle de reconnaître avec certitude. Les copaliers abondent surtout
yerslenord-^est; arbi^es du même groupe que les acacias, ils ont un
bois asses estimé, et, comme ils fournissent de la gomme copale,
on y attache um grand prix (5). Les intsis et les nattiers acquièrent
des dfanensiens considérables, et sont employées pour les construc-
tions (6). On ne saurait oublier Tharami , dont on tire de la ré-
sine «(T), ni Tambora, le bois tûmbonr des colons, arbre qui croit, à
Madagascar comnEie à Maurice, dans les forêts humides; ses fleurs
poussent en grappes sur le tronc et à l'origine des branches (8).
Au xni* siècle, on apporta en Hollande un magnifique arbuste
éj^wm des lies de la Sonde, la poinciane brillante; ses fleurs
grandes, d'un rouge orangé, bordées de jaune, portées sur de longs
pédicules et Eéuaie» de manière à former des grappes spleiKlides,
étaient toujours citées comme une des merveilles du règne végé^;
près de Foulepoiote, une espèce du n^me genre, ayant des fleurs
plmgraBdea, plus belle», plusextraordimûres encore, a été décou*
iCn Anmb e^csîma, D« Oindoll^ ilgaré att BoHmifai Jfo^axifis, pi. S'IOS. \\ a été
^yi^Vttfbii .appelé «n frasçai» ohi9>ma]âer, du nom malgache chigowma..
(2) Soiacta ealupio. De CandoUe, de la. famille des hippocratacôes.
(3) VoÊigtùêria edulii, de la famille des nibiacées-cofféacées.
(i) Hmodèndrvn 'Orientaie, de la fl^mille des célastrf nées; — d'autres espèces décrites
P« IL TàUne pusIsMnt nViTi^ été obserrées qn*& HMagascar.
W «fiyaiMoii mrfuooia, dalla fandUe des Jéeâmtnenses^iapilloaaeées.
(6) Iniiia maiagascariens'u, De CandoUe, de la famille des papilionacées ; — nat^
^Mnr» 6^ièoev4a«geiu« ^a senre^ fNmtwep»; del»fiaBille*dea'sap(^lacé6s.
(7) Canarium harami, Bojcr, de la famfiieâea Imraéraeéea.
(8) Àmbora kmbùmisM, de la fomilie âes monlBiiacées.
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220 REVUE DES DEUX HONDES.
verte par M. Bojer : c*est la poincîane royale, un arbre s*élevant à
la hauteur de 10 à 12 mètres (1).
Au voisinage des rivières ou dans les vallées humides, les yeux
demeurent ravis à la vue d'un feuillage splendide; c'est l'arbre du
voyageur ou le ravenala (2), l'un des plus beaux, l'un des plus carac-
téristiques représentans de la végétation de Madagascar. Une vérité
et une erreur également propagées ont fait le ravenala poétique
comme la légende. II y a peu d'années encore, dès qu'on le nom-
mait, chacun en imagination voyait au désert le voyageur épuisé de
fatigue et prêt à succomber aux angoisses de la soif secouru tout à
coup par l'arbre qui tient en réserve une eau fraîche et pure; le rave-
nala, espèce magnifique de la famille des bananiers, ne vit que dans
les lieux où il est facile de s'abreuver à d'autres sources. Lorsqu'on
quitte Andouvourante pour se rendre à Tananarive, après un court
trajet sur la belle et large rivière larouka et sur l'un de ses af-
iluens , il faut près du village de Maroumby commencer à gravir
les collines. A ce moment, un délicieux paysage s'oiTreàla vue;
dans tous les vallons, les ravenalas au feuillage glauque, en masses
pressées, fout oublier le reste de la végétation; les uns en pleine
. croissance, les autres dans toute la magnificence d'un développe-
ment achevé, forment des groupes ravissans. Les regards s'arrêtent
sur les plus beaux : les troncs s'élèvent droits à la hauteur de 8 à
10 mètres; au sommet de cette tige robuste s'étalent, semblables
à un gigantesque éventail, quinze, vingt ou vingt-cinq feuilles
énormes, régulières, luisantes, montées sur des pétioles longs de
2 mètres à 2 mètres 1/2: — Entre les tiges apparaissent quelques
branches supportant des fleurs ou des fruits; ces derniers en s'ou-
vrant laissent échappez- trente ou quarante graines vêtues d'une en-
veloppe soyeuse et parées de teintes vives, bleues ou pourprées.
Les réservoirs de l'arbre du voyageur sont à la fois simples et par-
faits : la pluie qui tombe sur les feuilles s*écoule en partie dans les
pédoncules constitués en rigoles; ces pédoncules, larges à la base
et recourbés, deviennent des tubes où l'eau se conserve jusqu'à la
fin des mois de sécheresse. Il suffit donc d'entailler la paroi du tuyau
avec une pointe de fer pour voir s'échapper une gerbe liquide. Des
Malgaches assurent que, se trouvant au travail, altérés par la cha-
leur du jour, ils s'évitent la peine d'aller jusqu'au torrent voisin,
lorsque les ravenalas sont à portée. Pour les habitans de Madagas-
car, l'arbre du voyageur a une bien autre utilité que de dispenser
les gens qui ont soif d'aller à la rivière. Les feuilles, comme le rap-
porte Flacourt, font des nappes, des plats et des assiettes; on eu
(1) Poinciana regia, de la famUle des légamiiieuses-papilionacées, décrite et figurée
par M. Hooker, Botanical Magaxin», p\. 2884.
(2) Bawnala nMdagcucariensis, Sonnerat et Adanson.
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l'Ile de Madagascar. 221
fabrique des cuillers et des gobelets; tous les matins, le marché en
est amplement approvisionné , et chacun vient compléter son mé-
nage. Ces feuilles larges et résistantes servent à faire les toitures et
à tapisser les murs des maisons; Técorce, après avoir été aplatie,
est excellente pour les planchers, et les troncs restent de précieux
matériaux pour les grosses charpentes. L'arbre, superbe et unique
en son genre, devrait être nommé Y arbre du constructeur y disent
ceux qui ont vu les Malgaches de la bande orientale occupés à bâtir
des habitations.
Le takamaka (l), ainsi qu'on l'appelle dans les colonies, assez
répandu sur la côte orientale et fort estimé pour les constructions,
paraît croître avec prédilection dans les lieux où prospère le rave-
nala. C'est un bel arbre d'un aspect qui le signale de loin; il a des
feuilles luisantes, vraiment ornées par les nervures fines, régu-
lières, se confondant au bord du limbe, et par de nombreuses
grappes de fleurs blanches; — du tronc, noirâtre et presque tou-
jours crevassé, s'écoule une résine.
III.
En général, les herbes aquatiques de la famille des naïades, si ré-
pandues dans les ruisseaux et sur les étangs de l'Europe comme
de l'Asie, n'appellent l'attention par aucun signe bien remarquable;
il faut aller à Madagascar pour voir un type de ce groupe vraiment
extraordinaire. Dans les torrens et les ruisseaux, à peu de distance
de Tamatave, de Foulepointe ou du fort Dauphin, et sans doute sur
presque toute l'étendue de la côte orientale, croit l'ouvirandre fe-
nestrée (2), la plus curieuse production végétale de la nature, si
l'on s'en rapportait à une parole jetée au moment de la surprise par
le botaniste anglais W. Hooker. L'ouvirandre a des racines fort
épaisses qui s'étendent dans toutes les directions et forment de
multiples couronnes; de cette base s'élèvent des touffes de grandes
feuilles qui s'étalent à la surface de l'eau, portées sur des pétioles
s'allongeant plus ou moins selon la profondeur du courant; au centre
du bouquet se dresse dans la saison favorable la tige, qui se bi-
furque au sommet et se termine ainsi par deux branches portant
de petites fleurs roses. Ce sont les feuilles, véritables dentelles
vivantes, passant par toutes les teintes, du vert tendre un peu
jaune jusqu'au vert sombre de l'olivier, qui donnent à la plante une
beauté singulière et un caractère étrange. A ces feuilles, le paren-
chyme manque, les nervures , disposées avec régularité, semblent
(i) Cahphyllum inophyllum, de la famiUe des gutUfères, parait être originaire do
llnde; le Calophyllum taeamahaca est particulier à Bladagascar.
(S) Ouvirandra fenestralis.
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222 REVUE DE» DEUX MOBIDES.
être le» cadres de petites fenêtres bien alignées. Pendant la saison
de la sécheresse, tout se flétrit : seules les racines, puisant dans la
terre un peu d'humidité, ne périssent pas; le jour où les pluies vien-
nent reniplii! le lit de la rivière,, s'élance une nouvelle végétation*
L'ouivirandre, sorte de merveille aux yeux du botaniste, fournît aux
Malgaches une ressource alimentaire; la racine est fort estimée*
Flacourt n'en avait point appris davantage; Du-Petit^Tbouars le
premier a donné une description de la plante; qu'on a pu voir de
nos jours dans les serres de quelques villes d'Europe. Longtemps
la curieuse plante demeura le représentant unique d'un genre ex-
trêmement particulier; il y a trente et quelques années, M. Bsmier,
médecin de la marine, s'occupant avec ardeur de l'histoire natu-
relle de la grande lie africaine, a découvert une seconde espèce
d'ouvirandre qui a été l'objet d'une étude de la part de M. De^
caisne (1). L'ouvirandre de Bemier, d'apparence beaucoup moins
singulière que l'ouvirandre fenestrée, a les feuilles pleines et les
nervures peu distinctes; c'est la condition que présente une troi*-
sîème espèce du genre observée au Sénégal.
Dans la partie orientale de Madagascar, où il y a tant de rivières
et de ruisseaux, tant de lacs et de marais, on peut le croire aisé-
ment, les plantes aquatiques abondent. Outre les joncs et différentes
herbes d'un aspect assez ordinaire, beaucoup d'espèces sont vrai-
ment remarquables. Elles sont trop nombreuses pour qu'on les cite
tontes ici, mais il en est d'un type si curieux qu'il faut les signaler;
Aubert Du Petit-Thouars les a découvertes et les a nommées les
bydrostachiS) Adrien de Jussieu les a étudiées (2). Ces hydrostachis
ont des touffes de feuilles plongeantes; au centre des touffes s'élè*
vent des tiges portant des fleurs dioîques disposées en épis. Plantes
d'apparence modeste, l'examen du savant est nécessaire pour en dé-
voiler les particularités et pour mesurer la distance qui existe entre
dles et les formes les plus voisines observées sur d'autres terres,
tandis que les ravissantes fleurs bleues ou un peu violettes du nénu-
far de la grande lie africaine répandues à profusion sur les eaux tran*
qailles chiffmeiit tous les yeux (3). Les voyageurs allant d'Ivondroa
à Andouvourante, traversant ou contournant les lacs Rasouamas-
saî, Rasooabé, Imoasa, se trouvent en présence d'une admirable
nature. Au matin, il y a des scènes délicieuses : Teaut verdâtre,
les ûves herbues pai'semées ée belles- fleurs, les petits villages
épar»,. les fraîches prairies couvertes de rosée^ tes arbres se nrirant
(i) (hmàrandra hemitriam^ Dooains, ia Iconm mlfoUÊ I^tUamm, edit. a BaoJ.
Delessert, t. III, p. 62, pi. 100.
(S) Qastre m^km Mot déerite» pir A. d6 JouIoq, lovmê mâêoteB^FUmUtnmg edlto
a BeoJ. Delesflert, t. UI, |»« 57«es, pk SI-4*^
(3) Nymphœa madag€ucan€nsis, Dt Candolle.
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L'iifi DE MADAGàSCAR, 223
dans le lac, les palmiers, les fougères entassées, toute cette bril-
lante Tégétatîon dont nous ayons esquissé le tableau compose des
paysages encfaantèurs.
Comme dans Tlnde et à la Chine, à Madagascar les bamboius oc-
cupent une grande place; cetle richesse, détruite ou très amoindrie
en beaucoup d*eodroits voisins du littoral, reste considérable sur
difRirens points. Lorsque, sur le chemin qui conduit à Tananarive,
on entre dans la région où manquent les palmiers, où devient rare
l'aibie du voyageur, les bambous apparaissent sur de vastes éten-
dues, — les vallées et la base des collines en sont couvertes. Ils
sont d'espèces variées ; les uns, robustes, s'élèvent droits à la
hauteur de 12, 15, 20 noètres; les autres, plus faibles, inclinent
leur tète gracieuse et légère : Teffet est charmant, étrange au pos-
sible. An m<Hndre souffle, les grandes cannes noueuses se courbent,
les feuilles longues et minces s'agitent comme des plumes, les tiges
s'entrechoquent, rni frisson semble se communiquer et parcourir le
champ tout entier; le spectateur a k joie de contempler une scène
sans puoille soofi d'autres climats.
Après avoir gravi une foule de collines depuis, le village de Ma-
roumby jusqu'au village de Befourouna, on atteint cette fameuse forêt
d'Analamazaotra, qui, sur une largeur variable, occupe à peu près
toute la longueur de l'Ile. Les arbres, les arbrisseaux, les lianes,. les
fougères, les plantes de tonte sorte, pressées, mêlées, enchevêtrées,
forment des massife impénétrakto; là où les homimes ont essayé de
pratiquer une voie, les raviira, les marais fangeux, les fondrières,
les flaques d'eau, les pentes inégales, lesiroches, rendent esKore le
passage bien pénible. En présence du désordre sublime, du luxe
d'une végétation répandant fombre et la f ratcbenr ou par inler-
valles laissant passer un rayon de soleil, le voyageur demeure en
eitaae. Il voit la plupart des arbres, des arbrisseaux, des plantes
herbacées qu'il a plus ou moins souvent rencontrés dans lea bols
Toiaios de Foolepointe, de Tamatave, d'Andouvoorante, et sans
doute bien d'antres enoore* Jusqu'à présent, nul botaniste n'a bâti
sa cadiane au pied d'un hazigne ou d'un baobab, aucun ne s'est
installé dans une grotte pendant une ou deux saisons pour étudier
cette riche nature,
Sar une lie, on ne s'attend guère à constater d'une partie à
Tautredu littoral de bien grands cbangemens dans la végétation;
cependant, sous ce rapport, les divers pomts des c6tes de Mada-
gascar doivent éveiller l'attention. Trop restreintes ont été les re-
cherches pour insister stir les modifications qui peut-être exis-
tent dans la flore suivant les régiona, mais il y a un fait dont il
û&porte de se préoccuper. Les récoltes de plantes effectuées dans
la contrée montagneuse, dans les vallées, au bord des rivières, au
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S2& REVUE DES DEUX MONDES.
fond de la baîe de Vohémar si vantée (1), au port Leven, sur le ter-
ritoire qui s'étend autour de la baie magnifique de Diego-Suarez,
semblent indiquer que plusieurs genres de végétaux connus sur
toute la côte depuis le fort Dauphin, au moins depuis Andouvou-
rante jusqu'à la baie d'Ântongtl , sont assez souvent représentés
dans la flore du nord par d'autres espèces. On s'étonne presque
de ne pas rencontrer sur les rives occidentales la même végétation
que sur les côtes orientales, car il existe le long du littoral des baies
de Passandava, de Mazamba, de Bombétok, des espèces qu'on n'a
point jusqu'ici observées ailleurs. Si en réalité certaines plantes
demeurent confinées sur des espaces restreints, ce sera l'indice de
différences dans la nature du sol, dans des conditions climatériques
dont il importera de s'assurer. Dans la flore des environs de Foule-
pointe, de Taraatave, d'Ivondrou, nous avons cité un charmant ar-
brisseau de la famille des combrëtes portant de superbes fleurs
rouges; un arbrisseau du même genre à fleurs violettes se trouve
à la baie de Diego-Suarez, d'autres à fleurs blanches à la baie de
Bombétok (2). Plusieurs espèces de terminalias n'ont été remarquées
également qu'au nord de la Grande-Terre, ainsi que des dombeyas
à fleurs jaunes, des passiflores, des salacias, et nombre d'espèces
appartenant à divers genres. Une astéropéia très distincte de celle
qu'on admire près des lacs Rasouabé et Imasoa a été découverte
dans les forêts de la baie de Diego -Suarez (3). Sur les plages du
nord-ouest, on voit le henné épineux (A), dont les Orientaux font
usage depuis l'antiquité, — il aura été apporté par les Arabes; dans
cette partie de la grande île africaine, le tanghin n'existe pas. Au-
tour de la baie de Bombétok, près de la ville fameuse de Madsanga,
sont très répandus des arbres de la famille des légumineuses» les
uns à fleurs rosées, les autres à fleurs rouges, des érythroxyles,
des bignonias, que personne n'a rencontrés sur la côte orien-
tale (5).
Le littoral de Madagascar, de la baie de Saint-Augustip à la baie
de Bouëni, on s'en souvient, est partout cité comme une région
désolée; du sable, des arbres rabougris et claîr-semés, les explo-
rateurs n'ont pas vu autre chose. Aussi est-il de quelque intérêt
de voir la récolte d'un botaniste dans ses courses à travers cette
(1) Haandrell, A Visit in the North-East province of Madagascar; — The Journal
of the royal geographical Society, t. XXXVII, 1867.
(2) Pœvrea violacea, P, albifiora, P. villosa, décrits par M. Talasiia.
(3) Asteropeia amblyocarpa, Tulasne.
(4) Ijiwsonia alba, de la familln des lythrariécs.
(5) Dahlbergia {Chadsia) verticolor, D, fiammea, Bojer, de la famille des léga mi-
neuses. Erythroxylon jossinioïdes , de la famille des érythroxylées. Bignonia euphor-
bioides.
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L'tLE DE MADAGASCAR. 226
contrée misérable. Outre des aloès, il a observé des câpriers plus
ou moins épars, Tun ayant les feuilles d'un vert gai avec les pé-
tioles munis de pointes rouges et les fleurs blanches, Fautre cou-
vert d*un duvet laineux portant des fleurs jaunes (1); au milieu des
sables, une boerhavia (2), espèce d'un genre qui a des représeu-
tans sur divers points de la Grande-Terre et d'une famille dont le
type le plus connu est la belle-de-nuit cultivée dans nos jardins.
Sur les collines calcaires ont été rencontrées des dombeyas (3) et
des bignonias qu'on n'a trouvées jusqu'à présent en nul autre en-
droit. Dans cette contrée si triste, M. Bojer a découvert un des plus
beaux arbres du monde, le colvillea, delà famille des légumineuses
et seul de son genre (A)^ L'arbre, qui atteint la hauteur de 15 à
20 mètres, est garni d'un élégant feuillage et couronné de rameaux
Têtus d'une écorce rougeâtre, parsemée de points d'une couleur
plus vive; il a des fleurs d'un jaune orangé nuancé de pourpre,
suspendues à des pédoncules rouges et réunies de façon à former
des grappes splendides. Par cette description, on juge de l'effet que
doit produire le colvillea lorsqu'il est dans toute sa magnificence.
Nous venons de prendre une idée de la végétation du littoral
de Madagascar, riche et magnifique à l'est et au nord, pauvre et
chétive à l'ouest; il faut maintenant suivre dans l'intérieur de l'île
les rares observateurs qui ont parcouru l'Ànkova. Après avoir fran-
chi la vallée de l'Iarouka, escaladé depuis le village de Maroumby
une foule de collines et d'escarpemens, traversé la grande forêt et
gravi les derniers sommets de la chaîne d'Ânalamazaotra, le voya-
geur se trouve transporté dans un autre pays : plus de ravenalas,
plus de palmiers; la nature des tropiques a presque disparu, on
est à une hauteur au-dessus du niveau de la mer déjà considé-
rable; le climat est celui d'une région tempérée. Néanmoins le sol
tourmenté, l'entassement des montagnes, produisent encore des
effets grandioses. Souvent on a parlé du spectacle impo.^^ant qui
étonne et enchante le voyageur au moment où il atteint les cimes
del'Analamazaotra; c'est la plaine d'Ankay, vaste, immense, limi-
tée dans sa largeur par deux chaînes de montagnes, qui vient tout
à coup de s'offrir aux regards. Quand une vive lumière inonde
l'espace, que les ombres fortement accusées font ressortir avec
netteté les moindres détails, la scène est splendide : les yeux s'ar-
rêtent sur le village de Mouramanga, où les différentes routes se
rencontrent; celle de Tananarive, plus large que les autres, se des-
(<) Cofparis fiyracaniha, C, ehrytcmêia, Cadaba virgata, décrits par Bojer.
(S) Bûêrhaoia jUkata, de la famiUe des nyctagiaées.
(3) Dambeua iriumfHtœfolia, D. cutpidata.
V) ColviiUa racemosa*
TOMi CI. — 1812. 15
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380 RETU£ MS OSCX HONDlS.
sine GOiftme un niba^ de couleur d'ocre qui traverse 1» TaUée, ser-
prate sur les fiancs des collines, ^^[mrall derrière tne crête pour
se mofitrer eucore une fois dans le lointain semblable à nm fil d^sr
bîentftt perdu dans les moaiagnes bleues. On se souvient de fai
physionomie de TAnkova (1); à l'exception de certaines vallées et
de quelques coteaux boisés» Taridité du sol cause une impressioB
de tristesse. Il est intéressant de voir avec M. Bojer, le seul botar
niste qui ait exploré les environs de Tanaearive et les mœtagnes
de la province d'Imerina, le caractëire de la végétattoo cbs cette
contrée.
Plusieurs espèces particulières de ce genre dombeya que nous
avons appris à. connaître sur les côtes contribuent à former la mo-
deste parure des alentx)urs de la capitale des Ovas; au milieu des
champs rocailleux et stériles,, elles formest quelques buissons. Dans
les mêmes localités croissent des arbrisseaux d'assez chétive zppa"
rence, dont les espèces appartiennent à des genres et môme à des
&miUes qui caractérisent le» régiQps intertropiceiles de l'Asie et de
l'Afrique (2); on voit un arbuste, de la famille qui a pour type le
G&prier dn midi de la France, remarquable par ses feuilles glabres
suspendues à de longs pétioles et par ses fleurs d'un blanc d'al-
bâtre, disposées en corymbes (3). Dans les vallons hunûdes végè-
tent des plantes herbacées d'un groupe depuis longtenops signalé
en Asie et en Amérique (&).
Certaines montagnes de la province d'Imerina un peu éloignées
de la capitale ont encore des forêts qu'on peut admirer; sur l'An-
gavo, on voit des arbres d'un port magnifique qui s'élèvent à la
hauteur de 30 mètres, une essence du type du câprier, le cratéva
gigantesque (&). La force, la grâce^ la beauté sont unies pour faire
du cratéva de Madagascar une des merveilles du règne végétal : près
de la base, le tronc a souvent plus de 1 mètre 1/2 d'épaisseur; vers
la ciine, les branches, étendues sur une ligne horizontale, paraissent
protéger les humbles arbrisseam; les feuHles d'un vert clair, vei-
nées de rooge en dessous, — les plus nouvelles, entièrement teintées
de poari»*e, s'agitent sous le moindre souffle au bout de grêles pé-
tioks longs de plus de t dédmètre. II est nn moment de l'année
ok la parure est dans tout son éclat; au milieu du charmant feuil-
lage, si richement coloré, se détachent des corymbes de fleuns oo
(i) Vof e» ht tew# du t«' août, ^ 631.
(2) Quisqualis madagascariensis, Bojer [Hortus mauritianut)^ de la famille de»
combréiaeées; CisMmjitfoi nmpkivfk§Hm, d*ki fcniWie daa. wMitpnwmÊén»,
(3) Thylachium Sumangui, BoJ«r, dt te» CanUto daa
(4) Polanisia brachiata et P. micrantha, déciit» par Buiar».
(5) Cratœva excelsa, de la famille des capparidées.
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l/tCS DE lUSMASCAR. 827
d'oB rose tasâre tm il'un ton incamajL Les Malgaches tirent des
Uoncs du cnUéva de larges plaAches gui servent à faire les coQti^-
veos des maisoos. Des doiobeyaa de différentes sortes abondent
dans les forêts de rAnkova; Tune d'elles^ l'astrapée caonahine (1)*
qui se distingue par de grandes feuilles ovales et pair des fleurs
pendantes d'une entière blancheur, est très répandue snr le mont
Angavo et en beaucoup d'autres endroits de la province d'Ime-
rina. C'est une espèce précieuse pour les Ovausi; l'écof ce fournit une
matière textile qui remplace le chanvre. Aux mêmes lieux crois-
ant plusieurs de ces curieiix arbustes du genre coléa, dont on
roit le plus bel échantillon ^dans toutes les forêts voisines de la
G5te, ainsi qu'une singulière plante de ht famille des bignonias
propre à la grande lie africaine : l'arthrophylle de Madagascar, <{fii
a deslemlles articulées au milieu du limbe (2). Sur les flancs ro-
cailleux du mont Antoungoun, entre les rochers poussent des ar-
briaseau d'un type bien connu dans les régions tropicales de TAsie
et de TAlfîque : les érythroxyloas (3). Dans les forêts sombres de
l'ADgayo, surtout dans les vallons, des vaquois d'une espèce par-
ticulière, se faisant remarquer par des feuilles semblables A des
rubaos (A)» conti^astent par l'aspect avec le reste de la végétation.
Tous ces arbres et ces arl>risseaux comme relégués dans quelques
solitudes formaient sans doute autrefois un manteau de verdure sur
le pays aujourd'hui nu et presque désolé d'Ankova, Si l'on compare
la flore de cette région élevée de la Grande-Terre à celle du litto-
ral, la différence est facile à reconnaître ; les genras de végétaux ne
changent guère, mais les espèces en général ne sont pas les mêmes
et les types les plus caractéristiques demeurent attachés aux par-
ties baiflea, cbatuies et humides^
Maintenant, malgré les lacunes dans nos connaissances, se dessine
arec netteté le surprenant caractère de la flm*e de Madagaacar. L'en-
senble se compose de plantes de quelques familles et d'une longue
suite de giem-es n'existant que sur cette terre, ensuite d'une foule
d'espèces tout à fait particulières à Tlle, mais de types r^'présentés,
les uns ejbdusiveiaefit en Afritpie, les autres, — peut^^tre en plus
gnyad nombre, -*- seulement dans l'Inde et ke lies adjacentes, enfin
d'espèces dont les formes génériques sont trop disséminées pour
jeter beaucoup de liamière dans uae question de géographie phy-
sique. Rien n'accuse donc mieux l'isolement de Madagascar que
cette fbre à la fois ri spéckle et si caractérisée. La grande Ue,
[i) ÀttrapcBa (Hilsenbergia) cannahina, décrite par Bojcr.
(S) Jtlknfàffllmm madagtaoarmmii^ 4ti U lamilto itet l>igsoiiiaoé«B.
(?) Erythrêx^lm -diiCûkt, B* n^pHMeê»
W Pandamu vittarifolius, décrit par B^tr.
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
voisine du contiaent africain, ne rappelle l'Afrique par la végéta-
tion que dans certains traits, et semble offrir des analogies un peu
plus prononcées avec l'Asie tropicale; mais au sujet de ces rela-
tions diverses d'un si réel intérêt, la réserve est encore nécesssûre;
il sera difficile de conclure d'une manière définitive tant que la
flore du Mozambique n'aura pas été parfaitement étudiée. On re-
marque à Madagascar plusieurs végétaux qu'on ne distingue pas de
ceux de l'Inde : pour quelques-uns, l'identité reste douteuse; pour
les autres, elle est évidente, et dans ce dernier cas il est besoin
d'examiner si la présence de ces végétaux sur la grande tie est
toujours due soit à l'intervention de l'homme, soit à des circon-
stances particulières; l'attention des savans n'a pas encore été di-
rigée de ce côté.
Dès le temps où des Européens vinrent s'établir sur la Grande-
Terre, les Malgaches se livraient à la culture de plusieurs végé-
taux ; ils avouent le riz, la canne à sucre, différentes espèces d'i-
gnames. D'où les tenaient-ils? Personne ne parait s'être inquiété
de la provenance de ces plantes. A cet égard, une recherche appro-
fondie serait peut-être fort instructive. On a fait déjà de véritables
efforts pour retrouver l'origine des peuples de Madagascar : les traits
du visage, des coutumes, des superstitions ont conduit à des rap-
prochemens; des mots de la langue ont été regardés, non sans rai-
son, comme des indices d'une parenté avec des nations d'une autre
partie du monde, — on ne s'est pas douté que par l'examen et la
comparaison des plantes cultivées il ne serait pas impossible d'être
amené sûrement au point de départ.
Flacourt nous a informés que les Malgaches possédaient plusieurs
variétés de riz; la culture de cette céréale, soit dans les bas-fonds,
soit sur les collines, était alors répandue chez la plupart des peu-
ples de la grande lie. Il est permis de croire que le riz a été intro-
duit par les Arabes; pour la canne à sucre, surtout pour les ignames,
on doit probablement en chercher ailleurs l'origine. Notre premier
historien de Madagascar a énuméré les diverses sortes d'ignames
cultivées; quelques-unes d'entre elles échappent encore à la dé-
termination scientifique. Ces végétaux, à racines énormes, sont de
la famille des aroldées (1); ils se rapportent au genre colocasia (2),
plantes de haute taille, ayant de larges feuilles, de jolies fleurs, un
port superbe; elles produisent grand effet lorsqu'on les voit en
masses dans un site pittoresque, comme par exemple sur la rive
droite de l'Ivondrou. Cultivées de temps immémorial dans l'Inde et
(i) Une espèce de cette famille, qui «e trooTe dans nos bols, est connue de tout le
nonde sous le nom rolgaire de gouet et de piêd-d&^au (Arum vulgar^»
(S) Colocasia eicultnêum, C, antiguonim.
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l'Ile de Madagascar* 229
dans les lies de la Mer du Sud, c'est peut-être de ce côté qu'il faut
porter l'attention pour apprendre par quelles mains ces ignames
ont été transplantées à Madagascar. Il conviendrait aussi de s'oc-
coper dans le même dessein de la grande cardamome de l'Inde» la
longouze des Malgaches (1), devenue si abondante en certains en-
droits que de ses fruits on chargerait un navire, dit Flacourt. C'est
one belle plante que la cardamome, portant des fleurs fort élégantes
et des fruits d'un rouge écarlate, qui ont une chair blanche» aigre-
lette, de goût agréable. Le coton nous est cité dès le xvu' siècle
comme d'un usage très général dans plusieurs provinces de la
Grande-Terre, et pourts^nt les botanistes ne signalent aucune es-
pèce particulière de cotonnier à Madagascar; là encore il y a une
étude à poursuivre, une origine à rechercher.
A tous les points de vue, la richesse et la singularité de la flore
de Madagascar nous attirent. La richesse de la végétation, c'est
l'existence facile pour les habitans, la misère impossible. Chacun
peut cueillir des fruits, arracher des racines autant qu'il en a be-
soin pour sa subsistance, se procurer sans peine des feuilles et des
écorces qui donnent des matières textiles propres à la fabrication
des vétemens, avoir en abondance du bois pour construire des ha-
bitations. L'étrangeté de la flore conduit à se préoccuper de l'état
du monde à son origine. Souvent on a supposé que des îles avaient
pu être détachées des continens à des époques plus ou moins ré-
centes; les espèces végétales les plus caractéristiques, celles que
nous avons décrites, apportent une preuve irrécusable que l'Ile de
Madagascar n'a jamais été unie soit à l'Afrique, soit à l'Asie* depuis
l'apparition de la vie sur cette terre. Les espèces liées par une
sorte de parenté avec celles d'autres régions indiquent des analo-
gies dans les climats et contribuent ainsi à répandre quelque lu-
mière sur la physique du globe. Plus encore que l'étude des végé-
taux, l'observation des animaux de la grande île africaine rendra
ces vérités saisissantes.
Emile Blanchard.
(La suite au prochain n\)
(t) Âmomum cardamomum, de la famUle des amomacées.
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•CHRONIQUE D£ LÀ QUINZAINE
31 août 1871
À voir commeDt les oh06e8:se passent, (oommeot cm oublie ies misères
id'bier etiles difficultés ule demain :pourse livrer à tous œs jemassoar-
•dissans des vaines |>aroies, odes iinveniions futiles > et tdes ipolémiqBas
oiseuses, ou serait tenté deicraite iqoe oe (temps de vAcasces donné pour
tle irepos lett le Becueillement.a été «cEéé pour être le règne du icommécage
et de la mystiûoaition. Leorôle duxommécage et de ia déclamation iia-
nale danslaipolidque.xe serait .un chapitre curieux^fit^mBlheureuasmait
d'uu'cruel à-propo6. Que Tûulee-wyu&7JaLKranQe a^aas doute des ioisicsl
Les Prussiens ne. sont jplus à NoBcy etià>fielfort «LAeniprimt, qui.a été
^éclatante attestation. de aotne cnédit, a^jétéipayé touttentier, «t.0Dapu
donn^ un congé définitif à rinvasioou.Les.Tuises de la.guene stde la
révolution. sont néparées..t^ousjie portons plus au .flanc tl* horrible (plaie
de nos provinces p^dues, et les Alsaciens ou les Larrons nfoatpiusà
secsauvor .nuitamment, à.déjouer la surveillance. allemande ipenr' venir
réclamer te droit de ^ervir>4nfiore 90us île olrapeau deileur .vieille patrie.
Non, tout «cela n'existe plus, ices deux années n^'ont-^étéiqu'un manvas
rêve, le moment. est venu^de reprendre cette ^nae vie* d!aitfrefsis>où
Ton s'amusait de tout, où la France, enfoncée. danssa mollesse élégante
et dans son scepticisme corrupteur, pardonnait tout, pourvu qu'on flattât
sa curiosité, sa vanité et quelquefois ses passions! On dirait vraiment
qu'il en est ainsi, qu'on a tout oublié, tant nous sommes envahis depuis
quelques semaines par tous les bavardages et les histoires de fantaisie.
La France, pour son malheur, a été trop souvent une nation aimant à
être trompée ou amusée par ceux qui se chargent de nourrir son espnt
et son imagination. On ne s'en apercevait pas toujours au temps des
prospérités. Maintenant que le pays a subi les plus terribles épreuves,
que les événemens lui ont laissé une existence lourde à porter, un avemr
difficile, il y a une sorte de contraste poignant entre tant de réalités
douloureuses et ce déchaînement de déclamations, d'inventions frivoles,
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i» poiémiqaea taptgeuaes qm ont la prétention de représenter Iz vie
foÛique du moioeiU*,
fi ests trop Tcaii â est. UKXf feeile de le voir qaehpiei&is, on ne peut
afiUKaotunier enoore à. o^tle eonditioû nomreile d'une nation qui sort à
p9m de la plus efiroyable crise, et qui ar tant à faire pour se relever.
On II» voii pas qu'il y a des momens où, par une soirte de complicité
tadtft da patriotisme, tons ceux <|ai ont une part quelconque dtans la
poUtiqnoi bommes publics; écrivains^ journalistes^ sont tenus de s'ob-
swwr, de pespecter le pays dans son repos^ dans la dignité de son Infor-
taa^ daos ses iotérèbs,. qui restent en suspense Ce qu'il y a de cruel dans-
ksitifiiticm faite à la France, on le^sent bieniévidemment, et on le répète
sur tou& les tons;- mais on oublie bien vite que cette situation a des né-
ceaités qui pèsent sur tout le monde. On se laisse aller aux- hasards de
rimpndVésaiion» aux colères de l'esprit de parti, aax' représailles de la
vanité blessée oui de l'ambition: déçue. On s^adrease au public et on
^Qttve le besoin de piquer saouriosité, de poursuivre le succès par des
imiginatifms toujours nouvelles^ par le^ travestissement de tonte chose,
pv'lsdéaigrement.des hemmes, On se livreeofin aux dangereuses fas-
dnattoQs de cet eeprit saoS' scrupule et sans frein qui fait dire aux
étmogera malv^Ilans : Vous voyes bien, la- France est toujours la.
iota», rien :n'est changé. Aujourd'hui, comme auU^fois, la légèreté, la.
présomption el> rigooranoe se déploient, en toute liberté. Ces Français
eseaUent.à;parler de toutes^ les choses sur lesquelles ils devraient se
taioe, à soulever, toutes les questions dont ils ne devraient pas s'oecu-
par.. Us. font de leur malheur un :Spectacle[, de leurs épreuves un: thème^
de rècôminatioas^. iti souvenir, de leurs plus néiastes journées une oc^
cnaioa de manifestations. Rour un bon mot ou pour un calcul de parti; ils<
saai&eraient tout, méme^l'intérét de leur paysl II faut' qu'ils fassent des*
disceara^des.maaÂfestQS et des: articles^ de journaux àsensation; il faut:
p«Hl88Su»to«i: qu'ils: s'amusent des autres et* d^ux^mémes. — Et dè>
fait^ne prête-t-on peint trop »aisémeat; ajoutée ces accusations si souvent
reproduites^ contre la légèreté, la vanité et les intempérances présomp-
tueuses de reprît français?
De qaoi pense-tHonjoneCEst qu'on s'^t le pius occupé depuis<quelques
snainea, depuis^que rassemblée nationale a quitté Versailles? Assuré^
ment'Ia&ohoses qui peuvent offrir un' intérêt sérieuxne manquent pasi
UaoQQaeil»<génér£uix: viennent, de* se. réunir; ils sont restés quelques
jours en* sesaien,. lai ^upart sentrmfimie encoreèf leurs travaux. Au te*
tat, ces* modestes assemblées ont faitr leur* devoir en* demeurant fidèles*
ileiirnission toutelooaie.' Excepté- dansiquelquestdépartemeos où lesi
nidÎBaiixv qiiioiiubda>]aajorffté, éprouvent toojeaTsle besoin de montrer^
leor respeoDpour ladleireftdépassaïu^lefif» attributions, en- voulant à tout'
prix faire de la politique, excepté dans ces départemens, tout s'est passé»"
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232 ABVUE DES DEUX MONDES.
simplement, régulièrement. Le meilleur esprit a régné dans ces assem*
blées; on s'en est tenu aux affaires locales, aux questions pratiques, à
tout ce qui intéresse le plus directement le^ays. Cette session des con-
seils-généraux avait sans aucun doute son importance. C'était la seconde
application de la loi de décentralisation. N*était-il pas curieux de suivre
de près cetie réalisation d'une idée libérale dont le succès peut exercer
une influence décisive sur le développement des institutions représenta-
tives en France ? Mais non, les conseils-généraux sont bien modestes, ils
n'offrent qu'un médiocre attrait à la curiosité. Ne vaut-il pas mieux se
mettre en campagne à la suite de M. le président de la république, ac-
compagner M. Tbiers sur la plage de Trouville pour pouvoir racooter ses
moindres démarcbes ou répéter la moindre de ses paroles, pour avoir
l'occasion de dénombrer les personnages qui se succèdent au cbalet pré-
sidentiel ou de décrire les expériences d'artillerie qu'on n'a vues que de
loin? Il est certainement assez simple qu'on s'intéresse au cbef de l'état
sous la république comme sous la monarchie; mais franchement où
veut-on en venir avec tout ce luxe de bulletins et de récits qui ne lais-
sent pas un instant de répit à M. le président de la république?
M. Tbiers a-t-il fait une promenade le matin? dans quel costume a-t-il
paru sur la plage? qui a-t-il vu? qu'a-t-il dit?' Est-ce qu'il ne serait
point occupé par hasard de quelque machination pour organiser une se-
^nde chambre? Quand doit-il aller au Havre ou à Honfleur?
Ce doit être un peu dur pour M. le président de la république de ne
pouvoir se reposer en toute tranquillité, de se sentir sous Tœil de lynx
des Dangeau de toute sorte occupés à raconter sa villégiature. Et ce
n'est pas tout encore : que les populations se permettent de témoigner
leur déférence au chef de l'état, non par des ovations serviles, mais par
les marques familières d'une affectueuse confiance, ceci devient plus
grave; les nouvellistes sont toujours là aux aguets pour compter les ac-
clamations, pour les tourner en ridicule au besoin, et par une circon-
stance assez étrange, ce sont les journaux qui se disent les plus con-
servateurs, les journaux légitimistes, qui ont de ces belles railleries.
Àh! si c'était le roi, ce serait une autre affaire, ce serait alors tout na-
turel et bien évidemment de la plus touchante sincérité ; mais pour un
homme, pour un vieux patriote qui se contente de se dévouer à son
pays, c'est une usurpation de la faveur publique, c'est une comédie visi-
blement arrangée. Encore un peu, vous verrez que M. Tbiers aura man-
qué au pacte de Bordeaux parce qu'il recueillera pour le prix de ses
efforts une simple et honnête popularité. Et voilà cependant à quoi on
peut passer son temps dans un pays où ceux qui ont la prétention de
diriger et d'instruire l'opinion n'ont pas toujours un sentiment sérieux et
vrai des choses. Il faut bien se distraire et combler ce terrible vide des
vacances!
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RETUE. *^ CHRONIQUE. 233
Cest peat-étre encore assez innocent, quoique passablement puéril.
Ce qui est moins inofTensif, ce qui peut môme être dangereux, c'e^t de
se laisser aller, par une imprévoyante ardeur de polémique, à soulever
les questions les plus délicates, les plus inopportunes, au risque de
compromettre l'intérêt le plus grand du pays. Où est la nécessité de sus-
citer ce qu'on pourrait appeler la question de Belfort? Voilà quelque
temps déjà qu'on s'acharne à cette affaire avec toute sorte d'interpréta-
tioDS et d'interrofçations, toutes plus pressantes et peut-être plus dange-
reuses les unes que les autres. Que font les Prussiens à Belfort? Les for-
tifications qu'ils construisent sont-elles dans leurs droits, dans les droits
de la guerre dont ils usent et abusent? Ne révèlent-elles pas la pensée .
secrète d'un établissement plus définitif? Que fait le gouvernement pour
défendre Tintérêt de la France ? S'est-il seulement assuré des alliés pour
Taider à soutenir sa cause? Quand on agite ces questions brûlantes, on
le fait sans doute dans les meilleures intentions « par un sentiment de
prévoyance ou de crainte patriotique. On ne voit pas cependant qu'on
risque de faire plus de mal que de bien en admettant un doute là où
il ne peut pas y en avoir. Quoi donc? est-ce qu'il existe une question
de Belfort? Les engagemens dictés, imposés parle vainqueur lui-même,
peuvent-ils être sans valeur pour celui qui les a souscrits dans la plé-
nitude de la victoire? Est-ce qu'il est possible d'admettre comme base
de discussion que les Prussiens songent à se délier de leurs obligations
en restant là où ils n'auront plus le droit de rester le jour où ils auront
reçu l'indemnité de guerre qu'ils nous ont infligée? La dernière con-
vention négociée avec l'Allemagne n'en a rien dit, et elle ne devait en
rien dire; la moindre parole de nos négociateurs sur ce point eût été
une imprudence, une marque d'incertitude. Allons plus loin. Quand
même il serait vrai que les Allemands eussent une arrière-pensée, qu'ils
voulussent, sinon garder Belfort définitivement, du moins prolonger leur
séjour dans un prétendu intérêt de sécurité, est-ce qu'on croit porter
on secours bien efficace au gouvernement par des polémiques intempes-
tives? Sait-on quel est encore pour la France le meilleur moj'en de main-
tenir ses droits? C'est de remplir jusqu'au bout, avec une courageuse
désignation, les engagemens qu'elle a dû subir, de ne fournir à l'Alle-
inagne aucun prétexte de manquer à ceux qu'elle a pris; c'est de ne pas
se livrer en face d'un ennemi tout-puissant à des discussions qui ne
peuvent que Texciter sans le désarmer, et surtout de ne point offrir à
la Prusse l'occasipn de se croire fondée ou intéressée à réclamer des ga-
ranties nouvelles contre des menaces d'agitations révolutîonnaii'es.
La meilleure des politiques est de traiter sérieusement les choses
sérieuses, de se défendre de ce système d'agitations factices, de dé-
clamations arbitraires, de polémiques inutiles ou périlleuses dont le
P^ys porte la peine sans y participer, car le pays n'y est pour rien cer-
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281 RJSYTO DBS DfiUl MiWRSeS.
jainement Le pftys vît ilranquille et âravaîUft, x'est sa^polilique à lui.
Penâant oe temps^ on brode des ihistoires de faDtaiflie sar les viUégia*
linreB de M. te président de la répuUiqae, on diaoute sur Iles foctiflca*-
lions de Belfort, oa réreiUe par intervalles, qfnoiqueplas tîmidagneat, la
question de ia dissolution de rassemblée^ on disserte fior les deux
ctaanitees, .on pu-blie d^ maufesles du centre gauche ou du ceolis
4roît« et même on a eu l'air un instani; de vouloir ^commencer une caoïr
pagae qui n*est pas la moins curieuse ide toutes, ^u'oa pourrait af^nter
la campagne des aaniversaires. Depuis quelque temps en vérité, le çaût
des anniversaires s'est développé d'une maniève presque inquèétaiitte;
il y a eu même tout récemment un journal qui n'a pas voalu laisser
passer la date de la Saint-Barthélémy sans faire le procès rétrospectif
die celte nuit lugubre de l'histoire. Peu auparavant, c'était l'anniver-
saire de la prâe de la Bastille qu'on célébrait. Maiatemot il s'a-
gissait de fêter l'anniversaire dn k septembre. iL iemiinstre 4o .l'in-
térieur y a mis bon ondre, il est vrai; ii a interdit les exhibitions, les
banquets, les résinions publiques-et mêmeiesiréuaions privées qui pour-
raient avoir un objet politique* M. le mîxiistre de l'intérieur nejiy>uaait
certes mieux iaére, et ce qu'H y :a d'étrange, c'est qu'il ait eu besoia de
rappela qu'an ne ae livrait pas aujourd'hui à des réjouissances (hh
bMquBSi» que le U sefKtfflnbre n'avait rien )de giorioux pour la France. Il
ne s'agit auUement à coup sûr de juger le caractère politique du 4 sep-
tembre, de ce jour de révolution où sombrait un pouvoir qui veomt 4»
plonger nom» pairie dans le pJus affreux abîme. Dans tous les cas, si le
.i( «septembre rappelle la chute de r<empim, il .rappelle en même teasyala
chute de la France à Sedan. Que le pard xadical songe à «éléhrar ua tel
azmiversaire, fiels donne une Ibis de plus la mesure de son paferiotisBW
et même de .son esprit politique. C'est je signe de cette triste paaùon
de parti qui sufaoffdonne .toujours Ilintéfôt national à un fanatisme de
secte. Les organisateurs de fôtes et de banqueta français, ai onleuravsait
laissé la liberté de se livrer h leurs ébals, jiuriaieot eu l'avantage de se
rencontrer avec les Prussiens* qui, euK.aussi, vont célébr^er «comme une
fête nationale allemaade i*anniversaire de Sedan. Le spectacle ^id été
complet; radicaux françtis et Prussiens a.uraiient fêté ensemble le même
événemenu pendant que la Fraooe humiliée eût vu passer ces réjouis-
sance de la victoire implacable et du fanatisme révolutionnaire.. Et voili
comment les radicaux ûot la prétention de servir ileur pays daas ce
temps de vacancesl M'est-ce pas étrangement employer des loisirsqu'on
pourrait consacrer à tous lies intérêts publics?
Pourquoi tient-on absolument à nous donner an rôle, ne fiOLt-ce que
celui d'écouteurs aux .portes, dans la pièce diplomatique à grand speo-
tacle qui va se jouer à Berlin? De queto commentaires, de quelles oan*
jectures de fantaisie, de quelles .mystifications cette entrevue des trois
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JUI1WS.. -«- CBBOaiQOB. 2Sft
epipereiirs d'Allemagne, de Roflaie et d'Autriche nVt-eHe poiat été
roenaîoal OA' veut à tout frâ. péDéirer le terriUe mystère, oa en a
mèoe parlé dao» h comniadoQ de permaoence de rassemblée, qui se
réiuil de lemp^à autre à Versailles» eommet si M. ie BÛDistre des effares
étnagèras poavait rieadîre et avait fîen k dire. Que les journaux alle-
naads dooneol caeriène à lear imagiiiatioQ , à leurs haines eu à leurs
désffs» bredenl tooiesofte d'aB4>lifieationft sur Tentrevue des empereurs,
et cpie des jotàmsux qui ne sost pas allemands se fossent Técho de teut
ce qui se dk ou de lout ce qui se murmure, tes intérêts des peuples ne
reateat pas moàos œ qu'ils sent, la force des dioaes ne domine pas
Dwiiis toutes les résolutions. Les tout-^puissans qui croient mener le
monde ne feat pas toujours eux-mémee œ qu'ils veulent, et, qu'on se
rasBire» tous ces soaverams, chanceliers et conseillers de toat ordre qui
vont se tpottver réunis seront peut-être plus occupés d'éviter certains su-
jets de coQversadoD que de travaiUer à de vastas combinaisons. On se
sera doané le luxe d'une représentation de gala, on aura assisté aux
maomivFes d'automne, le vieux Guillaume de Prusse aura montré à ses
bans ffères ren4>erear Frangois-ilosepë et l'empereur Alexandre les sol-
dits qui ont battu les Autrichiens à Sadowa ou qui pourromt avrâ* à se
mesurer af ec les Russes, puis en déflnîtive il en sera de cette nouvelle
saime^Uanœ comme de toutes les bulles de savon diplomatiques qui
depois longtemps coerent périodiquement les airs..
€e serait à coup sûr une légèreté singulière de prétendre refuser toute
imptftaoce à une entrevue comme celle-là. Des empereurs ne se réu-
nissent pas pour rien, surtout quand ils se font suivre de leurs premiers
nûaistres; ils peuvent être conduits au rendez-vous par des mobiles dif«
féreas, ils ont toujours une pensée. Les souverains de l'Allemagne, de
la Russie et de l' Autriche oo4 certainement aujourd'hui la préoccupation
du maintien de la paix, ils Vefforceront d*entourer cette paix de toutes
lesgaraaties générales de bonne amitié et de bonne intelligence' qu^ils
pearroat trouver dans leur zèle de conciliation. Nier ce qu'il peut y avoir
de sérieux dans oes tentatives de rapprochement serait de ta plus vul-
gaire imprévoyance; mais ce serait aussi dans un autre seos une mé-
prise évidente d'allé chercher la significaiioA et le secret de la réunion
de Berlin dans toutes les iijbstoires fabuleuses qu'on sème à plaisir, de se
laisser prendre à tous ces bruits qui représentent l'entrevue des empe-
re«ratanl6t cooKne ie préliminaire d'uo congrès destiné à régler la
silD^en de Tâirope. taatôt connue une sorte de sanhédrin de sainte-
dUianoeott les trois souverains concerteraient une politique pour tenir la
Fraaceén échec, et, qui sait? peut-ôtre pour lui imposer une limitaiion de
forces militaires. Les expériences df artillerie qui viennent de se faire à
Trooville sont manifestement une raison d^ioquiétude profonde pour
rEuropel H n'est que temps d'opposer un coogrès au nottveau camp de
Boulogne.
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236 RETUB DES DEUX MONDES.
Eh bien! non, quoi qu'en disent les colporteurs d'imaginations saugre-
nues, la France n*est point en cause à fierlln, on n*a point à s'occaper
d'elle, non -seulement parce qu'on n'a pas le droit d'insulter à ses mal-
heurs, mais parce qu'en réalité on ne peut rien, parce qu'il n'y a pas
même les élémens d*une négociation, d'une entente quelconque. Ima-
gine-t-on M. de Bismarck, qui a décliné et traité avec dédain pendant
la guerre tous les conseils de l'Europe, venant aujourd'hui demander à
cette même Europe la garantie de tout ce qu'il a fait sans consulter
personne? Quoi donc? après avoir seul vaincu la France au point de lui
arracher des provinces, il se sentirait obligé de s'assurer l'appui, ne
fût-ce que l'appui moral, de la Russie et de TAutriche pour mettre son
œuvre à l'abri des retours de fortune? Le terrible chancelier irait appe-
ler du secours contre ceux qu'il a dépouillés? Ce serait de la part de
l'Allemagne l'aveu d'une étrange inquiétude. Et d'un autre côté se
figure-t-on des cabinets, des empereurs appelés à mettre le visa de la
légalité européenne aux conquêtes de la Prusse, sanctionnant d'une fa-
çon plus ou moins directe, plus ou moins déguisée, les transformations
du centre du continent, et tout cela pour mettre en repos la conscience
de l'empereur Guillaume, pour assurer à M. de Bismarck la durée de
son œuvre? En quoi la Russie et l'Autriche seraient-elles intéressées à
entrer dans cette voie, à traiter la France en suspecte ou en ennemie,
à partager avec l'Allemagne la solidarité d'une politique qui ne leur a
valu jusqu'ici que des craintes et des menaces? Quel intérêt auraient-
elles à se lier pour l'avenir, à laisser M. de Bismarck libre d'épuiser à
l'égard de la France les rigueurs de la plus implacable victoire? Autre-
fois cette alliance des cours du nord était possible et pouvait garder un
certain caractère permanent, parce qu^elie était l'expression d'une pensée
supérieure, la pensée de défendre en commun l'ordre européen, les prin-
cipes conservateurs contre la révolution dont la France était le foyer.
Aujourd'hui tout cela n'existe plus, M. de Bismarck est le plus grand
des révolutionnaires, et en prêtant au chancelier allemand un concours
indirect contre la France la Russie et l'Autriche serviraient simplement
une ambition territoriale, une politique de conquête, sans avoir la
chance de trouver ailleurs leurs compensations, puisque sur un autre
tenain, en Orient par exemple, elles ne s'entendraient plus.
Comment donc une alliance nouvelle pourrait-elle naître de cette en-
trevue des empereurs? La Russie et l'Autriche n'ont aucun intérêt à en-
courager une politique d'hostilité contre la France, et M. de Bismarck
lui-même n'est peut-être pas si pressé de courir de nouvelles aventures.
Avec l'instinct et la prévoyance du politique, il sent bien que l'œuvre
entreprise par lui n'est pas simplement une affaire de force, et l'entre-
vue de Berlin lui aura probablement donné tout ce qu'il demande pour
le moment, si elle lui procure une certaine période de paix qui lui per-
mette de pousser jusqu'au bout le travail intérieur qu'il a commencé.
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BEYUE. — CHRONIQUE. 237
Sans doute PAllemagne est irrésistiblement entraînée aujourd'hui dans
le mouvement unitaire, elle se soumet sans résister à la suprématie
prussienne. Qui peut dire œpendant si une crise prématurée ne serait
pas une redoutable épreuve, non pas pour Tunité nationale elle-même,
qui est vraisemblablement désormais un fait accompli, mais pour l'unité
allemande par la main et au proGt de la Prusse? M. de Bismarck a plus
d'une besogne sur les bras, sans compter sa guerre avec les jésuites.
S'il n*est point homme à s'arrêter devant les obstacles, s'il n'a point à
craindre des résistances invincibles, il sait bien qu'il y a dans certaines
contrées des mouvemens de mauvaise humeur, des révoltes secrètes, — •
que les sentimens particularistes ne sont pas éteints partout, et qu'ils
se révèlent quelquefois jusque dans l'attitude des princes. Nous ne sa»
vous pas si l'empereur Guillaume et son chancelier s'étaient promis
d'attirer le roi de Bavière à Berlin pendant le séjour des empereurs.
Ce qui est certain, c'est que le jeune roi Louis ne sera pas de la fête,
et le roi de Wurtemberg ne semble pas non plus devoir aller grossir le
cortège impérial. Il y a mieux, il se passe depuis quelques jours en Ba-
vière des faits assez étranges. Le prince de Prusse est allé récemment
dans ce royaume soit pour y passer quelques jours en résidence d'été,
soit pour faire l'inspection des forteresses fédérales; il s'est même con-
duit avec beaucoup de tact. Il n'est pas moins vrai qu'il a cherché par-
tout le roi, il n'a pu le trouver nulle part. Le roi était invisible à Mu-
nich comme au château de Berg. Le prince impérial de Prusse a été
obligé de s'avouer que le jeune roi Louis aimait peu les visites venant
de Berlin, et il est parti sans le voir. Bref, le roi de Bavière, qui n'a
pas reçu le prince de Prusse, n'ira pas naturellement à la grande entre-
vue des empereurs. Ce n'est pas bien grave, cela peut prouver du moins
que tout n'est pas facile, et qu'il y a bien des choses à faire en Alle-
magne avant qu'on puisse songer de nouveau à des entreprises contre
la France.
Qu'est-ce qu'une élection là où la vie populaire se déroule dans toute
sa force et dans toute sa spontanéité? C'est assurément l'acte le plus
sérieux, et il a cela de particulier chez les peuples réellement formés
aux mœurs libres, qu'en mettant aux prises toutes les passions, tous les
intérêts, toutes les ambitions ou même toutes les vanités, il ne dépasse
pas la limite d'une de ces manifestations agitées, mais régulières, où
tout le monde se dispute la victoire dans le combat et où tout le mondfi
se soumet le lendemain. Un spectacle de ce genre, plein d'une anima-
tion croissante, s'offre en ce moment aux États-Unis. Là aussi une élec-
tion va s'accomplir, et la plus grave des élections. Le général Grant
touche tu terme de sa première période présidentielle ; c*est au mois de
novembre que le scrutin décidera s'il doit rester à la Maison-Blanche, si,
comme beaucoup de ceux qui l'ont précédé, il gardera le pouvoir quatre
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289 RETVC MS DEUX MONbBS.
ans encore, m a'O aura un successeur, et dès ce moment toutes les pas-
sions s'agitent, tous les partis se préparent à la lutte. Le moaveimnl
électoral a môme commencé depuis quelques mois déjà, et de jour en
jour il prend on caractère plus ardent, plus tranché, sans laisser en-
trevoir ce qui sortira de ce nouveau scrutin. Toujours est-il que, si le pré-
sident actuel obtient la confirmation de son pouvoir dans Félection du
5 novembre, ce ne sera pas sans difiiculté et sans combat. Sa candida-
ture d^aujourd^hui, tout en gardant les plus sérieuses chances, ne se
présente plus évidemment dans les conditions exceptionnelles et favo-
rables où sa première candidature triomphait si aisément. Il y a cinq
ans, te généra! Grant était presque naturellement désigné : il avait la
poputarité du soldat sans être trop connu oomme politique ; on voyait
en lui le vainqueur de Richmond, le paciflcateur de la grande repu*
blîque. Son élection était en quelque sorte la sanction de. la victoire
qu'on venait de remporter sur Tinsurrection du sud et comme le dernier
mot d^Adi guerre de ia sécession. Le parti républicain, rallié à son nom,
constatait sans effort sa prépondérance en face des démocrates battus,
désorganisés, même privés du droit de vote. (Tétait une situation ex«-
ceptionnelh;; aujourd'hui tout est changé. Le général Grant a donné sa
mesure comme président, comme homme politique, par quatre ans de
gouvernement, et durant ces quatre années qui viennent de s^écouler
les partis ont en le temps de se reconnaître, les vaincus ont commencé
à se relever, les vainqueurs se sont divisés, les opinions et les intérêts
se sont modifias; de là Timportance de l'élection qui se prépare.
La présidence du général Grant, pour tout dire, n'a peut-être point
entièrement répondu aux espérances qu'elle avait éveillées, elle n'a pas
tenu tout ce qu'elle promettait. Ceux qui se sont associés à l'adminis-
tration actuelle, qui la soutiennent encore et lui restent fidèles dans la
lutte électorale, peuvent sans doute se prévaloir toujours des services
rendus par le président; ils peuvent lui faire honneur de la reconstitu-
tion graduelle de l'Union, de l'affermissement de la paix, de rabolition
définitive de l'esclavage, de Textinction croissante de la dette nationale.
Ce n'en est pas moins là justement la question de savoir dans quelle
mesure, à quel prix cette œuvre a été accomplie, et sur ce terrain la divi-
sion s'est mise dans le parti dont l'union assurait si complètement, il y a
quatre ans, le succès du général Grant. Que les griefs personnels, tes am-
bitions déçues, les vanités impatientes jouent un certain rôle dans ces di-
visions et aient fait des ennemis à l'administration, ce n'est pas douteux;
quoi qu'il en soit, le parti républicain s'est démembré, et il s'est formé ré-
cemment un parti sous le nom de républicains libéraux. Ce groupe nou-
veau existe maintenant; il a son drapeau, son mot d'ordre, ses chefjSt
comme îl a ses griefs. Ce qu'on reproche à Tadministration du général
"^-•^^t. c'est de prolonger trop longtemps les souvenirs de la guerre ci-
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vile efi nminenaiit pluB qu'il m Israt les amendemens constltuttonoets
qui «QJevaieiit les droits politiques à des e«tégories •entières <ie ci</eyefiS|
c'est de n'être qu'âne diotature déguisée s'appnyaiitsar une oentraHsik*
tioo esœssife, une tentative <4e pouvoir so^xiatesque menaçant la vie civile*
On hû reproche hien d'autres choses ^encore, un arbitraire sans scropole,
le nëpotîBne, Tîntoléraiiies, la<xrriiptioB. Les gros mots ne sont pas épat^
gaés, et Dat«rslleB>e&t ies libAranix républicains se sont fait uti pre«
Snomie qui a pour principal objet la réforG»e de tout <» q«i'on reproche
4 radministration actuelle* Us venlent la restitution complète de tous
ks droits constitutionnels à MB eeuK qui en ont été privés par suite
de la guerre, ta répudiation de toute politiqne de centralisation par le
maintien absolu du seif^§ovetmnent local 4ans les états, la subordina-
tion da pouvoir militaire au pouvoir civil , la suppression des abus qui
se sont produits dans la distribution des emplois et de toutes les faveurs
admialsaratives, l'abandon du système des concessions de terres aux
Gonpapies indii^riefles. QuelqueSHins de ces articles peuvent paraître
MStt ragaes; ils répondent en définitfve aux sentimens d^opposition qui
f« sont produits dans ces derniers temps, et c'est ainsi qu'on approc^
de l'élection. Deux camps se sont formés : celai des partisans de la réé-
lection du président et celui des républicains libéraux.
Tout ce qui tient b T administration soutient naturellement le général
finuit. Le candidat des républicains dissidens est M. Horace Greeley, er.
aa premier abord, à ne juger que par l'importance apparente des deux
coacarreos, h lutte semblait s'engager dans des conditions qui promet-
taàent au siicoès facile au président au j^ard'hui en fot%cttons. €e d'est
pas que M. Horace 4reeley lui-même soit le premier venu : c^est te ré*
dacteur en chef de la TribvoH de New^York, un des pûiiliciens les plus
ooû^érables des États-Unis, liomme d'un talent supérieur, d'une grande
IflOueoos, qui a pour lui <nne longue et laborieiuse carrière; oiais un
journaliste aspirant aux honneurs de la Maison-Mancbe, c'est un pliéno-
mèoo qui ne sTétait pas prodah encore anx Étaus-dnis, et de plus, d ftat
en convenir, M. Horace Greeler est un personnage asseac excentrique
fbabitfjdesi iâème de costume. Il est renommé pour l'origitioAité de «a
teaoeet pour son îAEKMiciant dédain des usages de la dvilisati^n. S'il est
ooauné, il est certain que la grande répobliqM aura un pnamier nagiitrait
im extérieur pasaaMement bizarre. Que représente réettemeot M, HO-
'«œGreeiley f On œ peut trop le dire; ii a professé bien des opinions iàr
^mfis, il a été quelque peu fouriériste, protectionisle« surtout partisia
de l'abolition de l'esdavage. Il a fait losglemps «ae guerre îmiidacable
SQX démocrates du sud, ce qui ne l'empêchait pas, au lendemain de la
guerre, de se porter caution pour M« leflTeraon Davis, lorsqu'il s'agissait
de mettre en liberté provisoire l'ancien président de la confédération se-
; cessioniste. Aujourd'hui il est un des chefs des républicains libéraux, et
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2i0 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'on choisit manifestement en lui, c'est l'homme de talent! La lutte
est dcync engagée entre le général Grant et M. Horace Greeley. L'élection
présidentielle aux États-Unis est préparée, on le sait, par des conven-
tions où les partis se comptent, choisissent leurs candidats, et, cette
opération préliminaire une fois accomplie, au jour du scrutin, chaque
parti accepte scrupuleusement les désignations qui ont été faites. Il y a
eu d'abord une première convention des républicains libéraux à Cincin-
nati, et c'est là que la candidature de M. Horace Greeley a été proclamée
pour la première fois. Une autre convention a eu lieu depuis à Philadel-
phie, et celle-là s'est ralliée complètement à la réélection du général
Grant. Une troisième convention enfin a été tenue plus récemment à
Baltimore, et ici M. Horace Greeley a été le candidat acclamé. On n^est
pas au bout, bien d'autres réunions se produiront encore avant qu'on
touche au dénoûment.
L'issue de cette lutte dépend évidemment de bien des circonstances.
Jusqu'ici, M. Horace Greeley n'est point sans avoir gagné du terrain.
Non-seulement plusieurs conventions ont ratifié sa candidature, mais
encore des hommes d'une certaine importance dans la politique se sont
prononcés hautement pour lui. 11 a vu se rallier à sa cause le général
Banks, l'ancien président M. Andrew Johnson, M, Ch. Sumner, le sé-
nateur qui était, il y a peu de temps, président du comité des affaires
étrangères du sénat. En somme, ce ne sont pas là des adhésions com-
plètement décisives, et, s'ils restent livrés à leurs propres forces, les
républicains dissidens risquent fort d'échouer. Ce qui peut exercer une
influence sérieuse, c'est l'attitude que prendront les démocrates, demeu-
rés jusqu'ici en dehors de ces compétitions. Depuis quelques années,
les démocrates ont été réduits à la condition d'un parti vaincu et humi-
lié. Ils commencent maintenant à se remettre de leur défaite; ils ne
sont pas en état de disputer le pouvoir pour eux-mêmes, ils échoueraient
misérablement; mais ils peuvent aider singulièrement au succès de celui
des deux candidats républicains vers lequel ils se tourneront, parce
qu'ils croiront son élection plus favorable à leur cause, et si, comme
l'indiquerait la convention de Baltimore, ils se prononcent pour M. Ho-
race Greeley, ils portent à ce dernier un gros contingent. De son côté,
le général Grant ne garde pas moins de grandes et sérieuses chances. Il
n'a pas seulement l'appui de la fraction considérable du parti républi-
cain qui lui est restée fidèle, il aura aussi les noirs pour lui, à ce qu'il
paraît; il a J'avantage de la position, il a toutes les forces du gouverne-
ment, qui ne resteront pas inactives, par cette raison très simple que
tous ceux qui sont attachés à l'administration travaillent pour eux-
mêmes en travaillant à la réélection du président.
Qui l'emportera? On ne peut le savoir encore, on peut d'autant moins
le pressentir que des élections d'un autre genre qui se succèdent en ce
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REVUE. — CHRONIQUE. 241
moment sont loin d'offrir une mesure précise de là forcé des partis. Ainsi
il vient d*y avoir des élections dans la Caroline du nord; le gouverneur
éla, M. Caldwell, est républicain, mais les démocrates ont la majorité
dans la législature de Tétat, et ils pourront envoyer un représentant de
leur opinion au sénat de Washington; de plus, sur buit membres du con-
grès, cinq des élus sont démocrates, de sorte que chacun peut s*attribuer
la victoire. Il va y avoir des élections dans le Maine, dans la Virginie oc-
ddentale, dans Tétat de New-York, dans la Pensyivanie. Toutes ces élec-
tions seront le prélude de la grande bataille et laisseront sans doute
mieux entrevoir à qui restera la victoire définitive. ch. de mazade.
ES8AI8 ET NOTICES.
U U MAlIltRB D*éCUU L*B1ST0IRE EN FRANGE ET EN ALLEMAGNE DEPUIS CINQUANTE ANS.
Orighui de V Allemagne et de l'empire germanique, par M. Jules Zeller;
1 ToL in-8*. Paris, Didier.
Voici une nouvelle histoire d'Allemagne qui diffère de celles que nous
avions jusqu^ici : elle n*est pas un panégyrique de TÂllemagne. Pçndant
les cinquante dernières années, il ne venait presque à Tesprit d'aucun
Français qu'on pût parler de ce pays autrement qu'avec le ton de Tad-
miratioD. Cet engouement date de 1815. Notre école libérale, en haine
de l'empire qui venait de tomber, s'éprit d'un goût très vif pour ceux
qai s'étaient montrés les ennemis les plus acharnés de l'empire, c'est-
à-dire pour l'Angleterre et pour l'Allemagne. A partir de ce moment, les
études historiques en France furent dirigées tout entières vers la glori-
fication de ces deux pays. On se figura une Angleterre qui avait toujours
été sage, toujours libre, toujours prospère; on se représenta une Aile-
n^gae toujours laborieuse, vertueuse, intelligente. Pour faire de tout
cela autant d'axiomes historiques, on n'attendit pas d'avoir étudié les
Wts de Thistoire. Le besoin d'admirer ces deux peuples fut plus fort
îue l'amour du vrai et quç l'esprit critique. On admira en dépit des do-
cumens, en dépit des chroniques et des écrits de chaque siècle, en dé-
pit des faits les mieux constatés.
Que n'a-t-on pas dit depuis lors sur la race germanique I Nos histo-
riens n'avaient que mépris pour la population gauloise, que sympathie
pour les Germams. La Gaule était la corruption et la lâcheté; la Ger-
ma cl — i87S, 16
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Sft2 RET0E BE8 DEUX MOlfDBS.
manie était la terta, la chasteté, h dësîDCéresseme&t, la force, ia liberté.
Dans le petit livre de Tacite, coas ne vocrliODs tire qm les lignes qui
sont réloge des Germains, et nos yeux se refusaient à voir ce que Vïùb^
torien dit de leurs vices. Quand Hérodien et Annaten Maroetlia nous
parlaient de leur amour de for, iMis ne Toufions pas y croire. Lorsque
Grégoire de Tours nous décritaôt les mœurs des Mëroviogieos et de leurs
guerriers, nous nous abstinions à parler de la chasteté germaine. Parœ
que nous rencontrions quelques actes d'indisdpline, nous vantions Vêr
mour de ces liomin<e3 pour la liberiéT nous allions jusqu'à supposer que
le régime parlementaire nous venait d'eux, que c'étaient eux qui nous
avaient enseigné à être libres. L'invasion nous apparaissait comme une
régénération de l'espèce humaine. Il nous semblait qu'ils n'étaient venus
en Gaule que pour châtier le vice et faire régner la vertu. Un artiste
français voulait- il peindre l'empire et la Germanie en parallèle à la
veille de l'invasion? Au lieu de représenter (a race gallo-romaine au tra-
vail, occupée à labourer, à tisser, à bâtir des villes, à élever des temples,
à étudier le droit, à mener de front les labeurs et les jouissances de la
paix, il imaginait de nous la montrer la coupe aux lèvres dans une nuit
de débauche. En face d'elle, il plaçait aux coins du tableau la race ger-
manique, à laquelle il prêtait un visage austère, un cœur pur, une con-
science dédaigneuse; on dirait nœ rsoe de piûlosoifthes et de stoïciens.
Si M. Couture avait lu les dpcumens de ce temps-là, il n'eût pas mis dans
les traits de ses Germains la haine du luxe et l'horreur des jouissances;
il y eût mis Tenvie et la convoitise. Regarde2-leS bien, tels que les écrits
du temps nous les représentent : ils ne détestent pas ce vin, eet or, œs
femmes, ils songent au moyen d* avoir tout ceta à eux; quand itesenont
les plus forts, ils se partageront et se disputeront tout œla, et, à partir
du jour où îls régneront, il y aura en Gaule et en Italie nxoms de travatf
et moins dlntelTigence, mais plus de déhanche et plu? de crimes.
Nous portions ces mêmes illusions et cet engouement irréfléchi dans
toutes les parties de Thistoire. Partout nos yeux prévenus ne savaient
voir la race germanique que sous les plus belles couleurs. Nous repro-
chions presque à Charlemagne d^avoir vigoureusement combattu la bar*
barie saxonne et la religion sauvage d'Odîn. Dans îa longue lutte entre
le sacerdoce et Tempîre, nous étions pour ceux qui pillaient f Italie et
exploitaient l'église. Nous maudissions les guerres que Chartes VIII et
François I" firent au-delà des Alpes; mais nous étions indulgens pour
celles que tous les empereurs allemands y portèrent durant dnq siècles.
Plus tard, quand la France et l'Italie, après le long et fécond. travail du
moyen âge, produisaient ce fruit incomparable qu'on appelle la renais-
sance, d'où devait sortir la liberté de la conscience avec l'essor de la
science et de l'art, nous réservions la meilleure part de nos éloges pour
la réforme allemande, qui n'était pourtant qu'une réaction contre cette
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UVUB. — GHBOVIQUS. 2&S
réDâîssance^ qui n'était qu'une lutte brutale contre cet essor de la 11-
bertét qui arrêta et ralentit cet essor dans l'Europe entière, et qui trop
souvent n'engendra que l'intolérance et la haine. Les événemens de
rtûsloire se déroulaient, et nous trouvions toujours moyen de donner
raisûo i rAUemagoe contre nous. Sur la foi des médisances et des igno-
rances de Saint-Simon^ nous accusions Louis XIV d'avoir fait la guerre
à l'AHemagne pour les motifs les plus frivoles, et nous négligions de
v(Hr dans les documens authentiques que c'était lui au contraire qui avait
été attaqué trois fois par elle. Nous n'osions pas reprocher à Guil-
laume III d'avoir détruit la république en Hollande et d'avoir usurpé un
royaume, nous pardonnions à l'électeur de Brandebourg d'avoir attisé
la guerre en Europe pendant quarante ans pour s'arrondir aux dépens
de tous ses voisins; mais nous étions sans pitié pour l'ambition de
Louis XIV, qui avait enlevé Lille aux Espagnols , et accepté Strasbourg,
qui se donnait à lui. Au siècle suivant, nos historiens sont tous pour
Frëdàricll contre Louis XV. Le tableau qu'ils font du xviu* siècle est un
perpétuel éloge de la Prusse et de l'Angleterre, une longue malédic-
tion contre la France. Sont venus ensuite les historiens de l'empire ;
voyez avec quelle complaisance ils signalent les fautes et les entraîne-
mens du gouvernement français, et comme ils oublient de nous mon-
trer les ambitions, les convoitises, les mensonges d^s gouvernemens
eurc^ens. A les en croire, c'est toujours la France qui est l'agresseur;
^ a tous les torts; si l'Europe a été ravagée, si la race humaine a été
décimée, c'est uniquement par notre faute..
Ce travers de nos historiens est la suite de nos discordes intestines.
Vous voyea qu'à la guerre, surtout quand la fortune est contre nous,
nous tirons volontiers les uns sur les autres; nous compliquons la
guerre étrangère de la guerre civile , et il en est parmi nous qui pré-
fèrent la victoire de leur parti à la victoire de la patrie. Nous faisons de
même en histoire. Nos historiens, depuis cinquante ans, ont été des
hommes de parti. Si sincères qu'ils fussent, si impartiaux qu'ils crussent
être, ils obéissaient à l'une ou à l'autre des opinions politiques qui nous
divisent. Ardens chercheurs, penseurs puissans, écrivains habiles, ils
mettaient leur ardeur et leur talent au service d'une cause. Notre his-
t(âre ressemblait à nos assemblées législatives : on y distinguait une
droite, une gauche , des centres. C'était un champ-clos où les opinions
luttaient. Écrire l'histoire de France était une façon de travailler pour
^ parti et de combattre un adversaire. L'histoire est ainsi devenue chez
nous ttoe sorte de guerre civile en permanence. Ce qu'elle nous a appris,
c'est surioi^rt à nous haïr les uns les autres. Quoi qu'elle fit, elle atta-
quait toujours la France par quelque côté. L'un était républicain et se
croyait tenu à calomnier l'ancienne monarchie, l'autre éiait royaliste et
calomniait le régime nouveau. Aucun des deuj^ ne s'apercevait qu'il ne
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2ii RETUE DES DEUX MONDES.
réussissait qu'à frapper sur la France. L'histoire ainsi pratiquée n'en-
seignait aux Français que l'indifTérence, aux étrangers que le mépris.
De là nous est venu un patriotisme d'un caractère particulier et
étrange. Êire patriote, pour beaucoup d'entre nous, c'est être ennemi
de l'ancienne France. Notre patriotisme ne consiste le plus souvent
qu'à honnir nos rois, à détester notre aristocratie, à médire de toutes
nos institutions. Cette sorte de patriotisme n'est au fond que la haine
de tout ce qui est français. Il ne nous inspire que méGance et indisci-
pline; au lieu de nous unir contre l'étranger, il nous pousse tout droit
à la guerre civile.
Le véritable patriotisme n'est pas l'amour du sol, c'est l'amour du
passé, c'est le respect pour les génératioàs qui nous ont précédés. Nos
historiens ne nous apprennent qu'à les maudire, et ne nous recomman-
dent que de ne pns leur ressembler. Ils brisent la tradition française, et
ils s'imaginent qu'il restera un patriotisme français. Ils vont répétant
que l'étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu'on aimera
la France. Depuis cinquante ans, c'est l'Angleterre que nous aimons,
c'est l'Allemagne que nous louons, c'est l'Amérique que nous admirons.
Chacun se fait son idéal hors de France. Nous nous croyons libéraux et
patriotes quand nous avons médit de la patrie. Involontairement et
sans nous en apercevoir, nous nous accoutumons à rougir d'elle et à la
renier. Nous nourrissons au fond de notre àme une sorte de haine in-
consciente à l'égard de nous-mêmes. Cest l'opposé de cet amour de soi
qu*on dit être naturel à l'homme; c'est le renoncement à nous-mêmes.
C'est une sorte de fureur de nous calomnier et de nous détruire, sem-
blable à cette monomanie du suicide dont vous voyez certains individus
tourmentés. Nos plus cruels ennemis n'ont pas besoin d'inventer les ca-
lomnies et les injures; ils n'ont que la peine de répéter ce que nous disons
de nous-mêmes. Leurs historiens les plus hostiles n'ont qu'à traduire les
nôtres. Quand l'un d'eux écrit que « la race gauloise était une race
pourrie, » il ne fait que répéter ce que nous avons dit en d'autres termes.
Quand M. de Sybel parle de « la corruption incurable » de l'ancienne
société française, il n'est que l'écho affaibli de la plupart de nos histo-
riens. M. de Bismarck disait naguère que la France était une nation or-
gueilleuse, ambitieuse, ennemie du repos de l'Europe; c'est chez nos
historiens qu'il avait pris ces accusations. Nous avons appris récemment
que l'étranger nous détestait; il y avait cinquante ans que nous nous
appliquions à convaincre l'Europe que nous étions haïssables. L'histoire
française combattait pour l'Allemagne contre la France. Elle énervait
chez nous le patriotisme; elle le surexcitait chez nos ennemis. Elle nous
apprenait à nous diviser, elle enseignait aux autres à se réunir contre
nous, et elle semblait justifier d'avance leurs attaques et leurs convoitises.
Pendant cette même période d'un demi-siècle , les Allemands enten-
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RETUB. — CHRONIQUE. 2A5
daient d'une tout autre façon la science ^historique. Ce peuple a dans
l'érudition les mêmes qualités que dans la guerre. Il a la patience, la
solidité, le nombre, il a surtout la discipline et le vrai patriotisme. Ses
historiens forment une armée organisée. On y distingue les chefs et les
soldats. On y sait obéir on y sait être disciple. Tout nouveau-venu se
met à la suite d'un maître, travaille avec lui, pour lui, et reste long-
temps anonyme comme le soldat; plus tard, il deviendra capitaine, et
\iDgt têtes travailleront pour lui. Avec de telles habitudes et de telles
mœurs scientifiques, on comprend la puissance de la science allemande.
Elle procède comme les arm^ de la même nation; c'est par l'ordre, par
raoité de direction, par la constance des efforts collectifs, le parfait
agencement de ses masses, qu'elle produit ses grands effets et qu'elle
gagne ses batailles. La discipline y est merveilleuse. On marche en raog,
par régimens et par compagnies. Chaque petite troupe a son devoir,
son mot d'ordre, sa mission, son objectif. Un grand- plan d'ensemble est
tracé, chacun en exécute sa part. Le petit travailleur ne sait pas tou-
jours où oo le mène, il n'en suit pas moins la route indiquée. Il y a très
peu d'initiative et de mérite personnel, mais aucun effort n'est perdu/
Une volonté commune et unique circule dans ce grand corps savant qui
n'a qu'une vie et qu'une âme.
Si vous cherchez quel est le principe qui donne cette unité et cette
vie à l'érudition allemande, vous remarquerez que c^est l'amour de TAI-
lemagne. Nous professons en France que la science n'a pas de patrie;
les Allemands soutiennent sans détour la thèse opposée. « Il est faux, écri-
vait naguère un de leurs historiens, M. de Giesebrecht, que la science
n'ait point de patrie et qu'elle plane au-dessus des frontières : la science
ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être alle-
mande.» Les Allemands ont tous le culte de la patrie, et ils entendent le
mot patrie dans son sens vrai; c'est le Vaterland, la terra patrum, la terre
des ancêtres, c'est le pays tel que les ancêtres l'ont eu et l'ont fait. Ils ai-
ment ce passé, surtout ils le respectent. Ils n*en parlent que comme on
parle d'une chose sainte. A l'opposé de nous qui regardons volontiers
notre passé d'un œil haineux, ils chérissent et vénèrent tout ce qui fut
allemand. Le livre de Tacite est pour eux comme un livre sacré qu'on
commente et qu'on ne discute pas. Ils admirent jusqu'à la barbarie de
leurs ancêtres. Ils s'attendrissent devant les légendes sauvages et gros-
sières des Niebelungen. Toute cette antiquité est pour eux un objet de
foi naïve. Leur critique historique, si hardie pour tout ce qui n'est pas
TAilemagne, est timide et tremblante sur ce sujet seul. Ils en sont encore
au point où nous étions en France quand nous condamnions Fréret pour
avoir porté atteinte au respect dû aux Mérovingiens.
L'érudition en France est libérale; en Allema|?ne, elle est patriote. Ce
n'est pas que les historiens allemands n'appartiennent pour la plupart
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a|0 RETCT BBS uns MOUDIS.
aa parti libéraL Ils ont presque tOQS la haine des iBStHutionsdef aiicleiL
régime; mais cette haine, aa liea de a^adredser à rAllemagae» a'esdialt
contre Tétranger. Yeuleat-ils attaquer le régime féodal, ils ^ortsnt
tontes leurs malédictions cofitre la féodaUté française. Veuknt-ib ponr-
snivre la monarchie absolue, ils s'en prennei^t à Louia XIV, comae à
les priooes aUemands, grands et petits^ n'avaient pas été des despotes.
Plutôt que de condamner rintolérance allemande, ils condamnent la
révocation de Tédit de Nantes. Ils ae peuvent pardonner aox autres
peuples d'avoir quelquefois aimé la guerre; ils ont de généreuses iodi-
gnations centra les conquéràns tontes les fois que les conquérant sont
des étrangers, mais ris admirent dans leur propre histoire tous ceux qui
owt envahi, conquis, pillé. M. de Gîesebrecht dédare sans aucun scru-
pule que la période qu'il aime le mieux dans l'histoire d'Allemagne est
(( celle où le peuple allemand ^ fort de son unité sous les empereurs,
était arrivé à son plus haut degré de puissance, aiu il commandait à
éFatUres peuples, on l'homme de race allemande valait le plus dans te
monde. » Ainsi l'admiration de M. de Giesebrecht est pour ces siècles
odieux dn moyen âge on les années allemandes envahissaient périodi-
quement la France et l'Italie, et il ne trouve rien de plus beau dans
l'histoire que cet empereur allemand qui campe sur les hauteurs de
Montmartre ou cet autre empereur qui va enlever dans Rome la couronne
impériate en passant sur le corps de li,0(H) Romains massacrés sur le
pont Saint-Ange. Mais que la France mette enûn un terme à ces perpé-
tuelles inva^ons, que Henri II, Richelieu, Louis XIV, en fonlGant Metz
et Strasbourg, sauvent la France et l'Italie elle-même de ces déborde-
mens de la race germanique, voilà les historiens allemands qui s'indi-
gnent, et qui vertueusement s'acharnent contre l'ambition française. Ils
ne peuvent pardonner qu'on leur interdise de commander aux autres
peuples. C'est manie belliqueuse que de se défendre contre eux; c'est
être conquérant que de les empêcher de conquérir.
L'érudit allemand a uneardeur de recherche, une puissance de travail
qui étonne nos Français; mais n'allez pas croire que toute cette ardeur
et tout ce travail soient pour la science. La science ici n'est pas le but;
elle est le moyen. Par-delà la science, F Allemand voit la patrie; ces sa-
vans sont savans parce qu'ils sont patriotes. L'intérêt de l'Allemagne est
la fin dernière de ces infatigables chercheurs. On ne peut pas dire que
le véritable esprit scientifique fasse défaut en Allemagne; mais il y est
beaucoup plus rare qu'on ne le croit généralement. La science pure et
désintéressée y* est une exception et n'est que méJiocrement goûtée.
L'Allemand est en toutes choses un homme pratique; il veut que son
érudition serve à quelque chose, qu'elle ait un but, qu'elle porte coup.
Tout au moins faut-il qu'elle marche de concert avec les ambitions na-
tionales, avec les convoitises on les haines du peuple allemand. Si le
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f&sçieMBmBaâ oaûvoite TAlsaoe et U Loartaine, il imt qoeJa science
aUeffiande, «ÎBgt laiiB d^'avance, mette ia main sur ces deux provinces»
Avant qu'on oe s'empare de la .Hollande, Thistoire )démontPe déjà que
les lialkadais.6eiDt>des AUeœaaQds. Elle prouvera aussi bien que ia Lom^
bardîe, comme son nom Tiiidique, est une terre allemande, etque Home
est la capitale natureiie de i'erapire germanique.
• Ce qu'il y a de plus singulier, c'est ique ces savane Bont d'une sincé*
rite parfaite. Ledr iio|)uter k moindre mauvaise foi serait les calom-
aier. Noos ne «pensons pas qu'il y en ait ua seul parmi eux «qui oonsente
à écrire sciemment un mensonge. Ils ont la meilleure volonté d'être vë^
ridîqiies et Joni.de sérieux efforts pour l'être; ils s'eutourent de toutes
les précautions de ia critique historique pour s'obliger à être impar*
tiaux. Ils le seraient, s'ils in'étaient ÂiUemands. Ils ne peuvent faire 'que
leur patriotisme jie soit pas le plus ioitt. On dit avec quelque iraison
au-delà du Rhin que la conception de la vérité est toujours subjective.
L'esprhjie voit «jn effet que ce qu'il peut voir. Les yeux ides historiens al-
lemanës sont laits de telle façonqu'i^ n'aperçoivent «que oequi est favo*
rable à Tintérèt de leur pays; c'^at leur mamène de oomprendre l'histoire^
ils œ «auxaient la comprendre antremeat. Aussi l'histoire d'AïUemagne
eat-elle devenue .tout natnrellemeat dans>leurs anains un véritable ipané-
fyriqoe; jamais nation ne sfest tant vantée, ils «ont profité très habile*
BNDt du reprodie de vantardise que nous nous adressions pour se vanter
tftut à leur aise. Nous nous |>roclamion8 vantards; ils se vantaient avec
candear. Nuos faisions croire au monde entier <que nous nous vantions,
alors mène que nos propres hiatoniens semblaienit s'appliquer à nous
rabaisser; iis^se vantaieotrsans avertir ^personne, modestement, humble-
ment, jdenttfiquement, comme modgné eux et par pur devoir. Cela a
dufé oinquaate ans.
Quand on s'admire lant, (on ne peut guère admisrer les autres. Aussi
les historiens allemande sont-ils eévères pour l'étranger. Il >faot à la vé-
rité leur rendre cette justice, qu'ils savsent distinguer entre les peuple.
Leur cnfeiqne bistorique est assez dairveyasite pour ne s'acharner que
sur ceaot qni ont été Jes ennemis de l'AUemagne. Dans l'aDOttiquîté^ ils
looeot voloatieTs la ûrèce en faisant cette seule réserve, que « les Grecs
fl'einrent jamais >k sentiment poétique on même degré ique la raoe aile*
maade. » Ils sont moins JiienveiUans poor Bome, qai <eut le tort dans
l'aoïiquité 4e relarder ie» invasions germaii'iq&es, et an imoyen âge de
poser aoe limite aux convoitisesimpériales.PacmiJes nations modernes,
ils apprécient TAngletecre et ia Hollande, dans lesquelles ils croient se
rocaooaUre;ilS(loiieat volontiers les stathouderset n'attaquent parmi les
toisanglais que ceux qui ont été les alliés de la jî'rance. Ils sont moins iiH
dulgenspour la Russie, surtout «dispuis que ce pajs a cessé d'ôtne exploité
par les Allemands. C'est siurtout .pour la Pologne et pour la France que
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2i8 REYUE DES DEUX MONDES.
leur érudition est impitoyable. Ils démontrent que ces deux nations doi-
vent être détestées, que leur caractère n'a jamais été qu'ambition, légè-
reté, mauvaises mœurs, indiscipline, corruption, — qu'elles ont été de
tout temps perfides, querelleuses, débauchées, — que leur existence est
un danger pour le repos de l'Europe et surtout un danger pour la mo-
rale, — que Tune d'elles a mérité d'être supprimée, que l'autre mérite
de l'être, toutes les deux au profit de la Prusse.
Ces qualités de l'érudition allemande n'ont pas été assez admirées chez
nous. On n'a pas assez calculé combien elles ont été utiles et fécondes.
L'histoire ainsi pratiquée était à la fois un moyen de gouvernement et
une arme de guerre. Au dedans, elle faisait taire les partis, elle matait
les oppositions, elle pliait le peuple à l'obéissance et fondait une centra-
lisation mprale plus vigoureuse que ne l'est notre centralisation admi-
nistrative. Au dehors, elle ouvrait les routes de la conquête, et elle faisait
à l'ennemi une guerre implacable en pleine paix. En vain aurions-nous
eu les plus habiles diplomates ; les historiens allemands écartaient de
nous toutes les alliances. En vain avions-nous le droit de notre côté;
les historiens allemands prouvaient depuis cinquante ans que le droit
serait toujours contre nous. On préparait la guerre depuis un demi-siècle,
et c'était nous, quoi qu'il arrivât, qui devions passer pour les agresseurs.
D'ailleurs la guerre des soldats devait avoir les mêmes caractères et la
même issue que la guerre des érudits : d'un côté, la discipline, le boo
ordre, le courage collectif; de l'autre, le courage personnel, la méûance,
l'indiscipline, la division. L'histoire allemande avait, depuis cinquante
ans, uni et aguerri l'Allemagne; l'histoire française, œuvre des partis,
avait divisé nos cœurs, avait enseigné à se garder du Français plus que
de l'étranger, avait accoutumé chacun de nous à préférer son parti à la
patrie. L'érudition allemande avait armé l'Allemagne pour la conquête;
l'érudition française, non contente de nous interdire toute conquête,
avait désorganisé notre défense : elle avait énervé nos volontés, paralysé
nos bras; elle nous avait à l'avance livrés à l'ennemi.
Avec l'ouvrage de M. Zeller, il semble que nous entrions dans une
voie nouvelle. Le banal engouement pour les étrangers a disparu; nous
osons ouvrir les yeux, regarder leurs défauts, contrôler leurs préten-
tions. Le premier volume (les autres suivront à des intervalles de quel-
ques mois) expose rhi>toire de la race allemande depuis les origioes
jusqu'à l'an 800 de notre ère. Cette existence de dix siècles se résume
en un seul fait, l'invasion. C*est une invasion continuelle, elle s'essaie
longtemps ; arrêtée par Marins, par Drusus, par Marc-Aurèle, elle est
reprise à chaque g'^nêration. Tous les moyens lui sont bons ; si elle ne
peut réussir contre l'empire, elle se fera par l'empire et se couvrira du
masque du service impérial. Elle l'eqiporte enfin, elle triomphe; 1^
Gaule, l'Italie et l'Espagne lui sont livrées en proie. Elle règne : durant
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REYUE. — CHRONIQUE. 2A9
trois siècles, l'iDvasion est à Tétat permanent; elle est une institution,
elle est, pour ainsi dire, l'institution unique de ces temps-là... Les
Francs seuls font un continuel effort pour Tarréter, les Francs, qui sont
Teutons d'origine, mais qui ont eu cette singulière destinée d'être tou-
jours les ennemis des Teutons, et qui depuis Clovis jusqu'à Charlemagne
se sont épuisés à les combattre ou à les civiliser. Ils y réussissent à la
fin; avec Charlemagne, l'invasion germanique est décidément arrêtée,
et c'est au contraire la religion et la civilisation de la Gaule qui s'empa-
rent de la Germanie.
Cette longue invasion n'inspire à M. Zeller ni la franche admiration
des historiens allemands ni Tindulgence naïve des historiens français. 11
n'a pas l'ingénu té de rabaisser l'empire romain; il n'abuse pas de quel-
ques lignes déclamatoires de Salvien pour prétendre que la Gaule fût
une « société pourrie. » Il ne lui semble pas que la Gaule eût besoin
des Germains pour se régénérer. L'invasion lui apparaît tout simple-
ment comme une série d'incursions de pillards qui n'avaient que la
guerre pour gagne-pain. Ce « peuple-invasion», cette « race de proie »
ne songeait pas du tout à régénérer l'humanité. L'auteur dit de ces
hommes ce qu'en disent les documens de ce temps-là : ils aiment le
vin, ils aiment l'or; ils se battent et s'assassinent entre eux pour se
disputer cet or, ce vin, cette terre. Il décrit, d'après les cftroniques,
leur manière de combattre, et il signale déjà leur adresse et « leur fein-
tise. 1» Il cite Grégoire de Tours sur les mœurs des Mérovingiens, et il
ajoute : tt Voilà la chasteté germaine. » Il parle de ces barbares qui, à
peine convertis, mettaient la main sur les riches abbayes et les fruc-*
tueux évêchés, et qui a installaient les vices germains sur les sièges
chrétiens.» 11 calcule les maux de l'invasion, les dé-ordres des gouverne-
meos, l'administration mise à ferme, la justice disparue, l'explosion des
convoitises, le débordement des débauches et des crimes, et il se de-
mande si les plus mauvais empereurs romains ne valaient pas cent fois
mieux que ces rois barbares, et si les époques les plus désolées et lès
pins tristes de l'empire n'étaient pas infiniment préférables au temps
où les Germains ont régné. Il cherche ce que ces envahisseurs ont fait,
et il ne trouve que des ruines, — ce qu'ils ont apporté au monde, et il
ne trouve que désordre et brutalité. Il cherche en retour ce que la Ger-
manie a reçu des peuples latins, et il trouve le christianisme, l'apaise-
ment, la fixité au sol, l'art de bâtir des villes, l'habitude du travail, la
civilisation. — Il montre que la Germanie, en tant que nation civilisée,
est l'œuvre de Rome et de la Gaule. 11 met surtout en lumière un fait
caractéristique : c'est que le progrès intellectuel, social, moral, ne s'est
pas opéré dans la race germanique par un développement interne, et ne
fui jamais le frnit d'un travail indigène. 11 s'est opéré toujours par le
dehors. Du dehors lui est venu le christianisme, implanté par Tépée
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9ft0 RBTUB D8Si BE» IBQCIINB,
puissante de Gharlemagne; du^ dehocs sontt veims cewm qnf lui ontapiicis
à; coQStruire des villes; dw dehors; M eût été apportées des hns qui fusr*
sent auflra diose que de vagues conluines, une justice qui fut shUiq
ehose que la- guerre privée et te wehrgdd, une liberté <|ui fût. aiUM
chose que la turbulence*. Elle a reçu du ddwrs la chevalerie^ du d^K»
la liberté bourgeoiseï, du dehors Tidée d'empire, du dehors les lettres
e^ les sciences, du dehors les umv«rsité:3^ copie de notre vieiUe écolo
parisienne, du dehors l'art gothique, imitation des cathédrales fran-*
çaises, du dehors la tolérance religieuse, enseignée par b* France aux
catholiques et par la Hollande auir protestans. Un AUemaad a fiait cet
ayeu, que « la race allemande n'a jamais, par ses propres forces et saos
une impulsion extérieure, fait un pas vers la civilisation. » M^2)eUer r&*
Barque en effet que depuis César et Tacite jusqu'à Gharlemagae, c'est-
k-dire durant huit siècles, l'Allemagne a donné ce spectacle assez rare ea
histoire d'un pays absolument stationnaire, toujours, barbare,, toujours
ennemi de la civilisation qui florissait tout près de lui. Pour la civiliser^
il a fallu employer la force; les guerriers de Gharlemagne ont dû CDuric
ringt fois des bords du Rhin, de la Seine, de la Loire, pour soutenir eo
Germanie les missiannaires et les hâiisseurs de villes. La Germanie n'a
pas fait le progrès; elle Ta reçu, elle l'a subi.
Cette' manière de juger Phistoire de l'Allemagne est conforme aux
documens historiques des sièeles passés. Si nouvelle qu'elle puisse par
raître, elle est ancienne; il n'y a guère qu'une cinquantaine d*auaées
que nous nous étions accoutumés à voiries choses autrement. M. Zeller
n'a eu qu'à écarter de son e^rit le préjugé d'admiration que le& histo-
riens allemands et français avaient établi de connivence depuis un deoii^
siècle. Ge ne sont pas nos récens désastres qui ont appris à M> Zeller à
connaître la Germanie. Le livre qu'il vient de publier était écrit il y a
dix ans. La préface seule est nouvelle, et ce n'est pas elle que nous
louons ici; nous oserons môme dire qu'elle fait tache, qu'elle dépare un
livre de pure science historique^ Elle sent l'ennemi, et nous ne voudrions
pas qu'un historien lût un ennemi. Elle est faite pour la guerre, et nous
ne croyons pas en France que l'histoire doive être une œuvre de guerce.
Dans le corps même de l'ouvrage, un ton d'amertume perce trop sou-
vent. L'auteur semble avoir de l'antipathie et presque de la rancune à
l'égard de son sujet. Il ne dit que la vérité ; mais il ne se cache pas d'être
heureux quand la vérité est défavorable à l'Allemagne. Le fond est d'une
érudition exacte et sûre; 1^ forme est trop souvent œile de la récrimiDS-
tba et de la haiue. €e défaut choquera sans nul douta quelques lacteurs
firauQ^îSt ^ moins ne sauvait-iLdioquer les* Allemands : qpiel est l'his*
torien d^oO^-Rhia qui jetiterait la* première pierre?
Assurément il serait pvéfârable que l'histoire eât toujours ana' afiura
pfus pacifique, qu'elle mstàt une* sdenee* pure- el absolument désnatét-
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s. ~- cmoNn^iiB* SU
miée. NcMis Tondrioi» k voir ptaner dans cette régian «ereâDe où il
A'y s si pafBîenB, m ranouoes, ni déÙTB de Tengeaiioe* N<»is lui de-
msDdoBS œ dtarne d'iapastiaUtë paorfaite qyi esl la ohagteté de J^ina-
leiie. NoBS «coatHiiioQS h profesaer^ leadépil des AUemacids, que f au-
ditioB n'a pas de pafirie. Nous Bimpriens qu'os ne rpât pas la soupçonner
de partager nos taristes lesseatimens, tel qu'elle aie se pliât pas plus à
servir nos dégiiâmes regrots qu'à servir les aanbùtions des autres. Ubis-
tiiie qoenKHiSiaiinoDevG^eet cetle loraiencienûe irauçaise d'autre&ns^ cette
éroditiQB si calsie, si simpk» ei .haute de .nos bénédictinfi^ de uotne aca-
démie des inscriptions, des Beaufort, des Fréret., «de tant d'antres, il-
lostres ou anonymes., qui enseignèrent à l'Ëurepe œ que c'est que la
sdenoe histûdque., at iqui .semèrent, ponr ainsi dire, toule il'érudhâan
d'aujeord'IiuL L'iiiatairB en ce ten^-là ine eonnaissait ni les ihaines
âe parti, ni les liâmes de race; elle ne cherohait qae ie vnai, ne louait
qoe le boasL, ne baissait que la gueme et la oonvoitise. Elle ne servait
aucune cause; elle n'eivait pas ide patrie; n'^nseignani pas l'invasion,
elle n'enseignait pas non>pIus.lairevanGheu Mais nous vivions aujourd'hui
dans une époque de .guerre, il est poesque impossible que la science
conserve sa sérénité d'autrefois. Tout est lotte autour de nous et contre
noB&; ji est inévitable ique Téradition elle-môme s*arme du bouclier et
de répée. Voilà cinquante ans que Ja France est attaquée et ibancelée
par ia iroope des érudîts. Peut-on la blâmer de songer «m peu à parer
les coeps? il est bien J^itime que nos histoiiens népondent enûn à ices
incessantes agressiona, 'Confondent les mensonges, arnftftent les ambi-
tions, et défendent,:»*!! en est temps encore, contre le flot de oette inva-
sion d'un aouveau genre les frontières de netre «conscience nationale «et
les abords ide notre patnotisme. «ustel db GouLaiiraes.
CORRESPONDANCE. *
À M. LB niRBCTBUR DB LA REVUE DES DEUX MONDES,
t
Sfiiiii-Patrioe, Sioût 1878.
Monsieur,
la Atfvue des Deux Mondes a publié le 1*^ août un article de M. Emest
finveciier de ilauranne intitulé ia Jièpublique et Us conservateurs.
Tj JtKm% le passive suivant :
a Parmi les bommes qui représentent le parti conservateur, peut-Atre
certains d'entre eux préfèrent- ils les solutions violentes, parce qu'ils
voient dans le succès du radJcaliame om espoir de réaction prochaine.
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252 BETUE DES DEUX MONDES.
Ils pensent que le bien pourrait sortir de l'excès du mal, et ils spécu-
lent d'avance sur les désordres qu'ils comptent provoquer. Un député
royaliste n'écrivait-il pas dans un ouvfage récent (1) que l'avènement
de la droite au pouvoir ne manquerait pas de soulever des troubles,
mais qu'il ne fallait pas s'en inquiéter, car ces troubles mêmes fe-
raient sa force en lui fournissant l'occasion de réunir tous les hommes
d'ordre pour écraser le parti radical? Ainsi (conclut l'auteur) on n'/ién-
terailpas à provoquer la guerre civile pour se donner f occasion de vaincre,
et les hommes qui font ces calculs patriotiques osent encore se dire et
se croire conservateurs 1 »
Si M. Ernest Duvergier de Hauranne avait cité en regard d'une telle
accusation le passage de l'écrit auquel il fait allusion, j'aurais laissé au
lecteur le soin d'apprécier si une seule de mes paroles peut en quoi que
ce soit la justifier. 11 a négligé de le faire. Je me vois donc obligé de ré-
parer une omission. L'imputation dirigée contre mes opinions dont la
Revue des Deux Mondes, sans doute par mégarde, s'est faite l'écho, est
trop grave pour que je puisse garder le silence.
Il y a un mois et demi environ, au lendemain des élections du 9 juin,
j'écrivais les paroles suivantes :
0 Si, avant que l'assemblée ne se sépare, une proposition était faite
à la tribune, signée par des noms considérables, affirmant qu'au re-
tour de ses vacances le parlement sera appelé à nommer une commis-
sion de constitution, il est à peu près certain que M. Thiers en accepte-
rait la prise en considération sans y mettre obstacle.
« Or c'est là ce que beaucoup de gens considèrent comme le seul
moyen pratique de sortir de la situation actuelle sans jeter le pays dons
les surprises, dans les commotions, tandis que l'étranger foule encore le
sol de la patrie.
(( Le dépôt d'une pareille proposition aurait pour premier résultat
d'affirmer que, loin de s'affaiblir, loin de s'éteindre, l'assemblée vit;
qu'elle n'a pas perdu toute énergie, et que le pays conservateur peut
encore compter sur elle pour le sauver. Cet acte de virilité rassurerait
l'opinion publique, donnerait du courage à ceux qui n'en ont plus, im-
primerait à tous les bons citoyens une vigueur nouvelle pour se liguer
contre le désordre. En un mot, l'exemple parti de haut aurait immédia-
tement son contre-coup dans le pays et chez les honnêtes gens.
« Un second effet se produirait en même temps et viendrait, lui
aussi, au secours du parti de l'ordre. Ce serait le sentiment de fureur
qui, à la vue d'un pareil acte, s'emparerait du parti radical. Lorsque
celui-ci verrait la majorité de l'assemblée, qu'il croit blessée à mort, re-
naître à la vie, agir et se mettre en lutte ouverte avec lui, sa colère
(i) QtMlfiiM mots sur la situatto», par le marquis de CasteUane.
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BETUE. — CHRONIQUE. 253
irait probablement jusqu'à se traduire par des actes de violeuce, dont
le résultat serait de rapprocher de plus en plus les conservateurs et de
réunir dans une action commune ceux qui sont responsables, c'est-
à-dire les représentans de la nation. »
£o écrivant ces dernières lignes , qui ont excité à un si haut point
l'indignation de M. Ernest Duvergier de Hauranne, je ne pensais pas
que les événemens viendraient si tôt les justîGer, et cependant voilà
que le seul fait d'avoir engagé la majorité de l'assemblée nationale à
user de ses droits, à agir, suffît à soulever ces colères, ces rancunes,
qu'an acte seul semblait devoir susciter.
Comment expliquer autrement les imputations, tout au moins étranges,
dirigées contre mes paroles par M. Ernest Duvergier de Hauranneî A
quel endroit de notre écrit est-il parlé de l'avènement de la droite au
pouvoir? Où est-il dit que cet avènement soulèverait des troubles? Où
avons-nous annoncé que ces troubles, nous les souhaitions, parce que
dt Vexùs du mal pourrait sortir le bien?
Nous n'avons imprimé nulle part une seule de ces idées, par la bonne
raison que nous ne les avons jamais partagées.
Nous avons souhaité de toutes nos forces Vavènement du régime par^
lemeniaire, que nous avions cru jusqu'ici devoir être particulièrement
cher à M. Duvergier de Hauranne. — Ce régime amènerait l'avènement
au pouvoir, non pas de la droite, mais de la majorité conservatrice, de
celle à laquelle je me fais honneur d'appartenir; elle se compose de
toutes les fractions libérales de l'assemblée nationale, depuis la droite
modérée jusqu'à cette portion du centre gauche que M. Duvergier de
Hauranne côtoie sans cesse sans y entrer.
Cette majorité-là est formée d'hommes qui peuvent avoir une préfé-
rence pour la forme monarchique, et qui n'éprouvent pas le besoin de
rougir lorsqu'on les qualifie de monarchistes; mai3 avant tout elle est
française. — Comme telle, en ce moment, elle a mis de côté ses préfé-
rences; elle accepte loyalement la république de M. Thiers, pour ne
poursuivre qu'un but, la ligue des hommes d*ordre contre les hommes
de désordre, et pour empêcher ainsi l'avènement au pouvoir de ceux qui
en auraient bientôt fiùi de la société, si la France leur était livrée.
Cette ligue excite les colères du parti radical; elle amènera peut-être
des actes vîolens. Eh bieni ce sont ces actes, s'ils venaient à se produire,
devant lesquels, avons-nous dit, le grand parti de Tordre ne devrait pas
s'arrêter, et nous avons pu constater il y a peu de jours, à la façon
énergique dont les troubles du département du Nord ont été réprimés,
que nous n'étions pas les seuls à penser de la sorte.
Quant à prétendre que nous appelons de nos voeux les perturbations
publiques, parce que de V excès du mal devrait sortir le bien, ce sont là
des a£9rmations que nous dédaignons de relever, car elles ne nous at-
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25& RCTOS DBS DEUX H^NDIS.
tetg^nent pas. Pareilles théories ne sauraient être celles d*aucun membre
de la majorité conservatrice» 4'aucnn bon Français. M. Cmest Duvei^ier
de Hauranne savait mieax que persomie que nous sommes un de œu
qui de tout temps les ont le plus hautement répudiées. Gomment expli-
quer alors qu'il nous les ait attribuées? CTest ce que noas ne nous char-
gerons pas de faire; nous laissons œ soin au public.
J'espère, monsieur, que, dans votre inq^^artialité, vous voudrez bien
reproduire cette lettre.
Agréez Texpression de ma considération très distinguée.
Marquis de CaSTEIXANE, mtnbN de PAMemblée naUondt.
De son côté, M. Davergier de Hauranne nous adresse la lettre suivante
en r^ose à M. le marquis de Castellane :
BagMx ($«iMe), 83 Août ISTS.
Monsieur,
Le moment serait mal choisi peur se livrer à des récriminations. Le
pays jouit avec une satisfaction biea naturdle de la trêve inespérée qoi
vient de se produire entre les partis. Je ne veux donc pas ranimer d'an-
ciens débats en relevant et ea réfutant une à une les assertions de mon
collègue et ami M. le marquis de Castellane. J*y ai d'ailleurs répondu
d'avance par la publication même qu'il me fait l'honneur de discuta.
Je tiens seulement à constater deux choses : la première, c'est que je
me suis trompé sur les désirs de M. de Castellane en attribuant à ses
paroles le sens qu'elles paraissaient avoir. Nous savons maintenant qu'en
fondant ses calculs sur les « actes de violence du parti radical, n M. de
Castellane n'entendait pas pousser les choses jusqu'à la guerre civile. Il
est acquis également qu^en conseillant à l'assemblée de faire dans le
plus bref délai possible une constitution applicable iodifféremmeot à la
monardiie ou à la république, il ne voulait en aucune façon préparer l'avé-
nement phis ou moins déguisé de la monarchie. Enûn il est entendu
que je me suis trompé en confondant la droite de l'assemblée avec la
« majorité conservatriœ, n celle qui, suivant les paroles de M. Tbiers,
se révèle par les votes. La droite et la majorité sont deux choses dis-
tinctes; je m*en étais toujours douté, et rien ne saurait me faire plus de
plaisir qu'un tel aveu dans la bouche de M. de CaMellane.
Le second point sur lequel je désire appeler votre attention.est d'une
importance beaucoup ^us grande. Je veux parier de rheur»]x change-
ment qui s'est accompli depuis quelques semaines dans l'attitude de
ceux qui passaient jusqu'à ee jour pour les adversaires du gouveniement
actuel, n y a deux mois, vous vom en souvenez^ ces hommies d'état se
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RBTUB. -^ cttAomqBM. 255
mettaient en ompagne et aDOmiçaieiit à qui voulait l'entendre ^u'iU
aOaleDt oonstitoer un parti d'oppositioD parlementaire pour s'emparer du
pouvoir à la prenûëre oecasioa favorable. Ils allaient jusqu'à dire qu'ils
étaient las des équivoques, qu'ils voulaient en sortir à tout prix, et que
pour avejir eiiGn une sitnation nette ils étaient prêts à jouer le r6le de
minorité, jusqu'au jour où le pays reviendrait aux idées conservatrices,
dont ils se vaotaient d'être lés seuls défenseurs. Aujourd'hui ces mêmes
hommes se déclarent pleiaement satisfaits; le régime actuel ne leur pa-
rait plus une équivoque* « La majorité, disent-ils, a reconquis son chef, »
et h république elle-même trouve grftoe devant eux. Peu s'en faut
qu'ils ne chantent victoire et qu'ils ne prennent à leur compte le succès
de la poliuqoe de M. Tbiers, comme si cette politique était la leur, et
comme s'ils ne l'avaient pas combattue de tout leur pouvoir.
Que s'est -il donc passé? Faut-il croire, comme l'aflarnaait dernière-
ment un homme grave, que le gouvernement a joué la comédie en pro-
clamant la république conservatrice, et que, sitôt la gauche dupée par
ce grossier stratagème, il s'est hâté de revenir à ses anciennes affections,
G^est-à-dire à la monarchie parlementaire? Rien dans sa conduite ni
dans son langage n'autorise ses nouveaux partisans à faire de pareilles
insinuations. La politique de M. Thiers est restée constamment la même,
indépendante de tous les partis, opposée à toutes les opinioDs extrêmes,
et, si Tune d'entre elles est venue plus souvent que les autres s'exposer
à des reproches mérités, elle ne doit s'en prendre qu'à elle-même; elle
a été la plus maltraitée, parce qu'elle a été la plus présomptueuse, la
plus maladroite et la plus turbulente. Dirons-nous encore, comme on
l'a également affirmé, qu'il y avait un malentendu entre les chefs de la
droite et le président de la république? Je vous avoue que j'ai peine à
croire à ce malentendu entre des hommes politiques sérieux, auxquels
la situation présente de la France commande impérieusement de ne pas
se diviser sans des motifs graves. A qui feront-ils croire qu'ils aient pris
M. Thiers pour un révolutionnaire, ou qu'ils l'aient cru capable d'un
coup d'état? Ce sont là des contes de vieille femme dont certains jour-
naux réactionnaires peuvent se servir pour effrayer la foule^ mais qui
n'ont jamais pu être pris au sérieux par les chefs de la droite. La vé-
rité, c^est qu'en déclarant la guerre à M. Thiers ils espéraient lui arra-
cher le pouvoir et provoquer contre lui un mouvement des opinions
coDservatriees. S'ils se ravisent à présent, c'est qu'ils ont compris qu'ils
faisaient faute route, et que le pays ne voulait pas les suivre.
EbbienI monsieur, quoi qu'en dise M. de Gastellane, ce changement
me platt, loin de m'indigner. J'y vois un heureux symptôme de la pa-
ciûcation qui commence à se faire, et une confirmation éclatante de
la politique que je m'efforce de soutenir, et que vous avez vous-même
adoptée avec tant de raison. Cette politique, nos adversaires eux-mêmes
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256 REVUE DES DEUX MONDES.
cherchent en ce moment à nous la dérober, parce qu'elle est la seule
possible. Quel plus grand compliment pourraient-ils nous faire? M. de
Castellane nous déclare que ses amis sont Français avant d'être roya-
listes, et qu'ils ne demandent à la république que de maintenir Tordre.
Comment n'en serions- nous pas enchantés, nous dont les sentimens
sont les mêmes et qui ne désirons pas autre chose? Bien plus, ils
triomphent de leur propre défaite; ils oublient la conduite qu'ils ont
tenue depuis dix-huit mois, et ils revendiquent presque pour eux-
mêmes la paternité de cette république conservatrice, dont le nom seul
les mettait en fureur il y a quelques jours. A Dieu ne plaise que nous
les en blâmions! ce n'est pas nous qui pouvons nous en plaindre. Leur
conversion, pour être tardive, n'en est que plus précieuse; elle est un
hommage involontaire rendu par eux à la force des choses et à la cause
que nous soutenons.
On me dira que la joie qu'ils affichent en ce moment n'est peut-être
pas beaucoup plus sincère que leurs griefs n'étaient fondés il y a quel-
ques jours. Qu'importe aux républicains conservateurs ? Nous n'avons
pas la prétention de sonder les consciences, ni encore moins de les con-
traindre. Le fait nous suffit, et nous comptons sur l'avenir pour en dé-
velopper les conséquences. Hier les chefs de la droite montaient à l'assaut
du pouvoir;. aujourd'hui ils sentent la nécessité de faire la paix avecla
république. M. de Castellane, à leur exemple, vous déclare qu'il accepte,
au moins pour le moment, la république conservatrice de M. Thiers.
Ce n'est pas nous qui lui en fermerons les portes. Si même il veut
qu'elle soit son ouvrage et s'il tient beaucoup à s'en attribuer le mérite,
nous ne nous y opposerons pas; nous le laisserons dire sans y mettre
aucun amour-propre d'auteur. Oui, je le veux bien, la république con-
servatrice est non pas l'œuvre de ceux qui luttent pour elle depuis un
an, mais celle des hommes qui vont à Anvers saluer le roi légitime, qui
font chaque jour de nouveaux complots parlementaires, qui rédigent des
manifestes monarchiques (d'ailleurs prudemment gardés en portefeuille),
et qui s'en vont tous les trois mois déclarer la guerre au gouvernement.
Qu'il en soit ainsi, si bon leur semble et si cette illusion peut adoucir l'a-
mertume de leur sacrifice. Ce n'est pas ici une question de parti ou une
lutte de personnes. Laissons-leur donc l'innocente consolation de cou*
vrir leur retraite par quelques rodomontades. Peu nous importe qu'ils
se disent victorieux ou vaincus, pourvu qu'ils nous aident loyalement à
fonder les institutions auxquelles est attaché, suivant nous, l'avenir de
la France.
Veuillez agréer, etc. ernest duvergier de hauranne.
Le directeur-gérant, G. Bulos.
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LA
GUERRE DE FRANCE
— 1870-1871
I.
I.A PREMIÈRE ARMEE DE LA LOIRE.
L La pri-murt armée de la Loire, par le génôral d'Aorelle de Paladines. — II. Orléanê, par
le génénl Ifarlin des Pollières. — III. La deuxième aimée de la Loire, par te général
Chanzy. — lY. La Guerre en province, par H. Ch. de Freycinet — V. Opérations des
armées allemandes depuis la bataiile de Sedan jusqu'à la fin de la guerre, par W. Blâme,
major aa grand éUt-nu^or prussien, tradaction du capitaine Costa de Cerd&t ~ YI. Guerre
des frontiér s du Rhin, 1870-1871, par le colonel RQstoir, traduction du colonel Savin de
Lardaose, 2 toL — YII. La Campagne de 1870, par le correspondant du Times, etc.
Une nation qui depuis César a passé pour la race la plus guer-
rière du inonde, qui a grandi dans les combats et par les combats
au point d'exciter l'envie ou les ombrages des autres peuples en
s'enivrant elle-m'érae de ses propres succès, cette nation, une fois
de plus descendue dans l'arène, se sent tout à coup frappée dans sa
puissance et dans son orgueil. A peine a-t-elle le temps de se re-
connaître dans cette carrière de foudroyantes déceptions où elle
est lancée à l'improviste. Elle se croyait invincible, elle est vaincue
presque avant d'être entrée en campagne. Elle se fiait avec une
sorte de superstition à son vieux prestige, à la puissance de son
organisation militaire, à l'habileté entraînante et hardie de ses
généraux , et en un clin d'œil elle voit son organisation militaire
Tovg a. -. 15 sipTsaBBB 1813. 17
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258^ REYTTE DES DEUX MONDES.
pulvérisée, ses armées régulières coupées, cernées et captives, ses
généraux paralysés par une stratégie qui surprend et déconcerte
leur courage. Elle se flattait, on la flattait d'une de ces grandes mar-
ches soudaines qui la portaient autrefois sur le sol ennemi, dans les
capitales européennes, et au premier choc elle voit ses frontières
rompues, ses provinces livrées à l'implacable invasion qui déborde
sur son territoire, ses villes assiégées et tombant l'une après l'autre.
C'est yhîstoiiie da 1 S06, d'Iéna, ^{n' isecomnenee; et celte fois ocotre
la FraBûe» Quoi encaïc! le premier auteur de la g^enre, Fempire
tombe, la république naît au coup de tocsin de Sedan, et alors par
une dernière illusion, on se figure du moins qu'on va pouvoir oppo-
ser à l'envahisseur les levées en masse, les armées improvisées, les
murs inexpugnables de Paris; mais non, tout est inutile, la résistance
est vaincue jusque dans ses derniers retranchemens, jusque dans
ses derniers efforts, et il ne reste plus qu'à rendre les armes, à subir
la poignante nécessité d'une paix achetée au prix d'un démembre-
ment, d'un déchirement de l'indissoluble territoire de France.
Comment cette tragédie militaire et nationale s'est-elle accomplie?
Comment a-t-eile été possible?
Rien n'est plus simple, dit l'un, le premier de tous, celui qui
s'efforce aujourd'hui de relever la France et de lui refaire une
armée, — ce qui est arrivé est la suite de toutes les fautes qui ont
été commises.
Première faute, on s'est jeté étourdîmeut, précipitamment, dans
une guerre pour laquelle on n'était pas prêt, sans même se dk)imer
le temps de rassembler, d'organiser les forces dont on aurait pu
disposer, qui en quelques semaines auraient pu doubler nos con-
tingens. On est parti en désordre avec des régi mens incomplets, au
milieu de toutes les difficultés d'une formation fiévreuse, d'une mo-
bilisation bien plus compliquée que celle de la Prusse. Seconde
faute, on n'a pas eu même le bénéfice de cette apparente rapidité;
on est resté vingt jours à piétiner sur place, avec des corps îneufB-
sans, mal liés, disséminés de Tbionville à Belfept,.sans prendre une
position militaire, en face d*uh eonemi qui s'avançait en masse,
prêt à s'enfoncer comme- un coin dans nos lignes débiles. Troisième
grande faute, après des revers qui aiirraient dû êt?re nn avertisse-
ment, on n'a pas su prendre nn parti* et se replier; avec une arm'ée
nouvelle formée en toute hâte, déjà démoralisée, on a cru pouvoir
aHer se jerter sur <îes armées' victorieuses qui mcmmuvraieBt autour
de nous, sur « la muraille d'aicaio » qui d'heure en heure étreignait
Metz, — on est allé à Sedan 1 Dernier malheur enfin, en avait joué
le tout pour le tout d*s lé prenrier jour; à partir de ce* moment,. la
France a pn résister encore avec courage, elle ne-po«vait plus se re-
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£A GUERRE DS FRANGEA 259
lever, parce qu'elle n'ayah plus que des apparences d*aTmées, parée
qu'eue avait perdlr toaa se» effectifs régufiers et tous ses cadres, à
Sedan, prai» è 1/lHx. Tout est )&» tout Tient de là, la Pïusse était
prête, ta France ne rétait pas (1). — Non, dit un autre, qui a eu le
doaloureux mérite de pressentir nos désastres bien avant la guerre,
dès 1867, non, dit le général Troclru, cela ne suffit pas pour tout
expliquer. La France a été la yictime d^une catastrophe qui se pré-
parait depuis longtemps. Elle a 8ul>i le sort de tous les peuples qui
ont une éclatante légende* et qui « périssent par leur légende, n La
France a péri poar s'être enivrée de sa légende napoléonienne,
pour avoir reçu d'iNusions et d'infatuations, en se. répétant à elle-
néme qu'elle était la grande nation, qu'elle avait toujours les pre-
miers soldats du Diende, et en négligeant tout ce qui pouvait la
maintenir à son rang par la vigueur rajeunie des institutions,
par une sève incessamment renouvelée. Les révolutions par leurs
iofluences, les gouv«rnemens eux-mêmes par leurs captations ou
par leurs faux systèmes ont aidé à la décadence croissante de l'es-
prit militaire. On n'a plus connu ces grands mobiles, ces fortes ver-
tus qui font les armées, l'abnégation, le dévoûment, le travail, la
discipline. On s'est livré aux habitudes frivoles, aux calculs tout
personnels, aux préoccupations de l'avancement et des distinctions.
Il y avait toujours des soldats, des chefs vaillans, l'armée n'existait
plus avec ses qualités nécessaires de cohésion, d'émulation virile,
d'instruction sérieuse et de solidhé* — Non, non, ce n'est point
encore cela^ diront bie^ d'autres^ La France a dû ses désastres à
des raisons plus générales et plus profondes, à la confusion de
toutes les idées, à l'invasion de tous les instincts matérialistes et
amollissans de bien-être et de jouissance, à ce cosmopolitisme
foervant qui éteint dans l'âme d'un peuple jmsqp'au sentiment de
la patrie.
Ainsi on va à la redierche des explications, et toutes ces causes
qu'on se platt à énumérer ne s'excluent pas, elles se complètent
eomme pour former la philosophie amère die nos malheurs. Elles
agissent ensemble ou partiellement selon les circonstances dans
cette sanglaate crise nationale qui d'un seul coup a dépassé les
^ndes invasions de 181& et de 1815t.. La question est maintenant
de serrer de plus près ce drame à la fois militaire et politique de
1870; qui six mois duiamt semble échapper à toute direction, où
tout se mêle et se confond, la révolution et la guerre, le patriotisme
et Pespvit d'avvnture, les inspirations les plus généreuses et les
passions les plus meurtrières ou les plus bruyantes. Ces évéae-
(1) Dlflcours de M. Thien, séance de l'assemblée nationale du 9 juin 1872.
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
mens d'ailleurs commencent à n'avoir plus rien de mystérieux, ils
prennent par degrés leur vraie physionomie et leur caractère. Ce
qu'on n'apercevait pas ou ce qu'on avait de la peine à comprendre
dans la fumée du combat, on peut le saisir plus distinctement. Les
documens et les révélations ne manquent plus. La lumière vient un
peu de tous les côtés, d'Allemagne et de France, de l'état-major
prussien et de nos généraux, des belligérans et des neutres, de ceux
qui ont été.acteurs ou observateurs et qui racontent ce qu'ils ont
fait ou ce qu ils ont vu, des enquêtes parlementaires qui instruisent
le procès de toutes les responsabilités de la guerre. Ce n'est point
encore l'histoire tout entière sans doute, c'est le commencement
de l'histoire par le concours de* tous les témoignages sérieux, pas-
sionnés ou intéressés, qui forment déjà comme une littérature de
nos désastres, qui substituent peu à peu la réalité à ce tissu de
malheurs légendaires.
Je voudrais, avec tous ces récits qui se succèdent, essayer de
préciser ce que j'appellerais volontiers la vérité vraie sur les
hommes et sur les choses, sur cette campagne de 1870, qui n'est
plus à un instant donné qu'un ensemble d'efforts brisés, d'épisodes
incohérens, de tentatives désespérées et inutiles. Jusqu'au h sep-
tembre, c'est la guerre de l'empire, marquée par les premiers
combats et les premiers désastres, par la catastrophe de Sedan et
par cet investissement de Metz qui prépare une autre capitula-
tion, dernier et sombre épilogue de la période impériale. A partir
du 4 septembre et en dehors de cette agonie de Metz, qui appartient
encore à l'empire, c'est la guerre de la défense nationale ramas-
sant les tronçons de l'épée de la France, disputant pied à pied le
pays à l'invasion jusqu'au moment où la résistance expire partout
à la fois, sous les murs de Paris, aux frontières de Suisse et au
Mans. Quelle est justement la vérité sur cette seconde partie de la
lutte, sur cette guerre de la défense nationale où Paris et la pro-
vince essaient vainement de se rejoindre? Quelle est' la part des
chefs militaires et des dictatures improvisées qui disposent des
forces de la France? Qu'a-t-on fait, en un mot, ou qu'a-t-on voulu
faire? C'est là le tragique problème qui se débat encore, et ce qui
apparaît certainement désormais, c'est que, s'il y a eu d'invincibles
fatalités, il y a eu aussi, après comme avant le h septembre, tout
ce que l'aveuglement et la présomption peuvent accumuler de
fautes, tout ce que la politique peut jeter de contre-temps et de
confusions dans une entreprise militaire déjà presque impossible
par elle-même.
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LA GUEHBE DE FBANCE. 261
I.
Une méprise étrange plane encore sur ces événemens, sur cette
heure d'angoisse où Tempire, en s'écroulant, laissait à un gouver-
nement nouveau Tbéritage et la responsabilité d'une lutte déjà plus
qu'à moitié désespérée. Pouvait-on s'arrêter au & septembre, au
lendemain de Sedan, cet autre Waterloo, bien plus terrible que le
premier, éclatant dès le début d'une campagne? Devait-on se hâter
déplier sous la mauvaise fortune, ne fût-ce que pour limiter les
sacrifices qu'on pouvait avoir à faire? La lutte jusqu'au bout, la
lutte à outrance n'a-t-elle été que le coup de désespoir et d'audace
d'un pouvoir d'aventure sorti d'une révolution? Rien n'est plus fa-
cile, après ce qui s'est passé, que d'accabler le gouvernement de
septembre sous le poids des désastres qu'il n'a pas pu empêcher et
qu'il a peut-être aggravés. La guerre de la défense nationale n'a
pas été plus heureuse que la guerre de l'empire; mais ce serait as-
surément la plus singulière illusion de croire que cette guerre, on
était libre de la décliner ou de l'accepter, que, si le régime impé-
rial était resté debout, il aurait pu faire la paix. Les bonapartistes
le crient sans cesse aujourd'hui, parce qu'ils pensent alléger ainsi
les responsabilités de l'empire, et, chose plus curieuse, ces hommes
de septembre qu'on accuse, quelques-uns du moins, n'étaient point
éloignés, aux premiers jours de leur avènement, d'avoir la même
idée dans un autre sens; ils avaient la naïveté de croire que, puis-
que celui qui avait déchaîné la guerre était désormais hors de cause,
la réconciliation des deux peuples redevenait possible, que la révo-
lution dont ils étaient les chefs pouvait désarmer ou désintéresser
TAllemagne victorieuse. M. Jules Favre était conduit à Ferrières
par cette illusion généreuse d'une diplomatie candide; ce n'étiit
qu'une illusion qui s'évanouissait à l'instant sous le sarcasme tran-
chant et hautain de M. de Bismarck.
La vérité est que la paix après Sedan était aussi impossible pour
le gouvernement de la défense nationale que pour l'empire lui-
même, parce que dès ce moment, pour l'Allemagne, il n'y avait
poiat de paix sans la cession de l'Alsace, et qu'aucun pouvoir, quel
qu'il fût, n'aurait pu souscrire à l'impitoyable loi de la guerre. La
paix était impossible, parce que la France, si cruellement éprouvée
qu'elle fût, n'était point arrivée à ce degré d'épuisement où l'on se
soumet à tout; elle se sentait encore pleine de force et de ressources,
elle était plus exaspérée que découragée. Rendre les armes, livrer
l'intégrité nationale après un mois de combat, c'eût été une de ces
trahisons d'un peuple envers lui-même qui ressemblent à un sui-
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!268 R£TU£ AES D£UX ilOKDKS.
cide. Qui aurait osé, qui aurait pu en ce moment signer la paix, à
moins de commencer par étouffer jusqu'à la dernière palpitation de
patriotisme dans le pays et d'être réduit peut-être à subir le secours
ou la connivence de l'ennemi victorieux pour comprimer les ré-
voltes du cœur naUoaal? Si c'était une « folie, » c'était la folie de
tout le monde. Les bonapartistes n'en étaient pas encore à repré-
senter comme un bienfait la chance de se racheter au prix d'une
mutilation de nationalité, sans avrâr ^uisé la ré^stance.
Continuer la guerre était donc une sorte de fatalité à laquelle oa
ne pouvait se dérober. Il est bien clair seulement que, par la cata-
strophe militaire de Sedan, comme par le coup d'état populaire du
h septembre, tout était changé, que cette guerre nouvelle, inévi-
table, pleine d'inconnu, qui allait commencer, s'engageait dans des
conditions étrangement compromises. Qui ne se souvient de ces
jours d'anxiété où la situation s'aggravait d'heure en heure, où,
avec la volonté de combattre, on ne savait si on aurait le temps de
retrouver des moyens de combat, où il iallait chercher à tâtons et
dans la fièvre les hommes, les armes, les approvisionnemens, pour
soutenir un siège à Paris, pour reprendre la campagne au dehors?
Les armées allemandes désormais libres s'avançaient cependant par
toutes les routes au coeur de la France; dès le 15 septembre, leurs
têtes de colonne étaient à Meaux, et pour reconstituer les forces
françaises en face de l'ennemi, pour reprendre d'une main vigou-
reuse la direction de cette lutte inégale^ que restait-il ? Un pouvoir
sorti d'une émotion publique, un gouvernement de bonne volonté
et de hasard qui pouvait avoir les meilleures intentions, mais qui
portait en lui-même les germes de toutes ks faiblesses, l'incohé-
rence d'une origine révolutionnaire, les préjugés de parti, l'inex-
périence des affaires.
* On en était là lorsque, le cercle de l'investissement se resser-
rant et se fermant tout à coup le 19 septembre, Paris et la pro-
vince se trouvaient séparés avant qu'on eût eu la prévoyance ou
le temps de se mettre en garde contre cette désastreuse éventua-
lité. Tout ce qu'on avait imaginé de mieux à l'approche de l'in-
vestissement avait été en effet d'expédier à Tours une délégation
de deux médiocres vieillards et d'un homme de guerre, Tamiral
Fourichon, qui aurait pu certainement rendre les plus utiles ser-
vices, s'il n'eût été immédiatement assailli par toutes les influences
de révolution. M. Crémieux, M. Glais-Bizoin, l'amiral Fourichon,
c'était toute l'autorité politique en province, et ici évidemment
éclate la première faute dans cette période nouvelle. Le gouverne-
ment de la défense nationale, né à Paris, composé des députés de
Paris, n'avait vu que Paris, sous prétexte que là « se concentraient
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LA GUERRE DE FRANCE. 2jS8
les espérances de la patrie^ » que « là ^ù était le combat, là de-
Tait être le pouvoir* » Il trouvait tout simple, comme il le disait
dans Qoe de ses premiëiies proclamations, que a la population pari-
sienne eût choisi pour chefs les mandataires qu'elle avait déjà in-
vestis de sa confiance. » C'était assez simple en appairence, c'était
surtout selon la tradition révolutionnaire ; seulement, avec cette
idée si simple, on anivait à une situation telle que pendant cinq
mois la France tout entière devait rester sous la dictature de la dé-
patation parisienne prisonnière des Prussiens, que tous les intérêts
nationaux, même les relations extérieures, allaient dépendre d'une
tille investie d'où rien ne pouvait s'échapper que par les airs, — de
sorte que dans la plus redoutable des crises, entre la province et
Paris, il y avait tout à. la fois une indissoluble solidarité de gouver-
nement et une impossibilité presque absolue de combiner une action
conumme.
Ce n'étdt peut-être que d'une gravité relative pour Paris, la ville
anx immenses ressources où tout était concentré, où l'on avait
appelé dès le premier jour tout ce qu'on avait pu réunir de forces
et où le gouvernement restait presque tout entier. C'était un dé-
sastre pour la province, qui se trouvait subitement livrée à elle-
même, à ses incertitudes, avec une révolution sur les bras, an mo-
ment où elle aurait eu le plus grand besoin d*être soutenue et
rassurée, de sentir une direction énergique et précise. C'est ici que
commence réeUement cette guerre de province, et pour se prépa-
rer à cette lutte inattendue tout était à faire. Qu'on se rappelle un
instant ce qu'était cette situation militaire après un mois de com-
bats, c'est-à-diie de défaites. Pour pouvoir porter à la fm de juillet
et anx premiers jours d'août un ,peu plus de 200,000 hommes sur
le Rhin, il avait fallu épuiser l'armée française, envoyer tous les
Tëpuens, tant les effectifs des corps étaient appauvris et insufB-
sans. Pour faire l'armée de Sedan, on avait été obligé ^e ramasser
tout ce qui n'était pas enfermé à Metz, d'appeler l'infanterie de
marine, d'improviser déjà des régimens de marche avec les dép6ts,
avec les quatrièmes bataillons, de telle sorte que le jour où de
ces deux armées l'une était captive, l'autre immobilisée sous les
nmrs de Metz, il ne restait plus rien, ni soldats mi cadres. Un des
historiens de cette guerre, le général Martin des PalHères, qui
s'est retrouvé sur la Loire après avoir vaillamment conduit Fin-
fanterie de manine à Sedan, assure qu'on pouvait disposer encore
de ploB d'un miUion d'hommes. Évidemment la France n'était point
épuisée. Le corps législatif, dans le dernier mois de son existence,
avait voté des levées nouvelles qui, avec les gardes mobiles, of-
fraient une ressource considérable; mais ces honunes, dont ia plu-
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26A HEYUE DES DEUX MONDES.
part n'avaient jamais manié une arme, étaient dispersés nn peu
partout, les uns dans les dépôts, les autres sur les chemins, le plus
grand nombre encore dans leurs foyers. Il fallait les rassembler,
les armer, les équiper; il fallait avoir des officiers, des sous-offi-
ciers, pour faire de tout cela des corps constitués; il fallait enfin
avoir des généraux, qu'on ne pouvait plus trouver que parmi les
vieux serviteurs passés à la réserve ou parmi des chefs plus jeunes
qu*on ne connaissait pas. Ce qu'il y avait de plus effectif dans les
forces françaises de province était une division, bien incomplète
elle-même, appelée d'Afrique et destinée à devenir le noyau le plus
solide du 15* corps, dont l'organisation commençait dès le 20 sep-
tembre à Bourges sous la direction du général de Lamotterouge.
Ces premiers contingens, ébauche de la future armée de la Loire,
un rassemblement formé dans l'est sous le général Cambriels, qui
allait être promptement obligé de se replier des défilés des Vosges
sur Besançon, des groupes incohérens de mobiles bretons dans
l'ouest sous le général Fiereck, c'était là pour le moment toute la
puissance militaire de la France.
S'il y avait eu un gouvernement sérieux, il aurait compris aussi-
tôt qu'avant de rien entreprendre la première condition était de se
réorganiser, que, pour obtenir de la France l'immense effort qu'on
allait lui demander, il fallait au moins gagner sa confiance, éviter
surtout de troubler ou de décourager son patriotisme par le spectacle
des divisions, du dé>ordre, du gaspillage et de l'intrigue. L'amiral
Fourîchon le sentait et n'y pouvait rien. M. Crémieux et M. Glais-
Bizoia étaient assurément fort embarrassés de leur omnipotence,
ils ne se rendaient même pas compte des difficultés les plus élé-
mentaires d'une œuvre à laquelle ils n'avaient à donner qu'une fri-
vole sénilité. Ils s'agitaient dans la confusion, laissant l'anarchie
envahir les plus grandes villes, Lyon, Marseille ou Toulouse, — les
esprits s'aigrir partout, les bonnes volontés s'égarer. Au lieu d'être
le centre d'une activité coordonnée et féconde. Tours commençait
à devenir le rendez-vous bruyant et banal de tous les solliciteurs
à la recherche d'un grade ou d'un emploi, de tous les inventeurs
de combinaisons merveilleuses, de tous les poursuivans de marchés
équivoques, de tous les oiseaux de proie des révolutions et des
grandes crises politiques.
Tours allait être pour deux mois le caravansérail tumultueux et
bariolé de la défense nationale. Cette délégation de province croyait
faire beaucoup, et elle ne faisait rien. Elle se nourrissait de si
étranges illusions que, dès le 29 septembre et le 1" octobre, elle
écrivait au gouvernement de l'Hôtel de Ville : a La province se lève
et se met en mouvement... Notre seule et immense préoccupation
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LÀ GUERRE DE FRANGE. 265
est d'activer Torganisation des forces destinées à débloquer Paris...
Les contingens militaires forment désormais deux armées compre-
nant chacune environ 80,000 hommes, Tune sur la Loire et qui
va s'avancer sur Paris, l'autre ayant pour centre... » L'armée de
80,000 hommes sur la Loire, c'était tout simplement le premier
noyau du 15* corps, qu'on se hâtait, dès les premiers jours d'oc-
tobre, de pousser en avant d'Orléans, à la rencontre de l'armée
allemande, qui débordait déjà jusqu'à Toury, au-delà d'Étampes.
Le résultat était facile à prévoir avec des hommes mal armés, mal
équipés, mal soutenus par une artillerie insuffisante : ce fut la
retraite précipitée de ces forces novices après un combat assez
vif à Ârtenay, — retraite suivie de la première occupation d'Or-
léans par le corps bavarois de von der Tann et couronnée par la
révocation du général de Lamotterouge, qui pourtant n'avait fait
qu'obéir à un ordre venu de Tours en envoyant ses bataillons au
feu avant Theure. C'est du reste le système qu'on commençait à
suivre avec les généraux. On destituait le général de Lamotterouge
à Orléans, on emprisonnait ou on laissait emprisonner le général
Hazare à Lyon. On organisait de cette manière, à la mode révolu-
tionnaire, si bien que l'amiral Fourichon, impuissant et indigné, ne
voulait p?us rester chargé de l'administration de la guerre, et, —
chose curieuse en un tel moment, — pendant quelques jours, il n'y
avait plus même de ministre de la guerre I
C'est alors que M. Gambetta tombait subitement à Tours comme
un messager de Paris investi, venant porter à la province le mot
de ralliement de la défense et, pour ainsi dire, la parole vivante de
la grande cité assiégée. Quelle était à ce moment, au 9 octobre, la
situation militaire? Paris était fermé depuis vingt jours déjà et si
étroitement bloqué, que rien ne pouvait plus passer à travers les
lignes prussiennes. L'investissement une fois organisé, l'état-major
allemand, campé à Versailles, s'était occupé de la protection exté-
rieure du blocus. Il avait immédiatement jeté dans la Beauce des
divisions de cavalerie avec quelque infanterie pour nettoyer le pays,
pour disperser les rassemblemens qu'on rencontreniit, et surtout
pour assurer le ravitaillement de l'armée de siège par un système
de larges et implacables réquisitions. Dans l'ouest , des détache-
mens s'avançaient sur Chartres. Dans la direction de la Loire, par
Etampes, les premiers cavaliers lancés en avant étaient bientôt sui-
vis du corps bavarois tout entier sous les ordres du général von
der Tann, à qui on donnait de plus une division d'infanterie prus-
sienne et une nouvelle division de cavalerie. C'est justement cette
année qui, après le combat d'Ârtenay, allait occuper Orléans le
11 octobre, et qui était destinée à jouer un certain rôle dans les af-
fwes de la Loire.
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966 RETinB BBS BEUX VONDES.
A partir de te irioment, les Aîlemanâs restaient maîtres de cette
zone d'Orléans à Chartres, qa'ils Milonndent de toutes parts, exer-
çant des repi'ésailles sanglantes an moindre signe derésistiuice, d6-
tniisant de malheureux villages comme AMis, oè des ufalans et des
hussards de Stesvig avaient été mahraités, bombardant et brûlant
Châteaudun dérendu par les vdontaires parisiens de Lipowski, re-
nouvelant en un mot les traditions de la guerre de trente ans en
pleine Beance. Dans l'est, le général de Werder, libre de ses moa-
vemens après la chute de Strasbourg le 28 septembre, était déjà en
marche pour refouler le général Gambriels en s'ouvrant la route de
la Saône et de Dijon. Quant aux forces françaises, à part les fraocs-
ttreurs, qui se répandaient un peu partout et qui haroelaîeHt pins
qu'ils n'arrêtaient rennemi, en dehors de l'année de Metz, dont
on ne savait rien si ce n'est qu'elle retenait encore devant -elle
200,000 Allemands, tout se réduisait à ce ib^ corps dont une partie
venait d'être battue en avant d'Orléans et se repliait en toute hâte
derrière la Loire pour ne s'arrêter qu'au fond de la Sologne. Si les
Allemands s'étaient sentis plus forts ou avaient été plus hardis» ils
pouvaient évidemment tenter une pointe sur Bourges ou sur Tours,
ils n'auraient pas rencontré une résistance sérieuse et organisée.
On en était là au 10 octobre, au lendemain de l'arrivée de M. Gam-
betta, et l'unique question était de savoir si le nouveau-venu portait
réellement à la défense nationale la direction, l'impulsion qui lui
avait manqué jusque-là.
Si jamais homme eut la chance d'arriver au bon moment, c'est
M. Gambetta. Il avait pour lui la jeunesse, une parole vibrante,
un patriotisme plein de feu et jusqu'à la couleur romanesque de
son évasion de Paris à travers les airs. €e qu'il y avait d'un peu
merveilleux dans ce voyage en baUon parlait à l'imaginalîon pu-
blique, et faisait au nouveau r^résentant de la défense une sorte
de popularité qui pouvait l'aider singulièrement. Ce qui est cer-
tain , c'est que les circonstances lui créaient un rôle exoeptionoid,
c'est qu'il avait été envoyé justement pour suppléer k l'insufiSsanoe
de la délégation de province, et que dans cette situation il pouvait
beaucoup. A peine arrivé, il se mettait à l'œuvre, prenaiit hardiment
le minifidière de la guerre et le ministère de l'intérieur, appelant
auprès de lui un ingénieur, M. de Freycinet, qu'il décorait du titre
assez étrange et assez vague de délégué du ministre de la guerre.
Parole fait, c'était une vraie dictature politique et nnlitaire. Assor-
rément les dffîcultés étaient immaises, elles étaient d'autant plus
graves que les plus simples démens d'organisation manquaient»
qu'on était souvent réduit à procéder au basard. On n'avait ni deo-
siers du personnel de l'armée, ni étants du matériel, ni cartes de la
France. Tout était resté à Paris, et s'il y avait à Tours un xmnîgtre
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lA «UEAB£ M JPAdNCe. 287
de la guerre, même un délégué du ministre, il n'y avait pcônt, à,
]N:opreroent parler, de ministère de la guerre. L'administration se
composait de q[uelques employés qui réunissaient dans leurs mains
tsus les services, recrutement, Aurmation des corps d*armée, artille-
rie, transports, approvisionnemens. Il fallait tout improviser au
joar le jour en face de l'ennemi, et je ne veux pas dire que dans
cette crise de la défense M. Gamhetta n'ait rien fait. Il est certain
an contraire qu'en arrivant dans un numient où tout paraissait
perdu il avait au moins le mérite de ne pas désespérer, de com-
muniquer partout autour de lui un feu nouveau , de raviver dans
le pays la passion de la résistance,' si bien qu'en quelques jours
tout semblait prendre un autre aspect. Malheureusement M. Gam-
betta avait une activité plus apparente que réelle , plus remuante
qa'eiiicace, et tout ce qu'il faisait, il le marquait du sceau de ses
illttsi(M)s, de sa présomption, de ses intempérances d'avocat, de ses
^éjugés de parti.
L'erreur de Ai. Gambetta était de se croire revenu à 1792, de se
figurer qu'en parlant le langage ou en employant quelques-uns des
procédés de cette époque, il allait en renouveler les miracles. Sans
doute il avait la préoccupation de la défense nationale; mais il était
eacere plus préoccupé de la r^ublique, à laquelle il subordonnait
tout, même la direction de la guerre, même la souveraineté de la
France, et il était si complètement enivré de sa dictature qu'il n'é-
coutait rien, qu'il en venait bientôt à n'éti e pas plus d'accord avec
le gouvernement de Paris, qui l'avait envoyé, qu'avec IL Grévy,
qui ëtsdt pourtant, lui aussi, un républicain, ou avec U. Tbiers,
doQt il redoutait l'influence modératrice. M. Gambetta ne se con-
testait pas d'être un dictateur politique, il voulait être un dictateur
militaire; il avait la prétention d'inspirer des plans de campagne,
de conduire la guerre, et il ne voyait pas qu'en agissant ainsi non*
seulement il s'exposait par ignorance à tomber dans des méprises
qui ont été la risée du monde, mais de plus il froissait les généraux
daas leur dignité, dans leur intelligence, dans le sentiment de leur
respoBsabiliié.
Assurément M. Gambetta et son lieutenant, M. de Freycinet, avec
l'autorité sans limites dont ils disposaient, auraient pu faire beau-
coup : ils n'avaient tout simplement qu'à rester dans leur i-61e, à
organiser les forces nationales, à préparer les armées, à les appro-
vÎMoner, en laissant aux chefs militaires le devoir et la responsa-
bilité de l'action; mais cela ne suffisait pas pour être \m Garnot I Au
lieu d'administration, on faisait de la stratégie, on écrivait aux gé«
Qéraux pour leur expliquer comment t trois ou quatre bons che«
vaux valaient naienx que trois cents médiocres » pour faire des re-
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268 BETCE DES DEUX MONDES.
connaissances, comment il fallait manœuvrer « de manière à prendre
l'ennemi entre deux feux et à lui infliger enfin une de ces surprises
dont nous avons été si souvent victimes. » Au lieu de soutenir des
chefs militaires qui étaient aussi embarrassés que malheureux et
qui ne marchandaient pas leur dévoûment, on les laissait maltrai-
ter, on les entourait de suspicions et on les brisait. Lorsque après
tant de déceptions on aurait dû parler au pays le langage d'une
virile sincérité, on le nourrissait de proclamations tribunitiennes et
de bulletins qui transformaient des escarmouches en batailles, des
défaites en victoires, qui trompaient Paris sur la province et la pro-
vince sur Paris. Là où il aurait fallu enfin de la fermeté, du sang-
froid, de la méthode, on se' démenait dans la confusion. On jetait
l'argent de la France dans des marchés dont l'histoire se fait au-
jourd'hui, et on croyait multiplier les forces nationales par l'impro-
visation de corps d'armée qu'on pouss«nit en avant sans se demander
s'ils existaient réellement, s'ils pouvaient marcher et combattre. On
éprouvait le besoin de s'étourdir et d'étourdir l'opinion par des ap-
parences d'activité foudroyante, par des promesses qu'on ne pou-
vait tenir. M. Lanfrey disait à cette époque, en pleine guerre, le
mot aussi cruel que vrai : c'était la dictature de l'incapacité, d*une
incapacité présomptueuse et agitée. Ce n'est point du premier coup
sans doute que se sont révélées toutes les conséquences de ce dan-
gereux système; elles ont éclaté d'heure en heure, à chaque étape
de ces opérations de la Loire, qui allaient recommencer par un
succès, dernier et mélancolique sourire de la fortune, pour finir par
un double désastre aux deux extrémités. de la France.
Au moment où l'administration nouvelle prenait le pouvoir à
Tours, les Bavarois entraient à Orléans, et les fractions du 15' corps
qui étaient allées combattre à Artenay n'avaient que le temps de re-
passer la Loire pour se replier sur la ligne du centre jusqu'à La
Ferté Saint-Aubin. C'est là que le général de Lamotterouge, qui n'é-
tait coupable que de n'avoir point réussi dans une opération d'un
succès impossible, était frappé d'une brutale disgrâce. Le comman-
dement passait aussitôt au général d'Aurelle de Paladines, vieux sol-
dat d'Afrique et de Crimée, que la guerre avait arraché à sa retraite
et qui était connu pour sa fermeté. Ce 15* corps représentait, à
vrai dire, le plus clair des forces régulières de la France, et il était
lui-même bien loin de réunir les conditions d'une véritable armée.
L'ivrognerie, la maraude, l'indiscipline, régnaient parmi ces troupes
novices. Les soldats écoutaient à peine leurs officiers, ils les insul-
taient souvent, et ils marchaient à la délivrance de la patrie en mê-
lant dans leurs chants les obscénités et la Marseillaise. Le dénû-
ment matériel aidait au trouble moral. En quelques jours, "tout
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LA GUERRE DE FRANCE. 260
prenait cependant une physionomie nouvelle sous l'énergique et
YÎgilante autorité du général d'Aurelle de Paladines, qui commen-
çait par ramener ses troupes un peu plus en arrière, dans de bonnes
positions défensives, au camp de Salbris, derrière la Sauldre, et qui
là s'attachait à reconstituer un ordre militaire. Le commandant en
chef visitait son armée, régiment par régiment, bataillon par ba-
taillon, parlant aux ofSciers et aux soldats, s' efforçant de réveiller
chez eux le sentiment de la discipline et du devoir, stimulant leur
patriotisme, les rappelant au respect du drapeau et s*occupant aussi
de leur bien-être, car il y avait des malheureux, comme les zouaves
du 2» régiment, arrivés depuis peu d'Alger, qui étaient presque nus.
Bientôt, soit sous l'influence de la vie de camp, soit par l'interven-
Uon des chefs supérieurs, soit enfm sous l'impression de quelques
exemples de sévérité, la transformation était complète. Les soldats
redevenaient bons et dévoués, les ofliciers étaient obéis. Le Ib^ corps
existait désormais avec ses trois divisions, dont l'une dirigée par le
général Martin des Pallières comptait 25,000 hommes. Pendant que
le général d'Aurelle était tout entier à ce travail de jour et de nuit,
le gouvernement de Tours se hâtait de lui donner le commande-
ment supérieur d'un 16* corps qu'il créait à Blois sous les ordres
directs du général Pourcet. Ce 16<> corps n'égalait pas sans doute le
15% et il n'était pas surtout encore ce qu'il est devenu depuis sous
le géu' rai Chanzy. M. de Freycinet le représentait comme ayant
déjà 35,000 hommes, il n'en avait pas 20,000, et le général Pourcet
écrivsdt que ses troupes lui arrivaient successivement, mal organi-
sées, iodisciplinées, manquant de tout, malgré ses incessantes ré-
clamations; mais enfin, avec le 15* corps, c'était l'armée de la
Loire constituée, et, selon le mot du général Chanzy, l'œuvre ac-
complie par le général d'Aurelle à Salbris allait servir de type à
toutes les formations qui se sont succédé.
Nul doute que, si on eût suivi cette voie, si on s'était borné à
organiser des corps d'armée, en laissant au général d'Aurelle ou à
des hommes de sa trempe le soin de discipliner, de manier ces
soldats improvisés, et en prenant un peu son temps, nul doute
qu'on n'eût pu arriver à des résultats sérieux ; mais on était pressé,
on brûlait de voler sur la route de Paris avec les forces qu'on se
sentait sous la main, et le général d'Aurelle commandait à peine
depuis dix jours qu'on lui demandait déjà d'entrer en campagne.
L'état-major allemand de Versailles commençait lui-même à se
préoccuper de ces formations qu'il entrevoyait sans en connaître
exactement l'importance et surtout la consistance. Il les avait peut-
être un peu dâdaignées d'abord, ou il avait cru suffire à tout par
Toccapation d'Orléans; il ne distinguait pas moins derrière s;3S 11-
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270 RETUE BES DEOX IfONMS.
gnes im mouvement qùî dépassait ses préTisions, <|m rétonnatt.
Il faisait battre le pays de toas les côtés, Téra le Perche, vers Beau-
gency, sur la Loire ; il rencontrait partout des forces , il sentait de
la résistance, et mente, un jour où les reconnaissances bavaroises
s'étaient trop avancées dans l'Orléanais, elles vinrent se heurter
contre un poste de 38 francs-tireurs de Saint-Denis qui résistèrent
jusqu'au dernier et tuèrent 137 Allemands, dont un colonel, sans
parler des blessés. Il y avait de quoi donner à réfléchir. Seulement,
si ces armées françaises encore indistinctes se disposaient à re-
prendre Toffensive-, par où attaqueraient-elles? Viendraient-elles
par l'ouest,, marchant sur Chartres et sur Versailles? Commence-
raient-elles par essayer de reprendre Orléans de i^ve force pour se
jeter sur la route de Paris par Ëtampes?
C'était, à ce qu'il paraît, la question qu*on se faisait au camp al-
lemand, et c'était aussi la question qm s'agitait au camp français.
Dès le 24 octobre, M. de Freycînet arrivait au quartier-général du
commandant en chef à Salbris; le lendemain, le général d'Aurelle se
rendait à Tours avec son chef d'état-major, le général Borel, et le
commandant du 16^ corps pour assister à ime délibération nouvelle
sous la présidence de M. Gambetta lui-même. Que la marche sur
Paris restât Tobjeciif suprême de ht campagne, ce n'était pas dou-
teux. Pour le moment, avec une ai*mée qui valait mieux que ne le
croyaient peut-être les Prussiens, mais qui était insuffisante encore,
on ne pouvait aller m si loin ni si vite. Il s'agissait tout simplement
de faire le premier pas, de reprendre la ligne de la Lofire, et l'atr-
taque d'Orléans fut décidée. C'était là l'objet des deox conseils de
guerre de Salbris et de Tours. L'opération étsdt du resti habilement
conçue. Le général Martin des Pallières, avec sa. forte (fivision de
25,000 à 30,000 hommes, devait remonter la Loire, aller la passer
à Gien, puis se replier à travers la forêt d'Orléans pour arriver au
momem décisif sur les derrières de lennemi; pendant ce temps, le
reste du !&• corps allait rejoindre le 16* corps sur la rive droite du
fleuve à Blois, et toutes ces forces marchant ensemble, appuyées
sur la forêt de Marchenoir, devaient s'avancer, sous le commande-
ment du général en chef lui-même, à la rencontre des Bavarois par
l'ouest d'Orléans. Les deux attaques combinées pouvaient assuré-
ment produire les résultats les plus sérieux, peut-être les plus im-
prévus, si elles réussissaient. Soit dit sans ironie, le projet de IL de
Freycînet de « pi-endre Fenneml entre deux feta nr pouvait se réa-
liser.
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Là. 6D£RIIE DE HAlfCE, 27i
IL
La qtiesUoQ était maintenADt d'exécuter cette (4)ératk>Q si bien
conçae. De toute dau^oD, il fallait cinq ou aix j/mr& pour arriver à,
reDBfimi des deux côtés^et c'est ici qu'où coannence à voir ce qu'il
7 a de dangereux à ne pas tenir compte des difficultés les plus
élémentaires, des conditions pratiques d'une entreprise de guerre.
On ne le savais pas assex à Touis, le général en chi^f le savait en
bomme expérimenté qu'il était. Aussitôt la résolution prise, dès le
25 octobre au soir et le 26 au matin, il avait donné tous ses ordres
avec prévoyance, avec précision , de telle sorte qu'où dût se trou-
ver devant Orléans le dernier jour du mois ou le 1^' novembre, et
malgré toutes ka précautions il ne pouvait échapper à des mé-
comptes. Le secret était une première condition de succès, et le
gouveroemeot L'avait si bien senti que, pour donner le change, il
avait interdit la circulation des voyageurs sur la ligne de Tours au
Mans, simulant avec un certain fracas de grands mouvemens vers
l'ouest. C'était peine perdue; en arrivant à Tours le 27, le général
d'Anrelle s'apercevait bien vite que sa marche sur Orléans était le
secret de tout le monde. La rapidité des mouvemens et des concen-
tratioDS était aussi une condition de réussite, et le délégué à la
guerre, qui était cette fois dans son rôle d'ingénieur, avait mis tout
soa zèle à organiser les convois de chemins de fer pour le transport
des troapes et de leur matériel. Malheureusement, quand on arri-
vait à Blois, la eonfusbn était complète. On n avait plus de quoi
débarquer la. cavalerie; les corps se trouvaient séparés de leurs ba-
gnes, le matériel était dispersé, les munitions ne suivaient pas les
batteries auxquelles elles étaient destinées. C'était un chaos à dé-
brouiUer, qui exigeait plus de temps qu'on n'en aurait mis pour
aller en bon ordre de Salbris à Blois par la route de terre. Des
pluies torrentielles survenaient et rendaient les mouvemens pres-
que impossibles, l'artillerie risquait de s'embourber dans les che-
mins défoncés* Enfin le 16* corps avait grand besoin d'achever son
organisation; il y avait des divisions de plus de 11,000 hommes
qai n'avaient pas un seul général de brigade, et des régimens de
pins de 3,000 hommes qui étaient commandés par des chefs de ba-
taillon.
Le général dAurelle, dès son arrivée à Blois, se trouvait aux
prises avec ces difficukés et. les sentait vivement; il les signalait à
Tours, où Von ne voyût. dans sa prudence que de 1 hésitation, peut-
être l'aniërer pensée de s'arrêter,, et à une dépêche du 28 au soir,
par laquelle le général &k chef prévenait le goi»ren?ement de la né-
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272 RETUE DES DEUX MONDES.
cessité de retarder d'un jour le départ de Tarmée, le délégué à la
guerre répondait cavalièrement le 29 au matin : a Ainsi que M. Gam-
betta vous l'a télégraphié cette nuit, nous avons dû, en présence de
votre dépèche d'hier au soir, dix heures vingt, renoncer à la ma-
gnifique partie que nous nous préparions à jouer, et que, selon
moi, nous devions gagner;... puisque nous devons renoncer à
vaincre étant deux contre un, alors qu'autrefois on triomphait un
contre deux, n'en parlons plus... » Le commandant en chef deman-
dait vingt-quatre heures, on lui répondait par un ordre d'ajourne-
ment indéfini, et on s'attribuait l'honneur d'avoir préparé une
a magnifique partie n d'un succès infaillible, en rejetant sur le gé-
néral la responsabilité d'un succès manqué ! Voilà qui promettait.
Tout d'ailleurs en ce moment seiTait à compliquer cette entrée
en campagne d*une armée nouvelle. Aux difficultés matérielles ve-
naient se joindre deux circonstances politiques ou militaires d'une
extrême gravité, la négociation que M. Thiers allait ouvrir à Ver-
sailles pour arriver, s'il le pouvait, à un armistice, et la capitulation
de Metz. Évidemment M. Gambetta, dans son impatience d'action,
subissait pkis qu'il n'acceptait la mission de l'homme éminent qui
depuis un mois avait parcouru l'Europe dans l'intérêt de la France,
et qui venait de rentrer à Tours. M. Gambetta , sans oser refuser
absolument son adhésion à une tentative que la Russie et l'Angle-
terre favorisaient, que le gouvernement de Paris désirait. M, Gam-
betta ne voulait point au fond de l'armistice, puisqu'il repoussait
l'élection d'une assemblée qui était pour le moment Tunique objet
d'une trêve possible, et il ne voulait pas de l'élection d'une assem-
blée parce qu'il craignait que le pays, fatigué ou troublé, se pro-
nonçât pour la paix, peut-être contre la république. Dans ces con-
ditions, aux yeux des meneurs de la guerre à Tours, le voyage
diplomatique de M. Thiers à Versailles était un contre- temps, et
c'est pour cela sans doute qu'ils auraient voulu voir le mouvement
de l'armée assez engagé déjà pour dominer ce qu'ils appelaient
entre eux les a fausses manœuvres » de la diplomatie. M. Gambetta
et son délégué, M. de Freycinet, attribuaient les hésitations du gé-
néral d'Aurelle au passage de M. Thiers à travers les lignes fran-
çaises dans la journée du 28. Le général d'Aurelle n'avait pas vu
M. Thiers, il ne savait de la mission de l'illustre négociateur que
ce que tout le monde pouvait en soupçonner. 11 n'est pas moins
clair que le seul fait du passage d*un plénipotentiaire français à tra-
vers les lignes pouvait et devait, jusqu'à un certain point, réagir,
ne fût-ce que moralement, sur la marche des opérations.
Quant à la capitulation de Metz, le général d'Aurelle l'avait con-
nue en effet le 28 octobre au soir» non par M. Thiers» qu'il n'avait
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LA GUERBE DE FRANCE. 273
pas vu et qui ne pouvait savoir lui-même ce qui en était, mais par
une sorte de hasard. Le général von der Tann, ayant à écrire au
commandant de nos avant-postes à Mer, pour le remercier de lui
avoir remis le corps d'un officier bavarois tué dans un combat, avait
cru donner une marque d'esUme au général français en lui annon-
çant un événement qu'il venait d'apprendre de Versailles, et qui
éUût encore inconnu des deux armées en présence. Cette nouvelle,
portée aussitôt à Blois, où elle consternait le général d'Aurelle, puis
à Tours, où elle enflammait toutes les colères, avait assurément une
sinistre portée. Tant que Metz avait tenu, rien ne semblait perdu.
La chute de la citadelle lorraine livrait à la Prusse l'armée la plus
aguerrie de la France, et laissait 200,000 Allemands libres d'accourir
sur la Loire. Que M. Gambetta, saisi par un désastre qui ne pouvait
pourtant pas être imprévu, sentit la nécessité de faire bonne conte-
nance devant ce dernier coup de la mauvaise fortune, de prévenir
la terrible impression qui allait se répandre dans le pays tout en-
tier, dans l'armée elle-même, rien de mieux. Il s'y prenait malheu-
reusement d'une manière étrange. Il disait et il faisait tout ce qu'il
fallait pour aggraver le mal en ajoutant à la confusion des esprits.
Il publiait deux proclamations furibondes au pays et aux soldats,
récriminant contre le passé, parlant maladroitement de « l'armée
de la France dépouillée de son caractère national,... engloutie mal-
gré T héroïsme des soldats^ par la trahison des chefs... »
M. Gambetta ne s'apercevait pas qu'avec toutes ces déclama-
tions d'un souffle plus révolutionnaire que patriotique, avec ces
Tagues accusations de défaillance ou de trahison lancées contre des
hommes qui ne se croyaient pas des prétoriens parce qu'ils avaient
servi dans l'ancienne armée, avec ces vaines et périlleuses distinc-
tions entre chefs et soldats, il compromettait tout. Il risquait de
donner le plus redoutable aliment à cette maladie du soupçon qui
dévorait le pays, de jeter l'irritation et le chagrin dans le cœur des
généraux, de semer l'esprit de défiance et de révolte parmi ces
jennes soldats de la Loire qu'il croyait enflammer, et en efiet le
résultat ne se faisait pas attendre. A peine les proclamations de ce
jeune tribun déguisé en ministre de la guerre étaient-elles connues,
<p^ la discipline s'en ressentait aussitôt dans l'armée rassemblée
autour de Blois. Les chants et les cris recommençaient, et dans
certains corps soldats et sous- officiers mettaient tout simplement en
çaestion s'ils ne cesseraient pas d'obéir à des chefs qui les trahis-
saient. Les généraux de leur côté étaient profondément ulcérés, et
quelques-uns voulaient donner leur démission. Le commandant en
chef, en pensant comme eux, ne pouvait pas parler comme eux. II
les réunit, écouta leurs plaintes, et s'efforça de les apaiser en leur
Ton Cl. — 1872. 18
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27ft RETUB DES DEUX UORDJBff.
rappelant que conrme soldats ils n'avaient point à ^'occuper de po-
litique, qne leur umqu€ n^ission était de délivrer le sed natbnal^
que le meilleiir moyen pour eux.de répondre à toutes les calomnœ
était de verser leur sang pour la France, comme on allait Is faire de
boa cœur et de bonne volonté. — Ces braves gens, qui souffraient
plus que tout le monde, ne demandaient pas mieux au.food que
de se laisser remonter par une bonne parole et de se leonettre i
l'œuvre. Ce n'était pas moins pendaat quelques jours une crise des
plus pénibles pour le pays, pour Tarmée, pour le général d'Aurelle,
qui avait à faii-e face non-seulement à toutes les difficultés maté-
rielles, mais encore aux difficultés morales qui naissaieiit pour lui
d'une situation si profondément traublée, des excitations passion-
nées du gouvernement lui-méaiie;.Oa en: vint à. boni cependiant et
même assez vite pour être prêt à tout événement.
Restait toujours en effet la question essentielle, Texpédition sur
Orléans, qui avait subi un temps d'arrêt au milieu de toutes ces pé-
ripéties, qui dépendait de la négociation poursuivie à Versailles par
M. Tbiers, mais qui pouvait être reprise d*uB instant à l'autre. Le
général d'Aurelle était, dès le 3k novembre, en mesnre de se mettre
en mouvement au premier signaL Q\xaM à prendre ime résolution
ou même à donner des ordres précis, comment l'aurait-il pu? 11
était réduit à chercher ses directum» dans des dépêches qui lui ve-
naient de Tours et qui révélaient une singulière incertitude. On loi
disait de se tenir prêt à marcher dès le lendemain, « comme si le
mouvement était irrévocable; » mais on ajoutait : « Il est possible
que les circonstances politiquesobligeot ce soir ou demaiaà revenir
sur cette décision... » Ce n'était point extraordinaire d'^aîlleuis; le
gouvernement hésitait, ne sachant rien de Versailles, agité d'une
impatience qu'il poussait jusqu'à l'ammosité contre M. Thîers, et ne
pouvant cependant rien brusquer; il mettait ses hésitations dans ses
dépêches. C'eût été bien plus simple encore de ne rien dire,. puis-
qu'on n'avait rien à dire.
Ce qui commençait à n'être phis aussi simple^ c'est qu'au miliea
même de ces contradictions, entre 1b: i" et le ô novembre, tf. de
Freycinet, de concert avec M.. Gambetta^ avait imaginé une com-
binaison assez inattendue qui pouvait bouleverser tous le^ prépa-
ratifs faits jusque-là. Il avait expédié à Biois un jeune attaché à la
guerre qui allait faire beaucoup parler de lui, un jeune ingénieur
des chemins de fer d'Âutriohe, Polonais de naissance. Français de
choix, M. De Serre en un mot, qui était chargé de proposer an gé*
néral d'Aurelle un plan tout nouveau. On ferait la même chose, seu-
lement ce serait tout le contraire. Gétisàt^ comme M. de Freycinet
récrivait avec naïveté, ir le mouvement in ven5e;dè celui préoédem*
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U GOERBE DE FBANCE. 275
ment oombhtÊ^.enc ce sens (fae des Pallières serait le corps actif, »
taïk^s^que d!AiurelIe représenterait la diversion ou l'action anxir
liaire. On ferait. passer au général Martin des PaUiëres par la voie
de terre 1& ou ISiOOd hommes de ceux qu'on avait si pénible-
ment anœnés à Bioisr et avec ce supplément de force, portant son
corps à près de 50,000 hommes, des PaUiëres, descendant tou-
jours de Gien par la fbrét, se chargerait de Tatiaque principale
(fOrléaaa. De son côté, le général d'Aureile, avec ce qui lui reste-
rait et avec quelques forces qu'il appellerait du Mans, se présente-
rait poizr faire une démon^ration a de manière à tenir en éveil les
forces prussiennes massée» autour de Patay, » à l'ouest d'Orléans. Ce
n'était pas plus compliqué que cela! Si ce projet n'était pa9 une
fantaisie, il cachait l'arrière-pensée de déplacer le centre de Tae^
tioQ militaire, pour dJminaer le rôle du commandant en chef. Le
général d'iurelle, sans s'y méprendre peut-être, faisait observer
tranquillement que l'expédition, telle qu'on la proposait, avec les
mouvemens de ti^oupes qui étaient nécessaires, exigeait au moins
treize jours, que pendant ce temps le prince Frédéric-Charles, avec
lequel il fallait compter désormais, arriverait sur la Loire et qu'alons
ton! serait impossible, tandis que l'opération, telle qu'elle avait été
oonçuft d'abord, avait le mérite d'être simple, tout aussi elBcace,
et de pouvoir commencer sur- le -champ ^ Tout se débrouillait enfin,
rinsuccèa définitif dés négociations de Versailles, connu sans doute
le 6 novembre, levait tous les doutes, on s'en tenait au plan qui
avait été primitivement convenu, et M. de Freycinet, dans un mou-
vement, qui valait mieux que toutes ses combinaisons, écrivait au
général d'Axirelle : a Bonne chance et à la grâce de Dieu! vous por-
tez, en ce moment, général, la fortune de la France... »
Une chose curieuse, c'est que malgré tout les Allemands n'a-
vaient pas vu bien clair dan» ce» agitations et ces concentrations
de troupes dont Blois était devenu le centre depuis quelques jours;
ils ne croyaient pas à l'armée de la Loire. La 22^ division prus-
sienne ou hessoise, qui avait d'abord suivi le général von der Tann
à Orléans^ avait été rappelée autour de Chartres, et elle y était en-
core avec la h^ et la (^ division de cavalerie, faisant face au Perche,
à Vendômei à la route du IHans. Von der Tann était resté seul à Or-
léans avec son corps bavarois et la 2' division de cavalerie, qu'il
tenait toujours en mouvement pour faire (U'oire à des forces plus
conddérables que celles qu'il avait réellement. Quoiqu'il, eût déjà
rencontréde la résistance autour de lui^ il ne se doutait peut-être
pas de ce qui se préparait^ et il nesemblepas notanniient avoir dé-
mâlfr,,au moins dès les premiers^ momens^ le passage de deux di-
visioQs d&il&? corps aur la riye droite delà Loire. L'inuBobiUlé des
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276 REVUE DbS DEUX MONDES.
forces françaises dans les premiers jours de novembre l'avait un
peu trompé. Ce n*est que le 8 qu'il commençait à être sérieusement
éclairé par ses reconnaissances du côté de Beaugency, et alors,
laissant à peine quelques troupes à Orléans, il allait dans la nuit
prendre position avec tout son corps à l'ouest de la ville, autour de
Coulmiers. De son côté, le quartier-général de Versailles donnait le
même soir à la 22* division d'infanterie et à une division de cavale-
rie l'ordre de se rapprocher dès le lendemain des Bavarois. Qu'al-
lait faire maintenant l'armée française, celte armée de la Loire,
composée de deux divisions du 15^ corps et du 16* corps, qui venadt
d'être mis sous les ordres du général Ghanzy ?
Le terrain d'opérations qu'elle avait devant elle figure assez bien
une sorte de quadrilatère irrégulier qui aurait à ses quatre angles
Blois, Orléans, Châteaudun et Vendôme; le« deux côtés à l'est et à
l'ouest seraient la Loire et le Loir, le côté du nord serait la roule
d'Orléans à Châteaudun, le côté du sud la route de Blois à Vendôme.
Vers le centre est la forêt de Marchenoir. Jusqu'au 7 novembre,
les divisions françaises campées en avant de Blois n'avaient pas dé-
passé une ligne touchant par la droite à la petite ville de Mer sur
la Loire et s'étendant en anîère de la forêt de Marchenoir. Ce mou-
vement du 8 qui avait frappé le général von der Tann était déci-
dément la marche offensive dont le général d'Aurelle avait donné
le signal, qui portait notre armée au-delà de Beaugency et au-delà
de la forêt de Marchenoir. Le général d'Aurelle s'avançait résolu-
ment et prudemment, protégeant l'extrémité de sa ligne à gauche
avec la cavalerie du général Reyau et du général Ressayre, se ser-
vant sur l'autre rive de la Loire d'un hardi partisan vendéen, Ca-
thelineau, qui allait devancer tout le monde à Orléans, et de quel-
ques milliers d'hommes qu'on avait réunis à Salbris pour garder
la route de la Sologne. D'un autre côté enfin, le général Martin des
Pallières, qui avait un des premiers rôles dans l'opération, qui
avait été laissé en face de Gien, à Argent, pour passer la Loire et se
replier sur Orléans, Martin des Pallières avait été prévenu. Seule-
ment il lui fallait quatre jours, trois au moins s'il n'avait pas à com-
battre en route; il ne pouvait arriver en ligne que le 11 ou le 10 au
soir tout au plus, et c'était une question de savoir si les deux at-
taques se combineraient bien exactement, si la lutte ne serait pas
précipitée à l'ouest par le mouvement même du général von der
Tann sur Coulmiers.
Dans quelles conditions se trouvait-on en effet dès la nuit du 8 au
9? On se trouvait absolument en présence, les Bavarois à Baccon, à
Coulmiers, à Épieds, à Champs, à Saint-Sigismond, les Français en
face, à Cravant, à Ouzouer-le-Marché, à Prenouvellon. On ne pouvait
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LA GUEBRE DE FRANCE. 277
plus faire un pas sans se heurter, sans avoir à disputer le chemin, et
le général Chanzy, dans son ordre de marche du 16' corps, résumait
d'avance la journée du 9 : « débusquer Tennemi de Charsonville,
Épieds, Coulmîers, Saint-Sigismond, et prononcer sur la gauche un
mouvement tournant de façon à occuper solidement à la fin du jour
la route de Châteaudun à Orléans... » C'était le programme de la
bataille de Coulmiers.
Au petit jour, tout le monde est sur pied. Les régimens se for-
ment sans trouble, sans confusion, et gagnent en silence les posi-
tions qui leur sont assignées. Le temps est froid et sombre sans
être défavorable. Les brouillards du matin, en se dissipant, laissent
voir tout à coup un spectacle qui réchauffe le cœur des vieux sol-
dats : c'est l'armée française, une véritable armée, rangée en ba-
taille sur deux lignes, calme, confiante, et attendant le combat dans
Tordre le plus parfait. Elle se déroule dans ces campagnes nues,
dépouillées et à peine accidentées. Au loin, vers la Loire, on dis-
langue des massifs d'arbres qui entourent des châteaux et des
fermes. En avant, on n'aperçoit qu'un point saillant à l'horizon,
c'est une hauteur sur laquelle est bâti le bourg de Baccon qui do-
mine la plaine, et dont le clocher sert d'observatoire aux Bavarois
depuis l'invasion. On ne voit pas l'ennemi, mais on sent qu'il est
là, dans ces positions, ces villages, ces parcs qu'il a crénelés, forti-
fiés, et qui vont coûter un sang précieux.
Le canon commence à retentir vers neuf heures et demie : c'est le
15* corps, chargé de l'attaque de droite, qui entre en action, d'abord
par un combat d'artillerie, puis avec son infanterie, et, la première
position enlevée, c'est Baccon que les soldats de la division Pey tavin
emportent d'assaut après une lutte corps à corps. Une fois maîtres
de Baccon, nos soldats poussent plus loin, arrivent au château et au
parc de la Renardière, où ils rencontrent encore une violente résis-
tance dont ils finissent par avoir raison. Au centre, dès le commen-
cement de la bataille, une des divisions du i(^^ corps s'est mise en
marche sur Coulmiers. Retardée d'abord, elle n'est sérieusement
engagée que vers midi, et pendant plusieurs heures on se dispute
avec acharnement les jardins, puis l'entrée de Coulmiers. La lutte
semble incertaine lorsque le commandant de la division d'attaque, le
général Barry, mettant pied à terre, Tépée à la main, prend la tête
de la principale colonne, enlève ses hommes au cri de : vive la
France ! et les entraîne dans le village en flammes. A quatre heures,
on reste définitivement maître de Coulmiers. Pendant ce temps, la
seconde division du 16* corps, conduite par un nouveau venu à
l'armée de la Loire, l'amiral JauréguibeiTy, aborde sur la gauche
le village de Champs fortement crénelé, s'en empare un instant, est
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S78 RETDB D£S B£UX VOHDfig.
exigée de Feouler et Ycemmeiice à se : troubler. L'amiral, ayec va»
indomptable éB€i:gie;, rétablit l'ordre, ranime le oourage de ses
jeunes soldats, les raoiëne à l'^issaut et reprend le village, où il
défie lesTetouFs efEénsîOs.
Sur toute la ligne, on avait gagné du^teirrain lorsque la nuit tom-
bait, laissant nos soldats maîtres des imsitioiis si vivement dila-
tées. Le fait est que les Bavarois battaient de toutes parts en re-
traite. On ne voyait rien dans l'obscurité, au milieu de la pluie et
de la neige, qui commençfldent à tomber; ce n'est que le lendemain
matin que Tamiral Jauréguiberry, ^sissant le premier la portée de
la défaite del-ennemi, lançait à sa poursuite le peu de cavalerie qu*il
avait pour son escorte avec son chef d'état-major, le commandant
Lambilly, qui atteignait un convoi allemand, lui prenait deux pièces
d'artillerie attelées, vingt-cinq caissons de munitions, trente voi-
tures de bagages, plus un certain nombre de prisonniers.
Si h<morable que fût la bataille de Goulmiers, deux choses avaient
manqué pour en faire un succès peut-étve décisif. La cavalerie du
général Reyau, qui avait pour instruction de couvrir le flanc gaucbe
de l'armée et de s'avancer de façon.à couper la retraite de rennemi
sur la route de Paris, n'avait pas rempli sa mission. Le général
Reyau avait commencé par s'engager dans un combat d'artille-
rie assez inutile, où ses escadrons s'étaient brisés sans résultat
et d'où ils étaient sortis fort éprouvés; puis, sur la foi d'une re-
connaissance un peu eiïarée, il avait pris pour des masses alle-
mandes ce qui était tout simplement le corps des francs-tireurs de
Lipowski, et il s'était replié sur les positions qu'il avut quittées le
matin, de sorte que le soir la cavalerie n'était plus là pour se mettre
à la poursuite de Tennemi. Ce n'était pas tout, le général Mar-
tin des Palliëres, qui devait avoir un rôle essentiel dans l'opéra-
tion, se trouvait n'avoir servi à rien, et ce n'était pas sa faute. Il
avait exécuté fidèlement «es instructions; il était parti dès le 7, il
avait passé la Loire sans rencontrer la moindre résistance, et il est
même vraisemblable que son mouvement était ignoré des Alle-
mands. Le 8., le général des Pallières était à Châteauneuf; le 9,
dans la matinée, il arrivait à la hauteur de la grande route d'Or-
léans à Pithiviera, croyant toujours avoir jusqu'au 11, lorsque tout
à coup il entendait au loin une formidable canonnade qui le plon-
geait dans la plus cruelle iperplexité. Dn instant, il eut la pensée de
changer sa direction et de se jeter vers Artenay, pour aller se pla-
cer derrière l'ennemi, sur la route d'JÊtampes; son instinct de sol-
dat l'y poussait. C'était cependant de sa part une résolution grave
avec de jeunes soldats et dans l'ignqranoe où il était des conditions
où s'était engagée cette bataille qu'il n'attendait que pour le lende-
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Ul GQEnE DE «FRAlfCS. 279
maiii. Il hésitait devant le i^il d'une aventure an moment où il n'y
avait plus à tenter des aventures, et, prenant son parti, il se. déci-
dait à {n^cîpiter sa marcbe , oonrant an canon vers Orléans, avec
ime fiévreuse rapidité. Ses soldats firent 11 lienes dans la journée,
ils marchèrent quatorxe heures sans prendre ni nourriture ni re-
'^pos, sans laisser de traînards , montrant autant d'énergie que de
bonne voIoBté. Slartin des PalUères arrivait à la nuit dose à Fleury,
non loin d'Qi*léans, avec des troupes naturellement harassées, qui
ne pouvaient plus rien. Le lendemain matin, il se lançait sur la
itmte de Paris, jusqu'à Cbevilly ; mais tout était fini, Tennemi s'é-
tait dérobé pendant la nuit. Si Martin des Pallières avait pu arri-
ver à temps, ou même s'il eût suivi son inspiration au moment où
il commençait à entendre le canon, le général von der Tann pou-
vait essuyer un vrai désastre. Ce que le général d'Aurelle dit sur
ce fait laisse croire qu'on avait compilé sur une plus longue résis-
tance de l'ennemi, peut-être parce qu'on pensait avoir devant soi
des forces plus considérables que celles qu'il y avait réellement.
li'ifflporte, c'était un sérieux et brillant succès qui coûtait aux
Bavarois pli» de 1,200 hommes mis hors de combat et plus de
2,060 prisonnifers , qui amenait Tévacuation immédiate d'Orléans
par les troupes aUemandes, et qui ressemblait surtout à une sorte
de révékition de cette armée que les bulletins prussiens de Ver-
adlles appelaient dédaigneusement., même au lendemain de Goul-
nûers, l'armée dite de la Laire. L'armée dite de la Loire avait bel
et bien battu les Allemands. C'était comme un regain de fortune,
ou, â l'on veut, comme une réponse heureuse au dernier désastre
de Metz, aussi bien qu'aux duretés par lesquelles l'état-major prus-
sien de Yersailles avait rendu l'armistice impossible. L'armée fran-
çaise avait payé son succès d'une perte de 1,600 hommes parmi
lesqu^s il y avait plusieurs officiers supérieurs tués, le général de
carâlerie Itessayre, blessé. Celui du r«ste qui parlait le plus mo-
destement de la victoire était le général d'AurelIe lui-même. Il di-
sait «mplemont à ses soldats : « Au milieu de nos malheurs, la
France a les yeux sur vous; elle compte sur votre courage, faisons
tous nos efforts pour que cet espoir ne soit pas trompé. » Et en
même temps il écrivait à Tours : « Le moral des troupes est décu-
plé. V Le gouvernement de son* côté se hâtait de prodiguer les té-
mo'^nages de satisfaction et les récompenses. M. Gambetta se ren-
dait au quaitier-général, et, prenant sa meilleure plume, il adressait,
hii aussi, aux ^ soldats de l'armée de ht Loire » une proclamation
oi, au milieu de bien d'autres choses,, il ne manquait pas de leur
dire qu'avec des soildats comme eux «la république » sortirait triom-
phante de toiiiles ks épreuvesi qu'elle était désoima'@ « en mesuie
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280 REVUE DES DEUX MONDES.
d'assurer la revanche nationale. » Certes mieux valait le simple et
modeste ordre du jour du général d'Aurelle.
Coulmiers ravivait et devait raviver toutes les espérances. Est-ce
à dire que cette brillante affaire pût avoir les conséquences déci-
sives que les imaginations impatientes entrevoyaient, qu'il fût pos-
«ble de se jeter sans perdre un instant sur la route de Paris^
N'aurait-on pas pu tirer un plus éclatant parti de la victoire? C'est
assurément une des questions les plus délicates. « Le génie, la har-
diesse, la résolution, manquaient à la France dans cette heure su-
prême, » ont répété des stratégistes peu au courant de la situation
réelle des choses. M. de Freycinet, résumant toutes les illusions,
dit dans son livre sur la Guerre en province : a Après Orléans, si
Ton avait marché tout de suite sur Paris, il paraît établi qu'on au-
rait réussi. On n'aurait pas trouvé sur la route une grande résis-
tance, et les lignes d'investissement n'étaient pas très difficiles à
rompre. » C'est facile à dire; malheureusement l'entreprise n'eût
pas été aussi facile à réaliser sur le terrain dans les conditions où
Ton se trouvait. Le général d'Aurelle, qui était le premier intéressé
à compléter sa victoire, s'il l'avait pu, savait bien que ces soldats
qui venaient de faire si bonne figure au feu , qui avaient retrouvé
l'ardeur et l'entrain de la race française, n'étaient pas cependant
encore assez aguerris pour se mesurer avec toutes les difficultés.
Il n'ignorait pas que cette armée qu'il avait faite, qui était déjà
plus qu'une espérance, manquait de toute sorte de choses néces-
saires à une solide organisation, si bien que M. Gambetta lui-même,
dans sa visite au camp, disait : « Point de chevaux pour l'artille-
rie, peu d'approvisionnemens, un mauvais service de bagages. »
Le commandant en chef sentait que dès lors engager 70,000 ou
80,000 hommes, — car on n'avait pas encore plus que cela, —
dans une offensive aventureuse, c'était les exposer à un désastre et
risquer d'un seul coup la dernière ressource militaire de la France.
S'élancer sur la route de Paris, ne fût-ce que pour atteindre les
Bavarois dans leur retraite, on ne le pouvait qu'au premier instant,
si, comme le dit le général Chanzy, a le commandant en chef avait
cru l'armée de la Loire assez complète et assez outillée pour conti-
nuer à se porter en avant. » Le premier moment passé, ce n'était .
plus qu'une périlleuse témérité. On allait rencontrer d'aiord le gé-
néral von der Tann, qui s'était arrêté au-delà de Toury pour se
reconstituer, et qui recevait le 10 au matin la 22^ division et une
division de cavalerie envoyées de Chartres à son secours, — le 12
la l?*" division d'infanterie prussienne et deux autres divisions de
cavalerie expédiées de Versailles. Toutes ces forces étaient pla-
cées noB plus sous la direction de von der Tann, dont la défaite
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LA GUERRE DE FRANCE. 281
avait donné de l'humeur à Versailles, mais sous le commandement
supérieur du grand -duc de Mecklembourg-Schwerîn, qui était
chargé de manœuvrer entre la ligne de Chartres et la ligne d'É-
tampes. D'un autre côté, le prince Frédéric-Charles accourait de
Metz à marches forcées, et les têtes de colonne de son armée pa-
raissaient dès le 14 à Fontainebleau. On allait tomber dans cette
fourmilière allemande avec bien peu de chances de battre en dé-
tail toutes ces forces qui s'amassaient devant nous, — et voilà
comment « il paraît établi » que, si on eût marché sur Paris après
Coulmiers, a on aurait réussi ! » Voilà comment la prudence du
commandant en chef n'était que trop justifiée I
A se jeter en avant sans prévoyance et prématurément, on ris-
quait de se perdre; on ne pouvait que gagner au contraire à se
donner le temps de compléter l'organisation et l'instruction de l'ar-
mée, de coordonner les forces qu'on rassemblait et qui arrivaient
chaque jour, de se mettre en défense autour d'Orléans dans les po-
sitions qu'on venait de reconquérir. Quant à l'idée que M. de Frey-
cinet prête au commandant en chef d'avoir voulu en ce moment
quitter Orléans, à peine repris, pour retourner en Sologne au
camp de Salbris, c'est une plaisanterie que le délégué du mi-
nistre de la guerre a trouvée évidemment dans son imagination.
I^ général d'Aurelle ne voulait ni courir les aventures ni revenir en
arrière; il voulait tout simplement se mettre en mesure de tenir
tête à l'orage sans aller se briser contre l'impossible, et ici cette
campagne de la Loire, si bien inaugurée par un succès, entre dans
luie période nouvelle, où tout prend une importance croissante.
111.
A vrai dire, aux yeux de bien des militaires, c'était et c'est en-
core une grave question de savoir si l'armée française devait com-
mencer ses opérations par l'Orléanais et par Orléans. Ces plaines
nues et ouvertes de la Beauce étaient un assez dangereux champ
de bataille pour de jeunes troupes; elles offraient aux Allemands
tous les moyens de déployer la supériorité de leur artillerie et de
leur cavalerie, en nous rendant plus sensible l'infériorité de nos
moyens d'action. Pour les Allemands, la possession momentanée
d'Orléans n'avait eu que des avantages sans aucun inconvénient.
£o tenant par là le nœud principal des communications françaises
avec le sud, ils avaient la protection d'un fleuve, et même en cas de
défsdteils avaient leur retraite assurée vers les lignes d'investisse-
ment de Paris; c'est ce que venait de montrer le mouvement rétro-
grade de von der Tann, qui n'avait pas eu besoin d'aller bien loin
pour être en sûreté. Pour les Français, Orléans était sans doute un
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282 RET0E DES DEUX MONDES.
poste précieux à reconquérir et à occuper; seulement ce poste n'é-
tait pas sans péril. L'armée française, an lieu d'être protégée par
la Loire, était désormais adossée à un fleuve, et, si elle venaûtà
éprouver quelque revers, elle mquait d'avoir la retraite la pins
difficile, la plus dangereuse ; «'est ce qui allait malheureusement
arriver.
Le choix de la direction essentielle et pour le mentent unique dfis
opérations avait été sans âout« déterminé surtout par des raiscHis
politiques, par la nécessité de couvrir Tours, ce qui intportait ce^
pendant assez peu, car le gouvernement aurait été peut-être beau-
coup mieux ailleurs, par. exemple à Glermont, dans ce centre inex-
pugnable de la France, où il eût été à l'abri de toute atteinte et de
toute panique; mais enfin, puisqu'on avait pris :ce chemin, puisqu'on
était rentré à Orléans, il n'y avait plus qu'à s'y établir assez forte-
ment pour ofiri^r un front de défense redoutable à l'enoemi, en
a;ttendant de pouvoir à son tour marcher sur lui. C'était d'ailleurs
l'avis de tout le monde, des' chefs militaires, du gouvernement
comme des généraux, de M. Gambetta lui-même, qui, dans une
conférence tenue le 12 novembre au qi^artier-géoéral de Villeneuve
d'Ingré, aux portes d'Orléans, prétendait que « chaque moment
écoulé était autant de gagné sur l'emiemi , » que u nous augmen-
tions nos forces tous les jours, tandis que lui au contraire s'affai-
blissait. »
Organiser une sorte de cwip retranché, créer des lignes de dé-
fense suffisantes, augmenter pendant ce temps Tarmée d'opération,
c'était donc là pour le moment la premiëne pensée. Seulement il y
avait moins que jamais une heure à perdre, et en eflet on se met-
tait à l'œuvre aussitôt. Sans être une brillante position militaire,
Orléans a comme un boulevard naturel dans sa forêt, qui s'étend à
l'est et au nord-est vers Gien et Pithiviers. L'ensemble de la dé-
fense, aux yeux du général d*ÂureIle, devait êtrebasé sur une forte
occupation de la forêt, puis sur une ligne de retrancfaemens et de
batteries qui serait précédée elle-même d'une autre. ligne d'avaot-
postes fortifiés de manière à retarder autant que possible la marcfae
de l'ennemi. Ces travaux devaient être exécutés au pltfê vile. Sans
perdre un instant, on réunissait à Orléans des ingénieurs, des ou-
vriers; on allait mêflEïe jusqu'à réquisitionner des outils dans cinq
départemens voisins. On faisait venir des ports militaires tout le
matériel d'artillerie, toutes les pièces de marine dont on pouvait
disposer, avec le personnel nécessaire, et on appekiit au comman-
dement de ce service de la marine à terre ie capitaine de vaisseau
Ribourt. On ne créa pas ainsi peut-être <i une des plus fartes po^
tiens qu'une armée pût avoir à défendre, » comme le ^dit H. (b
FneyciBet; mais en quelques jows on établit aux abords d'OdéauSf
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U GUSRJtE DE JniANCE. XS3
àGidy, i Che?lIIy fiur la rouie de Paria, des batteries qiii, ^:vec les
défenses de la forêt, promettaieiDt de rendre une attaque au moitis
difficile. D'un autre c6té, le gouyernement, qui venait de décréter
des levées nouTelles, quelque chose comme la levée en masse soos
le nom de garde nationale mobiliaée, le gouvernement mettait une
activité fiévreuse à développer les forces militaires. En peu de jours,
il créait un 17« corps d^armée entre Orléans et Blois; il formait à
Nevers un 18' corps qu'il poissait aussitôt vers la Loire. Il faisait
venir de l'est ce qui restait de l'aimée des Vosges pour en faire un
20* corps, destiné aussi à grossir l'armée campée autour d'Orléans,
le ne parle pas d'un 21' corps, qu'on allait composer avec les masses
HiGohérenles de la Bretagne, et qu'on plaçait sous les ordres d'un
officier de marine des plus énergiques, le capitaine de vaisseau
Jaurès, élevé au grade de général.
A ne voir que l'apparence, l'armée de la Loire était doublée;
aes ressources, son artillerie, son matériel, s'accroissaient à vue
d'œil. H. de Freycinet parlait même au général d'Aurelle des
260,600 hommes qu'il allait avoir sousla main. Mallieureusement
il y avait beaucoup de mirage dans ces chiiTres comme dans toutes
les combinaisons du gouvernement, et il en était des 260,000 hommes
dont parlait M. de Freycinet comme des .150 grosses pièces de ma-
rkie qu'on croyait avoir expédiées à Orléans. La réalité est restée
toujouis au-dt^sous de ces fictions ou de ces illusions. Le i?^ corps,
campé du cftté de Marchenoir, était à peine formé. Il avait eu pour
premier cbef le général Dorrîeu, on le donnait presque aussitôt à
commander à un des phis brillans et des plus impétueux officiers de
ciyalerie de l'armée d'Afrique, au jeune général de Sonis, dont l'en*
traînante valeur pouvait exeroer le plus favorable ascendant. C'est
avec de Sonis qae marchait ce régiment des « zouaves pontificaux »
oa « voiofitaires de l'ouest, » qui, en revenant en France après
rentrée des Ualieosà Rome le 20 septembre, étsdt allé s'offrir au
gonyemement ide Tours, et qui comptait dans ses rangs l'élite de
k jeunesse nobiliaire sous les ordres du oolomel de Cfaarette. Le
IB* corps était encore moins organisé que le l?"*; il a se formait en
BMirchant^ « comme on le disait ; il n'avait pas même encore de
commandant supérieur^ il restait provisoirement sous ta direction
in chef d'état^-major, le colonel Billot. Le 20'' corps , arrivé de
Gbagoy par ies voies ferrées, sous les ordres du général Grouzat,
oe laissait pas moins à désirer. Le 18' et le âO^ corps devaient
rester à l'extrémité de la ligne de l'armée à droite, du cAté de Giea.
(Tétaieiit des forces, ai l'on veut, ce nTéitaient pas des forces sof-
Gstmment organisées, et œ n'est pas de cela que le gouvernement
était coupable. Néoessairement plus oa allait, plus les ressources
d'trgaiiisatioii jdîmiauaieiit, £t pour suppléer Atout, du avait ima*
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28& RETUE DES DEUX MONDES.
giné de créer, à rimitation des Américains pendant la guerre de la
sécession, ce qu'on appelait « Tarmée auxiliaire. » On faisait ain^
des généraux, des ofTiciers auxiliaires, qu'on se bâtait de mettre à la
tête de tous ces mobilisés de garde nationale qui affluaient; c'était
une armée à former bien plus qu'une armée prête à entrer en cam-
pagne. La vraie force du général d'Aurelle était toujours dans le
16« corps, dont le général Cbanzy restait le chef aussi intelligent
que résolu, et dans le 15* corps, qui venait de passer tout entier
sous les ordres du général Martin des Pallières. Il y avait là six di-
visions bien placées dès le premier jour sur les deux côtés de la
route de Paris et capables de tenir tête en avant d'Orléans. Quant au
reste, il fallait avoir le courage de prendre un peu de temps pour
lier toutes ces forces incohérentes, pour donner à ces soldats im-
provisés tout ce qui leur manquait -encore ; il fallait de plus savoir
ce qu'on voulait faire, et surtout laisser aux généraux le soin de
disposer des troupes nouvelles qu'on leur envoyait, d'organiser et
de préparer leurs opérations de guerre.
Cependant M. Gambetta et M. de Freydnet, après quelques jours
de patience, commençaient à ne plus se contenir. Le succès de Coul-
miers les avait gonflés comme s'il eût été une victoire de leur pré-
voyance et de leur génie militaire. Il leur semblait qu'il n'y avait
qu'à vouloir et à parler pour établir un camp retranché, pour créer
des lignes de défense, pour pousser des armées en avant. A peine
étaient-ils rentrés à Tours , après leur visite du 12 novembre au
camp français, que déjà repris d'une fièvre de conception stratégi-
que ils se mettaient à harceler le général d'Aurelle en lui déclarant
d'un accent de reproche qu'on ne pouvait « demeurer éternellement
à Orléans; » ils le poursuivaient d'objurgations et d'interrogations,
lui demandant, tantôt de communiquer ses plans pour une marche
sur Paris, tantôt d'exécuter des mouvemens et des dislocations de
troupes qui pouvaient être la chose la plus dangereuse du monde
devant un ennemi vigilant, tantôt de jeter chaque jour 20,000 ou
30,000 hommes dans des expéditions d'aventure. Oui, M. de Freyci-
net, ce major-général de M. Gambetta, qui de jour en jour se sentait
devenir un de Moltke français, M. de Freycinet écrivait gravement au
général d'Aurelle : « Si par exemple une occasion favorable s'offrait
d'écraser à quelque distance un corps inférieur en nombre, vous de-
vriez évidemment en profiter... Lancez chaque jour une colonne de
20,000 à 30,000 hommes pour nettoyer le pays. » Je ne réponds pas
que le général d'Aurelle ait gardé son sérieux en recevant ces in-
structions, qu'il pouvait joindre à celles par lesquelles on l'invitait
à « prendre l'ennemi entre deux feux » ou à préférer trois bons che-
vaux à trois cents mauvais. Toujours est-il qu'on s'impatientait
étrangement à Tours, qu'on ne cessait de gourmander le général
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LA GUERRE DE FRANCE. 285
en chef, et ici dans l'obscurité, dans ces conflits de directions con-
traires, dans ces froissemens secrets et incessans d'un commande-
ment toujours disputé, ici se nouait la tragédie militaire qui allait
s'accomplir.
Il y avait deux plans en présence. Le général d'Aurelle avait le
sien, cela n'est pas douteux; il ne le publiait pas tout haut, il avait
certainement raison. Son plan à lui était de s'enfermer pour le
moment dans les lignes de défense d'Orléans et d'y attendre l'en-
nemi. Il aurait désiré concentrer le plus possible toutes les troupes
dont on disposait, de façon à les organiser d'abord et à pouvoir en-
suite coordonner leur action à l'heure voulue. De cette manière,
avec les retranchemens dont on se couvrait, il se croyait en état' de
recevoir une attaque où les Allemands auraient commencé dans
tous les cas par essuyer les pertes les plus graves, — et après une
bataille défensive heureuse il pouvait s'élancer sur un ennemi dé-
concerté, éprouvé, peut-être rejeté en désarroi vers Paris. Dira-t-on
qu'on ne l'aurait pas attaqué? Ce n'était guère possible. Sans parler
même du désir de réparer l'échec de Coulmiers, les Allemands ne
pouvaient s'arrêter devant ce camp retranché de la France. Les
retards ne leur auraient servi à rien, ils n'auraient profité qu'à notre
armée, dont les forces, l'instruction, la discipline, les ressources
matérielles, se seraient accrues de jour en jour. C'était là le plan du
général d'Aurelle. M. Gambctta et M. de Freycînet, quant à eux,
n'avaient qu'une idée, aller en avant sans plus attendre, marcher
aussitôt sur Paris, qui « avait faim, » disait-on. Quel était le meil-
leur système? La réponse n'était ni à Tours ni à Paris, elle était
bien plutôt au camp ennemi, dans la situation des Allemands, dans
les forces dont ils disposaient, dans leur intérêt du moment.
La vérité est que cette immobilité de l'armée française, dont les
Allemands avaient été étonnés une première fois à la veille de Coul-
miers et qu'ils retrouvaient devant eux le lendemain, recommen-
çait à les inquiéter. Ils ne savaient trop à quoi s'en tenir, ils sem-
blaient même un instant ignorer ce qu'était devenue réellement
l'armée qui venait de se révéler à eux. Ils se mettaient néanmoins
en mesure de faire face à tout. Le prince Frédéric-Charles pressait
la marche de son armée, qui se composait des in% ix' et x^ corps (i)
avec deux divisions de cavalerie, et ces troupes, poussées rapide-
ment, arrivaient le 17 et le 18 novembre à la hauteur d'Angerville
sur la route de Paris, autour de Pithiviers et de Montargis. Dès ce
moment, le prince Frédéric-Charles, établi lui-même à Pithiviers,
avait sous la main plus de 00,000 soldats aguerris, exaltés par le
succès, puisqu'ils venaient de Metz. Les Allemands étaient si peu
(1) Oq indique les numéros des corps allemands en chiffres romains pour éviter toute
eonfosion avec les corps français.
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2S6 RETDE IVES DEUX ICORDfiS.
fixés que, pendant ces mouYemens- du prince Frédérie^Gharles, 1»
troupes placées sous les ordres du. grand*doe de Hecklembourg an
lendemain de Coulmiers ayaLent été n^pelées en grande partie à
Chartres pour faire face à la route du Mans, où Ton soupçonnait
que l'armée française s'était trafiq>ortée..Le grand^duc passait plus
dis huit jours à battre ces malheureusos campagnes^ à fouiller le
pays^.poussani.ses ioeursioas assez bin, jusqu'à Nogent^le-BotioQ,
si bien que l'alarme éclartait à. Tours, où Ton se voyait déjà sous la
menace de quelque surprise. Legeuviemement s'agrtait, s'empressait
de reprendre le 17'' corps, à L'armée d'Oriéaas pour le pousser vers
Châteaudun, et dans sa panique il allait même un jour jusqu'à de-
mander au général d' Aurelle delui envoyer au plus vite tut régîmeiit.
Chose, bizarre et ponrt^mt vraie, on se trompait dans lesdeui
camps,, on ne voyait clair ni à Versailles ni à. Tours» Le gouverne^
ment français se laissait aller à des émotions inutiles* Le grand-doo
de Mecklembourg. n'avait nuliement la pensée d'aller à Tours; il
n'avait d'autre mission que de faire une puissante recosDaissaQae,
de chercher l'armée de la Loire dans l'ouest, où eite n'était pas.
Cela, est si vrai que,, lorsquie l'étatHnajor de ^rsailles s'aperce*
vait de sa méprise, dès. le 22 novembre, il donnait, au grand^àio
l'ordre de se replier vers Orléans, où ses forces réunies à celles da
prince FrédériG-Charie» allaientiporter l'armée alleœaaide à^plus do
110,000 hommes*
Quel était l'intérêt allemand et. quel était l'inténfit français dam
cette situation. assez confuse? Étioas^nou» intéressés à nous laisser
attirer par cette apparente incohérence? C'est un des officiers du
grandquartier-gënéral de Versailles, c'est le major Blume qui tranche
la question en révélant la varaié pensée des chefs prussiens. Où ne
craignait pas use attaque au camp allemand, — a bien an con-
traire on était certain du succès final dans le cas où l'adversain»
oserait sortir- de sa position bien couverte et fortifiée pour venir
nous attaquer dans ks terrains découverts^ dé la Beauoe. Quant i
enlever de vive force cette position, cela constituait une tftche bien
autrement difficile, si d'abord le défenseur n'était pas moralement
ébranlé par l'insuccès d'une première tentative offensive... » Tout
était là dans ce moment suprême. Le général d'Aurelie le sentait
bien, et voilà pourquoi^ endief prudent et avisée il tenait tant à se
concentrer, à se masser dans ses lignes de défense plus qu'on ne
lui permettait de le faire. Les stratégistes de Tours ne le voyaient
pas, et, voulant sans doute passer défioitivement hommes deguenre,
ils décidaient qu'on prendrait Tofiensive par une marche sur Pitbi-
viersu ¥ainea»ent le général d' Aurelle s'efibrçait-il de fûre obseni^
qu'une sortie hors des lignes pouvait entraîner une bataille générale
qu'on ne serait plus maître de refuser, qu'on allait- livrer cette ba«
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LA. GUERRE DE FRANGB. 387
Uille sur le terrain de concentratioa de rennemi à une janrnée:
de DOS propres positions : le gouvernement de Tours n'écoutait
lien^et ce qu il y avait de plus- étrange, c'est. (|u*il prétendait ex--
pUquer le mouvement qu'il préparait par la nécessité de dégager la
gauche de l'armée et l'ouest, menacés pai*'le duc de Mecklem-
bourg» H. Gambetta.et M. de Freycinet avaient leur plan arrêté^,
c'était leur œuvre, dont ils se proposaient de conCer l'exécution au
18* et au 20'' corps» établis entre Giçn et Montargis, en faisant con-
courir à l'expédition une divison de des PaUibres qu'on détacherait
du W corps pour la porter plus à l'est, au risque d'affaiblir le centre
des positions de l'armée. A partir du 22 et du 23 novembre, les
ordres se pressaient, et c'était^ bien l'œuvre du gouvernement que
M. de Freycinet dit avec une nsuveté de présomption singulière :
i Les opérations offrirent ce caractère particulier, qui, pendant toute
lapéiiode du 10 octobre au d février, ne. s'est retrouvé dans au-
Gune entreprise, d'être conduites directement par T adminislration
dv la guerre. »
Âiosi non-«ettlement on jouait sansrle vouloir le jeu de l'ennemi
par une imprudente tentative, non^eulement on faisait ce qui, se-
lon le mot du major Blume, « pouvait le mieux répondre aux désirs
dtt chef de l'armée allemande, » mais on allait le faire avec des
forces disséminées, avec un commandement flottant et partagé, si
bien qu'en plein mouvement lè général d'Aurelle était réduit à
écrire au ministre de la guerre : a Ne connaissant pas le but précis
desmouvemens que vous avez ordonnés, il m'est« fort difficile de
dooner des instructions qui pourraient s'écarter de vos intentions. »
Et Martin des Pallières à son tour était réduit à écrire au général
en chef : a Ne connaissant nullement le plan qui nous fait mouvoir^
je crains de faire qudque mouvement qui vienne le contrecarrer
en ne se reliant pas à ceux du reste de l'armée. » C'est ainsi que
flfeogageàient ces opérations qui conduisaient le 28 novembre à la
bataille livrée autour de Beaune-la-Rolande, qu'il s'agissait d'enle-
ver avant d'aborder Pithiviers. Assurément ce fut un combat plein
fbonneur pour les jeunes soldats du 20^ et du 18^ corps, qui allaient
an feu pour la première fois, qui, s'avançant les uns par Batilly, Nan-
cniy, Saint-Loup, les autres par Ladon, Maizières, Juranville, réus-
sissaient un instant à. serrer de près la ville de Beaune-Ia-Rolande,
défendue par le Xr* corps prussien de Yoghts-Rhetz. 11 n'était pas
niQixm d'une triste évidence que l'attaque avait manqué. Le 18^ et
le 20* corps, apj'ès quatre journées de pénibles efforts, d'engagé-
BMns sanglans, n'étaient pas moins condamnés à reprendre des
positions en arrière. Le cabinet militaire de Tours, qui, lui, ne
ItOttvait pas, ne voulait pas a\*oir échoué, était sei^ à triompher. Il
lépétût avec une imBertiurbable assurance que^ parce.qu'il appelait
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288 RETUE DES DEUX MONDES.
la « diversion sur la droite, » il avait réussi à dégager l'ouest de
l'étreinte du grand-duc de Mecklembourg, lorsque bien avant le 28
le gi-and-duc avait l'ordre de regagner Orléans. Il comblait d'éloges
les deux corps qui avaient combattu, il exaltait surtout le jeune
chef provisoire du 18* corps, le colonel Billot, qu'il faisait général.
Il parlait enfin « des avantages signalés » qu'on avait remportés.
On était malheureusement bien obligé de s'avouer la vérité, une
vérité cruelle, désagréable surtout pour le gouvernement. Le com-
mandant du 20® corps eut le courage de ne pas la cacher. II osa
dire qu'il avait besoin de « quelques jours de repos pour se refaire, »
que ses soldats manquaient de tout, que les bataillons de mobiles
de la Haute- Loire « n'avaient pour tout vêtement que des pantalons
et des blouses de toile complètement hors de service. » M. de Frey-
cinet répondait aussitôt d'un ton napoléonien : « Vous me paraissez
bien prompt à vous décourager, et vous n'opposez pas à l'ennemi
cette solidité sans laquelle le succès est impossible. Vous me parlez
aujourd'hui de quelques jours de repos. Il s'agit bien de repos... 11
faut marcher, et marcher vite... J'attends de vous que vous em-
ploierez toute votre activité et votre énergie à relever le moral de
vos troupes. Si l'attitude de ce corps continuait à paraître aussi in-
certaine, je vous en considérerais comme personnellement respon-
sable... »
Voilà comment du fond d'un cabinet de Tours on parlait à des
généraux qui étaient devant l'ennemi, qui avaient le malheur de ne
point réussir dans les aventures où on les jetait. Je me figure que, si
le chef provisoire du 18* corps, le général Billot, connut cette lettre,
il dut souffrir des faveurs exceptionnelles dont il était l'objet, en
voyant ainsi traité un compagnon de guerre auprès duquel il venait
de combattre. Le général Martin des Pallières, quant à lui, n'avait
pu prendre aucune part à l'affaire de Beaune-la-Rolajide; il n'avait
pas dépassé Loury dans la forêt, et c'est là, dans un petit rendez*-
vous de chasse qui lui servait de bivouac, au milieu des soucis
d'une opération à laquelle il était associé et dont il sentait le péril,
c'est là qu'il recevait une visite inattendue. Celui qui se présentait
prenait le simple nom de colonel Lutteroth. Il ne fut pas d'abord
reconnu par le général. C'était le prince de Joînville. Il était allé
vainement à Tours demander du service, il n'avait pas réussi à voir
le général d'Aurelle, il venait auprès de Martin des Pallières. U
rappelait au général qu'autrefois, dans des temps moins sombres,
il avait eu la chance de l'aider à se distinguer au début de sa car-
rière au Maroc; il ne lui demandait ni grade, ni position, il le sup-
pliait seulement de le laisser se perdre parmi les volontaires de ses
avant-postes. « Qui me reconnaîtra? Vous ne m'avez pas vous-même
reconnu, » disait-il. Le général était profondément ému, et Qp n'est
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IJL GUERRE DE FRANGE. 289
qu'après une pénible lutte intérieure qu'il se croyait obligé de re-
fuser, n Nous jouons la dernière carte de notre malheureux pays,
répondit-il; il nous faut éviter tout ce qui pourrait donner pré-
texte à une agitation quelconque en présence de l'ennemi. » Le
prince serra la main du général en silence, et partit, pour se re-
trouver cinq jours après, obscur et inconnu, à la défense des batte-
ries d'Orléans.
Heureux ou malheureux en effet, le combat de Beaune-la-Rolande
ne pouvait plus être considéré que comme une sorte de prologue
d'une action imminente, tant les événemens se pressaient tout à
coup. On était encore sous l'impression de ce qui venait de se pas-
ser le 28, lorsque le 30 on recevait à Tours la nouvelle que ce jour-
là même ou peut-être la veille l'armée de Paris avait dû tenter une
grande sortie sous les ordres du général Ducrot, qui se proposait de
se diriger sur la forêt de Fontainebleau. Aussitôt M. de Freycinet
donnait rendez-vous pour le soir aux principaux chefs de l'armée
au quartier- général de Saint-Jean-de-la-Ruelle, aux abords d'Or-
léans, et il arrivait avec M. De Serre à neuf heures. C'était le con-
seil de guerre décisif. Il s'agissait toujours de cette marche sur Pi-
thiviers qu'on venait d'essayer, mais qui devait être reprise cette
fois d'une autre manière, dans de plus vastes proportions et sans
plus de retard. Les généraux, en présence des nouvelles de Paris,
ne méconnaissaient pas la nécessité d'agir; seulement ils deman-
daient d'abord et avant tout qu'on ne laissât pas l'armée dans l'état
d'éparpillement où elle était, qu'on exécutât le plus rapidement
possible une concentration indispensable. C'était à leurs yeux la
première condition de succès. On finit par leur dire qu'il n'y avait
plus à discuter, que c'était l'ordre du ministre, — à quoi le géné-
ral Chanzy aurait répliqué, assure-t-on, que ce n'était point alors
la peine de les réunir, qu'il n'y avait qu'à leur envoyer leurs instruc-
tions par la poste. Puisqu'il y avait en effet un ordre formel, impé-
rieux, il ne restait plus qu'à l'exécuter, et le grand, le terrible
drame allait commencer.
IV.
Dans quelles conditions se trouvait-on à ce moment décisif 7 II
faut se représenter cette situation pour comprendre ce qu'il y avait
de prudence dans les observations des généraux. Le grand-duc de
Mecklembourg venait d'arriver à portée d'Orléans, et le prince Fré-
déric-Charles, qui avait désormais le commandement de l'armée
allemande d'opération tout entière, n'était point homme à rester
inactif ou à négliger les occasions qu'on pourrait lui offrir. De notre
coté, l'armée- était certainement considérable, mais elle s'étendait
TOMB CL — 1872. io
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SSâ* REWQE BIS osn xoroia.
svc nue: 1%Q8 <le pi:is dwt qoatre-vijiglB kiioraMires^ Le 17«^ eorpa
Q/*a¥ait patt encam quîtté tes. environs: àor Mardieiurir^ où il venast
ié lentoer aprësv aai poiatB sur Ghâteainduoi» La 16^ corps, était k
gaudie dui dseimn da* fer de Parisy Ters SoinlKPéravy. Deux dm^
sbns du lâ° corp& se trouvaient à cheval sor la couie de Parâ» à
Gidy, àr Chevilly,. et allaiect jusqu'à Sakit-Lyé, à la lisiëve de ki
forêi, tandis que la première division de ce corps était à. six lieues
de LùLVArsil^eslîavec le général Martîii des Pallièces. loi-nrôme. Le
2ft* et le i^* corps étaient plus:Ioin wcorev à Beilagasde, en arrière
de Beaujie-4ar-Bolande et dansB la direction de Montajigls. Noa-seu-
lanent cette ligue démesucément étendue* et fragile était exposée à
ètve percée pa^ unjchûe impsu violent; maie de plus le nometère de-
là guerve se & étaLt nulleinent deseaisL de la direction du. 17* corpsy
éoot il veucoit de se servir pendani (Quelques jours^ du i8^ et du
20r corps, ainsi que d& la preioî^re division) de dés. Paliières. "Voilà
dans quelles' coodiliens le gouverocmeiit^ de s(m> aatoidté souve^
Faine, déatdiût le 3 (V- novembre au soir qa'on niaDafaeraût an Goml)at
G'était positivement redoutable.
Pithiviers; étaniH le premieD point k etilever poxir se diriger sur
Fontainebleau^ il' s'ensuivait que la 1'^ division do* des PaUières,
quL était vers Ghilleurs-aux*Bob, formait comme le pivot sar
lequel allait s-'opéi^er le grand mvuvemeni.deicoaveraott de Tàr-
mée;: que lie IG"" corpe, qui,, partant de: l'extrême gsucfae, avait te
plus de chemin à faire, donnerait le signala de l'action es se met-
tant en marche dès. lel^'^décembce, suivi d'aussi près que* possible
par le 17* aorps; que re-lSf et Le 2G^ corps^qui étaient à l'extrême
duoite un peu épruovés et qui restaient toujours d!aiiteurs sous^ tes*
•cdres directs du ministre:» paxtiraieàt les derniers. On croyait aveîr
fait pour le mieux,, et en. réalité \ai première partiei du programme
s'aaeomplissait assez heureusement^ Le l^'^ décembre* au matin, le
général. Chanzy, d'une main énergique et sûre, poussait ses tronpes
eut asr.aDt.JI avait à s'élevei! à la hauteur de JanvîUe et de Toury
avant de se replier sur Pithiviers, et jusque-là il avait à se frayer
un passage, à disputer pied à pierl le -terrain aux Bavarois, peut-
être aux autres forces du grand-duc de Mecklembourg qu'il avait
de^nt lui. Les troupes du iô* corps étaient pleines d'enta;ain^ Suc-
cessivement on enlevait touUs CL^St positions de Gonmiiersv de Ter»
nxixiieus, deGuillonville-, deFaverolles,. et, comme le temps' passait,
comme on* touchait à. la nuit, l'ami/al Jaucéguiberry,. voulant; tenni'*
nejr le combat, par un coup de vigueur,, faisaii emporter d^ssaat
le château et. le pacc de Villepion^ où. se: concenicait. ku réastance*
Qa-. avaifi gagpé du terraiui et on cestait maître des positions. La
soh% Chanzy se oroyait et avait le droit de se croire- en succès»
Tout, semblait d'ailleurs favorable dans cette journée du 1" dé-
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LA GUERBC BE PRAI^CË. i^t
cemfare. Chanzy iflaugandt le monrement de Tarmée de la Ldre
par une brillante action, et on apprenait ce jonr-là, par une for-
tune heureuse, que la sortie de Paris s'était enfin accomplie la reille",
qu'elle avait été couronnée par une éclatante Yictorre de Trocha et
de Ducrot. C'était la première affaire du 30 novenorbre à TilBers. If
Tï'j avait plus à bésîter désormais sur ce qu'on avait à faire. Du gé-^
néral au dernier soldat, tout le monde était électrisé. te général
d*AureITe, dans un ordre du jour i ses troupes, disait : <r Bfarchond
avec Félan dont l'armée de Paris nous donne l'exemple. Je fais ap«
pel aux sendmens de tous, des généraux comme des soïdats. Nous
pouvons sauver la France... En avant, sans calculer le danger f w
Malbeureusement H. GambetCa dans Texubérance d'un patriotisme
qui n'aurait rien perdu à être moias ignorant, MrGambetta réus-
sissait à mêler presque du ridicule à des événemens qui étaient
pourtant si sérieux. Lui qui, comme ministre de la guerre, aurait
dû au moins être au courant de certaines chosesr on se laisser in**'
stniirc, il trouvait le moyen de brouilîer tout, de confondre tout,
le nord et le raidi, Épmay-sur-Seine et Épînay-sur-Orge, le général
Tînoy, qui commandait au sud de Paris, et Tanriral La Konclère Le
Noury, qui commandait i Saint-Denis, il annonçait à la France que
Tamiral La Ronciëre s'était avancé sur Longjumeau et avait a enlevé
les positions tfÉpînay » sur la roxrte d'Orléans, de sorte qu'il n'y
avait plus qu'à &ire en pas de part et d'autre potrr se donner la
main. Déjà on partait à Totrrs du prmce Frédérfc-Cbai-les comme
d'un général qui aurait bien de la peine à ne pas être pris entre Tar-
mëede Ducrot et Tarmée de I^ Loire. Pour des hommes qui avaient
la prétention de conduire une guerre, c'était léger, et d'autant plu»
dangereux que ces fausses indications pouvaient entraîner les plus
graves méprises, que toutes ces exagérations de bulletins, en trom-
pant le pays, devaient inquiéter les génératix. Une chose restait
toujours certaine, il y avait ea évidémnment à Paris une* action déci-
sive, heureuse, et cette seule pensée suffisait pour sontenâr f armée
dâ la Loire dans k lotte oit elle s'était engagée.
La marche commencée te l*' décembre en' effet, on la reprenait
le 2 au matm sous l'impression des avantages qu'on avait (Âtenu^
et des grands succès parisiens; mais* on ne tardait pus à s'ajiei^e-
^îrque'cette fois* on* ne marcherait pae aussâ aisément que la veille,
qu'on alltdt avoir l'es plus^ sérieux embarras*. Tandis qu'une division-
Âï ïff^ corpe devait s'avancer le Ion g^ du chemin de fer de Paris, air-
delà de Chevrfly, vers Artenay, mesurant son action atix progrès du
16* corps, celtri-cî, à peine engagé, rencontrait & chaque pas la ré^
sistance la plus opiniâtre. En réaRté, le 16* corps avait devant ïui
toutes fes forces du grand-duc de Mectlerabourg, les Bavarois, la
f 7» et ht 22* division d'infanterie, plusieurs corps de cavalerie. On*
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292 REVUE DES DEUX MONDES.
avait à livrer une véritable bataille dont le centre était le village de
Loigny. Malgré tous ses efforts, malgré l'énergie de ses division-
naires, l'amiral Jauréguiberry et le général Barry, Chanzy n'avan-
çait pas, ou, s'il avançait, c'était pour être obligé de reculer aus-
sitôt. A un certain moment, il voyait sa droite désorganisée, son
centre faiblissant et ne pouvant plus tenir à Loigny, sa gauche dis-
putant péniblement le terrain. La situation devenait critique pour
lui, il avait engagé tout son corps, il n'avait plus rien à mettre en
ligne. Il avait seulement appelé le 17* corps, qui était loin et qui
ne paraissait pas. Le général de Sonis , arrivé de sa personne à Pa-
tay, frémissant d'impatience au bruit du canon, hâtait autant que
possible la marche de ses troupes. A mesure que les régimens arri-
vaient, il les formait pour les pousser au secours des divisions du
10^ corps, et lui-même il se portait au centre de la bataille, dans
la direction de Loigny, avec ce qu'il avait sous la main, notam-
ment avec un bataillon de « zouaves pontificaux » sous les ordres
du colonel de Charette ; il n'avait pas plus de 800 hommes.
Il était quatre heures, il s'agissait de faire une suprême tentative
pour reprendre Loigny, où quelques-uns de nos soldats se défen-
daient encore contre des masses ennemies qui occupaient la plus
grande partie du village. De Sonis s'avance intrépidement avec sa
petite troupe sous une grêle d'obus; il sème la route de ses morts,
et il est lui-même atteint d'une affreuse blessure qui le met hors
de combat. Le colonel de Charette, dont le cheval est tué, met pied
à terre, continue sa marche au milieu d'un feu qui redouble; il ar-
rive jusqu'aux jardins de Loigny, et, blessé à son tour, il tombe au
bord du chemin, poussant encore du geste et de la voix ses soldats
en avant. La lutte devient bientôt impossible, la mort abat cette
jeunesse guerrière. Des trois cents hommes de Charette, il en revint
soixante! Cette héroïque charge de Loigny n'avait servi à rien. C'était
le dernier espoir qui s'évanouissait, la bataille était perdue. Un in-
stant, le général Chanzy, qui ne se déconcertait pas facilement,
croyait pouvoir se borner à se replier dans ses positions du matin,
et il aurait encore tenu tête assurément, s'il l'avait fallu, si on l'avait
poursuivi; mais il s'apercevait bien vite que le 17« corps était pas-
sablement démoralisé, et les chefs de ces jeunes soldats du reste ne
luijcachaient pas qu'on ne pouvait rien leur demander de quelques
jours; il voyait que les divisions du 16* corps, tout en restant bien
plus fermes, étaient elles-mêmes fort éprouvées. Il ne se dissimulait
pas qu'une retraite plus complète devenait peut-être nécessaire, et
que c'était de ce côté l'abandon de la marche sur Pithiviers.
Ce qu'on ne croirait pas cependant, c'est que ce même soir, au mo-
ment où expirait la charge de Loigny et où Chanzy venait de se battre
tout un jour contre plus de iO,000 hommes, on écrivait de Tours
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LA GUERRE DE FRANCE. 293
au général en chef: « D'après l'ensemble de mes renseignemens, je
ne crois pas que vous trouviez à Pithiviers ni sur les autres points
une résistance prolongée. Selon moi, l'ennemi cherchera unique-
ment à masquer son mouvement vers le nord- est à la rencontre
de Ducrot. La colonne à laquelle vous avez eu afTaire hier et peut-
être encore aujourd'hui n'est sans doute qu'une fraction isolée qui
cherche à nous retarder; mais, je le répète, le gros doit filer vers
Corbeil. » Ils y tenaient, et ils voyaient clair, ces profonds straté-
gistesl Le ministre de la guerre disait dans la même dépêche au
général d'Aurelle : « Il demeure entendu qu'à partir de ce jour, et
par suite des opérations en cours, vous donnerez directement vos
instructions stratégiques aux 15*, 16®, 17«, 18* et 20«coi'ps. J'avais
dirigé jusqu'à hier les i8* et 20' et par momens le i7«. Je vous
laisse ce soin désormais. » — Il était bien temps, lorsque Ghanzy
venait d'être refoulé, lorsqu'on ne pouvait plus tenter une concen- *
tration quelconque sans avoir à défiler sous le regard et sous le ca-
non de l'ennemi qui s'avançait, lorsqu'on ne savait pas même si on
aurait le temps de rappejer la division de Martin des Pallières, déta-
chée vers Chilleurs-aux-Bois, lorsqu'enfin il était absolument puéril
de songer à rallier le 18* et le 20* corps, qui étaient bien plus loin!
Non, certainement, le prince Frédéric- Charles ne pensait guère
à tt filer » vers Corbeil, et ses forces n'étaient pas des « colonnes
isolées; » elles se concentraient au contraire d'heure en heure. De-
puis plusieurs jours, le prince Frédéric-Charles attendait de voir
se dessiner les mouvemens de l'armée française. Le l**" décembre, il
avait laissé s'engager le 16* corps sans lui opposer des forces suffi-
santes; le 2, il chargeait le grand-duc de l'arrêter et de le repous-
ser, s'il le pouvait; le troisième jour, il se disposait à frapper lui-
même le grand coup. Il en avait du reste reçu l'ordre direct de
Versailles dans l'après-midi du 2, — juste à l'heure où se livraient la
bataille de Loigny, près d'Orléans, et la bataille de Champigny, aux
portes de Paris! Le 3 en effet, le prince généralissime allemand était
prêt à frapper le coup décisif qu'il méditait. Pendant que le grand-
duc de Mecklembourg restait chargé de continuer sa marche à
l'ouest d'Orléans sur les traces du 16* corps, le m* corps prussien
devait se jeter à l'est sur Chilleurs-aux-Bois pour forcer là ligne de
la forêt, le ix* corps devait attaquer Artenay sur le chemin de fer
de Paris; le x* corps avait un rôle intermédiaire, prêt à se porter
où il le faudrait. Le résultat de ce mouvement concentrique était,
malheureusement pour nous, d'un succès vraisemblable. La division
de Martin des Pallières, assaillie à Chilleurs-aux-Bois au moment où,
d'après Tordre du général en chef, elle allait se replier sur Orléans,
n'avait que le temps de faire face à l'ennemi et de le retarder jus-
qu'au soir par un combat énergiquement, mais inutilement soutenu.
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20A RETUE DES 0EUX MONDES.
Les divisions du 15' coips« gui étaient sur la ligne d'Artenay» se
trouvaient réduites k battre en retraita en disputant vigoureusement
le terrain, en se repliant pas à pas. Dès ce moment, on peut dire
que la ligne était percée* et le mouvement de l'ennemi se dessinût
de façon à intercq)ter toute comjnmûcation entre tout ce qui re*
fluait vers Orléans et ce qui restait en dehors de ce cercle. Le
16* corl^s ne pourrait plus regagner Orléans; du 18* et du 20* corps»
il n'j avait plus rien à dire. Martin des Palliëres seul, après soa
combat de Ghilleurs*aux-Bois, parvenait à se replier vers Orléans.
La situation devenait poignante. De toutes parts, la réalité appa-
laissait nue et sinistre. Les premières lignes de défense étaient
perdues, on n'avait plus pour s'abriter que les dernières batteries
élevées autour d* Orléans, et pour continuer la lutte il ne restait que
des troupes harassées, découragées par deux jours de combat où
elles avaient senti peser sur elles les masses allemandes. Qu'arrivait-
il cependant? Encore à ce suprême et cruel moment le cabinet mili-
taire de Tours trouvait le moyen de donner un nouveau spécimen
de ses calculs profonds et de sa clairvoyance. Le 3 décembre^à
dix heures cinquante du soir, M. de Freycinet adressait au général
d'Aurelle cette étrange dépêche :
« n me semble que dans les divers combats que vous avez soutenus
vos divers corps ont agi plutôt successivement que simultanément, d'où
il suit que chacun d'eux a presque partout trouvé Tennemî en forces su-
périeures. Pour y remédier dorénavant, je sais d'avis que vos corps
soient le plus concentrés possible; à cet égard, il me semble que le
16« et le !?• corps sont un peu trop développés vers la gauche. Quant
au 18« et au 20% je les engage dès ce malin, à moins d'ordres contraires
de vous, à appuyer sur la gauche et à se rapprocher de des Pallières,
en marquant un mouvement de concentration vers Orléans; maîsfaî
lieu de penser, d'après ma dépêche vers six heures, que mes instruc-
tions ne sont pas parvenues à temps. Bref, en prenant la situation au
point où elle est maintenant, je croîs devoir appeler votre attention sur
l'opportunité d'un mouvement concentrique général à effectuer demain
dimanche d'aussi bonne heure que possible... J'insiste sur cette concen-
tration parce que, le mouvement en avant de l'armée ne me paraissant
pas pouvoir être repris tout de suite, il n'y a plus le môme intérêt à
conserver les 18« et 20* corps et partie du 15* en avant sur votre droite
dans la route à suivre, ainsi que cela convenait au début de l'opéra-
tion... »
Cette concentration, c'était justement ce que les généraux avaîeDt
réclamé dès le premier jour I Cette dissémination des forces, qui de*
vait conduire fatalement à J'ineobérence des opérations, c'éù^i h
fait dont ils n'avaient cessé de se plaindre., parce qu'ils ea pré-
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Toyaient tes redootaèlcs cooséciiieDees I Tant que Sa concentrMiîœ
ponvah B*aooo«plîr ms péril, saM gnoide difficulté, <on la vefii-
•sait aBX dbeh militaires ; nuRntoRant <^*elle értait deveiNie >mi|io&-
â>le, on les pressait âe la réaliser. Le S déoembne aa smt , len
pleine défisûte^ M. tie Freydnet rendait a;ii général d^Axntdle le oon-
iBandement direot Ae corps d'année qu'on ne pcravait phrs rallier;
le S an soîTi, il lai 4ein«iidait de concentrer des tovcM «d^à coupées
par J'feanenâ, — et le lendemain efiosne M. Ganri)etto aUait écrire «u
général d'Aurelle axrec use ^élenrderie présomptueuse que la «gm-
filé des choses semblait exaho* : m Jusqu'ici "vous avec été mal
oigagé et mens vous êtes fait baibtre «en détajfl; mats «tous xvez en-
œre 13Q;000 èommes en ét»t de combattre, si ienrs diefs savent
par leur esesçle let par la fermeté de leur attitude grandir \*mr
courage €t leur patriotisme. » Parler âe ^@0,000 bemvnes, c'était
bien la plus fMiiérile et la plus cruelle des dérisious* HalbeureH*
sèment on értait à un de oes instans où l'emphase «des paroles tus
sert à rien. D'heure en tetine le «cercle se resserrait autour d'Oi^
léws, l'ennefui avançait, im général d'Aurelle sentait le péril, il
comprenait que^ si l'oBTimiait échapper à un dernier désastre, il
n'y avait plus qu'on parti à prendre, un parti estnème, doulou-
reux, mais inexorablement imposé par les circonstanoes, — Téva-
cnation d'Orléans.
Il n*y avait point à hésiter, et alons dans «cette nuit du 3 au i dé-
œffibre comonençait une sorte de dialogue fiévi*enx, qui était «n
véritable drame, entre œ vieux général, placé dans la irituatiou
la pkis terrible, et les dictateurs de Tours, qui jugeaient tout du
liaat de kurs illusions. D'Aurelle faisait savdr à Tours qu'il n*y
avait plus qu'à quitter Orléans, et M. Gamfoetta loi répondait :
« Votre dépêche de cette nuit me catrsfe une douloureuse stupé-
faction. Je a'a^rçois dans les faits qu'elle résuma rien qui soit de
nature à motiver Sa résolution désespérée par taquelle vous t^-
minez... Opérée, comme je vous l'ai mandé, un mouvement généaat
de conociitratio(B.*« Ne pensez qu'à organiser la lutte et à la gé-
n^aliser... » D'Mu-elle insistait en disant qu'il était sur le terrant,
qu'il pouvait juger les choses mieux qu'on ne le faisait À Touis, et
ou lui répondait par une dépêche astucieuse où le gouvememeavt
s'étu£ait à se dégager d'avance «lui-même pour rejeter toute la
responsabilité des événemeus sur le général «n dief.
Un skoment pourtant, au milieu des douloureuses émotions ifvi
l'aghaieDt, le général d'Aurelle se fit une dernière illusion et crut
qu'il p«Mirraâi; tenter unerésîstaAice <lésespëi^e. Il vit bientôt que tOBt
hi manquait. JLes batailhKis foodatemt :sous ia «nain des chefs. Les
JMmmes se<débaaAaienC«t«e dÂspersaieniit dans UviUe* Les <)fiiciecs,
înterpeUésfKar les géautwt., népôndaâent : « Ifiios soldais ti'«i peu-
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296 REVUE DES DEUX MONDES.
vefnt plus et n'en veulent plus. » Il n'y ayait plus rien à faire, tout ét2Ût
fini. A quatre heures, le général d'Aurelle prenait définitivement sa
résolution; il laissait au général Des Palliëres le soin de protéger l'é-
vacuation, de tenir les Prussiens en respect, de négocier au besoin
avec eux pour épargner à la ville d'Orléans l'horreur jd'un assaut, et
lui-même il organisait la retraite sur Salbris, il ne s'éloignait qu'a-
près avoir donné tous les ordres nécessaires, aprës^àvoir mis toutes
ces forces confuses en mouvement. Pendant qu'il s'épuisait à rallier
ses troupes et à les maintenir, le gouvernement de Tours annonçât
à la France que le général d'Aurelle avait cru devoir abandonner Or-
léans, quoiqu'il lui restât « une armée de plus de 200,000 hommes,
pourvue de ôOO bouches à feu, retranchée dans un camp fortifié, ar-
mée de pièces de marine à longue portée. . . » Le gouvernement insul-
tait ainsi à la vérité, et ses agens en province, commentant sa pensée,
parlaient dans leurs proclamations de cette retraite inexpliquée de
l'armée de la Loire a sans combat, sans lutte, sans défaite,... et sur
l'ordre d'un chef qu'on avait appris à connaître... » Naturellement
on enlevait au général d'Aurelle le commandement de ses troupes et
on l'envoyait surveiller « les lignes stratégiques de Cherbourg, w —
ce qu'il s'empressait de refuser. La première armée de la Loire ayait
cessé d'exister.
Je veux résumer la moralité de cette sanglante tragédie où éclate
à chaque pas le conflit de toutes les directions. Au premier in-
stant, la défensive autour d'Orléans est réclamée par les géné-
raux comme une condition de succès, comme le meilleur moyen de
préparer la marche sur Paris. Les chefs militaires demandent au
moins qu'on n'étende pas trop les lignes d'opérations, qu'on ras-
semble le plus possible les troupes dont on dispose. On ne tient
aucun compte de leur opinion, on dissémine les forces, on fait des
plans de campagne, on prétend diriger des expéditions. Tant qu'on
croit encore au succès, on se réserve le droit de commander des corps
d'armée. Le jour où les affaires commencent à se compliquer, on se
hâte de rendre au général en chef un comman^dement dont on ne
sait plus que faire. Lorsque la défaite irrémédiable éclate comme
tine conséquence fatale des fausses directions qu'on a voulu donner,
on rejette tout sur le chef dont les averUssemens ont été inutiles.
Plus d'une fois en fouillant jusqu'au fond cette cruelle histoire,
je me suis demandé si ces généraux n'auraient pas mieux fait de
maintenir dans leur intégrité les droits du commandement militaire,
s'ils n'auraient pas dû se retirer plutôt que d'exécuter les ordres lé-
gers ou dangereux qu'ils recevaient, s'ils n'avaient pas été enfin
eux-mêmes les victimes de cette habitude d'obéissance, que vingt
années d'empire avaient développée au point d'éteindre chez les
hommes l'esprit d'initiative et d'indépœdance. Non , ce n'était pas
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LA GUERRE DE FRANCE. 297
sealement l'habitude de robéissance, c'était encore moins la rou-
tine du métier qui les retenait à leur poste; ils étaient dominés sur-
tout par l'instinct du patriotisme , d'un patriotisme attristé , mais
résigné, résolu, et c'est le général d'Aurelle qui le dit : « l'amour
du pays donnait le courage de supporter les blessures de l'amour-
propre; on ne demandait qu'à verser son sang pour venger les
humiliations de la France. »
La vérité est que ces malheureux généraux ont été les souffre-
douleurs de cette triste époque. On avait besoin d'eux, et on sem-
blait tout faire pour les réduire à une impuissance qu'on leur re-
prochait. Placés dans la situation la plus pénible, exposés à toutes
les défiances, quelquefois aux insultes de la plus vile canaille, tenus
en suspicion par le gouvernement lui - même, toujours prêt à les
briser, émus du sentiment de leur responsabilité en face de tant de
malfieurs publics, que pouvaient-ils? Ce n'étaient pas des hommes
de génie, c'est possible. Est-ce que ceux qui avaient la prétention
de leur donner des ordres avaient du génie? « Le public appré-
ciera, » disait un jour M. Gambetta dans une de ses proclamations,
et H"* Sand (1), dans des pages qu'on n'a pas oubliées, répondait
spirituellement : a Le public! C'est ainsi que ce jeune avocat parle
à la France! Il a voulu dire : La cour appréciera; il se croit à l'au-
dience! » Eh bien ! il faut que ce procès se vide devant le pays, que
les responsabilités se précisent : les faits sont là.
Qui est responsable des désastres de cette campagne d'Orléans,
de cette armée de la Loire? Sans doute il y a toujours un premier
coupable, celui qui a conduit la France à cette situation, où, après
deux mois de guerre, elle pouvait à peine retrouver une armée. Il y
a d'autres responsables, ce sont ceux qui ont tout compromis non
pas par absence de patriotisme et de bonne volonté, si l'on veut, mais
par présomption, par incapacité et par ignorance. Il y a une autre
responsable enfin, c'est cette tourbe de démagogues dont M. de Frey-
cinet ne s'occupait pas, j'en conviens, que M. Gambetta aurait craint
de blesser, et qui, au moment où la patrie sombrait, passaient leur
temps à faire des manifestations loin de l'ennemi pour réclamer « la
révocation de tous les généraux, la subordination de l'élément mili-
taire à l'élëment civil ; » c'est cette bande de faméliques agitateurs
qoi, s'il y a une justice au monde, doivent rester à jamais honnis
devant la conscience nationale pour avoir cherché le triomphe de
leurs convoitises, de leurs vanités, de leurs intérêts, même de leurs,
idées, s'ils en ont, — lorsque la France, notre mère à tous, était
dans le deuil, en proie à l'invasion étrangère.
Charles de Hazade.
(1) Voir ces piges d*iine si sincère éloquence dans la Bfvuê du 15 mars 1871.
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LE SOCIALISME
AU XVr SIÈ€LE
.IXB&NIÈR£ J?A.aTIB S(l).
LES ANABAPTISTES NÉERLANDAIS ET LE SlfCX DE UUNSTEU.
La'réforme de Luther fat «.ccneîllie dans les Pays-Bas wec au-
tant de faveur que dans la Saxe et tes autres prcmnces du Bord^
Tempire germanique. Les TÎlles de la Hollande, da Brabant et de la
Frise avaient dû aux corporations d'artisans et aux associations de
•négoce, qui furent la source de leur prospérité et de leur pmssaiM»
mercantile, une autonomie municipale dont Tetittension graduelle tes
constitua en de véritables républiques. Ce régime, mélange d'aris-
tocratie et de démocratie, développa chez les habitans un esprit
d'indépendance contre tequefl eurent bien souvent à lutter les princes
qui exerçaient sur eux un droit de suzeraineté. Aussi le peuple "néer-
landais ne subît-îl qu'à regret la domination de la maison d'Au-
triche. Il ne supporta qu'impatiemment le joug que lui imposait
Charles-Quint lorsque, déléguant à des membres de sa famille une
*autorîté'qu'il entendait maintenir entière et absolue, il s'efforça de
l'agrandir au détriment du duc de Gueldres et d'ajouter à l'héritage
de Marie de Bourgogne les autres provinces des f^ays-Bas. 11 srf-
fisaît que l'orgueilleux empereur se déclarât le défenseur de l'égfrac
et le protecteur zélé de la foi cathoKque pour que !cs bourgeois des
(1) Voyez la Hevue da 15 Juillet et du 15 septembre.
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LE 80CIAUBMS AU JLTI* SIÈCXE. 200
yïQbb hollandames et friBonnes ae seoUsysent des sympathies pour
Ltttlier et ses adhère os.
Le dêrgé dans ce^ contcées ezdtait d'ailleurs non moins de ja-
lousie par «68 richesses, de mécontentemeat par sa morgue et ses
tendances envahissaDtes, que dans l'Âllemagifte. L'université de
Lonvain, les écales, les chambres de rhétorique, avaient sucé avec
les litres de l'antiquité l'aversion de l'enseignement scolastique.
Le commerce avec les états septentrionaux, où le protestantisme
était victorieux, amenait sans cesse dans les cités faanséatiques jdes
hommes qui professaient la religion nouvelle et en répandaient les
principes. Dès l'annéei 1527, Delft et Amsterdam étaient signalées
comme des foyeis d'hérésie. Le mouvement gagna rapidement le
Biabant septentrional, l'Over-Yssel, ia Frise et la province de Gro-
ningué. A Leyde, il se tenait en' plein air des assemblées où on li-
sait à haate voix la Bible. La même chose se passait en 1532 à
Bois-le-Duc, où avait déjà éclaté antérieurement contre le clergé
une de ces émeutes telles qu'il s'en produisait à Osnabruck et à
Uûnster. La régence, que Charles - Quint avait confiée à sa tante
Marguerite, prit les mesures les plus énergiques. Les poursuites
fiiFent impitoyables et les exécutions terribles. Le duc de Gueldres,
ennemi de la maison d'Autriche, ne s'entendit avec elle que pour
sévir sans miséricorde contre les hérétiques; mais ces rigueurs ne
purent arrêter «n élan qui puisait sa force non-seulement dans les
instincts d'indépendance nationale, mais encore dans une disposi-
tion naturelle des Néerlandais vers le mysticisme et les spéculations
religieuses, auxquels l'émancipation de la tutelle papale laissait
libre carrière. A plusieurs reprises, des illuminés et des imposteurs
avaient rencontré dans les Pays-Bas de nombreux disciples. Les rê-
veries et les aberrations de certaines âmes exaltées parlaient vive-
ment & l'imagioation de ce peuple, chez lequel se cachait, sous des
dehors flegmatiques et froids, un ardent besoin dldéal, comme si
les préoccupations matérielles et les habitudes mercantiles qui rem-
plissaient sa vie eussent cherché un contre-poids.
Les adeptes des doctrines de Luther trouvèrent un asile dans les
villes populeuses de la Hollande et des provinces voisines, où leur
pfésence se dissimulait plus facilement, où les privilèges, les fran-
^ses municipales, leur assuraient une protection bienfaisante. Le
inauvais vouloir contre la cour de Bruxelles encourageait les apôtres
qui étaient venus se réfugier dans ces grandes places de commerce,
et Amsterdam se montra une des plus empressées à soutenir les ad-
versaires de l'jéglise. Les édits de la régente contre les hérétiques
n'y étaient pas exécutés, ou la répression se réduisait à des peines
"^signifiantes; mais, manquant de l'appui qu'obtenaient en Alle-
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300. REYUE DES DEUX MONDES.
magne les protestans, à savoir celui des princes hostiles à l'omnipo-
tence impériale, les villes néerlandaises ne se sentaient pas de force
à s'insurger contre le gouvernement de Gharles-Quînt. Elles redou-
taient d'ailleurs le désordre qu'eût provoqué la rébellion, qui au-
rait ruiné leurs affaires et compromis leur liberté. Ces villes se
bornèrent donc à couvrir de leur indépendance les novateurs sans
entamer une lutte ouverte. Le feu de la révolte y brûlait comme sur
un autel intérieur et domestique.
Obligés de cacher leurs sentimens, les protestans néerlandais ne
pouvaient entretenir des relations suivies avec les états de la ligue
de Schmalkalde, ce qui avait pour conséquence de les soustraire à
la direction des notabilités de l'église luthérienne. Livrés à leurs
seules méditations, ils étaient plus facilement accessibles aux mo-
>bîle8 influences des missionnaires d'opinions diverses qui parve-
naient à se glisser parmi eux. Toutes les nouveautés théologîques
importées de l'Allemagne, qui leur arrivaient en contrebande,
étaient accueillies par eux avec empressement et confiance, et de-
venaient ensuite le thème de spéculations nouvelles où s'égarait
leur imagination enthousiaste. Voilà comment le zwinglîsme fit chez
eux de fervens adeptes. Toutefois les protestans néerlandais ne de-
vaient pas s'arrêter à cette réforme, plus adaptée que le luthéra-
nisme aux mœurs démocratiques de leur pays. Ils furent prompte-
ment entraînés vers un radicalisme ecclésiastique bien autrement
prononcé, et l'ardeur de leurs croyances les précipita dans une ré-
volution religieuse qui conduisit l'œuvre de Luther à l'abîme, et
arrêta près d'un demi -siècle l'émancipation des consciences. Les
Pays-Bas devinrent le dernier rendez-vous des doctrines subver-
sives auxquelles avait abouti cette sorte de débauche théologique
dont le moine d'Eisleben donna, sans s'eq douter, le signal. Au sein
des petites communautés indépendantes qui s'étaient affranchies de
l'autorité de l'église, et qui, aspirant à la liberté, finirent cependant
par se soumettre au despotisme de prétendus inspirés, se formèrent
les soldats d'un ultra-radicalisme plus anarchique encore et plus
extravagant que celui de Storch et de Mûnzer. Ces recrues, après
avoir vainement tenté de soulever les Pays-Bas et d'y rallumer une
de ces jacqueries religieuses qui les avaient désolés au siècle pré-
cédent, se jetèrent dans Munster pour y donner le spectacle des
aberrations les plus monstrueuses et sombrer avec les imprudens
qui partageaient leurs folles espérances.
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LE SOCIALISME AU XTI^ SIECLE. 301
I.
C'est en 1530 que Melchior Hofmann, ayant quitté Strasbourg,
où il venait de faire prendre une nouvelle face à Tanabaptisme, se
rendit dans les Pays-Bas pour y répandre une semence que Tor-
thodoxie bucérienne s'efforçait d*étouffer. Il y distribua un écrit
composé par lui en dialecte néerlandais et intitulé VOrdonnance de
Dieu {De Ordonnantie Gots). Ses principes y étaient exposés sous
une forme propre à frapper l'imagination populaire et à remuer les
âmes. Aussi l'impression que ce livre produisit alors de TEms à
TEscaut fut-elle considérable; elle dépassa de beaucoup celb qu'a-
vaient faite en Allemagne les ouvrages antérieurs du même auteur.
Au milieu des âpres controverses soulevées par les questions dog-
matiques, des défaillances de la foi qu'elles engendraient, les idées
de Hofmann apparaissaient comme une ineifable clarté. L'auteur de
TOrdonnance de Dieu était regardé par les lecteurs enthousiastes
comme un véritable prophète. Us voyaient en lui le précurseur des
événemens extraordinaires dont ils attendaient le prochain accom-
plissement. Quand le chef des anabaptistes de Strasbourg vint en
Ostfrîse prêcher sa doctrine, il y fut tout naturellement reçu avec vé-
nération, et les prosélytes se pressèrent autour de lui. A Emden, l'ac-
cueil qu'il rencontra fut tel qu'il osa administrer le nouveau bap-
tême jusque dans une salle dépendant de l'église métropolitaine. Des
communautés anabaptistes surgirent en différens lieux de la Frise,
et à la tête de celle d'Emden se plaça Jean Yolkerts, dit Tripmaker,
qui prit un instant une position considérable dans la secte. Cepen-
dant les prédications du novateur strasbourgeois éveillèrent l'at-
tention des autorités, et lorsque, quittant l'Ostfrise pour Amster-
dam, il s'apprêtait à revenir en Alsace, ses adeptes étaient déjà
dans les Pays-Bas l'objet des recherches de la police. Yolkerts ju-
gea prudent d'aller se réfugier dans cette dernière ville, et il devint
le pasteur du groupe des fidèles qui s'y était formé. Amsterdam fut
pour quelque temps la métropole de l'anabaptisme néerlandais, le
centre d'où la doctrine de Hofmann se propageait dans les diverses
provinces des Pays-Bas avec une étonnante rapidité. En Hollande,
en Zélande, comme dans la Frise, les néophytes allaient grossissant
tous les jours. Le peuple, dominé par des idées de réforme sociale,
s'attachait comme à des vérités sublimes aux vues de l'apôtre stras-
hourgeob sur le caractère de l'incarnation et de la régénération
chrétienne, il se repaissait de ses rêveries sur la fin du monde, en
sorte que le système théologique de^Hofmann se substituait à celui
de Grebel et de l'école zurichoise chez ceux qui en avaient d'a-
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S02 KETUE DES VKVX MONDES.
bord adopté les principes. Bref, les melchiorites prenaient gra-
duellement la place des vieux anabaptistes.
Une propagande si active ne pouvait qu'amener un redoublement
de sévérité dans la persécution. La cour de Hollande enjoignit au
baîllî {sckout) d'Amsterdam de sévir sans délai contre les fauteurs
obstinés de ta nouvelle hérésie, notamment contre le plus dange-
reux, Volkerta. Celui-ci se déroba d'abord au mandat d'arrêt laBcé
contre lui; maïs, l'ardeur du martyre s'étant emparée de scm inï6»
il alla résolument se présenter au bailli et lut confessa sans détoor
sa foi. Traduit devant le procureur-général d'Amsterdam, il futpca
api^ès décapité sur l'ordre exprès de Tempereur avec neuf de ses
coreligionnaires. La femme du bailli, qui inclinait elle-même à la
doctrine de Hofmann, parvint à faire échapper plusieurs des see-
taires qui* allaient être emprisonnés. Les têtes des victimes fiircirt
exposées au bout de perches sur une des places les plus appai?€!rt«s
. d*Amsterdam. Ces exécutions barbares indignèrent la populatiem an
lieu de Feffrayer, et le bailli tout le premier ne dissimula pas
l'horreur qu'elles lui inspirareirt. Au mépris de l'autorité impériale,
bpurgeoîs et magistrats s'empressèrent de fournir xm refuge soi
persécutés, dé leur ménnger les moyens de continuer à se réunir.
Ceux qui avaient fui rentrèrent bîentdt, et, sans être retenus par le
supplice qui fut encore infligé à l'un des leurs, lear anabaptistes re-
nouèrent leur propagande et reprirent lieurs* assemblées*. Hofmann,
de retour à Strasbourg, les encouragea par sesr lettres en fear re-
commandant toutefois h circonspection et la patience.
Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles les melchforitcs
réussirent à tromper, par te mystère dont ils s'entouraient, les
perquisitions de la poHce impériale et à recruter des adbérens à
petit bruit; de nouvelles prophéties de leur grand apôtre les arra-
chèrent tout à coup aux appréhensions et à la prudence. Hofnwnn
annonçait la fin de la période de préparation et d'épreuve. 11 affir-
mait qu'une seconde Pentecôte était proche et que T Esprit-Saint se
répandrait sur les envoyés du Seîgneur, les marquerait du sceau de
la mission à laquelle ils étaient appelés. La parole devait en consé-
quence être prêchée par toute la terre. La nouvelle Jérusalem alfeal
être bâtie, et de ce centre partiraient, suivant toutes le» cfirections,
les messagers du Sauveur, dbnt le règne îcî-bas eommencerart dans
peu. Toutefois avant que ces choses merveilleuses' ne s'a«tco!Bpfi»-
sent, un grand concile devait être tenu où Hofmann enseignerait la
vraie doctrine de Jésus-Christ. H fallait que les sept anges de PApe-
calypse eussent fait leur oeuvre de colère, que Bâbylone eût été
préalablement anéantie, autrement dît que toute la prêtraUlè fflt
exterminée. H'ofinann ajoutait qu'après avoûr souiïert tontes les in-
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LE aocsMîisàie au vni* seue. SOff
dignités de sesi ennenirs, il refl^niterailt sur em,, par Tappni ée
deox nns chrétiens, uae éclatante victoire. Strasbourg aeradd Laiirillei
des élus qui arborerait l'étendard de la justice; lAO,OlàO gnerrier»
s'y armeraient de l'espcit qui Demplit les douze apaises le jour de
la Pentecôte^ après (fuoi le rentable évangile aérait reçm âuï& tout
l'uDÎyefrs, le vérilable baptême admi&istcé à tous les. honnaes^ Élio
et Enoch devaient leparalts^e, coomik il avait été- pcomia^. pmv tô^
mfdgser de la venue du Seigneur^ et Ia flamme qui s'éclûqpqfiecauub
de leur boocbe consomerait ti)us ses ennemis.
Ces prédictions étaient annoncées GOmme defaat. s'accomplâr en
1533, et l'on était à la fia de i&32«. Aussi Hofnaïui aseurait-îi que
le cincpiiëiDe ange a^t déjà achevé sa mission^ et que Tété- pro*
ehaÛB lesi deux derakcs s'acquitteraÂent de la leur. Alors aurait
UeiL la consommadoui dba siècles.. Ces prophéties, débitées d'un
toa d'incroyable assurance et avec, un: accent de conviction pco^
foode^ tenaient les sectaires dans un état d^exaltation et d^émoUon
qui ne permettait plus le silence. Lear maître redoublait d'ail-
leurs i^BMÛyiàsè powr échauffer et fortifier leur £(n, prêchant^ écrif-
vaut sans cesse; le temps est venu,. disaUi4I > de parler haut ^. et
on ne doîl2 av«ir nul souci d'une mort dont cm serait bienlàt res-
sasdté. Gb qui confirmait les anabaptistes. dan& la croyance à ces
folles propbétÎKSy c'est que L'événement avait donné un commen-
eefflem de réalisation à la prédictioo de Ton d'entre eux. Quand
Bbùnaam quitta l'Ostfrise, un vieillard saisi d'une soudaine inspi-
f^on avait aasencé que cet apôtre rentrerait dans Strasbourg,
f a*il y serait empvisonné, demeurerait six mois captif^ et qu'en-
suite IffUangile se répandrait dans tout l'univ-ers. Hofmann était
en effet rentcé dans la dté alsacienne, et, comme je l'ai dit, il y
avait été arrêté,, enfermé*, dans ua doirjon. Les. fidèles attendsient
dan^ avœ confiâA«s que Les six mois so fussent écoulés^ ils ne dou-
tsûent paa (pn^ leur doctrime ne fût ensuite portée dans k monde
tatîer, et qpi'après cette prédleatibn Jésuâ-Ctarist ne vint en per*
wone régner sur les justes. Bocer amt inutilement fiiit répandre
dan» IcB Pays-Bas. une relaiîen écnte e» hoUaadaôs; de ce qui à'^é-
Utt passé aut synode de Straabourgv afin de détromper ks melcMoH
rites. Nul d'entre eias œ. voukii admettre que Hdfnmna eût été
convaincu d/eviBur par ses conlradicteursv qu'il n'eût point terrassé
s«s adversaires, efl les lettres, que le prisonnier réussissait à leuflr
iaira parvenir neutralisaient tous ks efforts* du grand thédogien db
Scfaelestadt. L' enthousiasme! pour le prophète, que devait bientôt
âapper la main de celui qui se joue de nos prédictions et de nos es^
pérances, ne fut pas toutefois de longue durée. L'imagination des
sectaires se: porta promptement ailleurs. Hofmann en prison, la
coBmiunautâsIxasbourgeQifie perdait sa prépondérance. Munster au
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30A REVUE DES DEUX K0MDE8.
contraire se présentait comme la nouvelle Jérusalem tant attendue.
Rothmann en ouvrait les portes à ceux qui se déclaraient les élus
du Seigneur.
L'introduction des doctrines anabaptistes dans la dté westpha-
lienne réveilla l'agitation religieuse et annula la victoire qu'avaient
remportée les luthériens. Tandis que ceux-ci, pour en finir avec l'op-
position des dissidens, s'arrêtaient à l'idée d'une grande conférence
publique où les principes soutenus par les adversaires du baptême
des enfans seraient débattus devant des docteurs choisis pour ar-
bitres, comptant sur une victoire pareille à celle que Bucer avait
remportée au synode de Strasbourg, tandis que Rothmann était prêt
à se rendre à Cassel, chez le landgrave, pour s'y entendre sur un
arrangement à l'amiable, le soulèvement auquel poussaient depuis»
plusieurs semaines les écrits des Wassenbergeois et leurs émis-
saires éclata tout à coup. Les prédlcans exilés reparurent, au mé-
pris de l'autorité municipale, et se mirent en mesure de reprendre
les églises dont ils avaient été dépossédés. Deux des principaux
pasteurs luthériens de la ville, Brixius et Wertheim, les actifs colla-
borateurs de Van der Wieck dans ses efforts pour l'orthodoxie évan-
gélique, furent contraints d'abandonner leurs paroisses. Une troupe
de femmes se porta chez les bourgmestres, exigeant par des ciis et
des menaces que Rothmann fût réinstallé dans sa chaire, qu'on éloi-
gnât de Munster les prédicateurs appelés de la Hesse. L'ancien cha-
pelain de Saint-Maurice affectait de résister aux vœux de la muld-
tude; il ne se sentait plus, disait-il, la force de ramener les hommes
à l'observation de l'Ëvangile; au demeurant, il s'en remettait à
la volonté de Dieu. Peut-être en tenant ce langage Rothmann
était-il plus sincère qu'on ne serait disposé à le croire. Il se voyait
débordé; sa popularité entrait dans une phase décroissante. L'ini-
tiative de la révolution qui se préparait ne lui appartenait pas. Le
mouvement était parti de Hollande, où la folie anabaptiste arri-
vait à son dernier paroxysme. Là se trouvaient ceux qui allaient
prendre à Munster la suprématie spirituelle et temporelle. En se
faisant le disciple des melchiorites, en accédant à leurs projets,
Rothmann abdiquait son caractère de chef ecclésiastique et d'inspi-
rateur religieux de la cité westphalienne; il passait au second rang.
Sans doute il pouvait participer encore à la faveur du peuple, mais
il cessait d'en être le guide. Ce rôle devait revenir à l'un de ces en-
thousiastes hollandais qui apportaient à une population toujours al-
térée de nouveaux enseignemens théologiques un breuvage plus
excitant et d'une saveur moins épuisée que les sermons déjà arrié-
rés de Rothmann.
Cette nouvelle idole de la multitude fut Jean de Leyde. II ne pa-
rut tout d'abord que comme le précurseur ou le lieutenant du pro-
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LE SOCIALISME AU XVI^ SIECLE. 305
pbète qui venait d'évincer Hofmann dans l'admiration fanatique des
sectaires néerlandais, Jean Matbys, un de ces cerveaux malades de
Torgueil de devenir l'exécuteur de la volonté divine. Tandis que les
melchiorites vivaient dans l'anxieuse attente de la fin du monde, ce
boulanger de Harlem éleva la voix ^t déclara qu'il était Enoch, le
second témoin qui devait précéder l'apparition du Christ. HofmaDn
avait prétendu être Élie; mais, le patriarche ressuscité devant éclip-
ser le voyant de Thesbé qui revivait dans Strasbourg, Mathys prenait
naturellement la direction des élus, dont la conduite avait été d'a-
bord remise au premier témoin. Il répétait que la période d'épreuve
annoncée par Hofmann était écoulée, et que l'œuvre du nouveau
baptême devait commencer. Les anabaptistes d'Amsterdam n'ac-
cueillirent qu'avec quelque défiance la prétention du boulanger
inspiré, car les deux années assignées à la durée de cette période
n'étaient point encore achevées, et il y avait à Strasbourg un de
leurs coreligionnaires, Poldermann, qui se donnait pour Enoch.
Mathys allégua une révélation formelle de Dieu, et menaça les in-
crédules d'un anathème qui entraînerait leur damnation. Les naïfs
sectaires finirent par se laisser convaincre. Mathys ordonna dès lors
à ses principaux disciples d'aller partout administrer le baptême et
répandre la parole de vérité. Us partirent, se rendirent au sein des
diverses communautés anabaptistes des Pays-Bas, se présentant à
leurs frères comme remplis du don de l'Ësprit-Saînt, et violentant
les convictions en menaçant, comme leur maître, ceux qui se refu-
saient à les croire du feu éternel. Le moyen réussit. D'ailleurs ils
racontaient du nouvel Enoch des choses si merveilleuses, ils par-
laient avec tant de chaleur, ils trouvaient tant de simplicité, que
leur mission ne pouvait échouer. Les sectaires se soumirent au
nouveau baptême. Les envoyés de Mathys mettaient à la tête des
communautés converties à sa doctrine des |)asteurs de leur choix,
auxquels ils imposaient les mains et qui avaient pour devoir de bap-
tiser; chaque église anabaptiste en comptait deux qui s'intitulaient
évoques et qu'assistaient les diacres, spécialement chargés du soin
des pauvres. En moins de deux mois, les messagers du boulanger
de Harlem avaient rallié autour de lui des milliers d'individus, tant
parmi les melchiorites que chez ceux qui n'étaient point encore
agrégés à leur secte. A Leeuwarden, à Zwoll, à Briel, à Alkmaer, ,à
Deift et dans bien d'autres villes, on accourait pour recevoir de ces
nouveaux apôtres l'eau baptismale. Â Monninkendam, dans l'espace
de deux mois, les deux tiers de la population avaient embrassé l'a-
oabaptisme de Mathys, et à Amsterdam le nombre des conversions
allait toujours grossissant.
Hûnster reçut aussi les messagers du nouveau prophète; le 5 jan-
TOBi a. — 187S. 20
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308 RETUE DBS DEUX HONDE9.
Tier 1Ô3A, Barthélémy Boekebinder et Willem de Guiper arrivèrent
dans la ville pour prêcher le second baptême et annoncer l'avènement
des temps promis. Le terrain était tout préparé pour leur œuvre. Le
récit qu'ils faisaient de la miraculeuse apparition du prophète trouva
créance chez une population nourrie depuis plusieurs mois de sem*
blableô rêveries. Deux jours après leur arrivée, tous les pasteurs
wassenbergeois rentrés à Munster, Boll, Klopriss, Vinne, Stralen,
auxquels se joignit Bothmann, se rangeaient panni les catéchumènes
et recevaient des deux étrangers le sacrement rénovateur. Bothmann
alla jusqu'à prêter sa maison aux envoyés de Mathys. C'est là qu'Us
administrèrent le baptém&et tinrent registre de ceux qui adhéraient
à leur église. L'ardeur avec laquelle le peuple de Munster se porta
pour recevoir des mains des deux Hollandais l'eau qui devait opérer
leur salut dépassa encore celle dont quelques villes des Pays-Bas
avaient donné le spectacle. En une semaine, quatorze cents per-
sonnes étaient déjà rebaptisées. Boekebinder et W. de Guiper n'é-
taient pourtant que les serviteurs du grand prophète de Hariem,
non ses plénipotentiaires. Ils ne représentaient point sa pensée
complète et n'étaient pas les dépositaires de toute sa c<mGance; ils
furent promptement suivis de deux autres missionnaires bien plus
avant dans ses projets. C'étaient Jean de Leyde, que j'ai nommé
plus haut, et son compagnon Gert tom Kloster, de Nienhuis. Les
premiers envoyés n'ajoutaient que peu aux enseignemens de Hof-
mann et se tenaient encore aux idées des melchiorites; les seconds
furent les réels interprètes de la doctrine de Mathys.
Gert tom Kloster ne tarda pas à être mis dans l'ombre par son
compagnon, dans lequel se personnifia l'esprit de démence et de
mensonge dont Munster allait être le jouet. Jean de Leyde on,
pour le désigner par son véritable nom, Jean Bockelsohn fut reçu
comme un ange et accfamé comme un sauveur. C'était un ouvrier
tailleur dont le père exerçait à La Haye le métier de cordonnier; sa
mère était d'origine westphalienne. Après avoir travaillé quelque
temps à Lisbonne, et à Liibeck, il était revenu s'établir à Leyde,
puis avait renoncé à sa profession pour tenir avec sa femme une
petite taverne à l'une des portes de la ville. D*un esprit inquiet et
d'une ambition désordonnée, rêvant un avenir bien au-dessus de
sa condition, il s^tait attaché à cultiver son intelligence et avait
acquis une certaine instruction. Tout en vendant sa bière et son vin,
il composait des vers et arrangeait des discours. II devint l'un des
membres les plus actifs d'une de ces sociétés littéraires appelées
chambres de rhétorique y qui ont marqué dans les Pays-Bas l'époque
de la renaissance. Quand le mouvement de la réforme commença
d'agiter les esprits, la controverse religieuse prit souvent dans ces
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LE «0CIAU6MB ÈM Tfl* SliCLB. 807
réuAion dn bien dire la place des défis de poécSe «t tf éloquence.
Jean Bockelsobn e'f signala par son ardeur de prosélytisine latbé--
rien et soo hostilité contre l'église. II se plongea dans la lecture
de la BiUe, et, dépoarru des luaiières nécessaires pour en coin-
prendre le sens, il s'abandonna aox spéculations théologiques les
plus étranges et aux idées les pins malsaines. Sous prétexte que la
parole de Diea a été écrite pour tous, tout chrétien réformé se
croyait alors le droit d'expliquer la sainte Écriture et de résoudre
les qvestions dogmatiques qui avaient embarrassé les docteurs les
pfas érndits et les plus habiles. Il en était en ce temps de la reli-
gion oonme il en est de nos jours de la politique. Chacun se re-
gardait cocnaie compétent, et, sans étude préalable, on décidait
a?ec assurance, la KUe à la maiu, à la façon dont tant de gens
prononcent maintenant snr tes lois, les affaires diplomatiques on
les finances, sans autre information qn'nn article de leur journal.
Quand Matbys se prétendit inspiré, Jean Bockelsohn se fit son ar-
^nt disciple et son vicaire ixkfatigable en attendant qu'il pût être
son soccesseor* Le tailleur de Leyde ne réra plus que rénovation de
f haaianité, qu'extermination <ie8 impies, car, à la différence de Hof-^
inann, qui recommasdait la soumission aux autorités terrestres, qui
n'en appelait, pour ibnder le règne de la justice, qu*A la persuasion,
^ condaainait la violence et attendait de la seule action divine la
régénératioii de» chrétiens, Mathys déclarait la guerre à toutes les
insâtutions et prêchait la révolte. Sa mission, celle de ses frères
était, dkait^il, d'opérer par la destruction radicale de Tordre pré-
sent des choses la reconstitution de l'église. Le temps de Tafflic-
tioD des saints était passé «elon lui, celui de la moisson arrivait, et
il ajoatût : « Dieu s'apprête à délivrer son peuple, à terrasser ses
eanemis; il le fera par les mêmes moyens que ceux- ci ont employés
pour opprimer les fidèles. On ne doit donc pas seulement prendre
les armes pour repousser les attaques des impies, mais encore pour
courir sus; l'épée sera tournée contre cenx qui l'ont tirée. » Ces
odieuses déclamations, Mathys les appuyait de citations d'Isaïe,
d'Ézéchiel et de l'Apocalypse. A peine fixé dans Munster, Jean
Bockelsobn enjoignit, conformément'à renseignement de son maître,
i tous les fidèles de rompre absolument tout commerce avec cenx
^ ae reconnaissaient point sa mission, impies auxquels on ne devait
que des malédictions et des paroles de colère, car il était interdit a
on chrétien de servir un païen, d'où résultait qu'aucun frère ne de-
Tsût s'occuper d'évangéliser les infidèles. Pour briser tout lien entre
eox et les vrais croyans, défense était faite par le prophète de eon-
ttcrer aucun hymen en les deux époux ne se soumettaient aux vo-
tentés de Uen manifestées par le nouveau baptême. La séparation
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SOS REYUE DES DEUX MONDES.
des fidèles et des impies, il la poussait jusque dans la tombe, et les
restes des élus ne devaient point reposer dans les mômes cimetières
où étaient enterrés ceux qui avaient ignoré ou méconnu la parole
de vérité. Les envoyés de Mathys ayant pris possession de HûDSter,
c'était aux adversaires de leur foi à se retirer, et Bockelsohn et ses
adeptes annonçaient qu'il fallait que la ville fut purifiée de la pré-
sence de ces méchans, ce qui signifiait qu'on devait recourir contre
eux à la force.
Rothmann s'émut de tels principes, il hésita d'abord à s'y con-
former; il ne pouvait notamment admettre que l'Évangile ne dût
plus être enseigné à tous, et il continuait ses prédications dans
l'église Saint-Servais, Peut-être même aurait-il déserté le camp
des anabaptistes plutôt que de renoncer à ses plus chères habi-
tudes, si le chemin de l'exil ne lui eût pas été fermé. L'évoque venait
en effet de refuser au landgrave le sauf*conduit nécessaire à Roth-
mann. Celui-ci était ainsi exposé, une fois hors de la ville, à se
voir emprisonné, car les ordres les plus rigoureux avaient été ren-
dus par le prélat contre les adhérens de l'anabaptisme. La retraite
était donc coupée à l'ancien chapelain de Saint-Maurice; il se jeta
de désespoir dans une mêlée où il n'allait plus guère figurer que
comme un simple soldat. Le 25 janvier 153i, il déclara solennel*
lement en chaire qu'il cesserait de prêcher la parole aux infidèles.
D'ailleurs la populace, qu'il avait si souvent ameutée contre le sénat
et les autorités municipales, commençait à le délaisser pour Bockel-
sohn. 11 ne se trouvait plus seulement au milieu d'artisans et de
petits bourgeois désireux d'abattre l'aristocratie qui les avait à
longtemps dominés, mais de farouches sectaires ne respirant que
meurtre et carnage. Et pour conserver encore son crédit, il dut
prendre le langage furieux de ces fanatiques et se faire l'écho de
leurs extravagances. Une partie des anabaptistes de Munster, ar-
rivés de la veille, ne pouvaient éprouver pour Rothmann les sen-
timens qu'il avait inspirés aux hommes des gildes et à la classe
pauvre de Munster. La ville se remplissait d'émigrés des Pays-Bas
qm juraient par un autre maître spirituel. Elle prenait une physio-
nomie de plus en plus différente de celle qu'elle avait présentée na-
guère. Sur les routes qui y aboutissaient, dans la direction de la
Frise et de la Hollande, on rencontrait de distance en distance des
individus à l'air égaré, à la mine sombre, que leur costume faisait
reconnaître pour des étrangers venus de cantons lointains; ils mar-
chaient en silence et semblaient obéir à un mot d'ordre. Parfois on
entendait la détonation d'un mousquet; c'était le signal convenu au-
quel se réunissaient ces voyageurs mystérieux quand ils s'appro-
chaient de leur destination. Ils s'acheminaient vers la nouvelle
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LE SOCIALISHE AU XTI* SIÈCLE. 809
Jérusalem, et on les voyait bientôt aux portes de Munster : ils y ap-
portaient des germes chaque jour plus avancés de dissolution et de
mort. Depuis l'arrivée de ces émigrés, tous les liens qui unissaient
les habitans tendaient à se briser; les familles qui avaient jusqu'a-
lors vécu dans la concorde et l'amour se divisaient, les époux se sé-
paraient, les amis renonçaient à tout commerce, les relations d'af-
faires cessaient brusquement, le marchand rompait avec sa pratique,
roavrier avec son patron. Cependant le calme extérieur semblait ré-
gner encore dans la ville, mais c'était la lente désorganisation de
la vie qui précède les convulsions de l'agonie. L'inquiétude était
d'ailleurs au fond des cœurs de tous ceux que la contagion n'avait
pas atteints. L'autorité municipale ne savait que faire et restait
inactive, tandis que les anabaptistes poursuivaient leur fatale pro-
pagande. Plusieurs des principaux bourgeois, jugeant la position
désespérée et tremblant pour leur vie, quittèrent la ville. Van der
Wiecifut de ce nombre. Les pasteurs luthériens qui se refusaient à
prendre ce parti imploraient l'assistance du landgrave, comme jadis
les catholiques avaient imploré celle de l'évêque.
Quand la consternation et le découragement se furent ainsi empa-
rés de tout ce qui pouvait résister aux fanatiques, les anabaptistes
jugèrent le moment opportun pour frapper leurs ennemis, ou, cdmme
ils disaient, pour nettoyer Vaire^ où ne devait rester qile le bon grain.
C'était au grand prophète de Harlem qu'il appartenait d'accomplir
l'oeuvre sainte. Les sectaires députèrent en conséquence près de
lui, à Amsterdam, pour l'engager a se transporter parmi eux. Pen-
dant ce temps-là, tout se préparait dans la cité westphalienne pour
l'exécution du projet dont Bockelsohn était l'actif promoteur. « Mal-
heur! malheur! allaient criant par les rues les plus exaltés; faites
pénitence, convertissez-vous, car le jour du Seigneur est proche! »
La démarche des envoyés de Munster ne pouvait manquer de réus-
sir. L'attention de la cour de Hollande était appelée une nouvelle
fois sur les agissemens de la secte. Un des pasteurs anabaptistes,
ex-prêtre catholique, s'était laissé arrêter. Conduit à La Haye, il
avait révélé les noms de plusieurs de ses coreligionnaires. Un rap-
port détaillé venait d'être adressé à la régente à Bruxelles. La tête
des ministres anabaptistes était mise à prix. Une persécution terrible
s'annonçait dans les Pays - Bas. Mathys s'empressa de se rendre à
l'invitation qui lui était apportée. II quitta Amsterdam, et vint re-
joindre à Munster les nombreux disciples qui l'avaient précédé.
Digitizëd by CjOOQ IC
%M lEVQE OB3 DEU3I KONOESi.
IL
Knipperdollinck, ce constant instigatear de ton les troubles»
cette tôte ardrate qui avait suivi ou plutôt devancé Rothmamt dan»
9ên évolution religieuse, salua le nouveau prophète avec transport,
et lui donna l'hospitalité dans sa propre maison. Matbys se montia
cemme un véritable messie à Mûoster, et recueillit les témoignages
de l'admiration d'une foule imbécile. Les femmes surtout se décla-
raient en sa faveur, elles firent le fond de ses premiers prosélytes,
•a voyait parmi elles des nonnes que les récens événemens avaient
arrachées à la règle de leurs couvens et qui accouraient pour rece-
voir le baptême des mains du prophète; des épouses s'empressaient
de déposer à ses pieds leurs bijoux et leurs parures, décidées qu'elles
étaient à ne plus revêtir que le modeste accoutrement des frères.
Bien des hommes qui avaient d'abord résisté à ce fol entraînement
finirent par le partager. L'exemple de Rothmann agit sur nombre
de ceux qui continuaient à se diriger par ses inspirations.
Le sénat luthérien se trouvait maintenant dans la même situa-
tion que le chapitre de la cathédrale trois années auparavant; il
n'attendait plus de salut que de l'intervention des troupes éinsccH
pales. Cependant la partie saine et raisonnable de la popukUon
l'emportait encore par le nombre, et les anabaptistes se voyaient
contraints d'user d'une certaine réserve. Le 8 février» le bruit se
répandit que l'évoque, à la tète d'une force militaire et appuyé par
les gens de la campagne, s'approchait de la ville. Les sectaires
ceururent à la place du marché, tandis que le sénat faisait occuper
les portes et les remparts. Pour réprimer le mouvement insurrec-
tionnel que préparaient les gildes et la populace, acquise presque
ea entier à Matbys et à ses lieutenans, du canon fut braqué contre
l'attroupement du marché. La position prise par l'autorité était si
solide que les conservateurs ne doutaient pas qu'ils n'eussent raison
des perturbateurs, et que la répression n'aboutit à la défaite et à
l'expulsion des anabaptistes. Déjà tous ceux des habitans qui étaient
^^posés aux sectaires suspendaient au-devant de leurs maisons des
tresses de paille destinées à les faire reconnaître et à les préserver
des vengeances des soldats de l'ordre, mais une conviction in^ran-
lable soutenait le courage des anabaptistes, réunis au marché. L'es-
prit troublé par les visions les plus franges, ils s'imaginaient voir
à leur tête tantôt un personnage mystérieux portant une couronne
d'or, ayant une épée dans une main et une verge dans l'autre, tan-
tit un fantôme dont la main était toute dégouttante de sang. A
plusieurs, la ville apparaissait comme dévorée par un sombre in-
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LE S0€UU8MB AD XTI* 8liCLE. tiâ
cendie, tandis qu'au-dessus des flammes planait le cavalier de l'A-
pocalypse armé du glaive. En présence de cette foule délirante, les
pasteurs luthériens demeurés à Munster se sentirent pris de com-
passion; redoutant, comme naguère leurs coreligionnaires, que la
victoire sur l'émeute n'amenât le triomphe de la réaction catholique,
ils s'entremirent pour arrêter toute collision et écarter tout recours
à la force. Leur intervention eut un plein succès. Un accord fut con-
clo entre le sénat et les anabaptistes, qui obtinrent la reconnais-
sance officielle du droit de pratiquer librement leur religion.
Nalle part les sectaires n'avaient conquis un pareil avantage : il
eat pour effet d'enfler outre mesure leurs espérances et d'attirer
chaque jour dans la ville un plus grand nombre de leurs adhérens.
Les étrangers affluaient de tous côtés : maris convertis à la doctrine
de Hathys et qui avaient abandonné leurs femmes parce qu'elles re-
fassent d'embrasser leur foi nouvelle, épouses qui rompaient le lien
conjugal pour ne plus vivre avec ceux qu'elles regardaient comme
impies, enfans doot la jeune imagination s'était éprise des paroles
da prophète et qui fuyaient le foyer paternel, familles entières qui,
poussées par un enthousiasme soudain, ne pensaient plus qu'à en-
trer dans la Jérusalem céleste. Tous ces émigrés venaient se faire
inscrire dans la communey en sorte qu'au bout de quelques semaines
les sectaires y étaient en majorité, et que, lors de la réélection du
sénat et de la municipalité, leur parti eut le dessus. Knipperdollinck
fut choisi cour l'un des bourgmestres.
L'anabaptisme était donc désormais maître de Munster. A dater
de ce moment, les sectaires ne parlèrent plus de liberté religieuse
et des conditions auxquelles ils s'étaient engagés en obtenant la
tolérance de leur culte. Ils n'eurent plus qu'un but, écraser le parti
qui leur était contraire. Le 27 février, une troupe d'énergumènes en
armes se réunissait à l'hôtel de ville pour délibérer sur les mesures
à prendre; mais le peuple n'avait d'autre volonté que celle de Ma-
thys, qui parlait au nom du Christ. Pendant qu'on débattait les di-
vers moyens proposés, le prophète semblait plongé dans une inex-
plicable somnolence. Tout à coup il se réveille de cette apathie; il
déclare que Dieu veut qu'on chasse immédiatement de Munster tous
les infldèles qui refuseront de se convertir, et termine son discours
par ces mots : « Dehors les enfans d'Ésaû, l'héritage appartient aux
fik de Jacob ! » Cette révélation est accueillie par des marques
d'approbation frénétique. La convoitise et la haine se coalisent avec
le fanatisme pour faire sanctionner une mesure qui doit livrer entre
les mains de quiconque se prononce pour la foi nouvelle les biens
et les emplois des catholiques et des luthériens expulsés. Le cri :
dehors I^ impies I se répète dans toute la ville. Une populace fii-
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812 RETUB DES DEUX MONDES.
rieuse se précipite dans les demeures des anti-anabaptistes, que
Ton chasse brutalement de chez eux sans leur permettre d'emporter
de quoi subvenir à leurs plus pressans besoins. Femmes, enfans,
vieillards, sont impitoyablement jetés hors des murs, et cela en un
de ces jours d*hiver où la froidure glace les membres, où la neige
est amoncelée sur le sol. Bien des malheureux n'eurent «pas même
le temps de se vêtir, et on vit errer en proie au plus sombre déses-
poir tout ce que Munster renfermait encore d'honnête et de res-
pectable.
Mathys était investi d'une dictature spirituelle et d'une autorité
presque sans limites, car il parlait au nom de Dieu, et ses décisions
étaient dès lors réputées infaillibles. Ce peuple, naguère en révolte
constante contre des magistrats exécuteurs d'une loi consacrée par
la tradition et consentie par ce qu'il y avait de plus édairé, obéis-
sait aveuglément à un homme qui donnait toutes ses fantaisies pour
des ordres d'en haut, — inconséquence qui serait inexplicable, si l'on
ne savait pas qu'en retour de cet esclavage le peuple comptait pou-
voir impunément satisfaire ses appétits brutaux et opprimer les ri-
ches. Les gildes pouvaient maintenant en toute liberté assouvir leur
ressentiment contre le clergé et s'en partager les dépouilles. Les
meubles d«s exilés sont saisis; on porte à la chancellerie tout ce
que l'on trouve dans les maisons dont les propriétaires viennent
d'être expulsés, et le prophète désigne sept diacres pour distribuer
cet amas de richesses à chacun selon ses besoms.
La victoire de l'anabaptisme à Munster fut le signal d'une recru-
descence de ses doctrines dans les Pays-Bas, dans la Westphalie et
en différentes villes de l'Allemagne. On put alors constater l'exis-
tence des frères dans une foule de villes où elle s'était auparavant
dissimulée. On avait eu beau emprisonner et mettre à mort, les
sectaires continuaient leur ténébreuse propagande, qui trouvait
désormais un centre dans la cité westphalienne. Non -seulement
dans la Frise , la Hollande, TOver-Yssel , la Gueldres et le Brabant,
des communautés assez nombreuses s'étaient constituées, formant
une chaîne presque continue du Holstein à la Zélande; mais la secte
comptait des affiliés dans les pays de Liège, dans l'archevêché de
Cologne, à Aix-la-Chapelle, à Maestricht, à Wesel comme à Cois-
feld, à Hamm, à Osnabruck et dans le comté de la Mark, lesquels,
au lieu de prendre le mot d'ordre de Strasbourg, le recevaient de
Hûnster. Amsterdam était nn centre pour ces communautés. La
Frise en avait un autre à Groningue, et dans le Mecklembourg
Wismar renfermait un si grand nombre de sectaires, qu'iliutsurle
point de devenir un second Hûnster.
Mathys voulut s'assurer l'alliance de tous ces coreligionnaires du
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LE 60GIALISUE AU XTI* SIÈCLE. SIS
dehors, qui trouvaient eux-mêmes en lui un précieux appui. C'é*
tait entre la cité westphalienne et les Pays-Bas un échange perpé-
tuel de correspondances secrètes. Les anabaptistes de Munster fai-
saient leur appel aux frères néerlandais, les pressant d'abandonner
UDe terre d'sJliction pour venir se joindre à ceux qui fondaient le
royaume des saints, et les lettres trompaient si bien la vigilance de
la police, les intelligences étaient si habilement ménagées que les
communautés des Pays-Bas purent sans grande difficulté expédier
leurs membres les plus ardens pour la nouvelle Jérusalem. L'émi-
gration, d'individuelle qu'elle avait été d'abord, devint générale;
c'était une véritable croisade. Aussi dans les premiers jours de
mars 153A la ville avait-elle reçu un contingent considérable d'é-
trangers, soldats plus dévoués encore à Mathys que les hommes des
gildes, et animés d'un enthousiasme plus aveugle. En Néerlande, la
secte se crut bientôt assez forte pour n'avoir plus besoin de dissi-
muler ses projets, et ses adeptes ne faisaient plus mystère du but
de leur voyage; ils s'embarquaient en foule sur les schuites pour
remonter la Meuse et le Rhin ; ils frétaient des bâtimens pour tra-
verser le Zuiderzée; ils ne cachaient pas les armes qu'ils portaient
avec eux et dans lesquelles ils mettaient surtout leur confiance,
bien qu'ils en ignorassent pour la plupart le maniement. Ges dé-
monstrations imprudentes finirent par amener l'intervention de
fautorité. On s'opposa au départ des émigrans, on saisit les bâ-
timens où ils avaient pris passage. A l'Ile de Schockland, dans le
Zniderzée, il n'y eut pas moins de vingt et un navires sur lesquels
l'embargo fut mis et où 3,000 anabaptistes prêts à s'embarquer fu-
rent arrêtés. Dans l'Over-Yssel et le duché de Clëves, l'on empri-
sonna ceux qui se réunissaient en vue de quitter le pays, l'on dis-
persa leurs attroupemens avec de la cavalerie. Çà et là les sectaires
tentèrent de résister. A Amsterdam, voyant qu'on empêchait leur
départ, ils se répandirent dans la ville en poussant des clameurs
analogues à celles qui avaient dans Munster donné le signal du
soulèvement : « Malheur! malheur I bénies soient par Dieu les nou-
velles mœurs I malédiction sur les anciennes I » Sur divers points
pourtant, les anabaptistes réussirent à échapper aux vexations
qu'ils s'étaient attirées, et le gouvernement de la maison d'Au-
triche, celui des ducs de Gueldres et de Clèves, ne purent inter-
cepter les relations de Munster avec les Pays-Bas, ni arrêter les
émissaires qui se rendaient journellement de la ville assiégée en
cette contrée, et réciproquement. D'ailleurs jusqu'en janvier 1535,
l'investissement effectué par les troupes épiscopales ne fut que très
imparfait ; les secours d'hommes, de vivres et d'argent continuè-
rent d'affiner dans Munster. La convention du lA février 1533 se
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81A BETUE DIS BEDl MOÏIOES.
trouvant audacieodement violée par rétablissement de l'anabap-
tisme, les habitans étant en pleine révolte avec Tévégae» celuî-d
avait envoyé contre eux ses troupes et fait bloquer la ville dès les
premiers jours de mai.
Une fois les maîtres, les sectaires, au lieu de songer à prévenir
les conséquences que le renversement de l'église luthérienoe allait
entraîner pour Munster, ne s'occupèrent d'abord que d'assouvir
lem- rage contre tout ce qui rappelait l'ancien culte. Statues et
tableaux tombèrent sous les coups de ces vandales. Les plus belles
peintures de l'école westphalienne furent alors anéanties. Puis vint
le tour des livres; on brûla solennellement sur le marché la ma-
gnifique collection de manuscrits que Rudolf de Langen avait réu-
nie en Italie. La fureur des sectaii-es contre tout monument de l'art
ou de la science était telle qu'on s'en prit jusqu'aux instrumeDS de
musique, qui furent mis en pièces. Les anabaptistes ne voulaient
plus d'autres œuvres de la pensée que la Bible, dont l'interprétar
tion devait être réservée au prophète. Celui-ci, appliquant les prin-
cipes déjà suivis par les communautés allemandes, procéda à réta-
blissement du système communiste. Ce ne furent plus seulement
les biens des exilés que l'on partagea aux fidèles; tout dut être mis
en commun, et il fut enjoint à chacun, sous peine de mort, de dé-
poser à la chancellerie le numéraire, les bijoux et les objets pré-
cieux qu'il pouvait posséder. La propriété individuelle était abolie,
et le gouvernement du prophète se chai^eait de pourvoir aux né-
cessités de tous. Munster s'organisait en une sorte de grand phalan-
stère où chacun exerçait son métier comme une véritable fonction
publique, sous la condition de se conformer aux prescriptions im-
posées par- le nouveau régime et de travailler exclusivement poor
la communauté. C'est ainsi que les tailleurs confectionnaient les
vétemens destinés à toute la population d'après un modèle dont il
leur était interdit de s'écarter. Une hiérarchie fut introduite dans
les divers emplois, et au-dessus de tous prenaient rang ceux aux-
quels était habituellement confiée la défense de la ville. Les repas
avaient lieu en commun et aux frais de l'état; ils se passaient
comme dans un couvent, on mangeait en silence, tandis qu'un des
frères lisait un chapitre de la Bible. Les femmes se tenaient d'un
côté, les hommes de l'autre.
Cependant les hostilités étaient engagées, et peu de temps après
la direction de l'église de la ville était passée des mains de Jean
Hathys à celles de son vicahre Jean Bockelsohn. Le prophète de
Harlem, qui ne doutait pas que les troupes épiscopales ne fassent
à la première rencontre couchées à terre par le souffle du Tout-
Puissant, s'était porté avec quelques hoounes hors de là place et
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iTmt troaTé la. iMrt dus eette téméraire sortie. Le taillear de
Leyde asfûrait à rémiir sor sa tète tous les pouyoirs, et prépara
les dnees en conséqaence. Ses amis aHèrent répétant partout que
cTétait non pas sedement dans ferdre religieux, mais aussi dans
l'ordre dvï que la parote de Dieu derait fitire loi. Ils demandaient
qae celui qu'ils avaient choisi pour prophète fût investi d'une au*--
torité absolue* Bo^^lsohn feignit de redouter une si lourde charge
et de vouloir s'en remettre à un conseil dont il exécuterait sim-
plement les décisions. Tant que ses affidés travaillaient l'opinion
pour l'élever à la dictature, il avait gardé le silence, sous prétexte
que Dieu loi fermait la bouche. Dès qu'il crut les esprits suffisam-
ment gagnés, il sortit de son mutisi&e et déclara que Dieu loi avait
révélé la nouvelle forme à donner au gouvernement du peuple élu.
Douze anciens devaient être choisis pour rendre la justice, ainsi
que cela s'était pratiqué dans Israël. Rothmann, qui n'était plus
que l'écho de la voix du prophète, confirma cette révélation et
proclama les noms, certainement arrêtés à l'avance avec Bockel-
sohn, de ceux qui devient être cboiâs pour anciens. Le conseil
suprême n'était qu'une fictkMi destinée à masquer la tyrannie du
prophète; celui-ci fut censé n'avoir que le droit de promulguer les
sentences prononcées par les douxe, qui étaient à sa dévotion.
Lesancîras entrèrent dooc en fonction; il y en eut toujours six
occapés à juger. Ils rédigèrent le nouveau code de lois d'après le-
quel allait être rendue la justice, et qui était en grande partie em*
pnioté à la législatiou mosaïque. Bockelsohn en fît la promulgation.
KnipperdoUinck fut revêtu de la charge de grand-justicier; c'est à
kii qu'il appartenait de frapper les coupables avec l'épée. On s'oc-
capa ensuite de changer tous les vieux usages. Déjà la propriété
«?ait été abolie; on réforma ce qui concernait le mariage, et l'on
rétablit la polygamie de l'âge patriarcal. La pensée de revenir à
cette antique institution s'était présentée à l'esprit de quelques
apôtres de la réforme; Carlstadt et Mûnzer l'avaient acceptée. Lu-
ther hd-même y inclina un instant, frappé qu'il était de vobr dans
rAncien-Testament Dieu approuver la pluralité des épouses; mais
il avait été retenu par cette considération, que nous devons obéis^
saoce à ia loi dvite qui donne sa sanction au mariage et prescrit
la moDogamîe comme plus &vorable au bon ordre des sociétés. Un
tel motif ae pouvait être déterminant aux yeux des anabaptistes.
Matfays, sous pitélexte de 9S conformer à l'inspiration qu'il avait
reçue d'en haut, s'était séparé de sa Setame légitime pour s'aok à
ooe plus jeune et plus belle nommée Divara, il avait amené celle-'d
iHinster, ^ ses charmes firent impression sur Bockelsohn; aussi,
après la mort du prophète de Harlem, Tancien tailleur de Leyde
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316 BEVUE DES DEUX MONDES.
voulut-il l'avoir pour épouse. Comme il n'entendait pourtant pas
répudier sa propre femme, il décida le rétablissement de la polyga-
mie, et il s'unit à Divara. Cet hymen produisit toutefois quelque
scandale; il indigna les moins fanatiques, tandis que d'autres s'en
autorisèrent pour se livrer à tous les caprices de leurs passions. Il se
forma bientôt un parti résolu à s'opposer à un tel débordement d'in-
novations et à remettre en vigueur l'ancienne constitution munici-
pale. Un complot s'ourdit contre le prophète. On devait s'emparer
de sa personne. A la tète ét^dt un forgeron nommé Mollenbôk,
homme énergique; mais le secret fut éventé. Les conjurés, poursuivis
par la populace, se réfugièrent à l'hôtel de ville. On cerna l'édifice;
les femmes amenèrent du canon. MoUenhôk et ses compagnons
furent réduits à se rendre. On n'épargna aucun des prisonniers :
les uns eurent la tète tranchée, les autres furent attachés à des
arbres et percés de flèches. Le prophète présidait en personne à
l'exécution. Il sentait que ce n'était que par la terreur qu'il pouvait
retenir sous sa domination une population où tant de gens commen-
çaient à en être fatigués. C'était là au reste un régime que Matfays
avait déjà inauguré. Un jour, il avait fait mettre sur-le-champ à mort
un forgeron qui ne répondait à ses ordres que par des paroles mé-
prisantes. Son successeur ne se borna pas à un seul exemple de pa-
reille cruauté; il condamnait impitoyablement, e^t Knipperdollinck
exécutait ses sanguinaires arrêts. On voyait l'ancien bourgmestre
de Munster se promener dans la ville le glaive en main, suivi de
quatre satellites, et se jetant pour les égorger sur ceux que le pro-
phète lui désignait.
Bockelsohn n'était pourtant pas encore satisfait de la situation à
laquelle il était arrivé. Le pouvoir absolu ne jui suffisait pas; il
voulait jouir des honneurs des royautés de ce monde, et, pour se
les faire attribuer, il procéda comme d'ordinaire, en poussant l'un
de ses séides à proposer au peuple, comme par l'effet d'une inspi-
ration de Dieu, de conférer au prophète des prérogatives nouvelles.
Un orfèvre de Warendorf, nommé Dusentschuer, annonça que l'É-
temel lui avait révélé que son vicaire Jean devait être appelé à la
royauté et représenter la puissance du Christ sur la terre. Roth-
mann, toujours prêt à appuyer chaque nouvelle folie, affirma la vé-
rité de la prophétie, assurant que Dieu lui avait fait pareille révéla-
tion; le roi devait, ajoutait-il, être entouré de grands dignitaires qui
rehausseraient l'éclat et la majesté de son trône. L'ancien chapelain
de Saint-Haurice tira de sa poche la liste de ceux qui devaient com-
poser la nouvelle cour : il y figurait en tête. Il la lut à haute voix
devant le peuple assemblé, qui applaudit à ces nominations. Chacun
de ces grands officiers de la couronne avait un titre particulier. Rotb-
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LB SOCIALISME AU XTI' SIECLE. 317
mann prenait celui de worthaltery c'est-à-dire ministre de la pa^
rôle, qualification qu'on donnait alors aux bourgmestres en certaines
Tilles libres de l'empire. Knipperdollinck, qui s'était aussi mêlé de
prophétiser, eut la charge de statthalter {lieutenant). Jean de Leyde
était enfin arrivé au comble de ses désirs, et il donna toutes les
marques de l'ivresse dans laquelle le jetait sa soudaine élévation.
II se montrait en public le cou ceint d'une chaîne d'or d'où pendait
un globe du même métal, percé de deux épées, emblème de la sou-
veraineté universelle, car c'était comme roi de la terre qu'il avait été
acclamé par ses sujets imbéciles, à l'instigation de Dusentschuer.
U s'intitulait : « Jean, le roi juste dans le nouveau temple. » Il ren*»
dait des décrets où il était dit qu'en lui résidait la royauté annoncée
par le Christ. Il fit battre monnaie en son nom ; il s'entoura d'une
pompe ridicule. Il marchait environné d'un cortège de serviteurs
portant une livrée verte. Trois fois la semaine, il se rendait sur la
place du marché, et là, une couronne sur la tête, il rendait la jus-
tice du haut d'un trône qu'il appelait le trône de Davidy et au plus
bas degré duquel se tenait Knipperdollinck, l'épée à la main. Il se
montrait dans les rues, suivi de deux pages, l'un portant l' Ancien-
Testament et l'autre une épée. Chacun devait alors se précipiter à
genoux sur son chemin. Ce faste grotesque n'était pourtant pas
sans provoquer les railleries de quelques-uns; des huées saluèrent
plus d'une fois son passage. U lançait alors l'anathème contre les
impies, et, comme Knipperdollinck tenait en main ses foudres, les
railleurs reprenaient bien vite leur sérieux. Pourtant ce fanatique
lui-même ne put maîtriser un jour l'impatience que lui causait la
folle arrogance de son maître; il l'apostropha en termes assez durs.
La brouille se mit entre les deux insensés; mais Bockelsohn parvint
à reprendre son ascendant sur un homme dont il ménageait la po-
pularité; le statthalter implora le pardon, et l'obtint. Au reste, ce
misérable ne le cédait guère au tailleur devenu roi en fait d'extra-
fagances. C'est lui qui faisait exécuter devant Bockelsohn, assis sur
son trône, par des chœurs de fidèles des danses où la licence s'as-
sociait à la bouffonnerie. Parfois il précédait à cheval le cortège
royal, et un jour, comme la foule s'amassait sur la place du mar-
ché, il lança sur elle son coursier en soufflant de sa bouche, afin,
disait-il, de communiquer à tous l'Esprit-Saint dont il était possédé.
Les fêtes religieuses que les sectaires célébraient au milieu d'un
tel dévergondage ne pouvaient manquer de dégénérer en de vérita-
bles saturnales. Tel fut le caractère de la cène solennelle à laquelle
prirent part tous les habitans de la ville. On eût dit un de ces ban-
quets en plein air qui eurent lieu à Paris pendant la terreur. Boc-
kelsohn et Divara, son épouse favorite, y parurent entourés des
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M8 R£TUE DBS DBCX XOHDfiS.
officiers de la couronne et de tons leurs gens. Ils voulnreiii admi-
nistrer eux-mêmes le sacrement. Le roi servit le pain aux ctovîves,
sa femme versa le vin; mais, pendant ces agapes, il aperçut qb
étranger qui n'avait point revêtu la robe nuptiale, et, jugeant que
ce ne pouvait être qu'un nouveau Judas, il le poussa hors de l'as-
aistance, lui trancha de sa propre main la tête, puis après €ette £é*
roce exécution revint tout joyeux reprendre place à la table da
festin. Ces actes de démence sanguinaire, Bockelsohn les aocom*
plissait sous les dehors d'une piété qui en imposait au peuple. Oa
parlait dans la ville d'une certaine femme qui se vantait qu'ancon
homme n'avait jamais réusâ à gagner son cœur ni à triompher de sa
vertu. Le roi, qui n'aimsdt pas^e genre d'indépendance, la désigna
pour devenir Tune de ses épouses, et elle dut se soumettre à son ca«
price; mais elle ne put surmonter l'aversioii que lui inspirait soa
sultan : peu de temps après avoir partagé sa couche, elle lui déclara
qu'elle n'entendait plus demeurer dans son sérail, et lui rendit soa
présent de noces. Bockelsohn affecta de voir dans cette oondoite la
plus criminelle des révoltes contre Tautorité qu'il tenait de Dieu; il
s'empara de l'épouse rebelle et la mena lui-même sur la place da
marché, où il la décapita et poussa le cadavre de son pied. Les fidëes
épouses qui assistaient à cette exécution entourèrent alors le roi-
prophète et entonnèrent le Gloria in excdsis. De pareilles atrocités
auraient en d'autres temps fait horreur dans Munster; mais le sens
moral était aboli chez une population nourrïe des plus pemideax
enseignemens. La conduite sanguinaire de Jean de Leyde ne faisait
que développer chez elle des instincts à l'unisson des siens. Dae
femme frisonne venue de Sneek, nommée Hille Feike, après avoir
entendu lire pendant le repas l'histoire de Judith, s'imagina qu'elle
était appelée à renouveler son action héroïque, et, vêtue de ses
plus beaux atours, elle sortit de Munster et se dirigea vers le camp
de l'évêque, supposant qu'il ne serait pas moins accessible à ses
charmes qu'Holopherne ne l'avait été à ceux de la belle Juive.
Les assiégeans ne lui laissèrent pas le temps d'arriver jusqu'aa
prélat: elle fut arrêtée, interrogée; elle avoua hardiment son des-
sein, et paya de la vie sa témérité.
En présence d'une telle exaltation chez les habitans de MUoster,
le blocus était insuffisant pour amen^ la réduction de la ville. L'évê-
que le comprenait, et, avant que le désordre en fût venu à cette ex-
trémité, il avait décidé de tenter tm assaut. Le 30 août, à cinq heures
du matin, la grosse coulevrine hessoise, qu'on avaix surnommée le
Diable y donna le signal. Les lansquenets prireot leurs positions, et,
voyant que les assiégés ne bougeaient pas, s'avancèrent jusqu'aux
palissades et aux bords des fossés de la ville, puis, les franchissant,
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LE 50aAU81IE AU XTI* SIÈCLE. Slil
ils appliquèrent contre le rempart les échelles et commencèrent à
l'escalader. Déjà même un porte-enseigne avait planté Tétendard
épiscopal sur le mur; mais les Mûnstérois, informés depuis la veille
des desseins de l'ennemi, étaient sur leurs gardes, et, s'ils avaient
laissé les assaillans s'approcher ainsi, c'était pour mieux les acca-
bler de leurs projectiles. La place du marché était, comme de cou-
tame, occupée par le corps d'élite que commandait Jean de Leyde
en personne, et qui avait pour mission de.se porter aux endroits les
plus mraacés. Derrière les remparts se tenait tout ce qu'il y avait
de jeune et de valide, armé de mousquets et d'arcs. Les femmes
traioaientfavec elles de grands chaudrons remplis de poix bouil-
lante et de chaux vive pour les répandre sur les assiégeans. Les
soldats de l'évoque ne furent pas plus tôt grimpés aux échelles
qu'un feu terrible, une nuée de flèches lancées par des mains très
habiles, des torrens de matières brûlantes plurent sur leurs têtes;
il fallut reculer, et l'entreprise avorta complètement. Les assié-
geans avalent perdu beaucoup de monde, ils rentrèrent dans leur
campement Ce succès enivra les anabaptistes, et le prélat, n'ayant
plus que des forces insuffisantes^ dut recourir à de nouvelles levées
et songer à un autre système d'attaque.
Les Mûnstérois s'imaginaient d'autant plus être invincibles que
les nouvelles qu'on leur apportait du dehors annonçaient l'arrivée
prochaine de renforts. Les anabaptistes des Pays - Bas , en dépit
de la persécution ordonnée contre eux, avaient relevé la tête; ils
s'apprêtaient, assurait -on dans Munster, à délivrer la nouvelle
Jérusalem. L'écrit que Rothmann venait de composer sur la mira-
culeuse élévation de l'église des justes circulait en Néerlande, et il
ne contribua pas peu à y entretenir l'effervescence. En octobre, une
émeute provoquée par les sectaires éclatait à Amsterdam au mo-
ment où le stathouder venait recevoir le serment de fidélité du
bourgmestre et des magistrats. Deux des chefs de leur communauté,
Jean van Wy et Jean van Scellincwoude, pénétrèrent jusqu'au mi-
lieu de l'assemblée communale à travers les rangs de la milice
bourgeoise, et sommèrent l'autorité d'exiger que les citoyens qui
avaient été emprisonnés pour cause d'anabaptisme fussent élargis.
Ces deux hommes poussèrent la hardiesse jusqu'à défier les ma-
gistrats de mettre la main sur eux, déclarant qu'il y avait là
1,500 frères tout prêts à prendre leur défense, et cette attitude ré-
solue en imposa; il ne fut rien tenté contre leur liberté. Les ana-
baptistes étaient d'ailleurs favorisés par l'opposition que la cour de
BoUande rencontrait chez les luthériens et les sacramentaires d'Am-
sterdam; l'agitation persista jusqu'à l'entrée en fonctions d'un nou-
veau bailli {schouty, celui-ci était bien décidé à sévir contre toute
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320 REVUE DES DEUX HOia>£S.
infraction aux lois. Yan Wy et quelques - uns de ses coreligion*
naires eurent la tête tranchée, et Yan Scellincwoude ne put dod
plus se soustraire à la justice de la cour de Hollande. Toutefois les
communautés anabaptistes étaient trop éparses pour opérer avec
ensemble et réunir des forces suffisantes pour délivrer Munster. De
plus, la division commençait à s'introduire parmi elles. Les sec*
taires néerlandais étaient loin de s'entendre sur les points essentiels
de la doctrine. Chacun suivait un peu ses idées particulières, et,
échappant à la tyrannie qui courbait en Westphalie tous les fidèles
sous la volonté du prophète, ils manquaient de direction théologi-
que. Par compensation, les anabaptistes des Pays-Bas se préser-
vaient des extravagances que Mathys et Bockelsohn avaient fait
accepter dans Munster. Ils repoussaient notamment la polygamie,
et, dans leur aversion pour les monstruosités qui se produisaient
dans cette cité, beaucoup se refusaient à lui porter secours.
Cependant Bockelsohn se croyait plus que jamsds investi de la
toute-puissance; il songeait à en assurer l'exercice sur le monde
entier. Il allégua une nouvelle révélation de Dieu, qui lui ordonnait
d'expédier les messagers de sa royauté dans les diverses régions de
l'univers. Il chargea en conséquence vingt- huit apôtres d'aller an-
noncer en tout lieu l'avènement du roi de Sion.
III.
Une fermentation sourde régnait alors dans les classes inférieures
d'un grand nombre des villes de l'empire. La prédication ana-
baptiste avait ravivé chez le peuple les aspirations un instant com-
primées par la victoire remportée sur les paysans. Les idées naguère
représentées par Storch et Munzer reprenaient faveur, grâce à la
nouvelle forme que les écoles de Zurich, de Moravie et de Stras-
bourg leur avaient donnée; elles s'insinuaient chez une foule d'es-
prits en quôte de réformes plus radicales que celles de Luther et de
Zwingli. Protégés par quelques personnages puissans, les sectaires
étaient parvenus à maintenir çà et là leurs communautés. En Prusse
notamment, fiavorisés par Frédéric de Heideck, en grand orédit près
du duc Albert, ils étaient tolérés. Une fraction de la noblesse incli-
nait même à leurs doctrines, que venaient de propager deux apôtres
arrivés de la Silésie. Les fidèles que la persécution avait contraints
de quitter la Moravie s'étaient établis en Prusse, et leur présence
y augmentait les forces de la secte. En Saxe, la vallée de la Werra
se remplissait des adhérens de l'anabaptisme, et il était parti d'Er-
furt jusqu'à 300 missionnaires pour le répandre au cœur de TAlle-
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LE SOCIALISME AU XVI* SIÈCLE, 321
magne. La secte comptait des prosélytes dans l'Anhalt, le Brande-
bourg, la Franconie, le AVurtemberg. II en restait encore en Suisse.
On a vu qu'ils formaient une communauté importante à Strasbourg,
et qu'ils s'étaient constitués par petits groupes dans les provinces
rhénanes. Les émissaires de Bockelsohn trouvaient donc le terrain
préparé pour leur œuvre, et un premier succès couronna leur en-
treprise. A Warendorf, le conseil de la ville se déclara au bout de
quelques jours pour le roi de Sion, et la commune suivit son
exemple. li est vrai que cette localité, impuissante à se défendre
contre l'évéque de Munster, fut bientôt obligée de lui faire sa sou-
mission.
C'est en Néerlande que les apôtres du tailleur-prophète firent la
plus riche moisson. Originaires pour la plupart de cette contrée,
ils rentraient de la sorte, dans leurs foyers. Ils s'adressaient à une
population dont ils parlaient l'idiome, partageaient les mœurs et
comprenaient les besoins. Cependant, s'ils parvinrent à faire recon-
naître la royauté de Mtxnster, ils ne furent pas si heureux quand
ils tentèrent de provoquer chez elle une prise d'armes ayant pour
but d'appuyer l'insurrection de la cité westphâlienne. On sait que
la divergence des idées de Hofmann, qui conservaient chez ces
sectaires un grand empire, et de celles que prêchait Jean de Leyde
avait amené de la désunion parmi les fidèles. Les melchiorites, qui
avaient déjà refusé leur concours, s'obstinèrent à ne point bouger,
alléguant les préceptes de Ilofmann. Celui-ci avait dit que Dieu
permet aux fidèles de se défendre, mais non d'attaquer. L'un des
plus actifs entre les missionnaires arrivés de Munster, Jean van
Geel, qui s'était rendu à Amsterdam, lutta contre cette opposition.
Il avait triomphé de bien des scrupules lorsqu'une trahison vînt
déjouer ses espérances. Si le nouveau messie avait trouvé des apô-
tres prêts à tirer l'épée comme saint Pierre, des disciples dévoués
comme saint Jean, il eut^aussi son Juda<?. L'un des compagnons de
Van Geel était tombé aux mains de Tévêque de Munster. C'était un
ancien maître d'école de Borken, appelé Henri Graiss. Exposé à
perdre la vie, tout au moins la liberté, cet apôtre, afin d'obtenir sa
grâce, promit de livrer ses coreligionnaires et pour cela de s'intro-
duire dans Miinster, d'observer ce qui s'y préparait, puis de reve-
nir en informer l'évoque. On accepta ses offres. Le nouveau Sinon
rentra dans la ville. Il assurait avoir été miraculeusement délivré
de la prison où les ennemis l'avaient enfermé. Il gagna la confiance
du roi de Sion, qui l'appela dans son conseil. L'esprit prophétique
s'était emparé d'une foule d'anabaptistes. Graiss se donna comme
ayant des révélations, et ses prédictions se répandirent jusque dans
les Pays-Bas, où Van Geel s'empressait de s'en armer pour con-
io«« CI. — 1872. 21
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322 HEVUE ]>ES DEUX IfORDCS.
vaincre les tîèdes et les indifférens. Un jour, le fourbe déclara qu'il
avait eu une vision. Un peuple immense, plus nombreux qne les
grains de sable de la mer et que les étoiles du del, s'était montré
à ses regards. H se dirigeait vere Munster. "Nul ne douta que ce
ne fût l'armée des frères néerlandais qui venaient au secours de
la ville; Graîss ne manquait pas d'interpréter aussi dans ce sens
sa prétendue vision. 11 se proposa pour aller h la rencontre de»
libérateurs, afin de leur servir de guide "aux environs de la place.
On lui donna de l'argent pour son voyage et une escorte. Le traître
ne fut pas plus tôt sorti de l'enceinte tpi'il envoya en avant ses
compagnons dans la direction de Deventer, sous prétexte de s'as-
surer si l'armée de délivrance débouchait par ce côté; puis il prit
en secret la route d'Iburg, résidence de l'évéque, auquel il courut
révéler tout ce qu'il avait appris du plan des insurgés. Le pn^lat
l'employa ensuite comme émissaire à Wesel, où les anabaptistes
étaient en force et s'apprêtaient à soutenir les assiégés. Graîss y
trompa encore les crédules sectaires , qui furent livrés aux ven-
geances épiscopales. Les rapports faits à Iburg avaient mis le pré-
lat au courant de tout ce qui se préparaît dans les Pays-Bas. On
prévint les projets des anabaptistes de Deventer et de Leyde, dont
les chefs furent arrêtés et qui comme ceux de Wesel payèrent de
leur vie. Dans la Frise, où les fidèles montraient des dispositions
plus belliqueuses que dans la Hollande, il fut moins facile de se
rendre maître des meneurs. Des tentatives d'insurrection très sé-
rieuses s'y continuaient. Une émeute grave éclatait à Groningue, où
le gouverneur faillit avoir le dessous.
Ainsi s'évanouissaient les espérances que les premiers succès des
apôtres du roi de Sion avaient fait concevoir; mais Jean de Leyde
persistait à faire annoncer l'approche des auxiliaires néerlandais, et
il continuait d'agir comme si sa domination était déjà établie. Il
créait douze ducs pour être ses vassaux dans l'empire; il traitait
d'égal à égal avec les princes allemands, il écrivait au landgrave
Philippe en l'appelant son cher Lipsy lui donnait des conseils et
l'engageait d'un air de protection à relire la Bible, afin de se con-
vaincre de la divinité de la mission dont lui, Jean, était investi.
Les souverains des contrées voisines de Munster commençaient à
comprendre la nécessité d'agir avec plus de vigueur qu'on ne l'a-
vait fait. Le duc de Clèves et l'archevêque de Cologne s'étaient d'a-
bord bornés à mettre leurs états à l'abri de l'invasion du mal;
mais, craignant que le landgrave n'entreprtt d'opérer à lui senl la
soumission des rebelles et qu'il ne profitât de la victoire pour im-
poser le luthéranisme dans les domaines de l'évéque de Mûûster,
ils s'étaient décidés à fournir à celui-ci un secours d'hommes, de
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LB SOCIAX.ISiI£ AU TYl* SIÈCLE.
ehevaux et de munitions, à la charge pour le prélat de les iodem-
lôser de toors dépenses une fois la Tille prise. Le comte Franz de
Waideck était malfaeureusement presque à bout de ressources. II
anût ^evé les taxes^ appelé sous son étendard tous ses vassaux
ea ]&& obligeant de s'-éqoiper à leurs frais, c<»itraint les églises
d'apporter les joyaux de leurs ti^sors. Tout cela n'avait pas suffi
ponr subvenir aux dépenses d'un siège qui n'avançait pas. Le
duc de Glèves et l'arcbevèque de Cologne songèisent alors à coopé-
rer directesmut à la guerre faite à Mûaster. Des négociations s'ou-
vrirent entre ces princes et le comte Franz. On ne parvint pas à
s'entendre sur les moyens les plus propres à soumettre la ville,
surtout sur la part que chacun devait supporter dans les charges
qu'il était nécessaire de s'imposer; chaque état visait à débourser le
moins pos^le. Les intérêts du oercle électoral du Rhin, dont dé-
pendait Cologne, n'étaient pas d'ailleurs les mêmes que ceux du
cerde de Westphalie et du Bas-Bhin, à la tête duquel était placé
le duc de Clèves. Qn convint alers de s'adresser à la Saxe et à la
Hesse, qui ne se montraient pas ékHgnées de prêter aussi leur con-
cours. Fautres états manifestèrent pareillement des dispositions fa-
vorables à une répression collective, et tandis que les représentans
de la Saxe et de la Hesse se réunissaient à Essen, dans les premiers
jours de novembie, aux envoyés du duc de Clèves et de l'archevêque
de Cologne, les dépiutës des archevêchés de Mayence, de Trêves, de
Tévèché de Wurzbourg et du Palatinat s'assemblaient à Oberwesel.
Peut-être, avec la lenteur et l'esprit de contention des princes alle-
mands, toujours divisés entre eux et ^e jalousant mutuellement, ne
fùt-on arrivé à aucun rÉBuItat, si l'on n'avait eu peur que la régente
Marie ne prit les devans et n'envoyât des Pays-Bas un secours à
Tévèque, ce qui aurait fait tourner les choses à l'avantage de la
puissanoe personnelle de l'empereur. Les^ats consentirent à sup-
porter chacun propontiocnellement la dépose que devaient en-
traîner l'envoi de nouvelles troupeset la construction des blockhaus
par lesquels on se proposait- de resserrer et de rendre plus infran-
chissable la ligne d'investissement. On arrêta la levée d'un corps de
3,000 hommes pour opérer osntre la ville, et l'on vota un subside
mensuel de 15,000 florh» destiné à leur entretien.
Pourtant ces forces ne poaivaieii4 encore suffire, et les alliés ju-
gèrent convenable de faire appel ou concours des autres puissances
de l'empire. Le frère de Charles^Quint, Ferdinand, qui venait d'être
reconnu roi des Romains, convoqua, à la demande des trois cercles
de Westphalie, du Bas-fthm et du Haut-^in, une diète à Worms pour
le h avril 153&, aefin d'aviser aux mesures les plus nécessaires. La
diète se résmt au jour fixé; on y discuta beaucotq) et on eut grand*-
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'62h BEVUE DES DEUX MONDES.
peine à tomber d'accord. Les princes se montraient peu empressés
à accepter leur part d'une guerre dont ils auraient voulu laisser
tout le poids aux états voisins de Munster. Enfin on triompha de
leur mauvais vouloir. Une intervention collective fut décidée, et le
comte Whiricb de Dhaun, qui avait été déjà désigné par les trois
cercles comme général de l'armée, se rendit à Coblentz pour pren-
dre le commandement au nom de l'empire. On lui adjoignit six
commissaires nommés cbacun par un des états alliés. Le blocus fut
alors poussé avec vigueur. On empêcha l'entrée dans la ville de
toute espèce de vivres et de munitions. Les assiégés ne perdaient
pas courage, car ils se berçaient encore de l'espoir d'être secourus,
et malgré la trahison de Graiss les apôtres envoyés au loin et main-
tenant de retour dans Munster entretenaient ces vaines espérances.
Il est vrai qu'à ce moment les mouvemens insurrectionnels des ana-
baptistes dans les Pays-Bas n'étaient point tout à fait comprimés,
et que quelques succès des sectaires pouvaient justifier les asser-
tions des missionnaires de Bockelsohn. J'ai déjà parlé de Groningue,
où les anabaptistes étaient parvenus à s'ouvrir un chemin jusqu'au
couvent deWarfum. Dans la Frise occidentale, ils avaient réussi à
s'emparer d'Oldenkloster, près de Sneek. L'agitation se réveillait
dans rOver-Yssel, et à Amsterdam une poignée de fanatiques s'em-
para quelques semaines plus tard un instant de l'hôtel de ville;
mais c'était là l'agonie d'une révolte dont l'autorité devait à la fin
extirper tous les fermons.
La rigueur du blocus n'eut d'abord pour efiet que d'exalter le fa-
natisme. Les sectaires, qui avaient pris la lenteur des assiégeans
pour de la crainte, commençaiL^nt à comprendre qu'ils ne pouvaient
plus rester simplement sur la défensive. Infatués de l'habileté de
leurs tireurs, de la bravoure déployée par quelques-uns des leurs,
ils ne parlaient que de se précipiter en masse hors de la ville pour
rompre la ligne d'investissement, et d'exterminer tous les prêtres
et les nobles; mais, comme l'entreprise était impossible, ils n'al-
laient pas plus loin que les paroles, et restaient à veiller sur leurs
murs. Les vivres n'entrant plus dans la place, la disette se fit
cniellement sentir, et ceux qui désespéraient de l'arrivée de Tarmée
de secours commencèrent à mmmurer. Plusieurs, ne résistant plus
à la faim, s'échappèrent de la ville; les souffrances de la population
augmentant, le nombre des fugitifs s'accrut. Les assiégeans les re-
poussaient d'abord, mais l'état misérable de ces infortunés finit par
les attendrir, et ils se montrèrent moins intraitables. On voyait des
femmes, aflblées par la faim , se précipiter avec leurs enfans dans
les fossés et chercher à escalader les palissades. Les lansquenets,
touchés de leur détresse, tendaient à ces malheureuses quelques
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LE SOCULISME AU XYl* SIECLE. 325
alimens ; mais la masse ne pouvait sortir de la place : les uns re-
doutaient leur tyran, chez les autres le fanatisme était encore plus
fort que la faim. Alors s'offrait le même tableau que les anciens
nous ont fait de Sagonte assiégée par Annibal, de Numance par
Scipion , et que devait présenter soixante ans plus tard Paris at-
taqué par Henri IV. On ne rencontrait plus dans les rues que des
individus au visage hâve et décharné, qui pouvaient à peine se sou-
tenir, et qui ressemblaient plus à des squelettes qu*à des corps vi-
vans. On se jetait avec avidité sur les charognes les plus immondes;
on mangeait jusqu'au parchemin des livres, et quelques-uns allè-
rent même jusqu'à tuer des enfans pour dévorer leur chair; mais
Tobstination des chefs anabaptistes était inébranlable. Les ardens
ne permettaient pas qu'on prononçât le mot de capitulation. La po-
pulation de Munster, durant ce second siège, qui succéda après un
si court intervalle à celui auquel mit fin le traité du 14 février, se
trouvait en proie à une exaltation que rien ne peut décrire. La ré-
sistance n'était plus, comme lors du premier siège, dirigée par des
hommes chez lesquels l'ambition et la haine de l'ancien régime
n'avaient point étouffé le bon sens et la prudence. Munster tombait
maintenant aux mains d'énergumènes qui avaient juré de s'englou-
tir sous les ruines de la cité dont ils avaient fait le malheur. « Plu-
tôt mourir que de retourner dans la servitude d'Egypte, » s'écriait
Jean de Leyde , qui ne songeait qu'à conserver son odieuse cou-
ronne; d'ailleurs, se réservant pour lui et ses familiers ce qui restait
encore de vivres mangeables, il échappait aux cruelles angoisses de
la faim.
Au commencement de juin, les sommations du général de l'armée
allemande étaient encore repoussées avec indignation. Les sectaires
se déclaraient résolus à incendier Munster plutôt que de capituler,
et sans doute ils eussent accompli cet abominable projet, si la tra-
hison n'eût introduit dans la place l'armée qui devait la délivrer,
tn des habîtans, nommé Langerstradt, parvint à se rendre près du
commandant en chef des forces ennemies; il lui offrit de faciliter
aux troupes le moyen de pénétrer dans l'enceinte, autrement dit de
leur livrer la ville, car elles, ne pouvaient rencontrer, une fois dans
Munster, grande résistance , la population étant épuisée et démo-
ralisée. La proposition fut acceptée et l'entreprise fixée à la nuit
du 24 juin. A l'heure convenue, 200 lansquenets s'approchèrent
de l'endroit où le fossé présentait le moins d'ouverture. Aidés par
I-angerstradt, ils arrivèrent jusqu'à la contrescarpe, là où le rem-
part n'atteignait qu'une médiocre hauteur. Les sentinelles surprises
furent égorgées et leurs cadavres précipités dans le fossé. Les as-
saillans s'emparèrent ensuite du bastion attenant à l'arsenal, faisant
main basse sur les hommes de garde, et poussèrent jusqu'au cime-
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RETUI DIS DOUXl MONDES.
tiëre de la cathédrale. Enhardis par ce succès et sans altendre an
renfort, ils crièrent al^te^ et firent battre le tambour. Les anabap^
tistes endormis se réveillèrent en sursaut, coururent aux amies et
marchèrent sui-devant de rennemi. Les lansquenets avaient eu le
temps d*ouvrir à leurs camarades les portes de la. ville. U y eut
alors une horrible boucharie. Les sectaires faisauent sur Feâsadllant
un feu nourri de monsqueleirie et le criblaient de leurs flèches; nuds^
quoiqu'ils infligeassent ai£r troupes de rudes pertes, ils succombè-
rent sous le nombre.
Le corps d'élite que Jean de Leyde commandait» auquel la haute
paie qu'il recevait donnait plus d'ardeur, déploya une rare intrépi-
dité. Le roi de Sion, se voyant au moment d'être atteifit^ se dirigea
vers le bastion le plus fortement défendu. Il tomba aux mûns des
lansquenets avant d'y être arrivé. Rothmana trouva la mort dans la
mêlée. Les plus résolus se retranchèrent, près de l'église Saint-
Michel, derrière une barricade de chariots à la façon de leurs frères
aînés de Tburinge. Gomme on ne réussissait pas à les déloger» oa
leur promit merci, s'ils mettaient bas les armes; ils le firent, et
on ne leur tint pas parole. Exaspérés par les pertes qu'ils venaient
d'éprouver, les lansquenets les nmssacrèrent au moment où on les
renvoyait chez eux. Les sectaires étaient d'ailleurs devenus par
toute l'Allemagne un objet d'horreur ; on était décidé à ne point
leur faire quartier. Ceux qui n'avaient pas été pris en combattant
furent expulsés de Munster et indignement traités. Un édit impé-
rial interdit, sous peine d'être condamné comme anabaptiste, de
donner asile aux femmes des sectaires, qu'on avait chassés en bloc
Ceux que Mathys et Jean de Lef de avaient contraints d'abandonner
la cité westphaUenne y purent alors rentrer, leur nomlH*e représen-
tait environ le tiers de la population primitive; mais il leur fallut
payer cette rapatriation. L'évêque, qui tenait à se rembourser aa
moins d'une partie de l'argent que la guerre lui avait ooiité, exigea
un laisser- passer pour quiconque voulait revenir denoeurer dans
Munster, et l'on devait acquitter un petit droit pour se le faire déli-
vrer. Les habitans qui avaient adhéré à la secte^ mais n'étaient pas
cependant jugés assez coupables pour encourir l'emprisonnement
ou la mort, n'obtinrent la restitution du droit de bourgeoisie que
moyennant une somme de &00 florins. L'ancien gouvernement épi-
scopal fut complètement restauré. L'évêque, le chapitre et les ebe
valiers devinrent plus puissans que jamais. La bourgeoisie perdit
ses vieilles franchiser; le sénat fut désormais à la nomination du
prince-évêque, qui devait toutefois prendre l'avis des danoines et
des chevaliers. Une citadelle tat construite aux frais des habitansi
pour tenir la ville en respect.
La fia de lean de Leyde et de^ ses deux piinciiiaiix UestenooSi
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LE SOCUUSME AU XTI'' SIÈCLE. 327
Kuipperdollinck et Krechtîng, a été trop souvent racontée pour que
j'aie besoin d'entrer à son sujet dans quelques détails. L'éphémère
roi de Munster affecta devant ses juges un sang-froid qui tenait
plus de la forfanterie que du courage; il soutint avec obsUnation
une dispute contre deux théologiens hessois qui s'efforçaient de le
coovaincre de mensonge. Toutefois il ne persista pas longtemps dans
cette assurance et confessa son imposture, implorant sa grâce, s'en-
gageant à ramener à l'obéissance et à la vérité tous ceux qu il avait
abusés. Après qu'on eut promené ce misérable de ville en ville et
de prison en prison, le donnant en spectacle à un peuple avide de
contempler les tndts d'un homme qui avait tant fait parler de lui,
on le ramena à Munster. Il fut exécuté avec ses deux séides, ayant
été préalablement soumis à des tortures dont on montre encore
dans cette ville les terribles instrumens. KnipperdoUinck fil preuve
de plus d'énergie que son maître au milieu de ces supplices, dont
la cruauté de nos pères était si ingénieuse à varier les raffinemens.
L'ëvëque ordonna que les restes de Jean de Leyde fussent enfer-
més dans une cage de fer que Ton hissa au sommet de la tour de
Saint -Lambert, et les ossemens du tailleur -prophète demeurè-
rent pendant plus de deux siècles ainsi exposés comme une menace
contre ceux qui auraient tenté de ramasser sa couronne» tombée
dans le sang et la boue«
L'insurrection anabaptiste était à tout jamais vaincue. L'alliance
faite par cette secte avec la démagogie, les monstrueuses extrava-
gances de ses derniers prophètes, avaient perdu sa cause et flétri
dans leur germe les sentimens de vraie fraternité et l'esprit sincë-
rement chrétien dont était pénétrée sa doctrine primitive; mais ce
qu'il y avait de pur et de réellement évangélique dans Tanahap^
tisme survécut à ses dangereuses aberrations, et l'héritage de ses
idées les plus respectables passa à une communion inoffensive et
cbaiitabie qui étendit en Angleterre et jusqu'aux Ëtats-Unis de
vigoureux rameaux.
Le socialisme religieux, qui avaût au xvi^ siècle enthousiasmé tant
d'esprits ardens, exalté tant d'ambitions déréglées, armé tant de
révoltes, leurré tant d'âmes crédules» disparut comme avaient dis-
paru nombre d'hérésies et de fastueux systèmes dont la prétention
était de régénérer l'humanité, et qui n'en agitèrent que la surface.
La postérité s'étonne que de pareilles spéculations aient pu susciter
le fanatisme et passionner des milliers d'hommes; elle ne songe pas
qu'elle assiste à de& illusions et à des chimères qui, pour être moins
flaîves et moina grossières^ ne sont ni plus senaéea ni plus respoe^
tables.
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328 REVD£ D£S DEUX MONDES.
IV.
Quand, au lieu d*étre le privilège des hommes dont Féducation
et les lumières garantissent l'aptitude et la probité, les fonctions
de l'état sont livrées aux caprices d'une multitude incapable d'ap-
précier les mérites et que domine la passion ou l'engouement, les
charlatans et les fanfarons de désintéressement et de patriotisme
s'emparent des emplois. Les gens sincères et vraiment honnêtes
refusant de s'abaisser aux menées misérables et aux démarches
honteuses à l'aide desquelles on capte d'ordinaire les suffrages de la
foule, les imposteurs politiques et les intrigans de bas étage ou
de bas sentimens amorcent le peuple par des professions de foi
bruyantes et des promesses menteuses. On tombe ainsi dans une
ochlocratie qui amène au pouvoir des citoyens sans valeur ou dé-
criés, des ambitieux qui, n'ayant pu s'avancer par un travail régulier
et persévérant, par des services réels et des qualités solides, cher-
chent fortune dans l'arène troublée des compétitions démagogi-
ques. Le succès est au parleur le plus téméraire et le plus exagéré,
à la brigue la moins scmpuleuse et la plus effrontée. Ce tableau,
que nous mettent trop souvent devant les yeux les descendans
des austères puritains et des fiers cavaliers émigrés au Nouveau-
Monde, chez lesquels le mensonge et l'audace sont presque devenus
des traits distinctifs du caractère national, ce tableau, auquel notre
France, si elle n'y prend garde, pourrait aussi fournir quelques
couleurs, était celui que, sous un autre jour, offrait au xvi® siècle
une partie de la société protestante. Ce n'était pas sur des matières
de législation et d'économie politique que l'on voyait appelés à dé-
cider des hommes sans instruction et sans expérience, ils pronon-
çaient sur des matières de foi, moins accessibles encore à l'intelli-
gence des masses. Tout ce qui tenait aux dogmes et à la discipline
ecclésiastique était réglé non par l'assemblée imposante des repré-
sentans les plus élevés du clergé, mais par une population, une
agrégation d'hommes absolument étrangère à la théologie et que
dominaient des passions violentes et haineuses. Des bourgeois, des
marchands, des ouvriers, étaient institués juges des questions mé-
taphysiques les plus obscures et des vérités les plus sublimes. Us
votaient sur l'adoption ou le rejet d'une institution religieuse et
d'une liturgie, comme ils l'auraient fait sur un nouvel impôt à lever,
une route à exécuter, une halle à construire. Devant un tel tribunal,
rarement l'avantage était pour la science la plus profonde, la vertu
la plus austère, le sens le plus droit. Cette foule ignorante et pi'é-
venue se laissait convaincre ou plutôt entraîner par desprédicans
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LE SOCIALISME AU XVI'' SIECLE. 329
habiles à exalter un enthousiasme irréfléchi ou des colères ardentes.
Abusant des citations bibliques, des interprétations arbitraires et
surtout des invectives contre la superstition romaine, ils se don-
naient tour à tour pour des inspirés ou de profonds docteurs. C'était
chez eux à qui renchérirait en fait de réformes et de retour à TÉcri-
ture sainte, de menaces de damnation et de promesses de félicité
future. Les fidèles qui se pressaient à leurs sermons et dévoraient
leurs écrits, une fois Tesprit rempli de ces déclamations théologi-
ques ou de ces mystiques spéculations, finissaient par s'imaginer
qu'eux aussi étaient aptes à décider entre les systèmes qui se dis-
putaient leur foi : au lieu d'un concile œcuménique, on avait une
foule de synodes qui prétendaient chacun à l'infaillibilité et anathé-
matisaient ceux qui se permettaient de contredire leurs arrêts. Aussi
là où la réforme, cessant de s'élaborer par le concours d'hommes
que leur moralité et leur science appelaient à être les guides des
âmes qui s'étaient détachées du catholicisme, fut livrée aux suf-
frages populaires d'une cité, aux décisions d'un amas de fanatiques
ou d'enthousiastes, dégénéra-t-elie en une licence religieuse qui
n'aboutit qu'au dévergondage de la foi et qu'aux plus folles aber-
rations de l'esprit.
Ces masses, dépourvues des aptitudes nécessaires pour connaître
des matières théologiques, se laissaient conduire par le premier
novateur venu qui les avait séduites de sa parole et de ses prophé-
ties. On voyait donc se produire alors tous les abus et tous les dan-
gers signalés de nos jours dans l'intervention de l'élection popu-
laire appliquée au choix des magistrats et des fonctionnaires, ou
dans l'usage du mandat impératif. Le pouvoir laïque usurpait sur
les droits de l'église après que l'église avait usurpé sur ceux de la
société civile. Les pasteurs, auparavant désignés par un pouvoir qui
trafiquait des bénéfices et dépravait les consciences, étaient main-
tenant élus par ceux qu'ils devaient instruire et diriger, autrement
dit les îgnorans et les vicieux prononçaient sur la question de sa-
voir quel était le plus vertueux et le plus savant. De là résultait
que quiconque aspirait au gouvernement spirituel d'un troupeau,
au crédit et à l'autorité que donnait le saint ministère, cherchait
avant tout à gagner la faveur de ses futures ouailles, flattait leurs
tendances et leurs préjugés, et composait souvent avec des passions
qu'il aurait dû combattre. Les confessions de foi et les liturgies re-
flétaient tout naturellement les sentimens dont la multitude était
animée. Cette conduite n'a point été rare chez les missionnaires de
la réforme, enfans perdus de l'armée protestante, et elle est encore
aux États-Dnis celle des pasteurs de plus d'une congrégation reli-
gieuse. En présence d'un peuple avide de cbangemens dans le culte,
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230 BEYUE UBS DEUX MONDES^
impatient du joug clérical» aspirant à une condition meilleure, les
prédicans se trouvaient amenés à pousser de plus en plus dans la
voie révolutionnaire, et, subissant eux-mêmes l'influence de ceux
qu'ils semblaient appelés à éclairer, ils devenaient dupes des illu-
sions qu'ils avaient d'abord caressées pour contenter la multitude
et répandaient parfois leur sang pour les défendre et les propager.
Telle est l'histoire des derniers chefs de l'anabaptisme et de ce
radicalisme protestant qui avait fait avec lui une étroite alliance.
A l'esprit vraiment religieux, c'est-à-dire à celui qui échauflTe les
cœurs sans les consumer, qui les fortifie sans les endurcir, qui les
soutient dans l'infortune et les console au bord de la tombe, ils sub-
stituèrent un enthousiasme extravagant, un fanatisme tour à tour
austère et dévergondé, d'autant plus dangereux qu'ils prétendaient
n'agir que par les ordres exprès de Dieu. Les ministres de ces sec-
taires insensés n'étaient plus les pasteurs vénérables que le pur es-
prit de l'Évangile pénétrait d'un profond sentiment de bien et rem-
plissait tout entiers de sa pratique; c'étaient des rêveurs ou des
hypocrites, plus animés de la pensée d'abattre tout ce qui faisait
obstacle à la réalisation de leurs desseins que de rendre l'homme
meilleur et de faire régner la charité et la paix.
Au xv!*" siècle, tous les désordres auxquels nous ont fait assister
nos trop fx^quentes révolutions s'étaient donc déjà produits, mais
avec cette différence qu'ils eurent un caractère plus religieux que
politique, bien qu'on y retrouve l'empreinte du même malaise social
dont l'humanité est actuellement travaillée. Les factions s'appelaient
alors des sectes, et les démagogues des prédicans ou des prophètes.
Cette félicité que promettent aux classes ouvrières et pauvres les
utopies de certains philosophes et de certains publicistes, les apô-
tres de l'anabaptisme et des écoles qui s'y rattachaient l'annonçaient
à leurs adeptes. Les uns et les autres ont mis pour condition préa-
lable de cette régénération de la société qu'ils devaient opérer l'a-
néantissement de Tordre existant Les égarés du xvi* siècle payè-
rent chèrement leur erreur,, et furent exterminés avant d'avoir
poussé bien loin leur œuvre de destruction. Puissent les égarés du
xix% que de terribles leçons n'ont point désabusés, se convaincre
de la leur avant d'avoir amoncelé autour d'eux les ruines d'une so-
ciété qui les écraserait dans sa chute I
Alfred MàURV.
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LA FRANCE
AU LENDEMAIN DE ROSBACH
B* APRÈS DES DOrcUinBIlS NOUYEADX.
I. Comtponûanoe particulière manascrite de Bemis et de Choiseul (1*757-1756) , arcbiyes des
ai&ires étrangères. — II. Correspondance diplomatique des rnôoies personnages (1757-1758).
Mamiscrita de la Bibliothèque nationale, n« 7134. — HT. Lettres de Soubise, de RichelieB,
4e demont et âm Bellisle à Choiseul, même date, manuscr^ de la Bibliothèque nationale,
s* 7137. — IV. Btat manuscrit des force* de l'armée fraoçaise ayant la guerre de sept
ans, bibliothèque Mazarine, n* 27Q8. — Y. Correspondance imprimée de P^ria-Duvemej
aTcc le comtfide Saint-Germain, lieutenant-général, commandant l'arrière-garde à Rosbach.
Malgré certaines apparences, il serait injuste de placer sur la
même ligne, en les enveloppant dans une comparaison superficielle^
les journées néfastes de la guerre de sept ans et les terribles ba-
tailles où notre pays vient de succomber. L'armée française de
1870, écrasée sous le nombre, n'a point mérité l'injure d'être mise
ea parallèle avec les soldats de Soubise, qui lâchaient pied sans
tirer un coup de fusil. De son camp de Rosbach, Frédéric écrivait
ce billet à l'envoyé de Hanovre près la cour de Vienne : « L'araaée
de France a eu l'air de m'attaquer le 5 de ce mois, mais elle ne m'a
pas fait cet honneur, s'étant enfuie, sans que je la puisse joindre,
dès la première décharge de mes ti'oupes. » C'est d'un tout auti»
style, on en conviendra, que l'empereur Guillaume rédigeait se&
bulletins; les sanglantes victoires dont il remerciait Dieu n'auto-
risaient pas ce ton d'impertinence et d'ironie. Il y a cependant
entre la guerre de sept ans et celle de 1870 des rapports frappans;
mais ces ressemblances sont politiques plutdt que militaires i en
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J
332 BEVUE DES DEUX MONDES.
1757, comme en 1870, il faut demander à la politique rexplîcation
de nos désastres, le secret de la fatalité qui s'attache à nos dra-
peaux. Alors, comme de nos jours, les fautes commises dans les *
conseils du cabinet s'expient sur les champs de bataille; c'est à Pa*
ris, c'est à Versailles que se préparent ces déroutes inouïes dont le
scandale étonne l'Europe : de là partent les influences dissolvantes,
les germes corrupteurs, la contagion du désordre, de l'impré-
voyance, de l'indiscipline, qui énerve le cœur de la France et para-
lyse son bras. En 1757, la France a des armées mal pourvues, mal
commandées et partout défaites, parce qu'elle a un mauvais gou-
vernement.
Et qui parle ainsi? qui dénonce avec cette précision accusatrice
le principe d'affaiblissement et de ruine? Ce sont les agens mêmes
du pouvoir, honteux du rôle qu'ils jouent, indignés des légèretés
coupables d'une politique aventureuse, qu'ils refusent de servir
plus longtemps. Dépèches officielles et correspondances privées
peignent au vif cet état chronique d'anarchie dans le despotisme,
ce néant de l'autorité dans un gouvernement absolu, la sottise pré-
tentieuse et brouillonne « des petits esprits qui veulent tâter des
grandes choses, » leur agitation éperdue à l'heure des dangers im-
prévus, leurs folles terreurs sous le coup des catastrophes provo-
quées par leur témérité. Toutes les plaies d'un pouvoir en dissolu-
tion sont là, signalées par des témoins d'autant plus dignes de foi
qu'ils ont leur part des faiblesses communes et sont atteints eux-
mêmes du mal qu'ils décrivent. — Peut-être ne sera-t-il pas mu-
tile d'insister sur ce grand exemple des défaillances et des aberra-
tions de la politique française, en étudiant à la lumière de documens
irrécusables, trop négligés des historiens, les aspects les plus inté-
ressans d'une situation qui a l'inconvénient grave de se reproduire
assez souvent chez nous (1).
1.
A l'époque où commence la plus importante des correspondances
que nous allons examiner, l'abbé de Bernîs, l'un des promoteurs de
l'alliance autrichienne, rédacteur principal du double traité de
1756, entre au conseil et prend le département des affaires étran-
gères; le comte de Stainville, futur duc de Choiseul, est désigné
pour l'ambassade de Vienne. Des rapports plus étroits que les re-
(1) L*aiiteur d*un mémoire sur l'ambassade de Choiseul, la récemment à TAcadémie
des Sciences morales et politiques, a consulté avec fruit la correspondance diploma-
tique indiquée plus haut; mai» il ne semble pas avoir connu la correspondance prm,
qui seule eiprime la Traie pensée de Bemis.
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U FRANCE APRES ROSBACU. 333
lations officielles unissaient nos deux personnages : engagés Tun et
Tautre dans le parti de M"* de Pompadour, intéressés à sa gloire,
dévoués à sa fortune, la confornfiité des vues, l'accord des ambi-
tions, la convenance naturelle de deux esprits bien faits, avaient
formé entre le ministre et l'ambassadeur un de ces liens d'honneur
et d'amitié qui ne résistent jamais longtemps aux infidélités de la
politique. 11 s'établit donc, en ce moment rapide de bonne intelli-
gence et de réciproque loyauté, un double échange dé communica-
tions entre Bernis et Choiseul : ce que le ministre ne saurait dire à
l'ambassadeur dans ses dépêches, il le confie à l'ami dans ses lettres
secrètes et lui ouvre son cœur.
Ces lettres particulières, rassemblées en un beau volume manu-
scrit, sont aux archives réservées des affaires étrangères; nous de-
vons au savant et bienveillant directeur des archives, M. P. Faugère,
d'avoir pu les consulter. Elles devancent de six mois la correspon-
dance officielle, dont on trouvera les copies avec quelques lacunes
aux manuscrits de la Bibliothèque nationale. La première lettre est
datée du 20 janvier 1757 : Choiseul est en Italie, sur le point de
revenir à Paris, où l'on songe à lui pour un grand poste diploma-
tique; Bernis le rassure au sujet de la crise intérieure qui, après
l'attentat de Damiens, a failli perdre latmarquise et ses amis. C'est
d'un ton fort dégagé, fort peu ecclésiastique, que l'abbé-ministre
parle du confesseur de sa majesté et des efforts tentés contre la fa-
vorite par les pieux défenseurs des bons principes, a Je vous crois
à Parme, mon cher comte, et je prie M. de Rochechouart der vous
rendre cette lettre. Le roi a été assassiné, et la cour n'a vu dans cet
affreux événement qu'un moment favorable de chasser notre amie.
Toutes les intrigues ont été déployées auprès du confesseur. Il y a
une tribu à la cour qui attend toujours l'extrême-onction pour tâ-
cher d'augmenter son crédit. Pourquoi faut-il que la dévotion soit
si séparée de la vertu? Notre amie ne peut plus scandaliser que les
sots et les fripons. Il est de notoriété publique que l'amitié depuis
cinq ans a pris la place de la galanterie. C'est une vraie cagoterie
de remonter dans le passé pour noircir l'innocence de la liaison ac-
tuelle. Que d'ingrats j'ai vus, mon cher comte, et combien notre
siècle est corrompu! 11 n'y a peut-être jamais eu beaucoup plus de
vertu dans le monde, mais il y avait plus d'honneur. Venez promp-
tement ici. Je crois nécessaire que vous soyez envoyé à la cour de
Vienne pour étayer une besogne qu'il est si avantageux de suivre
et qu'il serait si dangereux d'abandonner. Vous trouverez dans le
conseil un ami de plus, qui connatt tout ce que vous valez et qui
se fait un plaisir de le dire. » Décidé par ces nouvelles favorables,
Choiseul embrasse avec ardeur la cause qui triomphe et s'attache
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SSi BETUE DES DEUX MONDES.
plus résolument que jamais au char de la marquise, dont Them^ease
étoile a dissipé tant d'orages.
Uété suivant, il partait pour Tienne, chargé d'une double mis-
sion. Diplomate et militaire, il devait tout ensemble veiller sur l'al-
liance et concerter les mouvemens de nos troupes avec ceux des
armées autrichiennes. Il est dès lors comme un point central où les
informations politiques et les faits de guerre aboutissent également;
c'est ce qui nous explique pourquoi nous avons une centaine de
lettres adressées par les généraux français à Cboiseul pendant les
quinze mois de son ambassade. « Je vous envoie tos derniers sacre-
mens, lui écrit Bernis le 5 août en lui expédiafit «es instructions;
c'est à regret que je vous vois partir, maïs c'est pour le bien de
Tétat et pour le vôtre. Au surplus, je vous reconnnande une seule
chose, c*est de ne pas vous lasser d avoir envie de plaire; sur tout
le reste, je suivrais volontiers vos conseils. Comptez éternellement,
mon cher comte, sur mon tendre attachement pour tous. » A son
arrivée, les choses ont tout d'abord un air riant et facile : les ar-
mées françaises se répandent en Allemagne sans obstacle, et des
succès d'avant-garde remportés sur un ennemi U*s inférieur en
nombre semblent promettre une canïpagne aussi rapide que déci-
sive. Jusque-là, Bernis #raison : un ministre, à Vienne comme à
Paris, suffit à tout avec l'art de plaire. Le débat des deux corres-
pondances est TempR des félicitations échangées entre la cour de
France et la cour impériale ; Louis XV comble de prévenances $a
bonne amie T impératrice ; Marie-Thérèse jwrodîgue les démonstra-
tions flatteuses au roi et à hi faTorite. Ge sont les derniers beaux
jours de ralliance; l'ambassadeur nouveau-Tenu épuise en quelques
semaines les douceurs d'une prospérité qui va finir. Il écrit au roi
le 25 août : « Après m'avoîr parlé plusieurs fois de votre majesté
avec le plus vif intérêt, Timpératrice m'a demandé des nouvelles
des personnes que vous honorez, sire, de votre confiance, et m'a
témoigné nommément pour M"* de Pompadour beaucoup d'amitié
et d'estime. » Cest au milieu de l'illusion générale et de ces effu-
sions d'une politique en belle humeur que vient éclater, comme un
coup de tonnerre, la nouvelle du désastre de Roabach, qui, déchi-
rant tous les Yoiles, mettant à nu les vices profonds de notre état
militaire aggravés par l'impuissance du gouvernement, accomplit
dans les esprits et dans les affaires une révolution.
Parmi les documens dont nous avons enftrepris l'exauien, on trouve
d'assez nombreuses relations de la bataille du 5 novembre 1757.
Tous ces récits, d'accord sur le fond des choses et curieux aujour-
d'hui par la vivacité de l'impression récente, attribuent aux troupes
de l'empire une large part dans la honte de cette journée. L'his-
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LA FRANCE AFBÉS HOSBACH. SK
toîre semble l'oublier : Rosbach n'est qu*à moitié un désastre fran-
çais. Nous arlons alors deux armées en Allemagne : Tune, « la
grande armée, » forte de 185 bataillons et de 181 escadrons, opé-
rait en Hanovre sous les ordres du vainquetxr de Mahon; elle avait
remporté la victoire d'Hastembeck, que Bernis appelle « une plate
victoire, » et conclu la triste convention de Closter-Seven. Dn corps
de 30,000 hommes, joint à 30,000 impériaux, manœuvrait en Saxe
sur la Sala; les Parisiens, nous dit Barbier, appelaient cette armée
combinée Tarmée des tonneliers^ parce qu'on la destinait à raffer-
mir les cercles. C'est elle qui, poussant une pointe du côté de Leîp-
2Îg, rencontra Frédéric à Rosbach. Elle avait pour général en chef,
non pas le prince de Soubise, mais un Saxon, le prince d'Hildburg-
hausen, dont nos lettres font un portrait qui n'a rien d'héroïque :
nsé par l'âge et les infirmités, dormant jusqu'à midi, ne montant
jamais à cheval, « avançant quand les Prussiens reculaient, recu-
lant quand ils avançaient, » d'un caractère ombrageux et tracas-
sier, désolant les troupes par ses variations continuelles et les offi-
ciers par son humeur, ce Saxon avait pour unique soin d'assurer
aux impériaux le pas sur les Français, l'avantage dans les campe-
mens et la préférence dans les distributions. Avec. une finesse toute
germanique, il imaginait des projets tétïéraires, bien sûr qu'ils se-
raient écartés par le conseil; mais il en gardait l'honneur dans ses
propos et ses lettres, en rejetant sur la timidité des alliés l'avor-
tement de ces conceptions brillantes. Ajoutez la mauvaise qualité
des troupes de l'empire, sorte de landwehr sans consistance qui
marchait à regret contre le roi de Prusse, en déclarant tout haut
qu'elfe mettrait bas les armes à la première affaire. « Ne vous flat-
tez pas, monsieur, écrivait Soubise à Choiseul dès le mois de sep-
tembre, que les troupes de l'empire osent ou veuillent combattre le
roi de Prusse; leurs généraux ne cachent pas l'opinion qu'ils en ont
et ils en parlent publiquement. La plupart des soldats sont malin-
tentionnés, le reste meurt de peur; le tout ensemble est si mal com-
posé et si mal approvisionné que l'on ne peut former aucune espèce
de projet ni exécuter aucune opération. Comment marcher à l'en-
nemi avec de telles troupes, qui n'ont jamais fait la guerre et qui
n'ont été exercées qu'à monter la garde? Je ne parle pas de leur
indiscipline. J'aîmeraîs beaucoup mieux combattre avec les Fran-
çais seuls que d'être abandonné au milieu d'une bataille. »
Soubise, qui commandait le corps français sous la direction su-
périeure du prince d'Hildburghausen, n'était pas un g<^néral plus
incapable que Richelieu ou Clermont. Brave de sa personne, ai-
mable surtout et d'une politesse accomplie, il mettait sa gloire, en
présence du hargneux Saxon, dans un esprit de douceur patiente,
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336 REVUE DES DEUX MONDES.
sachant bien que ses bonnes amies, la marquise et l'impératrice,
lui sauraient un gré particulier d*avo}r sauvé les difficultés de «cette
fâcheuse compagnie, » et que c'était là un sûr moyen de leur faire
sa cour. On Tavait choisi, non pour ses talens, mais pour son amé-
nité. Formé au grand art de plaire, où Bernis et Choiseul étaient
maîtres, il écrivait ses rapports militaires en style de Philinte, s'é-
tudiait à présenter des apparences agréables, et, soit flatterie, soit
ignorance, trouvait le moyen de peindre en beau le délabrement
de son armée. Aussi est-il fort étonné d'être battu ; il ne sait com-
ment cela a pu se faire : ses soldats allaient au feu « de si bonne
grâce! » Ce pauvre général, enveloppé et culbuté en un clin d'œil
par un ennemi imprévu, il ne réussit pas même à nous donner une
idée un peu nette d'une bataille qui a duré moins d'une heure; en
revanche, les euph^'mismes abondent sous sa plume pour excuser
la panique de ses troupes; il ne peut se résoudre à dire la vérité
qui afflige. « Quel malheur, monsieur, écrit -il à Choiseul dans le
premier étourdissement de la défaite, quel malheur! et à quoi
peut-on se fier? Ardeur, bonne volonté, bonne disposition, j'ose le
dire, étaient de notre côté; en une demi-heure, les manœtt\Tes du
roi de Prusse ont fait plier cavalerie et infanterie; tout s'est retiré
sans fuir, mais sans jamai» retourner la tête... L'infanterie, malgré
la déroute de la cavalerie, s'avançait de très bonne grâce; elle mar-
cha sans tirer un coup de fusil jusqu'à cinquante pas des ennemis,
et dans le moment où j'avais les plus grandes espérances les tètes
tournèrent, on tira en Tair et on se retira. Il faut convenir que la
contenance des ennemis fut très fière; je n'y remarquai pas le
moindre ébranlement; Depuis ce moment, la ligne des Prussiens
s'avança toujours en faisant feu et sans se rompre; nos brigades de
la gauche reculaient sans fuir, mais, excepté quelques instans où
l'on trouvait moyen de les arrêter, l'inclination pour la retraite do-
minait et l'emportait. Je ne parle point de l'infanterie des cercles,
je ne m'en souviens que pour m'affliger du moment où j'ai eu le
malheur de la joindre... L'artillerie et les équipages sont en sûreté,
nos traîneurs rejoignent et j'apprends que de tous côtés les fuyards
se rallient. Pendant la nuit, presque toute l'infanterie s'était dis-
persée. Nous commençons 'à nous ranimer, les propos reviennent
sur le bon ton. Vous savez qu'avec les têtes françaises il y a de
grandes ressources* Je me représente le tableau de la cour en ap-
prenant cette triste nouvelle; mon cœur en est pénétré. »
En regard de cette description adoucie, plaçons quelques lignes
d'une crudité toute militaire que nous empruntons i la correspon-
dance du comte de Saint-Germain avec Pâris-Duverney. Saint-Ger-
main, habile officier qui se lassa bientôt de servir sous de pareils
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LA FRANGE APRES ROSRACH. 337
chefs, commandait Tamère-garde à Rosbach et couvrit la retraite; il
écrit le 11 novembre au « grand-vîvrier, » comme on disait alors, à
celui que le maréchal de Noailles appelait le général des farines^ et
que le comte de Saxe, bon juge de ses talens administratifs et stra-
tégiques, préférait à tous les maréchaux de France réunis : « Je
conduis une bande de voleurs, d'assassins à rouer, qui lâcheraient
pied sans tirer un coup de fusil et qui sont toujours prêts à se ré-
volter. Jamais il n'y a rien eu d'égal; jamais armée n'a plus mal
fait. Le roi a la plus mauvaise infanterie qui soit sous le ciel et la
plus indisciplinée. Il n'y a plus moyen de servir avec de pareilles
troupes. La terre a été couverte de nos soldats fugitifs à hO lieues
à la ronde; ils ont pillé, tué, violé, saccagé et commis toutes les
horreurs possibles. Notre nation n'a plus l'esprit militaire et le sen-
timent d'honneur est anéanti. On ne peut conduire nos troupes
qu'en tremblant, et l'on ne doit s'attendre qu'à des malheurs. » —
Tous ceux qui en France avaient gardé, dans la mollesse du siècle,
un cœur viril et fier ressentûrent douloureusement la blessure faite
à l'honoeur national; le vieux maréchal de Bellisle, ministre de la
guerre à soixante- quatorze ans, essayait de rassembler nos débris
et d'inspirer son âme énergique à ce grand corps abattu; il confia
à Choiseul ses tristesses et ses colères. « Je ne suis pas surpris,
monsieur, que vous ayez le cœur navré de l'affaire du 5. Je n'ose-
rais faire par écrit toutes les réflexions dont cette matière est sus-
ceptible. Contre tous les principes du métier et du bon sens, on a
enfourné l'armée dans un fond et à mi-côte, laissant ce même en-
nemi maître de la hauteur, sur laquelle nous n'avions pas seulement
le moindre petit détachement pour observer les mouvemens du roi
de Prusse, en sorte que toute notre armée était encore en marche
et en colonnes lorsque toute la cavalerie prussienne a débouché en.
bataille sur liotre tête, et que l'infanterie ennemie a paru sur la
hauteur avec une nombreuse artillerie, à laquelle la nôtf-e, qui était
dans le fond ou à mi-côte, n'a pu faire aucun mal... Je ne me con-
solerai jamais que des troupes du roi, que j'ai vues penser si long-
temps noblement et agir avec autant de vigueur et de courage,
aient perdu si promptement leur réputation et soient devenues le
mépris de l'Europe. »
Le contre -coup de Rosbach ne frappa sur personne à Versailles
aussi rudement que sur Bernis. Ce galant abbé , créature d'une fa-
vorite, n'était pas entièrement dépourvu des qualités qui auraient
pu justifier son élévation. Supérieur à sa renommée et à ses ori-
gines politiques, d'un caractère plus honorable que sa fortune, il
avait des talens que n'expriment pas suffisamment les surnoms un
peu lestes dont l'a gi-atifié Voltaire, Esprit sensé, conciliant, mé-
TOMB d. — 1873. S2
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Sft8 mSWUE îDBS ;BBUX ^MOIIDES.
diateur écouté dans les querelles du parlement et de régli&e, ho&-
fiéte homme au fond, itrës désireux tde marcher d'accard ayec Topi-
nloD, il, gouverna «ans peine .les affaires diplomatiques pendant la
période des succès militaires ; mais il n'avait à aueim degré les ver-
tus des temps difficiles. Beirnis était né pour le genre fleuri en po-
litique cconme en littérature* Sa peur fut si forte qu'elle lui donaa
le courage de blesser le sentiment du roi et la vanité de la mar-
quise : jeté>hors de ses mesures, démentant les principes de toute
sa vie, il osa déplaire, et se perdit en effet par cette audace. G*est
ici que se marque la différence essentielle des deux correspon-
dances. Dans les mois qui suivent la bataille.» «n novembre et dé-
xsembre, le style officiel de Bernis conserve un semblant de fermeté;
selon le mot de Soubise, il est sur le bon ton. Le ministre écrit dans
.«a dépêche du li novembre z a :Malgré cette disgrâce que le loi
ressent en père de ses sujets et en iidèle allié, notre courage et
notre constance ne feront que redoubler; leurs majestés impériales
nous en ont donné l'exemple, et nous sommes résolus de le suivre.»
L'impératrice a avait prié le roi en grâce de ne savoir pas mauvais
^é à M. de Soubise de l'aiffaire du 5; » Bernis réppnd le 22 : a Le
malheur arrivé., loin d'ébranler le courage du roi, n'aura d'autre
effet sur lui que de redoubler ses efforts pour le réparer. Quanta
M. de Soubise personnellement, l'intérêt que l'impératrice-reine a
pris à son malheur lui scirvirait de justification auprès de sa ma*
jesté, si l'on pouvaiten rejeter le blâme sur lui; mais le roi est per-
suadé qu'il a fait ce qu'il a pu dans cette occasion : aussi sa majesté
n'a rien diminué de son estime et de sa confianoe en lui, et vous
pouvez assurer l'impératrice-reîneique ce sentiment, joint à la re-
commandation de sa majesté. impériale, a déterminé le roi à con-
tinuer pour toujours à M. le pcince de Soubise le commandement
du corps de réserve de la grande armée avec état-major. »
Que disait Bernis, aux mêmes dates, dans ses confidences à Ghoi-
seul? Voici ses lettres particulières du 1& et du 22 novembre; on
peut comparer ce langage plaintif et abattu à la vigueur des dé-
pèches officielles qui partaient par le même courrier. « Jugez, mon
cher comte, dans quel état nous sommes I Jugez de la situation de
notre amie et du déchaînement de Paris. Le public est injuste, mais
il est comme cela; il ne faut pas s'acharner contre le public. Il fau-
drait un gouvernement, et il n'y en a pas plus que par le passé. Les
malheurs affligent et ne corrigent pas. J'en suis aux jérémiades
auxquelles on est accoutumé et qui ne font plus de sensation. Sen-
sible et, si j'ose le dire, sensé comme je suis, je meurs sur la roae«
et mon martyre est inutile à l'état. «On m'a vu dans la bataille per-
due que le seul M. de Soubise; notre amie lui a donné les pks
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UL FJELàNCB APRES AQ&BACH. S39
fortes preuves d'amitié, et le roi aussL J*ai trop bonne opinion de
JL de Soabise pour craindre que ma franchise me brouille avec lui
dans lesdconseils que je lui al donnés de résigner le commande-
ment : qui n'a pins qu'un moment à vivre n'a plus rien à dissimu-
ler. Au reste il m'a passé mille fois par la tête de planter là un
champ de bat£Ûlle où l'on se bat si mal; mais l'honneur et la recon-
naissance me font une loi d'y mpurir ou le premier ou le dernier,
ainsi que le sort l'ordonnera. Soyez sûr que j'ai toute ma tète, mais
elle m'est fort inutile, puisqu'il n'y a plus de ministres ni de minis-
tère. » — Le 29 novembre, le 13 décembre, Bernis redouble ses
I jérémiades » et s'exalte dans son découragement. « Le public ne
s'accoutume point à la honte de cette bataille; où en serions-nous
aujourd'hui, si je n'avais pas fait rentrer le parlement? Il faudrait
mettre la clé sous la porte, il faut trancher net et avertir nos alliés
de faire la .paix. Je n'épargne pas la vérité, et je suis toute la jour-
née à la bouche du canon... On ne meurt pas de douleur, mon cher
<u>mte, puisque je ne suis pas mort depuis ces derniers événemens.
J'ai parlé avec la plus grande force à Dieu et à ses saints : j'excite
un peu d'élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence;
on oune de. grands yeux tristes, et tout est dit. Si je pouvais éviter
le déshonneur qu'il y a de déserter le jour de la bataille, je m'enfer-
merais à^mon abbaye. Le grand malheur, c'est que ce sont les
iiommes qui mènent les aOaires, et nous n'avons ni généraux ni
ministres. Je trouve cette phrase si bonne et si juste que je veux
hien qu'on me comprenne dans la catégorie, si l'on veut. Il me
semble être le ministre des affaires étrangères des Limbes. Voyez,
mon cher comte, si vous pouvez plus que moi exciter le principe de
vie qui s'éteint chez nous; pour moi, j'ai rué tous mes grands coups,
et je vais prendre le parti d'être en apoplexie comme les autres sur
le sentiment, sans cesser de faire mon devoir en bon citoyen et en
honnête homme* Dieu veuille nous envoyer une volonté quelconque,
ou quelqu'un qui en ait pour nous I Je serai son valet de chambre,
si l'on veut, et de bien bon cœur. »
Telle est dès ce moment la véritable pensée de Bernis : sauver la
France en fsdsant la paix, ou, si l'on s'obstine à la guerre, rompre
ayec ce parti de la démence en quittant le pouvoir. Son style ne
changera pas plus que son opinion ; il est devenu un homme à idée
fixe. Les motifs de cette résolution, il les trouve partout : l'armée
et le gouvernement les lui fournissent à l'envi. Pendant un an jus-
qu'au jour où il disparaîtra de la scène en décembre 1758, nous le
verrons, dans la détresse et la confusion de l'état, démontrer avec
les^ieuves les plus fortes, avec l'énergie du désespoir, la nécessité
d'en unir; mais ceux qui aiment la précision en ces matières feront
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3Â0 RETUE DES DEUX MONDES.
sagement de contrôler les apparences officielles des dépêches par
la sincérité de la correspondance privée, a Regardez ces lettres par-
ticulières, disait-il à Choiseul, comme la loi et les prophètes, car
c'est le vrai fond du sacy et prenez garde qu'on ne connaisse à
Vienne notre correspondance. » Examinons avec lui ce qu'il ap-
pelle a les horreurs d'une décomposition totale; » apprenons de ce
témoin peu suspect à quel degré de défaillance militaire et politique
peuvent tomber, entre les mains de certains hommes, les nations
les plus puissantes.
Ce n'était pas le nombre qui faisait défaut à l'armée française
de 1757; elle avait de ce côté-là une supériorité marquée sur 1 en-
nemi. Dn état manuscrit des forces militaires de la France, conservé
à la bibliothèque Mazarine, porte à 230,000 hommes le total de nos
troupes de terre sur le pied de paix en 1752 : Tinfanterie de ligne,
formant 236 bataillons, 121 régimens, tant nationaux qu*étrao-
gers, figure dans ce total pour 130,000 hommes, les 84 régimens
de cavalerie pour 27,000 hommes, la maison du roi compte
10,000 hommes, les 100 bataillons de milice représentent 52,000
hommes. En 1757, les deux tiers de ces forces, 150,000 Français
environ, passèrent le Rhin sous d'Estrées et Soubise, allant donner
la main aux troupes de l'empire, de l'Autriche, de la Suède et de la
Russie, qui cernaient Frédéric : celui-ci, avec 150,000 Prussiens,
tenait tête à 400,000 coalisés, et l'événement a bien prouvé, con-
trairement au préjugé si populaire aujourd'hui, que le nombre ne
décide pas toujours de la victoire , qu'à la guerre comme partout
la qualité l'emporte sur la quantité. Les causes les plus actives de
destruction, les pires fléaux qui puissent sévir sur une armée en
campagne, désolaient nos troupes, et semblaient réunis pour éner\er
et accabler le soldat. Première cause de faiblesse, on avait mal
débuté. « On n'était pas prêt, » c'est Remis qui le dit, et il s'était
trouvé des hommes compétens pour affirmer qu'on Tétait; « nous
avons été forcés de commencer sans être préparés, les contrôleurs-
généraux n'ont pas su nous dire qu'ils ne seraient pas en état de
fournir; on s'est embarqué témérairement. » L'armée partit sans
vivres, sans tentes, sans vêtemens. « Elle est sur les dents, écrivait
Bernis dès le mois d'octobre avant les désastres ; elle n'a ni subsis-
tances, ni souliers; la moitié n'est pas habillée, une partie de la
cavalerie est sans bottes. •• Les troupes ont commis des maraudes
exécrables et des actions iniques; le principe de tout cela est l'excès
de la misère dans laquelle se sont trouvés les officiers, qui en-
voyaient leurs soldats au pillage pour acheter d'eux le pain et la
viande à meilleur marché, moyennant quoi vous sentez qu'il n'était
plus question de compter sur eux pour retenu: et punir les soldats,
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LA FRANCE APRÂS ROSBACH, 8&1
et vous voyez d'un coup d'œil les conséqueuces que cela entratne
par la facilité avec laquelle notre nation se porte vite du commen-
cement à l'excès de tout. » Les lettres imprimées du comte de Saint-
Germain ne sont pas moins précises ni d'une vérité moins poi-
gnante. c( La misère du soldat est si grande qu'elle fait saigner le
cœur; il passe ses jours dans un état abject et méprisé, il vit
comme un chien enchatné que l'on destine au combat... Cette
guerre ne peut avoir qu'une fin malheureuse ; nos armées seront
chassées avec des vessies. » Qu'on se figure maintenant à la tête de
ces soldats, qui volent pour subsister, des généraux « d'une avarice
sordide, d'une âpreté insatiable, » qui pillent pour s'enrichir, ex-
ploitent la guerre comme une affaire et avilissent par leurs « infa-
mies » le commandement, compromis par leur insuffisance. L'ar-
mée s'était détruite par son désordre même, presque sans coup
férir; l'hiver, les maladies, une bataille perdue, une retraite pré-
cipitée, l'achevèrent. Abandonnant 20,000 malades et la moitié de
son artillerie, elle repassa le Rhin « dans un délabrement inexpri-
mable, » que peint d'un trait ce mot du prince de Clermont, le
vaincu de Grevelt : a nous n'avons plus que le souffle d'une armée. »
On a tout dit sur l'incapacité des généraux de la guerre de sept
ans; déjà en 1742, pendant la guerre de la succession d'Autriche,
le maréchal de Noailles avait signalé au roi l'abaissement des ver-
tus et des talens militaires dans la noblesse, et comme une dimi-
nution de l'âme héroïque de la France. Ce fut bien pis quinze ans
plus tard, quand une politique d'étourdis jeta sur les champs de
bataille ces générations abâtardies par les plaisirs de Paris et les
intrigues de cour. Les lettres des Richelieu, des Clermont, des Sou-
bise, ne réhabilitent en aucune façon ces tristes héros; elles sem-
blent partir de la même main, tant elles expriment des idées du
même ordre, et trahissent des caractères de la même trempe. Ver-
beuses et plates, noyées dans les récriminations et les apologies,
uniquement occupées du quten dira-t-on de Versailles, pas une
conception un peu militaire ne s'y fait jour, pas un élan du cœur
ou de l'esprit ne vient anhner et relever ce bavardage monotone :
nn rien déconcerte, agite à l'aventure les pauvres têtes de nos gé-
néraux grands seigneurs; la moindre difficulté les met aux champs,
ils n'ont de verve que pour se plaindre et accuser les autres ; le
temps se passe en explications, en atermoiemens ; ils soupirent
tous après la fin de la campagne, atteints de la nostalgie de leurs
quartiers d'hiver. Remis, qui avait cependant quelques bonnes rai-
sons pour excuser la médiocrité en faveur, ne peut retenir son in-
dignation et son dégoût, a Tous nos généraux demandent à revenir,
ce sont les petites-maisons ouvertes. Dieu nous préserve des têtes
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iï^ REVUB m.9 DBBX M0!fDC9;
légères dans le maniement des grandes affàîresi et Dieu préserve
les conseils des rois des petite' esprits qui ne sentent pas Ta dispro*-
portion qu'il y a entre Itenr' rétrécissenrent et Télnde des grands
objets ! Nous sommes, mon cber comte, dans une vraie pétaudière. »
L'invariable bulletin des « reculades » et des déroutes le fait bon-
dir. « En vérité, notre haut militaire est incroyable!.. Mon Dieu,
que nous avons de plats généraux! mon Dieu, que notre nation est
aplatie! Et qu'on fait peu d'attention' à là décadence du courage et
de l'honneur en France! » Des généraux, le mal avait gagné les
rangs secondaires et descendait jusqu'aux deniers degrés du com-
mandement. Bernis, Saint-Germain, B'ellisle, d'accord' en cela comme
en tout, reprochent à Tofilcier sa paresse et son ignorance. « Il ne
sait rien et ne s'applique à rien. Dans cent régîmens, on ne trou-
verait pas six bons lieutenans-colonels. Nous ne savons plus faire
la guerre, nulle nation n'est moins militaire que la nôtre, il n'y
en a pas une qui ait moins travaillé sur la tactique. Nous n'a-
vons pas même une bonne carte des Vosges. On dirait que chez nous
tout est en démence... Nos officiers ne valent rien-, ilis sont indignes
de servir. Tous soupirent après le repos, l'oisiveW et l'argent. H
faut refondre le militaire pour en tirer parti. » Les bons sujets,
épars dans cette décadence, opprimés sous le privilège, végètent on
quittent l'armée. « N'os meilleurs officiers, n'ayant point de protec-
tion à la cour et vuyant qu'il n'y a aucun avancement pour eux à
espérer, ne peuvent supporter d^être- commandés par dfes blancs-
becs... Comment de jeunes colonels, la plupart avec des mœurs de
grisette, rappelleront-ils dans le militaire les sentimens dTionneur
et de fermeté qui font la force des armées? Ignorance, frivolité,
négligence, pusillanimité, sont substituées aux' vertus mâles et Bfé-
roïques. Il y a ici un dégoût qui ne se peut rendre. It faut refondre
la cloche- »
Autre fait significatilî qui donne à ce tableara une couleur mo-
derne : la fermentation politique, sr ardente à- Paris, avait envahi
les camps. Attaquée par toutes les contagions' à la. fois, Tarmée,
cette image fidèle du pays, reproduisait ayec la licence dés- mœurs
la discorde de l'esprit public. Les cabales die l'intérieur s'agitaient
sous le drapeau: on frondait le gouvernement qu'on servait si maK
onr blâmait tout haut une^ guerre qu- ou était chatg* dl& conduire, on
se^ vengeait d^avoir été battU' en faisant de Ifoppositiom Nos géné-
raux de cour; humiliés de la tutelle que leur iinpose-la cour, acca-
blés de plans tout fkits, d^ combinaison» décidées en conseil des*
ministres , se révoltent* contre leurs mentoFsi « Vdus m'awuerer^
monsieur, écrit ffichelieu en décembre^ f787; que* le' carafon de
neige dans lequel' je suis à là glace n'est pas un état 'favorable pour
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LA nukncE APflÊs iH>smcB^ Sis
Bie faire admirer Teffort du génie politique qui m'y a conduit. Les
boreanr gouvernent et les bureaux perdront la France... » Attentif
à cette anarchie qui nous épuise, Frédéric remplit Paris et Tannée
doses espions; on sent sa main dems nos fautes et nos embarras au:
dedansxomme au dehors. Les soupçons de trahison se répandent;
Ghoiseul à Vienne, Bernis à Versailles, l'avocat Barbier à Paris, les
aocaeiJlent également. « Je ne doute pas, écrit Ghoiseul, que le
Foi de Prusse ne soit informé très exactement des difTérens sen-
timens de nos généraux et des ordres qu^ils reçoivent; ce sont
ces connaissances qui engagent ce prince à remuer avec succès
2A,000 hommes vis^-vis de plus de 120,000 de nos troupes. »
Bemis lui répond : « Tout sert ici le roi de Prusse, et tout y trahît
le roi. Nos généraux h& plus huppés sont intérieurement ennemis
de la besogne, ils rient dans leur barbe de la déconfiture qu'ils ont
occanonnée. Notre armée est pleine de divisions, de tracasseries,
de mauvaise volonté et de dégoût. » Ces mêmes bruits couraient
dans les rues de Paris, et Barbier les note dans sa chronique après
ta jauroée de Grevelt, en juin 1758. « On soupçonne que nous avons
été trahis' par quelques officiers-généraux, parmi lesquels il y a de
la fermentation et bien des mécontent du gouvernement. L'armée
est divisée en partis^ ce qui est la suite de l'indépendance qui a
gagné depuis un temps tous les esprits dans ce pays-ci. » Voilà ce
qs'avaient fait de l'armée française, de ses traditions, de sa dis-
dplme et de sa gloire, la politique des petits cabinets, la nullité
d'un roi, la tout» -puissance d'une femme, cinquante ans après
Loins XIV.
B^mis eut le mérite, dans le trouble général, dé vœr nettement
que la politique, qui avait gâté les attires» était aussi ce qui em-
pêchait de les rétablir. Son découragement venait de sa clair-
voyance au moins autant que* de* sa faiblesse. A côté de lui, le ma-
réchal dé Bellisle, se roidissant contre les obstacles, préparait la
revanche arec tm zèle digne- d'un meilleur succès : il réformait les
ainiS'Ies plus crians, épurait les cadres, comblait les vides, aug-
mentait la solde des officiers et de la troupe, incapable toutefois de
ddBuer du talent et de la vigueur aux généraux. Persuadé qu'une
nation se relève bien plus en cultivant son génie propre et ses qua-
lités natives qu'en se pliant gauchement à copier l'étranger» il com-
battait l'engouement qui régnait alors en France pour les institu-
tions militaires de la Prusse ; SL essayait de réveiller l'âme et
rbtelligence du pays, espérant ramener la fortune sous le drapeau
français avee les vertus qui la méritent. « J'ai pensé tout comme
vous, écrithil à Ghoiseul, contre Técole que HU. de Broglie et leurs
a&érens ODt introduite dans notre ihfianterie; rien n'est plus con-
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ihh REVUE DES DEUX MONDES.
traire au génie et à Tesprit de la nation que toutes ces cadences
prussiennes... Ne prenons des Prussiens que leur discipline et leur
subordination. Que le général et les autres officiers commencent par
donner l'exemple du désintéressement, et vous verrez, monsieur,
régner un tout autre esprit dans nos troupes; nous serons craints,
respectés et chéris autant que nous sommes actuellement détestés
et que nous serons bientôt méprisés. » Cruellement frappé à Cre-
velt par la mort du comte de Gisors son fils, il s'arrachait à son
désespoir, et usait un reste de vie, disputé à la souffrance, dans la
noble tâche de reconstituer la puissance militaire du royaume. « Je
crois que je suis sans exception le plus malheureux homme qui
existe sur terre, et je ne sais pas comment j'ai encore la force de
m'occuper d'autre chose que de ma douleur. Je ne suis pas surpris
qu'avec le poison que j'ai dans le cœur mon sang soit devenu du sel
et du vinaigre: 11 en est résulté un érysipële sur toute ma tête, sur
toute une partie du visage et tout l'œil droit avec la fièvre. Mon
corps est nécessairement affaibli, mais ma tète et l'âme qui y réside
ne l'est pas. Je suis aussi vif que si je n'avais que trente ans... Je
ne dors point, je mets en œuvre tous les moyens possibles pour
trouver les remèdes et réparer les fautes. » Admirons le fier langage
et l'âme indomptable de ce vieillard ; mais il faut reconnaître que
le sentiment de Bernis, moins héroïque, était plus sage, plus con-
forme à nos intérêts et à l'état vrai des affaires : comme il arrive
souvent, la raison était du côté des opinions modestes. Choiseul,
autre partisan de la guerre à outrance, faisait valoir auprès de Ber*
nis les motifs généreux et spécieux dont il est si aisé de se duper
soi-même ou d*éblouir autrui. A tout le brillant des espérances de
Bcllisle et de Choiseul, Bernis opposait cette réponse invariable :
« Ce n'est pas l'état des affaires qui m'effraie, c'est l'incapacité de
ceux qui les conduisent; ce ne sont pas les malheurs qui m'acca-
blent, c'est la certitude que les vrais moyens d'y remédier ne se-
ront jamais employés. Le remède n'existe que dans un meilleur
gouvernement : accordez-moi cette condition, et je serai d'avis de
continuer la guerre; mais c'est là précisément ce qui nous manque
et ce que personne ne peut nous donner, je veux dire un gouver-
nement. » — Pourquoi donc Bernis jugeait-il impossible cette con-
dition, qu'à bon droit il déclarait nécessaire ?
IL
La journée de Rosbach commençait une série de désastres qui oe
finit qu'avec la guerre en 1763; or ce « fantôme de pouvoir, »
comme l'appelle Bernis, ce gouvernement « des petits esprits et des
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LA FRANGE APRES ROSBACH. 3A5
têtes étroites, » dont il était membre lui-même, mais un membre
contrit et repentant, loin de se ranimer dans son chef, de s'éclairer
par l'expérience, de prendre la consistance, l'unité, l'esprit de suite
et de décision que les éyénemens exigeaient de lui, s'enfonçait dans
sa routine indolente, dans son désordre incurable, et, selon l'ex-
pression de ces correspondances, a semblait vouloir périr en lais-
sant tout aller sous soi. » L'adversité frappe sur la France à coups
redoublés : nos flottes et notre commerce sont détruits en même
temps que nos armées sont en déroute; les Anglais descendent à
Saint-Malo et à Rochefort au moment où les Prussiens passent le
Rhin; Louisbourg tombe quelques mois après, le Canada est perdu,
la chute du crédit met le trésor à sec, — comme l'écrivait M""* Du
Deffand au président Hénault, « la France est madame Job. » Que
fait le gouvernement dans la crise politique, militaire et financière
où ses fautes l'ont précipité ? Menacé d'une invasion, d'une banque-
route et d'une révolte, par quelles mesures essaie-t-il de conjurer
tous ces dangers ? C'est ce que nous apprend une lettre de Bernis
à la date du 6 juin 1758. a Mon cher comte, cette lettre est bien
pour vous seul, et vous devez la brûler. Nous touchons au dernier
période de la décadence. La tête tourne à Montmartel et au contrô-
leur-général. Ils ne trouvent plus un écu. La honte de notre armée
est au comble. Les ennemis ont passé le Rhin à Émeric, à six lieues
de M. le comte de Clermont, et ont construit un pont sans qu'on s'en
soit douté... \ous verrez par mon dernier mémoire lu au conseil si
j'ai dissimulé la vérité. J'ai cassé toutes les vitres, j'ai dit les choses
les plus fortes; qu'est-ce que tout cela a produit? Une légère se-
cousse, et puis on s'est enfoncé dans sa léthargie ordinaire. La réso-
lution que j'ai fait prendre au roi au dernier conseil est la voix du
cygne mourant. Je sais que je n'aurai plus de force, si le roi n'en a
pas ou n'en donne pas. Il n'y a plus d'autorité, et les têtes se sont
démontées. Conservez la vôtre, et plaignez un ami qui le sera jusqu'à
la mort. » Les malheurs ont beau s'aggraver; aucun n'a prise sur
ces âmes débiles qui échappent au sérieux par leur faiblesse même,
tt Nous vivons comme des enfans; nous secouons les oreilles quand
il fait mauvais temps, et nous rions au premier rayon de soleil. Ce
sont des volontés d'enfant qui dirigent les principes de notre gou-
vernement. On attend de l'argent comme de la rosée du ciel, sans
le chercher où il est, sans frapper les grands coups qui le font cir-
culer, sans émouvoir la nation qui le jetterait par les fenêtres pour
le service du roi, si l'on savait la remuer... J'achèterais la paix du
continent par un bras ou une jambe, si elle se faisait d'ici à trois
mois. Il vaudrait mieux ramer la galère que d'être chargé d'affaires
dans un temps où l'on laisse tout faire également à tout le monde.
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396" RfiV0E DES DEDX MONDES.
£e roi n- est nullement ioqaiet de no» inquiétudes ni cHibanassé de
nos embarras* Il n'y » pas d'exemple qu'on joue si gros jeu avec la
même indifféreace qn-on jouerait une partie de- quadrille. »'
Bernis ne se contente pas de gémir et de présager d€B catastro-
phes. Ob peut distinguer deux parties dans sa correspondance' pri-
vée : Tune, écrite sous l'impression immédiate des faits, dans la
première frayeur d'une imagination, ombra^use, est toute à la
plainte et aux noirs pressentimens. « Monsieur l'abbé, votre tète
s'échaufie, » lui disait ironiquement H**^ de Pompadour. L'abbé
avait en efletla sensibilité fiévreuse de l'homn^e de lettres; son es-
prit juste manquait de sang-froid. A côté de cette partie tragique
et éplorée, où le ministre, pria de vertige, ne song& qu'à se démettre
et ne parle que de mourir, on voit se dégager du milieu des lamen-
tations un dessein médité, œuvre des heures plus calmes, qui fait
honneur à la sagacité de Bernis et à sa bonne foi. Il songe d'abord
à créer un gouvernement, c'est-à-dire une volonté dirigeante, ea
faisant nommer un ministre principal, un chef du cabinet : il se
propose lui-même, naïvement, sans insister; il' propose Bellisie, et
finit par indiquer Choiseul. « Nous avons besoin d'un débrouilleor
général; il faut un maître ici, j'en désire* un, et je n'ai garde de dé-
sirer que ce soit moi. » Pitt gouvernait alors TAngleterre et domi-
nait le roi par l'ascendant du caractère et du génie, fortifié de l'ad^
hésion publique* : ce vigoureux exemple avait frappé Bernis , qui
feint même d'en redouter les conséquences pour la royauté anglaise.
« M. Pitt, écrivait-il à Ghoiseul, gouverne son pays avec les prin-
cipes et peut-être le» vues de Cromwell. «Sans rêver un pareil rôle,
sans le souhaiter à personne, il admirait oette impétueuse én^e
si contraire à notre mollesse^ et l*enviait. Tel est son dégoût du
chaos où le despotisme énervé a plongé laFrance, qu^il en devient
républicain, par souvenir classique et regret tout platonique, bien
entendu. « Quand la république romaine étadt dans rembarras, elle
nommait un dictateur: Nous, ne sommes pas la république remaîne,
mon cher comte*, et nous aurions grand besoin^ d^: l'être. » Malheu-
reusement pour les projets de Bëmis et ses* réminiscences, le gon-
vemement de Versailles était dans cettesituationdése^érée, moms
rare qu'on ne croit en politique, où le préfugé contre un remède
nécessaire est isr fort qu'on préfère le mal à l'unique chance de gué-
rir; L'idée d'un premier ministre, «* ^uvantail » du» roi, de la fa-
vorite et de l'entourage-, fut/ écartée san^diseuseion*
Toute espérance de mieux conduire la guerre' aya^^lspaniv il ^e
restait plus qu'à faire la paix. Avant idé' poser offieiellement la ques-
tion, Bernis: s'en ouvrit à Ghoiseui. « 0^ ne^tppae la guerre sans
généraux ni avec des' troupes mal disciplinée», loi éerivait-il le
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Là FITATfCE' APRE9 H09BA<:if. SA7
iS décembre 1757; mettez bien cela dans un Goio' de votre tète.
PreDOBS garde de bous perdre les un&par les arutre». Charité bien
ordonnée eommence par soi'-méme, je ne cone^Uerai jamais au roi
dis hasarder sa eoifrenne pour F alliance. Mon ayis serait donc de
faire la paix et de conclure* une trêve sur terre et sur mer. Quand je
saimi ce que le roi pense de cette idée, que le bon sens, la raison
et h nécessité me présentent, je* vous la détailleFai. En a:ttendant,
tichez de faire sentira M. de Kaumtz deux choses également vraies,
c'est que le roi* n'abandonnera pas l'impératrice, mais qu'il ne ^siut
pa9 que le roi se perde avec elle. Nos &Qtes respectives ont fait
d'un grand projet, qui les premiers- jours de septembre ét^t infail-
aie, un casse-cou et une ruine assurée. C'est un beau rêve qu'il
sermt dangereux de contînaep, mais qu'il sera peut*êtpe possible de
reprendre un jour avec de meilleurs acteurs et des plans militaires
mieux combinés. Je vous ouvre mon cœur, mon cher comte, parce
qne vous avez de l'âme et de l'esprit. Tout ce que je vous dis dans
cette lettre n'est que ma seule façon de penser; elle vous mettra à
portée de m'éclaîrer sur celle de la coût de Vienne, et je prendrai
ensoite les ordres du roi. » Bient&t le moment vint d'aborder le roi;
FAutriche, en ce mois de* décembre 1757, avait eu sa journée de
Kosbach à Lissa. Bemis» trouva Louis XY inébranlable sur ralliance,
prêt à tout risquer plutôt que de la rompre, sans éloignement d'ail-
leurs pour la paix, à la condition que Timpératrice y consentit. Au-
torisé, sous cette réserve-, Bemis informa l'ambassadeur et lui déve-
loppa ses raisons, aussi nombreuses' que solides, dans les dépêches
du mois de^ janvier i75fr. «> Nous avons affaire h un prince qui joint
à tons ses talens militants les ressources d'une administration éclai-
rée, d'une décision prompte, et tous les moyens que la vigilance,
radresse, la ruse et là connaissance profonde des hommes et des
cainnets lui fournissent. Ce n'est que par' des moyens égaux qu'on
peut espérer d'en- venir à bout. Le courage qui fait désirer à l'im-
pératrice d'essayer encore dans I9 campagne prochaine de vaincre
son ennemi n'est-il point aveugle? qu'a-t-e)le k espérer de plus
cette année que l'année passée? Ce sent les hommes qui mènent les
affidres. Le roi de Prusse sera toujours^ le même, et les ministres
ei les généraux qui lui sont opposés lui seront toujours également
inférieurs. »-
L'Autriche répugnait à la paix : les avantfetges de l'alliance la dé-
dommageaient amplement des pertes de la guerre. Elle sentait bien
que* le- gouvernement français, même sous LouiaXV, ne serait pas
toujours disposé à^ sacrifier ses* armées^ s» marine, ses colonies et
ses finances aux* dlesseins ambitieux de la cour de Tienne, et que ce
prodige* d'aborration poKUque pie se renouvellerait pas de lon|;-
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SAS BEYCE DES DEUX MONDES.
temps. Elle répondit aux propositions de Bernis par une promesse
de consentir à la paix, si la prochaine campagne n'était pas plus
heureuse, se réservant de contre-miner et de détruire Thomme
suspect qui était resté trop bon Français pour se montrer bon Au-
trichien. Une explication eut lieu le 28 février 1758 entre Bernis et
le comte de Eaunitz : celui-ci, usant d'une exagération calculée,
feignit de croire à l'hostilité du ministre, déplora la rupture immi-
nente d'une alliance réputée si solide, et se plaignit ouvertement
de l'abandon où la France menaçait de laisser ses amis ; en même
temps il essayait de regagner par des flatteries le cœur de l'abbé,
dont on savait la faiblesse. « Notre bonne étoile nous avait donné en
vous, monsieur Tabbé-comte, un ministre fait pour les temps dans
lesquels la Providence lui a confié la direction des affaires, éclairé,
capable de voir dans le grand, au-dessus des anciens lieux-communs
et préjugés, et sachant apprécier les choses ni plus ni moins qu'elles
ne valent; en un mot tel qu'il nous le fallait. » A ces manèges
d'une fausse bonhomie, Bernis n'opposa qu'un aveu plein de sincé-
rité qu'il appelle sa confession générale. Il y reprenait en détail les
raisons contenues dans ses dépêches à Choiseul, insistait avec in-
tention sur les embarras financiers de la France, point délicat et
particulièrement sensible à l'Autriche, qui ne se soutenait que par
nos subsides. « Je trahirais le roi, l'état et nos alliés, si je parlais
un langage plus obscur et plus équivoque. » Un commentaire, écrit
pour Choiseul, accompagnait cette dépêche; le ministre y fait preuve
d'une intelligence politique supérieure à celle qu'on lui attribue
généralement. « La cour de Vienne, qui avait une si grande idée
des ressources de la France, doit être bien étonnée de la voir si
vite abattue; mais il est presque aussi aisé, avec de meilleurs prin-
cipes, de remettre la France sur le bon pied qu'il est facile d'y in-
troduire et d'y entretenir le désordre et la confusion. Ainsi nos amis
et nos ennemis feront toujours de faux calculs quand ils nous croi-
ront plus redoutables ou moins à craindre que nous ne sommes. »
L'année 175S se passa dans ces incertitudes, que la guerre ne coq-
tribuait pas à éclairer ni à fixer.
Se défiant à la fois de l'Autriche et du roi, Bernis, l'homme des
transactions , avait imaginé un moyen terme qui , supposant la
durée de la guerre et de l'alliance, sauvegardait du moins l'intérêt
national en rendant à la France la libre disposition de ses forces
contre l'Angleterre. Il s'agissait de revenir au premier traité de
1766 et au contingent stipulé de 24,000 hommes; on devait former
ce corps auxiliaire avec les régimens suisses et allemands à la solde
du roi, ou remplacer le secours armé par un nouveau subside. Bernis
roula ce projet dans sa tête pendant tout l'été de 1758, le révélant
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LA FRANGE APRÈS ROSBAGH. 3&0
à Choîseal par échappées. « C'est un coup de partie, lui dîsait-il ;
depuis que j'ai ainsi fixé mes idées, je suis tranquille, et ma tête est
nette. Au bout du compte, si l'état périt, ce ne sera pas ma faute,
mais je yeux.au moins mourir comme le chevalier sans peur et sans
reproche. Soyons nobles, mais ne soyons pas dupes. Sommes-nous
donc obligés à porter seuls le poids du chaud et du jour? On pa-
raît vouloir à Vienne tirer de nous la quintessence sans s'embar-
rasser de ce que nous deviendrons. On nous regarde comme des
créanciers ruinés dont il faut tirer le dernier écû avant la banque-
route. L'état, vos amis, tout exige que nous sortions du précipice
où nous descendons à pas de géant. Veut-on attendre que le soulè-
vement de la France rompe a.vec éclat l'alliance? » La campagne
finie, quand il fallut régler l'avenir et se décider, Bernis tenta un
effort à Vienne et fit passer à Choiseul la copie d'une convention
rédigée sur les bases que nous venons d'indiquer. « 11 est temps de
rompre la glace, lui écrivait-il le 23 septembre; il faut perdre 1 idée
de partager la peau d'un ours qui a su mieux se défendre qu'on n'a
su l'attaquer. Je vous entasse toutes mes idées, et je vous les donne
à digérer pour en faire un chyle convenable aux estomacs des Au-
trichiens. Renonçons aux grandes aventures, notre gouvernement
n'est pas fait pour cela. Ce sera bien assez de conserver son exis-
tence, et cela doit nous suffire. Je vous avoue que je n'étais pas né
pour vivre dans ce siècle, et que je n'aurais jamais cru tout ce que je
vois. Sl"»« de Pompadour me dit quelquefois de me dissiper et de ne
pas faire du noir. C'est comme si l'on disait à un homme qui a la
fièvre ardente de n'avoir pas soif. » Les dépêches les plus pres-
santes accompagnaient les déclarations de la correspondance parti-
culière. « Depuis le passage du Rhin et la descente des Anglais à
Saint-Malo, le crédit et la confiance sont tombés à un point à
effrayer. Avec 100 millions d'efiets, le contrôleur-général est à la
veille tous les jours de manquer. Nos places frontières ne sont pas
pourvues, nous n'avons plus d'armées, l'autorité languit, et le nerf
intérieur est entièrement relâché. Les fondemens du royaume sont
ébranlés de toutes parts. Notre marine est détruite, les Anglais se
promènent sur nos côtes et les brûlent; le commerce maritime, qui
faisait entrer 200 millions par an, n'existe plus; nous avons à
craindre la perte totale de nos colonies, et nous serons réduits au
rang des secondes puissances de l'Europe. Au bout du compte, le
roi n'est que l'usufruitier de son royaume, il a des enfans, et les
peuples doivent être comptés dans ce nombre. Levez le bandeau de
l'orgueil, faites comprendre qu'il vaut mieux exister quand on est
grande puissance que de se laisser détruire. On se relève de sa fai-
blesse, on profite de ses fautes, et on se gouverne mieux. » Ce lan-
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850 BSYJBB 1D&6 JWDX MONMS.
gage alarmant, teou à \ieBiie pour exoessif, avait le grand dé£uitde
n'exprimer que Topinion d'un .miolatre sans autorité; aussi ne pou-
vait-il prévaloir contre les intérêts qui poussaient à la guerre. Bien
loin de convaincEe la cour inspériale, il ne persuada pas noéme ram-
bassadeur dbargé de le soutenir et de Texpliguer : Cboisenl coo-
naissoît par les :aveux indiscrets de la correspondance privée le pea
de crédit que les idées de l'abbé obtenaient à Versailles; ces godS-
dences d'un ami trqp sincère avertissaient l'ambitieux diplomate de
désobéir aux ordres du ministre*
C'est alors que fiernis, à, bout de ressources et n'osant pas rompre
brusquement le lien de solidarité qui l'attachait à des fautes irré-
parables, à des malheurs sans remède^ céda aux accès d'un déses-
poir dont il faut lui .pardonner les déiaUlances en considération de
sa sincérité et de son patriotisme. Obsédé de visions lugubres, il se
crut perdu, déshonoré à jamais, écrasé sous les ruines de l'état et
sous la malédiction publique. L'idée de l'abime entr' ouvert ne cessa
de hanter son imagination blessée. Ses lettres à Choî^eul ne sont
plus qu'un long cri de détresse. « Notre amie dit que ma tôte s'é-
chaufle; je ne vois noir que parce que je vois bien. Son sort est
affreux. Paris la déteste et l'accuse de tout. Je tremble pour l'impé-
ratrice. Je vois une révolution aOreuse dans le mande politique.
Toutes les parties sont .anéanties ou décomposées; ceci ressemble à
la fin du monde... Je meurs dix fois par jour; je passe des nuits
affreuses et des jours tristes. OnpQlele.roi partout» l'ignorance et
la friponnerie sont dans tous les marchés. La marine et la guerre
est un gouffre; tout ce qui est plume y vole par une longue haM-
tude. Nous dépensons un argent énorme, et l'on ne sait jamais i
quoi il a été employé, ou du moins il n'en résulte rientd'udle. Cn
miracle seul peut nous tirer du bourbier où nous barbotons. Notre
système se découd par tous les beuts. » Ce pauvre homme, qui avait
encore près d'un d^oai-siëcle à vivre, il fait son iestamenl. a J'ai
brûlé mes ps^piers, je vais faire mon testameat, et puis je mourrai
de chagrin et de honte jusqu'à ce qu'on me dise de m'en aller. Oo
attend que tout .périsse pour raccommoder quelque chose. Donnez-
nous la pûx à quelque prix que ce soit. »
Les rumeurs de Paris, l'orage soulevé contre son nom, ache-
vaient de troubler sa tôte et lui portaient au cerveau. Bernis n'est
point un politi(|ue de la vieille école, sourd aux clameurs du peuple,
insensible à sa misère : il a vécu avec des philosophes et respiré
l'air du siècle; ministre d'un roi absolu, il aime la popularité et se
pique de libéralisme. Quel supplice de se v(4r exécré comme on
pantisan de la guerre à outrance, lui si pacifique I Les esprits sont
montés à ce point qu'il craint d'être attaqué dans les rues de Paris
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Là nANCB «ABRBS AOSBACH* .35i
avec M"' de Pompadour. « On me menace par des lettres anonymes
d'être bientôt déchiré *par le peuple, et, quoique je nexroie^ère
à de pareilles menaces, il est certain que lies malheurs prochains
qu'on peut prévoir pourraient aisément les réaliser. La nation est
indipée plus que jamais de la. guerre. On aime ici le roi de Prusse
à la folie, 'parce qu'on aime toujours .ceux qui font bien leurs af-
faires. On déteste la cour de Vienne parce qu'on la regarde comme
la sangsue de l'état. La nation est énervée par le luxe, gâtée par
la faiblesse du gouvernement, dégoûtée même de la licence dans
Jaqaelle on la laisse vivire« Si les choses en viennent à une certaine
extrémité, soyez sûr, mon cher comte, que vos:amis seront culbu-
tés et déchirés. » Sa santé ne résista pas à cette vie d'angoisses,
tout défaillit à la fois dans le malheureux abbé : ce « resplendissant
visage,]» qui avait fait sa première 'gloire, perdit ses grâces et son
^lat. « J'ai des coliques d'estomac, des obstructions au foie et des
étonrdissemens continuels. Il y a dix mois que je ne dors plus,
lion visage est comme celui d'un lépreux, parce que la bile s'est
portée à la peau. » Pour le coup, Botie épicurien n'y tint plus; les
derniers scrupules qui l'arrêtaient s'évanouirent. Maudissant les
grandeurs dont il était le prisonnier et la victinoe, il résolut de re-
conquérir k itout prix son repos, .sa liberté, sa bonne mine et sa
belle humeur.
Cboiseul pouvait le sauver en prenant sa place. Dès le l^'^ août,
Bemîs le «upplie de l'accepter, et nous présente cet exen^ple rare
d'un ministre disant à son subordonné : voici mon portefeuille, vous
en êtes plus digneque moi. Tel est en effet l'exact résumé des lettres
qu'il lai écrit pour vaincre un semblant de résistance. « Vous avez
da nerf, et vous en donnerez plus que moi. Yotre caractère s'affeote
moins, vous tenez plus ferme contre les orages. Vous seriez plus
propre que moi aux affaires étrangères; vous auriez plus de moyens
pour faire frapper de grands coups par notre amie. Je vous parle
comme je pense, répondez de même et franchement. » En attendant
la réponse, il se tourne vers M""*" de Pompadour et s'efforce de la
gagner à l'idée de ce changement, a II ne tient qu'à vous, madame,
que H. le duc de Cboiseul ait ici une place. Il mettra une activité
dans la guerre qui n'y est pas; il en mettra dans la marine et dans
la finance. Vous me ferez vivre trente ans de plus; je ne séche-
rai phis sur pied. Vous aurez deux amis unis auprès de vous et
l'ami intime de M. de Soubise. Vous ferez le bonheur des trois, et
le roi en sera mieux servi. Bn un mot, M. le duc de Cboiseul a un
grand avantage sur moi, c'est de 'connaître la cour impériale, et
c'est elle -seule qui m'embarrasse. J'ai la tète frappée de notre état,
et j'ai besoin du secours du rduc >de Cboiseul pour nous en tirer, -n
M** (de Pompadour hâaitê; Louis XV ^dt de «nauvais csil cette in^
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352 REVUE DES DEUX MONDES.
trigue, et entend maintenir Choiseul au poste important qu'il oc-
cupe; Bernis, revenant à la charge, accable de mémoires pathétiques
et d'observations suppliantes le roi et M™* de Pompadour. Ingénieux
à se rendre impossible, il étale ses infirmités, il fait valoir son in-
suffisance, s'excuse de ses ambitions passées comme d'une faute
involontaire, et pousse jusqu'aux dernières limites de l'humilité et
de l'abaissement la passion de n'être plus ministre. On jugera de
son style mortifié par l'extrait suivant, qui est du â octobre 1758.
« Je vous envoie, madame, le mémoire que vous m'avez demandé
pour le roi. Vous pouvez le regarder comme mon testament; il n'y
a pas un mot que je ne pense. On me connaîtra quelque jour, et on
me rendra justice. Jamais homme n'a été plus attaché au roi 'et à
l'état que je le suis. J'ai fait trop vite une grande fortune, voilà
mon malheur. Vous savez combien de temps vous m'avez persécuté
pour sortir de mon obscurité. Ce n'est pas ma faute si je suis arrivé
aux honneurs. Je ne désire que le bonheur du roi et la gloire de la
nation, mourir au bout de cela ou vivre tranquille avec mes dindons.
Voilà tous mes vœux; mais réellement je n'en puis plus. » Deux
jours après, nouvelles plaintes, nouvelles instances; on attendit
pour lui en ce moment-là le chapeau de cardinal, il ofl're d'y re-
noncer; il dépêchera, s'il le faut, un courrier à Rome pour arrêter
le chapeau, ou donnera sa parole au roi de ne pas l'accepter. « Je
vous avertis, madame, et je vous prie d'avertir le roi que je ne puis
plus lui répondre de mon travail. J'ai des coliques d'estomac af-
freuses; j'ai la tête perpétuellement ébranlée et obscurcie. 11 y a un
an que je soufl*re le martyre. Que le roi prenne un parti; je n'ai
plus la force, ni la santé, ni le courage de soutenir le poids des
affaires. Je vois où nous allons, je ne veux pas me déshonorer. » Ce
même jour, 6 octobre, il priait M™* de Pompadour de remettre au
roi une longue lettre qui contenait sa démission, et rassemblait
pour une tentative suprême les moyens déjà connus de cette singu-
lière cause, plaidée avec une si étrange éloquence, et bien digne
de figurer à titre d'exception dans l'histoire des ambitions politi-
ques. Nous en détacherons quelques passages. « Le bien de vos
affaires, sire, m'occupe uniquement, j'oserais même dire qu'il m'af-
fecte trop. J'ai l'esprit frappé des suites de cette guerre. Le manque
de parole pour les engagemens pris et les subsides promis m'a
déshonoré et décrédité, j'en ai le cœur flétri. Avec de l'honneur,
sire, il est impossible à un gentilhomme de vivre dans cette situa-
tion : mon esprit se trouble, souvent même je suis incapable jdu
moindre travail; je passe mes nuits dans des souflï-ances et des agi-
tations auxquelles il m'est impossible de résister plus longtemps.
J'ai le foie attaqué, je suis menacé tous les jours d'une colique hé-
patique... Les qualités du duc de Choiseul lui donnent des titres
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LA FRANGE APRES ROSBACH. 353
particuliers à la confiance de votre majesté : il est militaire en
même temps qu'il est politique, il peut donner des plans à la guerre
ou rectifier ceux qui sont proposés. Vos afiaires ont besoin d'acti-
vité, de nerf, de résolution. Les pierres mêmes s'élèvent contre
radmiûistration de la marine... Questionnez vos ministres et déci-
dez promptement, car la chandelle brûle par tous les bouts. »
Le 9 octobre, Louis XV fit une réponse qu'on a recueillie avec les
lettres de Bernis; il s'y explique, non sans fermeté, sur le système
pacifique de l'abbé et sur sa démission. « Je suis fâché, monsieur
Tabbé-comte, que les affaires dont je vous charge affectent votre
santé au point de ne pouvoir plus soutenir le poids du travail. Ger-
taiaement personne ne désire plus la paix que moi, mais je veux
une paix solide et point déshonorante; j'y sacrifie de bon cœur tous
mes intérêts, mais non ceux de mes alliés. Travaillez en consé-
quence de ce que je vous dis, mais ne précipitons rien pour ne pas
achever de tout perdre en abandonnant nos alliés si vilainement.
C'est à la paix qu'il faudra faire des retranchemens sur toutes les
sortes de dépenses, et principalement aux déprédations de la ma-
rine et de la guerre, ce qui est impossible au milieu d'une guerre
comme celle-ci. Contentons-nous de diminuer les abus sans aller
tout bouleverser, comme cela sera nécessaire à la paix. Je consens
à regret que vous remettiez les affaires étrangères entre les mains du
duc de Ghoiseul, que je pense être le seul en ce moment qui y soit
propre, ne voulant absolument pas changer le système que j'ai
adopté, ni même qu'on m'en parle. Écrivez-lui que j'ai accepté
votre proposition, qu'il en prévienne l'impératrice, et qu'il voie avec
cette princesse les personnes qui lui seraient les plus agréables pour
le remplacer soit dans le premier, soit dans le second ordre; cela
doit plaire à l'impératrice et la convaincre de mes sentimens, qu'elle
a fait naître si heureusement. » Bernis se hâta d'envoyer à Ghoiseul,
avec une copie de cette lettre du roi, des lettres de rappel qu'on
trouvera dans la correspondance diplomatique. Il lui écrivait plus
familièrement pour l'engager à presser son retour : a Je suis excédé
delà platitude de notre temps. Je vous attends comme le messie...
Mou caractère me porte tout naturellement à vivre tranquille; je
suis parvenu à la plus grande fortune par la force et le bonheur
des circonstances, mais la vie privée me convient plus qu'à tout
autre. Ou faire de grandes choseSy ou planter mes chouxy voilà ma
devise, et je n'en prendrai point d'autre. Je vous promets amitié
ft union, c'est ma profession de foi. Le grand point est que vous
êtes agréable au roi... Quant à moi, je suis à vous corps et âme. »
Le jour même où Bernis recevait du roi la lettre qui acceptait sa
démission , on lui apprenait de Rome qu'il était cardinal. Gette
nui CI. — 187S. 23
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35& RBVUE DES DEUX MOISDfiS.
coïncidence résulte des dates préiHses que noos: fournit s^ corres*
pondance. La démisiûoa deBernis est dui6 octobre» la réponse du
roi est du 9; or Bernis écrivait le 11 a Choiseul :. « Je suis cardinal
depuis deux jours^ monsieur le duc, et j!en ai appr^ hier, ia nou-
velle. Le roi a témoigné unevérltable joieide^m^i promotion. Cela a
été marqué et remarqué. Votre affaire et la mienm ^ni fmçs.yi
Malgré les soucis de la politique et les malheurs de la guerre, le
ministre et Tambassadeur n'avaioAt pas négligé I<& soin, de leurs
intérêts personnels. Les deux amig s'entr'aidaient : Bernis à Ver-
sailles demandait le titre de duc pour QbpiseuU' et Cfapiseul à
Vienne réclamait Tappui delà cour impériale pour le chapeau de
Bernis. Pendant tout Tété de 1758^ Bernis, à travers ses ûayei)!^
et ses crises nerveuses, poursuit le succès de Tune et l'autre pro-
motion; il stimule le zèle de Ghoiseul, lui promet, le sieq, et lui
écrit : « Je serai bientôt cardinal de votre façon, et vous serez cer-
tainement duc» » Au mois d'août, quand la promesse du pape est
déclarée, Tabbé-comte « met aux pieds de leurs, majestés imp!i-
riales son hommage et sa parfaite reconnaissance. » Ghoiseul, plus
avancé, est déjà duc à cette époque, comme nous l'indique ce billet
de félicitation que lui écrit Bernis le 26 août, u C'est avec la plus
grande joie, monsieur le duc, que je vous appelle ainsi. Vous n'en
doutez pas; le fond de mon cœur vous est réellement connu.» Qu'uu
détachement absolu du pouvoir est chose malaisée, parait-il, même
à ceux qui l'ont pris en dégoût! Bernis, en quittant le ministère,
semblait briser sa chaîne; nous l'avons vu implorer la pitié du roi
pour obtenir de n'être plus rien, et demander pardon d'avoir con-
senti à devenir quelque chose : voilà que, à peine délivré et ragail-
lardi par le sentiment de cette délivrance, oubliant tou$ les scan-
dales de sa faiblesse, il essaie de retenir ce qu'il a rejeté. Laissant
à Choiseul le département qu'il venait d'abandonner, le nouveau
cardinal espérait rester au consijil dans la position commode d'un
ministre sans portefeuille, c'est-à*dire sans travail ni responsabi-
lité. Il nourrissait l'illusion de garder les honneurs en se débarras-
sant des affaires. Sa facile imagination avait formé là- dessus comme
unToman de sentimentalité politique : Choiseul et lui, unis par une
amitié inaltérable, auraient échangé leurs vues, mis en commun
leurs ressources, partagé leurs talens, leur crédit et leurs succès.
« Nous ne serons, disaient-ils, qu'une tête dans un boAuet* » Le
cardinal offrait de conduire le clergé et le parlemient, de . tenir la
feuille de0 bénéfices; il se composait un rôle selon son c(«ur :
agréable et de,^ belle apparence. Ses dernières lettresj à M"* de
Pompadournous le montrent<en instance pour avok Us grandes
entrées et un logement honnête à Versailles $ il s'évertue maîn^ç.:-
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LA FRANGE APRES ROSBACU. 355
Daat à se donner du reliefi à faire figure. « Les sots du parlement,
du clergé et les ministres étrangers attendent à juger par mon lo-
gement de ma faveur ou de ma disgrâce. » — La lettre de cachet
du 13 décembre 1758, gui l*exilait dans l'abbaye de Yic-sur-iUsne,
coopa court à sa vaine agitation : cette mesure un peu brusque,
mais facile à comprendre après ce que nous savons, rendait à la
vie privée., dont il n'aurait jamais dû sortir, ce démissionnaire at-
tardé qui s'était précipité du pouvoir et qui ne savait pas en des-
cendre.
Désabusé de' ses illusions vaniteuses, Bernis supporta dignement
Je coup imprévu qui le rappelait à lui-même. Dans l'émotion de sa
disgrâce, il fit paraître, comme on disait alors^ les sentimens d un
honnête homme : il n'accusa pas Choiseul et sut garder une recon-
naissance fidèle à son ancienne protectrice. Tous ses mérites repri-
rent le dessus, dès qu'il fut revenu à son naturel et dépouillé du
personnage d'emprunt qui l'écrasait. Voici en quels termes il ré-
pondit à la lettre de cachet du 13 décembre : « Sire, je vais exécu-
ter avec le plus grand respect et, la plus grande soumission les
ordres de votre majesté. J'ai brûlé toutes les lettres dans lesquelles
votre majesté entrait dans des détails qui marquaient sa confiance.
Mes étourdissemens m'avaient ftiit prendre toutes les précautions
qu'on prend à la mort. » Le même jour, il écrivait à M™* de Pom-
padour : « Je crois devoir, madame, à notre ancienne amitié et aux
obligations que je vous ai de nouvelles assurances de ma reconnais-
sance. On les interprétera comme on voudra; il me suffit de remplir
vis*à-vis de vous un devoir essentiel... Le roi n'aura jamais de ser-
viteur plus soumis, ni plus fidèle, ni vous d'ami plus reconnais-
sant. » Trois jours après, il s'adresse de nouveau à la marquise et
au roi pour confirmer ses premières déclarations. « Votre réponse,
madame, m'a un peu consolé. Vous ne m'avez point abandonné...
J: vous adresse une lettre de soumission peur le roi. Je lui demande
d'ôter à mon exil ce qui peut me présenter à l'Europe comme un
criminel d'état. » — « Sire, j'avais cru devoir me justifier auprès
de votre majesté dans une lettre assez longue que je supprime par
respect. J'aime mieux avouer que j'ai tort, parce que, malgré mes
bonnes intentions, j'ai eu le malheur de vous déplaire. J'avoue, sire,
aussi franchement que je suis un mauvais courtisan... Je ne guéri-
rai jamais de la douleur d'avoir perdu vos bontés; j'y avais pris
une confiance si aveugle qu'elle m'a empêché de croire que je pusse
vous déplaire en vous suppliant d'accepter ma démission. » Le len-
demain, il s'expliquait avec Choiseul lui-même en termes pleins de
simplicité et de délicatesse : on nous permettra de citer encore cette
lettre qui olôt l'incident de la disgrâce de Bernis. « M'"*' de Pon>pa-
dour, monsieur le duc, a dû vous dire la façon dont j'ai pensé sur
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356 RETUE DES DEUX MONDES.
votre compté au premier moment de ma disgrâce. J'aurais voulu,
pour éviter les jugemens téméraires, que les circonstances qui Tont
précédée eussent pu l'annoncer au public; au reste, nous nous
sommes donné réciproquement les plus grandes marques de con-
fiance et d'amitié, nous ne saurions donc nous soupçonner l'un
l'autre sans une grande témérité. Je ne juge pas comme le peuple,
et je n'ai jamais soupçonné mes amis. 11 faut que, puisqu'ils n'ont
pu empêcher ^ma disgrâce, il ne leur ait pas été permis de s'y op-
poser. Les instances que j'ai faites pour vous remettre ma place
m'ont perdu. J'ai prouvé par là, d'une manière bieû funeste pour
moi, la confiance que j'avais en vous. Je vous remercie des nou-
velles marques d'amitié et d'intérêt que vous voulez bien me
donner. »
Nous l'avons déjà dit, et cette correspondance entière en fournit
la preuve : il y avait dans Bernis, sous les dehors du courtisan, un
fonds de sagesse et de probité, mais il lui manquait les vertus et
les talens de la vie publique. La grandeur fait défaut à son carac-
tère. On a pu juger, par nos citations, du style de ses lettres; ce lan-
gage facile et prolixe porte la marque d'un esprit assez peu élevé
et sans énergie. Bernis n'a d'imagination que dans la plainte, toutes
ses vivacités lui viennent d'un seul sentiment, la peur. Les ex-
pressions triviales, fort à la mode parmi les grands seigneurs du
XVIII* siècle, sont fréquentes sous sa plume. 11 dira d'une princesse :
« L'infante fait fort bien, elle ne se laisse pas mettre le grappin. »
Qu'il parle de guerre ou de politique, c'est avec le même sans-fa-
çon : a Si nous traitons rie à rie, écrit-il à Choiseul à propos des
chicanes autrichiennes, si nous tirons au court bâton, tout sera
perdu avec le plus beau jeu du monde... Pourvu que M. le maré-
chal de Richelieu et son armée ne se laisse pas écaniller. » Paroles,
actions et sentimens, tout est à l'unisson. Voici encore un trait qui
ne rehausse guère le personnage. Bernis, en résignant le pouvoir,
a trop de souci de la question d'aigent. Sa lettre du 12 octobre à
M""* de Pompadour nous met au courant de ses affaires personnelles
et de ses exigences. « En quittant mon département, je quitte
60,000 livres de rente. J'ai remis ma place de conseiller d'état.
Voici ce qui me reste : Saint-Médard, qui rapporte 30,000 livres
net, Trois-Fontaines, qui m'en rapporte 50,000 net, mais dont je ne
toucherai les revenus que dans un an; La Charité, 16,000. Le roi
sait que la portion congrue d'un cardinal est de 50,000 écus de
rente. Ainsi il s'en faudra de 50,000 livres au moins que j'aie ce
qui est nécessaire pour soutenir la dignité de mon état. Une abbaye
régulière, sans rien coûter au roi, me donnera de quoi vivre selon
mon état. En attendant, je dois 200,000 livres à M. de Montmartel,
et je vais lui en devoir 300,000 pour la dépense que va m'occasion-
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LA FRANCE APRÈS ROSBACH. * 357
ner le camérîer du pape... Suivant l'usage, j'ai demandé 200,000 li-
vres pour mes nièces, parce que je n'ai point de ûUe, au moins que
je sache. » L'usage a beau les autoriser et même les perpétuer,
tous ces règlemens de compte n'ont pas fort grand air au regard de
l'histoire. — Les relations de Bernîs et de Choiseul ne cessèrent pas
en 1758 avec le ministère de l'abbé; leur correspx)ndance dura jus-
qu'en 1770, mais pendant ces douze années elle se borne à quel-
ques lettres fort courtes et sans importance. Les unes sont datées
de Vie- sur- Aisne, Bernîs y donne des nouvelles de sa santé : a on
l'a mis au lait d'ânesse et aux bouillons de tortue. » Il y exprime
son espoir dans la clémence du^roi : « le roi est bon, il ne voudra
pas que je sois prisonnier toute ma vie. » D'autres billets sont écrits
d'Alby, les derniers viennent de Rome, celui-ci, par exemple, où
Bemis annonce son arrivée et note en style négligé ses impressions,
tt Les Romains et les Romaines me paraissent assez plats, assez
maussades, et sont mal élevés. Le matériel me plaît ici plus que le
moral, mais il n'y a pas un homme! et l'ignorance est aussi géné-
rale que la corruption ! » En 1770, la roue de fortune a tourné :
Bemis, relevé de sa disgrâce, est rentré dans les hauts emplois, le
triomphant Choiseul est exilé. Le cardinal -ambassadeur a-t-il
rompu tout commerce avec son ancien ami et successeur à dater de
ce moment-là? ou bien a-t-il fait, comme tant d'autres, — du
moins par lettre, — le pèlerinage de Chanteloup? Nous l'ignorons.
A parler juste, leur vraie correspondance, la seule qui intéresse
la postérité, avait pris fin le 13 décembre 1758. Nous l'avons ana-
lysée, non-seulement parce qu'elle est fort peu connue, mais parce
qu'elle nous a semblé répandre une vive lumière sur une époque
historique qui a des droits particuliers à l'attention de ce temps-ci.
Nous avons vu reluire à chaque page cette vérité, dont la France
vient de faire une si rude expérience , qu'un gouvernement atteint
de faiblesse et de malaise commet une insigne folie en courant
chercher au dehors, dans le risque des aventures, la force qui lui
manque. La guerre ne soutient pas les pouvoirs caducs, et n'a ja-
mais arrêté sur le penchant de l'abîme ceux qui s'y précipitent :
œuvre de science , de labeur patient et d'habileté consommée , elle
demande aux peuples les plus robustes tout leur génie avec toutes
lem-s vertus; quel succès peut-elle promettre à ceux qui n'appor-
tent dans ses redoutables épreuves que leur débilité capricieuse et
la fatuité de leur ignorance? C'est l'énergie de l'intérieur qui crée
la puissance qu'on voit éclater dans la gloire et la fumée des champs
de bataille. La victoire exige et suppose cette vigueur même qu'on
se flatte de lui emprunter. La France, en 1757, avait des généraux
et des armées bien peu dignes d'elle; mais les ministres étaient en-
core au-dessous des généraux. Les aveux de Bemis ont mis à nu
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S58 ' REVUE DES DEUX MONDES.
la profonde misère de ce gouvernement : apathie dans le maître,
anarchie dans les conseils, incapacité et friponnerie dans radminis-
tration, révolte sourde des intérêts égoïstes et des passions politi-
ques, partout un nombre tel d'abus invétérés qu'ils défient les plus
hardis réformateurs. Le cabinet de Versailles n'est pas seul cou-
pable; l'opinion publique a sa part de responsabilité dans les dé-
faites et l'abaissement de la France. Sans doute, on ne saurait s'é-
tonner que Paris désapprouve, après l'avoir approuvée, une guerre
si follement conduite : il a bien le droit de s'indigner en voyant tant
de scandales étaler leur impunité; son tort est d'étouffer le patrio-
tisme sous les rancunes de l'esprit de parti , et de pavoiser sou op-
position avec les couleurs de la Prusse. « L'enthousiasme dos pro-
testans d'Allemagne pour le roi de Prusse ne mo surprend pas,
écrivait Bellisle; mais je suis toujours en colère quand je vois les
mêmes effets et le même esprit dans la moitié de ce qui habite
Paris. » Comptons cet égarement de l'esprit public parmi les plus
tristes symptômes de la situation que nous avons décrite. On a pu
remarquer, en parcourant cette même correspondance, combien
étaient précaires les ressources du trésor en ce temps-là, combien
difficiles et désespérés ses appels au crédit , avec la banqueroute
sans cesse en perspective; pareil à un débiteur saspect, le pouvoir
est à la merci d'un Turcaret. Toutes les semaines, il faut que le mi-
nistre des affaires étrangères, Bernis, pour remplir des engagemens
publics, pour payer les subsides promis, sollicite le fina':cier Mont-
martel, qu'il Y amadoue (c'est son mot), qu'il gagne les bonnes
grâces de sa femme. « Nous sommes dépendans de Montmartel;
j'ai satisfait sa vanité, je le cultive, je l'encourage. Il craint de ris-
quer sa fortune; sa femme l'obsède et le noircît, et moi je suis
obligé d'aller lui remettre la tête et de perdre vingt-quatre heures
par semaine pour l'amadouer et lui demander, comme pour l'a-
mour de (Dieu, Targent du roi. » A cette pénurie honteuse, compa-
rons la richesse actuelle de la Fi*ance et la merveille de son crédit
en Europe. 11 y a donc. plus 4'un trait qui nous est favorable dans
ces parallèles qu'on est tenté parfois d'établir entre nos malheurs
fécens et les époques néfastes de notre histoire; la sup^iorité des
lemps modernes, bien qu'entamée sur certains points, se manifeste
par des preuves irrécusables ; c'est à nous de rester fidèles aux
principes d'ordre, de loyauté, d'union^ de sage gouvernement, qui
nous ont. donné ces avantages, et de nous attacher aux qualités
sérieuses et fortes qui seules peuvent les tmaîntenir ^et les 4éve«
Jopper.
GhABLES At'BERTIN*
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LA
TÉLÉGRAPHIE INTEMATIGNALE
h
•LES ANCIENS TBAITÉS ET LA CONFÉRENCE DE PARIS.
I. Documens diplomatiques des conféreûces télégraphiqaes Interbationales de Pairis, de Vfenoe
et deltoBo, Paris ld65, Tienne 1868, Rome 18TO. -> n. La télégraphie à l'exposition uni-
Terselle de 1867, Paris 1868. — IIL Procës-yerbal de la conférence contoquée à Berne
par les administrations austro-hongroises pour le règlement des tarifs des Indes et de la
Chine, Berne 1871. — IV. Journal Uligraphiqxu publié par le Bureau international des
administrations, Berne 1870-71-72.
<}ul ne sent combien il importe à la paix du monde que les re-
lations interaattonales se m^uliiplient, bien que le moment puisse
paraître mal choisi pour y porter l'attention? Condorcet, en es-
quissant le tableau historique des progrès de Tesprit humain, fait
aboutir l'humsmité à une dix4ëm3 époque, qui est une sorte d'â^e
d'or où « les peuples sauront que des confédérations perpétuelles
sont le seul moyen de maintenir leur indépendance. » Nous n'au-
rions qire l'embarras du dioix, si nous voulions nous reporter à
tout ce qu'on a dit récemment d'ingénieux sur la fraternité des sa-
lions, à tous les procédés que l'on a proposés pour empêcher la terre
-d'être ensanglantée par les passions des hommes. Voici par ex<emp1e
le professeur -Seeley, qui indique aux membres de 'la ligue interna-
tionale de la paix comment la guerre pourrait être abolie en Europe.
91 ne 'S'&git ^e rien moifns cette fois que d'iHBtituer de véritables
'étele-ufiis européens. Il faut que nous cessions d'être 'Simplemwt
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360 REVUE DES DEUX MONDES.
Anglais, Français, Allemands, et que nous nous considérions en
quelque sorte comme citoyens d'une patrie nouvelle. L'Europe doit
avoir une constitution aussi bien que les états qui la composent;
il doit y avoir une législation européenne, un pouvoir exécutif eu-
ropéen, dans le genre des institutions qui fonctionnent à Washing-
ton. Il faut une juridiction centrale qui tranche pacifiquement tous
les litiges, et ce tribunal, pour faire respecter et exécuter ses ar-
rêts, doit avoir la force à sa disposition, doit commander aux ar-
mées combinées de toute l'Europe. C'est donc à la fédération et
non aux états particuliers que doit appartenir le pouvoir militaire,
et cette condition, tout en étant indispensable, parait dès l'abord
si difficile à réaliser que l'orateur est tout près de désespérer du
système même qu'il défend. Comment d'ailleurs imaginer en Eu-
rope un pouvoir exécutif central? comment se représenter l'Angle-
terre, la France, l'Allemagne, se réduisant à n'être que les états
particuliers d'une unique nation ? Nous avons été dans ces derniers
temps si fatigués des excès d'une phraséologie vide et ambitieuse,
que nous éprouvons le besoin de rester terre à terre et de nous
traîner près des faits. C'est donc dans la pratique et dans les cir-
constances courantes que nous voulons chercher ce qui peut servir
les idées d'union européenne.
Laissons les mots sonores, les vastes pensées, les solutions à
grande envergure. Arrêtons-nous à des procédés moins brîllans,
divisons les difficultés pour les résoudre. Que si les états européens,
sans songer à une fédération effective, arrivaient à se concerter sur
un grand nombre de points particuliers, sur le service des chemins
de fer, des routes et des canaux, sur celui des postes, des télégra-
pho^, sur les institutions de crédit, sur l'exploitation de telle et
telle branche de revenus, sur les observations de physique géné-
rale, sur l'organisation et les encouragemens à donner au person-
nel de la science, toutes ces ententes partielles entremêleraient et
confondraient peu à peu les intérêts des nations de la manière la
plus efficace; elles finiraient par se trouver en quelque sorte fédé-
rées par la force même des choses.
On aperçoit çà et là quelques heureux effets de cet esprit de con-
corde et d'union internationale. Le traité de Paris en 1856 a pro-
clamé le grand principe de la neutralité maritime en temps de
guerre. En 1868, la cour de Saint-Pétersbourg proposa une con-
vention pour interdire l'emploi des balles explosibles. Quoi de plus
saisissant que les heureux résultats obtenus par la Société interna-
tionale de secours aux blessés? Dès Tannée 1863, la Société gene-
voise cTutilité publique en prend l'initiative; seize états signent, le
22 août 186A, la convention de Genève, et, dans les quatre années
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Là TELEGRAPHIE IMTERNATIONALE. 361
qui suivent, de nouvelles ratifications portent à vingt -deux le
nombre des gouvernemens adhérens; on a vu dans la dernière
guerre l'efficacité d'une institution qui portait en quelque sorte au
milieu des belligérans le drapeau international de Thumanité. Nous
ne parlerons pas de l'arbitrage qui se poursuit en ce moment au
sujet de VAlabamay et nous mentionnerons seulement en passant
tous ces congrès où des délégués volontaires viennent discuter pé-
riodiquement, dans les principales villes de l'Europe, les grands
problèmes de la géologie, de l'anthropologie, de l'archéologie, voire
de la statistique et des sciences sociales. Ce sont là autant de brins
du faisceau que forment peu à peu en se réunissant les intérêts des
nations européennes. Pour aujourd'hui, nous voulons choisir dans
ce fadsceau, bien faible et bien mince encore, un sujet particulier
d'étude, un exemple qui peut offrir un précieux enseignement. Sur
aucune des questions qui ont provoqué ces délibérations interna-
tionales, l'accord ne s'est établi d'une façon aussi complète et aussi
rapide que sur les règles du service télégraphique. L'attention pu-
blique, sans cesse attirée par des phénomènes plus spécieux et plus
bruyans, a négligé jusqu'ici les résultats modestes, mais solides,
qui ont été obtenus de ce côté. L'immense réseau de fils métalli-
ques qui embrasse l'Europe, et qui atteint par des câbles sous-ma-
lins toutes les autres parties du monde, fonctionne maintenant sous
l'autorité d'un véritable syndicat établi entre les administrations
des divers pays. Des conférences internationales , dont la dernière
a eu lieu à Rome dans les mois de décembre 1871 et de janvier
1872, règlent périodiquement les principes de cette exploitation
syndicale.
Quand nous disons qu'un accord complet s'est rapidement établi
entre les nations au sujet du service télégraphique, nous parlons
seulement par comparaison. Les résultats acquis peuvent être re-
gardés comme satisfaisans, si l'on considère les prodigieux embar-
ras qui s'opposent à toute entente internationale. Si l'on se plaçait
à un point de vue plus absolu, on pourrait trouver qu'il a été fait
encore bien peu de chose, et que ce peu n'a été obtenu qu'au mi-
lieu d'hésitations et de tâtonnemens de tout genre. Aussi bien c'est
là même qu'est l'intérêt principal de notre sujet. Ces hésitations,
ces tâtonnemens, sont fertiles en leçons. On ne lira pas sans fruit
Thistoire des efforts qui ont été faits pour fonder en Europe une
Téntable union télégraphique. En pareille matière, la bonne volonté
ne suffit pas, il faut ce je ne sais quoi qui fait réussir, et ceux qui
s'attacheraient à quelque entreprise de ce genre ne sauraient se
donner une meilleure préparation que d'examiner en détail les pro-
cédés que d'autres ont employés efficacement. Au fond, les affaires
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362 REVUE DES DEUX MONDES.
humaines se conduisent toujours par les tiièmes moyens, et ce qui
a prise sur les hommes dans un cas 4omié peut servir dans tous 1^
cas analogues.
Nous altonsexaminef'par quelle séï^ie d'essais les administrations
européennes ^nso'Ht -venues à instituer u^e exploitation télégraphi-
que commune, qui, dans ^n service où la centralisation est néces-
saire, a prodigieusement servi les intérêts -publics. Il nous faudra
sans doute entrer dans quelques détails techniques, présenter un
certain nombre de particularités professionnelles; mais, sous Pari-
dîté des problèmes spéciaux, on découvrira sans peine Je jeu étemel
des affaires humaines.
Traçons tout de suite pat quelques grandes lignes le cadre de
l'histoire que nous avons à écrire. Jusqu'en 186c, nous assistons aux
origines, aux débuts de la télégraphie înternationale. Ce n'est point
une époque inféconde, loin de là : lesqudstions se posent, les pro-
blèmes naissent 'et s*agUent, ks idées s' éclair cissent^t se fo^t jour
en se détruisant les unes les autres; en somme, on voit naître dans
cette période préparatoire tons îes germes des solutions queTatenir
mettra en œuvre. En 1865 s'otivre la première grande conférence
entre toutes les nations de l'Europe. 'Cette conférence promulgue
une sorte de code, nourri de itfus les travaux des années précé-
dentes, mais qui, en les résumam et en les perfectionnant, tes re-
jette dans roubïi, et inaugure comme de ^ùtties 'pièces un ncWivel
accord européen.
La convention concke à Paris fen 1866 est révisée à Vienne «n
1888. La conférence de Vienne, après avoir fixé dans le service un
certain nombre de points secondaires, institue un véritable pou-
voir exécutif dans la confédération télégraphique. Elle ébanidie du
moins à cet égard une solution qui offre nne importance véritable.
Au mois de septembre de l'année 1871 , une commission spédate
se réunit à Berne en vertu des dispositions oi^éé^ par le traité de
Vienne. Cette commission n'a qu'une diffrcûké particulière à ré-
soudre, celle du tftrif'des dépêches adressées aux Indes et en Chine;
la complication froissante é^s réi^aux tél^gmphiques, qui on! &tn
par atteindre VOcéanie et rextrtme Orient, Javatet l'Australie d'une
part, îa Oiine et le Japon de l-sfutre, crée en éfffet des questions
de concurrence inconnues jusqu'alors* La bémmission de fisme se
iftébat enl^e ces embarras d'<m gcfnre nouveau; mïiis rim^tance
qu*elle a ponr nous ne dépend pdnt de fa qaestîon q«i'feUe «raite:
elle noûs touche parce qu'on y voit fonctionner pour la pminète
fois, dans un conflit d'intârôt, le Hyi»tème an)iphictyo)ii^f«eJËc»M2^<<
à Vienne*
Enfin le 1'^ décembre 1871, dans la nouvelle ca^lale 4e Htafie
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LA TELEGRAPHrE INTERNATIONALE. 863
unifiée, les délégués européens se réunissent de nouveau pour ré-
viser le code général qu'ils ont édicté à Paris et à "Vienne. D*inté-
ressaates propesitions leur sont soumises pour resserrer les liens de
rentealc comniune. On demande à neutraliser, afin de les garantir
contre les risques de guerre, ces câbles si frôles qui portent la pen-
sée soos les loers ; on demande à instituer les observations météo-
rologiques sur un plan plus précis et plus ferme qu'on ne Ta fait
jusqu'à ce jour-, or demande à fonder dans un pays neutre, à Berne,
à Zurich par exemple, une sorte d'école ou d'institut international,
tant poui- les ingénieurs que pour les employés du télégraphe.
Tout compte fait, le résultat de la conférence de Rome a presque
été négatif. Les délégués se sont perdus dans une série de questions
de détails, ifs n'ont point réussi à résoudre les grosses difficultés
qui ont surgi sous leurs pas, et qui résultent de la puissance nou-
velle des grandes compagnies industrielles. Cependant, si faibles
que soient les résultats obtenus à Rome, le syndicat télégraphique,
par le fait même de la conférence, s'affermît, se consolide et assure
la continuité de son existence. La conférence de Rome a décidé que
la prochaine réunion aurait lieu en 1875 à Saint-Pétersbourg.
L
La France fit ses premiers essais de télégraphie électrique en
18â5, sur la ligne de Raris à Rouen, et en I8A0 sur la ligne de
Paris à la frontière du nord. Le nouveau service s'étant développé
rapidement, le président de la république, par un décret-loi du
6 janvier 1852, affectait un crédit de 5 mrllioDS à la création d'vii
réseau de lignes qui embrassait tout l'intérieur de la France et
atteignais les différentes frontières. Les choses se passaient à peu
près de m^e dans les pays voisins, de ^orie que les lignes fran-
cises en Tinrent salurellement à se relier aux lignes étrangères.
Ces premières jonctions ise firent entre les années 1852 et 1855.
Chacune d'elles donna lieu à une entente diplomatique. Gomme od
se trouvait en face de questions tout à fait nouvelles, que Fra
À'avait presque aucune donnée espériméfutale pour se guider, o&
procéda par cony^rtions signées à titre proviscwe. Un acte de cette
nature fut conclu le 25 août 1852 avec le grand-duché de Bade. Il
servit de modèle aux traités qui intervinrent avec la Suisse (2S dé-
cembre £852), avec le royamme de Sardaigne (28 avril 1853) et
avec la Bjivière (29 juillet 1863).
L'usage de la «ëlégrapbte était alors fort restroînt. Elle ne sennak
gaà*e qu'aux xelatîons officielles, Â peine envoyait-on quelques
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36& REYUE DES DEUX MONDES.
dépèches privées; le prix en était relativement considérable. Les
premiers négociateurs, n'ayant encore que des idées fort incertaines
sur les conditions auxquelles serait assujetti le service internatio-
nal, se bornent à stipuler quelques points essentiels. Â chacun des
points-frontières on établît timidement un bureau mixte pour
l'échange des dépèches; ce bureau est composé de deux employés,
l'un nommé et payé par la France, le second par l'autre puissance
contractante. Le rôle international de ces employés est l'objet de
stipulations spéciales de la part de la diplomatie qui règle les droits
résultant de leur situation. Quant aux dépêches, elles subissent
dans ces bureaux frontières une série de manipulations que rend
nécessaires la discordance des moyens usités sur les différens terri-
toires. Les appareils employés de l'un et de l'autre côté de la fron-
tière ne sont pas les mêmes, ils produisent des signaux de nature
différente : la dépêche a donc à subir une véritable traduction télé-
graphique pour être reportée d'un système de signaux dans un
autre. De plus elle doit dans la plupart des cas changer de langue,
être traduite par exemple du français en allemand.
Le 4 octobre 1852, une convention est signée à Paris entre la
France, la Belgique et la Prusse. Le roi de Prusse n'y intervient
pas seulement en son nom personnel, il y prend part au nom d'un
groupe de puissances qui ont conclu entre elles un traité d'union
dite austro-germanique. Ce sont, outre la Prusse, rAutriche, la
Bavière, les royaumes de Saxe, de Hanovre et de Wurtemberg, enûn
les Pays-Bas, qui depuis le 18 juillet 1851 ont expressément ac-
cédé à l'union austro-germanique. On spécifie d'ailleurs que le
traité s'appliquera aux puissances qui viendront par la suite se
mettre dans les rangs de l'union allemande.
Cette convention de Paris était le premier exemple d'un accord
intervenu entre un groupe déterminé d'états. Jusque-là on n'avait
traité qu'entre pays limitrophes et seulement, comme nous l'avons
dit, sur^elques objets très restreints. L'acte conclu à Paris en 1852
comprenait un plus grand nombre d'articles et visait à une certaine
généralité. Il fixait par exemple les bases sur lesquelles serait cal-
culée la taxe internationale, et inaugurait à ce sujet le système des
zones. Des points-frontières étaient désignés d'un commun accord,
et les bureaux étaient classés dans les divers pays suivant leurs dis-
tances à ces points. En France et en Belgique, la première zone
s'étendait de 1 à 75 kilomètres, la seconde de 75 à 190, et ainsi de
suite. En Prusse, la première zone était de 1 à 10 milles, la seconde
de 10 à 25, etc. Le prix par zone était de 2 fr. 50 en .France et
en Belgique, et de 20 silbergros en Prusse pour la dépêche simple
composée de vingt mots. Un exemple pourra donner une idée de ce
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LA TELEGRAPHIE INTERNATIONALE. 365
tarif : une dépêcha de Paris à Kœnigsberg (vingt mots) revenait à
25 fr. 50 cent.
Après avoir traité avec le groupe des puissances allemandes, la
France convoqua pour le même objet ses autres limitrophes. Une
convention fut signée à Paris le 29 décembre 1855 avec la Belgique,
l'Espagne, la Sardaîgne et la Suisse. La zone était encore admise
comme base du tarif; mais l'étendue de la première zone était por-
tée à 100 kilomètres, celle de la seconde à 250, et ainsi de suite
d'après la même loi, chaque zone excédant de 150 kilomètres la
largeur de la précédente. La dépêche simple était fixée à quinze
mots, avec taxe additionnelle pour chaque série de cinq mots. Le
prix par zone était de 1 fr. 50 cent, pour la dépêche simple avec
augmentation de 50 centimes pour chaque série additionnelle.
Par ce simple aperçu des deux conventions de 1852 et de 1855,
OQ voit surgir une cause grave de difficultés dans les relations in-
ternationales. Voilà deux traités, avec deux groupes de puissances,
où toutes les règles de la taxe sont différentes. Si l'on songe que
des divergences analogues se manifestaient sur les autres élémens
de la transmission, si l'on pense d'ailleurs que d'autres groupemens
de nations s'étaient produits en différens points de l'Europe avec
des stipulations spéciales, comme par exemple l'union austro-ger-
manique, on comprendra que le service européen devait être ra-
pidement entravé par une confusion croissante, et que l'on devait
avoir dès lors l'idée de réunir toute l'Europe dans une convention
unique.
Toutefois il s'écoula encore une dizaine d'années avant que cette
idée fût mise à exécution. Dans cet intervalle, il y eut place pour
un certain nombre de stipulations diplomatiques. Ainsi, par une
série de modifications, la convention conclue entre la France et les
éiats allemands fut convertie en un traité signé à Berlin le 29 juin
1855, puis en un nouveau traité signé à Bruxelles le 30 juin 1858.
B'un autre côté, à la convention intervenue entre la France et ses
autres limitrophes s'était substitué un acte signé à Berne le 1" sep-
tembre 1858. A vrai dire, dans les premiers jours de l'année J859,
les tradtës de Bruxelles et de Berne, qui venaient d'être mis tous
les deux en vigueur, constituaient pour l'occident de l'Europe une
sorte de régime uniforme. Ces deux traités ne présentaient pas
de dissemblance essentielle et pouvaient à la rigueur rentrer l'un
dans l'autre. Il le fallait bien, puisque la Belgique et les Pays-Bas
intervenaient comme parties contractantes dans ces deux actes; ces
états n'auraient pu signer, ni surtout appliquer en même temps
des dispositions foncièrement contradictoires; mais d'autres causes
de difficultés étaient nées successivement. En dehors des états qui
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366 R£VU£ DES DEUX MONDES.
avaient signé de prime abord les actes dont nous avons fait men-
tion, d'autres nations européennes étaient venues se joindre peu à
peu à tel ou tel groupe de signataires.. Â cet effet, elles avaient
adhéré à l'un des traités existans, puis, cette formalité remplie, elles
avaient négligé de se tenix* au courant des modifications apportées
aux conventions originales. Il y avait ainsi un certain nombre d'of-
fices qui restaient attachés à des actes annulés déjà entre leurs au-
teurs propres; nous ne parlons pas de certains autres qui ne sa-
vaient plus, à vrai diœ, sous quel régime de contrats ils vivaient*
Le Portugal avait adhéré au traité de Berne. Le Danemark, la Suède
et la Norvège, la Russie, se soumirent dans les premiers mois de
1860 au traité de Bruxelles. D'autres puissances, la Turquie, la
Grèce, la Servie, en étaient restées au traité de Berlin, qui, — tout
en étant devenu caduc pour ses véritables signataires^ — se trou-
vait ainsi maintenu accidentellement par des adhérens de seconde
main. Dans cet état de choses, une dôpêche pouvait se trouver sou-
mise à des règles diffL^rentes pour les différentes parties de son par-
cours; il était même telle portion de territoire où l'on ne pouvait
plus savoir quel principe il y avait lieu d'appliquer. Joignez à cela
que les points- frontières s'étaient multipliés considérabienoent.
Comme on. continuait à régler partout les taxes suivant le système
des zones, il fallait, pour établir le tarif des dépêches, classer par
rapport à ces différons points-frontières les bureaux de chaque état.
Les géographes traçaient donc avec leurs compas des séries de
cercles autour de chaque point pour fixer les zones sur des cartes,
la plupart du temps inexactes, et au milieu de tous ces cercles entre-
croisés arrivaient difficilement à donner sans erreur la position de
chaque bureau.
Ce dernier inconvénient pouvait être évité en établissant une taxe
moyenne d'état à état. Le système des taxes uniformes ooi&meD-
çait alors à s'établir dans quelques pays pour le service intérienr;
la Fiance notamment l'Inaugurait chez elle par la loi du 3 juillet
1861. Taxer la dépêche suivant la distance parcourue est sans doute
conforme à la justice; mais la taxe unifortne abolit bien des embar-
ras en supprimant tous les calculs de dist:.nce, et, commç chaque
expéditeur a d'ordinaire occasion d'envoyer des dépêches à des des-
tinations tantôt proches, tantôt lointaines, l'équilibre se trouve ré-
tabli pour chacun par une taxe unique et moyenne. Dès qu'elle eut
constaté chez elle les bons effets de la taxe uniforme, la France
s'efforça d'en introduire le principe dans le service européen*
£lle commença par agir dans ce sens sur ses.limitropbes, les
tradtés généraux lui laissant toute liberté pour, cette action res-
treinte. Dès le début en effe^ les. divers états qui éprouvaient le
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LU TÉLÉGBAFHIB liMT^IUVAXIONALE. 367
be^m de s'unir avec les autrejs pays européeas pour faciliter: les:
relatHms télégraphiques coiepnreQt qu'il leu^r importait de con-
server toute leur liberté d' action. à. Tégard des limiti^ophes* Cette
ILbertë devint comaie un point de droit européen ; elle fut réservée
par des articles formels dans tous leSi traités conduSientrô groupes
A partir de 1863, la Franceînaugure. donc -une série de conven*-
tiens particulières avec ses voisins pour/ rétablissement de la taxe
uaifocme. Dans le courantfde raruiée'1863,.Ia taxe des dépêches est
filôe à 3 fr. pour la Belgique et la Suisse» à h fxi pour I-Ëapagne; en
18ëi, on adopte le taux de 3 fr. pour la Bavière ettcelui.de A fr.
pourritalie.Lesétais pontificaux:, restés d'abord en dehors de cet
arrangemeat, y entrèrent eux-mômes dans, le courant de l'année
suivante avec surtaxe- de 1 fraw..
Le 10 septembre 1864> le Portugal intervint dans €03 accords;
c'était le premier exemple d'une taxe uniforme établie avec un pays
non limitrophe; c'était par conséquent une dérogation assez for-
melle au traité de Berne^ auquel, le Portugal avait adhéré; mais la
convention de Berne avait alors cinq ou six ans de date^ et, d'après
sa propre teneur, elle aurait df^jà dû être révisée* On y dérogea
donc sans grand scrupule, du consenieraent de r£spagne, et le taux
de 5 francs fut. établi uniformément pour les dépêches franco-por-
tugaises.
La taxe de 3 francs fut inaugurée, à partir du 1*' janvier 1865,
avec le grand-duché de Bade. Â la môme époque entra en vigueur
une convention, signée avec la Prusse en 1864, et qui terminait la
série des dispositions prises par la. France avec ses limitrophes. La
Prusse traitait cette fois en son propre nom seulement et non plus
cooune représentant l'union austro-allemande. Elle avait tenu d'ail-
leurs à ne point appliquer rigoureusement le principe de la taxe
umfonne, et elle avait établi sur son territoire une distinction
entre Jes bureaux, situés à l'ouest du Weser et de la Werra et les
bureaux situés- à l'est de ces deux rivières; la taxe, franco-prus-
sleooe était de 3 francsi.pour les premiei*s et de A. francs pour les
seconds,. .
Ces détails, montrent suffisamment quel était au commencement
de l'année 1865 l'état de l'Europe au point.de vue des relations te-
légraphiques, La force, des choses avait amené dee. ententes par-
tielles, créé des- règles-différentes suivant les lieux; mais un accrois-
semanti cottsidérable des correspondances rendait de plus en plus
nécessairet* une entente- générale,. et l'on sen.tait. la. nécessité de.se
rallieri-à quelques .principes unifQrinément.aâmis«.OreQ ce moment
1^ France avait à.coQvoquer d'une part les signataires, du traité de
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368 REVUE DES DEUX MONDES.
Bruxelles, d'autre part ceux du traité de Berne, pour réviser ces
deux conventions. Elle résolut de les appeler à une même confé-
rence et d'y faire participer les autres pays de l'Europe qui n'a-
vaient encore pris part que fort indirectement au concert télégra-
phique. Des lettres de convocation furent adressées en conséquence
à tous les gouvernemens européens; on n'excepta que celui de l'An-
gleterre, où les lignes télégraphiques appartenaient alors exclusive-
ment à des compagnies privées.
Réunir autour d'une même table de conférence les représentans
de tous les états de l'Europe, ce n'est encore qu'un demi-succés; il
faut de plus que ces représentans s'entendent et arrivent à déter-
miner en commun une série de mesures utiles. Toutefois, sur le
premier point, sur la réunion même des délégués, on n'était pas
sans craindre un échec. Tous les états attacheraient- ils an but
môme qu'on leur proposait assez d'importance pour se faire repré-
senter à Paris? ne trouverait-on pas chez quelques-uns une négli-
gence qui paralyserait l'entente générale? n'y avait-il pas d'îûlleurs
des motifs qui empêcheraient certains gouvernemens de vouloir
que leurs envoyés siégeassent côte à côte? Heureusement ces appré-
hensions n'étaient pas fondées; les délégués furent exacts au ren-
dez-vous. Voilà donc les représentans de l'Europe entière assem-
blés pour régler un grand objet d'utilité commune. Les solutions
qu'ils ont adoptées sur l'ensemble du service télégraphique sont
telles que cette première réunion a eu des effets décisifs. Elle a fait
une œuvre durable; on le verra par les détails qui vont suivre.
IL
La conférence de Paris se réunit pour la première fois le 1*' mars
1865 à l'hôtel du ministère des affaires étrangères; les états sui-
vans y étaient représentés : l'Autriche, la Bavière, la Belgique,
le Danemark, l'Espagne, la France, la Grèce, la ville libre de Ham-
bourg, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Prusse, la Russie,
la Suède et la Norvège, la Suisse, la Turquie et le Wurtemberg.
Les délégués du grand-duché de Bade, de la Saxe et da Hanovre
vinrent prendre séance au cours de la conférence. U ne manquait
donc à la réunion européenne que l'Angleterre, qui, pour le mo-
tif déjà dit, n'avait point été convoquée. Les plénipotentiah^ de
l'état pontifical n'avaient pas voulu venir s'asseoir à côté de ceux
de ritalie; cependant le cardinal Antonelli avait fait savoir qu'il
adhérait par avance aux décisions que prendrait l'assemblée.
On remarquera d'ailleurs que la Prusse ne participait à h confé-
rence qu'en son propre nom et ne représentait plus, comme elle le
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LA TÉLEGRÀPHIK INTERNATIONALE. 369
faisait précédemment, les puissances secondaires de TAIlemagne;
celles-ci avaient envoyé leurs délégués particuliers. C'était là une
sorte de succès diplomatique que la France avait cherché et obtenu.
On était fatigué de l'insistance que mettait depuis quelque temps la
Prusse à parler au nom des petites nations allemandes; de plus, au
poJDt de vue télégraphique, on était gêné par ce gros bloc de Tu-
nion austro-germanique, qui embrassait tout le centre de l'Europe,
et qui, lors des traités antérieurs, avait souvent, par l'entente et la
discipline établies entre tant d'intérêts, imposé sa volonté aux au-
tres contractans. La diplomatie française crut donc faire un coup
de maître en convoquant isolément les puissances allemandes, et
die se réjouit de voir celles-ci répondre isolément à son appel. Mal-
heureusement l'avantage ainsi obtenu resta parfaitement illusoire,
il tourna même contre nous. L'union germanique, pour ne point
saffirmer dans le protocole du traité, n'en continua pas moins
d'exister; elle défendit en conséquence ses intérêts, et, quand on
en vînt à la rédaction des tarifs, elle figura expressément et nomi-
nativement dans les tableaux. Le faisceau de l'union n'avait donc
pas été brisé, les liens même n'en avaient pas été relâchés; en ad-
mettant isolément les puissances allemandes à la conférence, on
n'avait obtenu d'autre résultat que de donner à l'union autant de
voix qu'elle comprenait d'états distincts et de lui assurer ainsi dans
les délibérations un surcroit d'influence.
Quoi qu'il en soit, les diplomates qui représentaient les diffé-
rentes nations européennes, après avoir dans deux séances prépa-
ratoires amorcé les travaux de la conférence, remirent le soin de
rédiger le projet définitif à une commission composée des délégués
spéciaux que les diverses administrations avaient envoyés à Paris.
Cette commission, sous la présidence du directeur-général des lignes
télégraphiques de France, commençait à fonctionner le à mars, et
consacra jusqu'au 11 avril seize séances à élaborer le texte delà
convention ainsi qu'un règlement de service qui y fut annexé. Elle
prit pour base de ses travaux un proj a préparé par les soins de
l'administration française. Comme nous l'avons déjà indiqué, les
traités partiels conclus antérieurement entre la France et diverses
nations européennes n'avaient porté que sur un petit nombre de
points particuliers; aucun d'eux n'avait été dressé de façon à com-
prendre dans un ordre méthodique l'ensemble des mesures rela-
tives au service. Pour la première fois, une convention générale
embrassait et classifiait toutes les questions qui intéressent la télé-
graphie. C'est un des caractères de l'esprit français d'aimer les ma*
tières ainsi traitées d'ensemble et les plans philosophiquement
dressés.
TOMi CI. — 1872. 24
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370 REVUE DES DEVX MONDES.
Le projet commençait par spécifier les diverses conditions dans
lesquelles le réseau international doit foœtionner. L'uniformité est
le premier résultat qu'il faut rechercher pour assurer un service
régulier entre nations différentes; telle mesure» insignifiante par
elle-même, arrive à un haut degré d'efllcacité par cela seul qu'elle
est Tobjei d'uric entente commune. Prenons un exemple dans les
chemins de fer« La largeur de la voie a été déterminée par des
motifs techniques : des raisons propres au service de chaque pays
pourraient faire modifier cette largeur; mais alors les voitures ne
pourraient plus passer d'un réseau sur l'autre. On voit le genre
d'utilité qui résulte dans certains cas du seul fait de l'accord entre
nations, et qui doit être par conséquent recherché au prix de con-
cessîo is réciproques. Quelcpies délégués cependant opposaient une
certaine résistance aux conditions (énoncées dans le projet. Geui
des petits états surtout craignaient de voir leurs administrations
entraînées à des dépenses excessives, s'il fallait régler leur service
d'après un type arrêté par les grandes puissances. On dut les ras-
surer en atténuant la précision des mesures projetées.
On spécifia enfin d'un commun accord que des fils d'un gros dia-
mètre seraient affectés aux relations internationales, et que les villes
entre lesquelles l'échange des correspondances est très actif seraient
rdiées par des conducteurs directs entièrement dégagés du travail
des bureauxjntermédiaires. C'est là en effet un point essentiel. De
même qu'il y a sur les chemins de fer, — prenons-les encore pour
exemple, — des trains omnibus et des trains directs, il faut sur les
lignes télégraphiques des fils pour les relations à petite distance et
d'autres conducteurs qui desservent seulement les villes impor-
tantes. Le traité établissait d'ailleurs entre les centres principaux
nn service permanent de jour et de nuit, et régularisait les heures
d'ouverture^.des bureaux non permantns. Ici Tutilité d'un accord
commun saute aux yeux : comment communiqueralt-m, si les bu-
reaux des différens^états étaient ouverts i des heures différentes?
A cet ordre d'idées, se rattache une disposition en vertu de la-
quelle on dut prendre pour heure de tous 1^ bureaux d'un même état
celle du temps moyen de la capitale du pays. Les délégués aatrichiess
déclaraient que cette disposition, essayée en Autriche, n'avait pu J
être appliquée; mais l'envoyé moscovite affima que dans tous les
bureaux russes les heures mentionoées étaient celles du méridien
de Sûnt-Pélersbourg. Or les lignes moscovites occupent en longi-
tude un si vaste espace que cet exemple parut tout à fait décisif.
Parmi les règles géeérales adoptées par la commission, on peut
encore citer l'usage de l'appareil Morse, qui fut provisoirement dé^
signé comme le type affecté aux rapports internationaux. C'est,
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LA TELEGaAPHIE IKTCRNATIOXALE, 371
comme on sait, un appareil qui trace des points et des barres sur
une bande de papier.
Le titre second du projet embrassait les diverses dispositions re-
latives à la nature des correspondances, à la rédaction, à la trans-
mission et à la renûse des dépêches. On admit que les dépêches
pouvaient être rédigées en Tune quelconque des langues employées
sur le territoire des états contractans; chaque état cependant devait
indiquer, parmi les idiomes usités sur son territoire, ceux qui se-
raient admis à la correspondance internationale; ainsi devaient se
trouver écartés les dialectes trop restreints ou ceux qui sont exclus
par des raisons politiques.
La discussion assura aux langues germaniques un genre d avan-
tage dont elles jouissaient d(^jà. Ces langues, formant en toute
liberté des mots composés et construisant ainsi des vocables d'une
interminable longueur, font tenir dans le cadre d'une dépêche de
viogt mots plus de matière que les langues moins privilégiées. Ainsi
l'altemand exprime par le seul mot liheinneckardampfschiffahrt-
geselUckafiy ce que nous ne pouvons traduire qu'en disant : com-
pagnie de la navigation par bateaux à vapeur sur le Rhin et le Nec-
kar. L'Allemand dira Oberappellationsgeric/Usraihy quand il nous
faut dire conseiller à la cour supérieure d* appel. On pourrait citer
des mots bien plus longs, car il n'y a pour ainsi dire pas de limite
à ces agrégations, et la fantaisie peut s'y donner carrière. Depuis
longtemps déjà, pour racheter jusqu'à un certain point le désavan-
tage des idiomes latins, les traités avaient fixé à sept syllabes le
maximum des mots, et spécifiaient que l'excédant serait compté
pour an mot nouveau. Le projet français réduisait le maximum à
six syllabes. C'était encore laisser une marge assez grande aux mots
composés ; mais la commission refusa d'admettre cette restriction,
et maintint au grand profit des Allemands la limite de sept syllabes
usitée jusqae-là.
Un des principes proposés par la conférence fut encore l'emploi
du langage secret. On admit pour le public le droit de rédiger ses
correspondances soit en chiffres, soit en lettres. Chaque état se ré-
serva pourtant de faire encore à cet égard une déclaration explicite
et de saq>cDdre, dès qu'il le jugerait convenable, ce mode de cor-
responduQce. En fait, l'Autriche et l'Espagne sont les seules puis-
sances qui aient profité jusqu'ici de cette réserve pour écarter d'une
façon permanente l'emploi du langage secret.
Une des mesures qui donna lieu à la discussion la plus longue fut
la remise des dépêches hors des localités desservies par les bureaux
télégraphiques. 11 n'y a de bureau que dans les villes d'une certaine
importance. A la rigueur, le service peut se borner aux dépêches
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372 REVUE DES DEUX MONDES.
adressées dans ces villes; mais on conçoit combien il est désirable
qu'un télégramme puisse être adressé hors du réseau à une desti-
nation quelconque, à une petite ville, à une habitation rurale. C'est
là une extension considérable du service. A la rigueur, la dépêche
peut être mise à la poste pour achever son parcours; mais cette so-
lution est barbare, car la transmission postale, lente et intermit-
tente, fait perdre le plus souvent au message le bénéfice de la ra-
pidité télégraphique. Aussi, dans la plupart des pays européens,
en est-on venu à instituer la remise des dépêches par exprès. C'est
fort bien dans les centres principaux, où l'on peut toujours avoir
sous la main des agens propres à porter des télégrammes à une
distance quelquefois considérable. II n'en est plus de même dans
les petits bureaux; là une pareille organisation présente les plus
sérieuses difficultés et peut devenir à peu près impossible. Aussi
dans la commission plusieurs délégués refusaient d'admettre aucune
obligation au sujet de la remise des dépêches par exprès. Ceux de
la Russie et de l'Espagne se prononçaient nettement dans ce sens.
Quelques autres envoyés, ceux de la Suède et de la Norvège par
exemple, considéraient au contraire l'institution des exprès comme
un complément indispensable de la transmission télégraphique. Le
débat qui eut lieu sur cette question aboutit à laisser à chaque état
la liberté de se prononcer sur le principe même du service. On traça
les principales règles auxquelles devraient s'astreindre ceux qui
admettraient la remise par exprès. Chacun des contractans notifie-
rait à cet égard ses propres décisions, et mettrait d'ailleurs le pu-
blic en mesure de profiter des facilités offertes par les pays étran-
gers. L'Espagne, la Turquie et la Grèce sont les seuls états qui
n'aient point organisé, tant bien que mal, un service d'exprès sur
leurs réseaux.
Le projet français contenait ensuite, — et la commission les ac-
cepta, — une série de dispositions qui constituent de nouveaux
droits pour le public. L'expéditeur peut affranchir la réponse de-
mandée à son correspondant. La réponse peut d'ailleurs être adres-
sée sur un point quelconque du territoire des états contractans; je
suis à Bruxelles par exemple, je puis demander qu'on me réponde
à Paris. L'expéditeur peut encore « faire suivre » sa dépêche, c'est-
à-dire en assurer la réexpédition autant de fois qu'il est nécessaire
pour atteindre un correspondant en voyage. Des facilités spéciales
ont été données pour l'envoi d'une même dépêche à plusieurs per-
sonnes ou à un même destinataire en plusieurs localités. Enfin, le
traité institua la dépêche a recommandée, » qui donnait des garan-
ties toutes spéciales à l'expéditeur. Celui qui envoyait une dépêche
recommandée recevait une copie intégrale du texte remis au desti-
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LA TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 373
nataîre, de façon à pouvoir constater qu'aucune faute n'avait été
commise. La dépêche <( de retour, » qui donnait cette répétition,
indiquait en même temps à quelle heure et entre quelles mains le
télégramme avait été remis; un motif quelconque avait-il empêché
la remise, on indiquait les circonstances qui s'y étaient opposées,
et Ton mettait ainsi l'expéditeur à même de faire suivre son mes-
sage, s'il le jugeait opportun. Toutes sortes de sûretés étaient donc
accumulées autour de ces dépêches, qui étaient soumises à une
double taxe.
Il faut mentionner aussi un nouvel ordre de messages, qui pre-
naient rang pour la première fois dans le service international. Des
sémaphores venaient d'être établis sur les côtes de plusieurs pays
pour correspondre avec les bâtimens en mer; les contractans s'en-
gagèrent à prendre toutes les mesures que comporterait la remise
à destination des dépêches venant de la mer. Dans ce cas en effet,
la taxe télégraphique ne peut plus être, comme elle Test d'ordi-
naire, perçue au départ, et il faut un concert international qui as-
sure Ja perception à l'arrivée.
Après avoir spécifié les diverses mesures dont nous venons de
donner un aperçu, réponse payée, dépêche recommandc'e, dépêche
à faire suivre, dépêche à destination multiple, message maritime,
le traité établissait explicitement que Ton combinerait de la façon
la plus libérale toutes les facilités offertes au public. Ces combinai-
sons arrivaient dans certains cas à créer des conditions tout à fait
nouvelles; la télégraphie se pliait ainsi à toutes les nécessités que
la pratique révélait et se prêtait à une foule de services pour les-
quels elle était autrefois impuissante.
III.
Les délégués en étaient arrivés au titre troisième du projet de
convention; ce titre comprenait toutes les dispositions relatives aux
taxes. C'est une remarque qui a pu être faite par chacun dans ces
derniers temps, que les questions de chiffres sont souvent celles qui
passionnent le plus les assemblées. On vit tout à coup parmi les dé-
légués de Paris la discussion, jusque-là calme et régulière, devenir
tuinul tueuse et confuse. La question de la taxe était celle à laquelle
chaque délégué attachait le plus d'importance et pour laquelle cha-
cun avait reçu de son gouvernement des instructions impératives.
En somme, il s'agissait d'établir un système dt taxes réduites, et
la réduction totale devait être considérable. 11 fallait donc que cha-
cun fît pour sa part un sacrifice important; mais chacun, avec les
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S7A REVUE DES DEUX MONDES.
inénagemens et les détours convenables, cherchait à faire porter
sur les autres le plus fort de la réduction. C'est pour ce résultat
que les divers délégués mettaient en jeu tout ce qu'il» pouvaient
avoir de ressources diplomatiques.
L'administration française avait bien compris qu'il serait diflidle
d'établir dès l'abord entre tant d'intéressés une entente commune.
Cependant elle mettait son honneur à voir aboutir l'œuvre d'union
qu'elle avait inaugurée, et elle apportait même un3 certaine co-
quetterie à faire adopter sans changement 'notable le projet qu'elle
avait préparé. Pour y arriver, elle n'avait voulu proposer que des
mesures générales qui ne pouvaient pas soulever d'opposition grave,
et elle avait rejeté à une époque ultérieure la détermination précise
des taxes effectives. Le projet se contentait donc de substituer le
principe de la taxe uniforme à celui de la taxe par zones. On se bor-
nait à établir que toutes les dépêches échangées entre deux états,
soit directement, soit par Tintermédiaire d'autres pays, senûcnt
soumises à une seule, et même taxe. Des accords particuliers inter-
viendraient dans chaque cas spécial entrî les gouvememens pour
fixer cette taxe et la partager entre les états intéressés, suivant le
parcours moyen des correspondances dans chaque territoire.
Il faut bien l'avouer, le projet rejetait ainsi sur l'avenir le plus
gros de la difficulté. Vingt et une puissances intervenaient à la con-
férence; si l'on songe au nombre de combinaisons que représentent
les ententes nécessaires entre ces puissances prises deux à deux,
trois à trois, quatre à quatre et ainsi de suite, on ne pourra man-
quer d'être effrayé du nombre d'arrangemens (1) qui devaient amsi
être conclus dans un bref délai. Sans doute, parmi les arrangemcns
théoriquement possibles, il n'y en avait qu'un très petit nombre
qui fussent nécessaires ou réellement utiles; mais en se réduisant
même à ceux-là, on se trouvait encore en face d'une série de trai-
tés vraiment inépuisable. Aussi des objections nombreuses s'élevè-
rent contre l'idée française. La plupart des délégués considéraient
l'établissement du tarif comme le principal motif de leur voyagea
Paris, et ils n'admettaient guère qu'ils pussent s'en retourner sans
avoir arrêté le chiffi-e des taxes afférentes à leur pays.
(1) Oa sait comme les nombres grossissent vite lorsqu'il s*agit de sommer les com-
binaisoas d'une quantité déterminée d*objets Donnons d*ailleurs ici un chiffre pour
fixer les idées. Laissons de côté les arrangemens deux à dcui, c'est-à-dîrc les eonren-
tions entre limitrophes, puisque, suivant les habitudes reçues, eUes restaient en dehors
du droit général. Prenons seulement les arrangemens trois à trois, quatre à quatre et
cinq à cinq; négligeons ceux qui supposent Taccord de plus de cinq puissances. Nous
arrivons ainsî^ pour le total de ces arrangemens possibles, au chlfire fort respectable
de 27,n6t.
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LA TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 375
Les amendemens, les conti-e-projets arrivèrent donc en foule
sur le bureau de la conCéreoce. Ceux qui ne se proposaient pas
encore d'établir un tarif gf^néral voulaient du moins restreindre par
certaiiies règles la liberté laissée aux états. C'est ainsi que Ton
battit en brèche le pouvoir, que des pays de vaste étendue vou-
laient se réserver, de diviser leur territoire en deux gi*andes cir-
conscriptions cofflpoitant deux taxes différentes. Il avait bien été
convenu que les colonies et les territoires hors d'Europe étaient
exceptés des arrangemens en voie de conclusion. La R !ssie et la
Turquie notaounent, avant d'envoyer leurs agens à Paris, avaient
spécialement déclaré qu'elles n'entendaient traiter que pour leurs
possessions européennes et laissaient entièrement de côté les pro-
vinces asiatiques. Tour les terres européennes même, des réserves
explicites étaient faites : la cour de Saint-Pétersbourg avait mis
pour condition expresse de sa participation aux conférences que la
Rossie d'Europe pourrait être paitagée en deux régions. On s'était
résigné à cette exception, et la Russie avait un droit incontestable
à la maintenir. Cependant le délégué de l'Espagne, faisant table
rase des réserves diplomatiques, s'éleva avec une grande vivacité
contre la mesure privilégiée dont la Russie était l'objet. Cette éner-
gique opposition refoula les prétentions qui étaient sur le point de
se produire, et elle triompha môme jusqu'à un certain point de la
détermination prise pax l'administration russe; celle-ci se contenta
de classer dans une catégorie spéciale les bureaux du Caucase , et
ce fut la seule exception admise en Europe au principe général.
On cherchait en même temps à établir d'autres règles au sujet
des taxes « terminales » et au sujet des taxes « de transit. » Les
délégués avaient en effet été amenés par la discussion à distinguer,
dans le tarif international, ces deux élémens qui se définissent
d'eux-mêmes : d'une part les taxes qui reviennent à chaque état
pour les dépêches qu'il expédie ou qu'il reçoit, d'autre part les
taxes qui reviennent aux intermédiaires pour les dépôches qui ne
font que traverser leur territoire. Ici les questions générales se
pressaient. Quel rapport y aurait-il entre les deu2 sortes de taxes?
La taxe terminale serait-elle forcément la môme que celle de tran-
sit? ou bien en serait-elle une portion déterminée? — Obligerait-oo
chaque état à n'avoir qu'une seule taxe de transit? Par exemple le
transit austro-germain serait-il le même entre les frontières de
Fnmce et de Russie d'une part, entre la Baltique et les Alpes d'autre
part? — Si la taxe de transit variait, serait-elle du moins fixe dans
chaque sens déterminé? L* union allemande par exemple, en rece-
vant des dépèches sur le Rhin pour les transmettre à la frontière
russe, serait-elle forcée de faire 1^^ mêmes conditions aux dépêches
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376 REVUE DES DECX MONDES.
françaises et aux dépêches espagnoles? Pourrait-on au contraire,
pour une même voie de transit, varier les taxes suivant les pays de
provenance ou de destination?
Voilà déjà un assez riche assortiment de questions; d'autres en-
core venaient se mêler aux débats. Une taxe une fois déterminée
par la conférence pourrait-elle être modifiée, abaissée par exemple,
par les intéressés sans le concours des autres puissances? Et dans
ce cas, comment définirait-on les intéressés au milieu de tant d'in-
térêts entre-croisés? Toutes ces données s'agitaient sans que les
idées en vinssent à s'éclaircir beaucoup. On vota cependant que la
convention contiendrait un tarif complet et déterminé de toutes
parts. C'était un grand point; mais le tarif ne se faisait pas. Per-
sonne ne voulait formuler son taux; chacun évitait de se laisser ac-
culer à des propositions précises et tournait court dès qu'on le ser-
rait de trop près.
La délibération relative aux taxes se traînait ainsi , sans cesse
ajournée et reprise, et menée d'ailleurs de front avec la discussion
des autres articles, car on ne voulait pas qu'elle en'Tavâî; à elle
seule les travaux de la conférence. Le délégué de la Suède lui fit
faire un premier pas important. Il demanda qu'une sous-commis-
sion fût chargée de s'entendre sur les intérêts des principaux
groupes européens. C'était d'ailleurs le représentant de la Prusse
qui avait proposé une division en trois groupes : le premier com-
prenait la Russie, les puissances Scandinaves et la Prusse; le second
était form ? de la Turquie, de la Grèce et de l'Italie; la France enfin
avec les autres puissances latines, avec la Belgique et la Suisse,
formait le groupe de l'ouest. On invita chacun des groupes à fixer
isolément l'ensemble de ses tarifs; les résultats devaient ôtie combi-
nés, et on arriverait ainsi à un système général où seraient conser-
vés, autant que possible, les rapports établis par le premier travail.
Tel était l'esprit de la proposition suédoise. Les trois groupes s'é-
tant formés, les délégués de la Prusse, de l'Autriche et de la France
furent respectivement désignés comme leurs représentans offi-
cieux, et ils s'attachèrent dès lors à triompher des incertitudes de
la conférence. Leur travail était double : d'une part, dans chaque
groupe, ils ébauchaient des arrangemens limités; d'autre part,
réunis en sous-commission, ils s'étudiaient à établir une certaine
harmonie entré ces eflbrls isolés. On peut remarquer que Ton en
venait ainsi à exécuter, sous une forme pratique et commode,
l'idée qui avait dirigé l'administration française dans la rédaction
de son projet : on procédait par séries de conventions partielles;
mais on le faisait en présence même des intéressés et l'on suppri-
mait toutes les lenteurs de la diplomatie.
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LA TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 377
Tout compte fait, la solution tardait à se dessiner. Il ne semblait
pas qu'on fût près d'obtenir le résultat si laborieusement cherché.
Le 15 mars, à la sixième séance, les délégués français, résolus à
frapper un grand coup, déposèrent sur la table de la commission
une note qui tranchait dans le vif toutes les difficultés. Il ne s'a-
gissait de rien moins que d'admettre une taxe unique, — abso-
lument unique, — pour toutes les dépêches échangées entre les
divers états de l'Europe. Comme le nombre des pays où une dé-
pêche peut passer sans sortir d'Europe n'excède pas six, la note
française admettait le chiffre de 6 francs pour cette taxe intema-
tionali. Les pays de transit recevraient chacun 1 franc ou 50 cen-
times, suivant l'étendue de leur territoire; les états extrêmes se
partageraient le reste, soit en parties égales, soit dans la proportion
de deux à un, suivant que ces états seraient de même ordre ou g
d'ordre différent.
C'était là, comme on voit, une solution tout à fait radicale, si
radicale qu'elle fut regardée comme inadmissible. Du moins les dé-
libérations de la conférence en reçurent un coup de fouet, et c'était
là Je Jbut que se proposaient les délégués français, qui n'avaient
point espéré que leur projet fût pris au pied de la lettre. Un chiffre
avait enfin été prononcé et pouvait servir de base à la discussion ;
la taxe moyenne de 6 francs, bien différente de celle qui était alors
en pratique, fut dès lors regardée comme l'objectif des décisions à
prendre. Chacun se vit obligé de démasquer ses batteries et de dé-
finir nettement ses intentions. En même temps la conférence trouva
une forme nette et précise pour déterminer l'ensemble des tarifs
inlemationaux. Il y avait là en effet une difficulté, secondaire, mais
réelle, et que les délégués avaient longtemps désespéré de résoudre;
ils s'embarrassaient dans des barèmes compliqués, dans des ta-
bleaux à nombreuses colonnes et à clés multiples, qui n'offraient à
l'esprit rien de satisfaisant. C'est alors qu'on en vint à distinguer
les taxes « terminales » et les taxes « de transit, » conformément
aux définitions que nous avons fait connaître. Le choix de ces don-
nées éclaira la question et facilita le travail; bientôt l'ensemble des
tarifs put être enfermé dans un cadre clair et d'un maniement
facile.
Deux tableaux distincts furent dressés. Le premier donnait les
taxes terminales; chaque pays y indiquait le taux de ses correspon-
danœs pour les différens contractans. L'Italie par exemple n'avait
qu'une taxe pour toutes les dépêches échangées avec l'union austro-
allemande, une autre pour les dépêches échangées avec la Belgique.
La division en régions avait entièrement disparu, au moins pour ce
qui concerne l'Europe, une seule exception étant faite, comme nous
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378
REVUE I>£S DEUX H<»KDES.
l'avons dit déjà, en f iveur des bureaux russes du Caucase. La Rus-
sie d'Asie, la Turquie d'Asie, intervenaient seules au tableau comme
divisées en régions. — Le second tableau donnait de même les dif-
férens transits. Chaque état avait fixé les siens pour chacun des eon-
tractans, suivant sa convenance, en tenant compte des avantages
respectivement offerts. Le principe de la liberté avait ainsi prévalu,
mais le contrôle de la conférence avait harmonisé les résultats.
La taxe d*état à état résultait facilement de ces deux tableaux.
On n'avait qu'à ajouter les taxes de transit aux taxes terminales.
Comme d'ailleurs elles étaient presque toutes échelonnées entre
50 centimes et S francs, il en résultait un tarif très simple et sur-
tout très modéré (1). La convention de Paris inaugrira donc une
forte réduction dans le prix des dépêches. Cette réduction, jointe
aux autres facilités qui résultaient du traité, imprima en réalité use
puissante impulsion à la correspondance internationale.
En même temps que le taux de la taxe donnait lieu aux débats
dont nous avons présenté le résumé, la conférence réglait «ne sé-
rie de questions accessoires relatives au même objet. On décidait
que le franc serait l'unité monétaire employée par toutes les nations
dans la composition des tarifs, et la commission arrêtait la valeur
du franc estimée en monnaie de chaque pays (2). Dn esprit de sim-
plification était introduit en même temps dans la comptnbîlîté inter-
nationale. Ce n'est point une petite diffic Ité que d'établir correc-
tement et en toute exactitude le décompte de ce qui revient à chaque
pays dans la taxe des dépêches. Il faut enregistrer chaque télé-
gramme en particulier, en spécifier le nwnbre de mots,^ mettre en
évidence les frais accessoires, etc.; c'est un détail interminable. La
convention, sans prendre à cet égard de mesures bien radicales,
établit du moins que l'on tâcherait d'établir les décomptes gêné-
(!) Les exemples suîvans, pris au hasard, permettront de Juger dti progrès qui était
réalisé sous le nq)port du prix des dépêches :
Tarif wuveau.
Dépêches de France en Turquie. 10 f.
De France en Russie (le Caucase
excepté) 10 f. 50
D*Italie pour la Suède 0 f.
Tarif ancien.
Dépè hcs de Paris pour Constan-
tinople 91 f.
De Paris pour Moscou 24 f.
Dépêches de Naples pour Stoc-
kholm 30 f.
(2) Les yalcurs ainsi arrêtées par la commission sont les suivantes : en Autriche
40 kreuzcrs, — > dans le grand-duché de Bade, en Bavière et en Wortemherg, 38 krea-
zers, — en Danemark 35 shillings, ^ en Espagne 40 écus, — en Grèce 1,11 drachmes,
— en Hanovre, en Prusse, en Saxe 8 silbergros, — dans les Pays-Bas 50 cents, --
en Portugal 162 reis, — en Russie 25 kopecks, — en Suède 72 Ores, — en Norvège
22 shillings.
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LA TÉLÉGRAPHIE LVTERNATIONALE. 379
ranx en se référant seulement an nombre des dépêches et en iiégU-
geant toutes les différences qu'elles présentent (nombre de mots,
frais de poste et d'exprès, etc.); mieux encore, on chercherait à
établir, en opérant sur des périodes convenablement choisies, des
moyennes qui éviteraient une comptabilité détaillée.
Il faut dire que jusqu'ici les faits n'ont donné qu'une médiocre
satisfaction an désir de la conférence. La méthode qu'elle a recom-
mandée n'est entrée que péniblement dans la pratique, et ce n'est
que depuis très peu de temps que le système proclamé en 1865
commence à se généraliser. Il a reçu pourtant dans un cas particu-
lier une application brillante, si brillante qu'elle dépasse môme les
modestes espérances que la commission avait formulées. En opérant
comme nous l'indiquions tout à l'heure, on réalise des simplifica-
tions notables, mais en somme on a toujours un compte à tenir. Ne
pourrait -on, dans certaines circonstances, s'affranchir de tout
compte? Que si, en examinant les moyennes, on arrive à recon-
naître, dans tel ou tel cas particulier, que la circulation est la même
dans les deux sens, les taxes terminales étant d'ailleurs équiva-
lentes de part et d'autre, chacun gardera les sommes qu'il a per-
çues, et on pourra se dispenser de l'échange de tout décompte.
Tel est le fait qui se présente dans les rapports de la Fiance avec
la Prusse, et depuis plusieurs années déjà ces deux puissances ont
adopté ce mode de procéder éminemment commode, qui consiste
à supprimer tout décompte international. Ce systènae, récemment
étendu au service des postes dans un traité conclu entre la Prusse et
la France, a donné lieu à des critiques évidemment mal fondées.
Il y a là un exemple qui mérite à coup sûr d'être imité, et dont on
pourrait tirer parti dans beaucoup de circonstances.
IV.
Après avoir ainsi réglé un certain nombre de questions plus ou
roràos professionnelles, la conférence devait s'occuper d'assurer
l'avenir des rapports internationaux et la continuité de l'œuvre
qu'elle inaugurait. C'était là l'objet du titre V* du projet de conven-
tion. Et d'abord la convention elle-même devait être soumise à des
révisions périodiques. Des conférences auraient lieu à cet effet suc-
^^essivement dans la capitale de chacun des états contractans. Le
projet fixait à deux ans l'intervalle de ces réunions; mais on fit re-
marquer qu'il était inutile d'établir une périodicité si régulière et
<IHe, sous l'empire des traités partiels conclus dans le passé et qui
avaient de même établi des réunions périodiques, on avait toujours
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380 REVUE DES DEUX MONDES.
été conduit à violer les délais réglementaires. Les délégués de TAu-
triche proposèrent en conséquence de ne point fixer d'époque pour
les réunions; on s'assemblerait sur la demande de trois des con-
tractans ou sur celle de Tétat dont la capitale serait désignée pour
recevoir les délégués. Plusieurs membres dans la réunion répu-
gnaient à rester dans celte sorte d'incertitude. Enfin on décida que
chaque conférence déterminerait la date de l'assemblée suivante.
La prochaine réunion fut alors fixée à l'année 1868.
Piacerons-nous ici un petit incident qui porte avec lui son ensei-
gnement? L'envoyé suédois, représentant d'un pays de neiges, où
les voyages sont incommodes en hiver, demanda que le projet con-
tint une disposition explicite pour limiter à la saison d'été les réu-
nions des commissaires. On lui fit remarquer qu'un pareil article
n'était guère de nature à être inséré dans le traité, mais que, Tex-
pression de son désir demeurant au procès-verbal, on en tiendrait
nécessairement compte dans l'avenir. Le délégué suédois se déclara
satisfait; pourtant la date à laquelle s'est tenue à Rome la dernière
conférence (l" décembre 1871) montre qu'il eût mieux réussi en
exigeant une garantie plus formelle : l'envoyé norvégien, retenu
par la difficulté que présente aux abords de décembre la naviga-
tion de la Baltique, ne put arriver à Piome qu'au cours de la confé-
rence. Ne vous fiez pas trop aux mentions insérées dans les procès-
verbaux des assemblées délibérantes; rien ne vaut un bel et bon
article bien précis.
Les questions principales étant réservées à la convention et aux
conférences, qui devaient périodiquement les réviser, on décida que
les règles de détail seraient insérées dans un règlement arrêté de
concert entre les différentes administrations t(^légraphiques; ces ad-
ministrations pourraient en tout temps modifier ce règlement ff un
commun accord. Pour que de semblables modifications pussent se
faire sans désordre, il fallait évidemment créer à titre permanent
une sorte de pouvoir exécutif. La conférence de Paris le comprit.
Néanmoins elle n'entra que faiblement dans cette voie. Elle décida
que l'administration de l'état où se serait tenue la dernière confé-
rence recevrait les demandes de modification, les instruirait, con-
staterait l'assentiment des intéressés, et ferait ensuite toutes les no-
tifications nécessaires.
Comme on le voit, la conférence de 1865, amenée par la nature
des choses à instituer une sorte d'hégémonie télégraphique, en
limitait strictement l'action. Les diverses administrations restaient
chargées d'échanger directement entre elles les renseignemens
émanés de chacune d'elles. Chacun s'engageait d'ailleurs à dresser
toutes les années un tableau statistique du mouvement des dépê-
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LA TELEGRAPHIE INTERNATIONALE, 381
ches sur son réseau et à publier tous les documens relatifs à son
administration intérieure; mais ces divers élémens n'étaient pas
centralisés; chacun conservait le soin de les envoyer à qui de droit,
ainsi qu'il avait été pratiqué jusque-là pour les pièces analogues.
On fit cependant une exception. L'administration française fut ex-
pressément désignée par un article spécial pour dresser et publier
périodiquement une carte officielle des relations télégraphiques em-
brassant l'ensemble du réseau international. La France devait sans
doute cette mission exceptionnelle à la publication d'une carte du
réseau français qui venait de sortir des ateliers de Timprimerie im-
périale et qui, figurant sous des couleurs vives et variées les con-
ducteurs télégraphiques de différente nature, avait probablement
séduit les délégués par son aspect élégant.
Ici nous devons dire que la conférence de Paris, si elle eût adopté
les vues de l'administration française, eût fait un pas bien plus dé-
cisif vers l'établissement d'une véritable hégémonie. Le projet fran-
çsds contenait le germe d'une institution qui, momentanément
ajournée, fut re^prise plus tard à Vienne sous le nom de bureau in-
temaiionaL Aux termes du projet, il y aurait eu une commission
composée des délégués de chacune des administrations et qui eût
été chargée de « dresser la carte complète des réseaux, publier des
tarifs communs et procéder à toutes les études d'utilité générale. »
Elle eût fonctionné dans la capitale de l'état où la dernière .confé-
rence aurait été tenue et sous la direction du chef de l'administra-
tion télégraphique de cet état. On objecta, — ce fut le délégué sué-
dois, — que les travaux d'utilité commune qui pouvaient se placer
entre deux conférences n'étaient pas assez considérables pour mo-
tiver la réunion permanente de tant de délégués. C'était là une
raison valable; mais il était facile de répondre que l'on pouvait li-
miter le nombre des délégués, plusieurs nations pouvant s'entendre
pour confier un mandat commun à un seul agent; la commission
pouvait donc se réduire à un aussi petit nombre de personnes qu'il
serait jugé nécessaire dans la pratique. En fait la proposition fut
écartée sans grande discussion, et les délégués français, par un mo-
tif facile à comprendre, n'insistèrent pas sur leur projet. Comme la
conférence se tenait à Paris et que les habitudes du passé semblaient
ainsi assigner à la France l'espèce d'hégémonie dont il était ques-
tion, ils craignirent qu'on ne les soupçonnât de vouloir se mettre au
premier rang. C'est là sans doute la principale raison pour laquelle
fut ajournée l'institution projetée et pour laquelle on se borna aux
demi-mesures.
L'Europe entière, ou bien peu s'en faut, avait pris part à la con-
vention. 11 fallait cependant prévoir les adhésions qui pourraient se
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382 ttiVUE DES DEUX MONDES.
produire soit de la part d*autres états, soit de la part des compa-
gnies privées; on voyait en eflat déjà se giouper autour du réseau
eui*opécn toute une série de sociétés concessionnaires de lignes
sous-marines. On s'engageait à imposer autant que possible les rè-
gles de la convention aux compagnies priyées auxquelles seraient
concédées des lignes, soit sous-mariaes, soit terrestres. Il était na-
turel en effet que, pour jouir du bénéfice de la convention, pour
profiter des taxes si réduites qu'elle instituait, les nouveaux adhé-
rens apportassent non-seulement l'obligation de suivre les règles
du traité, mais aussi un système de taxes en harmonie avec le taiif
maintenant arrêté. Or les compagnies sous-marines ont une ten-
dance aux très grosses taxes. Les divers états s'engageaient en
commun à réogir contre elles. Quant aux moyens d'action, aux
modes de coercition à réserver contre les nouveaux adhérens, la com-
mission aborda ce sujet, mais en l'efBeurant seulement. Les diffi-
cultés n'étaient pas encore bien pressantes, parce que les réseaux
sous-marins ne faisaient que de naître.
Les dernières séances de la commission furent* employées à la
réduction du règlement annexe, dont l'administration française
fournit encore les élémens. Les délégués spéciaux, ayaat terminé
leur tâche, purent enfin remettre leur travail entre les mains de la
conféieace diplomatique qui devait le sanctioxmer. Deux séances
générales furent encore tenues à cet effet au ministère des affaires
étrangères, et M. Drouyn de Lhuys, dans un discours de clôture,
put à bon droit faire ressortir les services que venait de rendre à
TEurope une conférence qui était un véritable congrès de la paix,
tt S'il est vrai, disait le ministre, que la guerre ne provienne sou-
vent que de malentendus, n'est-ce pas en déti^uire l'une des causes
que de faciliter entre les peuples l'échange des idées et de mettre
à leur portée ce prodigieux engin de transmission , ce fluide élec-
trique sur lequel vole la pensée à travers l'espace?.. De plus, ce ne
sera pas sans avantages réciproques que des hommes d'élite, placés
à la tète de grands services publics dans leur pays, seront venus de
tous les points de l'Europe mettre en commun les résultats de leur
expérience et constituer une sorte d'enseignement mutael de haute
adminlstratîoD» Il est certain que les relations personnelles qui
viennent de s'établir entre les chefs des services télégraphiques de
tous les états du continent faciliteront, dans la pratique, les rap-
ports officiels, et contribueront à aplanir ces difficultés que les rë-
glemens les mieux concertés ne sauraient toujours prérveoir. »
On avait effectivement sous les yeux un exemple décisif de ce que
le rapprochement des iadividas peut faire pour tempérer les difficul-
tés administratives ou politiques. Les rapports étaient des plus tea-
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LA TiLÉGRAPUlfi LMERNAJNIONALE. S83
dus, à l'époque de la conférence de PîU'is, entre l'Autriche et ritaUe.
Les délégués respectifs des deux pays se regardaient de mauvais
œil au sein de la commission et ne laissaient pas de se parler d'un ton
acerbe. Les signatures mêmes des deux ambassadeurs étaient comme
étonnées de se rencontrer sur un même instrument diplomatique»
et c'est là sans doute ce que voulait dire M. Drouyn de Lhuys dans
cette phrase un peu énigmatique : « Il faut remarquer que» la con-
vention qui vient d'être négociée n'ayant eu pour objet que les
règles d'un service international, la signature de cette convention
ne saurait» au point de vue politique, préjudicier en rien à l'atti-
tude et aux rapports des gouveraemens entre eux. » En bon fran-
çais, cela voulait dire que MM. Nigra et de Metternich conservaient
le droit de se détester et de se combattre oiBciellement. Fâcheuse
réserve! dirons-nous. Non; d'ailleurs il n'est pas vrai que l'entente
établie sur les questions administratives laisse toute carrière aux
mésintelligences politiques. Signons autant d'arrangemens spéciaux
qu'il sera possible, et soyons sûrs que les haines nationales se trou-
yeroût amorties d'autant.
Nous voUà rameni^s à notre point de départ. C'est une œuvre
fructueuse entre toutes et véritablement digne d'intérêt que celle
que les délégués de l'Europe viennent de faire sous nos yeux au-
tour du tapis vert de la conférence de Paris. Quelles que soient les
questions traitées, n'est-ce point un spectacle plein d'enseignemens
que de voir les représ. ntans de l'Europe entière assemblés dans
un dessein d'utilité commune? Au travail proposé, chacun apporte
ses aptitudes spéciales; chacun prend sa part à l'œuvre d'ensemble.
Voici d'abord le Français : il fournit sa langue, cette sorte de langue
universelle, qui ne perdra sans doute pas de sitôt le privilège de
servir aux relations internationales; il apporte encore cet esprit de
généralisation qui étend et élève les questions. Voici le Prussien;
ralde et méticuleux, il oblige la conférence à régler toute sorte de
points secondaires, ne voulant rien laisser à l'interprétation de
Tavenir. Le Russe est autoritaire; il sera de bon conseil dans un
service où la centralisation est indispensable, où l'unité de direc-
tion est impérieusement commandée par les besoins de la pratique.
L'Italien a depuis quelques années fait preuve d'une merveilleuse
habileté à régler tous les détails administratifs; il fournit naturel-
lement à une conférence européenne des vues fines et ingénieuses;
la statistique, dont il a fait un art, donne entre ses mains les leçons
les plus élégantes. Voici l'Espagnol, qui se laisse emporter par
quelques idées absolues; il touche parfois à la chimère, et on re-
connaît chez lui à quelques traces le tempérament du héros de Cer-
vantes. Voici encore le Suisse d'un côté, le Belge de l'autre; leurs
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38& REVUE DES DEUX MONDES*
pays sont petits, mais le rôle en est grand; ce sont des hommes
d'expérience, des fonctionnaires laborieux, rompus à tous les dé-
tails du service, des guides sûrs auxquels la conférence pourra re-
courir chaque fois qu'elle perdra sa route. Le fez ottoman ne dé-
pare point une semblable réunion; l'envoyé turc, sans suggérer de
solution originale, accepte du moins avec grâce celles que FEurope
élabore; il apporte au milieu de ses collègues le6 raffinemens sub-
tils de la politesse orientale.
Pour en revenir aux délégués de 1865, signalons l'heureuse har-
monie qui a régné entre eux. Leur œuvre a répondu parfaitement
à l'esprit qui avait provoqué leur réunion. La France, avons-nous
dit, avait fourni, par son avant-projet, la matière des délibérations
et le canevas de l'œuvre commune; la conférence s'est associée sans
réserve à l'idée française, et s'en est pénétrée de telle sorte qu'elle
a mis, dans les corrections qu'elle faisait au projet primitif, le sen-
timent d'ordre et de méthode avec lequel il avait été préparé. Aussi
la convention signée en 1865 a subsisté depuis lors sans modifica-
tions importantes et n'a demandé dans la pratique que des perfec-
tionnemens de détail. Ce n'est pas à dire que cette œuvre fût par-
faite : nous avons signalé, chemin faisant, un des points principaux
où elle laissait à désirer. On avait proclamé l'association désintérêts
et posé les règles d'une exploitation commune dans le service télé-
graphique, on avait fondé d'une manière durable l'institution des
conférences périodiques; mais la direction du service, dans l'inter-
valle des conférences, restait incertaine et flottante. C'est de ce côté
surtout qu'il y avait des progrès à réaliser. Il nous reste à dire ce
qui depuis lors a été fait dans ce sens.
i Edgar Saveney.
(/^ seconde partie à un procfiain n*».)
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LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JEROME BONAPARTE
d'après lis documiitb allbmanos
BT rRANÇAIS
I. h Moniteur loestphalien, 1807-1813, journal bilingue. — II. Mémoirti et Correspondance
du roi Jérôme, 7 toI., 1861-1868 (renfermant le Journal de la reine Catherine, les rapporta
de Reinhard, etc.). — II I. Correspondance de Napoléon 1er, u XIII et suiv. — IV. Le
Bfiyaume de Wesiphalie, Jérôme Buonapœte, sa cour, ses favoris, ses ministres, Paris 1820.
— V. Bmestine Ton L , Kônig Jérôme und seine Familie im Exil, Leiprig J870. —
VI. Lyncker, Gcschieftte der Insurreetionen tviderdas u>estpltàlisehe Gouvernement, Oœttingen
1880. — VII. Vehse, Geschichte derdeutschen ffôfe seit der Re formation, 48 vol., Hambourg
1851^. _ Yiil. Berlepsch, Sammlung wielitiger Uikunden und Aetenstûcke. — IX. Ruck-
hlidse auf die Zeit ,df9 westphàlisehen KœnigrHehes, dans la JUinerva, juillet 1326. —
X. Oemian, StaSistik der Uheinbandstaaten, i toI., Francfort 1812. — XI. Voyex aussi un
corieoz roman de Kœnig, Kônig Jerome's Cameval, Leipzig 185ô.
I.
LA FONDATION DU ROYAUME DE WESTPHàLIE.
Depuis le triomphe inespéré des armes prussiennes, l'esprit alle-
mand s'est subitement enorgueilli au point d'oublier qu'il dût quel-
que chose à l'esprit français. Pour employer le langage d'outre-Rhin,
le germanisme [deutschthum) prétend ne plus rien avoir de commun
avec le romanisme {welschthum). Il se targue fièrement de la pu-
reté de son sang et de l'originalité de ses conceptions. Il ne nous
doit rien; de quoi se compose après tout notre bagage (1)? La révo-
(l) t Si les Français ne vealent pas s'abtmer entiôrement dans la vieille corruptioa
Tovi CL — 1872. 25
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3M REVUE DES DEUX MONDES.
lution française, les idées françaises sont des hâbleries parisiennes
que le pur germanisme doit rejeter au même titre que ces modes
françaises dont on a trop longtemps subi l'empire. On ne veut
plus de nos chiffons d'aucune sorte. Ce dédain subit pour les clioses
françaises étonne bien un peu ceux qui savent tout ce qu'il y a de
matériaux français dans la civilisation allemande. Sans remonter
trop loin dans le passé, peut-on oublier que Berlin doit sa fortune
à l'immigration des protestans français, et que le point de départ
des progrès scientiGques et philosophiques de la Prusse, c'est la
domination de l'esprit français à la cour de Frédéric II? La révolu-
tion et l'empire ont fait plus : l'Allemagne occidentale tout entière
est devenue, par nos victoires et par nos exemples, une sorte de
Germanie française. La rive gauche du Rhin a fait partie intégrante
de notre territoire pendant vingt ans. Sur la rive droite, dans les
cours et les capitales de la confédération du Rhin, à Garlsrube, à
Stuttgart, à Munich, à Darmstadt, on voyait dans la France l'amie
et l'alliée, dans la Prusse et l'Autriche l'étranger et l'ennemi.
C'est sous nos drapeaux, sous les ordres de nos généraux que se
sont formées les armées badoise, bavaroise, hessoise, wurtem-
bergeoise, thuringienne, saxonne. Partout on ne parlait que la
langue française, on ne lisait que les livres français, on n'imitait
que les administrateurs et les militaires français. C'était le code
Napoléon qui, du Rhin à l'Elbe, détrônait les vieilles lois souabes,
boîavares ou saxonnes. Cependant Napoléon voulut donner de plus
parfaits a modèles » de réorganisation et d'administration française
à nos imitateurs d'outre-Rhin. Sur la rive droite du grand fleuve,
au cœur même de l'Allemagne, il créa de toutes pièces trois états
franco-allemands, de grandeur inégale, mais également fondés sur
les lois et les principes qui régissaient la France. Alors s'élevèrent
successivement le grand-duché de Berg en 1806, le royaume de
Westphalie en 1807, le grand-duché de Francfort ou état du prince-
primat en 1810. Le grand-duché de Francfort, comme l'électeur-
et friTolité gallo-romaine, ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de se réconcilier loya-
lement avec nous, Allemands, et d'apprendre enfin quelque chose de nous, qui arons
imité si longtemps leurs extravagances... n y a encore parmi eux quelques bons élé-
mens qui proviennent du sang germanique, franc, bnrgonde, wisigotb, qui couk daos
leurs veine», etc. » W. Menzel, Elsats und Loihringen sind und bMben unter, Stutt-
gart 1870. —Avec un peu plus de méoagemeos que le vieux mangtur de Français, les
historiens plus sérieui disent à peu près la même chose. «Longtemps Timagination de
tous les libéraux en Europe a été possédée de cette idée que la révolution françaîie
avait été le point de départ d'une ère nouvelle, et que son programme avidt été le mo-
dèle do toutes les créations futures de la liberté, n Pi^ace du t. IV, partie n, d0
VHûtoire de la névolutUm par M. de Sybel (Dûsseldorfif 1871), qui a « changé tout
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LE BOTAUHE M WESTPHAlIE, 387
archevêque Dalbergle proclamait dans sa patente constitatîonnelle,
n'était qu'une copie du royaume de Westphalie; le grand-duché de
Berg au contraire peut en être regardé comme l'ébauche.
Avant les fatales réunions de 1811 (Oldenburg, Hanovre, vîH6S
haoséatiques), Napoléon I"" avait paru tenir fortement à ce principe
que le Rhin devait former la limite de la France. Il ne voulut rien
prendre pour elle, ni des dépouilles autrichiennes en 1805, ni des
dépouilles prussiennes en 1806. <( J'ai assez du Rhin, » était le
mot qu'il répétait sans cesse à ses confidens et aux députations
berlinoises. En 1808, lorsque le sénatus-consulte du 21 janvier
réunit à l'empire les villes et territoires de Kehl, Castel, Wesel,
FIessiDgue,lesconsidéransde cetacteinvoquaientleméme principe:
« Si l'extrême modération de sa majesté l'empereur et roi n'avait
déjà éclaté aux yeux de TEurope,... on s'étonnerait sans doute de
voir un prince, dont les aigles ont victorieusement plané depids
l'Adriatique jusqu'au Niémen, convoquer solennellement le sénat
français pour ne lui proposer la conservation que de quatre points
pour amsi dire imperceptibles dans l'immense étendue de ses con-
quêtes... Son génie a fait la France assez grande. »
Mais constituer en pleine Allemagne un état presque français, plus
étroitement rattaché à la France, à Tempire, à la dynastie, que les
états allemands de la confédération, qui implanterait en Germanie
les institutions, les lois, presque la langue et le sang français, qui,
gouverné par un prince de la famille impériale, recevrait plus di-
rectement les ordres et les inspirations de l'empereur, était une
idée déjà ancienne chez Napoléon. Dès 180Ô, cette idée avait pris
corps dans le grand-duché de Berg. Formé de territoires cédés
parla Bavière, la Prusse ou la maison de Nassau, peuplé d'envi-
ron 900,000 habitans, situé sur le Rhin, à la frontière même et sous
la protection immédiate de la France, avec ses cantons industriels
de la Marck et sa capitale artistique et lettrée de DûsseldoriT, 9
constituadt un charmant état. On y avait établi Tégalîté devait
loi du bourgeois et du paysan, du maître et du compagnon, de
Fancien serf et de l'ancien seigneur. On avait aussi fait sa part à la
liberté : comme à Francfort et dans la Westphalie, il devait y avoir à
Diisseldorif une représentation nationale fondée sur les célèbres
maximes de l'an vui. Les communes, les districts, les départemens
avaient leurs conseils quasi-électifs à côté des agens du pouvoir cen-
tral. L'égalité religieuse s'était établie entre les catholiques deDûs-
scldorff, les réformés de Nassau, les luthériens de la Marck; en 1811,
quand l'empereur visita le grand-duché, on lui présenta en une
seule députation les ministres des différons cultes, et c'est le rab-
bin qui fit le compliment. Naturellement on dota te nouvel état du
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388 BEYDE DES DEUX MONDES.
oode Napoléon, de la conscription, du système décimal des poids
et mesures, etc.
Napoléon avait donné à son beau-frère Murât, devenu son altesse
royale le grand-duc Joacbim, les plus sages conseils. « Ne vous
pressez pas, lui disait-il; pour bien constituer le pays de Berg et
Glèves, il faut se donner le temps d* observer et de voir. Faites re-
cueillir tous les renseignemens, après quoi il vous sera possible
d'arriver à une organisation qui convienne aux habitans et à vous,
et qui rende vos voisins envieux de faire partie de votre domina-
tion. Cest là surtout le but qu*il faut se proposer (â août 1806). »
Malheureusement le prince Murât, et surtout sa femme Caroline,
ambitieuse comme une Bonaparte, se trouvaient déjà déplacés dans
un simple grand-duché. Il fallait à Murât une couronne royale :
l'Espagne surtout lui souriait; Naples ne fut qu'un pis-aller. Dans
ses courtes apparitions à Dûsseldoriï, il éblouit, il séduisit ces po-
pulations belliqueuses par ses façons de paladin, ses panaches et
ses costumes de théâtre, sa belle prestance militaire, la réputation
de ses hauts faits, sa hâblerie méridionale; mais il s'y occupa surtout
à faire un peu d'argent aux dépens des forêts et des domaines.
Il traita les affaires du grand-duché comme il eût mené une charge
de cavalerie. Il manqua même de se faire déclarer la guerre par
le roi de Prusse, et parla un jour de s'enfermer dans Wesel pour y
soutenir un siège contre Napoléon. Quand il « passa roi de Naples, »
l'empereur disposa du grand-duché en faveur d'un fils de Louis de
Hollande. Administré par un conseil de tutelle dont fut membre le
comte Beugnot (1), Berg cessa de figurer dans les grands projets
napoléoniens de remaniement de l'Allemagne. Citait le tour de la
Westphalie.
Les projets de Napoléon se précisent et s'agrandissent à mesure
que les circonstances semblent les favoriser. Après la déclaration
de guerre à la Prusse, c'est déjà un grand état, c'est un royaume
qu'il veut fonder, c'est un de ses frères qu'il veut asseoir sur ce
trône nouveau. La sollicitude toute spéciale avec laquelle il suit les
progrès ou les fautes de son frère Jérôme, l'âpreté avec laquelle il
combat le mariage avec M"* Patterson, cette alliance wurtember-
geoise décidée dans les premiers mois de 1806, ce commandement
en chef des auxiliaires bavarois et wurtembergeois confié à un jeune
homme qu'on voulait signaler à l'attention du monde et surtout
de l'Allemagne, ne laissent aucun doute sur l'objet de son choix*
Après léna, il sait où il placera le nouveau royaume; après la chute
de l'électeur de Hesse-Cassel, il sait quelle en sera la capitale; en
(1) Voyez les Mémoires da oomte Beugnot, 2 toI. in-8*; Paris iSCS.
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LE BOYAUME DE WESTPHALIE. 389
décembre 1806, îl en a déjà déterminé les limites, car, dans un
traité du 11 décembre avec l'électeur de Saxe, il oblige celui-ci à
céder au prince désigné par sa majesté l'empereur des Français,
roi dllalicy ses possessions de Thuringe situées entre l'Eichsfeld
et Erfurt. Après avoir hésité longtemps s'il n'y engloberait pas les
petits duchés saxons de Weimar, Gotha, Coburg, Meîningen, Hild-
bnrgbausen, il se décide à ne pas lui faire dépasser le cours de la
Werra. Il nous reste à voir aux dépens de quelles dynasties Napo-
léon réussit à établir la sienne sur un des trônes de l'Allemagne
nouvelle,
I.
La journée du là octobre 1806 fut le coup de mort de la domina-
tion prussienne en Allemagne. La puissance morale fondée par Fré-
déric 11 fut brisée comme la puissance matérielle; le fruit de tant
d'efforts depuis la fameuse ligue des princes pour amener les états
secondaires de l'Allemagne à se ranger sous Thégémonie prus-
sienne parut perdu. Les cliens de la Prusse furent partout sacri-
fiés. Dans l'Allemagne occidentale, trois maisons souveraines avaient
« cessé de régner. » La maison d'Orange, qui avait déjà été chassée
de Hollande, terminait son éphémère domination àFuIda; son chef
avait commandé une division de l'armée prussienne, c'en fut assez
pour attirer la colère intéressée de l'empereur. Deux autres dynas-
ties, qui avaient jeté dans les pays qu'elles gouvernaient des racines
profondes et dont la fortune remontait aux origines mêmes de l'Alle-
magne, ne coûtèrent pas plus d'effort à déraciner : la Hesse-Gassel et
Brunswick.
Il est curieux que la Hesse-Gassel ait deux fois, en 1806 et en
1866, payé les frais de la réorganisation de l'Allemagne. Le fonda-
teur de la confédération du Rhin la rencontra sur son chemin,
comme plus tard le promoteur de la confédération de V Allemagne
du nord; tous deux la brisèrent sans pitié.
Le landgrave Guillaume, qui fut plus tard Guillaume !•% électeur
de Besse-Cassel, était né en 1743 du landgrave Frédéric II et d'une
mère anglaise, Marie, fille du roi George II. Quand le landgrave
Frédéric se fit catholique, il fallut donner des garanties aux senti-
mens protestans du pays violemment surexcités. Sous la médiation
du roi de Prusse Frédéric le Grand fut conclu un acte de garantie
religieuse (1754), en vertu duquel le prince héritier dut être soi-
gneusement élevé dans la religion de ses pères et obtenir à sa ma-
jorité le gouvernement du comté de Hanau. Élevé à Gœttingen,
puis à la cour de son oncle Frédéric Y de Danemark, il dut partager
avec ses deux frères, Charles et Frédéric, les leçons excellentes
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300 B£YC£ DBS DEUX II0KDE8.
de^Severy, dont le premier nous parle dans ses mémoires (1). Guil*
laume profita médiocrement de ces leçons exceptionnelles, et res-
sembla fort peu à son frère Charles, dont l'esprit était si ouvert
aux idées nouvelles et même chimériques du siècle. Un touriste sué-
dois, Biomstal, qui le visita en 177A à sa petite cour de Hanao,
assure pourtant qu'il était « grand ami des sciences^ et qu'il vivait
pour ainsi dire dans sa bibliothèque. » Il avait même écrit de sa
propre main des Tableaux de Vhistoire de Hanau^ de la Hetse*
Cas$el et de la France^ un arbre généalogique des landgraves de
Cassel et des comtes de Hanau, une Histoire des Romains depuis
Auguste jusqu'à Sigismond^ etc. Il prenait plaisir à graver sur
cuivre, à sculpter, à tourner, à dessiner des cartes et des plans;
mais ce qu'il devait préférer à l'histoire d'Auguste et de Sigismond,
c'était de faire manœuvrer les deux bataillons de troupes hano-
vriemies que le roi d'Angleterre entretenait à Hanau pour le main-
tien de Yacte de garanlie. Une fois soustrait à l'influence de sa
mère, l'intelligente et lettrée Marie d'Angleterre, il dut redevenir
ce qu'il avait toujours été virtuellement : un maniaque de milita-
risme et un trafiquant de chair humaine. Après avoir servi sous la
drapeaux du grand Frédéric, il en devint, conome tant d'autres,
l'inintelligent et fanatique admirateur.
En 178&, le landgrave Frédéric rappela ses trois fils à Cassel et
les présenta aux troupes. « On pleura ai fort, écrivait Forster, que
tous les soldats sous les armes versèrent des larmes lorsque le land-
grave proclama son fils Guillaume lieutenant-général de toutes les
troupes hessoises. Lui-même pleura longtemps, et tous les princes
aussi. Les princes Charles et Frédéric couraient à leurs connais-
sances parmi les officiers et disaient : Gloire et merci à Dieu Imam-
tenant nous voici de nouveau tous ensemble. » — Guillaume était
peu fait pour comprendre ces épanchemens et ces effusions. Il était
au contraire froid calculateur, étranger à toute vaine sentimenta-
lité. Dans tous les grands événemens du siècle, il ne vit qu'une
série de bonnes affaires, dans ces soldats si sensibles une marchan-
dise. Il considérait l'art militdre comme une lucrative indostrie
qui méritait toute sa sollicitude. Il s'occupait à bifin affermer ses
hommes, i bien placer l'argent qu'il en tirait. S'il tenait tant aux
minuties de caserne, c'était pour que ses régîmens eussent melUeur
air et fussent de plus facile défaite. Lorsqu'il prit le gouvemem^t,
il renonça au luxe, aux frais inuâles. Les marquis français, Lucbet,
Trestondam, Nerciat, qui avaient été sous son père surintendans de
la musique et du théâtre, furent congédiés. L'université de Cassel
(1) M. Saint-Kcné Taillandier, Un prince allemand au dix^Huitièm tiêck, diBS 1*^
Msnàê des 1« décembre 1865 et 15 février 1860.
Digitizedby Google à
LE BaTAiniB DK WfiSTPHAUE. S91
eot les virres coupés; les Mûller, les Forster, les Sœomiering, les
Dohm durent aller chercher fortune ailleurs. Même dans le mili-
' laire il ne voulait pas de dépenses de fantaisie : il fondit la garde
dans les régimens de ligne. Tout le monde était soldat dans la
Hesse-Cassel : 33,000 hommes sur 600,000 habitans portaient
romforme; mais il distinguait entre régimens de campagne, régi-
mcDs de garnison ou milices rurales, et ne donnait de solde qu'aux
premiers, environ à A,000 ou 5,000 hommes. Le soldat et le sous-
officier étaient instruits, honnêtes, braves, aveuglément dévoués
au maître. Le corps d'officiers au contraire était médiocre: les mi-
nuties et l'avidité mercantile de l'électeur rebutaient ceux qui
avaient conscience de leur mérite; ils prenaient du service à l'étran-
ger. Les instincts autoritaires du prince ne lui permettaient pas
d'onvrir le corps d*officiers aux ce bas-officiers ; » il ne restait donc
plus pour commander l'armée qu'une noblesse incapable, insolente
pour le bourgeois, dure pour le soldat, d'autant plus servile plus
tard devant les conquérans étrangers.
Ces troupes ne recevaient d'instruction sérieuse que sur les
champs de bataille britanniques. L'électeur n'entendait rien à l'art
de Frédéric IL En revanche, il passa, dit-on, plus d'une année à
disputer avec ses conseillers « la question du raccourcissement des
queues. » U sortit de ses méditations un règlement fameux où la
longueur, la grosseur de cet appendice militaire, la forme du nœud,
la couleur du ruban, étaient soigneusement déterminées, a La queue,
dilKcenig, était le pendule qui, dans l'administration comme dans
la société, mettait tout en mouvement. » Guillaume, malgré tant de
Ticissitudes, resta fidèle à ce grand principe. Lorsqu'on 1813 il fut
restauré dans ses états, son premier soin fut de restaurer les queues,
supprimées par le roi Jérôme et l'empereur Napoléon; mais, comme
ces deux usurpateurs avaient fait couper les cheveux de l'armée,
il fallut bien se contenter, pendant quelque temps, de queues pos-
tiches. Des étudlans de Gœttingen, qui s'étaient permis de se pro-
mener en voiture avec des queues gigantesques qui tombaioit des
portières jusque sous les roues, faillirent s'attirer une mauvaise
affaire.
L'électeur était fort soigneux de sa fortune. Le jour de son avè-
nement, les états du pays lui offrirent un don gratuit de 100,000 tha-
lers. Il refusa en déclarant que, a bien éloigné de vouloir augmenter
les charges de ses fidèles sujets, il ne songeait au contraire qu'à les
^Kmioùer; » mais, avant la fin de la session, il leur présenta une
note de 1,100,000 thalers, qu'on était censé redevoîr à la couronne
ponr les impôts arriérés depuis 170A. Pour encourager le commerce
et l'industrie, il prêtait à ses sujets, mais ne prêtait qu'aux riches :
il faisait impitoyablement rentrer les capitaux à l'échéance et per-
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392 BEYUE DES DEUX MORDES.
cevait rigoureusement les intérêts. II ne tarda pas à devenir un des
princes les plus riches de l'Allemagne : on évaluait son trésor à
50 millions. Aussi était-il le banquier de la Prusse et de tous ses
voisins. Il eut pour principal administrateur de son immense for-
tune Mayer-Anselme Rothschild, premier du nom. Il avait démêlé
dans ce petit banquier israélite une activité, une capacité, une
probité à toute épreuve. Il le créa d'abord hofagent^ puis cher-
ho f agent (agent supérieur de la cour). Rothschild consacra toute
son intelligence et son; honnêteté à faire fructifier ce bien mal ac-
quis. Quand les Français s'emparèrent de la Hesse, il devint le
dépositaire d'une partie du trésor, et au péril de 3a vie ou de sa
liberté parvint à la dérober aux recherches de la police napoléo-
nienne.
On conçoit qu'un tel prince dût éprouver peu de sympathies pour
la révolution française. Il avait toujours eu de l'aversion pour les
idées et les modes de France. Comme le maniaque Paul I" de Rus-
sie, il proscrivit les chapeaux ronds, les grandes cravates, les pan-
talons, autant d'insignes jacobins, comme chacun sait. La littérature,
qui jusqu'alors était tout au plus tolérée dans ses états, passa au
rôle de persécutée. Il se montra tout disposé à aider la Prusse et
l'Autriche dans leur croisade contre la France; mais à quel prix?
D'abord il lui fallait le chapeau électoral. Il prétendait en outre
que le roi de Prusse prit à sa charge le contingent hessois de
6,000 hommes, et que, si le duc de Brunswick donnait sa démis-
sion de généralisshne, il recueillit sa succession. Ces négociations
traînèrent plus d'un mois; Guillaume s'engagea finalement à en-
tretenir lui-même son armée moyennant une forte indemnité, l^s
Hessois firent la campagne de France (1792); aussi à l'arrivée de
Gustine sur le Rhin le landgrave fut un des souverains qui trouvè-
rent prudent de quitter leur résidence. Toutefois les proclamations
républicaines répandues en Allemagne, les invitations aux soldats
hessois de se joindre à l'armée française, la promesse de leur don-
ner une bonne solde, les droits de l'homme et « pas de coups de
bâton, » ne produisirent que peu d'effet. Les troupes hessoises se
distinguèrent à la reprise de Francfort, au siège de Mayence, en
Belgique, et en 1793 elles avaient dû passer à la solde de l'Angle-
terre.
Le landgrave fit, presque en même temps que la Prusse, sa paix
avec la république française (1796), promît de ne plus fournir de
troupes aux Anglais, céda ses possessions de la rive gauche, et en
1803 reçut le chapeau électoral et un agrandissement considérable.
Quand l'empire fut proclamé, Guillaume fut mis en demeure de
prendre une résolution sur la politique à suivre vis-à-vis de b
France nouvelle; il fallait opter pour la clientèle prussienne ou la
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LE BOTAUME DE WESTPHALIE.' 393
clientèle française. C'était de ce côté qu'il y avait le plus à gagner,
sinon en argent, du moins en territoires; mais fils d'une Anglaise,
élève de la Prusse, feld-maréchal prussien et pensionnaire anglais,
jaloux à l'excès de son autorité, dans Napoléon il méprisait le par^
veau, haïssait le Français, craignait le maître. Lors du voyage
triomphal du nouveau césar sur les bords du Rhin (septembre 180â].
il se mit en route pour saluer le conquérant, que tous les princes
allemands accablaient déjà de leurs adulations (1), et qui commen-
çait à poser les bases de la confédération du Rhin. Cependant Guil-
laume n'alla pas plus loin que Hanau, et se fit excuser auprès de
l'empereur sur une maladie qui lui serait survenue (2). Cet accident
ou cette hésitation eut une influence fatale sur sa destinée.
Le ministre deFranceàCassel,alorsM. Bignon, assure quec'estàla
Hess^-Électorale que revient l'idée première de ce Rkeinbund dont
elle devait être exclue et qui devait même recueillir ses dépouilles (3).
A la cour de Cassel, le parti de l'alliance française était représenté
par le baron de Waitz; désireux de soustraire son maître à la dé-
pendance prussienne, il aurait soumis à Bignon Tidée d'une grande
confédération des états secondaires de l'Allemagne sous la protec-
tion de la France. Napoléon chargea son ministre de déclarer à
l'électeur que « l'empereur comptait sur lui pour être l'homme
d'armes de la confédération projetée; » mais les exigences de Guil-
laume étaient extrêmes : il aurait voulu, assure- t-on, que Napo-
léon lui sacrifiât ses cousins de Hessc-Darmstadt. Déjà il avait
déplu par son obstination à garder à sa cour l'intrigant ambas-
sadeur anglais Taylor, dont Napoléon voulait se débarrasser. Après
Austerlitz, il ne fut pas compris dans la grande promotion de rois
et de grands-ducs qui accompagna la conclusion de la confédéra-
tion rhénane. Son dépit fut extrême. Il déclarait hautement qu'il
t aimait mieux être un simple maréchal prussien qu'un roi de la
fabrique de Napoléon. » Cependant il imagina, pour se donner de
l'importance, u de faire entendre à la cour de Prusse que la France
était très jalouse d'attirer la Hesse dans la confédération du Rhin ;
à l'en croire, le ministre de France à Cassel lui aurait offert pour le
décider les dépouilles de la maison d'Orange- Fulda, alliée à la
Prusse (A). » Cette vanterie fut une des choses qui contribuèrent le
plus à exciter la cour de Prusse contre Napoléon et à précipiter la
catastrophe dont l'électeur de Cassel allait être la première vie-
il) Treitscbke, Can%l9%siil aut den napoleonischen Tagen, dans Preussische JahrbU~
c&er,]aQ?ier 1S73.
{t) Voyei la réponse de Napoléon dans la Correspondance de Napoléon l^, 2 oc-
tobre 1804.
(3) Bignon, Histoire de France depuis le 18 brumaire, t. IV, p. 127.
(4) Bignon, t. V, p. 382.
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Z9h BBTUE DE8 DEUX MONDES.
time. A ce moment d'ailleurs, Ns^oléon devait avoir déjà d'atitres
vues sur la liesse. Prévoyant le cas où il lui faudrait reprendre le
Hanovre à la Prusse pour le restituer à l'Angleterre, il se réservait
dans la Hesse un en-cas pour indemniser les Hobenzollern.
La situation de l'électeur, au commencement de 1806, était de-
venue fort difficile. 11 se sentait repoussé de la confédération da
Rhin, pour laquelle il avait d'ailleurs de la répulsion, exclu de la
protection hautaine de Napoléon, peut-être en butte à ses convoi-
toises; mais il ne pouvait se décider à entrer dans la confédéradcm
du nord, que la Pnisse essayait alors de fonder. Vis-à-vis de Fré-
déricr-Guillaume III comme de Napoléon , U se faisait valoir, tenait
à se fau^e payer cher. Il cherchait aussi à constituer autour de lai
avec les petites principautés de Waldeck et de Lippe une sorte de
confédération des Cattes; mais ces faibles états se trouvaienti^bien
autrement attirés par le Rheinbund. Son collègue en maréchalat, le
duc de Brunswick, était prôt à se sacrifier à la grandeur de la Prusse
et à reconnaître son hégémonie. Guillaume ne voulait rien céder,
rien hasarder, rien conclure. En août 1806, il ordonna au baron
Waitz de rédiger un traité d'alliance avec la Prusse; puis, quand il
vit que la situation tournait à la guerre, il refusa de signer. Si la
Prusse, en cette fameuse année 1806, se montra indécise par fai-
blesse, l'électeur fut bien plus indécis par avarice et par ambition.
L'armée prussienne venait d'envahir la Saxe et de commencer la
guerre. L'électeur commit, en cet instant critique, la plus grave
imprudence. Sans doute il refusa avec une certaine fermeté Tofie
que lui fît le roi de commander, outre ses propres troupes, un des
corps de l'armée prussienne, sans doute il fit respecter la neutralité
de son territoire par la puissance dont il était l'allié honteux; mais
il mit sa petite armée sur le pied de guerre et sa forteresse de
Hanau en état de défense. Son agent à Paris, M. de Malsburg, fut
prévenu que tout armement de la Hesse serait considéré par la
France comme un acte d'hostilité; sans donner aucune explica-
tion, le ministre hessois quitta brusquement Paris. Cette conduite
ne laissait aucun doute sur les intentions de l'électeur. Il était évi-
dent que, dans aucune hypothèse, le feld-maréchal prussien ne se
joindrait à l'armée française; s'il armait, c'était uniquement pour
tomber sur ses derrières lorsque l'occasion s'en présenterait. Peut-
être aussi était-ce une spéculation de son avarice. Gentz pense qu'il
« comptait négocier pour son propre compte et obtenir des subsides
de l'Angleterre. )> C'est aussi l'opinion de Walter Scott.
L'électeur parut un moment avoir compris la situation. Il en-
voya Bîgnon proposer à l'empereur sa neutralité , et partît lui-
même pour le camp prussien dans l'intention» assurait-il, d'obtenir
qu'on la respectât. Bignon ne trouva plus l'empereur à Mayencet
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LE ROTA01IB DE WESTPHALIE. 395
mais Talley rand le renvoya à Gassel avec un employé des affaires .
étrangères et les pleins pouvoirs nécessaires pour conclure avec la
fiesse une convention de neutralité, h Si l'électeur veut rester
neutre, portaient les instructions, il convient qu'il le déclare moins
encore par des paroles que par des faits. La situation géographique
de la Uesse ne lui permet guère d'être à la fois neutre et armée...
L'empereur respectera fidèlement la neutralité de la Hesse tenant
ses troupes sur le pied de paix et ne recevant aucunes troupes prus-
siennes, D
En l'absence de l'électeur, un grave incident s'était produit. Un
détachement du corps de Bûchel, conduit par Blûcher, était entré
dans l'électorat. Le prince électoral, en uniforme de général prus-
sien, était allé au-devant de lui et avait fait son entrée dans Gas-
sel, chevauchant aux cétés de Blûcher. Bignon protesfta contre cette
violation de la neutralité; mais, si les troupes prussiennes évacuè-
tenl la Hesse, il parut que c'était bien moins en vertu de cette pro-
testation qu'à la suite d'un mouvement général de concentration
ordonné par Brunswick. L'électeur à ce moment revînt de Naum-
burg; sur le résultat de sa démarche au camp prussien, il garda
un silence suspect. Il fit mine de disperser quelques régimens, éri-
gea le long de sa frontière des poteaux de neutralité, distribua des
cordons de troupes, lorsque le prince électoral Guillaume quitta
tout à coup la capitale et se rendit à son tour au quartier-général
du roi de Prusse. On répandit le bruit qu'il y avait brouille entre
le père et le fils, et que le ministre von Waitz avait couru après
l'enfant prodigue sans pouvoir le ramener. Malheureusement les
Français savaient que lord Morpeth, qui était chargé de négocier le
traité de subsides avec la Hesse, était attendu au quartier-général
prussien. Ils pensèrent que le prince ne fuyait pas son père; il allait
à un rendez-vous.
Le prince revint peu de jours après avec la terrible nouvelle
d'iéna. L'électeur se hâta de réduire son armée, qui était montée
au chiffre énorme de 20,000 hommes; c'était trop tard. Il affecta
de mettre sa confiance en cette neutralité qu'il avait si mal gardée.
Quand Bignon fut appelé auprès de Napoléon, l'électeur lui remit
une lettre où il recommandait à la clémence impériale l'un de ses
gendres, le prince d'Anhalt-Bemburg; croyait-il vraiment n'avoir
rien à craindre pour lui-même? Son illusion ne fut pas de longue
durée, et le 31 octobre il reçut une réponse foudroyante. A la ré-
ception même de cette « terrible note, » on apprit que le roi Louis
de Hollande était entré dans la Hesse-Cassel par la frontière du nord
et le maréchal Mortier, avec 6,000 hommes, par la frontière sud-
est. Les instroctions de l'empereur à ce dernier, en date du 22 oc-
tobre, étaient conçues dans les termes les plus rigoureux. Mortier
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396 BEVUE DES DEUX MONDES.
devait désarmer toutes les troupes, envoyer prisonniers à Luxem-
bourg tous les ofTiciers au-dessus du grade de lieutenant, arrêter
« comme généraux prussiens » l'électeur et le prince électoral, faire
abattre leurs armoiries, mettre les scellés sur leurs propriétés, dé-
clarer aux populations qu'ils avaient cessé de régner, a Ordonnez,
ajoutait-il, que tout homme qui gardera des armes, après Tordre
de désarmement, sera fusillé. »
Le soir même, Télecteur réunit son conseil. Le conseiller intime
von Malsburg, le général de Webern et le référendaire intime
Schmerfeld allèrent au-devant de Mortier pour lui déclarer que leur
maître était prêt à accéder à la confédération du Rhin. Le maréchal
répondit que la politique n'était point son aflaire, et il continua sa
marche sur Cassel. L'électeur se décida dès lors à réserver sa pré-
cieuse personne pour des temps meilleurs. Revêtu pour la première
fois peut-être d'habits civils, accompagné de son fils, il essaya de
sortir par la porte de Leipzig, puis par la porte du nord, qu'il trouva
occupées par les avant-gardes françaises; il finit par gagner celle de
Cologne, d'où il s'enfuit dans la principauté de Waldeck, puis en
Danemark, pour tâcher de négocier d'un lieu sûr avec Napoléon.
Cependant, si l'on voulait épargner au pays d'être « le théâtre
des désastres de la guerre, » les ministres électoraux n'avaient qoe
le temps de signer Tordre de désarmement. Les Français firent leur
entrée dans Cassel le l*' novembre à neuf heures du matin, les Hol-
landais dans Taprès-midi. Le maréchal adressa aux habitans une
proclamation rassurante pour leurs intérêts privés, fort peu pour
leur dynastie; Timpression de cette soudaine conquête fut pro-
fonde. Les campagnes et les petites villes, absolument dévouées à
Télecteur, éprouvèrent la plus vive douleur; pourtant la population
de Cassel, qui, connaissant mieujç son maître, le jugeait plus sévè-
rement, se montra plus calme. Les troupes étaient indignées d'être
ainsi contraintes â poser les armes sans même avoir combattu.
Plusieurs officiers entrèrent, de dépit, au service de Napoléon.
C'est ainsi que l'ingénieur Eckemeyer, en 1792, était passé sans
transition du service de Télecteur-archevêque de Mayence à celui
de la république française.
L'électrice Wilhelmine-Carolîne de Danemark resta encore assez
longtemps à Cassel ; à la fin, elle dut s'en éloigner sur Tordre de
Napoléon, et se retira chez son gendre, le duc de Saxe-Gotha. Quant
à la femme du prince électoral, Augusta, sœur du roi de Prusse
Frédéric- Guillaume III, Napoléon tint à honneur de lui témoigner la
plus grande courtoisie à un moment où il étaft si peu courtois pour
les reines malheureuses; mais de cette générosité il fit trop d'éta-
lage dans les bulletins qu'il adressait à la grande armée. « ...Dans
le palais qu'habite Tempereur & Berlin se trouve la sœur du roi de
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LE BOYAUME DE WESTPHALIE. 307
Prusse, princesse électorale de Hesse-Cassel. Cette priDcesse est en
couches. L'empereur a ordonné à son grand-maréchal du palais de
Tailler à ce qu'elle ne fût pas incommodée par les bruits du quar-
tier-général..• » On trouve danssa(7orr^f;ion^iir^ plusieurs letti-es
de consolation adressées à cette princesse, si cruellement frappée
dans la fortune de son frère et dans celle de son beau- père et de
son mari. « Je désire, lui écrit-il, trouver des occasions plus réelles
de donner à votre altesse des preuves de l'estime que j*ai pour
elle (1). » Il lui accorda, sur les dépouilles de la Prusse et de la
Hesse, une pension de 50,000 thalers, dont elle employa d'ailleurs
la plus grande partie à lui susciter des ennemis. Il ordonna de lais-
ser au frère de l'électeur « la jouissance absolue des biens patrimo-
niaux qui lui appartiennent; » mais, suivant une règle invariable, il
le fit éloigner du pays.
Napoléon ne semble pas avoir été décidé tout d'abord sur ce qu'il
ferait de la Hesse-Cassel. Elle n'avait pas été comprise dans le dé-
cret du 23 octobre qui frappait Brunswick et Orange. Dans l'intérêt
de la France et même de la politique impériale, il valait mieux peut-
être avoir à Cassel un prince subordonné bien qu'agrandi, roi par la
grâce de Napoléon , que d'y fonder une nouvelle et éphémère dynastie
napoléonienne. Deux plénipotentiaires de l'électeur, le baron de
Maisburg et le général Lepel, vinrent négocier à Berlin le rétablisse-
ment de leur maître. Talleyrand les renvoyait à Berthier sous pré-
texta que la question hessoise était une affaire militaire, Berthier à
Talleyrand, attendu que l'affaire était essentiellement politique.
Pendant ce temps, l'empereur avait un entretien avec Bignon et
Duroc sur les propositions de l'électeur. Guillaume offrait d'accé-
der à la confédération du Rhin, de laisser aux Français ses places
fortes, Rinteln, Marburg, Hanau, de fournir 12,000 hommes contre
son alliée la Prusse, et, chose plus singulière chez un avare, de
payer une forte contribution de guerre. Ces 12,000 hommes eussent
été plus utiles sans doute entre les mains de leur prince naturel
qu'entre celles du roi Jérôme. L'empereur réfléchit quelque temps,
fit beaucoup de questions à Bignon sur ces troupes, sur les qualités
de l'électeur, son esprit d'ordre, sa fermeté, son économie, qui en
faisaient tout l'opposé de son frère Jérôme. « Il parla pendant quel-
que temps, dit Bignon, de manière k me donner Y espoir qu'il allait
accepter les propositions de l'électeur lorsque, s'interrompant tout
à coup et changeant brusquement de ton, il me dit: « Bahi...
Brunswick, Nassau, Cassel, tous ces princes-là sont essentiellement
anglais; ils ne seront jamais nos amis. » Deux jours après (â no-
vembre 1806) paraissait l'arrêt du destin dans le vingt-septième
(I) Lettres des 9, 24 Dorembre 1806, et 10 janvier 1807.
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3M BETUB DES DiBDX MONDES.
bulletin de la grande armée; on y voyait la série des gnefe impé-
riaux contre l'électeur.
« Il paiera cette frénésie de la perte de ses états. Il »'y a pas en Alle-
magne une maison qui ait été plus constamment ennemie de la France.
Depuis bien des années, elle vendait le sang de ses sujets à TAngleterre
pour nous faire la guerre dans les deux mondes, et c'est à ce trafic de
troupes que ce prince doit les trésors qu'il a amassés, dont une partie
est enfermée à Magdeburg et une autre a été transportée à l'étranger.
Cette sordide avarice a entraîné la catastrophe de sa maison, dont l'exis-
tence sur nos frontières est incompatible avec la sûre^ de la France...
Les peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de ces im-
menses corvées militaires, ils pourront se livrer paisiblement à la culture
de leurs champs; déchargés d^une partie des impôts, ils seront aussi gou-
vernés par des principes généreux et libéraux, principes qui dirigent l'ad-
ministration de la France et de ses alliés. »
Les accusations étaient justes, les promesses de dégrèvement un
peu suspectes. Quoi qu'il en soit, la maison de Hesse était déchue
du trône. Son chef n'avait su ni aider la Prusse, ni se concilier la
France, ni garder la neutralité. Il tombait victime de ses propres
mses, de ses convoitises, de ses calculs mercantiles. Les patriotes
allemands portèrent sur lui le même jugement que les Français.
« Tous les hommes, dit l'historim Schlosser, et vraisembl2d>lemeDt
les anges du ciel, se réjouirent quand il perdit argent, teiie et
sujets pour avoir touIu pécher aux deux rivages. »
IL
L'impression fut toute différente en Allemagne quand Napoléon
détrôna l'antique maison de Brunswick. Le vieux duc Charles-
Guillaume-Ferdinand était, avant sa défaite d'Iéna, un des souve-
rains les plus aimés et le général le plus admiré de l'Allemagne. Le
duc Charles, son père, avait été un prince magnifique et dépensier
qui avait endetté ce petit pays de 11 ou 12 millions de tbalers. le
Brunswick eût fait banqueroute, si Charles-Guillaume, prince héri-
tier, n'eût dès lors pris en main l'administration financière. Devenu
duc en 1780, il ne mit que onze années à réduira la dette à h mil*
lions de thalers. Ce résultat parut prodigieux; ses ennemis osèrent
l'accuser, en 1792, d'avoir touché de l'argent français. Les subsides
mômes qu'il recevait de l'Angleterre pour des fournitures de soldats
eussent à peine suiB à payer les mtérèts de la dette. C'était donc
l'économie, l'économie seide, qui avait opéré ce miracle, et, ce qui
était rare chez un prince allemand, c'était sur sa dépense person-
nelle qu'il cherchait à épargner; chose plus rare encore, il réduisit
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LE BOYAUME DS WESTPHAUE. 399
l'armée. Dès 1790, il pouvait déjà soulager ses sujets de presque
tous les impôts extraordinaires.
S'il était économe, il n'avait pas la cruelle avarice de son voisin
de Hesse-Gassel ; il était instruit, vraiment humain. Dans sa jeu-
nesse, il avait voyagé à travers TEarope, vu Paris, visité Rome
avec Winckelmann. Sans avoir de grandes idées économiques, il
maintint en bon point l'agriculture et l'industrie» U perfectionna
l'éducation publique. U avait beaucoup recherché les femmes, et
Mirabeau, qui le visita vers 178A, quand le duc avait déjà qua-
rante-neuf ans, nous le dépeint comme « un véritable Alcibiade :
il aime les grâces et les voluptés ; mais elles ne prennent jamais
sur son travail. » Comme son maître Frédéric II, il tint à gagner
l'opinion des Français, fut en correspondance avec Voltaire, et ne
manqua pas la visite à Ferney. Il pratiqua aussi la tolérance. « A une
époque où les juifs étaient honteusement persécutés en Allemagne,
il avait placé dans son conseil d'état un négociant de Brunswick,
nommé Jacobson, juif et attaché à sa religion, mais homme ver-
tueux et sincèrement philanthrope, « dit Beugnot. Ce Jacobson joua
nu rôle assez remarquable sons le royaume de Westphalie. Gomme
Frédéric II enfin, Charles-Guillaume aimait à ouvrir dans ses états
un asile aux proscrits. Lui qui se montra si dur et si défiant contre
les émigrés dans la campagne de France, attira cependant dans
sa capitale les plus distingués d'entre eux, qu'il avait pu connaître
et ^récier dans la société parisienne d'autrefois. « Et apparem-
ment, raconte encore Beugnot dans ses Mémoires^ il était parvenu,
à force de soins délicats, à les guérir de l'impatience du retour, car
je les ai retrouvés à Brunswick quand j'ai été en prendre possession
pour le roi de Westphalie. » En cela, il se distinguait avantageu-
seument de Guillaume de Hesse, qui, tout en partageant leurs
passions contre la révolution, n'accorda jamais de secours à leur
détresse.
Quand Frédéric II n'eût pas été le plus grand homme de guerre
de son temps, la tradition de sa famille aurait poussé Charles-Guil-
laume à faire son éducation et ses débuts dans l'armée prussienne.
Frédéric II et son frère Frédéric-Guillaume avaient épousé deux de
ses tantes paternelles; sa mère Charlotte était la propre sœur du
grand homme; son onde Ferdinand de Brunswick était son lieute-
nant favori et l'un des héros de la guerre de sept ans. C'est sous de
tels iUspices que Charles-Guillaume, n'étant encore que prince hé-
réditaire, fit ses premières armes contre les Français. Il accompa-
gna Frédéric II en Silésie, en Westphalie, fit avec lui la guerre de
la succession de Bavière. Le roi de Prusse parle de lui avec éloge
dans ses Mémoires et lui a consacré un des produits de sa veine
poétique, Vode au prince héréditaire de Brunswick. Devenu duc,
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&00 REVUE DES DEUX MONDES.
il commanda les armées prussiennes, en 178& contre les républU
cains de Hollande, en 1792 dans Tinyaslon de Champagne, en 1793
et 179& dans les innombrables petits combats du Palatinat bava-
rois, en 1806 dans la guerre désastreuse contre Napoléon.
Toutefois, on vient de le voir, ce prince, qui combattit si soureot
les Français, eut toujours de grandes sympathies pour la France.
Dumouriez avait cru pouvoir au début de la première coalition lui
faire offrir le commandement des armées révolutionnaires. Jamais il
ne sut fermer l'oreille à des propositions pacifiques. Il négocia après
Yalmy; il fut l'un des conseillers de la paix de Bâle et de la ligne
de démarcation; en 1805, lorsque Haugwitz revint de Moravie avec
les propositions si nouvelles de Napoléon, il conseilla d'ak^cepter le
Hanovre et Talliance française. En 1806, il marchait à regret;
comme à Napoléon, cette guerre lui paraissait impoliliqite et fu-
neste. Beaucoup de ses hésitations militaires dans la campagne de
Tburinge furent causées, assure-t-on, par la secrète espérance
qu'on pourrait encore avoir la paix.
On peut trouver bien rigoureuse la conduite de Napoléon envers
un prince qui après tout pensait comme lui sur cette même guerre
dont il tombait victime. Tout ce qu'on peut reprocher à Brunswick,
c'est de n'avoir point usé assez énergiquement des droits que lui
donnaient sur la cour de Finisse sa situation de prince souverain,
son expérience militaire, ses longs services, son glorieux passé, sod
dévoûment éprouvé pour les Hohenzollein. Il excita tout d'abord
la colère de Napoléon par cette « lettre très mauvaise, écrite dans
le sens de l'exaltation patriotique allemande, » qu'il avait adressée
au roi de Wurtemberg à l'ouverture des hostilités, et que celui-ci
n'avait pas manqué de livrer à l'empereur (1). Napoléon lui repro-
chait encore d'avoir « méconnu jusqu'aux lois du sang en armant
un fils contre son père (2), » allusion à l'accueil que le prince Paul
de Wurtemberg avait trouvé auprès de lui.
On l'emporta du champ de bataille d'Auerstaedt mortellement
blessé d'un coup de feu qui lui avait ravi l'usage des deux yeux;
il montra autant de courage dans les souffrances qu'il avait mon-
tré d'intrépidité dans le combat. « J'en restej-ai aveugle, disût-
il au chirurgien; eh bienl cela n'ira pas trop mal à mon âge. »
Quand il fut transporté à son château de Brunswick, son ministre
Wolfradt le supplia de ne pas s'arrêter, les Français aririveraient
dans les vingt-quatre heures; le ministre avait pu pressentirl cer-
tains indices, à certaines expressions des bulletins napoléoniens,
qu'il n'y avait pas de ménagemens à attendre. Le duc, plus confiant
(1) Correspondance de Napoléon l*r, lettre à Talleyrand, 5 octobre 1806.
(3) Selxième buUeUn de U grande armée.
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LE BOTAUME DE WESTPnALIE. AOl
OU moins bien informé, se refusait à partir, a Je connais les Fran-
çais mieux que vous, disait-il, et il y a longtemps! Ils auront du
respect pour un vieux général blessé sur le champ de bataille. Les
officiers donneront le bal et iront à la comédie, les soldats caresse-
ront un peu nos filles. Soignez les logemens, et que rien ne leur
manque. Je suis assuré qu'il y a un courrier de l'empereur en route
pour savoir de mes nouvelles (1). » Pauvre vieil ennemi de la
France, son adversaire malgré lui! pauvre prince de la Paixy
comme l'appelaient les hobereaux du parti de la guerre ! sa con-
fiance fut trompée. Napoléon devait se conduire à son égard comme
eussent agi vis-à-vis de lui les frénétiques de la cour de Prusse,
s'il eût été vaincu, blessé et prisonnier. Wolfradt, sur de nouveaux
avis, parait- il, revint à la charge sur la nécessité d'un prompt dé-
part. Il lui fit craindre que sa présence à Brunswick ne servit de
prétexte pour aggraver les rigueurs de l'occupation militaire. Alors
seulement il céda et consentit à être transporté ailleurs. « Je me
sens trop faible, dit-il, et je ne supporterai pas le voyage bien loin;
mais, si ma présence ici doit ajouter au malheur de mes sujets, il
faut quitter la place, et je ne balance plus. » Il fut installé à Ot-
tensee, près d'Altona. « On vit un prince souverain, raconte Bour-
rienne dans ses Mémoires^ jouissant à tort ou à raison d'une grande
réputation militaire, naguère puissant et tranquille dans sa capi-
tale, maintenant battu et blessé à mort, faisant son entrée dans
Altona sur un misérable brancard porté par dix hommes, sans offi-
ciers, sans domestiques, escorté par une foule d'enfans et de vaga-
bonds qui le pressaient par curiosité, déposé dans une mauvaise
auberge et tellement abattu par la fatigue et la douleur de ses yeux
que le lendemain de son arrivée le bruit de sa mort était général. »
II mourut en effet le 10 novembre 1806, âgé de soixante-seize ans,
dans la vingt-sixième année de son règne.
Déjà le quinzième bulletin de la grande armée avait laissé entre-
voir des dispositions peu bienveillantes pour le vaincu d*Auerstaedt.
On y avait parlé de ce « duc de Brunswick, homme connu pour
être sans volonté et sans caractère, » qui s'était laissé « enrôler
dans le parti de la guerre, » et qui avait signé le mémoire belli-
queux composé par le général Schmettau et présenté au roi par la
reine, allusion pleine d'inexactitudes à la démarche des princes
auprès du roi le 2 septembre 1806 pour obtenir le renvoi de
Beyme et Lombard. En revanche. Napoléon parlait avec une émo-
tion afiectée du « respectable feld-maréchal Mœllcndorf. » Pourquoi
cette différence entre les deux frères d'armes? Ne pouvait-on accu-
(1) Mémoires du comte Beugaot.
Tow a. — 1872. S6
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i02 BETirE DES DEtTX ttONDBS.
ser Napoléon de chercher, par ses déclamations contre BnmswiciL,
à se créer un droit à le dépouiller? Le seizième bulletin (2S octobre
1806) fut l'explosion de l'orage. Le malheureux duc avait envoyé
à l'empereur son maréchal du palais pour lui recommander ses
états. « L'empereur lui a dit : — Si je faisais démolir la vilte de
Brunswick et si je tf y laissais f)as pierre sur pierre, que dirait votre
prince? La loi du talion ne me permet-elle pas de faire à Brunswick
ce quMI voulait faire dans ma capitale?,. » Et parmi trois pag«s de
développemens semblables : « — Dites au général Brunswick, con-
cluait le bulletin, qu'il sera traité avec tous les égards dus à on of-
ficier prussien , mais que je ne puis reconnaître dans un générai
prussien un souverain... » S'il était juste de ne traiter le général
Brunswick que comme un feld-maréchal prussien, si son attitude
pendant cette guerre justifiait Toccupation de ses états, à quoi bon
ce débordement d'éloquence révolutionnaire et soldatesque? Napo-
léon pouvait-il ignorer qu'en 1806, pas plus qu'en 1792, Bruns-
wick n*avait été « le premier à courir aux armes? d Ne savak-il pas
que le fameux manifeste n'était point l'œuvre de Brunswick, que sa
signature avait été surprise , et que la célèbre phrase sur la sub-
version de Paris avait même excité son indignation (i) 7 Si on pou-
vîût lui reprocher beaucoup de faiblesse, pouvait-on lui faire un
crime de n'avoir pas tenu à la reine de Prusse le langage peu cour*
tois que lui conseillait et que se permettait Napoléon : « Femmes,
retournez à vos fuseaux et rentrez dans Pintérieur de vos mé-
nages?.. »
La colère de Napoléon contre la maison de Brunswick s'exhalait
en toute occasion. « Vous voyez ce que 3*ai fait du duc de Bruns-
wick, disait-il au chancelier du duc de Weîmar. Je ^'eux renvoyer
ces Welfs dans les marécages italiens d'où ils sont sortis. ïe vecx
les fouler et les anéantir... comme ce chapeau,... et qn*on ne se
souvienne plus d'eux en Allemagne (2). » Le décret du 28 octobre,
daté de Wittemberg« ne laissa plus aucun doute sur les intentions
de Tempereur. Ordre était donné d'occuper les états de Bninswidt
et d'Orange, de désarmer le pays, d'envoyer les troupes inisoû-
nières en France. « Déclaration sera faite que ces pays no doivent
plus rentrer dans la possession desdits princes. »
Trois jours avant la mort du duc de Brunswick, son quatrième
fils Frédéric-Guillaume, héritier da duché d'OËls en Silésîc (J),
capitulait à Ratkau avec Blûcher, le duc de Weimar, Schamhorst,
(i) Voytt Sybel, GetcÏMMtt der Re9oîv»itmneit^ et nortoot les Mimahra tirm êm
papiers d'un homme d'état.
(2) F. Yon MûUer, Erinnerungen.
(3) Depuis la mort de boq oncle en 1805.
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LE ROTAUME DE WESTPHAUE. MS
York de Wartenburg et les derniers soldats prussiens échappés
d'Iéna. Le 7 novembre, il était prisonnier de Napoléon; le 10, 'û
était duc de Brunswick par la mort de son père , duc sans duché.
Il crut devoir à ce moment quitter le service de la Prusse, où il
avait en quelque sorte grandi, où il avait successivement conquis
tons ses grades, et vécut paisiblement i Bruchsal , près de CorU
snibe, chez le grand-duc de Bade, dont il avait épousé la fille
Harie-Élisabeth. Il y perdit sa femme. Alors, plein de haine contre
Napoléon, qu'il regardait comme le destructeur de sa maison,
comme l'auteur de ses malheurs publics et privés, il fît en 1608 on
voyage secret, sous un déguisement, dans ses états de Bruns-
wick pour y visiter ses adhérens. Il devait y reparaître ea 1809 les
armes à la main.
Les trois frères aînés, Charles, George et Auguste n'étaient pas
de la même trempe. L'aîné mourut deux mois avant son père; les
deux autres, faibles de corps et d'esprit, laissèrent passer au duc
d'OEls tous leurs droits sur un trône qui était à reconquérir. Le
1" janvier 1808, George écrivit au roi Jérôme une lettre humble
et résignée jusqu'à l'adulation pour lui demander l'autorisation de
rentrer dans le Brunswck.
a ... Cette grâoe de votre maje^ me serait d'autant plus préciease
qae mon expatriaiîon m'est rendue plus pénible encore par le malbeur
que f ai d'être aveufte depuis plusieurs .^UBmées, et que mon plus vif dé*-
âr est de unir mes >ours dans oaa patrie en sijiiple particulier... J'ai
attendu Vheure^ta nu^mmt d$ Farrivie de votre wûjesié dans ses éUUs
pour fnatre à ses pieds ma ree^êiclueuse demande et pour lui offrir m
mâme temps mes félicitatians sur son avénenmit au trône et mes vœux ks
pfatf ardens pow la conservatiûn de su personne sacrée^ ainsi que pour h
prospérité de s<m iUvstre maison..^ (1) »
Napoléon, à qui son frère communiqua cette lettre princière,
rendit simplement :
a Je pense que vous ne devez rien répondre à ce prince, puisqu'il n'a
pas mis dans sa lettre le mot sujtt, et que vous fée devez reoomiaUrje â
Brmswidt que des 9isjets. n
lâipaixde Tilaît viat coosa^t^rer la dépossession des maisons de
Hesse, de BrunsAvick et d'Orange, en stipulant toute&is au profit de
leurs chefs une rente viagère. II n'était pafi indifférent, pour bien
comprendre les affaires du royaume de W<estpbalie, de cappeler à
quels gouvememens et à quels souverains succédait le roi Jérdjne
(t) Mémoires $t 'Corre^ondance du roi JérÛme, t. HI, p. '23S.
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AOA REVUE DES DEUX MONDES.
Bonaparte. L'occupation de la Hesse, de Fulda et du Brunswick par
Napoléon Prêtait une mesure commandée par Tattitude toute prus-
sienne de leurs souverains et par le devoir d'assurer la sécurité de
l'armée française. En était-il de même de la conquête de ces pays?
Ce que les Hessois et les Brunswickois ont pu gagner à cette con-
quête et ce que la puissance réelle de la France a pu y perdre,
la suite de cette histoire nous l'apprendra. Au point de vue du
droit des gens, elle doit être blâmée. Il était trop visible que Napo-
léon y avait cherché moins la punition de souverains tyranniques,
imprudens ou perfides que le profit de « sa maison. » Les historiens
prussiens, qui ont tant déclamé contre la spoliation de la maison
de Hesse par Napokon, doivent, après les événemens d'il y a six
ans, rentrer en eux-mêmes et s'attrister avec nous que le respect
des petites puissances ait fait si peu de progrès de 1806 à 1866.
Qui donc a le droit aujourd'hui en Prusse de jeter la pierre à Napo-
léon vn
in.
Le nouvel état élevé sur toutes ces ruine» portait un de ces noms
comme l'empereur aimait à en évoquer de la poussière de l'anti-
quité et du moyen âge : le royaume de Westphalie. Il se composait :
1® des états du duc de Brunswick, y compris le duché de Wolfen-
bûttel, les comtés de Rheinstein et de Blankenburg; S"" des états de
l'électeur de Ilesse-Cassel, moins Katzenelbogen, sur le Rhin, et le
comté de Hanau, sur le Mein; 3*» de l'abbaye de Corvey, une des
possessions de la maison d'Orange-Fulda; 4* des pays de Gœttin-
gen, Osnabilick et Grubenhagen, enlevés à l'électeur de Hanovre, roi
d'Angleterre; 5*» parmi les territoires prussiens qui entrèrent dans
le royaume de Westphalie, les uns étaient d'anciennes possessions
des Ilohenzollern acquises par les guerres, les traités, les héritages,
les sécularisations du xvii* et du xviu* siècle, comme l'ancien évéché i
d'Halberstadt, le comté de Mansfeld, la ville et l'évêché de Magde- |
burg, et surtout cette Vieille-Marche de Brandenburg, située sur la
rive gauche de l'Elbe, et qui avait été autrefois le boulevard de la
Germanie et le point de départ de la colonisation allemande dans
l'Europe orientale. Les autres étaient de récentes acquisitions de la
Prusse lors du recès germanique de 1803 : ainsi Paderborn etffil-
desheim se souvenaient encore de leurs évêques, Quedlînburg ^e
son abbé, Mûlhausen, Nordhausen, Gosslar, de leur liberté muni-
cipale, l'Eichsfeld (en Thuringe) de l'électeur ecclésiastique de
Mayence. Il y avait une grande différence, au point de vue poli-
tique, entre les anciens et les nouveaux pays prussiens. Les pre-
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. A05
miers étaient restés attachés à la dynastie djes HohenzoIIern de toute
la force des traditions anciennes, de toute Ténergie du patriotisme
humilié et blessé; les autres, qui avaient dt^jà passé en tant de
mains, ne regrettaient pas plus les Prussiens que leurs anciens
maîtres, et devaient se plier facilement à la domination napoléo-
nienne. Venaient enfin : 6<* le comté de Stolberg, fief de la Prusse,
et le comté de Rietberg, fief de Hesse-Cassel; 7° les territoires
saxons situés entre Erfurt et rEichsfeld, Peu de temps après, Na-
poléon y ajouta d'autres parties du comté de Ilenneberg, de la
principauté de Corvey, et en 1808 la partie saxonne du comté de
Mansfeld. Nous ne parlons pas ici des remaniemens territoriaux de
Î810 et 1811.
Le royaume deWestphalîe en 1808 comprenait plus de 1,900 lieues
carrées et 2 millions d'habitans. Il se trouvait dans une situation
des plus avantageuses : au nord, à l'ouest et au sud, il confinait
partout aux états de la confédération du Rhin; à l'est, où il avoisi-
nait un état hostile ou suspect, le royaume de Prusse, il pouvait
opposer la frontière de TEIbe et l'importante forteresse de Madge-
burg. Jérôme se plaignait seulement de quelques enclaves appar-
tenant à des princes « confédérés, » qui venaient rompre la conti-
nuité de ses états. Ainsi le pays de Smalkade se trouvait séparé du
reste de la monarchie par le duché de Saxe-Meiningen; ainsi, dans
la partie septentrionale du royaume, subsistaient la principauté de
Galenberg et le comté de la Lippe, etc.
Chose étrange, le pays que Napoléon avait choisi pour y faire
son expérience de greffe française sur souche allemande était pré-
cisément celui où le sang germanique passe pour être le plus pur,
où les traditions de la vieille Allemagne sont les plus vivantes. Par-
tout se dressaient devant la royauté étrangère de glorieux et terri-
bles souvenirs nationaux. On ne pouvait prononcer le nom d'une
des préfectures du roi Jérôme sans réveiller un monde de traditions
ou de légendes (1). Ici était cette forêt de Teuteberg, qui avait vu
le désastre de Yarus et les larmes de Germanicus; là, ces fameux
champs de bataille des guerres carolingiennes : le Sûnthal, où les
Saxons avaient exterminé une armée franque; le Weser, que Ghar-
lemagne avait rougi du sang des vaincus décapités; Paderborn, où,
décimés par le glaive du conquérant, ils étaient venus demander
la paix et le baptême. Gorvey rappelait les hardis missionnaires qui
s'étaient aventurés dans la solitude des forêts germaniques pour y
bâtir la première chapelle et le premier cloître; Osnabruck, Halber-
(1) Voyez sur ces vieux souTcnlrs une lettre insérée dans le Moniteur westphalien
da 8 mars 1808.
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t
406 BEVUE DES DEUX MONDES.
stadt» Hildesheinii les belliqueux évoques, armés de la crosse etda
sabre, qui avaient imposé aux Saxons, sous peine de mort, la dlme
et rabstinence du vendredi. En revanche, c'était dans les profondes
vallées du Harz, sur le sinistre plateau de Brocken, que s'étaient
réfugiés les dieux de la Teutonie, anathématisés par Téglise. Qued-
linburg avait été bâti par Henri l'Oiseleur pour tenir en respect les
Slaves et les Hongrois. Magd^urg avait été la citadelle de HeDrile
Superbe et de Henri le Lion dans leurs éternelles campagnes contre
les Obotrites et les Wendes. Si dans les turbulens et belliqueux Hes-
sois revivaient ces rudes Catti de Tacite, qui déjà dans la Germanie
ancienne donnaient l'exemple de la discipline militaire, traitaient la
guerre comme un art, portaient des anneaux de fer en signe Sera-
prise et ne se rasaient qu'après avoir tué un ennemi, le BrunswiciL à
son tour rappelait ces orgueilleux Welfs, qui avaient reculé à l'ofient
les frontières de l'Allemagne et disputé l'empire aux Barberousses.
Ce royaume de Jérôme, berceau de l'antique Germanie , nopu du
saint-empire allemand, avait été aussi le centre de la réforme, le
champ de bataille entre l'Autriche et les princes de Hesse et de
Saxe, entre Charles-Quint et Philippe le Magnanime, entre Rome et
Luther. A Smalkade, les protestans s'étaient confédérés contre la
maison de Habsbourg; à MUlhausen, les paysans insurgés avaient été
massacrés par les seigneurs; Magdeburg se souvenait de sa belle
résistance au vainqueur de François I" et des épouvantables cruau-
tés de Tilly; — de Mansfeld, de Brunswick, étaient sortis ce terriUe
Ernest qui, avec une poignée d'aventuriers, tint en échec la fortune
de Ferdinand II, et -cet indomptable Christian qui avait inscrit sur
ses étendards a ami de Dieu, ennemi des prêtres. »
Et, par un étrange caprice de la fortune, c'était un Français, ]du
pays le moins germanique de France, de Tile de Corse, c'étsdt le fils
d'un avocat d*Ajaccio qui venait asseoir son trône sur la terre des
Arminius et des Witikmd, qui succédait aux princes des Cattes et
des Chérusques, aux empereurs saliques et aux empereurs saxons,
aux Wells et aux Hohenzollern, aux abbés et aux évêques-princes,
aux comtes d'empire et aux magistrats des villes libres. C'était lui
qui recueillait le fruit des conquêtes de Charlemagne, des prédica-
tions des missionnaires chrétiens, de la courageuse résistance des
landgraves luthériens. C'était pour lui que Henri le Lion et Henri
l'Oiseleur avaient bâti ces forteresses. A cette même froiitière de
l'Elbe, c'était lui qui était chargé, sous un nouvel empereur d'Oc-
cident, de défendre l'Allemagne des Ottons contie les Prussiens,
héritiers des Slaves, et les Autrichiens, successeurs des Hongrois.
Alfred fiAiciuuo.
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LA
REINE DU RÉGIMENT
The Qmen of tke nffimtnt, hj KaHurioe Kiag, 8 vol. Bant and Blackttt. Londûn 1872 (1).
I.
Gérald Anstruther était entré extrêmement jeune au serviee
militaire. II avait rejoint depuis quelques semaines à peine son
régiment, le M^ dragons, qui était alors en garnison aux Indes,
lorsqu'un de ses camarades» nommé Guy Levestone, perdit sa jeune
femme.
Quinze jours après l'enterrement^ Anstruther se présenta chez
Levestone pour lui faire sa visite de condoléance. Levestone le
reçut, comme il recevait tout le monde, d'un air distrait et indif-
férent; il lui adressa quelques paroles décousues, et reprit son
occupation, qui consistait à réparer un jouet brisé. Debout devant
loi, une petite fille aux longs cheveux bouclés suivait ses mouve-
mens avec des yeux brillans d'impatience. — Levestone, dit Ans-
truther, voulez-vous me permettre d'essayer ?
Guy se confessa entièrement incapable de mener à bien cette
difficile entreprise, et passa le joujou à Anstruther. Bientôt la
voiture et son cheval furent remis, dûment réparés, aux mains de
leur propriétaire ravie, qui, levant ses yeux noirs sur le jeune
homme, lui dit avec un grand sérieux et beaucoup d'assurance :
(i) Le roman dont nous allons «tsayer de donner une idée aux lecteurs de la Revuê
Tient d'obtenir un légitime luccès en Angleterre. An milieu de cette foule de produc-
tioiu qjaa chaque mois voit éclore chez nos volsint et dont rinsigniBancc est souTent
le iHûindfa défaut, The Qu49n of thê régiment se recommande par la fraîcheur des
Motimens et la sincérité de l'émotion.
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i08 BEYUE DES DEUX MONDES.
— C'est très bien. Merci. Comment vous appelez -vous ? Moi, je
m'appelle bébé Cécile,
— Et moi, je m'appelle Gérald Anstruther, répondit-il en la
prenant sur ses genoux et en caressant ses cheveux bruns à reflets
dorés. Voyons, essayez de répéter mon nom. C'est cela ! bravo !
Nous serons bons amis, n'est-ce pas, petite reine ?
— Bébé est l'ami de tout le monde, dit l'enfant d'un air digne
en remuant gravement la tête. Pourquoi m'appelez- vous comme çaî
Je vous ai dit mon nom. Est-ce que vous l'avez oublié? Moi, je
n'oublierai pas le vôtre.
— Je vous ai appelée petite reine parce que c'est un joli nom, mais
je n'ai pas oublié le vôtre. Avez- vous d'autres joujoux à raccom-
moder ?
— Oh ! oui, cria-t-elle joyeusement en se laissant glisser à bas
de ses genoux. Papa, je veux faire raccommoder ma poupée à Ger-
valdy n'est-ce pas ? Vous savez que ce matin vous avez essayé,
et que vous n'avez pas pu.
Levestone sourit faiblement et regarda Anstruther. — Est-ce
que la petite vous ennuie ? Vous voyez qu'elle est vite devenue
familière. Cécile, il faut dire : Monsieur Anstruther.
— C'est trop difficile à dire. Ce monsieur est très gentil ; s'il
raccommode ma poupée, je l'appellerai toujours Gcrvald. Voulez-
vous me la raccommoder ?
— Oui, apportez-la-moi. Levestone, laissez-la m'appeler comme
elle voudra. Elle est si mignonne que je veux devenir son ami.
— Elle abusera bientôt de votre complaisance.
L'enfant revint, traînant par la tète une poupée borgne et chaare
dont la jambe droite laissait échapper un flot de son. Elle la pré-
senta avec orgueil à Anstruther, et, après la lui avoir fait admirer,
elle la posa sur ses genoux et lui fit voir le trou qui demandait une
réparation. — Ah ! ah ! fit le jeune homme, le cas est grave ; il me
faudrait une aiguille et du fil. Allez en demander à votre bonne,
bébé. Je me charge de guérir cette belle dame.
L'aiguille fut apportée, et, de l'air le plus sérieux et le plus
important, notre brillant officier, qui aurait certainement été beau-
coup plus à son aise sur un champ de manœuvres, concentra toutes
ses facultés sur l'opération délicate qu'il avait entreprise.
Levestone le regardait faire avec intérêt. — Quel bon garçon
vous êtesl s'écria-t-il, avec plus d'animation qu'il n'en avait encore
manifesté depuis la mort de sa femme, au moment où Anstruther
tendit la poupée guérie à l'enfant transportée de joie. Vous allez
faire tort à Archer, le maréchal-des-logls; jusqu'à présent, Cécile
était persuadée que personne au monde ne raccommodait les jou-
joux aussi bien qu'Archer,
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LA REINE DU REOmENT. A09
— Papa, j'aime beaucoup Archer; il est très gentil, seulement
quelquefois il est de mauvaise humeur, et alors il gronde les autres,
et bébé a peur, Gervald, est-ce que vous ôtes aussi de mauvaise
humeur? — Elle était appuyée sur ses genoux, et elle le regardait
de ses yeux curieux.
Anstruther se mit à rire; Levestone les observait et souriait
presque. — Je suis souvent de mauvaise humeur avec les vilains
hommes, mais jamais avec les bonnes petites filles bien sages.
Ainsi, petite reine, vous n'avez qu'à être toujours sage, et je serai
toujours de bonne humeur avec vous.
— Oh I bébé est toujours sage, répondit Cécile en secouant la
tète d'un air de satisraciion ; mais, quand ma bonne est méchante,
elle dit toujours que c'est moi.
— Je comprends, dit Anstruther en riant. Eh bien! je lâcherai
de ne pas être méchant, et nous nous arrangerons très bien en-
semble. Si vous voulez venir avec moi, je vous mettrai sur mon
cheval.
Anstruther et Cécile devinrent de grands amis, et Levestone,
qui aimait qu'on s'occupât de sa fille, ne tarda pas à préférer la
société de ce jeune homme à celle de ses plus anciens camarades.
Du reste, Gérald n'était pas seul à gâter Cécile. La petite reine,
comme on l'appelait maintenant, était le jouet du régiment, dont
tons les officiers, à commencer par le colonel Merediih, étaient
absolument à ses ordres. Elle abusait un peu de son empire, il faut
en convenir, mais elle tyrannisait ses sujets si gentiment qu'aucun
d'eux n'avait envie de se révolter. Loin de là, celui sur lequel elle
jetait son dévolu pour la promener sur le cou de son cheval s?. con-
sidérait comme ayant reçu une faveur. L'enthousiasme des officiers
était encore surpassé par celui des soldats. Grâce à son intimité
avec le maréchal-des- logis, Cécile les connaissait presque tous, et
en se promenant avec les amis de son père elle les interpellait au
passage: —Voilà Millarl bonjour Millar! — Et Millar souriait
d'orgueil.
Lorsque l'enfant eut cinq ans, son père pensa qu'il était temps
de songer à son éducation. Il se chargea de lui apprendre à lire,
difficile entreprise qui ne se trouva pas du goût de Cécile. Un jour,
le colonel Merediih, qui était le parrain de l'enfant, étant venu
demander à Levestone de lui confier sa fille pour une promenade
à cheval, obtint pour réponse que « c'était l'heure de la leçon. »
— Bah! laissez-la donc tranquille, avait répondu le colonel.
 son âge, ça n'a pas de bon sens de la faire tant travailler. Vous
êtes absurde, mon cher, de la tracasser pour cela.
Ces imprudentes paroles ne furent pas perdues. A la première
difficulté, ou plutôt à ce qu'elle estima comme une difficulté, Cécile
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&10 BfiYUE DES DEUX KONDES.
s'arrêta court. — Papa, c'est trop difficile ; je ne peux pas apprendre
ça. D'ailleurs le colonel a dit que ça n'avait pas de bon sens de me
faire tant trarailler.
— Ha chère enfant» dit Leyestone d'un ton ferme, quoiqu'aufond
il eût le sentiment qu'en cas de lutte ce ne serait pas lui qui l'em-
porterait, ma chère enfant, il faut faire ce que je vous dis. Voyons,
ma chérie, un petit effort; û vous apprenez bien votre leçon, je
TOUS emmènerai faire une grande promenade achevai. Tenez« Sultan
vous attend.
Il essayait vainement de la séduire, Cécile resta incorruptible.
Forte de l'appui du colonel, elle était décidée à tenir tftie à son
père et à livrer bataille. — Papa, je vous dis que je ne peux pas...
D'abord, mon parrain a dit que ça n'avait pas. de bon sens. Vous
êtes un méchant... je ne veux pas... vilain livre..» méchant livre...
continua*t-elle en jetant son alphabet à terre et en le piétinanL
Pendant que son père consterné se deHiandait ce qu'il allait
faire, le colonel Meredith entra tout à coup. — Eh bien! eh bien!
s'écria-t-il en apercevant Cécile, dont le visage échauffé et les che-
veux en désordre indiquaient une grande surexcitation; qu'est-ce
que cela veut dire? Ça> Cécile, la reine du régiment? fi donci nous
ne connaissons pas cette petite fiUe-làl
— Mon parrain, répondit-elle en se tournant avec empressement
vers le colonel, et en donnant un coup de pied méprisant au livre
qui gisait sur le plancher, vous avez dit que ça n'avait pas de bon
sens, et alors j'ai dit à papa que je ne voulais pas apprendre... et
je n'apprendrai pas.
Qui fut stupéfait? Ce fut le colonel. Il regarda Levestone ; celui-ci
avait une mine si piteuse que Meredith fut pris d'un fou rire. —
C'est votre faute, dit Levestone. Si vous étiez un bon parrain, ces
choses-là n'arriveraient pas.
— Et que voulez*vou8 donc que je fasse? demanda le pauvre
colonel, tout interdit de voir que c'était à lui qu'on s'en prenait.
— Que vous lui appreniez les dix commandemens, cela vons
regarde; surtout faites-lui bien remarquer le cinquième.
— Je crois que je ferai un triste professeur, mais je veux bien
essayer. Je n'ai rien à faire aujourd'hui, nous allons commenoer
tout de suite.
Effectivement il se mit à l'œuvre. Au début, tout alla parfaite-
ment. Le colonel avait une manière à lui d'enseigner qui amasait
l'enfant. C'est au cinquième commandement que les difficultés at«
tendaient le professeur. Cécile déclara qu'elle ne le comprenait pas.
Meredith l'expliqua donc à sa façon.
— Mon parrain, vous dites des bôtisea» répondit l'impertineote
petite créature. Je sais que ce n'est pas du tout conune ça.
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LA REINE DU BÉGUIENT. AU
— La coquine comprend aussi bien que moi, pensait le colonel,
mais ehe u*en conviendra pas. Quelle sotte entreprise j'ai faite là I
Allons, voilà Anstruther qui entre I il ne me manquait plus que
cela I 11 va s'asseoir et nous écouter, et, si je me trompe ou que la
petite me dise des impertinences, il rira de son air tranquille qui
est si agaçant. Gomment faire? si je lui dis de s'en aller, il ira ra-
conter à tout le régiment qu'il m'a intimidé.
Dans sa détresse, le colonel trouva un expédient adnûrable. —
Cécile, i^;>prenez-moi ça par cœur. Si vous récitez bien, et si vous
me promettez de ne plus désobéir à votre papa; je vous donnerai
des mangues. Vous verrez comme elles sont grosses, vous n'en
ayez jamais vu de si belles.
— Colonel, cria Anstruther de la porte, c'est ce qui s'appelle de
la corruption. Apprenez-lui qu'il faut faire son devoir parce que
c'est le devoir, et non en vue d'une récompense. Avec votre sys-
tème, vous en ferez une femme capricieuse, uniquement préoccupée
de son plûsir.
— Mon garçon, dit impatiemment le colonel, vous avez raison.
Je ne suis pas de force; je l'abandonne à son père, nous verrons
comment il s'en Urera.
Levestone ne s'en tira pas aussi mal qu'on l'aurait pu craindre.
Cécile, qui avait un cœur excellent et une facilité extraordinaire,
finit par se soumettre à l'autorité paternelle, et fit de rapides pro-
grès. Bientôt elle abusa de sa science pour faire subir des examens
aux enfans de troupe.
Les années se passèrent ; l'enfant devint jeune fille.
A seize ans, miss Levestone était aussi entreprenante que ses amis
les sous-lieutenans. Elle tenait tête aux plus hardis cavaliers et aux
meilleurs joueurs de billard. Intime avec tous les officiers, elle les
considérait comme ses camarades, les traitant en conséquence, et il
en résultait une absence complète de coquetterie vraiment extraor-
dinaire chez une aussi jolie fille. Vivant exclusivement dans la so-
ciété des hommes, il n'est pas étonnant que Cécile se fût accou-
tumée à envisager les choses à un point de vue masculin. Son
esprit avait pris un certain tour viril qui n'excluait pas une douceur
et une délicatesse de sentiment toutes féminines, de même que la
franchise et le naturel des manières ne nuisaient en rien chez elle à
la grâce et à la réserve. Elle connaissait à fond le code compliqué
des convenances sociales, et elle le respectait. Les officiers l'ado-
raient, et la prenaient volontiers pour confidente dans les conjonc-
tures diiCciles, — soit dit en passant, la reine faisait preuve dans
ces circonstances d'un grand bon sens, et il était rare qu'on ne se
trouvât pas bien d'avoir suivi ses conseils; — ils passaient leur vie
à lui organiser des parties de plaisir, mais il s'exhalait de cette pe-
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&12 REVUE DES DEUX MONDES.
tite personne pétulante et malicieuse un tel parfum d'innocence et
d'honnêteté, qu'elle n'inspirait pas moins de respect que d'afleciion,
et que le plus écervelé des étourneaux qui l'entouraient perpétuel-
lement ne se serait jamais permis en sa présence une parole ha-
sardée. On savait que la plus légère offense aurait pour résultat de
faire exclure le coupable de l'intimité de Cécile, et plus d'un s'éprit
follement de cette beauté radieuse qui dissimula soigneusement ses
sentimens dans la crainte d'être banni du petit lever de la reine.
On appelait le lever de la reine un thé que miss Levestone don-
nait chaque jour à cinq heures, et qui était suivi très assidûment
par tout i'état-major du 16* dragons. Il peut sembler étonnant au
premier abord que la bonne harmonie subsistât dans une cour si
nombreuse. Ce miracle venait de ce que Cécile, ayant pris touti
fait au sérieux son rôle de souveraine, avait accepté les devoirs
comme les privilèges de sa position. Tous les dragons du régiment
étaient ses très humbles sujets, et il ne lui venait même pas à l'es-
prit qu'on pût résister à un de ses décrets; en échange de leur sou-
mission, elle estimait qu'elle leur devait une impartiale répartition
de ses faveurs, et elle s'était fait une loi de ne jamais témoigner de
préférence à un de ses courtisans au détriment des autres» Elle dis-
tribuait donc & la ronde ses brillans sourires, tenant la balance si
égale que personne n'avait le droit de se prétendre moins bien
traité que son voisin. L'heureuse ignorance de Cécile lui rendait
l'équité facile. Elle était arrivée à l'âge de seize ans sans savoir ce
que c'est que l'amour, et, incapable de lire dans son cœur, elle
croyait de très bonne foi aimer tous ses camarades de la même ma-
nière. Elle ne se doutait pas que ce qu'elle ressentait pour son vieil
ami Gérald n'était pas du tout la même chose que ce qu'elle éprou-
vait pour son parrain le colonel. Peut-être Anstruther s'en serait-il
douté avant elle, s'il avait eu la libre disposition de ses faculté?;
mais il était passionnément amoureux et passionnément jaloux par-
dessus le marché, et, au lieu de jouir en paix des sourires qui lui
revenaient, il passait son temps à maugréer de ce que les autres en
avaient aussi leur part, sans s'apercevoir que les siens avaient une
douceur particulière.
Un accident de chasse, à la suite duquel Anstruther demeura plu- ;
sieurs semaines cloué sur son lit, aurait dû lui ouvrir les yeux, car
en cette occasion Cécile s'était jetée au-devant d'un sanglier, pour
sauver son ami, avec une hardiesse surprenante de la part d'une
jeune fille. Soit défiance naturelle aux amoureux, soit excès de mo-
destie, Gérald ne tirade cette aventure aucune induction favorable.
Il employa son temps de réclusion à se tourmenter ingénieusement.
Tantôt il se représentait Cécile prêtant une oreille complaûsantd
aux sots propos de quelque écervelé; tantôt il repassait dans soa
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LA BEIME DU K£GIM£NT. Al 3
esprit les histoires des méchantes langues de Tendroit» et, à force
de les retourner dans sa tête, il arrivait à leur donner une impor-
tance dont ceux qui les avaient inventées auraient été eux-mêmes
surpris. La petite reine, dont la vie était une fête perpétuelle, et
qui ne rencontrait autour d'elle que sympathie et indulgence, se
préoccupait peu des commérages ; elle s'inquiétait uniquement de
ce que pouvait en penser son ami Gérald. Elle ne l'avait pas revu
depuis son accident, et elle songeait beaucoup à lui, beaucoup plus
que la prudence ne l'exigeait.
Le 16* dragons avait reçu l'ordre d'embarquer pour l'Angleterre.
Sur la demande de leur reine, les officiers organisèrent un grand
pique-nîque d'adieu, auquel fut conviée toute la société de***. Cé-
cile aurait désiré qu'on pût retarder assez la fête pour permettre à
Anstruther d'y prendre part. Le docteur ayant déclaré péremp-
toirement qae son patient ne bougerait de sa chambre avantle jour
de l'embarquement, force fut de se résigner. On prit jour, et on se
donna rendez-vous à un vieux temple en ruines situé dans les envi-
rons de ***.
Une longue file d'équipages se dirigeait vers le temple de Poo-
nach. La voiture qui contenait Levestone et safille était conduite par
un jeune officier nouvellement arrivé au régiment, Hedworth Villars.
Villars était affligé de ridicules qui, au premier abord, quand on ne
le connaissait pas, le faisaient juger défavorablement. Il était très
fier de sa personne, et en particulier de ses pieds et de ses mains;
on l'accusait même de porter deux paires de gants superposées
pour préserver la blancheur de sa peau. Persuadé qu'il était le point
de mire de toutes les demoiselles à marier, il se plaignait des per-
sécutions des mamans avec une fatuité naïve. Du reste, il était dé-
daigneux et difficile comme il convient à un homme qui a fréquenté
le grjnd monde, et lorsqu'en arrivant au 16' dragons il trouva tous
les officiers soumis au joug d'une petite fille qui n'avait jamais vu
Londres, il prit ses camarades en profonde pitié et ne le leur cacha
pas. Au bout d'une semaine ou deux, le jeune Villars était le plus à
plaindre du ngiment; non-seulement il avait subi comme les autres
le charme de la petite reine, mais, n'étant pas accoutumé à ses
allures franches et vives, ayant de plus une très haute idée de son
propre pouvoir de séduction, il interpréta tout de travers l'accueil
cordial qui lui fut fait par Cécile, et il en conçut des espérances qui
devaient lui occasionner la première déception de sa vie.
Retournons au pique-nique. Les invités arrivent. Des groupes se
forment en attendant le dîner. Le colonel Meredith et Levestone
s'asseyent à l'ombre et allument leur cigare; Cécile et Villars se
dirigent vers le temple hindou. Ils pénétrèrent au milieu des ruines,
admirant les bizarres sculptures des murs délabrés que la vigoureuse
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àlh RBTUB DES DEUX MOiœES.
végétation des tropîqaes mena^it d^ensevelir bientôt sous sa ridn
verdure, La vue de ces monumens de l'art et de l'orgueil humain
tombant en poussière sous Faction du temps inspirait à Cécile des
réflexions morales sur la vanité et l'instabilité des choses de ce
monde. Elle était disposée à s'abandonner à l'impresâon mélanco-
lique causée par la scène qu'elle avait sous les yeux. Les jeunes
cœurs paisibles aiment ces tristesses factices, dont le charme vient
de ce qu'elles sont volontaires.
Les méditations rétrospectives de Cécile ne faisaient nuUânem
le compte de son compagnon. — Laissez, laissez ces vieux Hindous
à la poussière et aux toiles d'araignée qui s'at^cumulent sur eui
depuis tant de siècles; venez vous asseoir au bord de ce petit mis-
seau qui s'est irrévérencieusement frayé un passage à travers les
demeures silencieuses des morts, et dont le babil parie de joie, de
jeunesse et d'amour.
Elle leva sm- lui ses grands yeux étonnés. — Vous êtes poète,
cUt-elle. Contez-moi ce que vous dit le ruisseau. Pour moi, je n'en-
tends qu'un murmure incessant dont la monotonie me fatigue.
— Asseyez-vous là; je vous le dirai.
Elle s'assit ; "Villars se jeta sur l'herbe à ses cdtés. — 1« vais vous
enseigner la langue du ruisseau. A chacun, il murmure un conte
différent; cependant il doit vous dire les mêmes choses qu^à moi,
car à tout ce qui est jeune il répète une même légende. II y crait
une fois un jeuiie homme qui aimait une belle jeune fille dont il
n*était digne que par la grandeur de son amour. Il portait son
image dans son oœur; il avait mis en elle toutes ses espérances; il
la respectait, et il Tadorait en même temps. Voilà ce <|ue me dit le
ruisseau; mais, continua-t-îl avec une teinte de tristesse, mais le
ruisseau n'ajoute pas si l'amour profond et sincère a été récompensé,
si la beauté a été touchée par le dévoùment, si l'amour a gagné
l'amour. Dites-moi, à'votre tour, la fin de l'hiaPtoire. la fée dese&ox
fera-t-elle triompher l'amour?
Elle réfléchit quelques instans sans parvenir à comprendre nette-
ment où il voulait en venir. — Écoutez ce que dit la fée des eaux,
répondit-elle enfin en levant la main. L'amour ne gagne pas tou-
jours Tamour. La jeune fille n'aimait pas le jeune homme ; peut-
être n'était-elle pas digne de lui. En tout cas, si eflle a^té fièreet
froide, le ruisseau ne dit pas que le jeune homme ait été ÎDConso-
lable de ses dédains. Tenez , ajouta-t-elle en riant et en désignant
du doigt un lilas dont les rameaux inclinés effleuraient la surface
des eaux, ce grand filas est la reine des fées ; je vais le punir de
vous avoir rendu triste. — Elle ramassa un fragment de boîs qu'elle
lança à l'arbuste.
Cet enfantillage exaspéra le jeune Villars, qui fut tenté de lui ré- .
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LA REINE DU REGIMENT. &15
pondre qu'elle se rencfait justice, et qu'elle était en eSet fmide et
fière. Il se leva bmsquement, et saisit les mains de Gédfe au mo-
ment où elle se préparait à jeter un autre mereean de bois au lilas.
— Cessez ce jeu! — Son TÎsage était pâle, et ses yeux brillaient de
colère. — Vous ne vous débarrasserez pas de moi à si bon marché.
Vous m*avez attiré, encouragé, et voos croyez qu'il suffit mainte-
nant de me dire tranquillement : Je ne vous aime pas! Cécile, ma
bien- aimée, ne soyez pas si cruelle...
Au moment où il avait pris ses mains, Cécile l'avait regaMé avec
une stupéfaction mêlée de frayeur. — C'était donc de vous qu'il
s'agissait? dit-elle enfin. )e n'avais pas le moins du mcmde com-
pris. Da reste votre histoire est absurde. Je n'ai pas envie de me
marier, et je ne suis amoureuse de personne, pas plus de vous que
d'an antre. — La pauvre enfant était de bonne foi.
— Yous ne me ferez pas croire, reprit Villars avec véhémence,
que vous ne saviez pas ce que vous faisiez. Vous êtes fausse comme
toutes les femmes. Ah ! Cécile, ne m'enlevez pas toute espérance.
— Je suis très fâchée , murmura-t-elle ; je ne savais pas que je
faisais mal; j'étais avec vous comme je suis avec tout le monde.
PardoDoez-moi, et soyons amis comme autrefois. Je ne puis vous
oiTrir que mon amitié; vous la refusez? — Elle lui tendait la main
qu'il venait de lâcher.
— Non, je n'en veux pas, répondit Villars rudement. Ce qui ap-
partient à tout le monde a peu de prix à mes yeux. Je vous re-
mercie néanmoins de votre offre. Allons-nous retrouver les autres?
Cécile se leva lentement, et ce fut le cœur gros qu'elle rejoignit
ses camarades.
Le capitaine Anstruther, que nous avons laissé sur son lit, n'a-
vait pu résister au désir d'assister au pique-nique; à la grande
surprise de ses amis et à la grande colère du docteur, il apparut
inopinément au milieu de la foule. — Oà est notre reine? furent ses
premiers mots. Grâce à une obligeante personne, — il va sans dire
que c'était une femme , — Anstruther se trouva tout i point der-
rière un pan de mur à demi ruiné , à quelques pas seulement de
rendrmt où Cécile s'était assise , au moment où la jeune fille ten-
dait la main à Villars en disant : — Vous la refusez? — Grâce aussi
aux commentaires de la même obligeante personne, le capitaine
crut sottement que miss Levestone venait de faire une déclaration
à Hedworth, et que celui-ci l'avait repoussée. Même pour na
amoureux, c'était trop de crédulité; Gérald y fut pris cependant,
et si bien qu'il faillit se trouver mal, et que, lorsque la petite
reine, ayant appris son arrivée inattendue , accourut à lui, les yeux
brillans de joie, il lui tourna presque le dos. Vainement voulut-elle
s'empresser autour d'Anstruther. LOTsqu'elle vint lui apporter à
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il6 REVUE BES DEUX MONDES.
boire, il repoussa le verre en déclarant d'un ton bourru qu'il « n'ai-
mait pas cela, » et que miss Levestone avait tort de se fatiguer à
soigner un malade comme lui.
— C'est la tête qui est malade, grommela le docteur. Comment
cet être-là peut- il brutaliser de la sorte cette mignonne enfant?
Elle m'apporterait du poison que je le boirais.
La pauvre Cécile, consternée de l'accueil de son vieil ami, le re-
gardait sans bouger, son verre à la main. Anstrulher affectait de
ne pas s'apercevoir qu'elle fût là. Au bout de quelques instans, la
colère et l'orgueil vinrent au secours de la jeune fille, qui jeta
le contenu du verre en disant : — Puisque vous n'en voulez pas,
je ne vais pas le porter à un autre. — La petite reine s'éloigna, le
cœur plein d'une amertume singulière et nouvelle. Ainsi son vieil
ami l'abandonnait! Il était probablement humilié de devoir la vie à
une femme. Elle se sentait à la fois peinée et blessée, et elle se
promit que Gérald ne saurait jamais combien elle était sensible à
sa méprisante indifférence.
Cécile rejoignit ses invités; pour la première fois de sa vie, elle
fut tentée d'être coquette. Jusqu'à ce jour, elle s'était amusée
comme une véritable enfant sans s'apercevoir de l'effet qu'elle
produisait. Mûrie tout à coup par le chagrin, elle comprit qu'elle
avait du succès, qu'elle était admirée, et que, si lui la dédaignait,
d'autres la rechercheraient. Ce fut une sorte de soulagement. Heu-
reusement pour elle, les amers reproches du jeune Villars réson-
naient encore à son oreille. — Vous m'avez attiré et encouragé, et
vous ne m'aimiez pas ! — Cécile se jura de ne jamais mériter ce re-
proche.
A la réQexion, Villars s'aperçut qu'il avait été dur. et injuste. Il
vint dès le lendemain solliciter son pardon, qui fut accordé aussi
simplement qu'il était demandé. A dater de ce jour, la petite reine
n'eut pas d'ami plus sincère et plus dévoué que Hedworth. Quant
au capitaine Anstruther, il prit vis-à-vis de Cécile un ton froid et
cérémonieux qui aurait bien vite rebuté un cœur moins aimant. Elle
cherchait anxieusement une occasion de parler en tête-à-tête i son
ami, dont la mauvaise humeur ne résisterait pas à une explication
franche. Il semblait vraiment que Gérald eût deviné ses intentions,
tant il apportait de soin à éviter de se trouver seul avec elle. Il fit
si bien que le jour de l'embarquement arriva sans que la petite
reine eût réalisé son projet.
IL
Le vaisseau qui portait nos héros était ballotté sur l'Océan indien.
Cécile, assise sur le pont, considérait Anstruther, et se disait que la
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LK REINE DU RÉGIMENT* Al7
maladie avait bien changé son ami. La physionomie jadis si ouverte
de Gérald avait revêtu une expression dure et froide; autour de la
bouche et des tempes s'étaient creusés des plis qui n'existaient pas
autrefois. Accoudé sur le bastingage du vaisseau, il suivait des
yeux les mouvemens de l'eau avec un regard dont la fixité avait
quelque chose d'inquiétant. Cécile, qui l'observait toujours, eut
peur. Elle résolut d'aller lui parler. Au mouvement qu'elle fît pour
se lever, Anstruther se retourna, et, secouant avec effort la lassi-
tude et l'ennui qui semblaient l'accabler, il s'avança vers la jeune
fille en lui demandant si elle avait besoin de quelque chose.
— Non, répliqua-t-elle timidement, je suis toute seule, et je
m'ennuie. Asseyez-vous là, voulez- vous? et causons un peu. Il y a
si longtemps que nous n'avons bavardé ensemble I pas depuis le
jour de votre accident, ajouta-t-elle en désespoir de cause, en lisant
sur son visage la répugnance qu'il éprouvait à obéir.
L'allusion produisit son effet. Le capitaine la revit tout à coup
exposant ses jours pour le sauver; il fut disposé à la clémence. Cé-
dant enfin à une secrète attraction, il prit le siège qu'elle lui offrait
et s'assit. Encouragée par ce premier succès, Cécile continua har-
diment : — Gérald, qii*a^c?r-vou8 donc depuis quelque temps? Je
ne vous reconnais plus. 11 y a deux mois, je n'aurais pas été obli-
gée de vous prier si fort pour vous décider à causer avec moi.
Cécile n'était plus une enfant, et n'était pas encore une femme;
aussi y avait-il de l'enfant et de la femme dans le regard à la fois
malicieux et tendre dont elle accompagna ses derniers mots. Pré-
venu comme l'était Anstruther, il prit mal et la question et le re-
gard. — Il est vrai que depuis quelque temps je vous évite, parce
que je ne puis supporter les déplorables habitudes que je vous vois
prendre. Vous recueillez à la vérité les sots complimens de quel-
ques faquins infatués de leur personne; mais en retour vous serez
blâmée de tous les honnêtes gens.
Cécile rougit beaucoup. Elle sentait profondément l'injustice des
reproches qu'on osait lui faire, et elle ne pouvait s'expliquer l'ai-
greur que le capitaine y mettait. Il y avait entre eux quelque mal-
entendu qu'elle aurait voulu éclaircir. Étaient-ce les assiduités de
Villars qui Toffusquaient? — Il finit par lui dire qu'i. s'étonnait
qu'elle prit le parti d'un homme qui avait refusé l'offre o sa main.
— Il est fou, se dit la pauvre fille. A ^s allusions, elle devina
cependant que la scène du ruisseau avait eu des témoins, et qu'on
avait dû lui faire quelque conte absurde. Il eût été bien simple de
lui tout dire ; mais la petite reine avail| ses idées sur l'honneur, et
ne se croyait pas permis de trahir le secret d'un homme qui l'avait
demandée en mdriage. Elle essaya de désabuser Anstruther sans
10MB Cï. — 1872. 27
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Ai8 BSTUS DBS DBUX MMfDBS.
compromettre Vîllaxs, en protestant de son innocence et faisant
appel k la confiance que devait inspirer au capitaine toute sa yie
passée. 11 resta sourd à ses supplications. — Assez! dit-il; à quoi
bon me torturer? Vous ayez deviné depuis longtemps que je vous
aime; mais cela ne vous sei'vira de rien. Oui» j'ai la faiblesse de
vous aimer, la faiblesse de ne pouvoir me soustraire à votre fasd*
nation : je ne suis pas si crédule que vous le pensez. Aucufie expli-
cation ne ferait que ce qui est ne soit pas, et je ne veux pas voos
pousser à mentir inutilement.
— Vous êtes bien dur! Vous m'avez dit que voua m'aimiei; jepeox
vous avouer maintenant que je vous aime;... du re$te vous lie savez
aussi Uen que moi. Comment n'avez-vous pas assez de confiance
pour croire que voua avez pu vous laisser induire en erreur par
une pbrasé mal entendue? Pensez^vous, continua- tr-eUe fièrement,
que je voudrais devoir votre amour à un mensonge?
— Assez ! je ne supporterai jamais que personne parle irrespec-
tueusement de vous; je vous défexKlrai toujours, même lorsque je
croirai que vous avez tort; quant à vous estimer commie autrefois,
je ne le puis plus* Ob! Cécile, pourquoi m' avez- vous, sauvé de la
mort, « c'était pour me rendre la vie si amer e ?
De grosses larmes coulaient lentement sur les joues de la jeune
fille. -^ Capitaine Anstrutber, ne parlons plus de cea choses. Je
vous ai supplié de m'accorder un peu de justice ou d'affection; cela
ne m'arrivera plus. Vous regrettez que je vous aie sauvé la vie. De
tels regrets sont rares en vérité, et je n'oublierai jamais que j'ai
été assez malbeureuse pour provoquer une si grande ingratitude.
— Cécile se leva et alla s'enfermer dans sa cabine; assise i terre,
éiie sanglota amèrement pendant longtemps.
Plusieurs jours se passèrent sans amener de cbangement du» la
position respective de nos personnages* Cécile évitait Anstmtlier et
passait la plus grande partie de son temps avec Villars, ce qui
n'était pas fait pour calmer la jalousie du capitaine.
Cq seûr, une tempête violente éclata. Cécile, qui s'était réfugiée
dans sa C2d>ine, entendit frapper à la porte. Elle se leva eu cbanee-
lant pour ouvrir, et se trouva face k iace avec Gérald. La surprise
de la jeune fille fut si grande, qu'elle fit un brusque mouveoeat
en arrière. Anstrutber» croyant que le roulis du vaisseau lui fus^t
perdre l'équilibre, passa le bras autour de sa taille pour la soute-
nir. Le cœur de Cécile battit violemment. Elle ne doutait pas que le
navire ne fut perdu, et que Gérald ne fût venu lui dire adieu; elle
éprouvait une envie ardente de poser sa tète sur son épaule et de
lui dire qu'elle était prête à tout oublier, epi'elle ne regrettait pas
la vie, pourvu qu'il la crût innoeeute« Elle se contint cependaat,
et elle attendit qu'il parlât.
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LA. BSINE DO RiGIMSNT. AL9
— Cécile, votre père est aux pompes. Uoe voie d'eau s'est décla-
rée, et il est douteux que le bâtiment puisse tenir la mer jusqu'au
jour. Comiue je ne suis pas de service en ce moment^ votre père
ro*a demandé de venir vous trouver; il m^a aussi demandé de faire,
en cas de naufrage, mon possible pour vous sauver. Oh I Cécile, ma
Cécile chérie! s'il savait combien cette recommandation était inu-
tile ! Quand je pense au sort qui vous noenace, ma seule consola-
tion est que, si la vie nous a séparés, la mort du moins nous réu-
nira. Cécile, ma bien-aimée, dites-moi que vous me pardonnez les
craelles paroles que j*ai prononcées l'autre jour dans un accès de
jaloosie.
— Je vous paidonne, répondit-elle simplement avec un regard
où se peignaient toute sa confiance et son affection. Vous ne doute^-
rez plus jamais de moi, n'est-ce pas?
— Ne parlons pas de cela, dit précipitamment Anstruther ; je
sens que je ne peux pas vivre sans vous. Je vous aime, cela me
suffit, et je veux que vous soyez ma fenune, quelque chose que vous
ayez pu faire.
— Oh! Gérald, cria Cécile d'un ton douloureux. Êtes-vous donc
â impitoyable qu'ici, en présence de la mort, vous refusiez de voir
qoe vous m'avez accusée à tort? Vous m'aimez, et en cette heure
suprême vous doutez de ma parole. S'il en est vraiment ainsi, lais-
sez-moi! Vous ne pouvez pas m'épouser, si vous n'avez pas foi en
mon honneur;... la mort serait mille fois préférable pour nous deuxl
—L'honneur! la foil mots que tout cela! Je n'ai plus qu'un seul
désir, celui de vous posséder!
— Alors qu'étes-vous venu faire ici? Jamais je ne consentirai à
épouser un homme qui ne m'estime pas. Je veux, j'ezige une con-
fiance entière de votre part.
— C'est vous qui êtes dure maintenanL Si j'étais capable de vous
faire un mensonge et de vous dire que je vous crois, tôt ou tard
vous découvririez la vérité ; chacun de mes gestes, chacun de mos
regards vous dirait que je vous aï trompée, et à votre tour vous mu
retireriez votre estime*
Cécile releva sa tête, qu'elle avait posée sur Tépaule de Gérald,
et se dégagea de l'étreinte du jeune homme. Au mên>e instant, un
effroyable craquement se fit entendre; un bruit de pas précipités et
de cris parvint à leurs oreilles au travers du fracas de la tempête.
Anstruther s'élança sur le pont; un des mâts était rompu, et pour
comble de calamité un incendie s'était déclaré. Il courut prévenu:
Cécile du nouveau danger qui les menaçait. 11 la trouva étendu
snr le plancher et presque privée de connaissance ; il la releva
l'assit sur une divan fixé aux parois de la cabine. — Gérald, mur-
mora Cécile d'une voix éteinte au moment où le capitaine allsût
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A20 REVUE DES DEUX MONDES. I
s'éloigner, si nous échappons à la mort, restons amis... Le temps )
vous convaincra que je n'ai rien à me reprocher. j
— Si le ciel nous épargne, il en sera ainsi que vous souhaitez.— i
Il déposa un baiser sur son front et s'enfuît, de l'air d'un homme qui I
a vu pour la dernière fois l'objet de toutes ses affections. J
Cependant le vaisseau tint bon; la tempête s'apaisa, et on put ga-
gner le port. Cécile et Gérald vivaient sur le même pied d'intimité
qu'avant le pique-nique; ils se laissaient aller au charme d'aimer et
d'être aimés. Ce n'est pas que la petite reine, lorsqu'elle était assez
de sang-froid pour réfléchir, se sentit entièrement satisfaite de la
conversation de la cabine et de la situation inférieure qu'elle-même
avait prise vis-à-vis de Gérald. Si elle avait été moins aveuglée par
la passion, elle aurait vu aussi que son ami Anstruther n'était pas
aussi parfait qu'elle se l'était imaginé, et que sa conduite dans les
derniers temps ne lui faisait guère honneur; mais, loin de se per-
mettre le plus léger blâme, Cécile s'ingéniait à trouver des excuses
pour justifier celui qui était à ses yeux le meilleur et le plus géné-
reux des hommes.
Peu de temps après l'arrivée de nos voyageurs en Angleterre, le
colonel Meredilh se décidait à quitter le service ; il fut remplacé
par un certain M. Houston, que personne ne connaissait, mais qui,
de l'avis de tous, ne pouvait valoir l'excellent homme auquel il
succédait. Un jour, en entrant au cercle, Villars aperçut dans un
coin de la salle un homme grand et bien fait, dont la tournure élé-
gante et la belle figure le frappèrent. L'inconnu avait une physio-
nomie sévère et froide qui, sans être précisément mauvaise, n'at-
tirait pas. Au contraire, quoique cet homme affectât dans ses
manières la franchise et la cordialité, on ne pouvait se défendre à
son aspect d'une antipathie instinctive, surtout lorsqu'on avait re-
marqué l'expression pour ainsi dire double de son visage. La
bouche souriait souvent, les yeux jamais. Cette contradiction cau-
sait une impression pénible, à laquelle n'échappa point Villars.
L'inconnu, qui n'était autre que le nouveau colonel, se fit pré-
senter son jeune subordonné. L'entretien s'engagea, et le nom de
Levés tone tomba dans la conversation. — hevestone? interrompit
le colonel. C'est celui qui a une si jolie fille? Nous lui persuaderons
de permuter.
— Et pourquoi? s'écria Villars. Nous ne voulons pas perdre notre
reine; nous ne pouvons pas nous passer d'elle.
— C'est justement pourquoi il faut que cette fille et son père s'en
aillent, repartit le colonel avec son sourire glacial. Je n'entends pas
qull y ait deux autorités dans mon régiment.
Villars prit chaudement le parti de miss Levestone, sur laquelle
Houston s'^prima en termes si peu mesuréfi que le jeune officier
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LA REINE DU REGIMENT. A2i
conçut sur-le-champ une violente aversion contre son nouveau chef.
Il alla, tout hors de lui, raconter cette scène à Cécile. La petite reine
fut consternée à l'idée de quitter ses vieux amis, au milieu des-
quels elle avait passé tant d'années heureuses. Quand Villars la
vit si troublée, il s'efforça de lui rendre un peu de courage. — Ne
vous laissez pas abattre, reine; nous vous défendrons tous contre
le colonel; il faudra bien qu'il cède. — 11 la laissa un peu consolée,
en lui donnant rendez-vous à un bal qui avait lieu le soir même.
Cécile dansait avec Villars, qui luiproposa de passer dans un petit
salon où il avait remarqué des photographies assez curieuses. Tan-
dis que tous deux feuilletaient un album en babillant étourdiment,
le capitaine Anstruther apparut sur le seuil. Cécile lui tendit la
main en souriant, mais elle n'eut pas plus tôt jeté un coup d'œil
sur la physionomie extraordinaireraent sombre de son ami qu'elle
eut le pressentiment qu'il y avait de l'orage en l'air. En effet, Gé-
rald la salua avec une raideur de mauvais augure; il lui demanda
une valse, pendant laquelle il ne desserra pas les dents, puis ^il
remmena silencieusement dans le petit salon, la fit asseoir dans
l'embrasure d'une fenêtre et prit place à côté d'elle, toujours sans
parler. Effrayée de ces préliminaires solennels, la petite reine jouait
machinalement avec son bouquet en se demandant quel nouveau
crime elle avait commis. Les minutes s'écoulaient, le silence ré-
gnait toujours. Enfin Anstruther prit la parole d'une voix grave. —
Comment se fait-il que je vous trouve encore en tête-à-tête avec
Villars? Vous savez que cela me déplaît. Je me veiTai obligé de vous
défendre formellement de le voir sous peine de rompre avec moi.
Cécile devint pourpre; elle se redressa fièrement. Depuis long-
temps, les tyrannies de Gérald l'humiliaient à ses propres yeux. Il
y eut entre eux une explication véhémente, des larmes, des reproches,
puis le capitaine demanda pardon, promit de se corriger, et offrit
à Cécile son bras pour la reconduire dans la salle de danse. Au mo-
ment où ils quittaient le petit salon, un homme de haute taille qui
était debout contre la porte remarqua leur émotion et murmura en
les suivant des yeux : — Il se passe quelque chose. Quelle jolie
fille! il faut que je sache qui elle est, et ce qu'il y a entre eux. —
Le colonel Houston, après ce soliloque, alla trouver Villars, et lui
demanda le nom de la jeune personne.
— le ne sais pas trop, je vais m'en informer, repartit malicieu-
sement le jeune homme. En attendant, venez, je vais vous présen-
ter à notre reine. — Il fit faire au* colonel le tour de la salle sous
prétexte de chercher la reine, et, arrivé devant Cécile, il s'arrêta
brusquement. — Permettez-moi de présenter notre colonel à votre
majesté ; il a le plus grand désir de faire votre connaissance.
Cécile s'inclina. Houston surprit un sourire railleur et un regard
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âSî REVUE DES DEUX UOKDES.
d'întellîgeDce échangé avec Tillars. — H lui a tout raooDté, se dil-fl,
et ils se moqaent de moi. — Quelles que fussent ses préveDlioos
contre mîss Levestone, le colonel ne pouvait détacher ses yeux de
ce délicieux visage qu'encadraient de magnifiques cheveux aux re-
flets dorés. Cécile avait quelque chose de si délicat et de si aérien
dans toute sa personne qu'Houston pensait voir une fée, et qu'il
n'osait la perdre des yeux dans la crainte que cette magique ap-
parition ne s'évanouît. Il valsa avec elle. Tout en tournant, Cécile
se disait qu'un si excellent danseur ne saui-ait être méchant. Si elle
avait pu lire dans l'âme du colonel, elle n'aurait pas été si bien
disposée pour lui. — Elle valse parfaitement, pensait Houston. Je
ne m'étonne pas que tous mes officiers soient amoureux d'elle, et
je parierais qu'elle s'entend à les berner. — Vous êtes très liée avec
fe jeune Vîllars, contînua-t-il à haute voix. Vous a-t-il parlé de noCre
conversation? — Qu'est-ce qui peut vous le faire supposer ?Tép(m-
dît-elle en levant les yeux vers lui avec un sourire malicieux.
— Vous vous intéressez tant à notre régiment que je supposais
tout naturellement que vous seriez curieuse de connaître mes pro-
jets et de savoir si j'avais quelque réforme en vue.
— Je n'ai pas du tout pensé à cela; du reste je ne vois pas qu'il
y ait lîeu de rien réformer.
— Je crains que vous ne vous abusiez... Si Villars ne vous a riai
dit, autant vaut que je vous prévienne moi-même, car, lorsque les
autres officiers sauront combien vous vous êtes laissé faire la cour
par ce jeune homme, cela fera un beau tapage. A mon avis, i! est
préféi-iible que vous quittiez le régiment tout de suite.
Cécile lâcha le bras du colonel, et le regarda en face. — Colonel
Houston, si vous me connaissiez, vous ne vous permettriez pas de
me parler de la sorte. Jamais personne ne m'avait accusée de co-
quetterie; je m'en remets d^ailleurs à mes amis du soin de défendre
ma réputation. Je ne quitterai le régiment que si mim père permute.
Parlez-lui-en ; mais je doute fort qu'il y consente.
Elle était si belle dans sa colère que Houston la contemplait avec
une admiration non déguisée. — Je ne pouvais pas devins que
vous étiez si différente des autres jeunes filles, qui toutes passent
leur vie à se faire faire la cour. Êtes- vous bien sûre d'être absolu-
ment exempte de ce défaut? Je vous ai aperçue tout à l'heure atec
ce grand garçon bran... Anstruther, je crois...
Il avait dit cela au hasard. Cécile recula d'un pas; sa respiratioD
se précipita, ses yeux noirs brillèrent d'un éclat sauvage. — Mon-
sieur, j'ignore ce que vous voulez insinuer. Le capitaine Anstnrtber
est un de nos plus vieux et de nos meilleurs amis. Votre langage
est indigne d'un galant homme. Permettez-moi de vous dire que
je ne m'y serais pas attendue de la part du colonel d'un régiment
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lA MINE tm BÉGOnSNT. lAt
od j'ai toujonrs été traitée avec autant de reBpect que de bienveîl-
lanee. Vous pouvez vous dispenser de me reconduire à ma place.
— Elle prit te bras d*un officier de sa connaissance qu'elle aperçut
à quelques pas d'elle, et s'éloigna, laissant le colonel pétrifié. Il
s'était amusé à la taquiner pour se donner le plaisir de voir ses
beaux yeux étinceler de colère, mais il était à cent lieues de vouloir
m brouiller avec elle. Ses plans avaient changé depuis une demi*-
heure. Loin de songer à renvoyer miss Levestone du régiment, il
n'avait plus qu'un but, celui d'obtenir un de ses doux regards,
un de ses séduisans sourires, et il se demandait ce qui avait pu
provoquer cette explosion. Est-ce qu'Anstruther?.. Houston se
mordit la moustache ; gare à celui qui voudrait s'interposer entre
Im et cette petite fée ! Ge n'est pas qu'il Taimit : il la trouvait
bdle, il était accoutumé à se faire adorer des femmes ; il fit serment
que cette fiëre enfant serait bientôt à ses pieds, et il sourit mé-*
chamment en pensant au plaisir qu'il aurait alors à se moquer
tfelle.
Le 16^ drAgons fut envoyé en garnison à Dublin. Le colonel Hous-
ton ne tarda pas à se rendre fort impopulaire au régiment. Les offi-
ciers le détestaient d'abord à cause de sa conduite h l'égard de leur
reine, ensuite parce qu'il se montrait vis-à-vis d'eux dur, despoti-
que et cassant. Le capitaine Ânstruther servait particulièrement de
pmnt de mire à ses sarcaemes. Houston s'était évidemment promis
de lui rendre la vie si insupportable que Gérald prit le parti de
changer de régiment, et le capitsdne l'aurait certahoement fait sans
le lien puissant qui l'attachait au 16* dragons. Toutes les fatigues,
toutes les corvées, étaient pour lui, et il ne recueillait pour fruit de
ses peines que les plus injustes reproches; en dehors même du ser-
vice, il ne pouvait ouvrir la bouche sans s'attirer une observation
ttgiede la part du colonel. Il restait néanmoins incapable de eTar-
racber aux lieux où respirait Cécile. Lorsqu'il venait au thé de la
reine, il lui adressait à peine la parole* mais il ne la quitt^ût pas
des yeux; CSécile le sentait, le cdonel le remarquait, et sa haine
s*augmentait.
Dans tout le régiment, une seule personne prenait le parti de
Houston; cette personne, c* était miss Levestone. La première fois
qu'elle a^t rencontré le colonel après la scène du bal, il était venu
droit à elle; il s'était excusé en fort bons termes, et il avait solli-
cité son pardon d'un air si humble, si contrit, qu'après un moment
d'hésitation Cécile le lui avait accordé. 11 se montra dès lors aussi
lespeetueux qu'empressé, et il devint un des habitués les plus assi-
dus du thé quotidien de Cécile, qui commença presque à l'aimer.
Il est vrai qu'elle ignorait les tracas que son nouvel ami suscitait à
^>érald. Se son côté, Houston, qui poursuivait son plan de cam-
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A2& RBYUE DES DEUX MONDES.
pagne sans soupçonner le danger gui pouvait en résulter pour lui-
même, ne fut pas longtemps à s'apercevoir que la conquête de la
petite reine n'était pas aussi facile qu'il se Tétait imaginé; il n'en
devint que plus ardent. Convaincu qu'Ânstruther faisait seul ob-
stacle à son triomphe, il eut recours à tous les moyens pour se dé-
livrer de ce rival détesté. Il imagina d'attaquer miss Levestone
en sa présence dans l'espoir de provoquer chez Anstruther un accès
de colère qui l'amenât à manquer de respect à son chef. Le colonel
avait trouvé le point sensible : Gérald prenait la défense de Cécile
avec un emportement de bon augure.
Les autres officiers, indignés du traitement que Houston fsdsait
subir à un camarade aimé et estimé de tous, se décidèrent à en
parler à leur reine, que cette communication jeta dans un grand
trouble. Cécile se reprocha amèrement d'avoir traité si bien le per-
sécuteur de celui pour lequel elle aurait donné sa propre vie. 11
avait flatté sa vanité, et elle s'y était laissé prendre! En tout cas,
elle se promit de réparer sa faute. Elle parlerait au colonel, elle tâ-
' cherait de découvrir en quoi Anstruther l'avait offensé, et elle sol-
liciterait la grâce du coupable. Elle était résolue, elle n'avait pas
peur de Houston; cependant, quand vint le moment de parler, l'é-
motion la gagna. Elle dissimula de son mieux son trouble, et de-
manda au colonel d'un ton indifférent : — Où est Anstruther?
— Anstruther? dit Houston en affectant de se souvenu: à peine
qui était Anstruther; je crois qu'il est aux écuries.
— Depuis quelque temps, je ne le vois plus; c'est un de nos plus
vieux amis, et il nous manque beaucoup. Quelqu'un me disait
l'autre jour qu'il était accablé de corvées. Voyons, colonel, ne pour-
riez-vous pas lui faire grâce de quelques-Uties?
— Il mérite les corvées que je lui donne. Votre ami est, — par-
donnez-moi de vous le dire, — l'être le plus paresseux, le plus né-
gligent, le plus sot et le plus impertinent que j'aie rencontré de ma
vie. Je voudrais bien ne pas vous refuser, mais vraiment ce que
vous me demandez n'est pas possible. Si je laissais sa conduite im-
punie, tout le régiment en ferait autant.
— Qu'a-t-il fait?
— Ce qu'il a fait? répondit le colonel un peu embarrassé. Que
voulez- vous que je vous dise? vous ne comprendriez pas: les de-
moiselles n'entendent rien h ces sortes de choses. C'est un vilain
personnage, qui n'a pas de principes, et qui , j'en suis sûr, com-
mettra quelque sottise un de ces jours.
Cécile rougit en entendant traiter de la sorte celui qu'elle aimait;
la fausseté évidente du colonel la révoltait. — Ce n'est point parce
que je suis une femme que vous ne voulez pas me répondre. J'ai été
.élevée au régiment, je connais le service aussi bien que vous; c'est
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LA R£IN£ DU REGIMENT. A25
parce que vous n'avez pas une seule bonne raison, une seule preuve
à me donner. S'il vous a déplu, je vous supplie de lui pardonner.
Yous ferez cela pour moi, n'est-ce pas, colonel? dit-elle d*un ton
caressant en levant vers lui ses yeux profonds.
Son insistance irritait et touchait à la fois le colonel; s'il s'était
agi de tout autre qu'Anstruther, il aurait répondu sans hésiter :
Entendre, c'est obéir; mais cet homme qu'il détestait d'autant plus
qu'il avait été plus injuste pour lui, cet homme dont elle plaidait
la cause parce qu'elle l'aimait,... non, ce n'était pas possible... Une
idée insensée traversa son esprit. S'il lui demandait sa main en
échange de la grâce d'Anstruther? Il n'osa pas; le courage lui man-
qua. 11 considérait ce doux visage levé vers lui avec une expression
suppliante, et il sentait que, pour être plaint par la petite reine, il
se soumettrait volontiers à tout ce que souffrait son rival.
— Miss Levestone, reprit-il froidement, je regrette de vous voir
prendre un intérêt si vif à ce monsieur. Quelque peine que j'éprouve
à vous refuser, il ne m'est pas permis d'agir autrement. Tout ce
que je vous promets, c'est d'être le moins sévère que je le pourrai
pour un aussi mauvais officier.
— Très bien, répliqua-t-elle tristement. C'est la première fois
que j'essuie un refus.
Cela le piqua; cependant il tint ferme, espérant que, lorsqu'il
serait débarrassé de son rival, — ce qui ne tarderait guère, — il re-
gagnerait la faveur de la petite reine en la consultant sur tout et en
satisfaisant tous ses caprices.
III.
Gomment il est possible qu'un officier, connu depuis quinze ans
dans un régiment où il est aussi estimé qu'aimé, soit tout d'un
coup, sur le dire d'un homme qui est son ennemi déclaré et d'après
le témoignage d'un palefrenier, accusé d'une action honteuse, con-
damné par ses plus vieux amis et cassé sans qu'une seule voix s'é-
lève pour prendre sa défense, c'est ce qu'on ne comprendrait pas, si
on ne savait combien sont incommensurables la légèreté et l'égoïsme
des hommes. Toujours est-il qu'un beau matin le capitaine Anstru-
thcr eut à répondre de l'accusation d'avoir empoisonné le cheval du
colonel un jour de course pour assurer le succès du sien, qu'il fu
déclaré coupable et chassé du régiment à la grande joie de Hous-
ton. Il faut dire, à la décharge de celui-ci, qu'il croyait à la culpa-
hilité de son ennemi, et que tous les autres officiers, à la réserve
de Villars, se rangèrent à son avis avec itne facilité qui devait na-
turellement le fortifier dans son opinion. Le jeune Hedworth seul,
si longtemps l'objet de l'antipathie d'Anstruther, soutint énergi-
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hStô BEVUE DES DEUX MONDES.
qneinœt jusqu'au bcmt rianoceoce de son camarade. Quant à Cé-
cile, le drate ne pé&étra pas dans son cœar. A ses yeux, le colonel
avait inventé cette basse calomnie pour se délivrer de Géiald.
Tant de méchanceté et de déioyaaté ôhes Houston, tant de credo-
lité chez les autres la révoltaient* — Mon père! s'écriait-etle, vous
devriez rougir d'aToir cm c^ I Lui, cominettre une ^reiite action I
— Ma chère fille, je suis aussi désolé que vous d'être obligé de
penser du mal d*Aiistruth8r, mais je dois dire, à mon grafid regret,
qnll s'est t^lement troublé quand on Ta interrogé, qu'il était im-
^ssible de ne pas voir qu'il étai^ coupaMe.
Cécile sortit sans répondre; elle monta dans sa 'diambne, ne jeta
sur le planclm* et éclata en sanglots convulsifs. IHsndant qu'elle se
désolait ainsi, son ami s'absorbait À son tour dans ses réftexîons
amères. La pensée qu'elle aussi le croyait peut*4tre coupable lui
était mille fois plus douloureuse que tout le reste. Qu'était-ce que
la perte de en minière, que la désertion de ses amis, que le dédioar
neur même, auprès de l'opinion qu'elle aurait de lui? Si ^le Taban-
donnait, il ne lui restait rien sur cette terre. Torturé par œ doute,
lorsqu'il sut qu'il était condamné, il ne songea qu'à se justifier au
yeux de €écile. Villars avait voulu rester auprès de lui jusqu'au der-
nier moment; il le pria d'aller trouver miss Levestone et de lui diie
de sa part qu'il était innocent, II attendredt jusqu'au lendeniam pour
oonnattre le succès de son message.
¥illars se rendit chez Cécile le soir môme. Lorsqu'il lui lépéta
les paroles de son malheureux camarade, elle rougit d'émotkm. -«*
Vous au moins vous êtes un véritable ami. Vous ne doutez pas de
lui. 11 faut que vous m'aidiez... Je veux le revoir une dernière fois;
vous me conduirez chez lui, vous ne me refuserez pas cela ?
Villars resta nn peu étouidt de la proposition. Il résista Umg-
iemps aux Instances de sa jeune amie, et ne céda que lorsqu'il vit
que, s'il ne l'accompagnait pas, elle irait seule.
Le lendemain à déjeuner , Cécile avertit son père qu'elle allait
faire des visites. — Aves-vons besoin de quelque chose avant que
jesoite?
— Non, i>épondtt-il &ï s'étonnant 4 part «n de la rapidité avec
laquelle avaient passé son indignation et son désespoir^ car Cécile
paraissait animée, presque gale. Si son père avait été observateur,
il aurait remaïqué que sa galté était forcée, et que sa voix anit
des inflexions métalliques qui ne lui étaient pas naturelles. L^amour
et la piété filiale s'étaient livré combat dans le cœur de la jeune
fille; l'amour t'emportait, et son cœur se détournait de son père,
qui osait condamner celui qu'elle aimait. Son parti était pris. *-
S'il veut de moi i présent, se disait-elle, je le euivraii quel que
soit son sort.
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Là REINE IM7 RlÊGIHENT. iî7
Qaand elle se fat retirée dans sa chambi^, et qtfelte eat com-
inencé à s'habiller de ses mains tremblantes, F^motion la gagna.
Elle pleara en pensant aux jours joyeux de son enfance ; elle disait
adîeu au passé. Cependant la nécessité de se décider promptement
lui fit sécher ses larmes ; d'ailleurs sa conduite du monient était en
si conplëte contradiction avec sa manière de penser habituelle,
qu'elle agissait machinalement, poussée par les circonstances, sa-
chant à peine ce qu'elle faisait. Elle partit enfin, et trouva Villars
en dehors de la viÛe, à l'endroit convenu. II essaya de nouveau de
la détourner de son projet. — Si vous ne voulez pas m'aîder, dites-
le tout de suite, répliqua-t-elle sèchement. J'irai seule et à pied.
C'est un chagrin de découvrir que j'ai un ami de moins que je ne le
pensais.. • N'importe, je ne vous retiens pas.
— Voas êtes injuste, répondit doucement Villars, si vous croyez
que dans toute cette affaire je pense à moi; ce n'est que pour vous
que j*ai peur.
Il dut céder; il la conduisit dans un bosquet ombragé d'arbres
toniTus, et alla chercher son ancien camarade. Anstruther trouva
Cécile assise, dans une attitude affaissée. Sa pâleur et le cercle
bleuâtre qui cernait ses yeux indiquaient des nuits sans sommeil et
un cœur en angoisse^. Elle ne le vit pas venir, et elle demeura
immobile, les mains jointes sur ses genoux et la tête penchée, jus-
qu'au moment où le bruit des pas la fit tressaillir. Redressant alors
brusquement la tête, elle se leva, le visage couvert d'une vive rou-
geur, et elle tendit les deux mains à Gérald en disant : — Je ne
pouvais pas vous laisser partir sans vous voir, j'en serais morte.
Dites-moi que vous êtes content que je sois venue.
— Ma bien-aîmée! murmura-t-il en la serrant dans ses bras
«wntne le jour où ils attendaient la mort. Vous m'avez rendu trop
henreux. Je partirai pour l'exil le cœur plus léger, maintenant que
je sais que vous avez eu confiance en moi.
— le n'aurais pas pu douter, quand je l'aurais voulu, dît-elle
arec tendresse. Du plus loin que je me souvieune, vous avez été
pour moi la bonté et la loyauté en personne. Pouvais-je donc tout
d'un coup vous croire un misérable 7
— • Et moi pourtant j'ai douté de vous, pauvre fou que j'étais 1
Ma Cécile chérie, pourrez-vous oublier mes torts? C'est ma mau-
dite jalousie qui est cause de nos malheurs... Je vais vous quitter,
-^probablement pour toujours... Me pardonnez-vous le mal que
je vous ai fait?
— Vous dîrai-je ce qu'il y a eu entre Villars et moi? fit-elle en
wuriant doucement à travers ses larmes. — Il voulut protester. —
le veux que vous m'écoutiez. Le bon Villars croyait m'aimer, et il me
^l^inanda de Tépouser. Je refusai, car mon cœur appartenait à un
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428 REVUE DES DEUX MONDES.
autre; je lui offris mon amitié, qu'il repoussa d'un ton de mépris,
ce qui n'empôche pas que depuis il a été le meilleur de mes amis.
Si je n'avais pas été si fière, nous serions heureux maintenant. 11
me semble que vos malheurs sont le châtiment de mon orgueil.
Pourquoi disiez-vous tout à l'heure que nous allions nous séparer
pour toujours 7 Vous n'aurez pas le cœur de me punir si sévèrement.
Dites-moi que vous ne le ferez pas !
— Enfant! que voulez-vous faire? Votre père ne consentira
jamais à donner sa fille à un homme déshonoré. SI cruel que soit
notre sort, il faut nous y soumettre.
— Vous m'avez demandé un jour d'être votre femme; vous me
croyiez coupable alors. — Elle parlait très bas, avec une confusion
si chaste que son amant sentit qu'il n'aurait jamais le courage de
renoncer à elle. — Je refusai parce que j'étais trop fière pour souf-
frir d'être blâmée, même par vous. Je vois à présent combien j'ai
eu tort; je vois aussi qu'il m'est impossible de vivre sans vous au
milieu de ces misérables qui ont brisé votre vie, qui briseront la
mienne, si vous me repoussez. Emmenez- moi, Gérald !
Antrusther, les yeux fixés sur son visage rougissant, dit avec
tristesse : — Mon enfant, vous ne savez pas ce que vous me deman-
dez. Le monde, qui est à vos pieds, se tournera contre vous. Vos
amis vous plaindront, vos ennemis vous montreront au doigt; si
votre âme est assez forte pour endurer les railleries et les mépris,
songez que vous serez vouée au travail, à la pauvreté, à la misère,
— car je suis pauvre, mon amour; j'ai juste assez d'argent pour
payer mon passage jusqu'à une colonie où je gagnerai mon pain
en travaillant.
Elle se cramponnait à lui en sanglotant. — Emmenez-moi ! Que
m'importent le monde, le travail et la misère, pourvu que je sois
avec vous ! Ne me dites pas de vous quitter, c'est la seule chose que
je ne puisse supporter.
— Que Dieu me vienne en aide, murmura-t-il. Je n'ai pas le cœur
de vous dire non, et cependant je le dois. Ma bien-aimée, songez
à votre père, qui vous adore ! Si vous n'avez pas pitié de vous-
même, ayez du moins pitié de lui.
— Non, répondit-elle d'un air sombre; il vous abandonne, vous,
son vieil ami, à l'heure de l'épreuve ! Je plains mon père, et je le
hais presque en ce moment. Ne me regardez pas avec ces yeux
sévères... S'il faut choisir entre lui et vous, c'est vous que je
choisis.
Ânstruther poussa un sourd gémissement; de larges gouttes de
sueur perlaient sur son front, — Cécile , dit-il lentement et avec
effort, votre père a été dur pour moi, mais il croyait être juste.
Moi, son vieux camarade et son ami, puis-je lui voler son unique
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LA HEINE DU RÉGIMENT. &29
enfant au moment où mon honneur vient d'être souillé d'une tache
ineffaçable ? Ne lui donneraîs-je pas le droit de me mépriser?
— Vous avez raison, comme toujours; mais que voulez-vous que
je devienne ? Vous n'exigez pas que je retourne vivre au milieu de
ces gens-là? Je mourrai, si je n'ai pas l'espoir de vous revoir. — Elle
s'attachait à lui, tout son corps tremblait, son beau visage était levé
vers Gérald, ses yeux pleins de larmes ; son désespoir était si sin-
cère, sa douleur si poignante, qu'Ânstruther frissonna et détourna
la tête.
— Nous ne nous séparerons pas pour toujours, dit-il en prenant
ses mains, qu'il pressa sur ses lèvres : j'ai eu tort 'd'y penser; ce-
pendant il faut nous y résigner pour quelque temps. J'irai tenter la
fortune en Australie; ce sera peut-être difficile, mais avec du cou-
rage et de la volpnté on finit par réussir, et j'en aurai ! Dans trois ans,
vous serez majeure; d'ici là, j'espère avoir conquis un commence-
ment de position. J'écrirai à votre père, je lui dirai que nous nous ai-
mons depuis longtemps. S'il donne son consentement, tout ira bien;
sinon je viendrai vous chercher, et nous nous marierons malgré
lui. Ma Cécile, aurez- vous la patience de m' attendre si longtemps?
— S'il le faut, j'attendrai sept ans, comme Jacob, répondit-elle
en souriant faiblement, pourvu que je sache que vous reviendrez.
. Le temps s'écoulait; il fallut enfin se dire adieu. Anstruther de-
vait partir le soir même; il promît d'écrire souvent, et s'efforça de
faire partager à Cécile sa confiance dans l'avenir. Au moment de la
quitter : — Défiez- vous de Houston, lui dit-il. C'est un homme te-
nace, et il vous aime.
— Vous me croirez, n'est-ce pas? s'écrîa-t-elle avec véhémence,
si je vous jure devant Dieu que jamais cet homme n'obtiendra de
moi une marque quelconque d'affection. Si je l'épouse, que la ven-
geance céleste retombe sur ma tête 1
— Chut ! Je vous crois. J'ai beau savoir que c'est impossible, je
n'aime pas entendre ces sortes de sermens.
11 partît. Cécile rentra chez elle, accompagnée par Villars, et se
retira dans sa chambre en prétextant une migraine.
Les semaines qui suivirent furent lourdes pour la pauvre reine.
Elle prenait bravement sur elle pour cacher son chagrin; elle cau-
sait et riait comme par le passé, mais ses joues pâles et maigres,
ses mouvemens languissans, montraient aux yeux les moins clair-
voyans qu'un mal secret la rongeait. Le colonel venait tous les
jours au thé de miss Levestone : il se plaçait près d'elle et ne la
quittait pas un instant. Cécile, qui le considérait comme l'auteur
des malheurs d' Anstruther, avait peine à (fissimuler l'horreur qu'il
lui inspirait. L'assistance voyait bien que la reine, qui jadis professsdt
un goût prononcé pour Houston, ne pouvait plus le souffrir. Villars,
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&âO REVUE 0ES DEUX MONDES.
qui savait seul la cause de ce changement» s'était fait un devoir de
venir au secours de sou amie. Sitôt que le colonel entrait, le jeune
bomme Tabordait, lui imposait sa conversation, et empêchait tout
œ qui pouvait ressembler à un tète-à-tète, tellement qu'Uoostoo
mordait ses moustaches de rage et souhaitait du fond du cœur de
trouver une occasion de se débarrasser de ce fâcheux. 11 n'était pas
sans s'apercevoir de Vanti|)athie qu'il inspirait à Cécile; mais il s'é-
tait habitué à l'idée qu'une fois son rival parti tout irait bien, et il
ne soupçonna pas d'abord le motif de cette froideur inusitée. Di
jour, le colonel trouva la petite reine plus en train que de coutume;
elle venait d'entendre parler d'Anstruther avec sympathie,, la joie
avait rendu un peu de couleur à soa visage. Houston s'appiocha
d'elle, et lui dit à demi-voix, pendant qu'elle versait le thé : —
Cécile, vous ne pouvez vous imaginer combien je suis heureux de
vous voir meilleure mine* Depuis quelque temps, je vous trouvais
l'air souffrante
C'était la première fois qu'il l'appelait Cécile; elle rou^l et ré-
pondit sèchement sans le regarder : — Vous êtes trop bon de voos
inquiéter de moi. Veuillez vous rappeler à l'avenir que mes vieux
dMiis ont seuls le privilège de m'appeler par mon nom de bap-
tême.
— Pourrais-je savoir qui sont vos vieitx amis?
— Très volontiers. Ce sont Ansiruther, Villars et quelques autres.
Quant à vous, il y a vraiment trop peu de temps que j'ai l'hoDaettT
de vous connaître.
Peu à peu Houston fut forcé de comprendre la. cause de la mé-
tamorphose soudaine qui d'une enfant pétulante et mutine avait
fiadt une femme triste et résignée, indifférente à tout ce qui se pas-
sait autour d'elle. Les grands yeux de la petite reine avaient pris
une expression plus douce et plus tendre ;. les plis de sa bouche
indiquaient la mélancolie et la sensibilité. Elle était changée, mais
ce changement lui donnait uoe grâce touchante, plus séduisante
encore que la beauté qui frappait jadis tous les yeux. Le colonel
souffrait du pouvoir qu'Anstrutber exerçait sur Cécile. A l'admira-
tion s'était joint ehez lui un sentiment plus tendre, qui fit qu'ou-
blieux de ses premiers projets il prit la résolution d'épouser miss
Levestone. Ardent et impétueux, n'obéissant qu'aux impulsions
d'un amour passionné et sauvage, il se dit que, s'il parvenait à
rompre les liens qui attachaient Cécile à Anstruther, il la forcerait
bien, quand elle serait à lui, à l'aimer.
Levestone ne voyait jamais rien de ce qui se passait sous ses
yeux. Un matin, à déjeuner, il dît à l'improviste : — Cécile, je ne
peux pas revenir de mon étonnement quand je songe que cet Ans-
truther, que nous aimions tant, était un si mauvais garnement.
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^ Toute cette Mstoire est une pure calomnie inireDtée par Le co-
lonel, qui a suborné des témoins pour appuyer son dire.
— Clrat! ma fille, ^t son père, en regardant autour de Itù avec
isquiéiode» Ne pariez pas de la sorte. Aussi sûr que je suis iimo-
cent, Anstmtber était coupable. Il suffisait de le Toir pour n'en
pas douter.
— Je Taî vu, et je jure qu'il n'ayait rien à se reprodier, s'écria-
t-elle impétueusement. Lorsqu'il m'a dit cpi'i} était innocent, sa
idx n'a pas tremblé, ses yeui ne se sont pas baissés. Oh, mon
pèrel comment aves-roiis pu voos laisser aveugler à ce petnt?
— Cécile, dit le vieux Levestone avec une sévérité qui ne lui était
pas ordinaire, que me dites-vous là? Quawl doue, aves-vous vu
Anstruther?
Cédle porta la main à sa gorge ; pendaïut quelque» minutes, elle
ne pttt articuler un mot. Son secret lui était échappé; il Tallait par-
ler. — Je l'ai vu une fois depuis, balbutia-t-elle enfin. Je ue pouvais
pas le laisser partir sans lui dire que je le croyais innocent. Oh I
mon père, ne soyez pas fâché si je ne partage pas votre avis. Je
savais qne vou» me Ûâmeriea; mais c'était un si vieil ami,... il a
tOD)ours été si bon pour mot,... je ne pouvais pas douter de son
hoDnèteté.
Levestone s'était levé et arpentait la chambre* Le désespoir de sa
fille ou plutôt la vue de ce désespoir le contrariait, éL il était vio-
ieaaent tenté de s'enfuir pour échapper à ce spectacle pénible.
D'an autre côté, il sentait la nécessité d'éclaircir l'aifaire. Ll s'arrêta
tout à coup en face de Cécile, qui était penchée sur la table, trop
eiErayée pour lever les yeux, et dout toute l'attitude expriuiait une
si profonde désolation qu'il vint à l'esfNrit de son père qu'elle ne lui
avait pas tout dit. — Cécile, reprit- il gravement, qne dois-je pen-
ser? Même pour un ami d'enfance, votre désespoir est excessif.
Que s*est-il passé entre vous? Aurait-il abusé de notre vieille ami-
tié pour ne voler le conir de nxNi enfant? J'avoue que j'aurais de la
peine à le lui pardonner.
— Il n'a eu aucun tort en cela, répliqua-t-elle avec un regard de
défi qui intimida tellement son père, qu'il se détourna et reprit sa
promenade monotone. — Je l'aime, je l'aime depuis longtemps. Je
me suis attachée à lui en voyant combien il était loyal et dévoué.
Je sais maintenant qu'il m'aime aussi, et j'ai juré de l'attendre.
Levestone resta muet d'étonnement, il n'en croyait pas ses oreilles;
puis il éclata en reproches contre le capitaine. Cécile alcurs lui ra-
conta tout ce qui s'était passé entre eux, comment elle avait voulu
le suivre dans son exil, et comment il l'en avait empêchée par égard
pour son père* Elle ne réusràt qu'à l'irriter davantage contre Ans-
truther, qu'il accusait de lui avoir volé l'affection de sa fille» U lui
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A32 REVUE DES DEUX MONDES.
déclara tout net que jamais il ne consentirait à ce mariage, puis
s'en alla faire son service.
Pendant qu'il se livrait à de sombres réflexions, il fut accosté par
le colonel, qui le pria d'entrer chez lui : il avait à lui parler. —
Levestone, lui dit-il après quelques propos, j'aime votre fille. You-
lez-vous m'accorder sa main?
Le pauvre Levestone fut abasourdi de cette proposition. Cepen-
dant l'idée lui souriait fort, et il répondit qu'il était très flatté de
la demande du colonel; il l'engageait seulement à se faire agréer
par Cécile. Dès ce jour, le colonel, se sentant sûr du père, ne
bougea plus de chez les Levestone. Il entrait à toute heure. Après
avoir inutilement essayé de le décourager par une froideur qui eût
rebuté tout autre amant, Cécile prit le parti de fuir la maison pour
échapper à ses importunités. Elle ne pouvait cependant éviter de le
voir au thé; elle s'en vengeait en étant avec lui aussi désagréable
que possible.
IV.
Grâce à la tactique adoptée par Cécile, il se passa quelque temps
avant que le colonel trouvât une occasion favorable pour se décla-
rer. Un matin, la petite reine, absorbée dans une profonde rêverie,
suivait au pas de son cheval un sentier ombreux. Elle aperçut de
loin, assis sous un arbre, un homme qu'elle reconnut aussitôt, et
qui parut l'avoir également reconnue, car il se leva et vint se pla-
cer au milieu de la route. Le colonel Houston était vraiment fort
beau, et en dépit de son aversion Cécile ne put s'empêcher de re-
marquer l'élégance aristocratique de sa personne et la grâce de sa
démarche un peu nonchalante. Il était aussi trës déterminé, et,
quoique la petite reine fût bien résolue à passer son chemin avec
un simple « bonjour, colonel, » elle se trouva prisonnière de Hous-
ton, qui saisit son cheval par la bride et la retint de force. — Ne
soyez pas si pressée, dit-il d'une voix douce, étrange dans sa
bouche. Depuis longtemps, je cherche en vain l'occasion de vous
parler. J'ai quelque chose à vous dire.
— J'espère que la chose dont il s'agit est très intéressante, ânon
ce n'est pas la peine de me retardef. Ne pourriez-vous remettre
cette importante communication à ce soir? Vous êtes toujours si
terne au thé que ce sera pour vous une bonne fortune d'avoir un
sujet de conversation.
Il rougit. — Comment pouvez -vous plaisanter, dît-il, quand
vous voyez que je parle sérieusement?
— Sérieusement? oui vraiment, je le vois à mes dépens, reprit-
elle en fouettant son cheval. Vous avez l'air d'avoir pris à tâche
sérieusement de vous rendre désagréable.
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LA REINE DU REGIMENT. ASS ,
— Vous m'écouterez, s'écria-t-il avec véhémence en retenant le
cheval, qui se débattait. Vous savez parfaitement ce que je vous
veux, et vous avez entrepris de m'empécher de parler, mais je par-
lerai. J'ai attendu, j'ai lutté, j'ai prié, et je ne souifrirai pas que
vous rejetiez mon cœur comme un jouet sans valeur! Où trouverez-
vous jamais un dévoûment égal au mien? Pour les autres, je suis
froid et dur; entre vos mains, je serai une cire molle que vous mo-
dèlerez à votre caprice. ,
— Colonel, ceci est trop fort! La seule fois que je vous aie de-
mandé quelque chose, vous m'avez refusée. Je suis rancunière, et
je me donne le plaisir de vous refuser à mon tour.
— n est vrai qu'une seule fois je vous ai refusée,... je ne pouvais
pas faire autrement. Je vous jure que dorénavant, si vous ne me re-
poussez pas , j'obéirai à tous vos désirs. Vous êtes mon premier
et mon unique amour : je ne veux pas, je ne peux pas être refusé.
Ce serait trop cruel en vérité. Que vous m'aimiez ou non, j'atten-
drai; je travaillerai à gagner votre affection, je lutterai jusqu'à ce
que ma patience et mon dévoûment vous aient touchée.
Il parlait avec tant de chaleur que Cécile ne put s'empêcher
d'avoir pitié de lui. — C'est inutile, répondit-elle d'un ton plus
doux; il est impossible que je sois votre femme; si cela était pos-
sible, je ne le voudrais pas, quoique je vous plaigne sincèrement,
l'espère que vous prendrez votre parti en voyant qu'il n'y a aucun
espoir pour vous.
— Mais j'espérerai en dépit de tout ! Je vous dis, Cécile, que le
jour où je cesserai d'espérer je mourrai. Je ne suis plus un jeune
homme, je me connais, et je sais que mes sentimens ne changent
pas. Je voudrais bien ne pas vous faire de peine : je vous aime tant
que je ressens vos chagrins aussi vivement que s'ils étaient miens ;
cependant, quoique je sache que vous me haïssez et que je vous
importune, il m'est impossible de renoncer à vous. Ma patience sera
récompensée; j'ai le pressentiment qu'avant de mourir j'aurai con-
quis le droit de vous appeler ma femme.
— Le ciel m'en préserve, répliqua Cécile en frissonnant. Le jour
où vous conquerrez ce droit sera un triste jour pour moi. Du reste,
ce qui diminue ma pitié pour vous, c'est que je sais que vous avez
trompé une femme qui vous aimait.
Houston tressaillit, et son front s'assombrit. — Vous dites vrai,
je me suis très mal conduit avec cette femme. Je le sens, je le re-
grette, et ce qui m' arrive est une juste punition; mais ce qui est
faii est fait. Je ne puis passer ma vie à regarder en arrière quand
j'entrevois devant moi un avenir radieux. Cécile, vous ne me con-
naissez encore que par mes mauvais côtés; j'étais si malheureux,
Tom u. — 1872. 28
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hth REVUE DES DEUX MONDES.
si aigri par le cbagrm 1 Donnez-moi du temps et de l'espoir, et je
TOUS ferai voir que je Taux mieux que je n'en ai l'air. Pour vous
plaire, je changerai. Tout oe que je vous demande, c'est de me per-
mettre cl'essayer.
— Non 1 cela ne servirait qtf à augmenter vos regrets quand il
iioius faudrait rompre. Colonel Houston, écoutez-moi. J'ai juré de-
Taxit Dieu que vous n'obtiendriez jamais de moi une parole d'amour.
Laissez-moi passer; considérez ma réponte comme définitive, et ne
me reparlez jamais de cela.
— Allez l dit-il en lâchant les rênes du cheval. Aussi longtemps
que je ^rivrai, je vous aimerai et je tâcherai de vous obtenir.
Elle s'éloigaa au petit galop sans même écouter ses derniers
nots. Houston resta immobile, la dévorant des yeux, jusqu'au mo-
ment où elle disparut. Alors il poussa un profond soupir, s'assit, et
tomba dans une rêverie douloureuse. Le soleil baissa, les ombres
de la nuit envahirent le sentier solitaire; Houston était toujours là.
Cédle se réjouit de ne pas voir le colonel à son thé; elle espérait
s'être délivrée ûe lui pour toujours.
Le lendemain et les jours suivans, il revint; sa douceur, son dir
soumis, montraient combien il était déterminé à persévérer.
Levestone désirait ardemment que sa fille acceptât le colonel,
car c'était à ses yeux le seul moyen de rompre le mariage avec
Anstnitfaer, Son désir s'accrut /lu point de devenir une idée fixe à
la suite d'une chute dangereuse. Il ne mourut pas sur-lc-charap,
msûs il tomba dans un état de langueur qui faisait présager une fin
prochaine. Levestone n'avait ni fortune ni famille. Il envisageait
avec effroi l'isolement et la détresse qui attendaient sa fille après
sa mort, et il s'attacha obstinément à l'idée d'assurer l'avenir de
Cécile en la mariant au colonel. Il éprouvait d'ailleurs une aflec-
tiou réelle pour Houston, qui l'avait secouru au moment de l'ac-
cident, et qui n'avait cessé depuis lors de l'entourer de soins et
d'attentions avec une douceur et tme patience que Cécile elle-
même était forcée d'admirer. L'amour inspirait à l'impétueux colo-
nel des délicatesses féminines; il était devenu aussi discret et aussi
réservé qu'il avait été audacieux et entïseprenant, et, loin d'impor-
tnaer la petite reine de sa présence, il évitait de lui imposer sa so-
ciété. Levestone essayait de temps en temps d'amener sa fille à
prendre un parti qui lui semblait le seul raisonnable. Elle résistait
à ses prières avec une douce fermeté. Cependant les semaines s'é-
coalaient, et le malade s'affaiblissait rapidement. Le colonel entra
on matin de meilleure heure que de coutume dans la chambre de
Levestone, Il avait un air singulier, et on le vit aller et venir avec
agitation^ répétant ses questions sans écouter les réponses. Cédle
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LA BEINB DU BÉGIHENT. 1|35
fit un mouvement pour se retirer. — Restez, mademoiselle, j*ai une
communication à vous faire, dit le colonel en baissant la tète et en
devenant très rouge. Je m'étais trompé; Austruther n'était pas cou-
pable.
— Je le savais, répondît simplement Cécile.
— Que voulez-vous dire? s'écria Levestone. Les témoignages
étaient formels.
— Rous avons tous été induits en erreur, et la reine avait raison.
Si vous saviez dans quel état m'a mis la pensée d'avoir condamné
un innocent! C'est hier soir que j'ai fait cette découverte; depuis je
n'ai plus ma tète. Si du moins nous pouvions réparer le msJI.. Je
n'en vois pas le moyen.
— 11 n'accepterait pas de réparation de vous, qui vous êtes laissé
aveugler par la haine au point de ne pas voir combien il était inca-
pable de commettre une action si basse, dit fièrement Cécile.
— Il aurait tort; en tout cas, je ne vois rien à faire, si ce n'est de
proclamer hautement son innocence.
Cécile l'observait; Houston continuait à baisser les yeux; son vi-
sage bouleversé attestait de la violence qu'il s'était faite pour venir
â bravement confesser son erreur. La jeune fille s'avança vers le
colonel sans bruit et lui tendit la main. — Vous vous êtes conduit
en homme d'honneur aujourd'hui, dit-elle; soyons amis. Je vous
ayoue que je vous accusais d'avoir inventé cette calomnie. Je vous
demande pardon de tout mon cœur de mes injustes soupçons.
~ Quoi! aviez- vous réellement si mauvaise opinion de moi? dit
le colonel en prenant la main de Cécile. Alors... peut-être... Il
s'arrêta, averti par un regard de la jeune fille.
— Racontez-nous donc comment vous avez découvert votre
erreur, dit Levestone.
Le colonel exposa le concours de circonstances fortuites qui
anient fait croire à la culpabilité d' Austruther, le hasard qui
était venu fournir la preuve de son innocence, et il termina par
ces mots : — Si du moins je savais où lui écrire!
— J'ai son adresse, répliqua étourdiment Cécile.
Houston se détourna et sortit.
Il se contint tant qu'il fut dans la rue, maÎ9$ une fois seul dans
sa chambre, loin des regards curieux, il se laissa tomber sur un
siège, étendit ses bras sur la table et posa sa tête sur ses bras; il
n'en pouvait plus, il souffrait trop. — Elle lui écrit! murmurait-
il entre ses dents. Pourquoi ai-je été lui raconter tout cela? Il va
revenir et l'épouser. Et moi... que suis-je pour elle? L'homme qui
a causé la perte d'Anstrutherl Je ne pouvais pourtant pas me
taire et Isûsser croire qu'il était coupable ; non, c'eût été une
lâcheté. Oh I que je le bais I que je voudrais le tenir là, face & face..*
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i36 REVUE DES DEUX MONDES.
Petite reine 1 petite reine! qu'il m'a été fatal» le jour où je yons
vis pour la première fois I Je ne peux pas vous avoir, je ne peux pas
vous haïr; misérable fou, je ne sais que vous adorer, boire la
lumière de vos yeux, écouter votre douce voixl Je vis des quelques
mots bienveillans que vous me jetez distraitement de loin en loin,
comme on jette un os à un chien. Lui, combien il est plus heureux
que moi I II sait que vous l'aimez, que vous l'attendez fidèlement!
— Sois homme, Houston ! — il se leva brusquement et passa la main
sur son visage, — tu as toi-même aujourd'hui décidé de son sort.
Sois brave et remporte une dernière victoire. Sache vaincre ton
cœur, et oublie-la. — Le lendemain, le colonel partait pour un
long voyage après avoir écrit à Anstruther.
Au bout de plusieurs mois d'attente, on apprit que l'exilé était
mort peu de temps après son arrivée en Australie. — Mort I mort !
répéta Cécile en apprenant cette fatale nouvelle. Mort sans savoir
que son innocence a été reconnue, mort sans savoir que je lui ai
été fidèle, mort sans goûter au bonheur que l'avenir lui réservait I —
Elle ne pleura pas, elle continua d'aller et venir, de soigner son
père avec patience; mais l'expression d'égarement de son visage,
ses yeux enfoncés dans leur orbite lui donnaient une apparence de
spectre.
Houston revint. Le vieux Levestone, sentant approcher ses der-
niers jours, résolut de faire un suprême effort pour vaincre l'obsti-
nation de sa fille. Il lui fit envisager la triste situation où elle
resterait après sa mort, et la supplia d'assurer son repos par la
promesse qu'elle épouserait le colonel. Elle lutta longtemps, décla-
rant qu'elle ne serait jamais la femme du meurtrier de Gérald ;
mais le malade était décidé à l'emporter. Elle m'en remerciera un
jour, se disait-il pour s'excuser. Vaincue, énervée, mortellement
triste, Cécile consentit enfin à se soumettre au vœu de son père.
— Qu'importe après tout que je sois malheureuse? dit-elle. Diea
me pardonnera ce que je fais.
— Envoyez-le chercher, dit le moribond, qui avait épmsé ses
dernières forces dans cette lutte; qu'il vienne, ou il sera trop
tard.
Cécile obéit machinalement; devant la lit da mort da son père,
elle devint la femme de Houston; la figure du mourant rayonnait
de bonheur; sa vue était probablement déjà obscurcie , sinon il au-
rait remarqué l'indicible expression d'horreur et de désespoir qui
contracta le visage pâle et amaigri de la jeune fille lorsque Hous-
ton mit à son doigt l'anneau nuptial.
Le pasteur bénit le nouveau couple.
— Mes enfans, dit Levestone d'une voix faible, je suis heureux.
Il expira.
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LA REINB DU REGIMENT. 137
Cécile poussa un cri perçant et se jeta sur le mort.
Son mari essaya doucement de l'emmener; elle le repoussa vio-
lemment. — Laissez-moi seule avec lui. Si vous restez, je devien-
drai folle I — Folle , répéta-t-elle en pressant ses deux mains sur
son front; je crois (pie je le suis déjà.
C'était donc pour en arriver là que Houston avait tant combattu!
Au premier moment, il pensa que mieux eût valu pour lui n'être
jamais né que d'atteindre son but de cette façon. Il sortit. Bientôt il
reprit un peu de courage; le cœur humain est si prompt à es-
pérer! Elle était à lui; il l'aimerait tant qu'elle finirait par en être
touchée.
L'enterrement eut lieu. Quand tout fut fini , les amis de Cécile
lui remontrèrent doucement la nécessité de prendre un parti. Elle
était la femme du colonel, il avait des droits sur elle, il fallait se
résigner et se soumettre à son sort. Aux premiers mots, elle se ré-
volta; lorsqu'elle eut mieux compris sa position, elle se contenta
de répondre : — Demain , le colonel Houston connaîtra ma dé-
cision. — Elle ne l'avait pas revu depuis la mort de son père; elle
pria qu'on la laissât, elle était fatiguée, elle avait besoin de repos.
Quand elle se vit seule, elle se leva, elle prit une feuille de pa-
pier, sur laquelle elle écrivit quelques mots, et elle la mit sous en-
veloppe à l'adresse du colonel Houston. Elle plaça ce billet en évi*
deoce sur^la table, mit dans sa poche une petite somme d'argent,
— tout ce qu'elle possédait, — couvrit son visage d'un voile épais
et prit son chapeau de jardin. Il était environ neuf heures du soir;
la nuit était profonde. La pauvre fille ouvrit la porte avec précau-
tion et regarda dans la rue ; tout était silencieux. Cécile se glissa
dehors sans bruit et se dirigea rapidement du côté de la rivièrot
Arrivée à la berge déserte, elle jeta son chapeau dans l'eau. Le
courant l'emporta et le rejeta un peu plus bas sur la rive. Alors
elle mit le vieux chapeau qu'elle portait à la main, prit un chemin
de traverse et gagna la station la plus voisine. Quelques heures plus
tard, elle s'embarquait pour l'Angleterre. Elle était morte pour
tous, morte et libre. Qu'allait-elle devenir? Son intention était de
se rendre à Londres, pensant qu'elle serait mieux cachée là que
partout ailleurs. Tout en formant des projets d'avenir, appuyée sur
le bastingage, elle ôta de son doigt l'anneau nuptial et le laissa
tomber dans la mer.
Peut-être le courage lui aurait-il manqué au milieu de son en-
treprise, si elle avût pu voir le visage du colonel lorsque le lende-
main matin il trouva la maison vide. Il ouvrit d'une maie trem-
blante la lettre qui lui était adressée. Le billet contenait ces seuls
mots : « Oubliez et pardonnez; adieu! » — Que veut-elle dire? Où
est-elle allée? cria Houston en tendant le papier à Yillars, qui l'avait
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&S8 RÈTDE DES DEUX MONDES.
accompagné. Ob I pourquoi me traite-t*elle ainsi? Ua pauvre Ce-
dlel ma bieo-aimée t je ne voulais pas la contraindre. Tout ce que
j'ai dit hiefi c'est que j'aimeraia à pouvoir lui parler. YilIarSt'que
faire?
— Yenez avec moi, cherchon»-la; nous la retrouverons certaine-
ment« et alors nous tâcherons d'arranger les choses. — Houston
restait à la même place, coojsidérant le billet avec un désespoir Da«
vrant. Les recherches commencèrent. Sorti de la torpeur des pre-
miers instans, le colonel parcourut le pays entier avec une persévé*
nuQce infatigable. De son côté, Villars, aidé de tous ses camarades,
organisait une battue en règle. Au bout de plusieurs jours, on
trouva, ainsi que Cécile l'avait prévu, le chapeau sur le bord de la
rivière. On le porta chez le colonel; il était en course. Lorsqu'il
rentra, pâle, les vétenoens souillés, le visage hagard, il aperçut sur
sa table le chapeau humide. Il s'approcha, se pencha, examina Té-
pave pendant quelques minutes; tout à coup il comprit... Il leva les
bras avec un cri sauvage : — Ohl mon Dieul pas cela.«. pas cela!
— Et il tomba lourdement sur le plancher.
Houston fut longtemps entre la vie et la mort. La convalescence
vint enfin, lente et pénible, et, incapable de supporter ce qui lui
rappelait Cécile, le colonel quitta le service. Il vécut dès lors pres-
que exclusivement sur son yacht, errant d'une contrée à l'autre,
évitant les villes et fuyant tous ceux qu'il avait connus dans des
jours plus heureux. Ses marins l'aimaient, car il était intrépide dans
la danger, bon et doux pour son équipage.
Nous ne suivrons pas Cécile dans les difficultés qui rattendaieot i
Londres. Gagner sa vie est toujours laborieux pour une femme.
GofflUen la tâche n'était-elle pas plus lourde pour une jeune fille
obligée de se cacher et de fuir les amis qui auraient pu lui prêter
leur appui avec autant de soin qu'une autre en aurait mis à les re-
diercherl
Plus d'une année s'est écoulée. Nous retrouvons notre héroïne à
la campagne, chez une ancienne connaissance qui Ta rencontrée
par hasard, et qui l'a recueillie chez elle en qualité de demoiselle de
compagnie. Gédle avait passé les premiers mois qui avaient suivi sa
faite dans une inquiétude perpétuelle d'être découverte. Le temps
hd rendit un peu de sécurité, et elle commençait presque à oublier
le danger de sa position.
Une après-naidi, se trouvant seule au château, elle alla dans la
serre cueillir des fleurs dont elle se proposait de fûre des bou-
quets. Elle rentra au salon en chantant, tellement occupée de la
HMMSSon embaumée qui remplissait son tablier qu'elle n'aperçut
pas un étranger qui, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, le
visage pâle et les yeux dilatés par l'épouvante, la regardât fixe-
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LA REINE DU EEGIMEIfT» iS9
ment à travers la fente des rideaux baissés. Tout à coup Cécile eut
le sentiment que quelqu'un Tobservait : elle leva la tète et resta pé-
trifiée d'efiroi en reconnaissant le colonel Houston, qui s'écria d'une
voix rauque : — Dieu tout-puissant I les eaux ont-elles rendu leur
proie? ^
II s'avança vers elle, la figure bouleversée par l'émotion. Saûsisr-
sant les mains de Cécile, dont les fleurs se répandirent à terre, il
l'attira vers lui, et il la tint pendant quelques minutes pressée sior
sa poitrine. La petite reine baissait la tête, tandis que Houston la
regardait avec une sorte d'avidité passionnée. Il prit la parole d'une
voii brisée par l'émotion. — Comment avez- vous pu faire oek?
comment avez-vous eu le cœur de le faire? Avez-vous pensé à ma
souifrance, à mon angoisse, k mon dése^oir, à mes remords? car
an fond de mon cœur je m'accusais d'être votre meurtrier I Oàl
femme! vous que j'aimais et que j'aime toujours, avais-je mérité
cechâdment? ^
Letton douloureux de sa voix, le tremblement qui agitait tout soa
corps, témoignaient de ce qu'il avait souffert. Cécile le comprit;
elle se laissa glisser à ses pieds, et murmura à genoux : — Pardon I
j'ai eu tort, j'ai été cruelle; je n'avais pas pensé au chagrin que
TOUS auriez. Je vous en supplie, pardonnez-moi I
— le suis persuadé, répondit-il avec douceur, que vous n'avez
pas pensé à moi, car vous m'avez causé la plus grande douleur que
jamais femme ait causée à un homme; mais je vous ai pardonné
depuis longtemps, avant que vous me l'ayez demandé. Au nom de
toat ce que j'ai souffert, au nom des tortures que vous m'avez infli-
gées, vous êtes pardonnée. Croyez-vous que, quand on aime comme
je Yous aime, on puisse ne pas pardonner? — Il se baissa et releva
Cécile ; il la tenait et il la regardait silencieusement, n'osant céder
au désir ardent qu'il éprouvait de la serrer sur son cœur.
— Ayez pitié de moil dit eofm Cécile. J'ai eu tort de consentir à
TOUS épouser, même pour faire plaisir à mon père; mais j'étais si
malheureuse i Ayez pitié de moi, et laissez-moi partir.
— Que j'aie pitié de vousl.. Obi ma bien-aimée, n'est-ce pas
moi qui ai le plus souffert? Mon sort n'a-t-il pas été plus cruel que
le vôtre? Yous êtes fenune et bonne, ne me repoussez pas, Cécile I
Laissez- vous fléchir I
— Je ne le peux pas. Que ne me suis-je réellement noyée l ce
serait fini, et vous m'auriez oubliée.
— Taisez-vous I Si vous vous doutiez de ce que c'est que de croire
qae la femme qu'on adore s'est tuée pour ne pas être à vous, vous
ne rappelleriez pasces choses. Écoutez-moi-. Plutôt que de vous voir
de nouveau ces horribles idées, j'aime mieux vous quitter, ne jamais
TOUS revoir» ne jamais revenir, à moins que voua ne m'appeUea.
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àhO REVUE DES DEUX MONDES.
Mon cœur se brisera; mais, si vous me dites: Partez! je partirai.
Rappelez- vous seulement qu'en prononçant ce mot vous vouez un
être humain à une douleur amère et étemelle, à des regrets indi-
cibles, à un désespoir que la mort seule apaiserai Cécile, vous que
j'ai tant aimée, réfléchissez bien avant de me condamner à cet
atroce martyre.
Elle le regarda très tristement, mais son visage conserva une
expression dure et froide, et ses lèvres laissèrent tomber lentement
ces cruelles paroles : — Partez, je le veux. Votre présence ne sert
qu'à nous faire souffrir tous deux. Ne revenez jamais, ou je fuirai la
maison où j'ai trouvé une heureuse retraite, et j'irai chercher asile
ailleurs.
Houston chancela; le cœur lui manquait. — Ainsi vous me chas-
sez... Tous mes efforts, toutes mes souffrances, aboutissent à ce
froid « partez ! » Ma femme, — avant de vous quitter pour tou-
jours, je veux vous donner une fois ce nom chéri, — ma femme,
ne me direz-vous pas un mot affectueux, un seul, que j'emportersû
comme un trésor dans les pays lointains? Ne me donnerez -vous pas
un baiser, le premier et le dernier, dont le souvenir calmera ma
souffrance dans les heures d'amertume et de découragement?
Il l'attira et voulut l'embrasser. Cécile tressaillit et se rejeta
vivement en arrière, les yeux étincelans. — Nonl non! j'ai pris
Dieu à témoin que vons n'obtiendriez jamais de moi ni une parole
ni un gage d'amour ; si je manquais à mon serment, la malédiction
divine tomberait sur ma tête.
— Voilà donc mon sorti.. C'est pour cela que j'ai vécu! Adieu!
le jour viendra où vous saurez la profondeur de mon amour, mais
nous ne nous reverrons pas,... j'en ai le pressentiment,... et, quand
la pitié pénétrera dans votre cœur, je serai loin , et je ne saura ja-
mais que vous ayez eu une bonne pensée pour moi.
Il pressa les mains de Cécile sur son cœur avec passion, puis il
prit une branche de verveine qui était restée suspendue à sa robe, et
il sortit lentement en la regardant une dernière fois. Le hasard
l'avait amené au château du marquis de Lenington; deux jours plus
tard, il voguait vers l'Amérique.
Quand il fut sorti, Cécile se laissa tomber à terre, et se mit à ré-
fléchir à ce qui venait de se passer. Elle sentait qu'elle avait été
dure. Les cheveux blanchis de Houston, son visage amaigri, attes-
taient de vives souffrances. Cécile s'avouait qu'elle s'était mal con-
duite, mais elle n'avait pas le courage de réparer ses torts.
Quelque temps après, elle reçut avis qu'avant de partir le colonel
avait laissé des instructions à son homme d'affaires pour que sa
femme ne manquât de rien et qu'il avait fait un testament en sa fa-
veur. La marquise de Lenington profita de cette occasion pour
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LA REINE DU BE6IMENT. AAi
plaider la cause de Houston, qui était à ses yeux celle du devoir.
Elle parla si bien que Cécile, dont la conscience n'était pas tran-
quille, se laissa enfin arracher une lettre dans laquelle elle racon-
tait à Houston le serment qu'elle avait fait à Gérald Anstrutber,
comment la crainte de commettre un parjure l'avait empêchée de
se rendre aux instances de son mari; enfin que la mémoire de son
fiancé lui était plus chère que jamais, mais qu'elle ferait ce que le
colonel ordonnerait. S'il estimait que la mort d'Anstruther Teût dé-
liée de son serment, elle se soumettrait à sa décision. La lettre était
brève et froide, aucune parole afi*ectueuse, le seul désir de faire
son devoir.
Houston s'était enfoncé dans les déserts du Nouveau-Monde. C'est
là qu'il reçut la lettre de Cécile. Cn nuage se répandit sur ses yeux,
son cœur battait d'étrange sorte. La commotion fut si violente qu'il
demeura quelques instans sans voir. Remis de son étourdissement,
le colonel déchira précipitamment l'enveloppe et lut avidement la
lettre de Cécile; puis il cacha son visage dans ses mains et se prit
à penser. Il voyait poindre devant lui l'aurore de jours heureux,
qu'importait que la lettre fût sèche? Le temps cicatriserait toutes
les blessures, l'amour forcerait l'amour. Son heure était venue; mais
ce vœu dont elle lui parlait? Était-elle déliée de son serment? Le
lendemain, au point du jour, Houston était en route pour l'Angle-
terre. C'était l'hiver, le temps était mauvais, et il fallait franchir le
cap Hom. La tâche était périlleuse pour un petit yacht. Le colonel
ne songeait pas au danger : il avait vaincu enfin, — il voguait vers '
ell€y vers le bonheur, il affrontait la tempête d'un cœur léger.
Un soir, — la mer était grosse et V Hirondelle se trouvait près du
cap Hom, — on aperçut un navire en détresse. Sans tenir compte
des avertissemens de ses marins, le colonel alla hardiment au se-
cours de l'équipage, et bientôt le pont de l'Hirondelle fut encombré
d'une lourde cargaison humaine. — Partons, colonel, dit Lynn, le
maître d'équipage; nous avons tout ce que le yacht peut porter, et,
si le gros temps continue, nous aurons de la peine à nous en tirer.
— Encore celui-là ! Regardez, il pousse devant lui un homme
cramponné à une épave : c'est un brave; prenons encore ces
deux-là.
— Si vous les prenez, nous coulons tous. Notre bateau est déjà
trop chargé.
— Ils accostent I Prenons au moins celui qui ne sait pas nager.
— Soit; mais pas un de plus. Au large, vous qui nagez ! nous ne
pouvons pas vous prendre, nous sommes trop chargés.
Houston jeta une corde au naufragé; on le bissa sur le pont. Lynn
avait dit vrai, l'Hirondelle était surchargée, et on put croire un
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&&2 RETUB DES DEUX MOUrDES.
instant qu'elle serait incapable de supporter ce nonveaa poids.
L'anxiété se peignit sur tous les visages. Après quelques instans
d'hésitation* le brave petit bateau reprit son équilibre et s'éloigna
lentement. Alors on entendit la voix.de l'homme qui luttait contre
les vagues. — Vous n'avez plus de place pour un seul homme t
Sauvez-moi, je vous en supplie.
Houston le regarda^ et à sa vue le sang se glaça dans ses veines.
Il saisit une corde qu'il lança au naufragé en criant : — Goûte que
coûte, je le sauverai.
— Colonel» dit Lynn, si vous ne tenez pas à votre vie, songez da
moins à nous. — Un murmure menaçant s'éleva sur le pont. — Nous
n'en voulons pas, dit l'équipage. Quel droit a cet homme d'exposer
notre vie? ajouta la voix de ceux que Houston avait sauvés. Jetons-
le lui-même par-dessus bord ; cela allégera le bateau.
Le naufragé était trop épuisé pour saisir la corde.
II était visible qu'encore une minute et les vagues l'engloutis-
saient Houston, qui suivait ses mouvemens, arracha une feuille de
son carnet; il y traça quelques mots à la hâte et la remit à Lynn
en disant : — Si je suis perdu, vous la remettrez à cet homme. ^
D'un côté le papier portait ces simples mots : a Adieu» ai-je enfin
expié mes torts? Oubliez-moi et soyez heureuse. » Sur le revers du
feuillet, on lisait : « Capitaine Anstruther, vous remettrez vous-
même ce billet à... » Suivait l'adresse. Le colonel ôta son habit,
et se jeta à la nage. Longtemps il lutta contre les vagues en fureur
sans pouvoir atteindre l'épave à laquelle s'était cramponné le nau-
fragé. Enfin il put saisir l'homme ; il attacha la corde autour de son
corps, et lui dit en le poussant vers le yacht : — Vous lui direz
que c'était pour l'amour d'elle.
Anstruther fut hissé presque sans connaissance sur le pont. Au
même instant, une vague énorme emporta Houston loin du bateau,
dans l'obscurité croissante. Ysdnement tous les yeux le cherchèrent,
vainement l'Hirondelle parcourut en tout sens le lieu du sinistre,
vainement les matelots appelèrent leur maître à cris répétés. Le
sifilement du vent dans les cordages leur répondit seul. — Dieu ait
pitié de son âme ! dit Peter Lynn en essuyant une larme. Jam^
un plus brave ne vécut. Puisse-t-il reposer en paixl
Pendant que les vagues du cap Horn déchiraient sur les rochers
le cadavre du colonel Houston, V Hirondelle sortait de ces parages
dangereux, et poursuivait paisiblement sa route vers l'Angleterre.
Arvêde Bârinb.
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L'ILE
DE MADAGASCAR
IIS TKNTATIVBS DE COLONISATION. — LÀ NATURX DU PATfi.
0N RECENT VOYAGE SCIENTIFIQUE.
QUATElàUB PARTIE (1).
LA FAUNE.
Après avoir considéré une partie des sites de la grande lie afri-
caine, la richesse et Tétrangeté de la végétation, on a bien vite le
déâr de connaître aussi les êtres qui s'agitent et donnent l'animation
aux campagnes, aux bois, aux forêts vierges, où l'homme ne parvient
à pénétrer qu'après s'être tracé une voie avec le secours de la hache.
Le inonde des animaux de Madagascar présente un merveilleux in-
térêt : la faune est remarquable à la fois par ce qui lui manque et
par ce qu'elle possède; — les exemples en seront la preuve.
Les vastes solitudes, les cavernes presque inaccessibles, les forêts
immenses et impénétrables de la grande Ile africaine sont des sé-
jours où les animaux peuvent vivre et multiplier sans être fort ex-
posés aux coups des hommes. Le climat des tropiques, le voisinage
du continent africain, des analogies que nous avons aperçues dans
la végétation, donneraient à crohre que Madagascar est habité par
des mammifères appartenant à des types dont il est toujours ques-
tion lorsqu'il s'agit de l'Afrique ou de r*sîe. 11 n'en est rien. Par-
tout dans le monde où le froid n'est point à craindre, les hauts
personnages des bois sont les singes; sur la Grande-Terre, il n'existe
aucune espèce de ce groupe. On ne visite pas les pays chauds sans
se tenir en défiance des carnassiers : lions, léopards, panthères en
(1) Voyes la Bnwe du 1*' Jullet, da 1*' août et da 1*' septembre.
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hhh REVUE DES DEUX MONDES.
Afrique, tigres et panthères en Asie, jaguars et cougouars en Améri-
que; à Madagascar, on se promène bien tranquillement au milieu
des forêts et dans les lieux les plus solitaires, la certitude est ac-
quise de ne faire la rencontre d'aucun animal dangereux. Au sud de
l'Afrique, les chevaux au pelage rayé, le zèbre, le couagga, le dauw,
galopent à travers les plaines ou sur les montagnes. En Asie, outre
le cheval et l'âne, qu'on ne trouve plus à l'état sauvage, il y a Thé-
mione; dans la grande île, on ne voit point de chevaux. Ce qui est
plus extraordinaire, c'est l'absence complète des ruminans, car les
bœufs, les cerfs et les antilopes, très nombreux en espèces, sont dis-
séminés sur la plus grande partie du globe. Malgré tout, la Grande-
Terre est encore passablement peuplée de mammifères.
Si les singes manquent, ils sont remplacés par les makis ou li-
mursy gracieux et charmans animaux d'espèces très variées. Par
les formes extérieures, les attitudes, le genre de vie, les lémurs ont
avec les singes des ressemblances que personne n'hésite à recon-
naître, mais les naturalistes constatent entre les uns et les autres
des différences très notables. Par l'aspect général de la tête, les
makis semblent tenir des carnivores, et ce trait de conformation, déjà
saisi par des observateurs assez superficiels, les a fait appeler des
singes à museau de renard. Le premier soin du zoologiste est tou-
jours d'examiner les dents; c'est ici précisément que se montre
chez nos lémurs un caractère très particulier : les canines infé-
rieures manquent, ou la place est occupée par des dents minces
comme les incisives, serrées les unes contre les autres et couchées
en avant. De même que les singes, les makis ont des mains aux
quatre membres, mains imparfaites pour la préhension des alimens,
vraiment parfaites pour grimper et empoigner les branches des ar-
bres. Les doigts s'élargissent vers le bout, l'index des membres
postérieurs est une griffe, les pouces sont énormes chez certaines
espèces. Les makis prenant leur repas ont moins de gentillesse que
les singes grignotant un fruit tenu dans la main; ils saisissent di-
rectement avec la bouche comme les chiens, ou tiennent l'objet à
deux mains à la façon des écureuils. Pour l'agilité, ces animaux
sont incomparables; ils s'élancent en l'air et vont à grande distance
retomber sur la branche qui a été visée d'un clin d'œil, peut-être
sur une tige qui fléchit sous leur poids; les bonds, les courses, toutes
les évolutions enfin s'exécutent avec une prestesse incroyable. On
s'imagine l'effet au milieu d'un bois hanté par quelques troupes de
makis; les sauts prodigieux, les gambades incessantes de ces ani-
maux à physionomie intelligente, toujours en mouvement dès l'in-
stant qu'ils n'ont plus sommeil, font l'étonnement et l'admiradon
du voyageur. En traversant la grande forêt d'Analamazaotra, les
caravanes, d'ordinaire assez bruyantes, qui s'acheminent vers Ta-
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l'Ile de Madagascar. Ai5
nanarive ou qui en reviennent, paraissent beaucoup inquiéter les
lémuriens; des cris aigus ou plaintifs se font entendre, la désolation
semble être parmi les pauvres créatures, que la présence de l'homme
trouble rarement. Malgré un pelage laineux, véritable toison épaisse
et douce, les makis sont frileux au ^uprême degré; ils s'apprivoi-
sent très bien quand on les prend jeunes, et en fait d'espiègleries
ils ne cèdent guère aux singes.
Les lémuriens offrent entre eux une diversité qui a conduit les
naturalistes à les classer dans plusieurs genres; il y en a beaucoup
d'espèces à Madagascar, et certainement nous ne les connaissons
pas toutes encore : les plus grandes ont de 80 centimètres à 1 mètre
de longueur, les plus mignonnes ont la taille d'un rat. Les vrais
lémurs, que distinguent un long museau et une grande queue, ai-
ment les fruits, mais ils croquent parfaitement les petits oiseaux,
les lézards, les insectes. Ils ont des habitudes diurnes, tandis que
les chirogales, tout bas sur pattes et pourvues de dents hérissées
de pointes, craignent le jour et ne prennent leurs ébats qu'au cré-
puscule et au clair de lune, faisant aussi terrible chasse aux lézards
et aux insectes. Au contraire les lémuriens composant le groupe
des indrîs, d'une organisation plus parfaite que les autres, se nour-
rissent exclusivement de substances végétales (1). Ceux-ci se dres-
sent volontiers sur les pattes de derrière; ils ont la tête globuleuse,
le museau court comme celui d'un doguin ; chez plusieurs espèces
à longue queue, les propithèques, le pelage est nuancé de diverses
couleurs d'une façon toute charmante. Ces curieux mammifères
sont caractéristiques de la faune de Madagascar; en dehors de la
Grande-Terre, on n'en a observé qu'aux lies Comores. À la vérité,
il existe quelques lémuriens en d'autres pays, mais ils n'appartien-
nent pas aux mêmes genres; ce sont les nycticèbes aux iles de la
Sonde, les loris dans l'Inde et à Ceylan, les galagos en Afrique.
C'est dans la grande lie, dans les endroits les plus solitaires de
la région du sud-ouest, que vit l'un des plus étranges mammifères,
l'aye-aye ou le chîromys. Animal nocturne, doux et craintif, de la
tîdlle d'un chat, l'aye-aye a une large tête, avec de gi-os yeux ronds,
comme ceux des hiboux, la queue énorme, les mains des membres
antérieurs vraiment extraordinaires, — le doigt du milieu est tout
grèle. Au premier abord, on y verrait une sorte de difformité, mais
c'est une merveilleuse adaptation à un genre de vie spécial. L'aye-
(1) On distingae dans ce groupe les avahis, animaux de petite taille, ayant la tète
globuleuse et la face peu proéminente; — les propithèques, d*assez fortes dimensions,
Ayant le museau un peu avancé et une belle queue; — les indris, qui ont le museau
tosez long et la queue à Tétat rudimentaire. — Voyez, au sujet des types de lému-
riens, Isidore Geoffroy Saint-Hîlaire , Catalogue de la collection des mammifères du
i^uéum. Depuis cette publication plusieurs nouvelles espèces ont été décrites.
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àh6 REVUE DES DEUX MONDES.
aye se nourrit de préférence des larves logées dans le tronc ou
les branches des arbres ; avec le doîgt mince pouvant être intro-
duit dans les fissures, il arrache comme avec un crochet Tinsecte
qu'il convoite. Au siècle dernier, le voyageur Sonnerat s'était pro-
curé deux individus vivans de ce singulier mammifère, qui long-
temps parut aux naturalistes tenir à la fols de l'écureuil, du pares-
seux et du singe. L'étude attentive a fourni la preuve que, malgré
des particularités de conformation des plus remarquables, il se rat-
tache au type des lémuriens. On a eu très rarement l'occasion d'ob-
server l'aye-aye, qui dort tout le jour dans les endroits les mieux
cachés ; les Malgaches, connaissant sa retraite, semblent, mus par
une crainte superstitieuse, vouloir éviter de prendre l'animal, qui
les étonne par l'étrangeté de sa physionomie et de ses mouve-
mens(l).
Sur la Grande-Terre seule habitent les tenrecs, des mammifères
de l'ordre des insectivores qui ressemblent à nos hérissons. Gomme
ces derniers, ils sont couverts de piquans, mais les dents n'offrent
pas les mêmes caractères, la queue manque, le corps ne se roule
pas aussi bien en boule, et Tanimal , cherchant à se soustraire au
danger, place sa tête entre ses pattes. Sept ou huit espèces du
groupe des tenrecs ont été découvertes à Madagascar, et Ton a jugé
u'elles devaient être réparties dans plusieurs genres (2). En effet,
les piquans, raides ou flexibles ou mêlés à des soies, s'étendent sur
tout le corps ou n'en occupent qu'une partie, suivant les espèces.
Ges animaux abondent dans certaines localités, et, nous dit Flacourt,
(( les gens du pays en sont fort friands, tant les rohandrians que les
nègres. » S'il fallait s'en rapporter à notre premier historien de la
grande lie africaine, les tenrecs dorment six mois dans des terriers
assez profonds; des voyageurs modernes croient le fait inexact: ces
mammifères, étant nocturnes, restent blottis dans leurs terriers
pendant le jour; de là une erreur possible. Flacourt cite le fana-
louky qu'il prend pour une civette; c'est encore un animal bien cu-
rieux par ses caractères; dépourvu de piquans, il se rapproche
néanmoins des tenrecs; son pelage est d'un roux uniforme. Les
Malgaches mangent le fanalouk, qui est très commun en différentes
contrées (3).
Le type des mammifères carnivores n'est représenté à Madagas-
car que par de petites espèces : une genette, quelques mangouste^,
(1) Au sujet de Taye-aye, Chiromys madagascariensis, voyez dans la Rfvut an
15 mars 1870 les Conditions de la vie chest les êtres animés.
(2) Les tenrecs proprement dits, Tendrak des Malgaches, Centetes des zoologistes,
les éricQles, les échinops,
(3) Le fanalouk, Eupleres GoudoH, décrit par Doyôre, Annales des Sci0nces roNh
relles, 2* série, t, IV.
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L*Ile de MADAGASCAR. i&7
une sorte de chat. La genette, qui dans la patrie du ravenala et
des makis s'appelle la fossa^ est un assez bel animal, que Flacourt
compare à noire blaireau. Ayant le ventre d'un blanc jaunâtre,
ainsi que les pattes, il est pour le reste d'une couleur fauve, avec
des taches d'un roux brunâtre formant quatre bandes sur le dos.
La fossa mange les poules, et les Malgaches mangent la fossa (1).
Les mangoustes, de genres propres à la grande île africaine (2),
ressemblent aux civettes et aux genettes qu'on voit dans nos ména-
geries; ce sont des mammifères au corps long et mince, au museau
effilé, au pelage agréablement nuancé. Fort jolis sans doute, mais
très carnassiers, ils font une guerre incessante aux animaux petits
ou faibles; l'un d'eux, dont le pelage est d'un rouge-brun, avec la
queue rayée de noir et de blanc, se montre, dit Flacourt, très avide
de miel. L'animal Carnivore de Madagascar le plus remarquable par
l'association des caractères est le cryptoprocte féroce, un animal
très rarement observé, qui habite les bois, où il se cache de façon
à n'être pas facilement découvert. Le cryptoprocte a la taille et
l'aspect général d'un chat, le pelage roux, une physionomie annon-
çant les jnstincts les plus carnassiers; c'est un félin qui a des pieds
comme ceux des ours : la plante entière porte sur le sol; jusqu'ici
on n'en connaît pas d'autre exemple.
Le sanglier à masque, qui est un peu plus laid que notre sanglier
d'Europe, représente dans la faune de Madagascar l'ordre des pa-
chydermes. Il a le garrot élevé, la croupe surbaissée, le poil rare;
à côté des défenses, il porte un énorme tubercule soutenu par une
proéminence osseuse de la mâchoire; ainsi le museau est rendu
fort large, la figure de Tanîmal singulière et ppu attrayante. Le
sanglier à masque est le seul mammifère qu'on rencontre à la fois
sur la Grande-Terre et sur le continent africain; cette unique ex-
ception étonne les naturalistes (S). Maintenant si nous ajoutons que
dans la grande île africaine on trouve des chauves-souris, quelques
musareignes, un écureuil grisâtre, qui élit domicile dans les troncs
d'aAres creux, on aura l'idée de l'ensemble des mammifères obser-
vés à Madagascar. Nulle part dans le monde assurément, même sur
une étendue de pays beaucoup plus considérable, on ne voit une
réunion d'espèces aussi dîïFérentes de celles qui existent en d'autres
contrées.
Les animaux domestiques, qui constituent la principale richesse
des Malgaches, ont été introduits à des époques plus ou moins an-
(t) Oenefto fossa.
(^ Galedia elegans, G, umeolor, G, otivacea, Galedietis strtata, O. vittata, Voyei
Wdope Geoffroy Sa!nt-Hi!aire, Annaies des Sciences naturelles,
P) Voyez Sclater, The Mammals of Madagascar, — The Quarteriy ioumoT of
icience, roi. II, avril IgW. — Potamochœrus larvatus cm africamu.
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i&8 B£VDE DES DEUX IIONDES.
ciennes. Où ne sait rien de précis à ce sujet; l'étude attentive des
races permettra peut-être un jour de remonter à la provenance; —
que le résultat soit atteint, une nouvelle source d'information sur
l'origine des peuples de la grande lie africaine aura été découverte.
Les bœufs sont en abondance à Madagascar; tous les voyageurs
parlent de la beauté des troupeaux qu'on voit dans certaines con-
trées* Il y a aussi des bœufs sauvages qui s'accommodent parfaite-
ment de la liberté; mais on n'en saurait douter, les bandes errantes
se sont formées d'individus échappés à la domesticité. Le bœuf de
Madagascar se distingue par la présence d'une bosse ou plutôt
d'une loupe graisseuse sur le dos; on le reconnaît pour être le zébu,
qui est très répandu dans les parties méridionales de l'Asie. Les
moutons se font remarquer par le volume de la queue , qui est
chargée d'une masse de graisse; c'est une particularité ordinsdre
chez les moutons d'Afrique. Les chèvres sont très communes daos
le pays, des sangliers revenus à la vie sauvage après avoir été les
hôtes d'une bauge habitent les bois et ravagent les plantations.
Les premiers Européens qui ont visité la Grande-Terre ont trouvé
le chien chez les Malgaches; « il y a quantité de chiens, » dit Fia-
court, tous de petite taille, ils ont le museau effilé, les oreilles
courtes, le poil d'un renard; — personne encore ne s'est occupé de
cette race pour la comparer aux races connues des autres pays.
Lorsque sur une lie on observe les mammifères, on est bien as-
suré que ces animaux ne sont pas venus de terres éloignées, s'ils
n'ont pas été amenés par les hommes, très certain aus^ qu'en
aucun cas ils n'ont émigré. Pour les oiseaux, c'est tout différent,
du moins pour les espèces voyageuses, qui franchissent presque
sans peine d'immenses espaces. Â côté des oiseaux demeurant tou-
jours attachés au pays natal, on ne sera donc point étonné de voir
en grand nombre des espèces qui volontiers traversent les mers et
bâtissent leurs nids sur une foule d'Iles et sur plusieurs continens.
Mouettes, hirondelles de mer, pétrels, frégates, paille-en-queue,
fous, albatros, visitent continuellement la Grande-Terre, les uns,
coureurs ordinaires de la Mer du Sud, les autres, amis plus ou
moins fidèles des rivages de l'Afrique ou de l'Europe. En effet, Thi-
rondelle de mer, découverte sur la Caspienne par le célèbre zoolo-
giste Pallas, souvent observée en Europe, et l'espèce de la Mer-Rouge,
se montrent à Madagascar en même temps qu'une espèce de l'Océa-
nie (1), que le drome de l'Océan indien, reconnaissable à son grand
(1) Sterna caspia, S. velox, S. candida. Les oiseaux de Madagascar ont été plus
étudiés que beaucoup d'autres animaux du môme pays. Outre les observations de
Sganzin, Mémoires de la Société de Strasbourg, t. HI, et des mémoires particulier»
un tableau, très complet jusqu'à ces dernières années, a été publié par Hartlaab, Or-
nithologischer Beitrag lur fauna Madagascar' s, Bremen i861.
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l'Ile de hadâgâsgâb. hiQ
bec, que le stercoraire des régions australes. Le fou pêcheur, l'al-
batros au bec vert, le pétrel de TÂtlantique, la frégate mignonne,
font aussi des apparitions sur la grande île, principalement sur les
côtes méridionales. Aux mêmes lieux, on voit les oiseaux dont la
queue présente deux pennes minces semblables à des fils, les paille-
en-queue, comme les appellent les marins, les pbaëtons des natu-
ralistes. Une espèce à filets rouges parcourt la zone torride tout
entière; une autre à filets blancs et à bec jaune semble ne pas s'é-
loigner de la Grande-Terre, et surtout des îles Mascareîgnes.
Notre petit grèbe d'Europe se baigne jusque dans les eaux du lac
de Tananarive, et rencontre une espèce de son genre qui est parti-
culière au pays. On le sait, les canards ne redoutent pas les grands
voyages; ceux qui habitent le continent africain viennent volontiers
s'établir dans la grande île. Sur les rivières et les lacs, c'est un
charmant spectacle, par un beau jour, de voir s'ébattre une foule
de ces oiseaux au plumage brillant et varié. Une grosse espèce d'un
noir verdâtre à reflets métalliques bronzés et violets, ayant la tête
et le cou blancs marqués de taches d'un noir violacé, fait les dé-
lices des babitans; — elle est commune à Sainte-Marie, aux envi-
rons de Tamatave, de Foulepointe, d'Andouvourante ; de plus pe-
tites espèces encore mieux parées ne sont pas beaucoup moins
répandues. Parmi ces palmipèdes, dont les premiers parens vivaient
sans doute dans d'autres parages, on distingue une jolie sarcelle
qui n'a pas été observée ailleurs que sur la Grande-Terre (1); elle
offre un délicieux mélange de teintes brunes, fauves, ferrugineuses
et ardoisées, sur une portion blanche des plumes des ailes une
sorte de miroir bronzé tout chatoyant. Il ne faut pas encore quitter
les bords des lacs et des rivières, car le contemplateur de la nature
aperçoit encore divers oiseaux bien connus sous d'autres climats et
plusieurs espèces vraiment indigènes. Notre vulgaire poule d'eau
d'Europe, la marouette de nos étangs, estimée des chasseurs et des
gourmets, se montrent, ainsi que la grande foulque à crête d'Afrique.
Bans les mards court une superbe poule sultane. Son magnifique
plumage bleu , sa plaque rouge sur la tête, ses pieds de la couleur
du corail, garnis d'une touffe blanche, la font reconnaître de loin
au milieu des herbes : c'est la poule sultane de Madagascar, qui ha-
bite également Maurice et l'Afrique; mais on découvre des ralles, —
ceux-ci sont des espèces particulières à la grande île, — puis des
jacanas, oiseaux du type des ralles et des poules d'eau, montés sur
des échasses, ayant de longs doigts grêles, les ailes armées d'un
éperon. Ils courent sur les herbes avec une étonnante prestesse, et
(1) QuêrqtMdtUa oil)berifront (Q. Bemieri, Verreaux).
Ton d. ^ i87S, 20
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460 RETUE DES D£UX MONDES.
il *y en a de deux sortes : une espèce comnmue sur presque tout le
continent africain, une espèce reconnaissable à sa nuque blanchet
qui parait n'exister que sur la Grande-Terre.
On pense si les hérons se plaisent dans ce pays si bien arrosé;
ceux d'Europe» le héron cendré, le héron pourpré, l'aigrette blanche,
le bihoreau à manteau noir, viennent manger les poissons et les
mollusques des lacs Rassouabé et Imasoa ou même du lac Tasy dans
la province d'Imerina, et se rencontrent avec des espèces africaines
ou des espèces qui paraissent ne jamais sortir de l'tle. L'ibis sacré
des Égyptiens, du reste assez commun dans une grande partie de
l'Afrique, vit par troupes à Madagascar ainsi que l'ibis vert d'Eu-
rope. L'ibis huppé est particulier à la Grande-Terre (1); c'est le
faisan dont parle Flacourt, un bel oiseau des bois, d'un roux yif,
avec le bec et les pattes jaunes, le front vert, portant sur la tête,
comme un panache rejeté en arrière, une longue touffe de plumes
mi-partie blanches et vertes. Un petit courlis, bien connu des co-
lons de Maurice et du cap de Bonne-Espérance^ se promène sur les
rivages de la mer et dans les endroits marécageux, ainsi que notre
petit courlis d'Europe, que la bécassine du Gap au plumage déli-
cieusement nuancé et qu'une bécassine vraiment indigène (2). On
remarque les pluviers, l'un est également propre au pays, les autres
des voyageurs venus du continent africain.
Les gallinacés sont des oiseaux lourds qui ne s'aventurent pas
volontiers sur la mer; aussi dans le nombre ne verrons-nous pas,
comme parmi les précédons, les étrangers mêlés aux indigènes. Les
pintades abondent dans les bois, — l'espèce est voisine de celle
d'Afrique, mais les zoologistes n'hésitent pas à la distinguer; une
perdrix et une caille sont très répandues, les framolins de Mada-
gascar se retrouvent à l'île Maurice; — il parait probable qu'on les
y a portés. Certains oiseaux assez extraordinaires, remarquables par
la longueur du bec, que l'on a classés dans le groupe des galliôa-
ces, les mésites, décrits par Geoffroy Saint-Hilaire, sont tout à bit
caiactéristiques de la faune de Madagascar. Aux pigeons du pays,
tels que' le beau ramier bleu, la jolie colombe verte et plusi^rs
autres, se mêlent des espèces du continent africain. Flacourt n'avait-
il pas raison de dire que l'Ile est abondamment pourvue de gilnerî
Beaucoup d'oiseaux de proie sont répandus sur d'immenses éten-
dues du globe; faucons, buses, milans, éperviera, hiboux d' Afrique,
même notre effraie d'Europe, ont pris domicile sur la Grande-
Terre; plusieurs espèces indigènes semblent n'avoir jamais quitté
(1) lAjphotibis cristata*
(2) Gallinago Bemieri.
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L*1lE DS MADAGASCAR. £51
le pays natal, tels ; un pygarguâ ou aigle pécheur, qu'on rencontre
par couples au fond des petites baies des côtes orientales et occi-
dentales^ au moins trois espèces de faucons, autant d'éperviers, une
petite chouette, un superbe hibou. Parmi les oiseaux sédentaires,
petites espèces, en général, il y a peu d'étrangers. Comme dans tous
les pays chauds, il existe des perroquets sur la Grande-Terre; ceux-
d ont une physionomie bien caractérisée, surtout les vazag, comme
on les appelle d'après les Malgaches, tout noirs, avec le bec rouge.
II y en a deux espèces (1)» l'une grosse^ l'autre plus petite, vivant
en parfaite intelligence; confondus dans une même troupe, ces va^-
zas voyagent dans, les forêts. Un perroquet gris brunâtre, avec la
tête et le cou teintés de bleu pâle, est rare, tandis qu'une jolie per-
ruche verte, grosse comme un moineau, se montre souvent en
grandes troupes.
Diverses sortes de moineaux ou de gros-becs sont fort répandus
dans Vile. Au milieu des plaines peu boisées, on remarque des
bandes du bouvreuil nain; près des ruisseaux, le nélicourvi au plu-
mage vert qui construit son nid entre les feuilles des vaquois, nid
composé de brins de paille et des joncs artistement entrelacés; dans
les bois, le cardinal de Madagascar, tout magnifique avec son vête-
ment d'un rouge écarlate, semé de taches noires sur le dos. Une
alouette commune dans les champs abonde sur la plaine d'Ànkay.
An faite des arbres les plus hauts de l'île Sainte-Marie, des forêts de
Tlntingue et sans doute de la plupart des bois de la côte orientale,
on aperçoit assez fréquemment un oiseau d'un type singulier; il est
fauve avec la tête noire, son bec est énorme et d'une coupe bizarre;
c'est l'eurycëre, qui est seul de son genre. La nourriture préférée
des corbeaux ne manque pas sur le littoral de la grande lie afri-
caine; aussi chaque voyageur nous parle du corbeau de Madagas-
car, partout il l'a vu et entendu, il a même admiré l'oiseau, dont le
plumage lustré est d'un noir bleu que relève un tour de cou blanc.
Un joli étourneau, des merles, des pies-grièches, font entendre
leurs cris et leur ramage au milieu des bois; dans les. endroits dé-
couverts, à la lisière des forêts, au bord des eaux, il y a tout un
petit monde de fauvettes, de bergeronnettes, de sucriers. Ces der-
niers ont presque les'formes mignonnes et gracieuses des colibris
de l'Amérique, ils en ont toutes les beautés. Le sucrier le plus ré-
P^du à Madagascar, le souimanga, est une ravissante créature, le
m&le est éblouissant; son corps est d'un vert splendide,.avec des
i^flets violets, ses ailes, brunes ou noirâtres, ont de grandes pennes
bordées de vert, sur sa poitrine court une bande violette, plus bas
()) Coroctpm waa et C. nigra.
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A52 RETUE DES DEUX IIONDES.
une autre bande d'un brun pourpre, son ventre est jaune et deux
petits bouquets de plumes de même couleur sont placés à la poi-
trine. La femelle est beaucoup plus modestement parée. La falcu-
lia, petit oiseau noir et blanc, à long bec, habile à grimper sur les
troncs d'arbres pour y chercher des insectes, est encore d'un type
propre à la Grande-Terre. Une huppe, ayant le port de l'espèce
d'Europe, mais de taille très supérieure, erre dans les plaines; c'est
la plus belle espèce du genre.
Sur les rivières, un oiseau souvent rase la surface et disparaît
entre les roseaux ; on a reconnu le martin-pécheur tout resplendis-
sant d*or et d'azur (1). A la lisière des forêts, c'est le mar tin-chas-
seur, perché sur les branches basses, qui attire l'attention par son
joli plumage (2). La famille des coucous est représentée à Madagas-
car par de nombreuses espèces tout à fait propres au pays. Notre
coucou d'Europe, qui est aussi le coucou de l'Asie et de l'Afrique,
se montre sur la Grande-Terre ; mais dans le groupe il est pres-
que le seul étranger. Le coucou bleu de Madagascar est un magni-
fique oiseau très commun dans les bois du littoral et dans la forêt
d'Analamazaotra; les autres espèces, plus rai-es ou confinées dans
certains districts, sont en général aussi bien partagées sous le rap-
port de la beauté du plumage.
Lorsque le naturaliste considère l'ensemble des oiseaux qui ha-
bitent Madagascar, il demeure frappé d'un mélange qui n'existe
pas parmi les autres animaux. Aux espèces du pays, aux types les
plus caractéristiques de la faune , se joignent ici des espèces ve-
nues d'autres régions du monde. A l'exception de quelques oiseaux
de mer, voiliers par excellence, elles sont arrivées par l'Afrique et
sans doute presque toujours par le canal de Mozambique. Un fait en
fournit la preuve : plusieurs espèces du continent se trouvent seu-
lement sur la côte occidentale de l'Ile; elles ne se sont point encore
répandues ni dans l'intérieur, ni sur les rives orientales. L'élimina-
tion du peuple étranger étant faite, le caractère tout spécial delà
faune de Madagascar se reconnaît aussi bien chez les oiseaux que
chez les mammifères.
Les reptiles n'ont pas été recherchés sur la Grande-Terre avec
autant de prédilection que les mammifères, les oiseaux et les in-
sectes. Cependant les voyageurs naturalistes en ont déjà rapporté
un nombre suffisant pour ne pas nous laisser dans l'ignorance au
sujet des espèces les plus communes. Il n'existe pas de serpens dan-
gereux à Madagascar; voilà ce que disait Flacourt, il y a plus de
(1) Alcido vintsiùHdês, l*aniqae martin-pècheur obsenré à Madagascar.
(S) Dacelo {Ispidina) madaoMcariensis,
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l'Ile de UADiiGÂSCAR. 458
deux siècles» tenant peut-être à ôter toute frayeur de ce côté aux
gens disposés à venir augmenter la colonie. Flacourt disait vrai;
les serpens de la grande île africaine sont des bêtes inoffensives. Le
plus grand est une sorte de couleuvre (1); d'autres, les langaha
des Malgaches, ne se font remarquer que par la singularité d'un
caractère : ils ont le museau prolongé par un appendice formé de
peau (2). Les sauriens ou lézards du pays sont assez variés; les
gerrhosaures de la famille des scinques sont les plus jolis. Couverts
de larges écailles luisantes, ils ont sur un fond olive ou fauve des
bandes noires et blanches ou jaunes et des taches régulièrement
dessinées ; animaux sans défense , ils se cachent sous les pierres,
dans la mousse, sous les vieux bois, et se réfugient dans des trous;
mais la Grande-Terre est vraiment le pays des caméléons. Très fré-
quemment, au milieu des forêts on voit ces curieux animaux accro-
chés sur les branches, calmes, immobiles, roulant de gros yeux; il y
en a une très grosse espèce, plusieurs petites. Les tortues de terre
ou de marais qu'on rencontre à Madagascar ont en général des di-
mensions médiocres; la tortue rayonnée (3) est fort joliment peinte
de couleurs noire et jaune. Le seul reptile qu'on redoute, c'est le
crocodile. On assure qu'il est commun dans plusieurs rivières et
dans les lacs situés sur la côte orientale. Les nègres, dit-on, évitent
autant que possible de se mettre à l'eau de peur des crocodiles;
mais avec la peur le nombre augmente et le danger grossit. En
réalité, les accidens paraissent être bien rares.
On parle beaucoup de l'abondance des poissons dans les rivières
et surtout dans certains lacs de Madagascar. Par malheur, personne
n'a pris soin de les recueillir. C'est à peine si l'on a fait connaître
trois ou quatre espèces : une sorte de perche qui ressemble beau-
coup à des espèces de l'Inde et quelques cyprins (4). Ici, l'igno-
rance est regrettable : on est bien assuré que les poissons des eaux
douces n'ont pas traversé les mers; la comparaison des espèces de
la grande île avec celles des autres régions du monde donnerait
lieu inévitablement à d'intéressantes remarques.
La condition d'une paitie considérable de l'Ile, — des forêts hu-
mides, des marécages, des étangs, des lacs, des ruisseaux, des
rivières de tout genre, — annonce l'abondance des mollusques ter-
Ci) PtlophUus madagascariensii,
(^) Langaha nasuia et Langaha cristanallû Les zoologistes ont retenu le nom d*i
l*ys.
(3) Testudo radiata.
(4) Nous ne croyons pas devoir nous occuper ici des poissons ou des autres animaux
i^^ns, car il serait impossible d*appeler Tattention sur ce sujet sans traiter de toute
^ lanne de l*0c4an (ndien.
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hhh REVUE DE& DEUX MO»
restres et fluviatiles (1). Ces animaux n'oD
et cependant on en connaît un certain nom
des hélices et des agathines, dans les e
mélanopsides d'espèces très particulières,
colonies sur les joncs au milieu des terri
desséchées, a une jolie coquille d'un ton d
par des bandes d'un brun farugineux; 1
ayant une coquille noire, roussâtre à Texl
ou plutôt de tubercules, est une espèce
surface des eaux; les Malgaches manger
péens assurent que ce n'est pas un mets
Partout les insectes ont une importanci
de déterminer le caractère de la faune; ce
mille sujets qui nous attirent. A côté d'es]
de la cire et du miel, fournissant de la se
pèces ayant un cachet propre, les unes Sif
représentés dans différentes régions, les
à des types qu'on ne voit nulle part hors c
Ici les comparaisons peuvent être souve
pour les végétaux ; la main de l'homme n
les petits êtres. Des collections ont été foi
nous sommes assurés que bien peu d'espè<
dagascar et à la côte orientale d'Afrique,
de Maurice a été beaucoup étudiée; nous
de ce côté dans quelle mesure se manifest
sectes vivant sur la Grande-Terre, et qu'on
lies Mascareignes ou sur le continent afri(
l'ensemble; en général, ce sont des esp
des lépidoptères, qui, avec l'aide du vent,
portés à d'énormes^ distances.
Les auteurs, énumérant les richesses n
parlent d? la facilité de se procurer le mU
abeille particulière au pays, noirâtre avec
de la taille de notre abeille commune, ps
dans les bois; elle s'établit dans les trous
Malgaches vont brutalement arracher les
tance des produits, nul voyageur n'a prii
conditions de la vie de l'abeille de Madagî
d'autres insectes fabriquaient du miel, p
son attention sur ce sujet. Les guêpes soni
proportions élégantes, de couleurs agréa
(Ij Diyeraes espèeea sont déerites par SgiBziii,^ Mt
bourg, t. UI, et Petit de La Saussaye, Revue godogiqu
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L*1lE l^E HÂDAGÂSGÂR. â55
n'ont, la plupart, de relations zoologiques un peu étrqites qu'avec
des espèces des lies de la Mer du Sud, des parties chaudes de Tlnde
et de TAfrique. TJn de ces insectes, seul parmi toutes les guêpes con-
nues, est d'un vert-pomme (1). Les habitans de nos départemens
du midi connaissent les cigales ; pendant les beaux jours de Tété,
ils sont assourdis par la musique stridente de ces insectes. Les ci-
gales d'Europe, comôie celles de presque toutes les parties du
monde qu'elles habitent, ont des ailes transparentes; dans les forêts
de Madagascar, il y en a qui ont des ailes opaques et colorées d'une
façon charmante. Aux mêmes lieux, dans les bois touffus où s'é-
talent tant de belles fleurs, vivent des fulgores et des cicadelles
d'une foule d'espèces. Les fulgores n'ont pas la dimension de ceux
de l'Amérique du Sud, ils ne dépassent pas la taille de l'espèce de
Chine continuellement apportée en Europe, qu'on voit représentée
sur des potiches, des éventails, des écrans, qui nous viennent du
Céleste-Empire; mais ces fulgores de la Grande-Terre ont des par-
ticularités de forme, de coloration et dans l'ensemble une physio-
nomie qui les distinguent d'une manière frappante entre tous ceux
des autres parties du monde (2). Quant aux cicadelles, elles sont
très nombreuses, et une réunion de ces insectes délicats semble
faite pour offrir aux yeux l'image de toutes les combinaisons pos-
sibles des plus vives et des plus fraîches couleurs.
Partout sur le globe, principalement dans les contrées chaudes et
humides, cousins ou moustiques font la désolation des indigènes et
plus encore dés étrangers; la grande île africaine n'échappe pas au
fléau. Ici les terribles petites bêtes ont la même apparence que
notre vulgaire cousin. Charles Goquerel, un médecin de la marine,
qui a beaucoup observé les insectes de Madagascar, a pris soin d'é-
tudier les moustiques malgaches; il les a reconnus pour des es-
pèces particulières au pays, et les a qualifiés d'une ïiaçon indiquant
bien l'impression que causent ces buveurs de sang : l'un est le cou-
sin qui remplit d'inquiétude, l'autre le cousin insatiable (3).
Les coléoptères de la grande île ont été très recherchés, et ils
fournissent l'occasion de constater fort aisément ce caractère spé-
cial du pays, qui se manifeste avec plus ou moins d'évidence dans
les différens groupes de végétaux et d'animaux. Tout le monde a
qnelque idée des buprestes, cités pour la beauté et l'éclat de leur
n)be; vulgairement on les appelle les richards^ tant on les croirait
couverts d'or et de riches pierreries. Chacun en a vu soit dans les
musées, soit aux vitrines des marchands d'objets d'histoire natu-
(i) Icaria pùmkolor, décrite par M. Henri de Sanssare, aimi que tes antres guêpes
de Madagascar, Êtud/ts sur la famUU des vespides, t. II.
(2) Pyrops madagascarwuis, P. mirabilis, etc.
(3) CuUx anxifer, C. insatiabilis,
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A56 REVUE DES DEUX MONDES.
relie ; avec les élytres de certaines espèces communes an Sénégal
ou dans l'Inde» on compose des parures pour les femmes. A l'état de
larve, les buprestes vivent dans Tintérieur des troncs d'arbres; il
est donc tout simple de les trouver en nombre dans les régions
chaudes, où la végétation est puissante et variée. Des espèces de
l'Inde, surtout des lies de la Sonde et de la Mer du Sud, ont une
grande taille et un éclat incomparable ; celles de Madagascar en
général ont des formes, une coloration, un aspect, qui étonnent. En
effet, tandis que les buprestes de tous les pays ont le corps long et
les élytres étroites, ceux de la grande île africaine sont larges avec
des élytres qui emboîtent le corps et présentent un rebord plan. C'est
une configuration siçgulière rappelant des signes caractéristiques
de petits insectes d'une autre famille, les cassides , dont il y a des
représentans sous notre climat. Chez les animaux en général, les
parties les plus apparentes sont les plus ornées, celles qui ont les
plus vives couleurs; c'est le contraire chez plusieurs des buprestes
de Madagascar. En-dessus, ils ont la teinte du bronze, en-dessoos
des tons violets et verdâtres délicieusement nuancés, quelquefois
l'éclat éblouissant du métal poli, des couleurs d'or et de feu jouant
sous la lumière. C'est encore un trait dont seule la faune de Mada-
gascar offre l'exemple.
Si nous devons nous abstenir de parler de plusieurs types que le
défaut de termes de comparaison suffisamment connus empêcherait
de signaler d'une façon bien claire, semblable difficulté n'existe pas
pour les cétoines. II n'est personne qui chaque année ne remarque
dans les jardins notre cétoine dorée s'enfonçant entre les pétales
des roses. A Madagascar, les coléoptères de cette famille sont en
quantité considérable; on en a déjà décrit soixante* deux espèces,
toutes, malgré l'extrême diversité qui règne entre elles, ayant un
cachet qui les place dans une sorte d'isolement à côté des autres
cétoines du monde. Les formes, le système de coloration, les font
paraître étranges; quelques-unes sont admirables : — ici, c'est chez
les mâles une configuration toute bizarre de la tête (1), là des
nuances charmantes dont l'exemple est unique. Telle espèce est
d'un jaune-orangé uniforme en-dessus (2), telle autre, d'un noir de
velours, offre des espaces qu'on croirait couverts d'argent teinté de
bleu verdâtre (3), puis on en voit avec des pattes garnies de longues
franges (A). Pour la plupart, ces insectes ont été recueillis sur la
côte orientale, mais en même temps on en a observé quelques es-
pèces différentes dans la région du nord-ouest; — ainsi que des
(1) BothrorfUna reflexa,
(2) Doryscelis ccUcarata.
(3) Euchrœa cœlestis.
(4) Pogonotarsus plumiger et P. Vêscoi.
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l'Ile de Madagascar. A57
plantes; il y a donc des animaux n'habitant qu'une partie assez
restreinte de la Grande-Terre. En ce pays, souvent on aperçoit des
hannetons accrochés aux branches d'arbres; quelle sorte de hanne*
tons? Des bétes énormes, blanches comme la neige ou d'une teinte
jaune, — la couleur n'appartient pas aux tégumens, elle est due
à de petites écailles qui se détachent avec la même facilité que la
poussière de l'aile d'un papillon. Il y a des bousiers qui sont non pas
noirs ainsi que les espèces d'Europe ou d'Afrique, mais d'une cou-
leur verte métallique, et ils présentent des caractères qui les font
d'un genre particulier (1). Au milieu des sables vivent de gros co-
léoptères d'un type inconnu partout ailleurs que dans la grande
lie africaine, des hexodons, insectes gris ou brunâtres, ayant des
pattes épineuses propres à fouir. Au siècle dernier, Commerson en
découvrit une espèce aux environs du fort Dauphin (2); depuis on
en a trouvé d'autres sur différens points du pays.
Dans les forêts, où les arbres trop vieux pourrissent, les insectes
qui rongent le bois pendant la première période de leur vie ne
manquent jamais de moyens d'existence; aussi les capricornes n'y
sont pas rares. Ce sont encore des coléoptères de genres assez
nombreux dont il n'y a de représentans dans aucune autre partie
du globe : des priones au corselet armé de fortes épines (3), des
lamies au large front, parsemées de taches blanches sur un fond de
velours noir (4), des lamies rouges (5), des leptures effilées portant
sur une base massive de longues antennes minces. Les coléoptères
carnassiers présentent aussi plus d'une singularité : il y a des es-
pèces de grande taille qui se réfugient sous les écorces, des scarites
tout noirs ayant le corps aplati et d'énormes mandibules munies
de dents aiguës, d'élégantes cicindèles bien différentes de celles
de notre pays, courant non pas à terre, mais sur le feuillage (6),
enfin des coléoptères carnassiers plus extraordinaires encore, les
psilocères , qu'on ne voit qu'à Madagascar (7) ; ils ont le corps
svelte au possible, de longues pattes d'une surprenante ténuité, des
palpes pendans qui donnent sans doute à l'animal un tact merveil-
leux, des élytres guillochées, une couleur bleue foncée uniforme.
Gesmsectes, doués d'une extrême agilité, courent sur les arbris-
seaux.
Soit au milieu des campagnes, soit à la lisière des forêts, les in-
(i) Genre Epilissus,
(2) Encya Commersoniû
(3) Hoplideres spinipennis et B. aquilw,
(4) Stellognatha maculata.
(5) CallimcUium callipygum,
(6) Cicindela mirabilis.
(7) Genre PsUocera; on en connatt une quinzaine d'espèces.
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A5S REVUE DES DEUX MONDES.
sectes qui frappent particulièrement les yeux sont les lépidoptères;
aucun ami de la nature ne visite la Grande-Terre sans éprouver un
plaisir ou une surprise à la vue de divers papillons voltigeant ou se
posant sur les fleurs. Lorsqu'on examine de près ce monde parti»
culier, on aperçoit bien vite dans l'ensemble un mélange ansdogae
à celui que présentent les oiseaux ; à la foule des espèces indi-
gènes, sont venues se joindre des espèces étrangères. Sans avoir la
puissance de vol des oiseaux, les lépidoptères peuvent néanmoins,
à la faveur d'un vent favorable, se soutenir longtemps en l'sdr et
parfois être transportés à d'incroyables distances. Ainsi, par suite de
voyages involontaires, beaucoup de ces légers insectes ont une dissé-
mination géographique dont les coléoptères offrent peu d'exemples.
Dans la grande île, on remarque certains lépidoptères qu'on voit
à Bourbon et à Maurice, et mieux encore sur le continent afrioûn.
Quelques-uns de ces beaux papillons, du type de l'espèce d'Europe
qu'on appelle vulgairement le grand machaon ^ volent dans les
clairières. Ils sont de plusieurs sortes; oelui-ci, d'un jaune- soufre
avec une bande brune, celui-là, noir, tacheté de jauue, sont des
habitans de TAfrique méridionale : nul doute qu'ils n'aient été jetés
sur la Grande-Terre par le vent d'ouest. D'autres paraissent être
vraiment du pays et n'avoir pas été portés au-delà des iles Masca-
reignes; — les mâles se distinguent par des ailes noires tachetées
de bleu, les femelles par des ailes brunes (1). Dans les prwies
voltigent de petits papillons d'un jaune d'or, des xantbidies, et
des papillons blancs, des piérides, les uns propres à la grande Ue
africaine, les autres venus d'une terre étrangère. Aux mêmes lieux
se montre une vanesse qui rappelle le vulcain d'Europe (2); une es-
pèce brune du même genre est commune dans les bois des envi-
rons de Tamatave et de Foulepoînte , une autre, toute bleue, n'a
été rencontrée qu'aux environs de Tananarive (3). Des lépidoptères
de Madagascar qui se rapprochent des vanessess'en distinguentpar
les ailes antérieures, prolongées au sommet en manière de faux :
ce sont les salamis ; on en citait depuis longtemps des espèces de
couleurs sombres, M. Vînson en a découvert une nouvelle, qui a de
charmantes ailes d'un blanc bleuâtre comme la nacre (4). On voit
beaucoup de danaïdes, de satyres, d'hespéries, dont l'aspect n'a
rien de frappant; mais il n'en est pas de même pour les nombreuses
(1) On trouve les lépidoptères de Madagascar décrits et représentés dans un ouvrais
spécial, Boisduval, Faune entomùlogique de Madagctscar, Bourbon et Maurice, P»rû
1833. Depuis cette publication, M. Vinson et quelques autres ont fait coonaitrs 1^
espèces nouvellement découvertes.
(S) Vanessa epiclesiùm
(3) Vanessa Badama.
(4) Sakunif Duprœi.
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l'Ile de hadâgascar. 459
2DCTé& qui -voltigent dans les bois, prfes dos^raisseaux on dans les
lieux humides. Tout est gracieux et délicat chez les acrées, les pa-
pillons de jour les plus caractéristîqvies de la faune de la Grande-
Terre. De moyenne taille, avec des ailes oblongues semblables à la
gaze pour la transparence, — délicieusement teintées de rose, de
ronge ou de jaune et parsemées de taches noires, ils réunissent la
plupart des' beautés qu'on admire dans un lépidoptère. Souvent le
mâle et la femelle dîffièrent par l'ariangement des couleurs; dans ce
cas, l'avantage est ordinairement du côté du mâle. Chez la plus jo-
lie peut-être des acrées (1), les ailes intérieures presque diaphanes
sont lavées de rouge à la base, et les ailes postérieures ont une
teinte ponceau uniforme, relevée par des taches d'un noir intense;
le mâle seul est aussi vivement coloré : chez la femelle, le vermillon
n'apparatt que dans une bordure de taches. Madagascar est la vraie
patrie des acrées; mais il en existe quelques autres espèces en
Afrique et dans l'Inde.
Des sphinx, des bombyx, des noctuelles de la grande lie afri-
caine offirent encore aux yeux des naturalistes des sujets d'intérêt;
cernai néanmoins ne se distinguent par aucune particularité ex-
traordinaire. En général, les lépidoptères de Madagascar n'ont ni la
grande dimension ni l'éclat de certaines espèces de l'Inde, des îles
de la Sonde, de l'Amérique du Sud. Il y a cependant une exception.
Sur cttte terre en effet, on observe fréquemment le plus beau des
lépidoptères connus, une sorte de grande phalène qui ne se montie
qu'au plein soleil, et qui possède au degré suprême l'élégance des
formes, la richesse et la variété des couleurs : c'est Turanie (2), ua
papiUon plus grand que le machaon de nos campagnes, presque im-
possible à décrire. Sur le fond noir dps ailes antérieures courent une
multitude de raies et de bandes irrégalières d'un vert doré splen-
dide; les ailes postérieures sont découpées sur le bord, et des dents
plus ou moins longues, ainsi qu'une sorte de queue garnie d'une
belle frange blanche, produisent un charmant efiet; il y a sur ces
ailes une tache bleue, deux bandes vertes qui se perdent dans un
espace d'un rouge doré magnifique rehaussé par des taches noires :
l'éclat est éblouissant. L'uranie, seule de son genre, est bien encore
Tun des types les plus ^caractéristiques de la faune de Madagascar;
ce superbe lépidoptère, dont la chenille vit sur les manguiers, n'est
p^rare sur la côte orientale, et on le rencontre jusqu'aux environs
de Tananarive.
Certains lépidoptères de la grande île africaine présentent un in-
térêt tout différent/Depuis les récits de Flacourt, on sait que les bois
(1) Acrœa Ranavalona,
(2) Urania riphœus.
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Â60 RETUE DES DEUX tfOKDES,
et les forêts sont peuplés de bombyx qui produisent de la soie;
presque sans peine les Malgaches recueillent les cocons, et la soie
entre les mains des femmes est convertie en tissus servant à con-
fectionner les plus beaux lambas. En l'absence d'observations de la
part des naturalistes, longtemps on demeura dans une ignorance
complète au sujet des insectes qui fournissent la précieuse matière
textile. C'est aux recherches de Charles Goquerel et du docteur Vin-
son que nous devons d'être aujourd'hui un peu renseignés à cet
égard. Divers bombyx de taille moyenne et de couleur brune ou
fauve sont très répandus sur la Grande-Terre (1); les chenilles vi-
vent sur des cytises connus sous le nom vulgaire d^ambrevates;
arrivées au terme de la croissance, chacune, de même que notre ver
à soie ordinaire, file son cocon. Sur la côte orientale, les habitaos
se contentent de la récolte des cocons; plus industrieux que les
autres et moins favorisés sous le rapport des ressources du pays,
les Ovas ont créé la sériciculture. Ils font des plantations d'ambre-
vates, nous apprend M. Aug. Vinson, et sur ces arbrisseaux ils élè-
vent quantité de bombyx; les uns sont réservés pour la soie, les
autres pour la table, car à Madagascar, comme en Chine et en beau-
coup d'autres lieux du monde, les chrysalides constituent un mets
fort estimé.
Plusieurs fois on avait apporté en Europe des nids ou plutôt
dimmenses poches soyeuses remplies de cocons. Il avait été facile
d'y reconnaître l'ouvrage de chenilles travaillant à la manière de
notre bombyx processionnaire. Ch. Coquerel a observé les ouvriers,
et il en a distingué deux espèces : le bombyx Radama et le bom-^
byx Diego (2), le premier n'est pas rare aux envirois de Tamatave et
de Foulepointe, le second a été découvert à la baie de Diego-Sua-
rez. Les chenilles vivent sur les arbres de la famille des acacias
qu'on appelle les intsis (3); lorsque le moment de la métamorphose
approche, elles se réunissent et filent en commun la poche qui doit
les protéger toutes; chacune ensuite s'enferme dans un cocon par-
ticulier. Rien de plus étrange, disent les voyageurs, que de voir
suspendus aux branches d'arbres ces nids énormes ayant quelque-
ibis plus de 1 mètre de longueur. Les Malgaches ne savent pas dé-
vider les cocons; ils les convertissent en bourre qu'on file à la que-
nouille. Cette matière n'a pas tout à fait le brillant de la soie
ordinaire, mais elle est très solide. Nous ne connaissons certaine-
ment pas encore tous les bombyx de Madagascar, et de nouvelles
(1) Borocera madagascariensis BoiaduTul, Borocêra Cajani, Bombyx FlwrioU
Guérin.
(2) Bulletin de la Société d^accUmatatUm, 1855, et Annales de la Société entomolo-
gique, 1866.
(3) IfUsi madagascarieniii»
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l'Ile de Madagascar. i61
recherches procureront sans doute plus d'une découverte. Une es-
pèce dont on n'a pas observé le cocon a été déjà plusieurs fois ap-
portée en Europe : le papillon en est bien remarquable ; ses ailes,
d'un vert-pomme, n'ont pas moins de 18 centimètres d'envergure,
celles de la seconde paire, prolongées en manière de longues
queues, portent des taches semblables à des yeux dont le centre
est mi-partie vert et gris de lin (1).
Sur la Grande-Terre, les araignées abondent; de grosses espèces
peintes de vives couleurs établissent d'immenses toiles et confec-
tionnent, pour loger leurs œufs, des coques d'un volume consi-
dérable. On a conçu l'idée de donner un emploi à cette soie fine,
brillante comme de l'or, de certaines araignées; mais la difficulté
d'obtenir la matière en quantité notable doit sans doute faire écar-
ter la pensée d'une sérieuse application industrielle. M. Vinson, qui
a singulièrement mis à profit un séjour de trois mois à Madagascar,
a recueilli une foule d'intéressantes observations sur ces animaux;
il a décrit les habitudes des grosses épéires dressant au-dessus des
rivières dea toiles accrochées aux arbres des deux bords et permet-
tant à de petites araignées de vivre sous leur protection. Tout le
inonde à l'automne remarque dans les jardins les toiles régulières
de notre épéire commune; d'après cet exemple, on imagine l'effet
pittoresque de toiles vingt fois plus grandes jetées comme des ponts
au-dessus des torrens.
Mieux encore que les plantes, les animaux sur lesquels nous ve-
nons d'appeler l'attention montrent combien l'Ile de Madagascar est
séparée du reste du monde ; chaque classe offre des types des plus
caractéristiques, toutes les espèces sont particulières au pays. S'il
en est, comme chez les oiseaux et les insectes lépidoptères, qui ha-
bitent en d'autres lieux, il est aisé de les reconnaître pour des étran-
gères. Lorsque nous cherchons à saisir des ressemblances entre la
faune de la Grande-Terre et les faunes de l'Inde et de l'Afrique,
partout nous les trouvons peu marquées. Des genres de mammifères
et d'insectes très répandus sur les continens ne sont en aucune façon
représentés dans la grande lie. Cependant des animaux vivant à une
époque ancienne, aujourd'hui disparus, attestent que le caractère
spécial de la faune de Madagascar n'a pas toujours été aussi pro-
noncé. A cet égard, des découvertes récentes vont nous conduire à
un nouvel ordre de considérations. Nous avons parlé de la grande
lie africaine que nous connaissions jusqu'à ces dernières années; à
' présent, il convient d'examiner ce qu'ajoutent à notre science les
explorations de M. Alfred Grandidier et les études de quelques autres
investigateurs.
Ëhile Blanchard.
(1) Attacus cùmetes.
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SIXTË-QUINT
SON INFLUENCE
SUR LES AFFAIRES DE FRANCE AU ÏVr SIECLE
I.
L*ÉGLISE ET LA FRANCE AVANT 1585
Sixte-QuitU, d'après les corxBspondanoes diplomatiques , inédites, tirées des arehïTes d^état,
da Vatican, de Simancas, de Venise, etc., par M. le baron de H&bner, ancien ambassa>»
deur d'Autriche à Paris. Paris 1870; 8 yoI. in-8*.
Cinq ans de règne (de 1585 à 1590) ont suffi à Sixte-Quint pour
prendre place dans l'histoire à côté des grands papes dont te sou-
venir est resté dans la mémoire des hommes. Ce n'est pas seule-
ment parce qu'il a donné au monde le spectacle d'une grande for-
tune élevée sur la plus humble origine. Ces fortunes furent toujours
fréquentes dans l'église, et il en est beaucoup d'aussi surprenantes
qui n'ont pas eu le même retentissement. Si celle de Sixte-Quint a
plus vivement frappé les imaginations, c'est qu'elle a été justifiée
d'une manière plus éclatante, c'est qu'en lui s'est montré un de ces
hommes rares que la nature semble avoir créés princes sous le toit
d'une chaumière. Produits subitement au grand jour en des mo-
mens critiques, ils s'imposent au respect et à l'obéissance par te
génie et par l'habileté, en dirigeant les affaires à travers les périls
et les difficultés avec une supériorité d'intelligence et de vigueur
dont quelquefois sont dépourvus ceux que le jeu régulier des insti-
tutions appelle au maniement et à la conduite des choses humâmes.
Aussi la légende s'est-elle attachée à Sixte-Quint comme à tous ses
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sixTfi-QUDrr ET l'église. A63
pareils^ et l'histoire a dû attendre des siècles pour substituer pro-
gressivanent la vérité pure aux inventions mensongères de la pas-
sion ou de la crédulité, en ce qui touche les actes accomplis par
ce grand personnage. Une nouvelle fortune attendait Sixte-Quint
à notre époque en lui donnant pour historien M. de Hûbner» le ju-
dicieux diplomate étranger que notre littérature comptera désormais
au nombre de ses estimables écrivains (1).
Au milieu de ce grand mouvement d'études historiques qui ho-
nore le xix^ siècle, l'histoire de la papauté devait avoir sa large
part. A ne la conâdérer en effet qu'au point de vue de son influence
positive sur le développement politique de la société chrétienne, la
papauté certes a été la plus féconde institution des temps modernes^
la plus persistante, et, à tout prendre, l'une des plus salutaires* Et
cependant, malgré les apparentes limites de son action, que de faces
diverses dans l'application de sa puissance! Les entratnemens, les
passions, les intérêts de tout genre se sont croisés depuis dix-huit
siècles sur son passage, et toutes les agitations de l'humanité ont ré«
fléchi sur elle. Les empires ont disparu, les dynasties se sont éteintes,
les peuples se sont transformés, superposés, confondus; elle seule
est restée debout, suivant le cours du temps sans paraître en subir
les atteintes, tout en éprouvant le contre-coup des révolutions mul-
tipliées de la société civilisée. Aussi l'histoire générale de la pa-
pauté, entreprise sérieusement et à nouveau, selon les conditions
de la critique moderne, a-t-elle paru au-dessus des forces d'un seul
homme; mais il n'en a point été de même des parties détachées de
ce vaste tableau, qui ont tenté plus d'un esprit supérieur. Sans par-
ler de W. Roscoe, qui dans les premières années de ce siècle (1806)
publiait en Angleterre une Vie et pontifical de Léon X^ dernier mo-
nument de l'école de Robertson, restée en possession de l'estime pu*
Uique sans avoir épuisé le sujet, un esprit plus vigoureux, plus sa-
gace, abondant en vues ingénieuses, M. Ranke, s'est exercé plus tard
(1834-36) sur l'bistmre de la papauté au xvi^ siècle, et a ouvert une
▼oie meilleure par la recherche de scmrces d'instruction inexplorées
ou négligées jusqu'à lui, et par une direction d'esprit indépendante
de toute tradition reçue. Vers la même époque (183A-/i2), un autre
habile historien, M. Hurter, remontant du xvi* au xiii** siècle, pu-
bliait son Histoire d'Innocent III^ qui a eu tant de retentissement,
qui a inspiré peut-être la remarq;uable Histoire de la lutte des papes
^ des, empereurs de la maison de Souabe, par M. de Gherrier (2),
(i) Gftn*e8t que pour rexaoUtude bibUographiqae q«*U (I6ra.fiit ici mention de SiwU*
Quint et son temps, par J. Ltoentz, Mayesce 1852, 1 vol. in-S».
(3) neoxièrao édition, Pari» 1858, 3 toL in-ft*. •*- Voyei sur cet ouTrage une suite
^ Kpt artides critiqaM de Ife Migoet^ qui aool meilieajBeiuement oestés renfermés
dans le Journal des Samns.
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A6& ' BBVUE DES DEUX MONDES*
et qui à coup sûr a donné l'idée de Y Histoire diplomatique de Fri--
déric II que nous devons à M. le duc de Luynes et au regrettable
Huillard-BréoUes. Ainsi la science a profité de l'exagération d'im-
partialité dont s'est piqué M. Hurter et dont, heureusement pour la
vérité» le grand et bel ouvrage de M. de Raumer tempère quelque
peu les effets (2). La publication de Hurter coïncidait avec celle de
Yoigt sur Grégoire Yll, qui eut autant de succès avec moins de
mérite, et qu'a fait presque oublier la grande Histoire de Gré-
goire VII de M. Gfrôrer, C'était une juste réaction contre une an-
cienne école trop absolue et trop superficielle dans ses appréciations
arrêtées. Sous cette impulsion, la littérature de l'histoire de la pa-
pauté s'est donc enrichie, soit à l'étranger, soit en France, de tra*
vaux utiles et savans, comme la collection des anciennes biographies
papales (2) de Watterich, les Regestes de Jaffé, les publications de
Theiner, et d'autres ouvrages de lecture courante qui, alors même
qu'ils proviennent d'un esprit systématique, portent la trace de la
rénovation profonde accomplie de notre temps dans l'ordre des
études historiques; la direction particulière des recherches de
Ranke a surtout prévalu dans le monde des érudits. C'est d'elle
que relève le livre de M. de Hûbner,
• Sixte-Quint n'a été pendant longtemps connu du public que par
l'histoire qu'en avait donnée Gregorio Leti (3), dont l'imagination
désordonnée comme sa vie n'a su revêtir le mensonge des agrémens
de l'esprit; ce qui ne l'a pas empêché de trouver crédit pour les
récits faux et burlesques qu'il a accumulés et offerts à la curio-
sité des lecteurs peu difficiles. A cela joignez les opinions erronées
ou passionnées des partis politiques, au milieu desquels Sixte-
Quint a dû tracer sa voie, et l'on comprendra que ce grand pape
ait été partialement jugé, inexactement apprécié, incomplètement
connu, avant que le grand jour fût fait sur sa mémoire; ce jour est
venu tard et lentement. Au milieu du siècle dernier, pour la pre-
mière fois (175A), un moine italien, le père Tempestî, écrivain labo-
rieux et sensé, cordelier comme avait été Sixte-Quint, entreprit de
(1) Voyez V Histoire des Bohenstaufen et de leur temps (en allemand), par M. Fréd.
de Raumer, 3" édit., 1857-58, en 6 vol. in-8<*. — Cette vaste composition aurait bien
mérité d'être traduite en notre langue; le Uvto de M. de Guerrier, conçu dans un autre
esprit, ne la remplace pas.
(2) Voyex Ponti/icum romanorum vitœ, éd. Watterich; Lipsiœ 1862; 2 vol. gr. in-8".
— Regesta pontificum romanorum, cdid. Ph. Jaflfé; Berlin 1851, in-i*». Joignex-y Iw
MonumerUa Gregoriana du même auteur, Berlin 1865, in-8", et les articles de M. Boc-
quain dans le Journal des Savans de 1871-72. — Tiïù^otre du pontificat de Clé-
ment XIV, par le père Theiner, a paru en 1823, 2 vol. in-8«, et le Codex diplomatir
cus'dom, temporalis du même auteur, en 1862, 3 vol. in-fol.
(3) Publiée d*abord en langue italienne à Lausanne en 1660; traduite en français ea
1685, 2 vol. in-12; réimprimée plusieurs fois, texte et traduction, en Hollande, à Puis
et ailleurs.
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE. i65
rétablir la vérité historique à l'endroit du pontife qui avait illustré
son couvent (1). L'œuvre qu'il se proposait fut imparfaitement
accomplie, car le livre» bien qu'estimable et curieux, a été peu ré-
pandu (2). D'ailleurs Tempesti s'est plus occupé de frà, Felice Pe-
retti ou du cardinal de Montalte que du pape Sixte-Quint considéré
comme personnage politique ; et, si les cinq années du pontificat
célèbre ont arrêté son attention sérieuse, c'est plus au point de v(!e
du gouvernement intérieur des états pontificaux qu'au point de vue
des relations extérieures du chef suprême de la catholicité. Pour ces
quelques années si fécondes en grands événemens, les documens
diplomatiques n'ont été communiqués qu'en petit nombre à Tem-
pesti ; il en a même imprimé d'apocryphes (3).
L'honneur d'avoir mis à cet égard l'Europe savante sur la voie
des informations véritables appartient à M. Léopold Ranke. Dès
Tannée 1829, l'habile professeur de Berlin avait obtenu du gouver-
nement autrichien l'entrée des archives de Venise, jusqu'alors her-
métiquement fermée au public, et même aux savans les mieux re-
commandés, et il y obtint la communication des relations et dépêches
des ambassadeurs de la seigneurie auprès des diverses cours de
l'Europe, pendant les xvi* et xvii® siècles. Grâce à l'exploration de
cette source vive, où son esprit éminent appliqua son intelligence
pendant deux années environ, M. Ranke put acquérir la notion saine
des choses et du caractère politique de Sixte-Quint en particulier,
et découvrit le but élevé des négociations diplomatiques de ce der-
nier avec la France, l'Espagne et la république de Venise. Le pre-
mier peut-être, M. Ranke eut le mérite de saisir et de peindre, en
quelques traits rapides et bien touchés, la figure originale du pon-
tife. La clarté se fit donc enfin, mais elle n'était pas complète en-
core. Certaines parties de ce règne remarquable étaient restées dans
l'ombre, parties essentielles pourtant, car elles étaient relatives aux
affaires de France en général, et aux correspondances politiques
échangées entre le grand pape et Philippe II.
A l'époque où M. Ranke écrivit son histoire des papes des xvi"" et
x?ii« siècles, les fameuses archives de Simancas, contenant entre
autres trésors les correspondances des ambassadeurs de Philippe II,
n'avaient point encore été livrées aux libres recherches des histo-
(1) Voyez la Sioria dalla vita e geste di Sisto Quinto, da Casim. Tempesti. Rome
1754, 2 TOI. \nA^/
(2) Nos biographies françaises n*0Dt pas même conservé le nom de cet auteur, dont
ronvrage n*a point été inutile à M. Ranke, et qui a été consulté utilement par d'autres
historiens.
(3) Par exemple, les instructions de Sixte-Quint au légat GaeUni, relativement aux
affaires de France, après la mort de Henri UI.
TOM CL — 1872. 30
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406 REVUE. DES DEUX MÛMDE8.
riens qui en ont tiré depuis lors tant de renseignemens nouveaux (1).
C'est ce contingent d'informations et de docuxnens par rapport à
Sixte-Quint que M. de Hûbner fournit aujourd'hui à la curiosité pu-
blique. M. Banke avait rapidement indiqué, à l'aide des archives
vénitiennes, l'influence et le rôle de Sixte-Quint dans les grandes
affaires de son temps. M. de Hubner a complété, agrandi mèmek
&blôau, à l'aide des archives espagnoles et des archives du Vatican
dont le secours avait également manqué à rhistorien deBerliQ,etil
a voulu contrôler ses découvertes sur ce point par un nouvel exa-
men des correspondances vénitiennes (2). M. de Hubn^ a ûnsi
trouvé dans les domaines de la diplomatie une lumière inattendue
pour l'histoire de la papauté et l'homme d'état a éclairé l'écrivaio.
L'ouvrage de M. de Hûbner oi&e donc ce caractère particulier que
la partie politique en a été comme rédigée à nouveau^ et complète-
ment composée avec les cori*espondances diplomatiques. Le lec-
teur ne peut s'en plaindre, car il y rencontre à lafoiis un attcaît fort
piquant et une source d'instruction des plus assurées. Cependant je
ne craindrai pas de dire que M. de Hubner a peut-être trop laissé à
l'écart les témoignages contemporains étrangers à la diplomatie. Les
imprimés lui présentaient moins de garantie sans doute que les
manuscrits, et il les a négligés. Avec un critique si bien instruit et
si parfaitement renseigné, la méthode avait peu d'inconvéniens;
avec tout autre, elle en aurait eu davantage. Ainsi la compilatioD
de Gomberviile, connue sous le nom de Mémoires de Neversym-
rait ajouté quelques tmts non à dédaigner pour le tableau du
revirement de la politique romaine, relativement aux affaires de
France, à l'avènement de Sixte-Quint; mais, quand M. de Hûbner
n'a pu vérifier un témoignage sur la minuiey il s'en méfie* L'impri-
merie du XVI* siècle, si passionnée, si asservie aux partis religieux
ou politiques,, lui est en défiance,, et il a! sujet de s'applaudir bien
des fois de sa prudence à cet égard.
M. de Hûbner, diplomate grave, habile et plein dlhonaeur, at-
tribue avec raison une grande autorité aux renseignemens diplo-
matiques. Rien n'est plus digne de foi, dit^il, que les rapports des
agens diplbmatiques, tenus par les obligations de leur état, autant
que par l'intérêt, à. rendre un compte exact des faits qui se passent
sous leurs yeux et des paroles qu'ils échangent avec les personnes
(1) Je ne citerai que les publications précieuses de H. Gacbard, et les savsotes
études de M. Hignet sor Charles-Quint et Philippe H. M. Ranke a fait asage plus tard
des archives de Simancas pour son Histoire de France au seizième siècle, mais prin-
cipalement de la partie qui est restée à Paris dans nos archives nationales après kt
restitutions de 1814.
(2) Sur rimportance et Tintérèt des correspondances yénitieiraes, royes les deax
curieux volumes publiés par M. Baschet en 1862 et en 1870.
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE, 467
elées à traiter avec eux. En s'écartant volontairement de la vé-
» le diplomate manquerait en effet non-seulement au premier de
devoirs, mais s'exposerait tôt ou tard, et selon toute probabilité
ïédiateraent, à la découverte de sa faute, et par là même à une
le certaine, car il sait que son gouvernement, par les communi-
ons que lui fait le représentant de la cour auprès de laquelle il est
•édité lui-môme, est constamment renseigné sur la marche des
}ciatîons confiées à ses soins, et il n'ignore pas non plus que
lutres raenlbres du corps diplomatique, du moins les principaux
îs mieux informés, mettent le plus grand prix à suivre de loin
légociatîons auxquelles ils ne prennent pas une part active eux-
les, en pénètrent souvent le secret, et s'empressent d'en donner
laissance à leurs cours. De là le double contrôle de la corres-
lance diplomatique du cabinet avec lequel l'agent négocie, et
échos des cours étrangères à la négociation : contrôle, ajoute
le Hûbner, qui maintiendrait l'agent dans les limites de la vé-
, s'il n'y était maintenu par le devoir et par l'honneur,
ette théorie part d'un noble cœur et d'un esprit élevé; mais la
ion n'a-t-elle pas corrompu souvent une source si pure? Les
is ne devinent-ils pas quelquefois les désirs de celui qui les
loie, et ne sont-ils pas conviés à l'altération de la vérité par des
fs de plus d'un genre? C'est à la critique à faire la part de ces
lens d'invraisemblance, et par exemple on ne prendra point
nie témoignage de la vérité la dépêche espagnole qui rend
pte à Philippe II des derniers momens de Sixte-Quint mourant
lécréant enragé. C'est du reste le sentiment avec lequel M. de
aer lui-même revoit et discute les témoignages diplomatiques,
lublic de nos jours a pleine raison d'attacher une curieuse
ition aux correspondances. Il veut connaître le fond des choses :
m coffnoscere causas. Or le fond des choses reste le plus sou-
un mystère renfermé dans les portefeuilles où la nécessité ad-
strative, comme aussi la confiance ou l'indiscrétion, en ontcon-
î le témoignage. Il y a l'histoire de tout le monde et l'histoire
;ens mieux informés, et chacun aujourd'hui veut être du nombre
nieux informés. Les révolutions multipliées de notre époque
încore propagé ce sentiment.
l'époque où régnait Sixte-Quint, la correspondance diploma-
, née et développée en Europe depuis le xv* siècle seulement,
atteint déjà un haut degré de perfection. Les ambassadeurs
ais, espagnols, vénitiens et romains s'y distinguaient particu-
nent ; nous connaissons aujourd'hui la plupart des remarqua-
documens de l'intelligence et de l'activité politique de ce
s. La république de Saint-Marc, placée^ntre les deux branches
. maison d'Autriche, la France et le sultan, déployait une habi-
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A68 REVUE DES DEUX MONDES.
leté merveilleuse pour déguiser l'affaiblissement de sa puissance
réelle; elle s'appliquait à l'art de négocier, et en négociant à sau-
vegarder ses intérêts sans les remettre au sort incertain des armes.
Elle compte pour beaucoup dans le perfectionnement des fonctions
diplomatiques en Europe. De son côté, le sombre Philippe II exi-
geait de ses agens à l'étranger des rapports soignés et détaillés. Il
les lisait avec attention, en méditait la portée, et les annotait sou-
vent de sa main. Les plus grandes affaires de l'époque étaient l'ob-
jet des rapports de ses agens : rapports partis de Rome, de Paris,
de Londres, de Venise pour aller s'enfouir dans une forteresse près
de Yalladolid. On comprend donc l'importance des archives de Sl-
mancas pour l'histoire d'une époque où l'influence espagnole a été
d'une si grande considération. Là, sur des feuilles jaunies par les
siècles, se traduisent en un langage simple, sévère, élevé, les ob-
servations qu'inspiraient aux ambassadeurs la connaissance du cœur
humain, la science des choses, la patiente réflexion, la dignité alliée
à la souplesse, l'instinct et le tact de l'homme d'état. Le secret de
l'histoire moderne de l'Europe est dans les archives diplomatiques.
Aussi l'esprit contemporain s'est-il appliqué avec ardeur à la re-
cherche et à l'étude de ces renseîgnemens précieux. La faveur n'a
fait défaut à la publication d'aucun des monumens encombrans de
correspondance politique ou privée dont s'est enrichie notre époque,
et ce travail d'investigation a changé la face de la littérature his-
torique, sous l'habile impulsion de maîtres que tout le monde con-
naît (1).
Ce n'est point à dire que l'usage des correspondances soit nou-
veau dans la pratique des historiens. De Thou en a tiré grand profit
dès le XVI* siècle; Strada eut la disposition de pièces diplomatiques
pour la rédaction de certaines parties de son livre sur les guerres
des Pays-Bas. Bougeant a écrit l'histoire du traité de Westphalie
avec la correspondance de M. d'Avaux. Les pères Daniel et Griffet
ont aussi puisé aux documens originaux pour plusieurs chapitres
de leur grand ouvrage. Ruhlière a raconté l'anarchie de Pologne
avec le secours des correspondances du ministère des affaires étran-
gères; mais la plupart de nos historiens modernes, et l'école philo-
sophique du dernier siècle la première, avaient négligé cet instru-
(1) n serait injuste de ne pas donner ici, au nom même de la science liistorique, un té-
moignage de reconnaissance à M. Guizot, qui, dès son entrée au ministère de Tinstruc-
tion publique, il y a quarante ans, ordonnait la publication de cette immense collec-
tion des Documens inédits pour l'histoire de France, où ont trouvé place de curieuses
relations des ambassadeurs vénitiens du xvi* siècle, les correspondances du cardinal
de Granvelle, de Henri IV, du cardinal de Richelieu; les négociations pour la succession
d'Espagne, etc., et où se publie aujourd'hui la correspondance du cardinal Haxarin.
Ce grand mouvement de rech^ches s'est propagé dans toute r£urope et a produit les
plus importantes révélatioiis.
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SIXTE-QUINT ET l'EGLISE. i69
ment de travail, qxA n'était point d'ailleurs d'un emploi facile de
leur temps, et dont l'usage aujourd'hui même est entravé par
d'inévitables difficultés, du moins pour certaines périodes et pour
certaines affaires. Ni Hume, ni Robertson, n'avaient disposé de pa-
reils matériaux, à plus forte raison l'école médiocre des historiens
français de cette époque. M. de Hûbner comptera parmi les contem-
porains qui en ont fait le plus large profit.
Au risque de lui donner un regret, je signalerai pourtant à M. de
Hûbner un dépôt auquel il ne semble pas avoir puisé. Il est venu
fouiller dans les manuscrits de notre grande bibliothèque et il y
a fait, comme naguère M. Ranke, d'utiles trouvailles; mais dans
nos archives nationales, où abondent tant de richesses, se trouve le
dépôt de la correspondance ouverte par l'ambassadeur d'Espagne
à Paris, au temps de la ligue, soit avec les Guises, soit avec Phi-
lippe II; H. Gachard a raconté l'origine de ce dépôt particulier, dans
la notice sur les archives de Simancas qui précède sa Correspondance
de Philippe II, et je crois inutile de la rappeler ici (1). Ce que je
puis ajouter, c'est que M. de Croze, en un livre auquel il a été rendu
trop peu de justice (2), en a extrait des fragmens très curieux
qu'on regrette de ne pas trouver en plus grande abondance encore :
H. de Hûbner aurait pu y glaner' quelques détails piquans. Bien
qu'en général les pièces contenues dans cette section de nos ar-
chives soient étrangères aux relations de Sixte-Quint soit avec la
France, soit avec l'Espagne, elles font mieux connaître la ligue et les
Guises, qui ont tant occupé le grand pape et qui tiennent tant de
place dans l'histoire de son pontificat.
La base sur laquelle M. de Hûbner a établi son histoire est donc
tout ensemble neuve et solide. L'œuvre entière en reçoit une cou-
leur qui lui est propre, et qui marque son rang parmi les composi-
tions sérieuses de l'époque. Une variété remarquable de style et de
pinceau recommande même l'écrivain, qui, quoique étranger, manie
notre langue avec un talent souple et délicat. Il y a» plusieurs per-
sonnages en effet dans Sixte-Quint. Il y a le souverain temporel
qui, à son avènement, trouve les affaires de son état dans une situa-
tion déplorable, au point de vue des finances et de la police de sû-
reté. Sixte-Quint eut le mérite d'y remédier en peu de temps avec
cette supériorité de main qui n'appartient qu'à un grand maître.
Le prompt rétablissement de la sécurité obtenu pour les états ro-
(i) Voyez le tome premier de M. Gachard, p. 36 et soiv. — Ce fonds est aujourd'hui
eliasé dans nos archÎTes nationales sous la rubrique Négociations; histoire étrangère,
t (B, 56^).
(S) Les Guises, les Valois et Philippe II, par M. J. de Croze. Paris 1860, 2 yol. in-8«.
-* Voyez les Append, qui terminent chaque rolume. La correspondance en question y
est indiquée sous le nom de Fonds espagnol de nos archiyes.
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hlO REVUE DES IXEUX M0N]>E6.
mains eut alors un grand retentissement dans le monde, et fit an
pape la réputation d'un inOexible justicier, ill frappa les têtes les
plus élevées pour servir d'exempte aux plus humbles, mainl^r
les uns comme tes autres dans le respect des lois, et il purgea
Rome des bandits qui l'infestaient; Thomme d*état du xvi* siècle se
révèle dans la justice criminelle de Sixte-Quint : inexorable et mar-
chant au but avec une impitoyable fermeté.
Quant aux finances, il étut lire le chapitre curieux que leur con-
sacre M. de Hubner. Bien de plus original que le système de ces
montiy variété singulière de la vénalité des offices, qui attirent dans
Rome une grande somme de numéraire par Tappâtd'un gros inté-
rêt, et qui forment an épisode bizarre de l'histoire financière du
xvr siècle. II y a de plus dans Sixte-^Quint l'héritier des Mèdicis sur
la chaire de saint Pierre, qui continue la décoration de la ville éter-
nelle avec ce grand goût dont l'Italie avait alors le privilège, mais
qu'on aurait pu»ne pas rencontrer dans l'humble religieux, trans-
formé en chef de l'église. II. de Hubner a déployé la finesse et le
sentiment d'att d'un Italien de la renaissance en traitant de ces
embellissemens de la Rome de Léon X; le chapitt*e intitulé FAh-
guille^ ou l'obélisque, est écrit avec beaucoup de délicatesse.
Nous nous proposons surtout de considérer dans le pape Sixte-
Quint le chef de la catholicité chargé du gouvernement de l'église en
un moment solennel de révolution religieuse et politique : c'est par
là principalement que l'histoii'e de ce pontife nous touche et nous
attache, car les afiisiires de la France ont été profondément mêlées
pendant le xvi' siècle aux aflaires de l'église. La direction intérieure
de la France, on le sait, a été vers la fm de ce siècle <fens le plus
complet désarroi; c'est le temps où la guerre civile, pour cause de
rt^ligion, fut le plus acharnée parmi nous; c'est le temps où aux
dissidences religietEses se joignirent, par un lien intime, les dissi-
dences politiques, nées des compétitions ouvertes par l'extinction
de la dynastie des Valois. La participation animée de la papauté à
nos troubles civils fut marquée de divers caractères, selon les temps
et les personnes, mais elle fut persistante, et les papes Tout justifiée
par l'intérêt impérieux du catholicisme menacé. C'est alors que
commença le règne de Sixte-Quiiit (1585), qui, dans sa courte du-
rée, fut le témoin de l'alliance forcée de Henri III avec la ligue, de
la domination des ligueurs finissant par expulser le roi de sa capi-
tale, de la réaction signalée par l'assassinat de Henri de Guise et
de son oncle le cardinal à Blois, du meurtre de Henri III lui-même,
le crime appelant le crime : de l'anarchie qui suivit cette cata-
strophe, et de la lutte désespérée entre Henri IV et la ligue.
L'histoire et l'appréciation du rôle de Sixte- Quint au milieu de ces
désordres, tel est, à vrai dire, le sujet principal du livre de M. de
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«IXTE-QDINT ET l'eGLISE. 471
Hûbner, et c'est par ce côté que nous prendrons nous-mêmes cet
ouvrage. Son examen critique acquiert ainsi une importance toute
fraxiçaise et le sujet du livre s'incorpore à notre histoire nationale
par la recherche approfondie des rapports de Sîxte-Quint avec la
ligue. Les caractères du pontife, de Philippe II et d'Henri IV en
ressortent avec une physionomie nouvelle. Un grand personnage
y est toutefois laissé dans l'ombre, c'est Elisabeth d'Angleterre,
dont l'influence et Faction étaient autre part qu'à Rome, et dont
M. de Hûbner a pu ne s'occuper qu'accessoirement.
 son avènement au pontificat. Sixte- Quint avait trouvé la poli-
tique romaine engagée sur la question française, comme nous di-
rions aujourd'hui. Le premier soin du nouveau pape fut de rectifier
à cet égard la direction du cabinet romain, car il craignait tout
autant, au fond de l'âme, le triomphe de Philippe II et de la ligue
que le triomphe des huguenots eux-mêmes. Sa politique constante
fut d'assurer l'intérêt catholique et de dégager en même temps Té-
gTise des exigences de Philippe II : toute l'habileté de ce dernier ne
pouvant dissimuler le joug dominateur que préparait à la papauté
un protectorat destiné à devenir aussi formidable que l'avait été ce-
lai des empereurs allemands et de Charles d'Anjou. Préoccupé de
ces périls et des moyens de les conjurer, Sixte-Quint ouvrit la voie
de la pacification de la France et du rétablissement de l'équilibre
européen, en prêtant l'oreille, malgré le dépit et l'opposition des
Espagnols, aux propositions du parti politique et national qui mé-
nageait en France l'avènement de la maison protestante de Bour-
bon, garanti par une grande concession aux intérêts catholiques,
à savoir l'abjuration d'Henri IV* Le comte Olivarès en avisait Phi-
lippe II dans sa. correspondance : a Le pape, lui disait-il, espère
grandement que les deux partis remettront cette affaire entre ses
mains, et qu'il parviendra à la régler, quoiqu'il n'ignore pas la dif-
ficulté. » Telle était la pensée arrêtée de Sixte -Quint lorsque la
mort le surprit au milieu de ses négociations; mais la transac-
tion était indiquée , la conciliation était préparée, et, malgré la
mort du pape , le bon sens d'un de ses successeurs la fit préva-
loir plus tard, lin immense service fut ainsi rendu à la France, qui
retrouva un gouvernement réparateur, se releva de ses ruines, re-
prit son rang en Europe et parvint aux destinées glorieuses qu'ac-
complirent, à travers tant de vicissitudes» les héritiers de Henri de
Béam, Louis XIII et Louis XIY.
Pour donner à la mise en scène de ce grand drame l'ampleur qui
hii convient. M, de Hûbner a d'abord recherché, avec la perspica-
cité de l'homme d'état et le talent d'un historien de la meilleure
école, comment ces papes du xvi« siècle, qui n'avaient ni les des-
seins ni l'ambition de Grégoire VII» avaient été conduits à prendre
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A72 RETUE DES DEUX MONDES.
un rôle si actif dans les agitations de la France, et, comme la
raison d'affaires est toujours celle qui préoccupe notre grave au-
teur, qui n'en fait pas moins à l'occasion leur part à la passion et
à l'erreur, il a recherché les causes sérieuses d'une si vive et si opi-
niâtre intervention. Or, il le faut reconnaître, un aveugle fanatisme
n'a point été le mobile des meneurs politiques du xvi^ siècle. Le
fanatisme n'a été qu'un instrument entre leurs mains, et la poursuite
d'un grand intérêt a décidé du rôle de chacun. Dans la conduite de
cet intérêt se sont distingués les habiles, cherchant d'abord à régler
le jeu de lâ partie et puis à la gagner. Le tableau des conflits de
ce temps-là est donc comme un grand échiquier déployé devant le
lecteur attentif. Aussi bien le travail de l'historien de Sixte-Quint
est en ce point d'un trop vif attrait pour que nous puissions négliger
de l'y suivre.
L'idée de rapprochemens avec l'histoire contemporaine se pré-
sentera peut-être à la pensée, et nouîTne l'écarterons pas, bien que
M. de Hûbner nous donne à cet égard l'exemple d'une réserve du
meilleur goût. Notre malheureux pays est-il destiné à revoir les
déchiremens politiques et les guerres religieuses du xvi* siècle? Si
l'énergie des caractères répondait à la profondeur des divisions,
j'en aurais certes l'appréhension décidée; mais au fond le retour de
ces odieuses luttes n'a plus de chances de succès. L'agencement de
la société moderne éloigne la crainte de la guerre civile et de ses
résolutions audacieuses, renouvelées d'une autre époque. C'est mon
espérance, tout en avouant que l'avenir garde encore le secret des
solutions défînitives de plusieurs questions redoutables. Quoi qu'il
en soit, rétablissons, à l'exemple de M. de Hûbner, la situation de
la papauté en face des grands mouvemens du xvi* siècle et des
guerres intestines de France.
L'église romaine traversait alors une des périodes les plus cri-
tiques qu'elle ait jamais parcourues. Au siècle précédent, elle avait
déjà éprouvé un trouble profond par des causes nées dans son
propre sein et par des causes provenant du monde extérieur. Dans
le sein même de l'église, un schisme de quarante années avait dé-
chiré la chrétienté et offert au monde le spectacle déplorable d'une
scission qui produisit la concurrence de deux papes se succédant de
compétiteur en compétiteur pendant près d'un demi-siècle, s'excom-
munîant l'un l'autre à l'envî et se partageant l'obédience chrétienne
en une confusion si grande, que les plus grands saints et les plus
éclairés ne surent souvent quel parti prendre. Catherine de Sienne,
— personnage de grande autorité, — tenait pour Urbain VI, dans le
temps que le B. Pierre de Luxembourg se déclarait pour Clément VII.
Il fallut une coalition de conciles et de souverains pour mettre fin à
ce qu'on nomme le grand schisme d'Occident (iA17). Le respect et
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE. 473
î en restèrent profondément affaiblis, et de contagieuses manî-
ttions séparatistes furent la conséquence de ces désordres en
nagne, en Angleterre et ailleurs. L'unité romaine triompha,
; pour être soumise à des épreuves d'un autre genre. A partir de
7 jusque vers le milieu du xW siècle, la papauté compte deux
is distinctes de pontifes : celle des papes pieux, pénétrés de la
teté de leur apostolat, véritables pontifes de l'église, à la-
ie succède depuis 1471 une autre série, celle qu'on a nom-
des pape3 politiques, et où l'on compte Sixte IV, Innocent VIII,
andre VI, Jules II, Léon X et Clément VII, pour lesquels le soin
indre et de consolider leur pouvoir temporel, de le transmettre
irs familles, d'acquérir des territoires par la guerre et autre-
t, en un mot pour lesquels les préoccupations mondaines et
iques du souverain absorbent toute l'attention du prince de
ise. Les contemporains des papes politiques ne semblent pas
le avoir été trop surpris de cette déviation morale de la pâ-
té. Arioste a célébré Lucrèce Borgîa, sans paraître heurter la
cience publique, et quant aux impressions des politiques du
is, Machiavel et Guichardin en sont les immortels témoins.
\ II a été l'un des souverains les plus considérés du siècle. Il
sait de la réputation d'un très habile homme de guerre, et nul
semblait révolté. Un savant et pieux religieux bénédictin nous
ue a Jules II employa, pour relever la puissance temporelle du
-siège, les moyens les plus propres à lui faire perdre, s'il
possible, sa puissance spirituelle, en quoi consiste sa vraie
ieur (1); » et, chose singulière, par une suite de la réaction
raie qui s'accomplissait alors au profit du pouvoir monarchique,
sous le règne de Jules II que commença de s'établir l'opinion
nfaillibilité pontificale (2). Le sentiment chrétien était grave-
altéré non-seulement sur la chaire de Saint-Pierre, mais en-
dans une partie considérable de l'Europe occidentale, en
ce, en Italie, en Angleterre, en Allemagne. C'était le résultat
î révolution dans les esprits, dont l'influence s'est prolongée
l'au milieu du xvi** siècle.
papauté était alors en présence d'un danger, né de causes
ieures, mais non moins formidable pour sa considération, sa
ance et son autorité morale. C'était l'esprit de la renaissance
est né le doute, le scepticisme , le libre examen. La renais-
5 est le grand événement qui a changé le destin de l'Eu-
Un élément inattendu de civilisation apparaissait, le génie du
le ancien se relevant sur ses ruines. L'esprit païen , endormi
is mille ans, se réveillait et charmait l'intelligence humaine.
l'Art de véri/ier 1$$ dates, 1. 1, p. 331.
Voyez ibid., et Fleury, IX* discours.
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474 REVUE DES DEUX U
Tontes les classes de la société subirent
tîon. Les princes, les magistrats, les
ordres monastiques eux-mêmes, furen
entraînante de la beauté antique se i
sous toutes les manifestations de son é
de la cour romaine et des déchiremeni
L'esprit nouveau prédomina dans les S(
gna les mœurs et acheva de compromet!
A la tète de cette révolution intellectuell
savans connus sous le nom dihwnanisles.
publiques dans les universités fondées ai
places de confiance auprès des prince:
dans la direction des républiques italien
tites cours polies de la péninsule. On
comme c!eux siècles auparavant on s
dours (1), comme deux siècles plus ta
sophes. C'est à la lumière de la renaisse
la socicHé du xV siècle, dégagée des idé
une voie nouvelle. Émancipé de la foi ,
Tesprit humain s'est frayé une route
les sciences, dans les arts et dans la po
les esprits, en ont éprouvé le contre -
papes pontifes, la révolution se prépj
sous les papes politiques (2). L'Europe
(1) Voyoz roiivrage instructif de Biirckhardt, Cul
(2) n était difficile que le culte de l'antiquité,
renaissance, ne rejaillît pas sur les mœurs publique
les conséquences. La mémoire d* Alexandre VI en a
bition violente et passionnée lui fit de mortels enn
porains lui donnent tous les vices do Néron. Le rep
nos jours. Il y a beaucoup à rabattre des eiagérati(
du siècle dernier, les judicieux et véridiques auteurs
remarqué que la « vraisemblance manque quelquefi
la comparaison qu'on a faite de lui avec Néron es
de l'empereur était insensée, autant la politique <
traita avec tous les princes de l'Europe et vint à bc
sonne ne fut la dupe de Néron. » Quant aux débauc
tées, le principal témoignage en est tiré du Dtar
Jeter les yeux sur ce document imprimé daas la co
nuscrit suspect, pour avoir l'idée d'une interpoU
XVI* siècle. En effet, l'incroyable convivium, dont
titre, occupe une page isolée dans l'imprimé d'E(
dftm le reste du Jowmal qui rappelle les liabitudei
Une édition critique et complète du Diarium a été
]e n'ai pu en vérifier le texte. La chronique scandi
a dû être alimentée, sur an certain fonds de vérité,
douze premiers césars, par Suétone. Deux édidons,
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8IXTE-QUINT EX jUsLSSEm h7h
rer un mouvement analogue dans une autre sphère de la âîrection
politique et sociale. Fendant que les papes politiques» laissant, la
religion pour le vulgaire, s'abandonnaient aux calculs de Tambition
et aux jouissances de la vie, et que la société environnante goûtait
les charmes de la culture de l'esprit et de la liberté des habitudes^
pendant que Léon X s'occupait beaucoup des arts, peu des affaires
de Téglise, éclatait l'explosion de la réforme.
L'avertissement était sérieux, il fut compris. Une grande réaction
se produisit à Rome, dans lesr conseils de la papauté, pour le re-
dressement des moeurs, et dans le sein de la chrétienté pour la dé-
fense du catholicisme attaqué par Luther, auquel secrètement ou
publiquement se rallièrent la plupart des humanistes, détrônés de
leur influence par le mouvement de la réaction catholique. A l'avé-
nement de Pie IV (1559), la réaction catholique s'annonce; sous le
règne de Pie V (1566-72), elle est réalisée. Son résultat finaU cour
sacré cent ans après, à la paix de W.estphalie, a été de maintenir
au catholicisme sa large part d'influence morale sur la société eu-
ropéenne, tout en admettant les faits accomplis et les conquêtes de
Tesprlt moderne sur l'esprit du moyen âge, et depuis lors l'église
n'a pu songer à recouvrer de haute lutte ce qu'elle avait perdu,
sans risquer de compromettre ce qu'elle avait conservé. La correc-
tion des abus art-elle eu l'étendue et la direction désirables? Il est
permis d'en douter; mais, pour être juste dans cette appréciation,
il faut tenir compte des obstacles, des nécessités et des incidens*
C'est ce qu'a fait M. de Hûbner avec un sentiment d'équité soutenu
par Texacte connaissance des affaires du temps, trop favorable
peut-être à la papauté, qu'il semble représenter, comme ayant été
prise au piège par les humanistes.
Le péril où les humanistes ont mis l'église romaine aux xv^ et
^n* siècles a été grave sans doute, d'autant plus qu'il ne venait
plus cette fois du chaos de la féodalité, comme au temps des comtes
de Tusculum (1), ni du conflit avec les puissances de la terre,
comme au temps d'Henri IV de Franconie ou de Frédéric II de
Hohenstaufen, mais de l'opinion seule des esprits cultivés, dont
Babelais fat en France l'écho trop effronté, mais de la civilisation
renaissante elle-même, et de la lumière que son flambeau rallumé
forent publiées à Rome, en 1470, sous les auspices de la papauté même; Tuoe dédiée
à uo cardinal célèbre, Tautre donnée par Fiilastre, humaniste en renom, évêque d*Âle-
iû. Ces deux éditions, rapidement épuisées, furent reproduites à Rome en 1472 et an-
nées suivantes, à Milan en 1472», 1480, 14Qi, 1494, à Bologne, 14S8, 1403, k Veai»,
i490, 1493, 1496. Les additions du Diarium ont dû être provoquées par le goût du
temps et par la licence qu*on trouvait à Florence, à Eerrare, à Vecise aussi bien qu*à
Borne.
(1) Voyez le premier article de M. llignet, sur TouTrage de M. de Cherrier, dans le
tourna/ des Savans, et l'Art de vérifUr lee daie^ ITSa, t;.If>, p« SUS 8tS7«.
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i76 REVUE DES DEUX MONDES.
projetait sur Tltalie et l'Europe. Toutefois les humanistes n'avaient
point provoqué le grand schisme d'Occident» ils n'avaient pas suscité
l'ambition temporelle des papes politiques, ni éveillé les convoitises
des familles papales. Les humanistes sont survenus sur ces pre-
mières couches de désordre et de discrédit, et ils ont été d'autant
plus influons qu'ils ont trouvé les esprits plus détachés du saint-
père des anciens temps. C'est ainsi que les philosophes du xtiii* siè-
cle ont obtenu tant de crédit au milieu d'une société où tous les
pouvoirs publics étaient compromis. Et, quant au piège, il n'est
pas permis à ceux qui dirigent les affaires de s'excuser d'y tomber
en alléguant leur naïveté, leur imprévoyance ou d'autres misères
humaines. En ce cas, l'expiation, c'est la chute. Toute autre puis-
sance que lapfapauté eût succombé; la force vitale de l'église Ta
préseiTée, sans que les fautes soient moins incontestables. Les ul-
tramontains ont prétendu qu'après tout l'église est immortelle, et
qu'elle n*a rien à changer dans des allures qui ne sont point justi-
ciables de la terre. A ce sophisme, Fénelon a répondu. « L'église,
il est vrai, dit-il, répare ses pertes. Elle a des promesses d'éter-
nité... La foi ne s'éteindra point, mais elle n'est attachée à aucun
des lieux qu'elle éclaire; elle laisse souvent derrière elle une affreuse
nuit à ceux qui ont méprisé le jour, et elle porte ses rayons à des
yeux plus purs. » Et Fénelon, après avoir rappelé la perte du chris-
tianisme en Afrique, s'écrie : « Que sont devenues ces fameuses
églises d'Alexandrie, d'Antioche, de Jérusalem, de Gonstanti-
nople (1), qui ont illuminé le monde? » Les états périssent par les
abus ou les erreurs du pouvoir qui les répt, tout comme par
l'invasion des barbares.
L'humanisme n'eût pas décrié le commerce des indulgences, s'il
ne l'avait pas rencontré sur son passage; mais ce n'est là qu'un in-
cident de la grande révolution religieuse du xvi« siècle. L'huma-
nisme a exercé une influence plus décisive, en proclamant la légiti-
mité du libre examen. Il est l'aïeul du que sais- je? de Montaigne,
Ramus professait hardiment à Paris, aux acclamations de nombreux
auditeurs, dans un collège de la Montagne-Sainte-Geneviève, que
la raison ne relève d'aucune autorité, mais que toute autorité relève
de la raison : nulla aucloritas rationisj omnis auctoritatis ratio d(h
mina est. Toutefois il en eût été de la doctrine de Luther comme
de celle de ses prédécesseurs en dissidences religieuses, si la poli-
tique ne s'en fût mêlée, et la politique n'a été mise en mouvement
que par la faute de la papauté. La rapide propagation de la ré-
forme, disons mieux, de la révolution religieuse en Europe, eut pour
cause principale, non pas la supériorité des dogmes nouveaux, mais
(1) Fénelon, Swmon pour la fête de VÊp^haniê»
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGUSE. 477
le discrédit où était tombé le gouvernement de Téglise. Les princes
étaient lassés des agitations importunes et des prétentions excessives
de la cour de Rome, et le respect de Vapostole était perdu dans
Tesprit des populations. La réforme fut pour un grand nombre une
lutte d'indépendance et d'affranchissement. D'autre part, si l'église
n'avait point possédé d'immenses territoires en Allemagne, la sécu-
larisation de ces biens n'eût point tenté la cupidité de ceux qui em-
brassèrent la réforme pour agrandir leurs domaines. Frédéric II de
Prusse a pu écrire que, « si l'on veut réduire les causes des progrès
de la réforme à des principes simples, on verra qu'en Allemagne ce
fut l'ouvrage de l'intérêt; » et il poursuit avec cynisme : « Joacbim II
(de Brandebourg) acquit par la communion sous les deux espèces
les vastes évêchés de Brandebourg, de Havelberg et de Lebus, qu'il
incorpora à la Marche (1). » Il a oublié l'acquisition du duché de
Prusse par Albert son arrière-cousin, grand-maître de l'ordre teu-
tonique. Tout en reconnaissant les passions des adversaires du ca-
tholicisme, on ne peut donc méconnaître les fautes du gouverne-
ment de la catholicité.
C'est ce que comprit enfin la cour de Rome, éclairée par de sages
et respectables personnages, mémoratifs des avertissemens donnés
jadis par le vénérable Pierre Damien et par saint Bernard en d'a-
nalogues circonstances. Mais de même que la politique s'était em-
parée de la réforme, elle s'empara de la réaction catholique, les
affau-es de l'Europe furent plus brouillées que jamais, et les intérêts
de l'église parurent compromis à tel point que le cardinal Morone,
partant pour le concile de Trente, disait à un ambassadeur de
Venise : « C'en est fait de la religion catholique (2). » De nobles
efforts furent faits alors à Rome pour la régénération de l'église.
Des papes dignes de leur mission proscrivirent résolument le né-
potisme, rétablirent l'autorité des bons exemples, l'intégrité des
moeurs, la régularité de l'administration. Le choix des membres
du sacré-collége fut justifié par la piété, le savoir, la considé-
ration publique ; grande réforme morale qui se personnifie princi-
palement en deux hommes dignes de la vénération publique : Charles
Borromée et Pie V (3). M. de Hûbner a retracé ce tableau d'après
les correspondances contemporaines avec un intérêt saisissant. On
s'étonne, dit-il, du succès, et plus encore du courage de ceux qui
entreprirent cette transformation des mœurs de la cour romaine.
On apprend, en y regardant de près, à ne jamais désespérer des
grandes causes réputées perdues.
(i) Voyez les Mémoires de Brandebourg.
(2) Voyez roavrage de M. de Habner, 1. 1*'.
(3) Voyez VHistoire de Pm F (de famille obscure, comme Sixte-Quini), par M. de
FaUooi, 1844, 2 toI. iii-8«, et 1859, 2 yoI. in-11
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478 EfiVUB DES BEOX MOMÛES.
Malheureusement pour la papauté, la râTorme de Luther avait
marché plus vita que la réformation desc mœurs romaines, et Té-
glise catholique était battue en brèche de toutes parts* Il n'y avait
pas un demi-siècle écoulé depuis que Luther avait proclamé sa se*
paration, et la moitié de l'Europe avait suivi l'exemple du moioe
de Wittemberg. Presque toute l'Allemagne du nord et. la. moitié de
celle du sud avaient, embrassé la doctrine de Luther; la puissance
de Charles Y s'était, brisée contre les protestans, et il avait été
obligé de souscrire à* la transaction de Passau.G'était une révolu-
tion politique autant qu'une réforme religieuse. L'Angleterre ^ TÉ-
cosse, la Suède, le Danemark,. une partie de la Suisse et des Paya-
Bas avaient aussi fait scission avec Rome. La Pologne était ébranlée,
la France hésitait; le gouvernement d^ Valois dans sa politique
étrangère s'appuyait sur les protestans; à l'intérieur, il faisait pro-
fession d'attachement à l'église romaine, quelquefois avec violence,
quelquefois avec indécision. Une forme française de la séparation ré-
formée s'était produite, qui entraînait une foule d'adeptes, et dont
le centre d'action établi à Genève rayonnait sur la Gaule. De là Cal-
vin régnajLt en maître absolu, propageait ses opinions à la ronde, fa-
natisait ses sectateurs et faisait des prosélytes jusque dans la haute
Italie. Que la France passât du côté de la réforme, et le catholicisme
était réduit en Europe à un empire incertain sur l'Italie et à l'obéis-
sance dévouée de l'Espagne.. Telle a été l'origine de l'importance
européenne des querelles religieuses qui ont déchiré la France pen-
dant cinquante ans. Les partis se sont disputé ce champ de bataille
avec férocité. La consécration politique de la réforme avait produit
ce résultat de créer en Europe deux classes d'états, dont les ten-
dances, comme les intérêts, restaient distincts^ môme après qu'on
avait souscrit, à une paix de religion.
En effet, la question religieuse recevait une complication singu-
lière des circonstances politiques au milieu desquelles elle avait
éclaté; elle tombait au milieu d'une lutte de prépondérance entre la
France et l'Espagne^ lutte à laquelle l'Angleterre ae nrèla bientôt
avec habileté pour y jouer un rôle plus décidé que la France. Elisa-
beth prit résolument en main la défense de Tintérét; protestant en
Europe; sa politique intérieure et extérieure l!y conviait. Elle obéit
à une loi de situation* Philippe II, héritier de Charles V en Es-
pagne, prit avec non moins de résolution la représentation de Tin-
térèt catholique dans le monde. Sa politique lui en imposait la con-
dition et lui en promettait un immense profit. C'était ce protecteur
que redoutaient les papes, tout en acceptant ses services; mais les
fréquentes vacances de la papauté et les vitissitudes de la lutte
avalent fait flotter à cet égard la politiq^ue de là cour de Borne.
Malgré le soulèvement des Pays-Bas,;lanaoaarchie.espagjaole était
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE. 479
encore à l'apogée de sa puissance, qu'une suite d'événemens
s de tout le monde avait fait éclore et grandir. Le mariage
•dinand et d'Isabelle en avait assuré l'unité territoriale; les
vertes du Nouveau-Monde lui apportèrent des trésors, des do-
s et un prestige inattendus; par la conquête de Grenade fut
mée cette lutte de huit siècles où l'Espagne, en défendant sa
m, son indépendance et son sol, préserva l'Europe de l'inva-
ausulmane , fortiGa le caractère de ses peuples et fonda ses
^s politiques. Après ce grand effort sur elle-même, l'Espagne
t son influence extérieure par un vaste mouvement d'expan-
ui lui donna pied en Italie et lui ouvrît le foyer le plus actif
de l'intelligence européenne, foyer d'où partait la direction
chrétienté. Enfin un grand mariage unit l'héritière de Ferdi-
le Catholique au fils de l'empereur Maximilien, et lui porta le
héritage des ducs de Bourgogne. Charles V, successeur tout à
i de la maison d'Aragon et de Castille, de la maison de Bour-
î et de la maison de Habsbourg, obtint de plus l'empire ger-
[ue et se trouva le plus puissant souverain de l'Europe. Il
«ger à la monarchie universelle qu'il se flatta d'avâr fondée
ir, et se portant en Allemagne le défenseur armé du catho-
e attaqué, il tenta de rétablir le saint-empire du moyen âge ;
)auté courba le front devant son orgueil. De grands échecs et
istance de nos rois suspendirent plutôt qu'ils ne renversé-
es desseins, repris, après son abdication, par son fils Phi-
II, qui, quoique héritant de la moitié de ses états seulement,
a le légataire direct de l'ambition et de l'influence de Charles-
en Europe.
s Philippe II, l'Espagne atteignit au plus Iiaut point de sa
eur, mais toucha aussi au commencement de sa décadence,
nce, qui avait pu espérer de réunir la couronne d'Angleterre
îs dont sa tête était chargée, reprit les projets de son père en
randissant. Il se proposa d'établir sa domination en Europe en
[uant sa puissance au triomphe du catholicisme, dont la cause
rdait avec ses penchans et avec ses intérêts, et il remua l'Oc-
; pour parvenir à ses fins. L'Angleterre lui avait échappé par
't prématurée de la reine Marie, il tourna tous les ressorts de
iiique vers la France, où la lutte ardente du catholicisme et de
jrme prêtait une large ouverture à ses intrigues et à ses dé-
e reculant d'ailleurs devant aucun moyen pour arriver à son
»t bravant les malédictions humaines pour obtenir le suc-
i ce qu'il croyait être la cause de Dieu. A certaine heure où il
tait l'apaisement de la guerre civile en France, il faisait
par son lieutenant le duc d'Albe à la reine Catherine de Mé-
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A80 REVUE DES DEUX MONDES.
dicis (1) : « Le roi très chrétien ne peut conclure un accord qu'en
faisant des concessions sur le spirituel et sur le temporel. II ne peut
faire des concessions sur le spirituel sans entreprendre sur les
droits d'autrui» et Dieu, de qui sont ces droits, ne le souffrira pas;
il n'en peut faire sur le temporel sans porter atteinte à sa propre
autorité. •• Or il vaut beaucoup mieux avoir un royaume ruiné, en
le conservant pour Dieu et le roi, au moyen de la guerre civile, que
de l'avoir tout entier sans celle-ci au profit du démon et des hé-
rétiques ses sectateurs. » La réaction catholique du xvi« siècle avait
donc trouvé dans Philippe II un agent puissant, impitoyable, qui,
dépassant le but, effrayait à juste titre les sages de la cour de Rome,
où cependant la doctrine de l'extermination ne manquait pas de
partisans, car à cette époque d'excitation religieuse Simon de Mont-
fort rencontrait des émules, et la plume du duc d'Albe, aussi ferme
que son épée, traçait à l'école moderne de l'autorité absolue sa for-
mule et sa règle d'action.
La réforme était antipathique au génie espagnol, qui fournit
au catholicisme militant un indéfectible appui, sur le caractère
duquel n%us reviendrons plus tard. Le scepticisme italien de la re-
naissance se fût accommodé peut-être de la réforme, si l'intérêt de
la péninsule ne l'avait point rattachée à la papauté; mais Venise et
Florence restaient pour les papes des amis réservés. Tous les re-
gards étaient tournés à Rome vers la France, de laquelle on at-
tendait l'impulsion décisive pour les destins du catholicisme. Or la
réaction catholique y trouvait une énergique résistance. La réforme
ne s'y était point répandue sans doute avec les mêmes facilités
qu'en Allemagne, mais pourtant elle y avait obtenu de notables suc-
cès. C'est par Calvin, et bien après Luther et dans d'autres condi-
tions, qu'elle s'y était propagée en rencontrant de considérables
obstacles. Le clergé catholique, quoique fort riche, n'y possédait
point ces vastes territoires ecclésiastiques qui comptaient parmi les
états souverains, en Allemagne, et dont la transformation séculière
a été l'un des premiers résultats de la réforme. Le clergé français
était en général savant, attaché à ses devoirs, considéré, national;
il luttait contre les empiétemens et les prétentions de la cour de
Rome, tout en demeurant dans le giron de l'église. Si le clergé
français avait alors été ultramontain , c'en était fait peut-être du
catholicisme en France, car la cour de Rome y était profondément
impopulaire malgré le respect qu'on gardait au chef de l'église : sen-
timens en apparence contradictoires, que l'histoire pourtant atteste
et justifie. Au demeurant, l'église de France était l'honneur du ca-
(i) Voyez la Correspondance de PhUippe 11, par M. Gacbard, 1. 1*', p. 609. Lettre de
décembre 1567.
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SIXTE-QUINT ET L'ÉGLISE. 481
zisme. La maison royale de Valois n'avait eu aucun intérêt à se
rerde l'église catholique. Elle n'avait pas les motifs des princes
lands pour embrasser la réforme : ses vues sur l'Italie la rame-
it au contraire au système de circonspection qui était le fond
politique vénitienne. Cependant les Valois avaient dû chercher
luxiliaires chez les princes protestans, dans leur lutte de pré-
érance contre Charles-Quint et Philippe IL De là une certaine
rmanente hésitation, qui jeta par soubresauts le gouvernement
:als dans diverses fautes de conduite : son intérêt le portant à
iger à la fois les souverains protestans et la papauté,
lis l'aristocratie française avait en général montré une pro-
ion marquée pour la réforme; elle y vit un moyen de reprendre
épendance qu'elle avait perdue dans sa lutte contre la cou-
6. Sous cette forme nouvelle, la féodalité apparut encore me-
nte à la royauté, et commit des fautes qui furent fatales aux
rmés. La royauté, d'abord indécise, se ravisa, croyant être me-
«, et pencha vers la répression d'une émancipation religieuse
tournait à l'émancipation politique. Des circonstances particu-
s vinrent alors en aide à la réforme, dont les forces avaient
is un considérable développement. Elle avait recrut* ses secta-
s dans la partie la plus active et la plus remuante de la nation,
de 4,000 gentilshommes, ou seigneurs fieffés, et parmi eux les
grandes familles de l'état, les Rohan, les Châtillon, les La Tre-
ille, les La Tour-d'Auvergne, etc., professaient la croyance
elle. La noblesse militaire était donc en majorité protestante, et
ait facilement mettre en campagne de 30,000 à 40,000 combat-
au jour où la lutte serait engagée. C'était un parti puissant
ice du clergé catholique, de l'administration royale, des par-
ns et des grandes villes, en général demeurées catholiques. Les
itages des uns et des autres parurent se balancer le jour où la
me fit la conquête de la branche cadette de la maison royale,
î accession mit sérieusement en péril les intérêts du catholi-
e en France, surtout lorsqu'il fut assuré que la maison de Va-
touchait à sa prochaine extinction.
îpuis la révolte du connétable de Bourbon, un rameau vigou-
de la famille régnante semblait être séparé du tronc royal,
laison de Vendôme ou de Bourbon, si puissante dans le centre
ws le midi de la France, n'avait pu dissiper les défiances de la
K)n de Valois, qui humilia (1) les héritiers du dernier fils de
D'après le cérémonial français, le premier prince du sang marchait seul après le
ms les solennités où le so«Terain figurait en personne; mais eu 1548, lorsque
i 11 fit son entrée solennelle h Chambéry, conquis sur le duc de Savoie, le roi
t qu'il en fût autrement. Le premier prince du sang était alors Antoine de Bour-
OME a. — 1872. 31
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àS2 REVUE DES DEUX MONDES.
saint Louis au profit d'une grande race d'origine étrangère. C'é-
tait la maison de Guise, famille héroïque autant qu'ambiUeuse,
émigrée de Lorraine pour avoir essayé d'évincer sa branche atnée
de la duché patrimoniale. Elle vint fonder en France sa grandeur
sur d'éclatans services qu'elle rendit, et sur la disgrâce des cadets
de la maison royale , qu'elle exploita. A cette entreprise la France a
dû de mémorables avantages, tels que la défense de Metz et la prise
de Calais, mais aussi des jours néfastes, tels que furent ceux de la
Saint- Barthélémy et de la domination de la ligue. De même que les
guerres religieuses d'Allemagne avaient eu pour aliment l'intérêt
et l'ambition des princes du pays, de même les guerres civiles de
France ont eu pour aliment, pendant la dernière moitié du xvi* siè-
cle, la rivalité des maisons def Guise et de Bourbon, l'une ayant
pour point d'appui le parti catholique français et l'assistance de
Philippe II, l'autre ayant pour point d'appui les réformés de France
soutenus par Elisabeth d'Angleterre. Entre ces partis de religion,
un grand parti politique et national, détaché du catholicisme galli-
can, finit par faire pencher la balance du côté de l'intérêt français et
des Bourbons, qui avaient pour eux la loi fondamentale de la mo-
narchie française. La lutte des deux maisons avait commencé par
une querelle d'étiquette, elle finit par une compétition à la couronne.
Je ne veux point retracer les alternatives de répression et de con-
cession par où passa d'abord le gouvernement des Valois, par rap-
port à la réforme, ni les tentatives d'apaisement et de transaction
qui honorent l'administration du chancelier de L'Hôpital, ni l'his-
toire de la régence orageuse de Catherine de Médicis, après la mort
de François II. Cela est écrit partout. Les partis exaltés se prépa-
raient à la guerre civile dès 1560; conjurée un instant, elle éclata en
1562, à la suite du massacre de Vassy, qui fut l'œuvre des Guises,
et depuis lors, quoique sept fois suspendue, elle a, pendant plus de
trente ans, ensanglanté la France, l'a couverte de ruines et mise
en danger de périr. Tout le monde en connaît les funestes épisodes;
elle eut pour premier instigateur Philippe II, pour organisateurs
les Guises, tous avec des intentions diverses ; elle eut pour acteurs
bon, duc de Vendôme, qui n'était pas encore roi de Navairer Ce prince, en vcoant
I prendre son rang, fat surpris de voir Claude II de Guis^ se mettre sur la même ligne
I à sa gauche. Quoi donc, mon compagnon, loi dit-il, tiendrons-now donc rang ensembU?
— Ottt^ monsieur f répondit Claude do Guise, le roi m^a assigné cette place. — Mais,
reprit le duc de Vendôme, c'est tout ce que je pourrcus permettre à M. le due de Lor-
raine, chef de votre maison. Sur quoi le duc de Vendôme se retira, et la marche fat
suspendue; mais le roi lui ayant ordonné de reprendre sa place, le duc revint et dit à
Claude de Gaise : Vous pauveM, mon compagwm, marcher sur la même ligne que mm,
car si le roi ordonnait à un laquais de marcher à mes côtés, je le souffrirais par r«f-
pect pour ses ordres. — Le lils d*Antoine de Bourbon faillit pajrer cher ce méchsflt
propos le 24 août 1572.
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE. 483
principaux, dans le camp opposé, les princes de Bourbon suivis de
la plus grande noblesse de France. La correspondance d'OIivarès
et de Philippe II, publiée par M. de Hubner, prouve que le point
capital arrêté par les Guises et Philippe II était l'extermination
des hérétiques de France, et que cet intérêt était réputé supérieur
à tout autre intérêt européen. Le rôle de la royauté française au mi-
lieu de ce conQit était des plus misérables; elle craignait autant le
triomphe des uns que la défaite des autres , et s'épuisait en combi-
naisons stériles pour conserver une ombre de pouvoir, et pour ob-
tenir la pacification du royaume, qui était son salut.
En Tannée 1576, le parti catholique fit éclater contre elle son
mécontentement. Écoutons un contemporaîn digne de confiance,
Palma Cayet, professeur au collège de Navarre, l'auteur de la Chro--
nologie novenaire. a Fâchés, dit cet écrivain, de ce que le roi vou-
lait pacifier les troubles en son royaume, permettant à ceux de la
religion prétendue réformée le libre exercice de leur religion, les
déclarant capables de tenir estatz en toutes cours souveraines, leur
ayant laissé huit villes pour leur sûreté, et desadvouant ce qui
s'était passé en la journée Sainct-Barthélemy 1572, aucuns catho-
liques, princes, seigneurs et autres, » conclurent à Peronne, au
nom de la sainte Trinité, le fameux traité d'association connu sous
le nom de sainte union ou sainte ligue (1), par lequel les adhérens,
prenant en main la défense de la cause catholique, trahie selon eux
par l'administration royale, se substituaient au pouvoir du roi, sous
prétexte de mieux défendre ses véritables intérêts, et notifiaient
leurs desseins subversifs à toute la chrétienté. C'était l'usurpation
hardie et flagrante de Tautorîté souveraine, l'organisation d'une fac-
tion audacieuse dans l'état, et le prélude des plus hardies entre-
prises; et non-seulement elle demeura impunie, mais après plu-
sieurs années de tergiversation incessante et d'abaissement continu,
la royauté fut obligée de subir et d'accepter la tutelle de la ligue,
en pactisant avec elle comme de puissance à puissance par le traité
de Nemours, conclu entre le roi et le duc de Guise, qui venait de
signer à loin ville (1584) avec Philippe II un traité d'alliance pour
l'exclusion de l'hérétique Henri de Béarn (Henri IV), devenu héri-
tier présomptif de la couronne par la mort du duc d* Anjou, frère
de Henri III, dans la personne duquel allait s'éteindre la dynastie
régnante.
C'est au moment où Henri III venait d'accomplir ainsi une des
pins grandes fautes de son règne que Sixte- Quint fut élu pape
(1585). Il n'avait point approuvé les complaisances compromet-
tantes de ses prédécesseurs pour Philippe II et la ligue, et sous
(1) Voyez le teite de cet acte fallacieux avec le commentaire dans Vintroduction
de rouvrage de Palma Cayet, édit. de Bachon.
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A8& REVUE DES DEUX MONDES.
le nom de cardinal de Montalte il avait vécu pendant les dernières
années du pontificat de Grégoire XIII dans une sorte de disgrâce.
C'était un personnage important dans le sacré-collége, et dès Fou-
verture du conclave les ambassadeurs étrangers le signalent à leurs
cours comme un cardinal papable. Il était porté principalement par
le parti des Médicis, resté fort influent à Rome, et représenté par
un cardinal habile, qui ménagea une élection par adoration^ c*e$t-
à-dire par acclamation, à son candidat. L'ambassadeur espagnol à
Rome né se méprit point sur les conséquences de l'élection. Gré-
goire XIII avait été dévoué à l'Espagne. La correspondance diplo-
matique fit pressentir à Philippe II un pape qui ne devait pas être
de son bord. Henri III et les Guises eurent promptement aussi l'oc-
casion de s'en convaincre. L'association de Henri III avec la ligue
était également repoussée par l'intérêt personnel du roi et par l'in-
térêt politique de la France. Elle avait jeté le royaume dans les bras
de Philippe II, car les Guises étaient impuissans pour fonder un
état indépendant, en les supposant vainqueurs des huguenots et de
la royauté. De la part d'Henri III, cette association était l'abdica-
tion même; elle ôtait à la couronne son dernier prestige, car nul ne
la pouvait croire sincère, et certes elle ne l'était pas. Sixte-Quint
s'exprima sur cet acte de faiblesse avec une rudesse qu'attestent
tous les monumens.
Il en est un surtout dont M. de Hûbner ne parle pas, et dont je ne
m'explique pas qu'il n'ait pas eu connaissance. 11 est vrai que les
portefeuilles dont il a fait usage n'ont pu le lui révéler. C'est une
lettre du duc de Nevers au cardinal de Bourbon, désigné par le
traité de Joinville pour devoir être l'héritier présomptif de la cou-
ronne après la mort d'Henri III. La vacance de la papauté et l'in-
dication d'un conclave avaient décidé les coalisés ligueurs à dépu-
ter à Rome Ludovic de Gonzague, duc de Nevers, pour y soutenir
les intérêts de la ligue et pour aviser aux exigences de la situa-
tion. Ce personnage assez variable dans ses attachemens était pour
l'heure engagé avec la ligue, et les ligueurs, confians en son habi-
leté dans les négociations, avaient remis leurs affaires dans ses
mains. M. de Hûbner indique son arrivée à Rome au l*** juin. Les
Mémoires de Nevers indiquent une autre date, c'est-à-dire la fin
de juillet. J'ai lieu de croire que cette dernière est la vraie (1). Il
fut immédiatement admis à l'audience du pape, selon le témoignage
d'une dépêche qui a tous les caractères de l'authenticité. Le nou-
veau pape se montra résolument au duc de Nevers comme un par-
tisan de l'autorité royale en France, et comme attaché à l'équilibre
de l'Europe rompu par la prépondérance de l'Espagne. La situation
(i) La différence doit provenir de la réforme grégorienne da calendrier, qui, accom-
plie à cette époqae, venait à peine d*ètre admise en France (1584).
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SIXTE-QUINT ET l'KGLISE. 485
de la France fut dans cette conversation appréciée par le pontife en
homme politique plutôt qu'en héritier de Grégohe XllI, et voici
dans quels termes le duc de Nevers rendit compte de sa mission à
ses commettans par cette lettre^ insérée dans la compilation de
Gomberville, et qu'on pourrait croire être restée inconnue à M. de
Hûbner, lequel nous a donné cependant beaucoup de pièces rela-
tives à cette négociation et à ce voyage.
o Étant arrivé de nuit à Rome, dit le duc au cardinal de Bourbon,
je fus descendre au logis de M. le cardinal de Pellevé. 11 me reçut
avec grandes démonstrations de joie, et me dit d'abord que j'étois
venu trop tard, que les choses étoient bien changées, et que depuis
le nouveau pontificat on regardoit les affaires de France en cette cour
tout différemment de ce qu'elles paroissoient avant la mort du der-
nier pape ; que ceux qui avoient été les plus échauffés pour le parti
des catholiques y étoient devenus si froids, toutes les fois qu'on
leur faisoit des propositions pour l'avancement de nostre dessein,
qu'ils ne parloient que de l'obéissance que les sujets doivent à leur
prince légitime et de la mauvaise odeur que votre retraite de la
cour donnoit à toute l'Italie. Je vous laisse à penser, monsieur, si
je fus surpris de ces nouvelles... Je me résolus de ne point perdre
de temps et d'envoyer demander au pape une audience pour le même
jour. On me rapporta que le pape avoit témoigné de la surprise de
mon arrivée, et qu'il avoit répondu qu'il me donneroit autant d'au-
diences que je voudrois. Je fus au palais le 29 juillet, et fus aussitôt
introduit auprès de sa sainteté... Nous entrâmes de suite en con-
versation. Je ne doute point, me dit-il que l'intention du cardinal
de Bourbon et la vôtre ne soient bonnes ; mais en quelle école avez-
vous appris qu'il faille former des partis contre la volonté de votre
maître légitime? Très saint père, lui dis-je en me levant avec cha-
leur, c'est du consentement du roi que les choses se sont faites.
Eh! quoi, reprit-il, vous vous échauffez bientôt... Je vois que vous
avez l'esprit de tous ceux de votre association. Le roi de France n'a
jamais consenti de bon cœur à vos ligues et à vos armemens. 11
les regarde comme des attentats contre sou autorité, et bien que la
nécessité de ses affaires et la crainte d'un plus grand mal le forcent
à dissimuler, il ne laisse pas de vous tenir tous pour ses ennemis,
et ennemis plus redoutables que ne sont ni les huguenots de France,
ni les autres protestans... Je crains bien fort qu'on ne pousse les
choses si avant qu'enfin le roi de France, tout catholique qu'il est,
ne se voie réduit d'appeler les hérétiques à son secours pour se
délivrer de la tyrannie des catholiques. »
Le duc de Nevers ajoute au cardinal : u Vous voyez quels sont
les sentimens du pape et combien il est éloigné de ceux de son pré-
décesseur. De temps en temps il s'écrioit contre Grégoire XIII, et
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A86 BEVUE DES D£OX MONDES.
contre le cardinal de Côme, et leur reprochoit d'avoir mis le feu et
le sang dans toute la chrétienté, par le consentement et l'approba-
tion dont il avoit fomenté la ligue et l'union des catholiques fran-
çois. Cela étant, voyez combien nous sommes loin de notre compte,
et quelle espérance nous devons avoir des secours temporels et spi-
rituels que nous venons chercher ici. »
En présence des événemens dont la France était le théâtre, Sixte-
Quint entreprit en effet deux choses, difficiles à concilier en appa-
rence, mais qui ont flni par triompher toutes les deux. L'une était
la conservation du catholicisme, gravement compromis en France;
l'autre était le maintien de la France à l'état de puissance capable de
faire tête à l'Espagne. Si Henri de Navarre était vainqueur de haute
lutte, il le serait à la tête des huguenots, soutenus par des auxi-
liaires de même religion fournis par l'àngleterre, TAllemagne et la
Suisse réformée. Sa victoire serait h triomphe complet et fina r^de
la nouvelle confession. Telle était l'opinion générale, car l'Europe
vivait alors sous le régime du principe cujus est regio^ illius est
religio; les sujets suivaient la religion du souverain. En Allemagne,
le recès d'Augsbourg avait donné force de loi à la maxime, et l'An-
gleterre avait passé deux fois avec son prince d'une religion à
l'autre. Il était donc permis de croire que le triomphe de Henri de
Navarre équivaudrait à la perte de la religion catholique en France;
et la perte du catholicisme en France entraînait peut-être sa perte
en Europe. L'Allemagne n'aurait plus qu'à compléter son œuvre à
cet égard, l'Italie était sérieusement menacée, la réforme était en
faveur à Ferrare, et l'Espagne allait devenir impuissante pour ar-
rêter seule les ravages du torrent. Toutes les correspondances mon-
trent que telle était l'appréciation générale à ce moment, pour les
uns avec effroi, pour les autres avec espoir.
Voilà pourquoi, malgré l'opinion personnelle de Sixte-Quint sur
le fond des choses, la bulle privatoire préparée par Grégohre XIII
contre Henri de Navarre, et adoptée en consistoire avant la mort
du pontife, fut lancée par le nouveau pape. La chancellerie l'em-
porta sur l'opinion individuelle du chef de l'église. M. de Hûboer
rapporte une dépêche curieuse de Philippe II, qui montre que cet
esprit pro/ond ne fut pas dupe de la démonstration de la cour ro-
maine. Sixte-Quint était deviné. Il était prouvé que, malgré certaines
démonstrations commandées par d'inévitables exigences, le catho-
licisme intolérant et ambitieux devait céder la place, à jour donné,
aux conseils de la tolérance et de la bonne politique.
Gh. Giraud.
(La dÊtâxième partU on prochain n\)
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LE
BRIGADIER TRICKBALL
a guerre finie et mon bataillon licencié, je partis pour les Pyré-
î, espérant y trouver le repos dans un isolement complet. Sur-
la commune, qui troubla ma sécurité. Si Ton s'avisait de rap-
r mon régiment? Bah! en ma qualité de Parisien, j'avais la
été de croire que la querelle s'arrangerait, et je me moquais
terreurs de la province. Thabitais un hameau perdu dans la
tagne. Si vous aimez la solitude, allez aux Pyrénées et faites-
i conduire à Saint- Jean-de-Rial. En laissant ce village à votre
ihe et en vous dirigeant vers le nord-est, vous trouverez à mille
•es du versant espagnol, dans une gorge bien abritée, un bourg
rente feux. C'est là que je demeurais, chez le brigadier Trîck-
•ickball était gendarme. Appelé à Paris après le désastre de
m, il obtint la faveur de rentrer à son corps, le 2* régiment
tillerie de marine, où il retrouva d'anciens chefs qui surent
)récîer, et c'est au fort de Montrouge , où je remplissais les
tîons de lieutenant du génie, que je fis sa connaissance. Pen-
i le bombardement, Trickball commandait une pièce de gros
)re, qui foudroyait les Prussiens établis sur les hauteurs de
ly. Trickball pointait avec une admirable précision. Pas un de
boulets qui n'ait frappé en plein l'épaulement de la redoute
nande, dont les feux furent sept fois éteints dans l'espace de
î semaines. Dans ce duel à coups de canon, Trickball se faisait
loint d'honneur d'avoir le premier et le dernier mot. Aussi tous
natins réveillait-il l'ennemi, et le soir il attendait que son ad-
aire eût fait silence pour se taire lui-même. Une fois, il fut at-
t par un éclat d'obus. La blessure était légère; mais, comme de
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i88 REVUE DES DEUX MONDES.
tels accidens prennent souvent une gravité inattendue, le docteur
lui conseilla le repos. Néanmoins il voulut retourner à son poste.
— Je ne peux pas, disait-il, laisser le Prussien causer tout seul. —
Heureusement le colonel *** intervint, et Trickball dut rester à Tin-
firmerie. Figurez-vous un homme très grand et très maigre, aox
joues creuses, au profil correct et sévère, aux cheveux courts, touf-
fus, bien plantés, blancs comme neige, à la moustache noire de
jais. Il parlait peu et semblait absorbé. D'habitude son regard était
terne, presque vide, hébété même à certains momens. Cependant
un soir, le colonel *** ayant murmuré à son oreille quelques mots
dont je ne pus saisir le sens, je vis les yeux de Trickball s'allumer;
un éclair y passa et fit briller leurs prunelles dilatées d'un feu extra-
ordinaire. Quelle pensée secrète subitement réveillée avait pu trans-
former ainsi ce visage sans expression? Le colonel *** me dit un
jour : — Je répondrais de Trickball comme de moi-môme. Si je lui
disais : Prends vingt hommes, va aux premières batteries prus-
siennes, et tue les canonniers sur leurs pièces, — il irait, et ven-
drait chèrement sa vie; mais sa vie est précieuse, je ne me pardon-
nerais pas de l'avoir exposée sans raison.
De fait, le colonel en savait long sur le brigadier. Un matin, à
table, nous essayâmes de le faire jaser : il s'y refusa; comme nous
le pressions, il éleva sévèrement la voix, et chacun se tut. Pourtant
un officier, que le son de voix étrange du brigadier avait frappé,
ayant demandé au docteur à quoi il attribuait cette singularité, le
colonel nous conta le trait suivant, qui peint l'homme. Un frau-
deur, que Trickball avait pris et conduisait en ville, se jeta sur lui
à rimproviste, l'abattit d'un croc en jambe, et le cloua contre le sol
en lui écrasant la poitrine avec le genou. Notez que ce fraudeur
portait aux pieds des fers dont Trickball avait la clé. Son gardien
terrassé, le bandit saisit sur la route un caillou pointu, qu'il leva
sur la tète de sa victime en disant : — La clél la clé des fersl
donne la clél — Trickball, qui la serrait entre ses doigts crispés,
répondit : — Non ! — Et, se sentant faiblir, il la jeta dans un pré-
cipice. Au même instant, il s'évanouit. Le fraudeur s'enfuit, le lais-
sant pour mort. Trickball avait trois côtes enfoncées dans le pou-
mon. La guérison fut lente, mais complète; seulement la voix perdit
toute sa sonorité.
Je ne m'attendais pas à retrouver Trickball aux Pyrénées, et ce
fut un plaisir pour moi d'accepter l'offre qu'U me fit de partager
son toit. Au reste, je le voyais rarement. Pendant la guerre, les
gendarmes, trop peu nombreux pour inspirer quelque crainte aux
malfaiteurs, avaient laissé le champ libre à la contrebande. Aussi
la rude besogne que Trickball avait sur les bras depuis son re-
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t£ BRIGADIER TRIGKBALL. A89
tour l'obligeait à de fréquentes absences. En sa qualité de vieux
soldat, le brigadier était ponctuel. A midi sonnant, il arrivait de la
montagne. La provende donnée à son cheval, il rentrait au logis,
s'arrêtait sur le seuil de la porte, saluait militairement et se mettait
à table. Gela fait, si je ne lui adressais pas la parole, il ne desser-
rait d'ordinaire les dents que pour manger. Je réussis quelquefois
à l'amuser en lui contant des farces de régiment; jamais je ne par-
vins à le faire sourire. Le repas terminé et sa pipe fumée, Trickball
remontait en selle pour ne revenir que tard dans la nuit. Cet être
étrange m'attirait, tout en lui piquait ma curiosité. J'espérais
qu'une circonstance fortuite me ferait découvrir le secret de cette
vie taciturne, la pensée intime dont ce front chargé de soucis tra-
hissait l'existence. On va voir si j'avais tort de compter sur le ha-
Dn soir, par extraordinaire, Trickball, ayant un rapport à rédi-
ger, resta chez lui. Son travail fini, il s'assit sur un fagot, alluma
sa pipe, et, posant ses coudes sur ses genoux, il prit sa tête entre
ses mains et se mit à faire des ronds de fumée. De temps en temps,
il arrachait de la bourrée une poignée de branches qu'il jetait dans
le foyer pour entretenir la flambée, à la clarté de laquelle je lisais
à haute voix la gazette de la ville voisine.
— Brigadier I m'écriai-je, voici qui vous intéresse, vous et votre
escouade; écoutez : les autorités signalent l'apparition dans nctre
canton d'un malfaiteur de la pire espèce qui, à en croire les ru-
meurs de nos communes, serait le fameux Francesco Sev...
le n'achevai pas, car la flamme qui m'éclairait vacilla tout à coup
et s'éteignit. Au même instant, un bruit sec frappa mes oreilles, et
la pipe de Trickball, brisée en trois morceaux, roula sur les dalles.
Je levai la tête et demeurai stupéfait. Le brigadier était debout et
fixsdt sur moi un regard farouche. J'avais lu d'un ton sardonique ce
récit de journal, dont chaque mot semblait inventé à plaisir par
quelque faiseur de romans. — Croit-il que je me sois moqué de
lui? fut ma première pensée, et je voulus parler; mais à l'aspect
de cette figure subitement décomposée je restai interdit. Trickball
fit un pas vers moi. Ses yeux avaient une expression sinistre, son
visage était pourpre; à la lueur ardente du brasier, il me parut
couleur de sang. Trickball approcha, et, me saisissant par le bras
^vec tant de violence que je sentis ses doigts s'imprimer dans la
chair : — Francesco Sevilla ! cria-t-il, vous avez vu Francesco ? Où, . . .
quand?.. Mais répondez donc!
De mon bras libre, j'essayais de repousser le brigadier, quand
soudain ses jambes fléchirent; il recula précipitamment jusqu'à la
cloison, contre laquelle il s'appuya en faisant le geste d'un homme
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A90 REVUE DES DEUX MONDES.
qui revient à lui. — Excusez-moi, dit-il, j'étais foui Ah! si vous
saviez!.. Vous avez lu, n'est-ce pas? Dans ce journal ?.. Excusez-
moi, mon lieutenant. Vous m'excusez?
Je m'avançai en lui tendant la main, mais il ne la prit pas, et fit
simplement le salut militaire; puis, s'envcloppant dans sa capote
d'uniforme, il jeta son mousqueton sur l'épaule et sortit. Je l'en-
tendis siffler son mâtin. L'animal vint à lui en grondant, et quel-
ques secondes après le bruit des souliers ferrés du gendarme se
perdit dans le lointain.
Le lendemain, la pluie tombait à torrens. Trickball ne rentra que
le soir, trempé jusqu'aux os. Il étendit son manteau devant la che-
minée, et posant ses pieds sur les briques du foyer : — Je tiens la
piste ! dit-il brusquement.
— Ahl.
— Ce sera pour demain. Voulez-vous venir?
— Je craindrais de vous gêner.
— Du tout I Tenez-vous prêt à trois heures du matin, — En par-
lant, Trickball démontait une carabine double de précision.
— Vous avez là un beau fusil ! m'écriai-je après avoir examiné
les rayures des canons et le ressort des batteries. Vous le préférez
à votre mousqueton ?
— Si je le préfère! Le mousquet, — il poussa le sien du bout
de la botte avec mépris, — le mousquet n'est bon que pour un feu
de cavalerie. Beaucoup de tapage ! peu de besogne I Parlez-moi d'un
joujou comme celui-là, — et il épaula vivement son fusil double,—
pour loger à deux cents pas du plomb dans la tête d'un isard à tra-
vers une fente de rocher. En me donnant cette carabine, mon colo-
nel m'a dit : Trickball, tu as l'œil sûr et la main prompte. U te
manque une bonne arme; prends la mienne.
— Qui est ce colonel ?
— Celui du fort de Montrouge.
— Il a demeuré chez vous ?
— Pas chez moi; dans le hameau, avant la guerre;... mais je
jase, et le temps vole. Reposez- vous. Je reviendrai tout à Theure.
D'une botte de fougères, je me fis un oreiller, et je ne tardai pas
à m'endormir profondément. Au moment où je me réveillai, Tricl-
ball serrait ses cartouches dans sa giberne. Trois heures sonnèrent
à l'horloge de l'église. — En avant! dit le brigadier.
L'averse avait cessé, mais le sol était détrempé, et je glissais i
chaque pas dans des flaques de pluie. Le vent soufflait par tourbil-
lons. Les nuages déchirés tachetaient le ciel comme des flocons de
fumée noire. La lune s'enfuyait derrière eux, et ses rayons faisaient
briller comme de l'argent l'écorce des frôles bouleaux, échevelés
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CE BRIGâBIBII tbtckbâll. hPi
par la rafale. Nous marchions de file, le chien de IVickball en tête.
C'était un de ces Cognes de race qu'on admire à respectueuse dis-
tance : haute stature, large poitrail, ventre efflanqué, lèvres épaisses,
crocs saillans, œil féroce. De tels animaux ne se laissent toucher que
par leur maître.
Au niveau du col Saint-Jean, Trickball prit à travers la bruyère
un sentier de chamois qui nons conduisît au bord d'un ravin. Le
mâtin s'arrêta soudain en raidissant ses pattes. Du fond des bois
noyés dans l'ombre sortait un vague murmure. Le chien dressa les
oreilles et se jeta résolument dans les broussailles en aboyant.
Aussitôt le mumrare cessa comme par enchantement, et à courte
distance une orfraie cria trois fois.
— Mes hommes sont là, dit Trickbali; avançons.
Au milieu d'une clairière brillait un feu de bivac. Deur ombrea
se découpaient sur le tronc des arbres voisins : on entendait parler
et, à mesure que nous approchions, les voix devenaient plus dis-
tinctes.
— Te voilà, Fortune, disait l'une, te vmlà, mon bon chien !
— Prends garde, répondit l'autre, qui, à en juger par son accent,
devait être celle d'un Gascon, prends garde, tu vas te faire mordre.
— Un hurlement sauvage, immédiatement suivi d'un juron éner-
gique et d'un coup de pied rudement asséné, me prouva que cet
avis charitable n'avait pas profité. — Je t'avais pourtant dit, reprit
le Gascon, que cette bête manquait de velouté !
Nous parûmes au détour du sentier.
— Fixe! — commanda Trickball. Les deux gendarmes se levèrent.
joignirent les talons militairement et firent le salut. Trickball, ap-
puyé sur sa carabine, les examina d'un œil perçant. — Vos mous-
quets sont chargés et vos gibernes garnies? dit-il. Vous savez quel
gibier nous chassons?
Les soldats échangèrent un regard où se peignait l'hésitation.
— Un fraudeur, dit le premier tout à fait entre ses dents.
— Francesco Sevilla, ajouta le Gascon, plus hardi que son cama-
rade. — Fortuno gronda sous un buisson.
— Tout beau ! Fortuno 1 Tais-toi ! — Le mâtin se coucha, et Trick-
ball reprit : — Francesco a dû passer la nuit à la ferme Santa-Pol.
Je vais rôder aux environs. Vous autres, attendez-moi ici avec mon
lieutenant, et faites bonne garde. Viens, Fortune! — Le chien, qui
se sentait en faute et craignait une correction, s'approcha humble-
ment de son mattre par une marche de côté; mais le brigadier, je-
tant sa carabine sur son épaule, s'enfonça dans le taillis. Fortano
le suivait à quinze pas, la queue entre les jambes.
Les gendarmes avaient l'air gênés de ma présence. Je rompis la
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&V)2 REVUE DES DEUX MONDES.
glace en leur offrant d*excellens cigares. — Vous êtes blessé, dis-je
à celui qui étanchait le sang de sa main, effleurée par les crocs du
mâUn.
— Une plaisanterie de Fortunol s'écria le Gascon. Quand Fortuno
mord sérieusement, il ne lâche pas. Vous verrez, s'il attrape le
Francesco.
— Qui est Francesco? demandai- je d'un ton indifférent.
— Qui est Francesco I répéta le Gascon ; vous ne connaissez donc
pasTrickball?
— Depuis dix jours à peine. Je ne suis pas du pays.
— Alors... Le Gascon s'arrêta; ses yeux exprimaient le plus pro-
fond étonnement. Son camarade et lui se regardèrent comme deai
personnes qui se sont crues surprises au milieu d'une confidence
par un fâcheux et qui se trouvent en face d'un troisième ami. Je me
demandai si Trickball n'avait pas interrompu par son arrivée une
conversation que ses oreilles ne devaient point entendre. Le silence
qui avait succédé à l'aboiement de Fortune, l'embarras des gen-
darmes à l'aspect de Trickball, tout venait à l'appui de cette idée.
— Je ne voudrais pas vous gêner, dis-je; tout à l'heure Fortuno
vous a, je crois, coupé le fil de la voix.
— Vous avez entendu ? s'écria le Gascon d'un ton effaré.
— Du tout !
Il poussa un soupir de soulagement : — C'est, reprît-il, que mon
camarade est, comme vous, d'un autre pays, et je lui racontais...
Reprenez votre histoire.
Le Gascon, hésitant, interrogea de l'œil l'autre gendarme. Celui-
ci haussa les épaules ; je tendis au Gascon ma gourde de rhum, bien
faite pour lui délier la langue. Il but une rasade, puis, s'essnyant
la moustache avec le revers de sa manche : — Ah I vous ne connais-
sez pas Trickball, dit^il en se rapprochant de moi. Eh bien ! écoutez.
Trickball était marié. Sa femme mourut en lui donnant une fille
qu'il envoya en Espagne chez une parente , d'où elle revint à
l'âge de quinze ans. Ce jour-là, on tua le veau gras, comme vous
pensez, et tout le hameau fut de la fête. Trickball ne tenait pas en
place; il se levait, courait à droite, à gauche, servait tout le monde
et n'oubliait que lui. Il ne mangeait que des yeux. Moi, qui vous
parle, j'étais à cAté de son enfant. Belle fille, par le sang de la ma-
done I mais fille du diable, bien qu'elle eût grandi au pays de la
Vierge : des lèvres minces et vermeilles, des narines dUatées, des
pupilles larges comme des piastres et couleur d'or! Rien que d'y
songer, j'en ai le frisson. Vous ne me croirez pas; quand elle buvait,
on aurait pu voir le vin couler comme on filet rose sous la peau de
8st gorge, tant elle était fine et transparente. Lies rougeaudes du
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LE BRIGADIER TRICKBALL. &93
village cachaient leurs bras et crevaient de jalousie. — Elle s'ap-
pelait Laurette. J'ignore comment elle avait été élevée» mais elle
s'attifait trop. Le matin, elle courait aux champs en jupon court et
en basquine de soie, et revenait les mains chargées de fleurs, ruisse-
lantes de rosée, en se balançant sur ses hanches comme une pou-
liche nayarraise. Sa seule occupation était de fourbir les armes de
son père; elle les faisait reluire jusqu'à s'y mirer comme dans une
glace. Trickball ne s'apercevait de rien, tant il était joyeux d'admi-
rer son enfant. Une fois pourtant il lui sembla qu'elle ne touchait
que du bout des lèvres à sa cuiller d'étain. Il en eut du chagrin;
deux jours après, il revint de la ville avec un couvert d'argent. Elle
lui mit ses deux bras autour du cou. Le moyen avec cela de se fâ-
cher contre elle? Un soir, Trickball essaya de la gronder; alors elle
sauta sur ses genoux, et, rabattant ses longs cheveux sur sa figure,
elle se mit à rire au travers. Quand cette fille-là riait, mon lieute-
nant, il n'y avait plus rien à faire. — Dès le lendemain de son arri-
vée, on avait jasé dans le bourg : c'est une coquette, répétait-on.
Durant la semaine, les mauvaises langues allèrent leur train, si bien
qu'on finit par dire que Lam*ette avait un amant. Le fait est qu'un
jour, étant sur le seuil de ma porte, je vis un vendeur de pacotilles
qui allait de maison en maison offrant sa marchandise. Laurette
était à sa fenêtre. Elle piquait des œillets pourprés dans ses ban-
deaux noirs* En approchant de la maison de Trickball, le vendeur
roula entre ses doigts une feuille de papier dont il fit une boulette,
et, lorsqu'il passa sous la croisée, il envoya sa boulette en l'air,
d'une cÛquenaude, comme une bille, si adroitement qu'elle tomba
juste sur les genoux de Laurette, qui rougit comme un coquelicot.
Trois jours après, au crépuscule, Trickball arrêta un homme qui rô-
dait autour du hameau. L'heure était trop avancée pour qu'on le
conduisit à Saint-Jean ; aussi Trickball, se contentant de lui mettre
les poucettes, l'enferma chez lui dans une chambre dont la garde
me fut confiée. Le prisonnier était un grand garçon, bien fait, avec
une petite moustache blonde et l'sdr doux et poli. Il m'offrit un ci-
gare et me conta son histoire. Je finis par m' endormir. Le lende-
main, Trickball me trouva garrotté sur ma chaise, avec un bâillon
dans la bouche. L'homme était parti en laissant son nom gravé sur
la table : Francesco Sevilla. Par dérision, il m'avait mis les pou-
cettes, qu'il ôta. Dieu sait comment ! Francesco, très redouté dans
la Navarre, qu'il venait de quitter, sans doute pour laisser aux gen-
darmes le temps d'oublier ses méfaits, était peu connu dans notre
canton, où il passait pour avoir donné dans sa vie plus de baisers
que de coups de stylet.
Pour un luron de son espèce, remarquai-je à part moi, il s'est
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A9A REYUE B£S DEUX MONDES.
laissé prendre bien facilement. Je me gardai de souffler mot, et»
quand Laurette parut, ses grands yeux se troublèrent en s'arrétant
sur moi. Son père ne vit rien. 11 ne pouvait pas voir. Trickball, c'est
rhonneur même ! Bref, un beau matin, en l'absence du brigadier,
les gars du village trouvèrent une échelle dressée contre la croisée
de Laurette; l'oiseau s'était envolé. — En un instant, tout le village
fut sur pied. Trickball avait été retenu la veille à Saint- Jean par
son service. On épia son retour; quelques gens môme coururent à
sa rencontre; il y en a toujours de ces âmes charitables. Tout à coup
j'entends un grand cri. Je me précipite, et j'aperçois au milieu
d'une foule qui gesticulait Trickball appuyé contre un mur, pâte
comme la mort, le regard fixe, les dents serrées. Soudain il glissa
sur ses talons tout d'une pièce, et tomba raide comme une planche.
On le porta chez lui. Il resta trois jourô sans sortir. La seule per-
sonne qu'il consentit à voir fut un colonel, son ancien chef d'esca-
dron, en passage dans le hameau*
Le gendarme acheva son récit d'une voix étouffée. Je lui offris
ma gourde, qu'il porta à ses lèvres en tremblant : — Merci, dit-il,
ça réchauffe.
Nous fûmes près d'une demi-heure sans parler. Au bout de ce
temps, les taillis s'agitèrent près de nous, et Fortuno parut, suivi
de son maître. — En route! dit le brigadier.
A un kilomètre de la ferme Santa-Pol, Trickball s'arrêta sur un
plateau pour donner ses ordres. Le plan était simple, infaillible.
Trois sentiers aboutissaient à la ferme. Défense de tirer fut faite aux
gendarmes, qui devaient simplement se montrer à l'entrée des deux
premiers sentiers pour rabattre Francesco sur le troisième, où l'at-
tendait Trickball. On résolut d'occuper les postes dès la pointe du
jour. Trickball paraissait calme. Cependant je remarquai que de
temps à autre il essuyait son front humide de sueur malgré la fraî-
cheur de l'air. Déjà l'hcrizon s'éclairait d'une teinte vague, et cha-
cun faisait ses préparatifs, lorsque Fortuno mit soudain le nez au
vent et donna des signes d'inquiétude. Les hommes saisirent leurs
fusils. Quelqu'un venait à nous par la route de Saint-Jean, du côté
opposé à la ferme. — Qui vive? cria le brigadier.
— Gendarmerie!
— Avance ! dit le brigadier en relevant le canon de sa carabine.
Un gendarme gravit tout haletant le talus qui nous séparait du
chemin.
— Ordre du capitaine! dit-il en tirant une lettre de son sac.
Trickball, pour en prendre connaissance, fit flamber une allu-
mette entre deux roches. J'étais derrière lui, et je parvins à lire
par-dessus son épaule. Voici ce que disait la dépêche : a Ne tirez
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LE BRIGADIER TRICRBALL. &95
pas sur Francesco. Vous êtes assez nombreux pour le cerner. Pre-
nez-le vivant. »
— Eh bien ? demanda le Gascon au brigadier muet de stupeur.
— A vos postes! répondît celui-ci d'un ton de fureur concentrée.
Rien n'est changé; seulement vous êtes trois. Arrangez-vous.
Les gendarmes s'éloignèrent au pas accéléré. — Quant à vous,
mon lieutenant, ajouta le brigadier en me saisissant par le bras, il
est inutile de vous exposer. Filez tout droit; à deux minutes d'ici,
vous trouverez une hutte de douaniers. Attendez-moi là.
J'obéis, mais je m'arrêtai à courte distance pour observer Trick-
ball. Je le vis déboucler lentement sa giberne. 11 fit le geste d'un
homme accablé, et, prenant toutes ses cartouches, il les jeta dans
une profonde excavation; puis il ôta les capsules de sa carabine,
qu'il mit en bandoulière, et, sifflant Fortuno, il se dirigea vers le
troisième sentier.
Je m'étais blotti entre deux blocs de granit, à dix mètres d'un
chemin tortueux côtoyé par une large crevasse. Autant que j'en
pouvais juger, ce chemin devait être l'un de ceux qui aboutissaient
à la ferme Santa-Pol. En effet, en cherchant des yeux, je découvris
au-dessous de moi Trickball couché à plat ventre derrière un tronc
d'arbre. Au moment où le soleil flamboya derrière le col Saint-
Jean, un caillou roula par petits bonds sur la pente rapide du sen-
tier inondé de lumière, et un joyeux refrain emporté par la brise vint
frapper mes oreilles. Un homme coiffé du bonnet montagnard et
portant un bâton ferré passa en sifflant le vieil air espagnol :
Yo que 8oy contrabandista.
Presque au même instant, une voix tonnante cria : — Pille I For-
tuno ! pille I
Involontairement je me dressai hors de ma cachette. J'ignore si
l'homme m'aperçut. Il remontait le sentier en courant plus vite
qu'xm chevreuil. Fortuno arrivait à fond de train. L'homme hésita
UDe seconde. D'un côté la crevasse, de l'autre une muraille à pic.
L'homme sauta sur une saillie de la roche, d'une main se cram-
ponna aux arêtes et de l'autre fit le moulinet avec son bâton. For-
tuno se rasa et bondit en rugissant. J'entendis le bruit sec que fait
une boîte osseuse qui éclate, et le mâtin roula, le crâne brisé, au
fond de la crevasse. L'homme lâcha son bâton et grimpa le long du
granit plus lestement que n'aurait fait un chat; mais, en se posant
sur le sommet, son genou glissa. Il perdit l'équilibre et resta ac-
croché par les ongles. En même temps, Trickball parut au détour
de la route, et je vis ses doigts se crisper autour de son arme inu-
tile. L'homme, par un prodigieux effort, se rétablit sur la paume
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&96 REVUE DES DEUX MONDES*
de ses mains, sauta sur ses pieds, et disparut. De ce qui suivit, je
n'ai gardé qu'un souvenir confus. Je crois avoir entendu crier.
Yoici ce que je me rappelle nettement. Deux des gendarmes nous
rejoignirent tremblans de peur. Le Gascon manquait à l'appel; on
le chercha. Il était à son poste, couché sur la poitrine, en travers
du sentier, non loin du roc escaladé par le bandit. II avait un stylet
planté entre les épaules et ne donnait signe de vie. De leurs mous-
quets disposés en croix et garnis de fougères, les gendarmes firent
un brancard pour leur camarade. Je pris par le bras Trickball, qui
chancelait à chaque pas comme un homme ivre, et c'est ainsi que
nous redescendîmes lentement dans la plaine.
Peu après ces derniers événemens, je reçus l'ordre de rejoindre
mon régiment sous les murs de Paris. J'arrivai au corps le soir da
même jour. — Une semaine plus tard, ayant appris que la bri-
gade du général ***, l'ancien colonel du fort de Montrouge, cam-
pait autour de Bagneux, je me rendis au quartier d'état-major.
Toutes les troupes du village étaient sur pied. Les officiers parlaient
avec animation; les hommes riaient, poussaient des cris de joie.
J'entrai chez le général, qui fit un geste de surprise en m'aperce-
vant. — Je pensais à vous, me dit-il, vous arrivez à point!
— Qu'y a-t-il donc, mon général?
Le général me regarda d'un air étonné. — Ah ! s*écria-t-îl, dans
le village?.. Une nouvelle capture sans doute. Quelque bataillon
d'émeutiers enveloppé par la ligne... Mais il ne s'agit pas de cela!—
Et fixant sur moi ses yeux perçans : — Contez-moi donc, dit-il, ce
^i s'est passé. Je ne le sais qu'à moitié par Trickball, car, comme
vous, Trickball a été rappelé. Il est ici. Tenez, le voilà, — ajouta-t-il
en écartant les rideaux d'une croisée. En efl'et, le brigadier était de-
bout dans un préau donnant sur la cour, appuyé contre une co-
lonne et fumant sa pipe près de son cheval sellé et bridé. — Je fis
au général le récit de ce qui m'était arrivé pendant mon séjour aux
Pyrénées, sans omettre ce que le Gascon m'avait appris de l'his-
toire du brigadier.
— Tout cela est exact, dit le général quand j'eus fini. Il est
vrai que je demeurais dans le hameau à cette époque, et Trick-
ball, qui fut trois jours au lit, en proie à la fièvre et au délire, n'a
parlé qu'à moi. Npus avons fait ensemble les campagnes de Grimée
et d'Italie. Durant sa maladie, les gendarmes arrêtèrent à Saint-
Jean-de-Rial un fraudeur de la bande de Francesco Sevilla. J'inter-
rogeai moi-même cet homme, espérant tirer de lui quelques
ëclaircissemens; mais il ne put rien dire de certain sur la fille de
Trickball, et m'assura que Francesco n'était plus dans le pays. De
fait, Trickball guéri fouilla vainement la montagne.
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LE BRIGADIER TRIGKBALL. A97
— Ainsi, mon général, vous n'avez jamais su ce que la fille du
brigadier était devenue.
Le général haussa les épaules d'une manière significative et se
mit à tambouriner sur les vitres. A ce moment, une vingtaine de
prisonniers fédérés entraient dans la cour, escortés par un piquet
de chasseurs. — Tas de gredins ! murmura le général.
Je me levais pour regarder, lorsque soudain le général recula de
trois pas sans lâcher le rideau que sa main soulevait : — Malédiction !
— cria-t-il, et il se précipita hors de la chambre. En même temps
un cri qui n'avait rien d'humain sortit du préau. De la fenêtre, je
vis le général courant à Trickball. Celui-ci s'était élancé d'un bond
vers son cheval, et fouillait dans les fontes de la selle. Il en arracha
ses pistolets, mais à cet instant le poignet de fer du général s'abat-
tit sur lui. Quelques soldats attirés par le cri se dirigeaient en toute
hâte vers le préau. Le général se montra, et aussitôt l'ordre se ré-
tablit. Cependant je cherchais en vain le motif de cette scène. Je ne
pus rien découvrir d'extraordinaire dans la cour. Je remarquai seu-
lement qu'un prisonnier fédéré était séparé de ses compagnons.
Dix fantassins le surveillaient baïonnette au bout du canon. Le gé-
néral remonta l'escalier quatre à quatre. — Faites venir le com-
mandant du piquet de chasseurs I
— Monsieur, dit le général dès que le commandant parut, savez-
vous qui est cet oiBcier de la commune que vos chasseurs serrent
de si près?
— C'est un étranger, mon général. On le dit Espagnol. Avant de
se rendre, il a tué quatre de mes hommes, et à deux reprises il a
tenté de s'échapper.
— Son nom?
— Ses camarades l'appellent Francesco.
— Il suflit, monsieur. Mettez cet homme aux fers, et qu'on le
garde à vue 1 ,
Pendant dix minutes environ, le général, en proie à une agita-
tion extraordinaire, se promena de long en large, les sourcils fron-
cés, les lèvres serrées. Tout à coup il s'arrêta brusquement; d'un
coup de pouce, il fit pirouetter un de ces tourniquets en fer qui
servent à fixer les volets, et il sonna.
— Qu'on aille chercher le brigadier Trickball, dit-il. — J'étais
caché dans l'embrasure de la croisée, derrière un rideau, de telle
façon que le brigadier ne pût m'apercevoir.
— Tu es de service? lui demanda le général.
— Oui, mon général.
— Va trouver le commandant de chasseurs et remets-lui ce pa-
pier. Il te Uvrera l'oflicier fédéré. Conduis-le à la division, et, s'il
TOME a. — 187S. 32
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A98 REVUE DES DEUX MONDES.
bouge !.. Tu m'entends? — Le geste du général parla clairement.
— Oui, mon général, répondit le brigadier, dont les yeux étince-
lèrent.
— Mais, mon général , m'écriai-je dès que Trickball eut fermé
la porte.,.
Le général répondit d'un ton sévère : — Monsieur, cet homme
est hors la loi. Je puis le faire fusiller, où, quand et comme il me
plaira.
Lorsque Trickball monta en selle, nous étions, le général et moi,
dans le préau. On amena l'of&cier fédéré. Il avait les fers aux mains.
C'était un fort bel homme avec une petite moustache blonde, et
l'air doux et poli. Je pense qu'il reconnut Trickball, car tout son
corps tressaillit convulsivement. Trickball resta impassible. Il pliait
avec soin un carré de papier qu'il cacha sous la plaque de son cein-
turon. C'était le billet réglementaire que l'on remet à tout gen-
darme chargé de conduire un malfaiteur. En échange de ce billet
et du prisonnier, le gendarme reçoit un bulletin garant de sa
fidélité.
— Marchons, dit le brigadier d'une voix ferme.
Nous les suivîmes quelque temps des yeux. A courte distance
d'un pli de terrain bordé par des buissons touffus, je crus voir
Trickball se pencher vers l'arçon comme pour décrocher son mous-
quet. Le général me saisit par le bras. — Rentrons, dit-il, le dlaer
est servi...
On était au dessert lorsqu'un cheval entra au grand trot dans la
cour et s'arrêta dans le préau. Un instant après, l'escalier craqua
sous les bottes pesantes du cavalier; la porte s'ouvrit. C'était Trick-
ball ; il marcha droit à la table, et, posant sur la nappe un papier
qu'il déplia soigneusement de sa poche : — Voilà, mon géoàal,
dit-il.
— Quoi? dit le général.
— Le reçu du prisonnier, mon général,
— Comment? tu ne l'as pas?..
— Ahl mon général, le misérable n'a pas bougé.
HORACB StAPFBB.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 septembre 1872.
i donc est la politique aujourd'hui, à cette heure d'un lent et chaud
in de Tété? A-t-elle été à Berlin, dans celte entrevue des empereurs,
Hait comme une représentation de gala offerte à l'Europe inoccupée?
îlle été à La Haye, dans ce congrès du radicalisme cosmopolite, qui
iomme la pièce burlesque de la saison? Est-elle à Genève, dans l'acte
3uveau de ce tribunal de paix qui^ par la seule autorité de la raison
e l'équité, vient de mettre fin à une interminable querelle entre
: grandes nations, l'Angleterre et les États-Unis? En France même,
st la politique? Est-elle sur les chemins ou à Versailles avec nos
stres, à Trouville avec M. le président de la république, qui semble
>nger son séjour comme pour mieux attester la tranquillité profonde
îys, — -dans les départemens avec les députés, qui écrivent des let-
î leurs électeurs, ou avec les* conseillers-généraux, qui envoient des
ises à M. Thiers ?
politique est un peu partout, dans ces spectacles extérieurs dont on
iipe à chercher le sens et dans ce travail national invisible, inaperçu,
e repos apparent des vacances n'interrompt pas. Ce repos salutaire
:ond par lui-même, on l'accepte comme le premier des bienfaits
5 tant de secousses et d'émotions violentes. On se dit qu'on revien-
>ien assez tôt aux problèmes épineux, laborieux, qu'il sera impos-
d'éviter. En attendant, on profite de ces quelques mois de vacances
int lesquels le pays se raffermit, les esprits modérés s'éclairent,
ïssions agitatrices sentent leur impuissance. De temps à autre, on
e un regard en arrière, on voit les effroyables épreuves qu'il a fallu
rser, où la société française a failli sombrer, on mesure les progrès
iplis, le chemin parcouru, et dans cette tranquillité nouvelle, si
lement reconquise , on reprend confiance en se disant que bien
ifficultés, en apparence insolubles, se résoudront peut-être d'elles-
îs par la paix et dans la paix intérieure. Là est le mot de la siiua-
là aussi \est le secret de la force réelle et croissante de ce gouver-
ut qui existe aujourd'hui, dont Tunique mission a été, est encore
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500 REYUE DES DEUX MONDES.
de protéger une grande convalesœnce , de décourager, d'empêcher
toutes les agitations périlleuses ou inutiles, de préserver le pays des re^
chutes, des surprises et des entrainemens. Le gouvernement lui-même
donne l'exemple, il est en vacances; il fait le moins de bruit possible, il
gouverne et administre sans trouble, sans effort, et visiblement il se
complaît dans cet apaisement momentané qui est son œuvre, qui répond
à un instinct universel.
Tout semble donc être au repos dans cette douce saison où le monde,
s'il y a encore ce qu*on appelait autrefois le monde, se disperse, se par-
tage entre les chasses d'automne, les voyages de plaisir, la mer, les
bains et les paisibles résidences à la campagne. La politique n'a plus
pour le moment son centre d'activité ni à Versailles ni à Paris. C'est tout
au plus si cette honnête commission de permanence, laissée en senti-
nelle par l'assemblée, se réunit une fois toutes les quinzaines pour nouer
un bout de conversation avec un ministre et pour s'apercevoir qu'elle
n'a rien à faire. Sans doute, aux approches de chaque réunion, on com-
mence par préparer un dossier, on se promet d'interpeller le gouverne-
ment sur toute sorte de choses, la séance ne peut manquer d'être ani-
mée! Puis, le jour venu, comme cela est arrivé hier encore, on adresse
au gouvernement deux ou trois questions sur le produit des impôts nou-
veaux, sur les travaux du génie militaire au Mont-Cenis, sur la marche
des négociations au sujet du renouvellement des traités de commerce.
M. Victor Lefranc, qui est l'homme le plus accommodant et le plus pai-
sible du monde, répond que tout va bien ou qu'il ne peut rien dire, et
on se retire satisfait, Versailles rentre» dans le repos. Voilà qui caracté-
rise assurément une situation où il n'y a rien d'effrayant.
Ce n'est pas cependant que tous les soucis de l'avenir aient disparu,
et que, même dans cette stagnation des vacances parlementaires, il n'y
ait ni préoccupations ni încidens. Non certes, seulement l'activité poli-
tique s'est déplacée et dispersée. Ce qu'on ne disait pas, ce qu'où ne
pouvait pas toujours dire à Versailles, à l'assemblée, on le dit plus li-
brement en province dans une lettre aux électeurs, dans un manifeste,
dans un banquet terminé par les inévitables discours de circonstance,
dans une adresse de conseillers-généraux, dans les journaux enfiOi
dans les journaux, ces échos naturels et souvent grossissans de tout ce
qui se passe dans le pays, Il y a tout un travail qui est une sorte de
commentaire de la session dernière et comme une préparation calculée
de la session prochaine, où on sent bien que les plus graves questions
d'organisation publique devront être décidées. Une fois encore, avant
l'heure suprême, chacun veut plaider sa cause, chacun se met en cam-
pagne avec son drapeau. Les plus fiers champions de la droite se plai-
gnent avec amertume du gouvernement, qu'ils accusent tout haut de
manquer à ses engagemens, de méconnaître les vœux de la majorité
de l'assemblée, de préjuger les questions constitutionnelles, de tout
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REVUE, — CHRONIQUE. 501
compromettre de façon à rendre fort difficile, sinon impossible, le réta-
blissement de la monarchie. De son côté, le centre gauche, dans les
adresses qu'il provoque, appuie ouvertement et résolument M. Thiers en
encourageant sa politique, résumée dans ce mot de « république conser-
vatrice, I) prononcé à la fin de la session. Le« républicains modérés, avec
un esprit de conduite qu'ils n'avaient pas toujours montré, sentent bien
que ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de ne point créer des difficultés
au gouvernement, de se rallier à lui, de le soutenir, et avec une « ardeur
de néophytes, » comme on le disait un jour, ils poussent môme parfois
cette sagesse jusqu'à la soumission la plus exemplaire. Les radicaux
enûn, quelques-uns du moins, voudraient bien essayer de se calmer, de
ménager M. Thiers, qui a le mérite de faire vivre la république. Ils sont
bientôt emportés par leur naturel, ils sont poussés par ceux qui les sui-
vent, ils éprouvent le besoin de l'agitation quand même, et ils rendent
au gouvernement, qui est obligé de réprimer leurs excentricités, le ser-
vice de n'être pas trop avec lui, de rester ce qu'ils sont, les représen-
tans de la révolution en permanence.
De quoi s'agit-il au fond dans cette série de manifestations qui se
produisent depuis quelque temps sous toutes les formes, en dehors de
la vie publique officielle? La vraie et grande question est évidemment
toujours la constitution du gouvernement définitif et la manière d'y ar-
river. Que les hommes de la droite exhalent des plaintes amères en
voyant s'évanouir leurs espérances, qu'ils laissent percer un certain dé-
couragement dans les manifestes qu'ils adressent à leurs électeurs, rien
de plus simple. Ils devraient seulement en venir à comprendre que, si
la réalisation de leurs vœux est devenue pour l'instant si difficile, c'est
par leur faute, c'est parce qu'ils ont fait tout ce qu'il fallait pour prépa-
rer è leur cause une inévitable défaite. Peut-être ont-ils laissé échapper
une occasion unique durant ces deux cruelles années qui viennent de
s^écouler; dans tous les cas, depuis ce moment, ils n'ont plus offert au
pays que le spectacle de leurs divisions et de leur impuissance. Ils n'ont
cessé de présenter à la France une politique qui devait la froisser dans
ses instincts, comme dans ses intérêts les plus immédiats, et môme, à
l'heure qu'il est, il y a des royalistes occupés à faire de la propagande
dans les contrées qu'ils représentent en annonçant qu'avant un an la
France prendra les armes pour aller rétablir la souveraineté temporelle
du saint-père à Rome. Est-ce ainsi qu'on prétend populariser la monar-
chie en l'identifiant avec l'idée d'une guerre nouvelle pour aller restau-
rer le pape? Se figure-t-on rendre le gouvernement actuel bien suspect
aux yeux des populations en montrant qu'il a eu la sagesse de résister à
de telles suggestions, de comprendre autrement les intérêts supérieurs
delà France?
A dire vrai, on est un peu embarrassé à l'égard de M. Thiers, on ne
voudrait pas méconnaître les services qu'il a rendus; mais, d'un autre
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502 REVUE DES DEUX MONDES.
o5té, on Taccase d'avoir été infidèle à la pensée qai Fa porté au pouvoir,
de s'être placé en dehors de la majorité de l'assemblée. On a répété cela
si souvent qu'on a fini par se le persuader. Comment donc M. Tbiere
aurait-il réussi à résoudre ce problème, à moins de faire un coup d'état?
M. Dufaure le disait l'autre jour avec bon sens dans un comice agri-
cole de la Charente-Inférieure : « On prétend que le président gouverne
contre les volontés de l'assemblée. Cela n'est ni vrai ni possible. Il a
dans l'assemblée des adversaires résolus, persévérans; mais il n'y a pas
une grande résolution qui n'ait été prise d'accord avec la majorité...»
Même depuis qu'il a prononcé ce mot de n république conservatricp,»
est-ce que M. Thiers a été désavoué par la majorité? Est-ce qu*il a rea-
contré un sentiment de défiance formulé dans un vote décisif?
Cette majorité dont on parle sans cesse, où est-elle? Qui peut la re-
vendiquer pour l'opposer au gouvernement? On sent bien qu'on est dans
une fausse situation. Seulement il s'est trouvé des casuistes nouveaui
qui viennent de découvrir un dernier expédient. M. Thiers est l'élu de
rassemblée, il gouverne en son nom, il a rendu d'immenses services, et
personne ne peut songer à lui donner au moment présent un successear,
soit; mais depuis qu'il s'est prononcé pour le maintien de la république,
au lieu d'observer entre les partis la neutralité qu'il avait promise, tout
est changé, il ne peut plus rester au pouvoir le JQur où le pays lui-même
devra décider de son sort par des élections. Il faut dès aujourd'hui son-
ger à ce nouveau provisoire. — Nous ne savons nullement dans quelles
conditions se feront les élections prochaines, quand on aura le temps
d'y penser, quand l'étranger ne foulera plus un fragment du sol natio-
nal. Imagine-t-on cependant un pays allant à une telle crise sans gou-
vernement, avec une assemblée nécessairement affaiblie, puisqu'elle sera
sui: le point de disparaître, et avec une sorte de gérant anonyme des
affaires ou de lieutenant de police placé là pour la circonstance? £st<e
tout ce qu'on a pu découvrir de mieux? Est-ce ainsi qu'on pense garan-
tir la liberté des élections? Les hommes de la droite s'émeuvent de leur
impuissance, ils se débattent pour en sortir, c'est leur rôle. Qu'ils r^
gardent en eux-mêmes, autour d'eux; ils verront comment, par use
sorte de réaction contre une série de fausses démarches, ce problème du
gouvernen>6nt définitif qu'ils croyaient tenir dans leurs mains en est
venu à se résumer dans ce dialogue significatif récemment engagé eotre
le général Chanzy parlant au nom des conseillers du département des
Ardennes et M. Thiers prenant lui-même la plume pour répondre au
vaillant soldat dont le centre gauche de l'assemblée a fait son président.
Le général Chanzy demande à M. Thiers de persévérer dans la voie
qu'il a suivie jusqu'ici, et au bout de laquelle est la seule solutiou pos-
sible, « une république conservatrice. » M. Thiers répond qu'il conti-
nuera sa laborieuse tâche dans l'esprit qui parait approuvé par le pays
et où il est décidé à persévérer.
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B£TU£. — CHRONIQUE. 503
C'est là da reste à peu près le résumé, le sens de beaucoup de ma-
nifestations émaoées depuis quelque temps des conseillers- généraux
qui, après leur session, avant de se séparer, se sont rencontrés dans
Texpressioa d'un vœu tout politique. 11 «est certain que ces idées se sont
répandues peu à peu, que cette a république conservatrice » a gagné du
terrain, puisqu'on parle déjà de lui donner une sorte d'organisation avec
une vice-présidence, avec une seconde chambre et une loi électorale.
C'est un mouvement d'opinion qu'il faut constater, qui est le résultat
d'un certain ensemble de choses , surtout de Timpossibilité de toute
autre solution , et auquel les incidens de la un de la dernière session
ont contribué peut-être à donner un caractère un peu plus précis. Au-
trefois on parlait d'une monarchie entourée d'institutions républicaines ;
aujourd'hui on parle d'une république entourée d'institutions , non pa3
monarchiques, mais essentiellement, « profondément» conservatrices.
Autrefois on se contentait d'aller chercher son idéal à Londres, mainte-
nant on s'embarque pour les États-Unis; soit, les tièdes semblent prêts
à se résigner, bien des incrédules eux-mêmes ne sont pas éloignés d'en
prendre leur parti. Que sortira-t-il de tout cela le jour où le pays lui-
même sera mis en demeure de se prononcer? Qu'on ne s'y trompe pas,
le pays ne se nourrit ni de chimères, ni de superstitions, ni de fana*
tismes de parti ou de secte. Ce qu'il voit pour le moment, c'est la ré«
publique de M. Thiers, de l'homme qui depuis deux ans s'est donné
la mission de délivrer le territoire occupé par l'étranger, de raffermir à
l'intérieur tout ce qui était ébranlé, qui n'^est point encore arrivé au
bout de sa tâche, selon l'aveu de M. Dufaure lui-même, mais qui a
réussi à créer une situation presque inespérée, où la France ne dépen-
dra plus bientôt que de sa propre sagesse. L'éminent patriote a pris
une nation dans la poussière et dans le sang, il Ta remise sur pied, il
lui a rendu le sentiment d'elle-même. 11 a fait tout cela d'accord avec
l'assemblée sans doute, il Ta fait aussi par sa prévoyance, par son bon
seos et sous le nom de la république. S'il ne s'agit que de cette répu-
blique et d'une sanction nouvelle des pouvoirs de M. Thiers, le pays
aura certainement bientôt fait son choix; il votera pour celui que M« le
garde des sceaux appelait l'autre jour « un simple et bon citoyen, un
bourgeois modeste comme vous et moi, qui n'a d'autre prestige que celui
de la grandeur intellectuelle, » et le pays croira se couronner lui-môme
eu laissant la direction de ses destinées entre les mains de l'homme
qui l'a aidé à sortir d'un si profond abîme. C'est au-delà que la question
se complique, et que les véritables difficultés commencent.
Se figure-t-on par hasard qu'il suffise de donner à ce qui n'est que
provisoire un caractère plus permanent et d'imprimer à la république
le sceau d'une institution définitive? Est-ce que nous n'avons pas eu
tous les définitifs possibles et sous tous les noms? Qu'en reste-t-il au-
jourd'hui? La république a eu jusqu'ici un malheur en France, elle
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50A REVUE DES DEUX MONDES.
n'a été qu'une grande perturbation, elle n'a jamais été une instita-
tion régularisée, un gouvernement, il s'agit avant tout d'en faire un
gouvernement, le gouvernement de tout le monde; que ceux qui pré-
tendent la fonder y réfléchisses. Sans doute la république n'est point
absolument impossible en France, elle n'est que très difficile, et la
première condition pour qu'elle puisse vivre, c'est qu'elle réponde à
deux ou trois besoins essentiels, dominans, impérieux, d'un pays
placé en face de la situation la plus délicate et la plus terrible. Il faut
dire les choses comme elles sont, la république ne peut s'établir, se
maintenir, qu'en s'imposant des freins à elle-même, en se créant des
institutions, des habitudes qui la défendent des mobilités inhérentes à
sa nature, et c'est d'abord surtout dans les affaires extérieures qu'une
certaine fixité de direction et de dessein est nécessaire. La France est
toujours la France sans doute, c'est nous qui le disons et qui gardons
cette foi; pour le monde, elle est la grande vaincue qui subit la juste
expiation de son orgueil, de ses manies d'intervention universelle, de
ses vanités dominatrices. Dans la situation dMsolement où elle a été r»-
jetée, la France est tenue pour longtemps à une grande réserve. Elle ne
peut avoir qu'une pensée, suivre les événemens, dissiper les défiances
qui survivent à ses malheurs, reprendre peu à peu son crédit par toute
une œuvre diplomatique nouvelle patiemment renouée, faire peu parler
d'elle et peu parler elle-même. Si l'on se remet à débattre des questions
prématurées, à préparer des revanches d'emportement et d'aventure, à
menacer tout le monde de propagandes agitatrices sous prétexte qu'on
est la république, le résultat est malheureusement facile à prévoir :
d'abord on ne fera peur à personne, on restera suspect à tous. On jet-
tera plus que jamais la confusion dans nos affaires, et la république
sera bientôt répudiée, abandonnée par le sentiment national comme le
gouvernement le plus périlleux et le plus meurtrier pour cette grandeur
française qu'il s'agit de relever.
La république, de quelque étiquette qu'on la décore, n'est possible
qu'à la condition de protéger cette renaissance nationale par la plus pru-
dente politique^ comme aussi à la condition de répondre à cet autre be-
soin impérieux, celui d'un ordre intérieur permanent et garanti. Qu'on
se pénètre désormais d'une vérité de jour en jour plus sensible, c'est
que la France n'a plus la naïveté de se payer de mots sonores ou d'ap-
parences. Elle n'a plus la superstition des princes, il ne faut pas lui de-
mander le fanatisme d'une 2d)straction. Ce qu'elle veut avant tout, c'est
la réalité des choses, la sécurité de sa vie intérieure et de son travail,
une liberté régulière et paisible, le droit d'exister sans être à chaque
instant exposée aux surprises, aux violences des passions et des sectes,
ou des partis qui ont la prétention de la tyranniser dans ses goûts, dans
ses habitudes, dans ses traditions. Plus que tout autre gouvernement, la
république a besoin de donner ces garanties d'ordre et de sécurité, de
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REVUE* — CHRONIQUE. 505
refréner les agitateurs Gonvulsionnaires, de maintenir partout intacte et
puissante Fautorité de la loi. Malheureusement, quand on commence à
parler de république, on dirait que la 1(% n'est plus rien, qu'elle n'existe
que pour être violée ou éludée. On la salue au besoin avec une appa*-
rence de respect, on l'invoque s'il le faut, et on n'en tient compte que
dans la mesure où elle ne gêne pas. 11 ne faut pas aller bien loin, les
exemples se multiplient sous toutes les formes.
Ces manifestations mêmes auxquelles viennent de se livrer les mem-
bres des conseils-généraux sont une preuve de ce qu'on pourrait appeler
rinstinct d'illégalité naturel à la plupart des Français. Ces manifesta-
tions n'ont rien que d'inoffensif, elles s'inspirent de l'esprit le plus sage,
nous en convenons; elles ne sont pas moins une des plus ingénieuses
dérisions de la loi. La loi iuterdit aux conseils^généraux l'expression de
vœux politiques : Soit, on clôt la session, on tire le rideau , et aussitôt
ces honnêtes représentans des départemens encore réunis, prenant tou-
jours leur titre de conseillers-généraux, agissant collectivement, rédi-
gent des adresses pour se prononcer sur la forme du gouvernement.
Gela semble tout simple, ce n'est pas aussi simple qu'on le croit. Si la
loi a eu tort d'interdire les vœux politiques aux conseils-généraux, il
faut la changer. Si elle a été au contraire prévoyante et sage en inter-
disant ces vœux, il faut l'observer sans subtilité, et ne pas se figurer
qu'on est en règle avec elle parce qu'une manifestation est l'oeuvre des
conseillers-généraux au lieu d'être l'œuvre du conseil- général. Et, si
d'honnêtes conservateurs se laissent aller eux-mêmes à ces faciles trans-
gressions, que doivent faire ceux pour qui la loi est toujours une tyran-
nie, sous la république comme sous la monarchie? Ils font ce qu'on les
voit faire partout où ils ont la majorité, dans les conseils-généraux ou
dans les conseils municipaux, à Marseille ou à Lyon; ils provoquent de
perpétuels conflits; au lieu d'administrer simplement les intérêts qui
leur sont confiés, ils font de la politique, ils sont de petits gouverne-
mensi
Les radicaux suivent leur penchant, ils s'agitent et ils agitent. La paix
si chère au pays leur est cruelle. Ils sont à la recherche de toutes les
occasions de discours bruyans et de manifestations nouvelles. Ils s'effor-
cent aujourd'hui de poursuivre ce que nous appelions récemment la
campagne des anniversaires. L'autre jour, c'était le k septembre qu'ils
voulaient fêter; maintenant c'est le 22 septembre, date de la fondation
de la république de 1792, qu'ils veulent célébrer. C'est assurément aussi
opportun que la première fête qu'on voulait se donner, et M. le ministre
de l'intérieur a eu la sage, la patriotique pensée d'interdire ces manifes-
tations proposées pour le 22, comme il l'avait fait pour le U septembre.
Ah! M. le ministre de l'intérieur interdit les manifestations qu'on se
promettait d'offrir en spectacle à la France comme un cordial dans ses
malheurs; il faut se mettre en devoir de ruser avec ce terrible tyran
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506 H£TDE DES DEUX MONDES.
qui s^appelle M. Victor Lefrane, on ioToque une loi de l'empire, et si on
ne peut avoir des réunions publiques, on aura des réuDi(»is privées, on
n'en démordra pas, car enfin qp'est-ce qu'une république sans banquets
et sans discours, sans évocations des souvenirs de 1792 et sans banalités
révolutionnaires? Les radicaux en sont là, et ils ne voient pas que
M. Victor Lefranc leur avait rendu un service signalé en leur fournis-
sant le prétexte de se taire, de rester tranquilles. M. Gambetta, qui n'est
pas le moins embarrassé des radicaux et qui se laisse traîner à leur
suite sous prétexte qu'il se croit leur chef, M. Gambetta remue d'une
main légère dans seS( lettres tous ces souvenirs , toutes ces dates du
10 août, du 22 septembre 1792. Malheureusement entre le 10 août et
le 22 septembre il y a les massacres du 2 et du 3 septembre, et cette
république dont on veut fêter la fondation, elle est née dans le saog,
elle est restée avec cette tache, dont elle n'a pu se laver, même par la
gloire des armes, qu'elle a gardée jusqu'à l'heure où, épuisée d'excès,
elle est tombée sous le talon d'un despote préparé par elle. Si ce sont
là les traditions qu'on prétend invoquer, auxquelles on prétend rattacher
l'ère nouvelle, ce sera bientôt fait : la révolution produira ses consé-
quences naturelles. Les chefs du radicalisme ne songent pas qu'en dehors
même du sentiment patriotique qui devrait leur interdire ces exhuma*
tions, ces manifestations bruyantes en présence de l'étranger encore
campé sur notre sol, ils devraient être retenus par un sentiment de pru-
dence dans rintérét de cette république dont ils ont la prétention d'être
les gardiens privilégiés. La république, elle n'a pas tant à craindre pour
le moment ses ennemis que ses prétendus amis, et sa meilleure chance
est d'avoir pour adversaires ceux qui la font consister dans l'agitation
en permanence et dans l'évocation perpétuelle des souvenirs les plos
sinistres de l'histoire. La France n'en est point à subir ces tyrannies.
Avec la république, si l'on sait en faire la protectrice de tous les inté-
rêts, ou sans la république, si on rend ce régime impossible, elle se sent
assez forte pour se relever, pour reprendre son rang dans le monde,
pour démentir au besoin les pronostics de découragement. La France ne
reste point, autant que le dit le général Trochu dans un mouvement
d'humeur chagrine, « au fond du vieux sillon, n Elle a beaucoup à faire,
il est vrai, c'est là ce qu'il faut lui redire sans cesse; mais plus d'une
fois dans le cours de son histoire elle s'est relevée de désastres qui
étaient presque aussi grands, et après s'être momentanément éclipsée
elle reparaissait avec un éclat nouveau, avec honneur pour elle et avec
avantage pour tout le monde, même pour ceux qui l'avaient abandonnée
dans le malheur.
Quant au moment présent, la France n'est et ne peut être d'ancooe
fête, pas plus des fêtes démocratiques d'un radicalisme trop oublieux de
notre situation que des fêtes impériales et diplomatiques qui vi^inent
de se dérouler à Berlin. Tout est donc fini, elle a donc eu lieu cette en-
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BEYUB. — GHRONIQUI. 607
trevue fameuse des empereurs, si diversement, quelquefois si étrange-
ment commentée d'avance de]^uis quelques semaines et destinée peut*
être à rester une énigme après comme avant. Pendant quelques jours,
Berlin a été m fiocchi, la ville s'est pavoisée et illuminée, elle s'est près*
séesar le passage des empereurs. Ces souverains du nord ont évidemment
offert le spectacle de la plus touchante fraternité impériale I lis se sont em-
brassés avec une cordialité dont on a noté les nuances, ils se sont prome-
nés ensemble, ils ont dîné ensemble, ils ont porté des toasts à leur prospé-
rité mutuelle, ils ont distribué des décorations et des sourires; ils ont
dû en particulier passer un certain temps à des changemens de costume,
l'empereur d'Allemagne paraissant tantôt en imiforme russe, tantôt en
aoifornie autrichien, l'empereur Alexandre et l'empereur François-Jt)seph
De manquant pas à leur tour de revêtir l'uniforme prussien. L'empe-
reur Guillaume était visiblement heureux, à ce qu'il parait, de prome-
ner ses hôtes de Berlin à Potsdam ou à Sans-Souci, de leur montrer
la garde prussienne en pleine manœuvre du côté du Spandau. L'empe-
reur Alexandre, malgré une certaine mélancolie qui ne le quitte pas
depuis longtemps, ne s'est pas montré moins satisfait. L'empereur Fran-
çois-Joseph devait être, lui aussi, fort heureux en voyant défiler les régi-
mens prussiens et surtout lorsque l'empereur Guillaume, avec un à-pro-
pos tout allemand» lui a offert, dit-on, la propriété du régiment de hus-
sards de Slesvig-Holstein. C'était un souvenir délicat de la guerre faite
en commun dans les duchés danois et qui a si bien profité à l'Autriche,
comme on sait. Il est vrai que d'un autre côté l'empereur Guillaume avait
eu le soin de faire disparaître momentanément des palais impériaux
les tableaux représentant la guerre de 1866. Que fallait-il de plus pour
que tout fût oublié ? Rien n'a donc manqué à ces fêtes, rien si ce n'est
peut-être la présence du roi de Wurtemberg, du roi de Bavière, occupé
eu ce moment à faire un ministère désagréable à M. de Bismarck, car
ce jeune roi de Bavière esc assez étonnant. Pendant que les empereurs
étaient en fête à Berlin, il acceptait la démission du ministre le mieux
fait pour plaire au prince chancelier d'Allemagne, et il chargeait un des
chefs de Topinion particulariste bavaroise, M. de Glasser, du soin de
former un cabinet; mais ce n'est qu'un détail disparaissant dans les
pompes berlinoises.
Que restera-t-il maintenant de cette entrevue, qui n'est pins déjà que
de l'histoire? Quelles en seront les conséquences? Est-elle même desti-
née à avoir des conséquences? L'avenir le dira. Que le prince de Bis-
marck, le prince Gortchakof et le comte Andrassy aient eu des con-
versations particulières , c'est assez simple , ils se rencontraient pour
cela. Malgré tout, il est assez difficile d'attribuer un caractère précis et
décisif à ce spectacle d'apparat, où l'Allemagne a vu surtout une sorte
de reconnaissance fastueuse de la nouvelle situation des choses en
Europe. Le plus clair est qu'on a dû se trouver d'accord sans beaucoup
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508 REYUE DES DEUX MONDES.
de peine dans Tintention de maintenir la paix , d*éviter les complica-
tions qui pourraient mettre en jeu les intérêts des trois empires. Â un
point de vue plus général, si on avait voulu faire de cette réunion une
façon de congrès exerçant une certaine juridiction sur les grandes ques-
tions européennes, l'Angleterre, il nous semble, serait la première à
jouer un médiocre rôle dans cette affaire. Elle recevrait le prix du dé-
tachement égoïste qu'elle a montré depuis quelque temps. Elle se trou-
verait exclue du règlement des intérêts généraux de l'Europe, et par le
fait, sans avoir combattu, après avoir mis au contraire tout son zèle à
éviter de se laisser entraîner dans la plus légère intervention, même
morale, elle se trouverait aussi directement atteinte dans son influence
que peut Têtre notre pays après la guerre la plus désastreuse. Si elle a
montré une telle placidité, c'est qu'elle a reçu sans doute les explications
les plus rassurantes, — à moins qu'elle ne soit désormais résignée à
n'avoir plus aucun rôle dans les affaires du continent. Quant à la
France, nous ne voyons pas pourquoi on voudrait en faire Tobjectif di-
rect et précis de l'entrevue de Berlin. Que l'empereur Alexandre et l'em-
pereur François-Joseph aient reçu, comme on le dit, notre ambassa-
deur avec des marques particulières de sympathie, ce n'est même pas
là une raison décisive; mais à quel propos la Russie et l'Autriche se pré-
occuperaient-elles de prendre des mesures qui seraient une menace pour
la France ? Il n'y a qu'une circonstance où l'accord des empereurs pour-
rait prendre un autre caractère et avoir peut-être des effets dangereux
poumons, ce serait si le radicalisme, triomphant momentanément dans
notre pays, devenait un péril pour la sécurité générale; alors certaine-
ment l'Allemagne compacte retrouverait, pour combattre la France, la
pleine et souveraine liberté d'action qu'elle a eue en 1870. Ce serait là
le service que le radicalisme nous rendrait; il nous préparerait de nou-
veaux et inévitables désastres. C'est à la France d'y songer, de se rat-
tacher à la seule politique qui puisse la conduire par degrés, avec le
temps, à retrouver des alliances, des amitiés et les chances de se refaire
un avenir digne de son passé.
Le radicalisme n'est point heureusement si près du succès, à en juger
par le spectacle qu'offre la démocratie cosmopolite représentée par Tas-
sociation internationale et par les insurgés parisiens qui ont réussi à
quitter la France après la défaite de la commune. A Londres, les ré-
fugiés de la commune en sont à se quereller de la bonne façon, à se
regarder avec défiance, à s'accuser réciproquement de vol et de pillage,
à se menacer les uns les autres d'enquêtes qui dévoileront tous les se-
crets. Si ce n'est pas beau , ce sera au moins instructif; mais le plus
curieux spectacle pour le moment est à coup sûr celui qui vient d'être
offert par le congrès de l'Internationale réuni ces jours derniers en
pleine Hollande, à La Haye, pour le p^us grand honneur du progrès
humanitaire et de « l'affranchissement du travail. » Est-ce que le temns
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BETUE. — CHEONIQUE. 509
merveilleux des congprès internationaux serait déjà passé? Celui-ci n'a
point eu en vérité une trop brillante fortune. Il a commencé pénible-
ment, il a eu des épreuves dans sa courte existence, et il a fini d'une
manière assez brusque au milieu de toutes les scissions intimes, pres-
que au milieu des orages. Il s'est même trouvé que, le public hollan-
dais s'en mêlant, la représentation a été quelque peu dérangée; mais
aussi, qu'allaient-ils faire, ces internationaux, au milieu de cette popu-
lation placide, sensée et honnête, qui n'est pas à la hauteur de si sublimes
conceptions? On a eu vainement le grand meneur de l'Internationale,
M. Karl Marx, les membres de la commune de Paris, venus tout exprès
de Londres, des envoyés de tous les pays, et jusqu'à un délégué d'Amé-
rique arrivé pour représenter « l'amour libre; » cela n'a servi à rien,
la grande et solennelle manifestation révolutionnaire a manqué son
effet, elle n'a pas même eu le succès de curiosité auquel avait le droit
de s'attendre une aussi importante exhibition.
Ce n'est pas que le congrès de La Haye ait différé essentiellement de
tous les congrès qui l'ont précédé ni qu*il ait manqué d'un certain genre
d'intérêt. Bien au contraire, il a rempli toutes les conditions de ces sortes
de réunions. D'abord on n'a pas laissé échapper l'occasion de se livrer
à toutes les excentricités radicales; pour la centième fois,'on a déclaré la
guerre à tous les gouvernemens, on a voué à la destruction les bour-
geois de tous les pays et de toutes les nuances, sans excepter les « bour-
geois radicaux, » en proclamant solennellement <( qu'on détestait autant
les fusUleurs de gauche que les fusilleurs de droite, » en attestant que
« les Gambetta étaient aussi odieux que les Thiers. » On a exalté la
commune, et même on a révélé au public une circonstance bien faite
pour donner un frisson rétrospectif à M. de Bismarck : c'est que, si la
commune avait été établie à Paris le 5 septembre 1870, la guerre était
finie. Sait-on pourquoi? parce que la commune aurait été, dès le lende-
main, également proclamée à Berlin , et qu'on se serait immédiatement
embrassé sur les ruines de tous les gouvernemens et de toutes les aris-
tocraties bourgeoises! M. de Bismarck Ta échappé belle et la France a
perdu là une heureuse chance de se sauver, — à moins qu'elle n'eût
été précipitée du coup et dès ce moment dans une chute plus profonde
et plus irrémédiable.
Au fond, à part les discours et les folies, le congrès de La Haye a
peut-être sous certains rapports un intérêt plus sérieux. Il ne révèle pas
seulement une fois de plus l'état moral ou mental de ce monde étrange,
il est la manifestation visible d'une crise intime et assez profonde dans
l'Internationale. Il s'est trouvé en effet à La Haye deux partis en pré-
sence, les fédéralistes et les unitaires ou autoritaires. Les premiers sont
arrivés avec l'intention d'abolir le conseil-général de Londres, qu'ils ac-
cusent d'absolutisme, de tyrannie, et peut-être de quelques autres pec-
cadilles financières. M. Karl Marx, le grand chef, avec son état-major
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510 REVUE DES DEUX MONDES.
composé des débris de la commune parisienne, était là pour organiser
la défense du conseil-général. Ce n'est pas tout : les fédéralistes, ne
fût-ce que pour sauver les apparences, refusent de s'engager dans la
politique. Les unitaires, sous l'inspiration de M. Karl Marx, proposaient
de modifier les statuts de l'Internationale de façon à pouvoir désormais
transformer les sections ouvrières dont on dispose en parti politique. On
voulait se constituer à l'état militant : la grève d*abord, la barricade
ensuite.
La lutte a été vive entre les deux partis. Comment a-t-elle fini? Il se-
rait assez difficile de dire qui est resté maître du terrain. On a maintenu
le conseil-général , mais on Ta transporté hors de l'Europe, à New-York.
D'un autre côté, la proposition qui tendait à faire de l'Internationale on
parti d'action politique, cette proposition s'est perdue dans la confusion,
au milieu des récriminations violentes des champions oratoires, s'ac-
cusant mutuellement de ne rien comprendre à la situation. Quand les
Hollandais , qui avaient la bonhomie d'assister à ces séances comme à
un spectacle, ont vu cela, ils se sont mis de la partie; ils ont voulu, eui
aussi) se donner un peu de plaisir, et ils ont répondu aux discours des
internationaux en entonnant leurs chants patriotiques : <f Celui-là aime
du fond du cœur son roi et son Dieu, qui a du sang néerlandais dans
les veines. » Du coup, le congrès et les orateurs ont disparu. Les nns
sont repartis pour Londres, d'où ils étaient venus; les autres ont pris le
chemin d'Amsterdam où ils ont trouvé un banquet pour les réconforter.
On s'est quitté en pleine scission , sans trop savoir ce qu'on avait fait,
après des votes contradictoires et incohérens , où le seul fait assez clair
est la tentative du parti jacobin, blanquiste, pour s'approprier cette ter-
rible machine de l'Internationale. Cependant il resterait toujours une
question qui n*est pas sans quelque importance, puisqu'il s^agit des tra-
vailleurs. Quel rôle ont joué les ouvriers dans le congrès de La Haye? En
quoi s'est-on occupé de leurs intérêts? De véritables ouvriers, il y en
avait à peine. Il y avait des journalistes, des médecins, des déclassés,
des déclamateurs de clubs; ce sont ceux-ci qui ont occupé la scène, qui
ont été les personnages bruyans et importans. Quant aux intérêts mêmes
des travailleurs, on n'en a pas parlé, si ce n'est pour dire qu'il fallait
que le prolétariat conquît d'abord le pouvoir pour faire la loi aux bour-
geois. C'est l'éternelle histoire : l'intérêt des travailleurs est le mot
d'ordre, la destruction sociale et politique est te but, et lesoovriers
sont les premières dupes des agitateurs qui se servent d^eux pour ex-
ploiter leur victoire, s'ils pouvaient réussir, — pour les livrer aux con-
seils de guerre, s'ils échouent. C'est ainsi qu'on marche à l'affrancluV
sèment du travail et des travailleurs! ch. db uazaoe.
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HETUB. — CHRONIQUE. 511
LB8 DIAPBADX PIAUÇAIS.
Il vient de paraître un petit livre intitulé les Drapeaux français (1) ,
qui contient un morceau d'histoire d'une originalité singulière. L'auteur
s'est proposé de démontrer et démontre en effet que le drapeau aux trois
coulears est plus ancien que le drapeau blanc, et qu'il était en particu-
lier celui de la maison de Bourbon. Ce qu^on appelle la tradition est ici
en désaccord avec la réalité, et, comme cela est arrivé souvent, la poli-
tique a fait oublier l'histoire.
Les choses s'expliquent d'elles-mêmes. Clovis, marchant sur Poitiers
pour combattre les Visigoths ariens, prit pour bannière à son passage
par Tours la chape de saint Martin , qui était de couleur bleue. La pre-
mière couleur des Français, si Ton peut se servir de cette expression en
parlant des Francs, était donc le bleu. Sous la première et sous la se-
conde race, la chape de saint Martin reparut plusieurs fois à la tête des
armées, et la bannière des premiers Capétiens, en changeant de forme,
ne changea pas de couleur. Plus tard, les rois de France étant devenus,
par l'adjonction du Vexin, avoués de l'abbaye de Saint-Denis, l'ori-
flamme, qui était le drapeau particulier de cette abbaye et dont la cou-
leur était rouge , devint en quelque sorte le drapeau national, les rois
conservant toujours leur drapeau particulier de couleur bleue parsemé
de fleurs de lis d'or. A Bovines, la bannière royale de couleur bleue
flottait à la tête de la chevalerie française, et l'oriflamme de couleur
rouge était déployée en avant des bandes des communes. La croix rouge
distingua les Français pendant les croisades ; les Anglais portaient la
croix blanche et les Flamands la croix verte. Quand l'oriflamme perdit
de son prestige pour avoir trop souvent figuré dans les guerres civiles,
on porta devant le roi deux bannières : l'une bleue, parsemée de fleurs
de lis d'or, l'autre rouge avec des flammes d'or. 11 n'y eut pas d'autres
bannières royales au sacre de Charles Vil à Reims. La bannière blanche
était la bannière personnelle de Jeanne d'Arc. Ce qu'il y a de piquant,
c'est qu'à Jarnac, sous Condé, à Coutras, sous Henri IV, les protestans
avaient l'écharpe blanche, et les armées royales l'écharpe cramoisie.
Pour dire la vérité, le drapeau national est une idée moderne. Sous la
féodalité, chacun portait ses couleurs personnelles. Depuis les milices
permanentes, chaque compagnie et chaque régiment porta les couleurs
de son capitaine ou de son colonel , ei jusqu'en 1789 un grand nombre
de corps gardèrent leur drapeau particulier. Il est vrai que la ville de
Paris, dont la bannière était de couleur safran lors du siège des Nor-
mands, adopta ensuite le bleu et le rouge. Les partisans d'Etienne Mar-
cel et du gouvernement des états-généraux portaient un chaperon mi-
(1) Us Drapeaux français deS07 à 4S79, recherches historiques par le comte Louis
de BouiUé, accompagnées de cinquante drapeaux. Paris, Dumaine, 1872.
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512 REVUS DES DEUX MONDES.
partie bleu et rouge, et il y a plus d'un point de ressemblance entre ce
chaperon, offert au duc de Normandie par Etienne Marcel, et la cocarde
tricolore présentée au roi Louis XVI par le général Lafayette en 1789.
Comment ces deux couleurs premières de la France, le bleu de la
chape de saint Martin et le rouge de roridamme de Saint-Denis, ont-
elles été peu à peu remplacées par la couleur blanche? Cela s'est fait
naturellement, et l'on pourrait presque dire sans parti-pris, car il y
avait sous l'ancien régime nombre de drapeaux différons. De tout temps
et dans tous les pays, la couleur blanche a été le signe du commande-
ment. Louis XIV, ayant détruit les fonctions de colonels-généraux des
différentes armes qui possédaient la cornette blanche, eut seul droit à
cette cornette, le signe du commandement devint le signe du pouvoir
royal, et par suite le drapeau blanc prima tous les autres.
Bien que le drapeau tricolore signiûât pour les premiers qui l'ont ar-
boré l'union du roi et de la révolution, il ne fut pas dès l'origine plus
exclusif de tout autre emblème que ne l'avait été le drapeau blanc à la
fin de l'ancien régime. On possède l'image des drapeaux particuliers
de chacun des quatre-vingt-dix bataillons de la garde nationale de Paris
qui figurèrent à la fédération. Il est peu de ces drapeaux qui réunissent
les trois couleurs, et il n'en est aucun qui soit tricolore à la manière
actuelle. Le célèbre drapeau de la 12« demi-brigade, dont se saisit le
général Bonaparte' à l'attaque du pont d'Arcole, n'était guère plus tri-
colore que VUnion-Jack anglais, et le drapeau de la 5« demi-brigade,
porté par Augereau, était à fond blanc, avec des ornemens républicains.
C'est donc la légende, et la légende seule, qui a donné au drapeau blanc
et au drapeau tricolore leur importance politique.
Est-il entré quelque malice dans cette exhumation d'une foule de
drapeaux français de toutes formes et de toutes couleurs, dont le comte
Louis de Bouille rappelle le souvenir ? Nous inclinons à le penser, bien
qu'il ait pris le soin de ne pas le dire. Évidemment il ne prétend pas
que le blanc soit devenu à tout jamais une couleur protestante, parce
que le corps-franc de M. de Mouy marchait sous une bannière blanche
portant au centre la marmite du pape renversée, et il n'a pas vu dans
le rouge de la commune un hommage rendu à la couleur de l'ori-
flamme. Les emblèmes ne valent que par le sens qu'on y attache. A
l'heure qu'il est, en dépit de l'histoire, le drapeau blanc signifie ancien
régime, et le drapeau tricolore France moderne. Toutefois il est curieux
de savoir que le bleu est la plus vieille de toutes les couleurs natio-
nales, la couleur de la chape de saint Martin. Si l'histoire devait rem-
placer la politique, l'ancienneté primerait toutes les autres considéra-
tions et a droit à la préséance. j. de lastcibos.
Le directeur-gérant, C. BirLOZ.
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LORD BYRON
ET
LE BYRONISME
Cest un des travers de notre époque de rechercher partout Tac-
cessoire, de s'y plonger, de s'y noyer. Notre curiosité a tué notre
enthousiasme; qu'il s'agisse d'un grand poète ou d'un grand homme,
nous perdons de vue son œuvre ou ses actes pour ne plus nous oc-
cuper que de sa vie privée. A force de scruter les secrets recoins,
de nous laisser distraire aux détails, aux anecdotes, nous nous
éloignons de ce qui devrait être le principal objectif de notre
étade, et lorsque, grâce à tant de volumineux documens, à tant
d*informations vraies ou fausses, nous croyons nous être mieux rap-
prochés de ced hommes qui, de loin et vus par le côté de leurs ou-
^SLges, nous apparaissaient comme des demi-dieux et des héros,
nous en arrivons à les traiter sur un certain pied d'égalité et à ne
les plus vouloir juger que d'après nous-mêmes.
U resterait à savoir si tous ces papiers confidentiels que depuis
quarante ans le vent a dispersés hors de leurs portefeuilles n'ont
pas nui plutôt que servi à la vérité. On a dit que supprimer la pu-
blication des correspondances équivaudrait à frustrer la littérature
d'une de ses provinces les plus riches. Qu'il y ait en effet des lettres
qui nous fassent pénétrer au fond du cœur d'un homme, je l'admets
volontiers, mais ces lettres sont rares, on les cite; par contre, que
d'inventions de pure fantaisie, qui ne réussissent qu'à ridiculiser
leur héros! J'aimerais à m' entendre raconter quel surcroît d'autorité
^ valu au nom de Goethe la publication des fameuses lettres de
^ttina d'Arnim, et si la dignité de l'auguste vieillard gagne beau-
lOVB eu » !•' OOTOBBI ISIS. 33
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ï/fS' RETTTE DES DEUX UOTTDFS;
coup à ce que l'univers reçoive la confidence des pas de chftleet
des entrechats exécutés autour de lui par cette folle bayadère. Je
ne saurais, quant à moi, estimer comme une immense conquête de
Tart moderne cet esprit d'absolue indiscrétion qui nous introdût
au plus intime de la vie d'un homme ou d'une femme, nous ouvre
les livres de compte et le cabinet de toilette, nous met au courant
d'une foule de petit» scandales et de petites misères, et qui, sans
profit aucun pour l'histoire, atteint dans sa considération tel per-
sonnage qu'il convient à la société d'admirer.
« Calomniez : » si jamais il fut au monde un homme auquel le
mot de Beaumarchais soit applicable, c'est l'auteur de Childe-
Harold et de Don Juan, Ce héros-là n'appartient ni à la mytho-
logie ni à l'histoire ancienne, ce qui n'a point empêché la fable
de l'étreindre, et cette fable, au lieu de nous trouver indifférens,
nous émeut, nous passionne jusqu'à nous égarer et sur le carac-
tère du poète et sur la nature des sentimens que son œuvre nous
commande. Tant d'impressions venues de tous côtés, de mémoires,
de lettres, de notices et de confidences, ont fini par altérer pro-
fondément, sinon par défigurer le type, en ce sens que chacun de
nous, selon qu'il est porté pour ou contre, n'a guère qu'à étendre
la main pour saisir des argumens ou des objections à sa conve-
nance. Nous lisons et relisons ces mémoires, ces commentaires»
sans nous demander seulement quelle valeur critique ils peuvent
avoir à nos yeux, et parce que d'une certaine classe d'hommes,
dont est Byron, tout vous captive, vous entraîne; Qu'est-ce pour-
tant que l'autorité d'une lady Blessington, d'un capitaine Medwin?
Que nous font leurs cahiers de notes et leurs jugemens? Ces- gens
l'ont approché; l'en ont-ils connu davantage? Quelles clartés- leur
talent et leur style nous ddnnent-ils sur leur esprit d^observation?
Qu'ont-i)s vu autre chose que ce que Byron a voulu leur laisser
voir, tous ces Polonius attirés au soleil de sa renommée, et'dontil
s'est amusé peut-être à ses propres dépens?
Certains miroirs sont disposés de manière à ne jamais réfléchir
d'une physionomie que la grimace. C'est à l'oeuvre même lyrique de
lord Byron qu'il faut revenir aujourd'hui pour dégager* la vérité du
personnage. N'est-il pas, lui, presque toujours Tacteur qu'il met en
scène? Nul ne poussa plus loin la folie du prestige; à une époqve
dont il n'est pas utf héros, pas un coryphée, qui n'ait mérité l'épi-
thète qu'un saint pontife, homme d'esprit, appliquait à Napoléon,
il fut le comédien par excellence, le chef d'emploi, et n'eut en
quelque sorte qu'un programme : vivre au vu et su du monde en-
tier une aventureuse et romanesque existence. Quoi d'étonnant
alors que le public se soit mêlé de ses affaires et que la confusion
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LOBB VntON ET LE BTEONISME. 5f 5
ait fim ptr résulter de ce mélange de vérités et de faussetés répan-
dues snrson'eompte? Le meifleur contrôle en pareil cas est de re^
courir à son oravre. II s'y peint tantôt oomplaisamment, tantôt à
son insu, toujours de main de maître, le FaYonerai, les commen*-
taires et les journaux anecdotiques m'ayaient gâté Byron. Cette
fignre démodée d^ange déchu sans cesse évoquée et promenant sur
le paysage sa silhouette insupportable semblait en avoir compro-
mis la beauté. La terre se meut, la société se modifie et les points
de vue font de même; sur tels grands hommes, sur tels chefs-
d*œune, à vingt ou trente ans de distance Tétude est à recommen^
cer, — chose consolante au moins pour les destinées de l'esthé^
tiqve, laquelle, tournant avec le globe, n'est pas près de finir. IT se
peut que nos impressions au sujet de Byron soient toutes particu^
lières; si d'autres cependant les ressentaient, nous leur conseille*-
rions d'aller droit à Childe-IIarold et de s'y plonger en tenant pour
lettre morte mémoires, commentaires et le reste : peut-être bien
qu'en môme temps que le poète, l'homme leur serait livré par sur-
croft.
lord Byron n'a pas écrit une Figne qui n'eût qnelque rapport
firect ou indirect avec lui-même. Que Caïn dialogue avec Lucifer,
que Conrad, appuyé sur son épée, domine le rocher sinistre où se
dresse la tour de Médora, c'est toujours lui, le chevalier noir, dont
nous connaissons les airs et l'attitude, et qui se iiaisait peindre à dix-
nenf ans, tête nue et poitrine au vent, sur un fond de del traversé
de fiilgnrations volcaniques. L'époque des grincemens de dents et des
infernales voluptés est loin de nous; pour bien goûter de telles per-
8om)aIités, le simple sentiment poétique ne sufiit pas, il faut se rem-
porter au milieu de leur période, se créer avec elles une sorte dte
amsangninité morale et ne les point aborder en dehors de cer-
tains momens. Lord Byron ne doit son génie qu'à des conditions
extraordinaires, force lui est de ne pouvoir nous intéresser qu'en
se chantant lui-même sous toutes les formes et sur tous les tons, et
cette eiisteDce, qui prête à son inspiration de si fiers élémens, est
une existent à part. Il en veut au monde entier de son pied-bot,
de sa pairie mal engagée, de ses désordres, de son divorce; mais
qne la poésie prenne le dessus, et le féroce individualisme s'huma-
nise, et le charme bous gagne.
I.
S'il s'agissait de démontrer qu'il n'y a ici-bas ni hasard, ni forces
aveugles, et que notre destinée est en germe dans le sein de notre
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516 REVUE DES DEUX MONDES.
ôtre, la biographie de lord Byron serait le plus bel argument à
choisir. Il naît le 22 janvier 1788 à Londres» d'un père insoudeux,
étourdi, d'une mère emportée. Peu de temps après, ses parens se
séparent; il reste aux soins de sa mère. Quand son père moarat,
Geordie avait trois ans. Nature à la fois timide, ombrageuse et ar-
rogante, nature d'enfant gâté que sa mère tantôt accable de ca^
resses et tantôt maltraite, s' oubliant dans ses colères jusqu'à lui
rire au nez de son pied difforme; l'orgueil, une vanité folle, étaient
ses côtés vulnérables. Atteint, il ne songeait qu'à se venger, et cette
misérable infirmité physique fut la première cause qui le fit douter
de la Providence. Une éducation forte et virile, un travail âpre et
soutenu, la lutte pour l'existence, l'eussent peut-être remis en équi-
libre en l'arrachant à l'incessante contemplation de ces souffrances
moitié vraies, moitié imaginaires. Le 19 mai 1798, son oncle quitte
ce monde, et voilà George Gordon pair d'Angleterre et seigneur de
Newstead-Abbey. « Ne trouvez-vous en moi rien de changé? » dît-il
à sa mère en accourant lui annoncer la nouvelle. L'enfant de dix ans
venait en effet de se transfigurer. Il était lord I Race étrange, inso-
ciable que ces Byron I Depuis Henry VIII, qui leur fit large part dans
la distribution des terres du clergé, depuis Charles I", qui leur con-
féra la pairie, ou plutôt depuis Guillaume le Conquérant, qui les
amena de Normandie avec lui, ils peuplent la chronique des illas-
trations les plus farouches : aventuriers, dissipateurs, gens de sac
et de corde. On a remarqué au sujet de certaines familles qu'avant
de disparaître elles se résumaient dans un de leurs rejetons, dernier
terme de leur activité à travers les âges, exemplaire suprême et
fameux où se thésaurisent les vices et les vertus de toute une dy-
nastie, et qui, au moral comme au physique, ressaisit, récapitule et
fixe le type pour la postérité. Lord Byron fut ce produit caractéris-
tique d'une suite de générations; en lui se dynamise l'esprit de ré-
volte d'une race toujours hors la loi depuis des siècles, et dont il
donua au monde comme une dernière édition revue et corrigée selon
le cdde d'une époque de haute civilisation et de bonne compagnie.
Le prédécesseur immédiat du jeune seigneur, pour ne point men-
tir à son origine, avait tué en duel son voisin de campagne, un ami.
Il vivait seul à Newstead-Abbey, vieillard grognon, atrabilaire; l'é-
croulement du château semblait lui sourire, ces ruines allaient à
ses étranges goûts, à son humeur. Les gens du pays le redoutaient,
le haïssaient; lui naturellement n'aimait personne. Sa plus joviale
occupation était de molester son fils. Il ravageait ses terres à plai-
sir, faisait abattre mille hectares de bois pour diminuer d'autant la
valeur de son héritage; mais son fils lui joua le tour de mourir
le premier, et sa méchante haine eut cause perdue. 11 n'appelait
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LORD BYRON ET LE BTRONISME. 517
jamsus son neveu autrement que le « cloche-pied I » Ce boiteux
était devenu le maître du domaine et pair d'Angleterre en dépit du
délabrement de ses finances.
La pairie I là fut en effet le suprême orgueil de son existence. Au
fond, il n'estimait que le rang, que le titre. Byron n'aima jamais le
peuple ni au sens purement moral, ni au point de vue politique.
Ses vers ne s'adressent qu'aux classes élevées, et son génie, bien
qu'il soit une barrière de plus qui le sépare du commun des hommes,
compte moins à ses yeux que sa qualité de lord. Ses passions, ses
penchans l'entraînaient vers les rois de la mode. Il rêvait d'être,
comme le prince régent , « le plus accompli des gentlemen d'Eu-
rope, » et préférait la gloire de sir Robert Lovelace à toutes les cou-
ronnes d'un Tasse ou d'un Camoens. Dans ses classes, il travaillait
peu, lisait beaucoup, s'appliquant surtout aux notions générales et
parlant de chose et d'autre avec flamme, entrain, abondance. Ses
professeurs, sans tenir compte de ses essais poétiques, lui prédi-
saient pour l'avenir de grands succès oratoires. En attendant, le
futur Démosthène se distinguait par les plus insolites traits de
mœurs. Au collège de Harrow, de même qu'à l'université de Cam-
bridge, c'est par mille extravagances que son génie se manifeste;
l'excentrique est ce qui l'attire. Son talent, son esprit, répugnent à
Tordre. A Newstead-Abbey, plus tard, il élève des ours, tient com-
merce avec des loups, et trouve plaisant de sabler la nuit, entre
amis, le vieux bourgogne dans un crâne humain monté en coupe.
Tout aussi détraqué du cerveau que le prince Hamlet, et ce n'est
certes point trop dire, il s'entendra non moins que lui en femmes,
en chevaux, en rapières.
Raconter les aventures galantes du jeune lord serait attenter à
la poésie même de son Don Juan. Un épisode a cependant son inté-
rêt particulier, sa rencontre dans les hihglands avec Mary Duff, une
fillette pour laquelle il s'éprit de belle passion à l'âge de neuf ans.
« J'ai beaucoup pensé dernièrement à Mary Duff, écrit-il dix-sept
ans plus tard. Quelle chose étrange que j'aie pu m'attacher si ten-
drement à cette jeune fille dans un âge où je ne pouvais ni con-
naître l'amour ni même comprendre le sens de ce mot ! Ma mère
avait coutume de me railler au sujet de cette affection, et plusieurs
années après, j'avais alors seize ans, elle me dit un jour et tout à
l'improviste : « Byron, j'ai eu une lettre d'Edimbourg; Mary Duff
est mariée! » Quelle fut ma réponse? J'ignore ce que j'éprouvai en
ce moment; mais je tombai presque en convulsion. Étrange chose
que l'histoire de cette liaison I Mous n'étions, à cette première
époque de la vie, elle et moi, que de vrais petits enfans; je me suis
depuis ce temps énamouré plus de cin^ante fois, et cependant je
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6iS REVUE DES DEUX HONDB6.
me souviens de chaque mot que nous avons échangé ensemble; je
la vois encore, je me rappelle ses traits, mon agitation, mes iasom-
nies , et comment je harcelais la femme de chambre de nua mère
pour qu'elle lui écrivit en mon nom, ce dont finalement «lie s'ac-
quitta pour avoir du repos, et nos promenades, et ce bonheur d'être
assis à côté d'elle dans la chambre des enfans de la maison d'Aber-
deen, tandis qu'Hélène, la plus jeune sœur, jouait à la poupée, et
nous regardait jouer aux amoureux. Assurément aucune mauvûse
pensée ne me vint alors ni plusieurs années après, et cependant
ma passion pour cette enfant fut telle que je me prends à douter si
j'ai vraiment aimé depuis. » L'auteur de la Jeunesse de hrd Byran
cite à ce propos divers exemples fameux : Dante, Alfieri, Ganova,
Goethe et Chateaubriand, lesquels « ont vu, eux aussi, «etrer dans
les rêves de l'enfance ces aériennes figures qui devaient un joor
s'appeler Mignon, Marguerite, Velléda, Cymodocée. a
Le vrai est que ces effervescences prématuj?ées sont ce qu'il y a
de plus ordinaire au monde, et qu'il n'est pas besoin d'interroger à
ce propos l'existence des mortels prédestinés. Chacun de nous, aam
beaucoup chercher, trouverait à racontei* quelque anecdote de ce
genre. De petit garçon à fillette, ces sortes de romans s'ébauchent
sur les bancs de l'école, derrière les buissons d'aubépine où l'on se
donne au printemps rendez-vous pour aller piller à deux les nids
d'oiseaux. La vanité humaine veut que ces enfantillages innoceos,
ces idylles inconscientes, qu'il faudrait laisser chanter au ruisseau,
& la marguerite des prés, leurs témoins nai'fs et véridiques, toot
grand esprit, dès qu'il sort de la foule, se complaise & nous ea occu-
per comme d'un fait nouvellement acquis à la psychologie, et dont
personne avant lui ne s'était avisé. Un cœur qui commence i battre
dès l'enfance, quel rare phénomène I Après cette confidence de Byron,
<»i ne pouvait que s'attendre à voir Lamartine composer A ran tour
nne variation sur le motif. Le chantre merveilleux qui nous a donné
les Méditations^ les Hannomes et Jocelyn, possédait cette faculté
caractéristique d'avoir tout éprouvé, tout expérimenté, tout ticiL
Quel que fdt celui dont il étudiait la vie, philosophe, poète, «ratesr,
ministre ou guerrier, cet homme n'avait pas eu une ^notion,, «ne
aventure que lid, Lamartine, n'eut resseatie ou trav^^e. Tout loi
était arrivé, et, quand il l'écrivait, le disait, c'était -de la meilleure
foi, en homme que les mirages de la fiction attirent, éblouissent, et
qui croit aussitôt à la vérité de ce qu'il imagine. Parcourei ses images
sur lord Byron, et naturellement vous y reiroujrerez le .pendant i
l'historiette du jeune George Gordon <^ de Mary D«ff. « le me sou-
viens moi-même d'4in violent amour conçu à dix ans pour une ber-
bère de mes monta^MS avttii de savoir semlwwwrt k oast «l'amosr.
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LORD BYBON ET LE BYRONISME. &10
Je Taidais a¥ec la soUicitnde d'un amant à garder ses chevreaux
sur les rochers de notre village. Je reinplaçais avec orgueil son
chien que le loup avait emporté. J'allumais pour la réchauffer le
fea de .bruyère sous la grotte. Je n'entendais pas le son de sa voix
sans frlsaon, et quand nous montions ensemble le roc escarpé qui
mène aux pâturages, je marchais derriëi*e elle, et je posais avec
intention mon pied sur la trace du sien pour que nos deux ombres
da moins n'en fussent qu'une sur le chemin. Elle habite encore ia
mime chaumière, et je ne puis me défendre d'un certain attendiis-
sement quand je la rencontre aujourd'hui, rapportant sur ses gaules
les fagots de buis coupés sur les montagnes pour le foyer de ses
eofans (1). »
Prononcer le nom de Dante en pareil chapitre est un contre-
sens. Que peut avoir de commun avec une berquinade sur laquelle
a cinquante amours ont passé » un sentiment qui remplit à lui seul
toute l'existence du.grand Florentin, cet amour de la terre et du ciel,
à la fois passion et symbolisme, songe et réalité, éther et flamme,
qui reste encore aujourd'hui l'unique fil d'Ariane pour nous diriger
à travers les.profonds labyrinthes delà Divine Comédie? Lorsqu'au
printemps de 127i l'adorable fille de messer Folco Portinari lui ap-
parut, Dante en effet avait neuf ans. Elle passa, et il l'aima d'une
force inexprimable, dans la vie comme dans la mort, car il convient
aossi de ne pas toujours la voir à l'état de symbole, cette charmante
Béatrice. Avant d'être devenue a la conception des choses divines, »
c'était une simple, aecorte et jolie demoiselle. Boccace nous la montre
sous des traits qui n'ont rien que d'humain, agréable et suave, et,
puisqu'on aime les rapprochemens, opposons au maniérisme anec-
dotique du dandy britannique ce passage de la Vita nucva, tendre,
passionné, sincère conmie le premier amour et la première douleur,
où le poète raconte la vision que, malade, au lit depuis neuf jours,
il eut pendant sa fièvre« « M'étant pris à penser à la dame de mon
amour, je me dis avec un profond soupir: Hélas I il faut que la
l)elle Béatrice, elle aussi, meure I ^> Aussitôt ses yeux se mouillent
de larmes, car il lui semble ouïr de la bouche d'un ami la funeste
nouvelle, a Je vis le corps oCi cette âme noble et sainte avait habité,
des jeunes filles. enveloppaient son visage dévoiles blancs, ce visage
si doux et si modeste que. j'entendais Les anges murmurer : C'est la
source de la félicité .suprême I » Et lui, en présence de cette mort,
il s'écrie : u 0 Béatrice, sois bénie I » Cependant les femmes qui le
ga^dentleréveillent de sa vision, tiaa certes, elle ne fut pas tou-
jours une insensible et froide allégorie, cette chère maltresse de
(i) UmwtiM, Vie d$.lord Bynm,
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520 REYUE DES DEUX MONDES.
son cœur et de son esprit, rayonnante d'un double éclat, belle pour
ce monde et pour l'autre, la fille des hommes et la sœur des anges,
omnis beatitudo nostral Ces amours du premier âge prolongées
dans l'adolescence occupaient la société de Florence. On en parlait
beaucoup, et Dante, pour dépister l'attention et donner le change,
feignit de s'éprendre d'une autre jeune fille. A dater de ce jour,
Béatrice ne le salue plus; jusque sur les' hauteurs du Purgatoire,
nous retrouvons la trace de cet honnête, mais dangereux mouve-
ment d'inconstance. Le 9 juin 1200, elle meurt à vingt-quatre ans,
elle meurt pour se transfigurer dans la lumière de Dieu et revivre
éternellement, objet d'adoration incomparable, idéal d'amour ter-
restre et divin.
Dante a pu avoir d'autres sentimens, il n'oublia jamais Béatrice.
Qu'est le souvenir de Mary Duff pour Byron? Un nom de plus dans
son catalogue; la liste de don Juan en porte mille et trois, le noble
lord en avoue cinquante et quelques, et continue à se guinder en
victime de l'amour. Tous les hommes de génie ont adoré les femmes,
tous furent trompés; quelle somme de vraie douleur contienneot
ces martyrologes écrits en stances admirables? Écoutons ce grand
poète dont le cœur déborde, et nous en arriverons à croire cette
chose absurde et monstrueuse, qu'une nature de cet ordre n'ayant
aimé vraiment que deux fois dans la vie, c'est sur une enfant de
huit ans et sur le chien Boatswain que le plus fort de sa passion
et de son attachement s'est porté. « Poésie et vérité, » disent les
mémoires de Goethe; c'est trop souvent, hélas! poésie et vanité qui
conviendrait ici. Victime! il se peut; mais d'où vient le mal, sinon
de l'abîme que nous nous plaisons à creuser entre le monde et
nous? N'exîste-t-il donc d'autres souffrances que les nôtres, d'autres
douleurs dignes de pitié que celles qui nous affectent? De ce que,
par suite d'une mauvaise éducation, d'un vice de caractère ou de
conformation physique, le désaccord s'est établi dans notre être
agissant et pensant, est-ce à dire que les ténèbres doivent envahir
l'univers? Ma maltresse me trompe, j'éprouve un échec de tribune,
mes premiers vers sont accueillis avec malveillance par la critique,
et j'appelle toutes les foudres du ciel sur l'humanité; une épine
me pique au doigt, et c'en est assez pour que j'écrive avec le sang
de mes blessures. On se fait une conscience, une vie, un idéal à
part, on n'obéit qu'aux sauvages instincts d'une organisation d'en*
fant gâté, et d'erreur en erreur, de froissemens en froissemens, de
colère en colère, on en arrive à devenir pour soi-même et pour les
autres un objet de haine et de mépris.
Ce cœur inquiet, féroce et vaniteux, Marie Chaworth, de laquelle
il s*éprit justement parce qu'elle aimait ailleurs, eût-elle jamais
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LORD BYRON ET LE BYRONISME. 521
réussi à l'édaquer, à le fixer? Plus âgée de quelques années que
Byron, la jeune fille n'avait pas attendu de le connaître pour dis-
poser de ses sentimens. Elle n'en agréa pas moins rbommage du
« jeune bancal, » et se laissa courtiser par lui avec cette adorable
et perfide gentillesse féminine qui ne néglige aucun passe-temps
et qui porte la plus simple des novices à coqueter avec une afiec-
tion dont au demeurant elle ne veut rien faire. Le poème de ses
amours avec Mary Chaworth, Byron Ta chanté dans le Rêve. Ils
chevauchaient ensemble. Elle lui accordait des rendez-vous, lui
donnait son portrait, souvcnii*s amers et brûlans consacrés par des
vers splendides. Elle se maria, lui devint pair d'Angleterre, et ce
fut bientôt le tour aux nobles passions des ancêtres de remplir et
d'enivrer son âme. Le monde le plus brillant l'attirait, le fêtait. Il
commença par y jouer le rôle d'un Alcibiade. Son visage était d'une
beauté charmante : l'ange et le démon y combinaient leur expres-
sion selon le code du moment, et, pour compléter le personnage,
certaines excentricités de costume : par exemple ce nœud de cra-
vate qui chez nous fit école, ni plus ni moins que les stances du
noble lord.
En 1807 paraissent ses premières poésies, Hours of idlenessy
dont la seule préface accuse la date. A cette affectation de modestie
dans le suprême orgueil vous reconnaissez la marque du jour. C'est
de la littérature de caste. « Si j'envisage Favenir de ma situation et
les futurs efforts qui me seront imposés, il ne me semble guère
probable que j'aborde jamais le public une seconde fois. » M. de
Chateaubriand ne s'exprime pas autrement. Fabriquer de la prose
ou des vers ne saurait convenir à des gens de qualité; ni leur nais-
sance, ni leur éducation ne les ont préparés. S'ils s'essaient à ce jeu
de vilain, c'est uniquement pour se prouver à eux-mêmes qu'un
seigneur de leur importance doit savoir tout faire et même jouer du
violon sans avoir appris; mais que le public ne s'imagine point que
de semblables bonnes fortunes vont se renouveler souvent pour lui.
« Qui voudrait rimer, pouvant faire autre chose? Je trouve la pré-
férence accordée de nos jours aux écrivains sur les hommes d'ac-
tion, et le bruit qui s'élève autour d'un ramas de scribes^ un signe
de misère et de dégénércRBlpence. Qui diable écrirait, pouvant agir?
l'action, l'action I disait Démosthène; de l'action donc, et non pas
des écrits, mais surtout point de rimes (1) ! » Sacrifier aux muses et
aux grâces est une de ces faiblesses auxquelles on peut condes-
(i) L*action! disait, hélas! aussi La Calprenède dans ses préfaces : c la profession
qne Ja fais ne me peut permettre sans quelque espèce de honte de me faire connaître
pu* des Tors et tirer de quelque méchante rime une réputation que ]o dois seulement
r d*une 4pée que J'ai l*honneur de porter. »
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522 BETOE DES DEUX MONDES.
cendre une fois par hasard, et qui doWent être d'autant plus coortes
qu'elles empièleot sur les iiUérôts de l'état, auxquels des hommes
de tel air sont exclusivement voués pixr nature. U semble qu!à ces
hauteurs où l'on se place, la oritique ne devrait pouvoir vous
atteindre, et c'est le contraire qui arrive. Ces paladins et ces doit-
dies vous ont des irascibilités d'hommes de lettres. A dire vrai, la
£açon dont la Revue à! Edimbourg accueillit ces essais, d'ailleurs
médiocres, eût agacé le moins présomptueux. Cette volée de bois
vert sur le dos du poète contusionna aussi par maint endroit le gen-
tilhomme, il releva l'ai&ont, y répondit fièrement par la plus inso-
lente des satires : Barda anglais et critiques d'Ecosse, une de ces
flèches que le carquois d'Apollon tient en réserve contre les emie-
mifi. Toute l'inspiration byronienne est.là: superbe, acerbe, provo-
cante, méprisante, défiant les hommes et bravant les dieux. Southey,
Wordsworth, Scott, le comte Garlisle son tuteur, lord Holland, au-
tant de Marsyas écorohés sans merci! Byron, comme Juvénal, aime
l'hyperbole, et, pourvu qu'il frappe dur, ne regarde guère sur qui
tombent les coups de sa massue. A ce début succède un temps d'arrêt
pendant lequel l'orage de cette existence se concentre sur ^'ew-
stead. Il y vit en assez médiocre intelligence avec sa mère, jusqu'à
ce jour où l'ennui, le dégoût, le sentiment de ^e& extravagances,
font décidément naître en lui cette irrémédiable mélancolie qui de-
meure aux yeux de la postérité le plus sympathique de ses attd-
buts. tt Ici reposent les restes mortels d'un être qui fut beau sans
vanité, fort sans présomption, d'un être bon et courageux qui,
doué de toutes les vertus de l'homme, n'eut aucune de ses fai-
blesses. Et cet éloge, qu'on prendrait pour une vaine flatterie en le
lisant sur la tombe d'un individu de notre espèce,.n'est qu'un hum-
ble gage de reconnaissance adressé à la mémoire du chien Boats-
wainl )) Une telle boutade explique mieux que tous les conuneo-
.taires la disposition morale de celui qui s'y laisse aller; infatuatioo,
amertume et dépit, haine à l'humanité par le trop grand amour
qu'on a de soi dès l'entrée dans la vie, et dont l'influenoe reparaîtra
dans tous les actes comme dans toutes les œuvres du personnage!
Les Alcibiade mal réussis.font.les .Timon.
Dégoûté de son pays, mécontent. de soi-même, Byron quitta l'An-
igleterre pendant l'été de 1809. Il vit Lisbonne, l'Espagne, la Grèce,
traînant au loin l'inquiétude et les déchiremens de.6oncQBU£,e;>^
triœ quis exsul se quoque fugity traînant aussi l'iniplacable sar-
casme, et trouvant moyen d'agacer, d'irriter à distance ses cbers
compatriotes les Anglais. « La supériorité des Anglais, écrit-il à ^
mère, est une chose que sur nombre de points noua aimons à nous
exagérer. N'importe, quand cettejsupédorité se montra à.moi^je la
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LORD BYaON ET LE BTROIi(ISME« 52S
reconnais; mais, dès que je vous trouve inférieurs, je le dis. Or
c'est en quoi les voyages m'édairent, et j'aurais pu rester un siëde
à m'enfamer dans vos villes et à moisir aux brunies de vos cam-
pagnes sans en apprendre autant. » Peu à peu il renvoya toute sa
suite, et s'habitua au service des gens du pays. Son fidèle Flecb-
ter est le dernier qu'il se décide à expédier, et les humoristi-
ques observations consignées dans une autre lettre à sa mère au
sujet du parti qu'il vient de prendre semblent grêler sur John
fiull comme des pois de sarbacane* a Au bout du compte, je n'ai
nul besoin de lui, il ne m'aidait en aucune façon; puis ses éter-
nelles lamentations sur le manque de bière et de bœuf, son mépris
stupide et bigot pour toute chose étrangère, son incorrigible inca-
pacité d'apprendre les plus simples expressions d'une langue quel-
conque, le rendaient, comme tous les domestiques anglais, embar-
rassant au dernier degré. Il fallait d' abord s'expliquer pour lui, et
si vous saviez le reste : les pUaws qu'il ne pouvait manger, les vins
qu'il ne pouvait boire, les lits où il ne pouvait dormir, les chevaux
qui le faisaient choir, et pour comble de misère point de thé I Après
tout, c'est un honnête garçon, et sur terre chrétienne assez ca-
pable, mais en Turquie! Dieu me pardonne I mes Albanais, mes
Tartares et mes janissaires travaillaient autant pour lui que pour
nous, ainsi que peut le certifier Hobhouse. » Arrêteras I ce fier
voyage, gardons-nous de le traduire en prose; de trop beaux vers
l'ont immortalisé, ce voyage-là : c'est ChUde-Uarold! L'âme de
Byron, que le romantisme des montagnes d'Ecosse avait de bonne
heure préparée à la rêverie, s'ouvrait aux radieuses impressbns
d'un monde tout nouveau. Sur œs antiques promontoires de la
Grèce, quelles visions l'attendaient, quelles images lui souriaient
du sein de ces nuages roses où le regard plonge sans fin, et quelles
hannonies dans les flots bleus et parfumés de cette mer ioniennel
Là pour la première fois l'homme respire, là surgit le poète. On
dirait que ce misérable cortège de vanités, de préjugés, de ridi-
cules, dont il marchait environné, s'est dis^pé subitement à l'in-
fluence magique de ce sol où chaque pierre lui parle de Phidias, de
Péridès et d'Alexandre. Le champ de sa pensée devient plus libre,
s'élargit; lui-même se relève, goûte l'apaisement; inspiré, le voilà
presque beureux. La staoce de ChiULe-Uarold a des sonorités lo-
cales, et vous rappelle le bris^oient mélodieux de la vague au cap
Sanium. Ainsi murmuraient les vieux chênes de laiorêt de Dodone,
suDtt chaulait la source que fusait jaillir du rocher le sabot de Pé-
gase. « Antique et superbe Athènesl où soot-ils les magnanimes
fondateurs de ta pussance? Ils <mt fui d'un rapide essor^ songe des
lemps évanottisl £ux, toujours les premiers au but où souriait la
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52& BEVUE DES DEUX MONDES.
gloire, ils ont vaincu, puis disparu. Quoi? tout cela fini! un conte
bleu, l'étonnement de quelques heures passagères. » Ces strophes,
lecture des esprits cultivés, poésie aristocratique dans le plus beau
sens du mot, remuent à fond tous les cœurs capables encore de
vibrer à ce nom sacré du Parnasse. « Combien déjà de toi n'a-
vais-je pas rêvé! Ceux qui t'ignorent ignorent le sublime chez
rhomme, et maintenant que je te contemple, la honte me dévore de
me sentir si faible à te célébrer. Moi qui rêvais de si nombreux
hommages à te rendre, je tressaille et ne sais désormais plus que
m'incliner. Ma voix tarit, mon souffle s'arrête, mon œil plonge fixe-
ment dans la flottaison de tes nuages, et, pour dire ce que j'éprouve
d'être si près de toi, je n'ai que mon joyeux silence ! »
La harpe de Byron n'a que deux cordes : méditation, contempla-
tion de la nature. Qu'il ait à peindre dans Marino Faliero le ta-
bleau d'une fête vénitienne, ou dans Manfred les Alpes et Rome,
c'est toujours la mélodie de Childe-Harold sous laquelle il met
d'autres paroles. Ses douleurs, ses colères contre la race humaine
pourront revêtir diverses formes, le cri de Harold restera Texpres-
sion-type de cette poésie à outrance qui rêve, blasphème et maudit
si bien. Dans Harold ^ pour la première fois il se chante lui-même,
et prend devant le public les traits, le geste et l'attitude qu'il gar-
dera jusqu'à la fin. La pâleur au visage, l'air fatal, l'anathème aux
lèvres, le cœur souffrant et dévasté, parcourant le labyrinthe du
péché en prince ténébreux qui ne veut ni conseils ni consolations,
ainsi partout il nous apparaîtra; le décor changera, les effets de
lumière et de mise en scène se renouvelleront, le personnage ne se
démentira plus. Childe- Harold^ le premier en date des grands
poèmes de Byron et son chef-d'œuvre, a l'imperfection qui carac-
térise le genre. Les choses s'y déploient sans projet ni plan, cela
pourrait en quelque sorte ne jamais finir. Les aventures de don
Juan, de même que les pérégrinations d'Harold, se prolongeront
aussi longtemps qu'il plaira au poète. Rien n'empêche en effet qu'à
la première Haydé une seconde ne succède, et que Harold-Byron,
après avoir reproduit dans l'Hellespont les exploits de Léandre,
n'aille se baigner dans le Gange et visiter Delhi après Athènes. On
s'étonne aujourd'hui qu'une pareille forme ait pu trouver tant
d'imitateurs alors qu'elle n'a vraiment pour elle qu'un intérêt : la
personnalité du comédien. Certaines pièces ne réussissent que par
l'acteur et n'admettent point les doublures. Ainsi de la poésie by-
ronienne, qu'il ne faut pas confondre avec la poésie de lord Byron»
Prenons maintenant les petits poèmes, les récits en vers, c'est la
même absence de composition, le même désordre. La Fiancée iA-
bydos, le Corsaire^ le Giaour^ autant d'anecdotes que le poète a pu
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LORD BTRON ET LE BYBONISME. 525
s'entendre raconter, ou lire simplement dans Gibbon, comme Pari-
sinay et qu'il reproduit en se contentant de verser sur les descrip-
tions les trésors de sa palette et d'incarner son âme à lui dans leurs
héros, tt Les hommes qui ne portent point au front le stigmate de
Satan, a dit un des biographes de Byron, M. Karl Frenzel, n'étaient
dignes qae de son indifférence. Il ne lui fallait que des Prométhée
enchaînés, et jusque dans Marino Faliero maudissant Venise vous
ressaisissez l'antique titan bravant les dieux ! »
II.
Après une absence de deux ans, Byron revient en Angleterre assez
tristement préoccupé d'ailleurs des embarras qui l'y attendent.
a L'avenir ne me sourit guère. Le corps miné par la fièvre, mais
l'âme, j'espère, encore debout, je reviens chez moi, à mon home,
sans un espoir, sans un désir. Le premier qui m'abordera, c'est un
avocat, le second un créancier, puis viendront les fermiers, les
gens d'affaires et tous les ennuis qui s'attachent à des possessions
délabrées, contestées. Bref, je suis triste et mal à l'aise, et, si je par-
viens à réparer un peu mes irréparables affaires, je m'en irai dere-
chef Dieu sait où. » Il rapportait de son voyage deux poèmes, l'un
auquel il tenait beaucoup, une imitation d'Horace, Hinis from Ho-
ractf, l'autre à ses yeux de valeur tout à fait secondaire, Childe^
Harold! Byron naturellement allait s'empresser de publier Y Horace
lorsque, grâce à la vigoureuse intervention d'un ami, M. Dallas, ce
fat Childe-Harold qui parut. Le lendemain, tout Londres portait le
nom du poète aux étoiles. « Je m'étais endormi inconnu, je me ré-
veillai célèbre. » En un moment, l'auteur se vit au faite de la littéra-
ture : Southey, Wordsworth, Scott et Moore ne comptaient plus, il
fallait en le nommant ne parler que de Shakspeare ou de Milton.
Ministres» philosophes, grandes dames et grands seigneurs, leaders
de la chambre et leaders de la mode, venaient se coudoyer à sa
porte, et sur sa table les invitations des souveraines du haut ton
couvraient de leurs plis parfumés les cachets emblématiques de ces
billets que leurs auteurs ne signent point, u Mathews, Hobhouse,
Scrope Davies et moi nous formions une petite coterie à part tant â
Cambridge qu'ailleurs. Davies, qui ne sait pas ce que c'est que de
noircir du papier, nous a toujours battus dans la conversation, et
par la force de son esprit nous enchantait et nous maintenant à la
fois. Hobhouse et moi, nous étions de beaucoup trop faibles pour
les autres deux, et Mathews lui-même succombait devait l'entraî-
nante vivacité de Scropel »
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ftSS BETUB DES DEIÏl MONDES.
Ce Dayies, intelligence en effet remarquable et caractère supé-
rieur, homme d'esprit partout, sachant boire et sachant agir, ce
joyeux et soUde compagnon dé plaisir» et d'infortunes, qui, èam
un souper avec Byron, où disparaissaient douze bouteilles de yin
dti Rhin, ni plus ni moins que dans les tragiques aventures du ô-
yorce, payait largement de sa personne comme de son déyoûmrat,
cet aimable et courtois Scrope Dayies, il nous souvient de l'avoir
jadis rencontré à nos premiers pas. Quelle verve encore chez ce yîeîl-
lard, que de clartés, de flammes, d'aperçus, et, quand il se mettait
à vous parler de son ami lord Byron, quel répertoire d'observa-
tions rapides, nettes, épigrammatiques, vivantes, sur les hommes et
les choses de ce temps! Jamais la société de Londres n'avait connu
semblable éclat. Cette période de 1810 à 1820 fut un moment
unique pour la capitale. La guerre continentale, pois la pait,
avaient amené là toute la sainte-alliance; gens d*épée et de let-
tres, diplomates, philosophes et beaux esprits, affluaient coffime
vers un centre. A côté du prince régent et de ses compagnons me-
nant la débauche à grandes guides se groupaient les talens et les
illustrations. L'Ecosse envoyait Scott, Jeffrey, ErsLine; rirlasde,
Sheridan, Grattan et Moore; les rigueurs du gouvernement impérial
y exilaient M"* de Staël; et, pour faire accueil à tant de nobles
hôtes, TAngleterre fournissait aussi son contingent : les Gannmg,
les Holland, les Brougham, les Grferd, les Campbell et bien d'aa-
tres qui brillaient dans la politique, ïes sdences, les arts. Et les
femmes î où trouver des noms p4tis aîmaWes à citer : lady Caro-
line Lamb, lady William Russell, lady Ad^aîde Forbes, fe prin-
cesse de Galles, lady Jersey ? Byron, qui les fréquentait aters dans
l'ivresse du cœur, les chanta plus tard dans l'amertume et Tiro-
nie. <f Que sont devenues lady Caroline et lady Frances? Divorcées
sans doute ou à peu près f » Existence de higk life et de poésie!
Lara prend naissance au sortir d'un bal masqué; entre le grof
chez Douglas Kinnaird et une première représentation de Kean, les
pages du Giaour sont envoyées à l'imprimerie. Lord Byron était roi
de la mode; son air dédaigneux, la coupe de ses habits, donnaient
le ton. Cette aristocratie anglaise, toujours en qçrète d'une idole,
se précipitait au-devant de ce nouveau fils de son adoption, Gan-
tant plus recherché, adulé, qu'il se montrait plus arrogant. Il dîne
un soir chez lord Holland. Toute la fashion sous les armes l'atten-
dait, le guettait f Byron arrive tard, prend place à table et se
touche à rien. Les voisines de gauche et de droite s'étonnent d'a-
bord, puis chuchotent; et la nouvelle, après avoir fait le tour da
couvert, arrive à lady Holland, qui s'en émeut et gracieusement de-
mande à son hôte la cause de cette abstinence. Byron répond en
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LORD BTBON £T LE BYHONISUE. 527
sTexcuBant qu'il a Tbalntiiâe de oe prendre à ses repa» que du a^^
tain-biscuit et du' soda-water, — tes deux seules choses peutrètre-
qui manquassent à Tofficoi L'auteur de Ghilde-Haroldn^ pouvait
pourtant s'en aller à jeun. Des gens furent mandés en réquisition
chez le pastry-cook et le buvetier les plus proches, ce qui pro-
cura à sa seigneurie' le mofsn de faire un excellent dhier et surtout
d'épouffer son monde.
Les hautes clfeisses, mises en belle humeur de réaction contre les
idées de la révolution française par les romans de Walter Scott^
saluaient dans lord Bymn le messie aristocratique, le barde inspiré.
Jamais encore le lyrisme moderne n'avait emprunté de pareils ac-
cens aux grands spectacles de la nature, jamais on n'avait chanté
sur ce ton la mer, le vaisseau^, la tempête. De ce jeune héros, de ce
vainqueur plus couronné que ne le furent de leur vivant Sbakspeare
et Hilton, le monde attendait des: merveilles; lui-même, plus con-
fiant et dans son génie* et dans sa fortune, se sentait d'entrain à
tout réaliser quand vint la chute, quand s'ouvrit l'abîme où des
profondeurs du ciel Lucifer tomba foudroyé.
lord Byron avait à la- longue aussi trop abusé de la mystifiea^
tibn à' l'égard de la* société anglaise. L'admhration n'entend pas
qu'on la dupe, et le jour où les Ângiais s'aperçurent que Byron
n'était pas simplement un homme de génie, mais que c'était avant
tout ce que nous autres nous appelons un homme d'esprit, sa perte
fut résolue. En France, l'esprit n'a jamais tué personne, tout le
monde en a ; il est vrai que* nous passons, non sans raison, pour
avoir les défauts de notre qualité, mais enfin cette qualité, étant eu*
quelque sorte nationale, ne blesse aucun intérêt, et, même lorsqu'elle
nous cause les plus grands maux, nous l'excusons. Or Byron était,
un esprit français égaré sur les bords de la Tamise. Aux Anglais
sérieux, méthodiques, il affectait de parler cette langue du* persi*
flage qui leur fait horrour ou plutôt qu'ils n'aiment que chez nous,
dans nos petits théâtres, où la plupart du temps ils ne la com-
prennent pas. Leviiy and irrévérence^ deux mots fatals contre
lesquels, chez eux, il n'y a point d'appel, et lord Byron, c'est
une justice à lui rendre, s'il était bien spirituel, était ausâ terri-
blement irrévérent; il traitait sans gêne les convenances et plaisan-
tait d'une façon abominable et tout à fait française des individus
les plus- importans. Entro la société anglaise et lui, la rupture était
inévitable; son mariage en fournit l'occasion. « Je rencontrai miss
Milbanke pour la première fois- chez lord Melbourne. Ce fut un jour
oéfaste, et je me souviens très bien qu'en montant l'escalier je fis'
un faux pas et je dis à Moore, qui m'accompagnait, que c'était un-
mauvais présage. Hélas! pourquoi n'en ai-je pas tenu compte? » Il
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528 REVUE DES DEUX MONDES.
y a dans ce que le monde appelle la perfection chez une femme
quelque chose qui nous fait peur, et lady Byron, au dire du monde»
étsdt un assemblage de toutes les perfections et réunissait tous les
talens à toutes les vertus.
Le 2 janvier 1815, l'illustre poète épousa miss Milbanke, et le
25 avril de Tannée suivante il quitta TAngleterre pour n'y plus re*
venir. Trois semaines après son mariage, l'auteur de Childe-Harold
s'entendait demander par sa femme « quand il aurait l'intention de
renoncer à ses habitudes de versification! » Quel juste et tragique
retour des choses d'ici-bas I Ce poète, que nous avons vu dans ses
heures d'impertinence traiter ses vers avec dédain, et qui se voit à
son tour dédaigné dans ses vers par la femme qu'il vient d'épouser et
qu'il aime! Vers la fin de l'année naquit la petite Ada. L'orage ce-
pendant couvait. Un soir de janvier 1816, Scrope Davies, de qui noos
tenons le fait, reçut à Cambridge une lettre de M""^ Leigh, sœur con-
sanguine de Byron. Sur ces quelques lignes très pressantes, l'ami se
met en route, arrive à Londres et court à la maison de Picadilly,
où Flechter en l'introduisant s'écrie : « Comme mylord sera content
devons voir, monsieur! Il est bien soufTranU » M. Davies trouva By-
ron dans un état d'extrême agitation. Il se promenait de long en
large. Chaque fois qu'il s'approchait de la cheminée, il en détachait
une des miniatures qui l'ornaient, et silencieusement la plongeait
dans le feu. A la fin, il s'assit devant le foyer, regarda fixement un
dernier portrait. « Elle est morte, » soupira-t-il, et le portrait sui-
vit les autres dans la flamme. Pendant tout ce temps, l'ami de By-
ron le regardait faire; puis enfin, avec un calme imperturbable :
(( Byron, tenez- vous absolument à ce que l'or de ces montures soit
perdu? parce que, si cela vous était égal, je prendrais les cadres
pour moi. » Et Scrope Davies s'empara des pincettes et se mit à re-
tirer l'une après l'autre les bordures d'or des portraits. La diversion
était opérée, et du monologue dramatique on passa bientôt à la
simple causerie, tout en continuant à fourrager dans le feu. Cepen-
dant la dame de confiance de lady Byron ne tarda pas de survenir,
demandant à mylord d'un air pincé si par le bruit qu'il se plaisait
à faire il prétendait rendre sa maîtresse plus souffrante. « Dites à
myladyj répliqua Byron redevenu gouailleur, que je fais ce bruit
non point pour empirer son état, mais pour améliorer celui du
feu. » Huit jours plus tard, lady Byron allait s'établir chez son
père, et lord Byron avait à se retourner contre la tempête.
C'était où les envieux et les ennemis l'attendaient. Un cri d'uni-
verselle indignation s'éleva, les cercles qui naguère divinisaient
son nom le blasphémèrent, la moralité' de la vieille Angleterre se
révolta d'horreur; à la vue de cet impie, de cet adultère, le purita-
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LOBD BYRON ET LE BYRONISME. 529
nismc eut des haut-le-cœur; les moins sévères se contentaient de
l'éviter, les autres lui jetaient la pierre. Comment n'avait-on pas
tout de suite dévisagé ce noir scélérat, mis à nu les vices qui se ca-
chaient derrière ce masque d'honneur et de chevalerie? Ses poèmes,
ses talens, choses surfaites! le serpent de TÉcriture a de ces ruses
pour séduire et tromper l'innocence; mais le péché tôt ou tard
montre sa laideur, au cœur de ces strophes tant admirées on dé*
couvrait le poison de la corruption; le demi-dieu disparaissait pour
ne laisser subsister que le démon au pied de bouc, à l'éclat de rire
cynique. Tant d'exagération dans la haine eut néanmoins le bon
effet de provoquer certaines sympathies, de réveiller certains cou-
rages qui, soupçonnés à peine à l'heure du succès, n'en eurent que
plus d'éclat dans la tourmente. Au moment où lord Byron s'apprê-
tait à quitter l'Angleterre, lady Jersey organisa publiquement une
fêle en son honneur; tout Londres y fut invité par elle : crânerie
superbe chez une femme de cette beauté, mais sans péril pour son
renom toujours à l'abri des atteintes! « Il valait la peine d'être ainsi
attaqué pour être défendu de la sorte, » écrit à ce- sujet Hobhouse.
Miss Mercer, qui fut depuis M""' la comtesse de Flahaut, eut égale-
ment son éclair d'intrépidité. Le poète ne l'ignora point. A Douvres,
sur le port, et comme il allait s'embarquer, « donnez ceci de ma
part à miss Mercer, dit-il à M. Davies en lui remettant un souvenir,
et qu'elle sache bien que, si j'avais été assez heureux pour épouser
une personne comme elle, je ne serais pas aujourd'hui condamné à
'exil. »
L'itinéraire de Byron portait ces mots : u la Suisse, l'Italie, puis
la France... peut-être! » Nous ne pouvons que regretter, et pour
nous et pour lui, qu'il n'ait pas rempli tout ce programme. By-
ron, qui déjà nous aimait sans nous connaître, fût certainement
devenu l'un des nôtres en nous fréquentant. Nos grands penseurs,
nos gloires, l'attiraient en même temps qu'il détestait les Alle-
mands; détester n'est point assez dire, il les méprisait. « Je ne fe-
rais des prières pour obtenir du ciel un hiver moins rigoureux que
si je croyais que le dégel dût entraîner toute cette racaille qui s'est
ruée sur la France, » écrit-il à Murray en janvier 1814, et il ajoute :
« Quelle chose infecte que la proclamation de Blûcher I » Le des-
tin en avait autrement décidé. C'était alors le temps des illus-
tres pèlerinages en terre classique et en terre-sainte. Dès 1807,
Chateaubriand parcourait la Grèce, la Palestine, l'Afrique et r£s*
pagne, promenant sa rêverie et son religieux don-quichottisme des
ruines d'Athènes au tombeau du Sauveur, remplissant d'eau du
Jourdain sa gourde légendaire, s'adossant à Minturnes sur le fût de
colonne de Marins, et de là partant pour l'Alhambra, où la cour des
TOUR a. ^ 1873. 31
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MO BBTOI 0E8 OEOX liOI9DBK
ïiiom et ses fontaiRes jaillissantes le berçaient de souveoirs cberno
Icresqoes', mais que vaut le Dernier des Abencerages comparé à
Childe-^Hsrùld? Qu'est-ce que ce romantisme académique près de
Téolataute éniptioa d^uue âme d'où la souveraine poésie déborde
tout à coup en jets de flamme? Lord Byron une seconde fois quit*
tait TAingleterre, et ce jour-ià pour ne la phis revoir. La femme
qu'il avait aimée, illustrée de son nom, le cbajsaait du foyer une
torche de furie & la main. S'il est vrai que le poète ait bemn des
flagellations du sort, si la cécité d'Homère et de Mil ton» Toxil et
les souffrances d'Alighieri, les rudes épreuves de Camoens, entrent
pour quelque chose dans l'impérissable ciment de leurs chefs-
d'œuvre, l'auteur de Childe^Harold n'avait qu^à rendre grâce anx
^eux : -^ ses profondes amertumes et se» douleurs, jusque-là
peut-ôtre moins ressenties qu'imaginées, devenaient une Térité, Il
rompit avec le monde et lui déclara guerre ouverte, guerre sans paix
ni trêve dans laquelle il devait périr, car la société, telle que l'ont
faite des préjugés et des contradictions séculaires, a de terribles
forces de résistance même contre les invectives d'un grand poètB«
et ses abus comme ses vices défieraient les clairons do Jéridio.
Iiord Byron, sachant bien d'avance qu'il s'attaquait à plus fort que
loi, mit à la lutte son être tout entier, et sur cet ennemi qu'il ne
pouvait tuer déchargea l'inépuisable artillerie de sa haine et de ses
mépril.
IlL
Venise fut eon premier séjour , la sij ène ou plutôt la Niobé de
l'Adriatique le reçut. Cette grandeur déchue, cette lumière et cette
fête du passé, dans la somnolence et le désert de Theure présente,
convenaient à la mélancolie du héros vagabond. Ici du mttns le
voisinage des gens ne le menaçait pas. Il n'avait à craindre ni les
espions, ni les hypocrites, ni les sots.^L'Italie eut de tout temps
les mœurs faciles, et la ville des lagunes a toujours passé pour la
moins pédante des résidences. Byron y vécut librement, à sa guise,
en voluptueux, en sultan. Un roulement d'argent considérable, prtK
duit de ses ouvrages et de la vente de ses biens, lui permettût de
se livrer à tous ses caprices et de réaliser jusqu'aux extravagances
de son imagination. Cn aimable vieillard, consul à Janina à l'époque
où le chantre de Childe-Harold explorait le pays, nous racontait à
ce propos une aventure qui, sans une officieuse et rapide interveo*
tien, allait avoir pour dénoûment la mort tragique du poète. Ali^
Pacha n'entendait pcMnt raillerie sur ces matières. Des deux tètes
coupables, il n'y en eut qu'une de tranchée, celle que le terrible
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LOftD OnrBON Bff CE BTaonBHE. XSL
jufltider avait sous la maiik /fiyron^ a?earti., dan^ la 'Bienoe paria
iuite, etil n'éuît que lempa.-^A Vetàa», ces^âésorclvesoi&aientiinoms
de périU<mAis!le (diable n'y .perdait rieft. Spectacle ans» tismran&qtie
pittoresque, ce grand. seigMiir,, lœ fier génie ^entouré d'oâali8qu)es
.consiifliait:ses Duit8'.âa]is.'la(déhaiNdi»^ Hem' étonne queiDetaercâxn^ait
point iait d'un pareil siijet quelque splendide pendant à Bon Itese
dans la maison des fotts« Peut-^re bien y songea^t^I; inals flielacraîx
était trop de.fion époque ipour «e représenter eC «rcprésenler jamais
brd Byron autrement que par ses 'beaux côtés, ilin'en voulait qu'au
Giaourvsûnqueur d'Saasan, qu'à^Childe-^Harold, don luaa, Manfred,
Caîn etîLara.A'Oette période toute de lanfares et d*'illustration8, les
dehors suffisaient;; on se pay aiit de mise en scène, de couleiur locale;
OQipeignait rongie^leslustrostembrasés^ la vaisselle d'or, les'femmes
ieminnues ruisselantes de pierremes, sans réfléchir que Jeurai >1a-
bleau n'était point là, et que ce qu'il aurait fallu peindra, 'c'était la
défaite même de cette âme au sein de ses apparens triomphes, la dé-
gradation anticipée de cette superbe nature cachant déjà les misères
physiques de la pauvre humanité sou«tmihautain sourire d'ange dé-
chu. Ces attitudes, qui, traitées comme elles le méritaient de simples
défaillances morales, n'auraient pu qu'affliger l'opinion, furent pré-
sentées par les arts et par la critique comme l'inévitable attribut de
toute grandeur intellectuelle; les faiblesses, les vices d'un homme
s'appelèrent sa destinée. Geux-Ià qui peut-être n'eussent pas de-
mandé mieux que de se laisser vivre, pour faire croire à leur génie,
s'inoculèrent complaisamment le viinis dont ils devaient mourir. Du
grand au petit, tout le monde pose : celui-ci sur le bûcher de Sarda-
napale, celui-là dans les nuages du Tfaabor, tel autre dans le cabaret
de Lantara. Partout la note résonne au-dessus du ton, s'enflant, se
rengorgeant. Nul n'est au fond Thomme qu'il veut paraître; on a pris
son personnage, on s'y tient, mécontent pai fois de n'en pouvoir chan-
ger. Tout le monde parle pour la galerie. Childe-Harold pousse un cri
de révolte, Lamartine y répond par de Teligieuses remontrances.
Quand le doute ose élever si haut la voix, comment la foi se tairai t-
dle, comment oublietait-oa qu'elle aussi peint servir ideprétexle à de
idéaux vers? Entre le mauvais ange et le bon, il n'y avait déjà.pkisià
choisir.: le défi olTrait à la réplique une occasion fameuse^ Je poMe
des Miditaiionss*ea saisitaussitât; qittiipourrait cependant .répondre
qu'il A'e&t pas mieux goûté l'autre FÔle? La Chute éTun^n^einef -
tai&es;pages des Girondins sont là pour démontrer qae les scènes
d*horreur et de volupté ne répugnaient pas plus à Lamartine qu'<ttu
chantre du Giuour et de Maïkfred. £Atre ces deux nobles natures,
la dissonance n'existe qu'en vertu des circonstances et parce cpi'un
duo ne se chante pas à l'unisson ; mais d'bomnae à bommey de :poète
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532 REVUE DES DEUX MONDES.
à poète, que d'affinités! le génie d'abord, cela va sans dire, puis le
ton des classes supérieures, cette indifférence, ce mépris envers les
douleurs, les plaisirs et les travaux des autres, cette habitude innée
de ne compter jamais qu'avec soi-même, et finalement cet inces-
sant besoin d'agiter, de passionner le monde et de tout ravager sur
son passage, quitte à dédommager ensuite par une larme ou quel-
que rime les pauvres cœurs qu'on a troublés.
C'est à la conversion de lord Byron que la deuxième des Jf^-
ditations poétiques et religieuses est consacrée. L'esprit de révolte
et de haine y reçoit doucement son admonition. On lui rappelle en
vers harmonieux cette vérité peu nouvelle, mais dont les âmes en-
dolories perdent trop volontiers la mémoire, à savoir que l'homme
est créé pour souffrir, comme l'onde est faite pour couler, le torrent
pour mugir, et fraternellement on invite la brebis égarée à rentrer
dans la voie.
Gloire au maître suprême,
Il flt l'eau pour couler, l'aquilon pour courir.
Les soleils pour brûler et l'homme pour souffrir!
Éloquente et suave homélie qui laisse percer bien de Tindulgeoce
en faveur du réprouvé! Sous ces fleurs de beau langage, c'est delà
vraie sympathie qui se dérobe; insensiblement vous vous prenez à
songer au gracieux poème d'Alfred de Vigny. Byron est pour La-
martine ce que le tentateur est pour Éloa :
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts ;
Le mal est ton spectacle et Thomme est ta vicUme,
Ton œil, comme Satan, a mesuré Tablme,
Et ton âme, y plongeant loin du jour et de Dieu,
A dit à Tespérance un éternel adieu...
Ton génie invincible éclate en cbants funèbres,
Il triomphe, et ta voix sur un mode infernal
Chante l'hymne de gloire au sombre dieu du mal.
Comme la Vierge étoilée sur son nuage, le poète, tout en évangé-
lisant le démon, subit son charme; allons plus loin, tant de mora-
lité l'assomme, il en veut à la force des choses de lui imposer ce
caractère, et se plaint de tout ce mysticisme qui l'attache au ri-
vage, alors qu'il ne demanderait qu'à s'élancer vers la haute mer,
à braver les flots et les tempêtes, à jouer en un mot aux yeux du
monde de son époque le personnage bien autrement séduisaot,
prestigieux, de ce damné chevaleresque dont toutes les femmes sont
éprises, et qu'une brillante jeunesse avide d'activité, de jouissances,
d'émotions, acclame comme son représentant. « Ce poète misan-
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LORD BTRON ET LE BYRONISME. 533
thrope, jeune, riche, élégant de figare, illustre de nom, déjà célèbre
de génie, voyageant à son gré ou se fixant à son caprice dans les
plos ravissantes contrées du globe, ayant des barques à lui sur les
vagues, des chevaux sur les grèves, passant l'été sous les ombrages
des Alpes, les hivers sous les orangers de Pise, me paraissait le plus
favorisé des mortels. Il fallait que ses larmes vinssent de quelque
source de Tâme bien profonde et bien mystérieuse pour donner
tant d'amertume à ses accens, tant de mélancolie à ses vers. Cette
mélancolie même était un attrait de plus pour mon cœur (1). » Par
malheur, Lamartine n'avait point à opter; la place de Lucifer, éter-
nellement enviée de tous, chose fort immorale, était prise et tenue
avec gloire; restait à s'illustrer dans l'emploi des anges du Seigneur.
Vertueux de gré ou de force, le chantre des Méditations engagea la
partie sur ce pied, et la suite a prouvé qu'il n'avait pas eu tort de
persister; Tablme ayant trouvé son ténor, le firmament eut son vir-
tuose. Ainsi va le monde. C'est à cette inspiration, à cette attitude^
que nous devons le Dernier chant du pèlerinage dHaroldy frag-
ment complémentaire de l'autobiographie du poète errant, histoire
sentimentale et mystique de la campagne de Byron en Grèce et de
la mort du héros. Avertir une âme qui se perd, lui prêcher sur le
bord du gouffre d'onctueuses paroles d'édification, quelle tâche plus
digne d'un chrétien ! Lord Byron fait au lit de mort un songe pro-
phétique : deux urnes s'offrent à ses yeux. Tune contenant le fruit
dévie cueilli à l'arbre du paradis, l'autre renfermant le serpent du
doute; le patient assoupi étend la main et se réveille aussitôt épou-
vanté, car, au lieu de la ponune, c'est l'affreux reptile qu'il a saisi.
Trois fois d'ane urne à l'autre il promène sa main;
Trois fois, doutant d*un choix que le hasard inspire,
De leurs bords incertains, tremblante, il la retire ;
Knfln, bravant du sort Tarrôt mystérieux,
n plonge jusqu'au fond en détournant les yeux.
Déjà ses doigts, crispés par l'horreur qui les glace,
S'entr'ouvrent pour sonder le ténébreux espace.
Quand, des plis du serpent soudain enreloppé,
n tombe! Un cri s'échappe : Harold, tu t'es trompé!
Et Técho de ce cri, que Josaphat prolonge,
L'éveillant en sursaut, chasse son dernier songe.
11 frémit; il soulève un triste et long regard;
Un mot fuit sur sa lèvre... Hélas! il est trop tard.
Lamartine l'absout nonobstant; avant de damner une âme de cette
grandeur, de ce courage, de cette puissance, une âme travaillée
par de si déchirantes épreuves, Dieu lui-même y regarderait à deux
(i) Lamartine, conunentaires aux premières Médiiotitmi,
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53ft' SETtJfi DBS DEUK H0NIIE9.
fois, et le disoipl6 a pour son mattre toutes les indulgences de Tad*-
miration. Dn vrai chrétien assurémenr serait plus sévère; mais La-
martine fut-il jamais un vrai chrétien? Les miséricordes infinies ne^
lui coûtent guère, et nous le Toyon» les distribuer sur son passage*
avec la^ sublime prodigalité d^un scepticisme* qui s'ignore. Sa fbi fit
de contënrplation, de rêverie, et n^ff jamais gêné personne. U tovsi
laisse, en tout état de cause; la conscience absolument à l'àlâe; ses
méditations, élévations et recueillemens n'impliquent d'autre cultB'
que celui de la nature, d'autre autorité que l'enthoasiasme. Le Dien^
de Lamartine est le Dieu des bonnes* gen& de Bémnger; sauf l'irré-
vérence et le cynisme de la gaudriole. Gé' Dieu^là n'a point de bon-
net de coton et ne* met point la tète à la fenêtre pour voir ce qui se
. passe sur la terre. On ^installe daDS< les nuages roses de TOrient
OU' dans les vapeurs argentées-' du clair de lune, on l'entoure d'une*
cour de séraphins à robes flottantes, et dont les tmiis célestes ont
cet agrément singulier de rappeler à nos yeuK les plos obarmaas
visages du type féminin; mais tout cet appareil ne relève au demen-
rant que de 1 imagination^ c'est de la mythologie pure et simple^
Les croyances d& ce* genre n'imposant aucun dev^oir, on' les peat
avoir à bon marché r il sufBt d'accorder sa harpe surleton et de se
monter là< tète.
Lamartine, avec cette inconcevablesaadhce d'ontrecoidaEDce qu'on
lui passe à cause d'une grâce innée: qu'il' apporte jusque dans ses
afféteries, Lamartine a. dit quelque part dans ses' Gonfidence»^
parlant par allusion de sa propre personne :: œ S'il eût tenu un pin-
ceauv il aurait peint des vierges de.Foligno; s'iUeût manié le ciseau,
il aurait sculpté la Psyché de Canova; s'il eût connu la langue dans
laquelle on écrit les sons, il aurait noté les plaiutesr aériennes du
vent de mer dans les fibres dès pins d'Italie, ou lès haleines d'une
jeune fille endormie qui rêve à celui qu'elle ne veut pas nommer.
S'il eût été poète, il aurait écrit les apostrophes de Jdb à Jebovab,
les stances d'Herminie du Tasse, là conversation de Roméo et Ju-
liette au clair de lune de Shakspeare, le'portrait d'Haydé de lord
Byron. S^l eût vécu dans ces républiques antiques où l'homme se
développait tout entier dansla liberté, comme le corps se développe
sans ligature dans l'air libre et en plein soleil, il aurait aspiré à tous
les sommets comme César, il aurait parlé comme Déraosthène, il se-
rait mort comme Caton. » Qui sait si Lamartine, une fois en train de
byronisery nfaurait point à son. tour appuyé sur la note caractéris-
Uque2 La conscience a. des secrets que: nul œgard ne sonde;. d'ail*
leurs le chantre desr Médàations ai^it pris parti poun la religion, et
n'avait plus à s'en dédire dans ses vers. Il s'était pose en croyant,
ce qui ne l'empêcha pointde.ae.pcéûccuper toute sa. vie de lord By-
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LORD HBON ET LX BTIONISHE. 5Sfi
ron, mm rival en génie, en beantô, en renomii dont l'infernal hm^
gnétifioie Fattice, etqu'il suivrait jusqu'aux abtmes, si quelque ehosé
ne lui soufflait an fond de Fâme qu'il vaut mieux être le predùef
parmi les auges de lumière que le second entre les damnés*
Gomme il connaissait son Ghateaubriand« Lamartine connaissait
$aù Byron, et Timitait de loin antant que les bienséances le lui per^
mettaient. Spectacle dn reste assez curieux que ces divers points de
ressemblanoe ohes ces trois bommes, chas ces trois dominations^
pour parler le langage do Dante I Le même orgueil de race les en^
flamme; poètes par la grâce de Dieu, ils aSbCtent de traiter avec
iodifiérence et dédain leur souveraine vocation, et commencent par
se donner devant leor miroir dee airs d'homme d'état que les ba«^
daudd naturellement prennent au sérieux. Celui-ci compte bien ne
jamais s'adresser au public que du haut de la tribune de la chambre
des lords; quant aux autres^ s'ils écrivent de la pro^e ou des vers,
c'est en attendant mieux, —et ce mieux, quel est- il 7 Dieu les a
créés Chateaubriand et Lamartine; mais eux, leur ambition, leur
prétention est d'être un jour de pariîsûts secrétaires d'ambassade,
de copier, de cacheter des dépêches et de viser des passeports^
« Trois poètes, divisés par les intérêts et la nationalité, ont été en
même temps ministres des affaires étrangères, moi en France^ Can^
ning en Angleterre et Martinez de la Rosa en Espagne. » Passe en-
core pour Martinez de la Bosa; mais que vaut Canning comme
poète? Le négociateur do congrès de Vérone eût-il donc été si flatté
qu'on lut attribuât comme ministre des affaires étrangères la place
que Canning occupe parmi les poètes ? Il n'importe, c'était la manie
da jour. La poésie, le génie littéraire, avaient cette qf>écialité, mo^
deste au moins, convenons-en, de vous désigner pour un emploi quel-
conque dans la diplomatie. Byron, qui partout donnait le ton, avait
mis ce dandysme à la mode. Poète et grand seigneur, poète et secré-
taire d'ambassade, c'était le comble de la fasbion. Nous avons eu de-
puis les poètes menuisiers, boulangers et perruquiers : autres temps,
aatres mœurs t La diplomatie, on se le rappelle, avait à cette épo-
que encore de son prestige et passait pour une école d'élégance
et de distinction ; Napoléon envoyait à Home l'autenr dn Génie du
ehriuianimm^ le chantre des Méditations recevait en 1831 sa pre^
mière récompense officielle sons forme à'tm brevet d'attaché de lé^
gtttion & Florence, de là se rendait à Naples, puis à Londres^ tou^'
jcnnrs pour y tenir des postes subalterne!», et finalement revenait k
norenee eomme chargé d'affaires, lorsque la révolution de juillet
coupa court à sa carrière e)tté«iettre> de même qne l'assassinat dn
dne d'Engblen avait subit^fment interrompti Chateaubriand dans la
sienne. Lonqtte LamartloSr en parfait galant hoomie, trut devoir
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536 RETUE DES DEUX MONDES.
résigner ses fonctions, il allait être nommé ministre en Grèce par
la restauration, qui montra toujours plus que du discernement vis-
à-vis de ses poètes, et sut mettre dans ses rapports avec eax
certaines délicatesses qui doublent le prix d'une faveur. Ces pr6-
Tenances qu'un gouvernement peut toujours avoir envers le talent,
Lamartine en conserva jusqu'à la fin le souvenir, et Victor Hugo, lui
non plus, ne les a point oubliées. Qu'on lise à ce sujet quelques vers
tout récens d'une émotion si vraie et qui répandent je ne sais quelle
suave et pure senteur de lis dans l'atmosphère si profondément vi-
ciée de r Année terrible.
La Grèce attirait donc aussi Lamartine. Après Chateaubriand,
après lord Byron , l'auteur des Méditations se devait à lui-même
et devait à l'esprit de son temps ce pèlerinage. Il le fit en 1832, en
légitimiste désœuvré à qui les électeurs venaient de refuser un siège
à la chambre. Voyage à la Byron, entrepris dans toutes les condi-
tions d'une existence princière I il frète un bâtiment, enimène sa fa-
mille et sa suite. ÂBeyroutb, il s'installe magnifiquement, ne marche
qu'entouré d'un cortège d'Arabes; c'est ainsi qu'il rend visite à la
vieille lady Rester Stanhope et recueille sur la montagne les étour-
dissantes prédictions de la pythonisse anglaise, puis, rentre chez lui,
évoquant « les idées, les religions, les empires » qu'il voir sortir de
tant d'illustres ruines, grandir pour un moment et disparaître. Imi-
tation, dilettantisme et vanité! l'étoile de Byron, sous laquelle il
naviguait, ne tarda guère à lui porter malheur. Il perdit sa fille, et
revint en France l'âme pleine d'une de ces incurables douleurs qui,
lorsqu'elles ne font pas de grands chrétiens, font de grands révol-
tés. Lamartine, à dater de ce jour maudit, s'insurgea contre la Pro-
vidence et fut vraiment le frère de Byron.
IV.
Une des plus charmantes perles de cette ceinture d'Iles et d'oasis
marines dont Venise la belle s'environne est assurément San-La-
zaro avec son cidttre d'élégante et simple architecture, et ses frais
jardins plantés de vignes, semés de fleurs. Byron aimait à diriger
de ce côté sa gondole vers le soir. Usé avant l'âge par les plaisirs
et l'ennui, miné de fièvres, il abordait à cet asile du repos et du
silence comme le cerf altéré de l'Écriture s'approche de la source
d'eaux vives. Ces fuites rapides au Lido loin de sa maison pleine de
débauches, ces violens exercices à cheval auxquels il se livrait dans
un étroit espace, n'étaient que défis portés aux lois de la nature;
les seules heures d'apaisement qu'il lui fût donné de goûter, il les
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LORD BYRON ET LE BYRONISMB. 537
trouvait parmi ces bons pères arméniens voués à la contemplation,
à la prière, au sein de cette retraite comme Tâme d'un poète en
peut rêver. Les bénédictins méchitaristes ont pour mission de ré-
pandre la parole sacrée dans tous les coins de l'univers. Leur cou-
vent est une pépinière de savans; on y enseigne toutes les langues.
Lord Byron venait régulièrement prendre là ses leçons d'arménien,
que lui donnait ^^ac^r^ Pasquale, un vieillard de fra Angelico. Regar-
dez au mur de la bibliothèque son portrait, peint par Schiavone;
ce front de penseur, cette barbe de patriarche et ces yeux qui se-
raient d'un enfant, si l'enfant à cette adorable candeur pouvait unir
cette expression d'infinie mansuétude. Le saint homme n'avait pour
son élève que bonté, douce commisération. Lord Byron pouvait
être un hérétique, un athée même, il n'en savait, n'en voulait rien
savoir. Ce qui lui suffisait, c'était de connaître les nobles flammes
donc brûlait pour la cause des Grecs cette &me altière et doulou-
reuse.
Bien des fois, pendant que nous étions à Venise, nous avons vi-
sité ce cloître de San-Lazaro. Nous parcourions la bibliothèque,
très riche en curiosités, en documens historiques et philosophiques,
surtout en manuscrits des homélies et commentaires de saint Basile
et de saint Ghrysostome, mais parmi lesquels aucun ne valait à
nos yeux certaines lignes de la main de Byron. C'est un fait incon-
testable que notre faculté de comprendre grandit beaucoup par la
présence des localités. Des grandes personnalités, tout nous devient
relique; Rousseau, Voltaire, lord Byron, se sont assis à l'ombre de
cet arbre, et c'en est assez pour que ses fruits nous intéressent; ils
ont habité cette chambre dont le vent des siècles a depuis dispersé
Tatmosphëre, et nous croyons nager dans le même air qu'ils ont
respiré. La chambre qui servait de retraite et de salle d'étude à
lord Byron chez les bons pères est une étroite pièce attenant aux
bibliothèques; de l'unique fenêtre qui l'éclairé, le poète embrassait
le riant panorama des lagunes et pouvait suivre au Lido d'un œil
distrait ses coursiers, qu'on ramenait tout fumans des fatigues de
sa promenade. La consomption physique avait amené l'alanguia-
sement des forces créatrices; peu à peu se ralentissait l'essor de son
génie. Ses essais dramatiques portent la trace de ce déplorable état
moral. Le mouvement lyrique de Childe-Uarold et du Corsaire ne
s'y retrouve que de loin en loin, et quelle pauvreté d'action, quelle
absence d'individualité chez les personnages secondaires! à peine
si la vie s'accuse au premier plan. Pour être juste, il faut dire que
les esprits de cette trempe, s'ils ont des éclipses, ne s'éteignent
point tout à fait. Dans Manfred^ dans Cain surtout, gronde l'ancien
tonnerre, et de ces fameux combats que se livrent les bons et les
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&38 ItETlTE DES DEUX MOlfDES.
mauvais anges des éclairs jaillissent à tous éblouir; mais la toit
raugae de l'enfer ne règne pas seule, des hymmes célestes Im r6^
pondent, et le gouffre par mmnens interrompt 869 orages pour lais^
ser la paix du firmament et le doux clair de lune se tépandre sur m
paysage édénique. Il semble qu*à cette beure, dans la destinée de
lord Byron, le décor change aussi; au désert, à la nuit profonde,
succède un nouvel horiKon. Est-ce une illusion du dernier jour?
l'amitié, l'amour, que lui veulent ces mirages oubliés.?
Nous parlerons de SbeUey tout à l'heure; voyons d'abord laOuic-
cioU. Elle avait seize ans, la beauté Imninense d'une nymplie de
Véronèse et des cheveux comme Lucrèce Borgia, capeUi ierol
Xhï soir, dans le monde, lord Byron lui fut présenté, et soudaine-
ment, presque sans le vouloir, la charma. Sa voix, dont les vîbnr
tiens allaient au cœur, fit le miracle : toujours Lucifer! Mariée, elfe
Tétait, maisisi peu! une distante de plus d'un démi-^siècle b sépa^
rait du comte Guiccioli. D'un côté, la disproportion d'âge, la mésm-
telligence des deux caractères, toutes les incompatibilités d'un ma-
riage de convenance, de l'autre la sédtrction, la gloire du poète, que
d'excuses pour la jeune femme! D'ailleurs sur quoi s'appuient ces
insinuations? Sur les papiers de Thomas Moore, autcrité bien coq*
testable. Les Anglais ont une* qualité qui ceintes les distingue entie
les peuples, mais leur tort est de la pousser k Texcès. lis ne voient
en morale comme en politique et en littérature que rintérét an-
glais, l'orgueil anglais; ^uver le pavillon I voilà leur cri de gaen«*
Trop de bruit s'était fait dans le monde à propos des galantes esoar
pades de Byron avec quelques grandes dames de la société brilan-
nique; il s'agissait de distraire, de détourner l'opinion, et Tert»
Guiccioli, une Italienne, se trottva comme à point nommé powatli-'
rer et concentrer sur elle toutes les indignations d'un pharisalsme
qui n*est vraiment de belle humeur que lorsqu'il instrumente eoitre
Tétrauger. On conçoit bien qu'en tout ceci k. seule cause de la vérité
nous préoccupe. Pour nous, ceïfe qui fut aimée de lord ByroaiTé-
poque du séjour à Venise, celle à qui r&me ravagée du cbantre de
Chilàe^Harold dut ses ultimes consolations, celte femm&4à n'existe
plus; depnis longtemps, elle est allée rejoindre son héros dans fes
Éfysées où sont les Elvire, les Julie etles Frédérîque, et si nous par«
Ions d'elle comme d'une morte, c'est pour rendre à ea mémoire Iw
doux hommages qui lui reviennettt* Aucune tomme n'a mieux mé-
rité de lord Byron; tant d'autres r«vaie»t meurtri, Mtesé, déiee^
péiré, que l'unique placequi restait désormais à premfereprës de loi
était celle d'une sœur de charité. Teresa Guiccioli ren^Bt est em*
ploi simplement, tendrement; elle mit le batruYe sm* la plaie, ^or*
mit la souffrance. Cest à « demanrder quel s(v»ntage amrait ^
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LOBB BTBON ET LK mONISME. Utt
Bjrom à Ihire d'elle sa maltrease. ^69 grands tysertiais eut des i affi-
Bemens psychologiques^, et, q^^mà lenr âne trouve en&a à qui parler»
«B tel besoin d'estime eirverS' l'objet qu'ils chérissait les ssisiâ, que
ïman sensée taisent auesiMt. Il se pnrt qu'en Aagletef re on pense
aiBtfenieDt, mais j'ose axaneer kl (pm Byroa œlteibîs aîonaitra^
soB amour peur y cédet.
lyaitleuTS la saofié du poètes se canspeirtait de naS en pis; au dé*
sordre morat répondadt î'ébraaileraeDt phrysique; ses organisme ne
fondicMiait plus que par seooussesy par crises nerveuses. La lettre
soiTaarte écrite à H inray indique niv état spasmodiqoe tvë» prononcé,
c Bdogae, 12 août IM^^ Je ne sais eommeot faire pour répondre
anjoiird'hui i votre lei;tre« car je ne me sens vraiment pas Ûen. Je
sois allé voir hier la Mirrha d'AMeri, et le dernier acte m'a: dnané
presqpoe des convnfeioas. Yous^ renmpqvevez qm je ne pade peint
iti d'un de ees- raouvetnene hTstéPMfaes tels que* les femmes en tes^
sentent, mass^ que j'entends nne loitte à mort avec leasangtets qui
m'étmillûent, avec uae angoisse, une épouvan^i^., dont rarement une
osurre poétique fut pemr nioi l'oiccasion. G' est la seconde fois de mn
fie qu'il' m'arrive d'être* remué de la sorte par quelque chose qm
n'est pas la réalité même. La première impression de ce genre m®
vint de Kean lorsque je- k* vie jouer sir Giles Overveacfa.. Pour comble
d^SnCortunev la personne dans la loge- de qui j* étais tomba dans» le
mCme état, plutôt pai? terreur de ma saifocal&oni, jie suppose^ que
par toute antre espèce* de motif ayant rapport avec ce qui se- passait
sar ta scène. Bref, j- aif été mal à mon aise, elle a été mal à s« aisOr
et ce nifftin nous sommes tous les deux entrepris et dans une de ces
dispositions tragiques où Tusage des sels d'Angleterre est recom-
mandé, » Les mémoires de k comtesse Guiccioli racontent qcee lord
8^on^ à la suite' de cet aceès, fendit en larmes et quitta le théâtre»-
L'actrice qui représentait Mirrba ce fameux soir était, parait- ir«
si admirable, qu'en dépit de l'horrible passion dont elle subit le»
tounnens, « on ne ressentait pour elle qu'une miséricordieuse sym-
pathie. » L'ébranlement^ chit)nique s'aggravant, bientôt ces crises
se succédèrent à de très fréquens' intervalles. A Ravenne, une autve
tr^édie du même Alfieri provoqua/ le mé^e accident. Thomas Muore
part de Is^pour étabUr un parallèle entre le poète d^ Mirrka et lu
diantre' d'Starold'y Fauteur de ta Jeunesse de hrdf B^rmv se plat)} k
revenir sur ce discours, ci Quand on lit les mémoires^d'Alfiem, écrit*-
il, on est frappé des u^aîts de* ressemblance entre le jeunes seigneur
italien et le jeune' Ibrdv Cette mAme éduoationî négligée* et dure,. cM
isolement à l'entrée dknsla» vie, os mélange' d^impéuiosicé^ et d'indo«
laice, cette haine d^'la tyrannie, cette hauteur aristocratique urne"
i4eB opinion» libéraleffut républicaines, ik n'est pas jusqu/à ca goftt
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5A0 REVUE DES DEUX MONDES.
des exercices du corps qui ne rappelle au lecteur des mémoires
d'AIfieri la triste et ardente jeunesse de Byron. » Tous les deux en
effet sdmërent les femmes, Iqs chevaux et les chiens, quittèrent
leur patrie en fugitifs, et mêlant l'action à la poésie, occupant le
monde au moins autant de leur personnage que de leurs œuvres,
furent de grands comédiens devant les hommes. Là seulement est
le véritable trait de ressemblance. Pour le reste, amour de la li-
berté, républicanisme, on pourrait aussi bien leur comparer Cha-
teaubriand et tous les beaux esprits qui de tout temps se sont pré-
lassés de la sorte, flagellant les princes et caressant le peuple d'un
air charmant, despotes par nature et s'attaquant au despotisme,
qu'ils pratiqueraient demain au pouvoir. Servir la liberté, sublime
tâche qui s'accomplit moins bruyamment! Cet amour-là, comme les
autres, veut des cœurs modestes, charitables, dévoués au prochain;
les Alfieri, les Byron, n'aiment que leur gloire : tout en eux, jusqu'à
leur martyre, se rapporte à l'orgueil personnel; plaignons-les, mais
ne nous plaignons pas, car cette féroce vanité, mobile suprême de
leurs actions, leur a fait produire leurs chefs-d'œuvre, et c'est sur-
tout par ce qu'ils nous laissent que les grands esprits servent à la
cause de l'humanité.
Lord Byron n'eut jamais que ce qu'on appelle des connaissances,
il n'eut point d'amis. Entre tous ces cliens, familiers, compagnons
de voyages et de plaisir qu'il traînait à sa suite, vous n'en citeriez
pas un qu'il fût allé chercher de son propre mouvement. Si toute
renommée a ses courtisans, quelle attraction n'exercera pas la
royauté d'un poète à la fois grand seigneur et dandy I Se réclamer
de lord Byron, s'agiter dans l'orbite d'un tel astre! Lui, comme tous
les potentats, se laissait faire, rendait négligemment le salut, le
sourire, la poignée de main, et ne se tenait pas davantage pour en-
gagé. Spéculer sur les bonnes grâces d'un homme à la mode est
assurément un acte moins dégradant que de tirer sur la bourse
d'un financier, mais cela suffit pour vous classer un individu. On
n'est jamais l'égal d'un homme dont on attend quelque chose; or
l'amitié ne saurait exister qu'entre égaux. Shelley seul eût été ca-
pable de tenir cet office d'ami et de porter plus tard un témoignage
vèridique. La mort s'y opposa, et c'est au contraire à lord Byron
qu'échut l'occasion de parler de Shelley. « Encore un* de mort,
écrit-il en revenant de voir la flamme du bûcher consumer les der-
niers restes de Shelley, — encore un homme que le monde aura
lâchement, outrageusement méconnu. Shelley fut le meilleur des
hommes, le moins égoïste que j'aie jamais rencontré, un homme
qui sacrifia tout son bonheur et tout son bien aux autres ! » Pauvre
Shelley, son existence fut la personnification du poète moderne!
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LOBD BYRON ET LE BYRONISME. 5Al
Il lutta sans relâche et jusqu'à la mort pour les droits de la pen-
sée et de l'imagination contre les préjugés d'un âge qui n'eut
pas de plus noble enfant, et qui toujours refusa de le reconnaître.
Il est vrai que Shelley avait beaucoup lu Spinoza, crime sans nom
aux yeux des fanatiques, et que ne pardonnent ni les évéques
d'Exeter et d'Oxford, ni les lords chanceliers. Je m'étonne que, dans
StellOy Alfred de Vigny ait oublié Shelley. Sans Shelley, point de
complet martyrologe; on lui prit jusqu'à ses enfans! La vieille An-
gleterre l'avait excommunié, banni... Et ce damné, quiconque plon-
geait en son cœur, regardait dans sa vie, n'y trouvait que dévoû-
ment, amour. Aimer les hommes à ce point et en même temps nier
Dieu, est-ce possible? Cor cordum! ces deux mots caractéristiques
du poète-martyr sont de Byron, et cette épitaphe rachète celle du
chien Boatswain.
Shelley avait vingt-neuf ans lorsqu'un jour, se promenant dans
le golfe de la Spezzia, un coup de mer l'engloutit avec sa nacelle.
11 étaii svelte, de figure allongée, avec le charme et la gracilité
d'une jeune fille ; ses grands yeux pleins de phosphore et de vie
étrange avaient, comme ceux de Novalis, l'effarement de l'infini.
D'épais cheveux châtains flottaient en boucles autour de son front,
et sur sa joue, de blancheur lactée, flamboyait cet incarnat de mau-
vais augure dont certaines pâleurs se colorent à faux comme des
roses blanches qui deviendraient rouges. Ses nerfs étaient des
fibrmes de sensitive qu'il fallait à chaque instant détendre, apaiser.
L'opium avait de bonne heure ruiné tout son système, et le délire,
oomme une épée de Damoclës, nuit et jour menaçait sa tête. Des
idées par myriades, et, pour en soutenir le faisceau, point de force!
Des rêves, des visions dont il n'était pas maître, et qui le tourmen-
taient, l'ensorcelaient! Se venger de cette société qui le haïssait,
user, comme Byron, de représailles, il n'y pensa jamais. C'était
l'âme d'un Ariel. Vaporeuse, éthérée, sa poésie nage dans le bleu,
chante en montant toujours à la façon de l'alouette. Byron était
armé de pied en cap contre les hommes; au service de ses colères,
de sa diabolique ironie, il avait la satire et l'invective. Son train de
vie, son opulence, son harem, ses chiens, ses chevaux, son aristo-
cratie, tout cela faisait partie de l'arsenal qu'il employait pour
mettre en état de siège poétique l'Angleterre et la vieille Europe;
mais le pauvre Shelley, quelles ressources possédait -il pour aller
en guerre? Le scandale sous lequel il succombait n'était pas même
l'immoralité de Byron, théâtre où le gladiateur superbe pouvait en
mourant frapper encore ses adversaires et passionner la foule ; —
on l'accusait de ne pas croire en Dieu. Les docteurs de la loi, les
gazettes, toutes les commères de la Grande-Bretagne avaient ful-
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512 BSTOB DES OfiUX IttfllDES»
miné f exondsnie contre ce xèweut éptés de iiiy«ts(iflBe« tilèxé d'ia-
^&L Qoe pouvait-il répoadne? £stHce qu'on ai^saneato ATec les
faâbles? — La poésie de Sheiley se rapproche Jbeauccmp de œUe de
Novalis^ et ce n'est poiat seulemeiU par des tcaîts de physîenoaitB
que ces deux rares poètes se Deseemblcnt. Contenplation de la ntk-
ture, divination de ses moiadares seo^^» mélange «eiqni» de senti-
mentalité et de métapbysîqiie» aiviec cek nuUe plsstkité» des flo-
rales et point de formes» rélévatioiL aboutifisaat au vide» aoe.
atDBOsphëre où l'on éprouve, à force de monter^ oe vefroîdisseflBeDt
qui voixB gagne dans les couches supérieures de Tairl — la Reine
Maby ce rêve d'un eniSuui de dix-sept ans, fisdsait i'admira^on de
Byron. Qu'on lise à ce sujet une note de* deux Foéicarii rinfluoDce
fut même si fotie que le drame de Gain, au second acte suirtoot, en
a gardé l'empreinte. Du reste, ce n'est point i'umqno fais (pjfi la
pensée de Shelley ak déteint sur fiyron.
Dès 1816, ils s'étaient revus en Suisse. Shelley, aouveOssMuoc
marié à sa chère Mary Godwn (l'auteur de Franienst€Ùà)^^&M
passer l'été dauns une maison de campagso vol bord du lac de G^
nève et non loin de la villa Diodati^ qu'habitait Byron. I^s deux
amis se renoontrèreot dans un hôtel, sur 1a route de Coppet
Pourquoi l'aimabte biographe de ia Jeumeèae de lard UyrwBL A-t-il
omis à cette occasion un chapitre >qui de sa plume eût afiquis tant
d'intérêt? Lord Brougham parlant sjix Français de ¥ûltaire semble
pi^ndre à tâche de négliger le s^oar en Angleterre pour ne nous
^entretenir que de Gif ey et de ses bâtes, que nous conaaissoDS trop.
Ici, mâme lacune dans Je livre et même désappoiatement «bex le
lecteur* Pourquoi, fût-ce agréablem^Mit, revenir i des choses cen-
nues, alors qu'on possède à part soi l'ioédilt «t tout le talent qu'il
iaut pour Féorire? Shelley, lord Byron À Goppet, tableau d'histoire
•et de famille dont se reipaissait d'avance notre curiosité, et ^'on
nous refuse! Lord Byron .admicait infiniment M*"* dé Staël, maïs
il la craignait. Ge talent viril, ce caractère, effirayaient, déconte-
nançaient sa nature moins efi^nûnée encore que fémimne. U met-
tait Delphine fort au-dessus du célèbre roman de Rousseau, et l'in-
térêt que lui témoignait M""' de Staël le .flattait beaucoup; cependant
nous voyons qu'il se maintint toujours à distance, plus sous l'aur
torité que sous le charme. La vraie sympathie fut^ponr M""* la àor
chesse de Broglie. Tant de sin^cité unie à tant d'iotdligenca, de
vertus, l'eut bientôt subjugué. « La force douoe est grande^, » disait
jadis ]Êpiménide« et nous ajieatons : souvent d'autant phis gcaocie
qu'elte a pour vis-à-vis la force qui s'affirme et ^pie.sans le vouloir
elle lui fait contraste, u Je ne connais rien de plus beau, de plos
touchant que le développement des ailections domestiques cbeznflfi
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LORO WAON EX ÏS BYBOKiaME. bki
femme supâriâurel » Quel douloureux retour sur lui*ai£me impli-
quent ces paix^Ie» de Byroul
Lord Byron et Sbeliey vécurent pourUut de belles lieureis cdte à
oMe; le bc, tout proche, offrait carrière i leur navigation :. « beau
lac, t*en souviens-tu? » On s*en»barquait le soir à la claité des
étoiles^ et tandis que la brise enflait la voile^ leurs âmeâ silen-
cieuses se comprenaient. S'il y a toujours en ce monde un être de-
. vant lequel le poseur le plus imperturbable redevient simple , pour
lord Byron, ce maître en l'art de se détendre, ce professeur d'bu<-
manité fut Shelley. Cette nature de sensitive le ramenait involon*
tairement* On assure qu'il n'est point de cheval indomptable à la
main d'une femme, cei'taines âmes affectueuses doivent avoir ce
don d'apaisement, disons mieux, d'intimidation. L'impétueux By-
ron avait appris à se contenir devant ce délicat jeune homme, à
rentrer, à taire ses colères, dont l'essor allait reparaître bientôt
dans Manfred et dans ce troisième chant de Childe-HaroldyqnU
non moios que la tragédie de Caîn, portent la trace du passage de
Sbelley. Au demeurant et en dépit de leurs prédications libérales,
deux grands aristocrates que ces fiers penseurs : odi profanum vul-
gu$ et arceol Môme devise, que chacun accentue à sa manière, ce-
lui-ci d*un ton âpre, arrogant» parfois inhumain , celui-là d'un air
de romanesque rêverie , mais qui jusque dans Fattendrlssement
laisse vitrer la note dure. Byix>n ne parle d'amour qu'avec des pa-
roles de haine, fait les doux yeux à ces démons de l'existence qu'il
pourchasse et caresse à la ibis, tandis que Sbelley, dont l'idéal
mystique est la transfiguration même de l'existence, les combat en
se noyant dans le pur éther. C'est dans son Prométhée délivré qu'il
laut admirer le triomphe de ce symbolisme* L'esprit a vaincu la
matière; à force d'amour et d'acharnement à la lutte, l'humanité
s'est reconquise. Ce poème de la rédemption universelle vint au
jour parmi les ruines des bains de Caracalla, dans Rome, où fut aussi
composé le drame des Cenci^ u la plus belle œuvre de la tragédie
moderne, au dire de Byron, et point indigne de Shakspeare. » Après
un rapide séjour en Angleterre, où l'attendait de nouveau son dé-
mon familier, l'infortune, qu'il s'était habitué à traiter désormais
comme a une amie, une sœur (1), » Shelley, décidé sinon à rompre
entièrement avec le monde, du moins à ne plus vivre que pour un
cercle intime , se rendit en Italie avec sa femme, parcourut Rome,
Naples, Pise. A son passage à Venise, il avait retrouvé Byron, connu
la Guiccioli, écrit /ii/mn et Maddaloy peinture de la vie des lagunes
où le poète de Childe^Harold et lui sont représentés. Au nombre
(i) Vofez, dam loi Shiii9y Pcpen, It pièco ioUtuI^ AppH à i'hfprhmek
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5ii REVUE DES DEUX MONDES.
de tant d'élégies, de satires, de songes et de dithyrambes que vit
éclore cette période, on en citerait plusieurs dont le titre seul marque
une date, Hellas ou le triomphe de la Grèce par exemple, et bien
d'autres : hymnes à la liberté, cris de détresse et chants d'agonie
d'une âme préludant à son apothéose.
De ces agitations, de ces luttes et de ces misères, la destinée
avait fixé le terme. Les flots de la Méditerranée engloutirent
leur victime. La douleur de Byron fut vraie, profonde. Autour de.
lui sévissait la mort. AUegra, sa fille naturelle, venait aussi d*ètre
enlevée à sa tendresse. Consterné, brisé, il se rattachait àTeresa
Guicciolî, sa dernière espérance, son unique amour désormais en
ce monde. De Venise, elle avait fui à Ravenne; Byron accourut,
pensa même à l'épouser. Son état maladif, l'irritabilité croissante de
ses nerfs, lui rendaient de plus en plus nécessaire la présence et le
commerce d'un être bon et^doux à ses caprices, n'ayant au cœur
pour ses vivacités et ses souffrances que soulagement et consola-
tion, et toujours en sainte alliance avec la jeunesse et la grâce.
Comme tous les romantiques, Byron devait avoir son heure d'éléva-
tion religieuse. On raconte qu'un jour agitant des questions de
dogmes avec Walter Scott, le romancier lui dit : « Ne vous avancez
pas trop ; vous changerez d'avis tôt ou tard, c'est ma conviction. —
Quoi donc? s'écria Byron d'un air piqué, êtes-vous aussi de ceux
qui prétendent que je me ferai méthodiste? — Point du tout, ré-
pondit Scott, mais je ne serais nullement étonné de vous voir de-
venir catholique, et vous distinguer par l'austérité de vos péni-
tences. » Un instant en effet le catholicisme l'attira vers ses cloîtres
méditatifs, où tendent les immenses lassitudes; mais presque aussi-
tôt ces velléités s'évanouirent, remplacées par d'autres desseins plus
conformes à la nature équestre du héros, à ses goûts de voyages
et d'aventures, et l'Europe, au lieu d'un Rancé, vit surgir un Tan-
crède.
Lord Byron ne pouvait se faire moine; il se croisa. En échange
des jours heureux passés sur le sol de la Grèce et des splendides
inspirations reçues de ce côté, le noble barde offrit le sacrifice de sa
vie. Avant de quitter l'Italie, il adresse un appel à ses amis, arme
un navire; on met à la voile, et le 5 janvier 1824 lord Byron dé-
barque à Missolonghi. Jamais prince n'eut pareil accueil; aux cris
enthousiastes de la population, l'artillerie des forts unit ses salves.
Rénovation superbe! toutes les ombres dont cette belle figure sem-
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LORD BYRON ET LE BYRO^flSME. &A5
blait offusquée ont soudainement disparu, le poète et le soldat res-
tent seuls. Les plus sérieux projets tenaient son âme occupée, et
ce qu'il y a de certain, ce qu'affirment les hommes du métier, c'est
qu'il développa dès l'abord des talens extraordinaires d'organisa-
tion. Il aurait voulu précipiter les choses, mais les empèchemens
se succédèrent. Byron crut voir dans ces retards Teffet de la mau-
vsûse volonté et s'en irrita; de son irritation bientôt naquirent le
dégoût, la mélancolie, cette neiTosité fébrile qui fut le malheur de
son existence et le vice prédominant de son caractère.
Le 16 février, il tombe frappé d'épilepsie; ses amis cherchent à
Téclairer sur les dangers d'uue atmosphère paludéenne, il refuse de
s'éloignar, et quelques jours après, rentré avec le frisson de sa pro-
menade à cheval, il s'alite, le délire le prend, on le saigne, on le
tue. Le 10 avril au matin, il eut l'air de s'éveiller d'une léthargie
où l'épuisement l'avait plongé, ses grands yeux s'ouvrirent pleins
de lumière, puis irrévocablement s'éteignirent. Ainsi mourut Byron
à la fleur dn l'âge, et cette mort, qui fut chez ce grand sceptique
l'acte du plus magnanime enthousiasme, imposera toujours silence
à bien des récriminations. L'Angleterre, qui de son vivant l'avait
banni, pouvait maintenant réclamer son corps pour l'ensevelir à
Hucknell dans le caveau des ancêtres, a Sa sœur Augusta-Marie
Leigh élève cette pierre à la mémoire de son frère I » A côté d'un
nom si glorieux d'époux et de père, un seul nom fidèle s'est inscrit,
celui d'une sœur : isolement partout, désert autour de son berceau,
de sa tombe! 11 arrive chez les ombres comme il entrait jadis à la
chambre des pairs, sans personne pour l'introduire (1) I Cependant
ringrate patrie n'eut de lord Byron que ses ossemens; son cœur,
donné à la Grèce dans la vie, lui resta dans la mort.
Cor cordum! Qui sait si, de cette inscription votive à la mémoire
d'un ami, quelque chose ne s'appliquerait pas à Byron lui-même ?
Son cœur ne la parlait-il point aussi, cette langue immortelle du
beau, de la mélancolie, qui s'adresse à tous les cœurs humains, les
émeut, les remue et les fait noblement vibrer? u Celui-là était un
homme! » s'écrie Shakspeare jugeant Brutus par la bouche de
{\) «A la lettre que lord Byron écrivait à lord Carlislc, son parent et son tuteur, pour
loi rappeler que le moment s'approchait d'aller prendre siège à la chambre haute, il
ne reçut qu'une froide réponse où lord Carlisle se contentait d'indiquer à son pupille
les formalités à remplir. Là ne se borna point la mauvaise grâce du noble comte, tt
l'entrée du Jeune pair à la chambre fut retardée de plusieurs semaines par le refus de
lord Carlisle de communiquer au chancelier les renseignemens nécessaires sur la la-
mille Byron. Enfin les préliminaires s^arrangèrent, et au printemps le noble poète alla
t'Mseoir au milieu de ses pairs, seul et abandonné comme le Jour où il arrivait enfant
à son domaine héréditaire. » Privaie r9mnUc9nces of lord Byron.
ton CI. — 1872. 35 .
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5i6 REVUE DE6 DEUX MORDES.
Marc-Antoine. Dn tel mot n'irait point à Byron, il le dépasse; mais
dans ce caractère orgueilleux et vain, inconsistant, volage arec les
femmes, irréfléchi dans ses actes, immoral et non vicienx, comment
négliger ce qui vient de la naissance et de l'éducation F Maudisse
lord Byron gui osera 1 nous sommes de ceux qui pensent qu'il faut
le plaindre. Ce grand bruit qu'il a mené par le monde, pourrait-oa
le payer davantage? Il a payé pour tout, pour sa naissance et sob
éducation, pour sa couronne de poète et pour celle de pair d'Angle-
terre. Ce ton revéche, acariâtre, cette humeur insociabte, présent
d'une méchante fée, composaient le premier fonds de sa poésie;
voyant le tour réussir, il l'exagéra, et son plaisir fut de se rendre
chaque jour et par tous les moyens plus impossible, de telle sorte
que lui«méme perdit conscience du mensonge comme de la vérité,
et, ne discernant plus, passa du cynisme au titanisme et du tita*
nisme au byronisme, suprême expressbn d'un état de désordre in-
tellectuel et physique, d'un régime qui relève de la pathologie aa
moins autant que du domaine de l'esthétique.
Ces hommes qu'il se figurait détester, il recherchait leurs ap-
plaudisâemens, versait des larmes sur leurs misères» leur prétait
au besoin de l'argent. « Vous me dites que personne au monde ne
donneradt un sou à cet individu, écrit-il à Murray, son éditeur; c'est
justement parce qu'il est assez malheureux pour que personne ne loi
prête un sou que j'entends, moi, lui donner ce qu'il demande (1). »
Bienfaisant et de cœur généreux , Byron avait la munificence des
sceptiques, il s'amusait à poser des énigmes à la galerie, s'in^i-
rait volontiers de la scène du pauvre dans le Don Juan de Mo-
lière. Sorti un jour à cheval, il rencontre une vieille femme et lui
jette sa bourse. Jusqu'ici tout est fort simple; mais pourquoi noter
le trait dans ses tablettes? Apparemment pour laisser de la besogne
aux commentateurs et glossateurs à venir. S'il s'en trouve qui pas-
sent outre à Y invite^ quelqu'un y r^ondra. Bien, des manières s'of-
frent en effet d'expliquer ce rébus à l'avantage comme au préjudice
dn personnage, qui, selon le point de vue du biographe, sera toot
de suite le plus généreux, le plus dissipateur ou le plus fou des
hommes. Quant à moi , rien ne m'assure que la vue de cette mal-
heureuse femme n'ait point réveillé chez lord Byron le souvenir
d'une rencontre semblable, où le poète, accosté, sollicité, refusa de
se laisser toucher. Les nobles âmes ont de ces retours, et le repentir
de celle-ci fut, qui sait? de jeter l'aumône cette fois avant qu'on la
lui demandât. Peut-être aussi ce remords, caché au plus profond
(1) Une sommo ùt 150 ^nées, et cela lorsqae ln!»nrtme fl te tnmraH éun <
&U'aation financière des pl«B difficiles.
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LORD BTBOU ET LE BYRONISME. 647
da cœur, dirigent sa main, alors gif il lançait cette bourse, croyant
simplement s'en débarrasser parce qu'elle le gênait.
La pensée humaine a des replis qu'il faut désespérer de son-
der. Nous rendons-nous toujours bien compte des actes que nous
accomplissons? Comment un autre prétendrait-il savoir de nous ce
que nous-mêmes nous en ignorons? Notre propre vie reste souvent
pour nous-mêmes un secret, et nous voudrions parler de celle des
autres, l'expliquer, la juger I Confessions de Rousseau, de Goethe,
d'Alfieri et de Benvenuto, mémoires du cardinal de Retz, confi-
dences de Lamartine, œuvres d'arrangement et de fantaisie, où la
vérité n'apparaît qu'agrémentée d'arabesques I La vérité nue, mais
rien que d'y toucher l'effroi vous gagne, tant ce qu'elle aurait à vous
révéler contient de sombre, d'aflflîgeant, de coupable et d'abject, et
cela pour les plus grands d'entre nous comme pour les infimes! Ce
que nous nous figurons d'un grand homme est toujours plus ou
moins une sorte de fantaisie dans laquelle nous-mêmes, à notre insu,
nous jouons le premier rôle. Involontairement, nous dirigeons dans
ce sens toutes nos informations, appuyant sur ce qui nous convient,
glissant sur le reste, et donnant par là satisfaction à l'immense be-
soin d*idéal qui nous possède. Ce n'est point dans leurs actions pri-
vées qu'on doit étudier les hommes de génie, c'est dans leurs livres.
11 n'y a qu'un chemin pour aller à la découverte d'une belle âme, le
sentiment de ce qu'elle a pu avoir de beau. Commençons par aimer
le sujet, puis directement abordons-le dans son royaume, la pensée,
et tout ce que nous avons à savoir de lui, nous le saurons. Vingt
pages de Childe-Hcnrold, de Cain et de Bon Juan m'en disent plus
sur le naturel, le tempérament, Yidiosyncrasie de lord Byron que la
biographie la mieux fournie. Ces anecdotes, vieilles ou neuves, ces
commentaires, ces mémoires, ne font que me replacer toujours de-
vant les yeux le type conventionnel , le poseur y le magot, pour em-
ployer le terme de Louis XIV. Je le vois, je le touche et tel qu'on
me le donne, ironique, mal content, dégoûté, sentimental, il m'en-
nuie, me repousse comme ferait un grand enfant gâté, un de ces
fils de famille méprisant la vie et ses devoirs, tandis que ce môme
personnage, dès que vous l'encadrez dans Childe-Haroldy aussitôt
change d'aspect. Ce n'est pas que certains c6tés en soient moins
haïssables, mais qui peut s'occuper des faiblesses d'un homme en
lisant de pareils vers, auxquels le lyrisme moderne, si grand qu'il
soit, ne saurait opposer aucun nom» pas même celui de Lamartine?
L'harmonie est d'ordre divin; les dieux seuls savent par où sau-
ver le cœur qu'ils déchirent. Parmi ks poètes^ je n'en connais
. qu'un seul qui possède le don sublime d'apaîseraenti de guérison,
et dont la mam à la fois terrible et salutsdre sache panser la blés-
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ihS EEYUE DES DEUX MONDES.
sure, si profonde et si douloureuse qu'il l'ait faite : c'est Shakspeare.
Lord Byron ne range pas avec les dieux; il n'a rien de l'olympe, ni
la pondération des forces, ni la sérénité : c'est un titan, et ce rôle
de Lucifer qu'il s'est choisi, bien que démodé, lui sied encore.
Qu'on le prenne avec soi dans la tempête et l'ouragan , quand la
femme que vous aimez vous a trompé, quand la liberté tombe et
que la servitude règne; la poésie de lord Byron a des résonnances
qui tuent; ses plaintes sont parfois des grincemens. Lisez, rédtez-
vous les Mélodies hébraïques dans les solitudes d'une nuit d'au-
tomne, et les versets des psaumes vous viendront aux lèvres. Quel
sentiment de la nature, quel vol continu vers le sublime! Byron a
beaucoup aimé les femmes, il nous l'a dit et nous le prouve; mais
combien davantage n'a-t-il pas aimé les caresses, les bercemens,
les sanglots, les furies du jaloux et perfide océan I « Flots et deux
étoiles, ne faites-vous point partie de mon être, de mon âme,
comme je fais partie de vous! Votre amour n'est-il pas au plus pro-
fond de mon cœur, et avec quelle passion pure (1) ! » Et quelques
strophes avant, s'adressant aux montagnes : « Je ne vis pointes
moi et ne suis qu'une partie de ce qui m'environne, et la haute
montagne me semble un de mes sentimens. » La nature Témeut,
rébranle, et de cette impression unie à ses révoltes, à ses éplora-
tions personnelles, jaillit le flot de poésie. Ce qu'il y a de certain,
c'est que Byron n'exerce vraiment sa souveraine puissance que
dans les régions de la subjectivité. L'œuvre qu'il prétend créer
de main d'artiste ne respire que monotonie. Ses femmes ne vivent
point; elles n'ont que l'animation de la circonstance, le mouvement
obligé de tendresse et de passion que la situation leur commande.
Rentrées dans la coulisse, elles n'ont plus de raison d'être; toutes
d'ailleurs se ressemblent. « Médore et Gulnare, a dit spirituelle-
ment Macauley, c'est la même personne, avec cette simple diffé-
rence que Tune a sa harpe et l'autre son poignard. » Desdemona,
elle aussi, a sa harpe, et lady Macbeth son poignard, Ophélie sa
couronne de folle-avoine ; essayez d'ôter à ces figures leur attri-
but, et vous verrez si les caractères s'en amoindriront. A force de
s'apitoyer sur ses propres douleurs, d'irriter ses blessures et de les
chanter en hymnes magnifiques dont la symphonie emplit le
monde, un homme finit par ne plus voir que lui dans l'humanité,
et peu à peu s'habitue à ce rôle de géant foudroyé. L'élancement
(i) Waves, and Skies, a part
Of me and of my sool, as I of them?
Is not the lo?e of them deep in my heart
With a pore passion!
(ChUde-Barold, chant m, lxxt.}
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LORD BTRON ET LE BYRONISME. 5&9
^ncëre des premiers jours devient à la longue une attitude : le
héros se guindé, se manière. La poésie de lord Byron reste immor-
telle; mais gardons-nous bien de la jamais confondre avec le byro-
nisme» cette calamité qui n'a que trop sévi chez nous et ailleurs
en des temps déjà reculés, et qui ne demanderait pas mieux que
de renaître» Voltaire raconte que le dentiste Gapron disait : a Je
m'occupe maintenant à faire des pensées de La Rochefoucauld I »
Nous avons vu ainsi toute une génération s'occuper à faire des
poésies de lord Byron (1). Cette comédie de l'individualisme eut
des acteurs très applaudis, dont le renom aujourd'hui s'efface et
disparaîtra de plus en plus. Tout cela est mort et ne saurait re-
vivre. Qu'est-ce que le cours des années comparé aux événemens
*qui nous séparent de cette période d'imitation, de dilettantisme et
de dandysme, qui nous en éloignent à jamais.
On a remarqué justement qu'à dater de la bataille d'Iéna, Goethe
n'avait plus rien produit de considérable, il semblait que l'ébran-
lement du sol national eût tari l'enthousiasme dans ses sources
vives. A soixante ans environ de distance, la môme commotion s'est
produite et bien plus formidable, car cette fois c'est de la société
moderne tout entière, de sa vie et de sa mort qu'il s'agit, et, quelque
empressée que l'Europe se montre à se désintéresser de nos affaires,
la question brûle pour elle non moins que pour nous. Dans un pa-
reil état de choses, quelle figure ferait un homme accordant sa lyre
au clair de lune et venant parler de ses défaillances morales et de
sa maltresse qui le trompe à des gens que l'idée de patrie tient
éveillés? Byron lui-même avec son génie et ses audaces, Byron pair
d'Angleterre et grand seigneur y succomberait : le byronisme est
mort, nous le savions ; lord Byron lui a-t-il survécu ? Question dé-
licate que nous ne nous sommes point posée sans inquiétude, tant
l'efiacement progressif des choses que nous avons jadis le plus ad-
mirées nous inspirait la défiance. Nous avons voulu tout relire, tout
revoir, et nous sommes heureux d'en porter hautement le témoi-
(1) Loi-même ne panit-U pas toacher le point sensible lorsqu'il écrit à Moore
(S février 1818) avec cette façon d'impertinence voulue dont il aime à se nutquillêr :
« Jignore ce que Murray vous aura répété; mais Je lui ai affirmé ce que Je pense, à sa-
voir qae nous autres Jeunes gens nous faisons tous fausse route. Ce n'est pac que J'en-
teode par là que nous ne marchions pas bien; mais ce qui ruinera notre gloire, c'est
)*admtrdlton et Vimitation. Quand Je dis notre gloire. Je parle de nous tous (y oom-
T^s les lackistet). L'écueil de la génération prochaine sera le nombre des modèles et
la facilité d'imiution. Vous verres qu'ils se casseront le cou en voulant enjamber notre
l^égase. Nous autres, nous tenons ferme, parce que nous avons dressé l'animal et que
nous sommes de solides cavaliers. 11 ne s'agit pas seulement de monter dessus, Tim-
portant c'est de le diriger, et c*est en quoi les compagnons qui viendront après nous
Moont farieusement besoin de manège et de hante école, m
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5&0 llfiVUfi BES DEUX IfCNDES.
gnage. Le poète a résisté; oui, c'est un maître, « le maître I »
comme disait M. Villemain, dont la voix nous, revient aujourd'hui
avec cette puissance de vibration qu'elle avait en récitant les stances
de Childe-Harold. Les héros et les demi-dieux sont des hommes,
nul mieux que lord Byron ne Ta démontré par l'exemple de sa vie;
chez eux, les misères humaines empiètent fatalement sur le cAté
divin; pleins de l'idée d'eux-mêmes, enflés de leur mérite, ils se
séparent de la société au premier sujet de rupture; insensiblement
la mésintelligence s'accroît, amenant le divorce. Ils entendent ne
se tromper jamais, leurs avortemens doivent passer pour des mer-
veilles, et la réverbération de leurs chefs-d'œuvre les éblouit jus-
qu'à les rendre fous. Gomme l'amitié a ^e^ restrictions, ils n'ad-
mettent autour d'eux que des flatteurs et des complaisans. N'est-ce
pas l'histoire de toutes les royautés? raison de plus pour n'étudier
les rois que dans leurs actes et leurs œuvres. A ce compte seule-
ment, nous sauvegarderons nos illusions. L'héritage d'un grand
homme n'est point dans ce qui le rapproche de nous, il est au con-
traire dans ce qui l'en éloigne et nous le rend inaccessible. Le
poème de Childe-Haroldy certaines parties de Don Juan atteignent
ce but:
Sume snperbiam
Qassutam meritis, et mîhi Delphica
Lauro dngs ToleoB, Melpomene, comam!..
Que les gens soucieux des trésors de l'esprit humain se rassorent;
si le héros d'un jour a disparu, l'œuvre tient, immortelle par divers
côtés, et dans l'ensemble moms affectée qu'on aurait pu le cnûodre.
Byron subsiste, et c'est à son amour de la nature, à ses élans de
cœur vers la liberté qu'il le doit. L'antique phare d'fiéro que le
noble lord prit pour guide en traversant l'Hellespont à la sage
brille encore et brillera éternellement aux yeux de qui n'aura point
désespéré de l'idéal.
Henri Blazb de Bury.
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LA
TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE
II.
LES GONrÉR&NCES D£ VIENNE ET DE BOME (1).
I. Oocnorans diplomatiqiiet de« conférence» télégrapfaiqiiefl iatenatioiiates de PtrîM, de^ VSenae
et de Bons, Paris 1885, Yienae 1868, Rome 18r72. -- n. U télégraphie i l'expodlloa nid^
voseUa de ISSn, Paris 1869. — 111. Procte-Yeital des réimioDS de la conférence cooToquée
A Berne pav les administrations austro-hongroises poor le règlement des tarifa des Indee
et de la Chine, Berne 1871. — lY. Journal télégraphique publié par le Buxeaa interna*
tional des administrations, Berne 1870-71-72.
De toutes les tentatives faites par les nations européennes pour
concerter entre elles des mesures d'utilité publiqpae, aucune, avon»-
noQs dit, n'a produit de résultat aussi satisfaisant et aussi digne
d'intérêt que celle qui est poursuivie depuis plusieurs années par
lesfadministrations télégraphiques. Nous avons exposé avec quel-
ques^ développemens les travaux de la conférrace tenue à Paris en
4865; 11 nous reste à montrer quelle suite y a été donnée. Ce que
nous avons à cœur de mettre en lumière, ce sont les procédés par
lesquels on est arrivé à constituer une entente européenne sur un
point précis, un syndicat européen qui dirige un grand service pu-
Mîc; si, pour placer cette question dans son cadre véritable, il nous
&ut parler de quelques détails professionnels, nous ne le ferons
(^) Voyea la Rivm du 15 feptembra.
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552 RETUS DES DEUX MONDES.
que dans la mesure nécessaire pour éclairer les résultats obtenus
et pour montrer le succès de la tentative qui nous intéresse. La
convention télégraphique signée à Paris le 17 mai 1865 entra en
vigueur le 1*' janvier 1866. L'œuvre était double; elle compre-
nait un traité destiné à être révisé diplomatiquement en 1868 et on
rëglement-annexe que les différons offices avaient le pouvoir de
modifier en se concertant entre eux. Une administration spéciale
restait chargée de la correspondance relative aux modifications à
introduire dans le règlement; dévolue à l'office de l'état où s'était
tenue la dernière conférence, cette fonction revenait, dans les an-
nées qui suivirent 1865, à l'administration française.
Elle la remplit en effet, mais en atténuant autant que possible ce
rôle de direction ; elle borna son intervention à quelques cas d'ab-
solue nécessité. Peut-être l'échec subi par la proposition qa'elle
avait faite au sujet d'une assemblée centrale l'amenait-il à se dé-
sintéresser ainsi de la conduite des affaires. Ajoutons enfin que,
pendant les trois années qui suivirent le traité de Paris, l'Europe
fut agitée par des crises qui entravèrent le développement de Tia-
dustrie et du commerce et par conséquent celui de la télégraphie.
Nous allons donc franchir tout de suite un intervalle de près de trois
ans, et nous reporter d'une seule traite au milieu de l'année 1868.
C'était l'époque qui avait été fixée pour la réunion de la prochaine
conférence.
Le 12 juin 1868, les plénipotentiaires des états européens sont
de nouveau groupés autour d'une table de délibération. La réu-
nion a été convoquée par l'administration austro-hongroise, —
car depuis le dernier traité l'empire d'Autriche est devenu l'Aostro-
Hongrie, — et c'est à Vienne qu'elle se tient. Les différens gou-
vernemens qui avaient signé le traité de Paris sont encore repré-
sentés à \ienne. Il y a cependant quelques changemens. Les
puissances allemandes n'ont plus que quatre voix (Allemagne da
nord, Bade, Bavière et Wurtemberg) par suite de l'agglomération
qui s'est produite autour de la Prusse. En revanche, certains états,
qui n'avaient pris part qu'indirectement à la convention de Paris,
interviennent cette fois par des délégués spéciaux : ce sont la
Roumanie, la Serbie, le Luxembourg, dont les intérêts n'avaient été
défendus en 1865 que par les représentans de la Turquie et des
Pays-Bas.
Deux nouveaux membres effectifs viennent grossir l'association :
c'est, en premier lieu, l'administration britannique* Elle intervient
non pas pour la télégraphie de la métropole, qui est encore entre
les mains des compagnies privées, mais pour le réseau de la pénin-
sule indienne, qui s'est maintenant rattaché aux lignes européennes.
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LA TELIÉGRAPHIE INTEBNATIONALE. 553
Au délégaés qui représentent spécialement le réseau indien se
joint le délégué de TofSce semi- gouvernemental qui a installé et
qai exploite, à travers la Perse et la Turquie, la ligne de jonction
entre les Indes et l'Europe. L'Angleterre prend ainsi place dans la
famille télégraphique par voie incidente d'abord et à titre extra-
européen; on sait que depuis lors elle y est entrée comme puissance
européenne, comblant ainsi la seule lacune que l'association pré-
sentât. L'autre membre nouveau, — celui-là tout à fait asiatique, —
fut le gouvernement persan. Le shah avait remis ses pouvoirs au
directeur-général des télégraphes de Russie.
L'assemblée nouvelle présentait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un
caractère moins diplomatique que la précédente. En 1865, on avait
eu recours, pour inaugurer le concert international, aux ambassa-
deurs et aux ministres plénipotentiaires. En 1868, il s'agit surtout
d'apporter des modifications techniques à la convention en vigueur;
les Gérons états ont donc confié leurs pouvoirs aux chefs mômes
des administrations télégraphiques. Où auraient-ils pu trouver des
commissaires plus compétens pour régler et trancher les questions
en litige? Ce caractère extra- diplomatique de la conférence de
Vienne s'accusait si nettement que le ministre d'Italie près la cour
d'Autriche, primitivement désigné pour faire partie de la réunion,
s'y trouva comme isolé et perdu; il crut devoir se retirer, laissant
à un délégué technique le soin de représenter seul son pays.
Aussi bien la diplomatie fut la première à reconnaître la conve-
nance qu'il y avait pour elle à s'effacer devant les discussions pro-
fessionnelles. Ce sentiment fut exprimé avec une parfaite bonne
grâce par le baron de Beust, ministre austro-hongrois des affaires
étrangères. En ouvrant la conférence, il exprimait naturellement la
satisfaction qu'il éprouvait à prendre part à une œuvre de paix et
d'amitié internationale. Ce n'est pas qu'un grain de scepticisme ne
vint tempérer l'expression de son contentement. Quelque puissance
qu'ait le télégraphe pour unir les nations, il n'arrive guère à prévenir
les conflits. « Il ne manquera pas d'esprits chagrins, disait l'orateur,
qjûà m'objecteront qu'un long état de paix dont jouissait l'Europe a
fini à peu près à l'époque où les chemins de fer et les télégraphes
se sont établis avec une admirable rapidité, et que nous avons vu
alors se succéder dans l'espace de douze années trois guerres san-
glantes, en même temps que l'autre hémisphère fut témoin de ba-
tailles civiles dont l'histoire n'offre pas d'exemples. » A coup sûr, il
serait cependant injuste de s'en prendre au télégraphe d'un pareil
résultat. Il fait du moins ce qu'il peut; u il transmet, lorsqu'il en est
temps encore, des conseils de prudence et de modération; il arrête
des actes précipités, il dissipe des malentendus, il fait renaître là
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55& RBTUX DBS DEDX KONDBS.
confiance, souvent en autant de minutes qu'il fallait autrefois de
jours et de semaines pour y parvâiir... L'année dernière n'a*t-eUe
pas offert, ajoutait le ministre, un exemple frs^pant de rextrème
utilité du télégraphe dans les crises politiques? On doit se rappeler
la collision soudaine qui menaça de rallumer le flambeau à pdne
éteint de la guerre, et il est permis de se demander si les cabinets,
privés de correspondance télégraphique, auraient réussi à conjurer
le danger. » Le ministre faisait ici allusion au conflit qui s'était
élevé entre la Grèce et la Porte, et que le télégraphe seul avait
étoufié dans son germe.
La conférence de Vienne n'a plus à rédiger un traité, elle n'a
qu'à réviser la convention de Paris. Ses délibérations portent donc
sur une série d'amendemens déposés d'avance au sujet des difféiens
détails du service; ces amendemens étaient si nombreux qu'il Mut
d'abord décider qu'aucun d'eux ne serait pris en considération, s'il
n'était appuyé par deux membres de l'assemblée. Les dispositions
plus ou moins techniques auxquelles elle s'est arrêtée peuvent se
classer en deux catégories correspondant à deux préoccupations de
la conférence. D'une part, elle veut assurer de plus en plus étroite-
ment l'adoption de mesures uniformes, l'uniformité étant, coame
nous l'avons dit déjà, la condition la plus essentielle de Textension
du service. D'autre part, elle se montre fermement décidée à don-
ner au public toutes les fadlités qui ne sont pas incompatibles avec
la régularité des transmissions.
Voyons d'abord les mesures qui se rapportent au premier ordre
d'idées. On avait décidé à Paris que les fils internationaux auraient
un fort diamètre pour offrir une grande conductibilité électrique;
nuds, faute d'une règle sufilsanament explicite, quelques états res-
taient au-dessous des besoins de la pratique. On stipule donc cette
fois que le diamètre sera de cinq millimètres au moins. On désigne
comme devant servir aux rapports de nation à nation, concurrem-
ment avec l'appareil Morse, anciennement spécifié , l'appareil Uu-
ghesy qui trace les lettres en caractères d'imprimerie. Sur l'insis-
tance de l'administration portugaise, on insère dans le traité les
principales dispositions relatives aux sémaphores. En souvenir ssss
doute de Vasco de Gama et du Camoens, les déliés portugais
firent une véritable croisade pour donner dans la teneur de la coo-
vention une grande importance au service sémaphorique. LaFraoce,
le Portugal, l'Italie, étaient alors les seules pmssances qui eussest
installé sur leurs côtes un rideau de sémaphrâ'es pour corresp(mdre
avec les bâtimens en mer; la Russie se préparait à suivre cet
exemple. La correspondance sémaphorique exige une langue spé-
ciale* Le board of trait anglais et le oûnistère français de la ms'
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LA TÉLÉGAAPHIS INTERNATIONALE. 555
rine ont donc institué de concert un langage qui est formulé dans
le Code commercial des signaux. Tous les bâtimens de guerre fran-
çais sont tenus d'avoir ce yocabulaire, et les navires de commerce
sont vivement invités i s'en munir. L'administration portugaise eût
voulu que la conférence exerçât une pression sur les états pour Ta-
dopiion de ce langage ; mais la plupart des délégués tinrent à res-
ter ^1 dehors d'une question qui est surtout du ressort de l'autorité
maritime. Portant leur attention sur un détail technique d'un grand
intérêt, les délégués spécifièrent, non point par un article du traité,
mais par une insertion au procès-verbal de leurs séancesi l'usage
de l'unité de résistance électrique qui porte le nom « d'unité Sie-
mens. » Les électriciens n'avaient point jusque-là, pour estimer la
résistance des conducteurs, une mesure commune. L'Association
britannique pour l'avancement des sciences avait proposé à ce
sujet des principes assez compliqués, en prenant pour base les
idées nouvelles sur la corrélation des forces physiques. L'unité Sie-
mens se réfère à un principe plus simple. Elle représente la résis-
tance d'une colonne de mercure d'un millimètre carré de section
sur un mètre de long, à la température de 0** centigrade. Ce n'est
point que l'usage en soit tout à fait exempt d'inconvéniens, mais
du moins elle fournit une doim^ [pratique qui permet aux électri-
ciens de s'entendre.
Voilà quelques-unes des mesures qui tendaient à uniformiser le
service. La conférence s'efforçait de ne réglementer que les ma-
tières où l'adoption d'une même règle multiplie les forces du ser-
vice. Dans tout autre cas, elle ne travaillait qu'à donner au pu-
blic des facilités nouvelles. C'est ainsi qu'elle résista aux efforts
que firent quelques états pour restreindre le nombre des langues
admises dans le service international. C'est une sérieuse difBculté
pour les bureaux que d'avoir à transmettre des dépèches dans un
grand nombre d'idiomes différens. Aussi quelques-uns deman-
daient-ils qu'on se réduisit aux trois langues les plus usitées : le
français, l'anglais et l'allemand. L'assemblée s'en tint à la règle
adoptée à Paris et d'après laquelle on admet toutes les langues que
les états contractans ont déclarées propres à la transmission inter-
nationale. On y ajouta même la langue latine, qui peut être à la
rigueur conâdérée comme un idiome vivant, puisqu'elle est encore
employée dans quelques districts de la Hongrie. D'après ces déci-
sioBs, vingt-sept langues sont officiellement admises; elles doivent
être toutes écrites en caractères latins. Citons encore quelques dis-
positions accessoires. On assure aux expéditeurs les moyens de Mre
légaliser lemr signature; des actes importans peuvent dès lors être
iaits avec une sanction convenable par l'intermédiaire du téié-
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556 BEVUE DES DEUX MONDES.
graphe. — On rend au public le droit de demander un accasé de
réception au prix de la taxe d'une dépêche simple. — On déûdeque
les dépêches retardées ou dénaturées par la transmission pourront
être remboursées aux intéressés, alors même qu'elles n'ont pas été
« recommandées. »
Une mesure qu'il faut encore porter à l'actif de la conférence,
c'est celle qui affranchit le public des frais éventuels de transmis-
sion postale. Quand une ligne télégraphique est momentanément
interrompue, les dépêches sont confiées à la poste pour le parcours
sur lequel l'obstacle existe. Des dépêches sont aussi adressées bois
du réseau télégraphique, soit à de petites localités, soit à des ré-
gions que le télégraphe ne dessert pas; parvenues au dernier bu-
reau, elles sont mises à la poste. Le public doit-il payer les frais
accessoires qui résultent de cet état de choses? L'avis de la grande
majorité des délégués fut qu'il fallait l'en affranchir. Dans la plu-
part des pays, on obtiendrait sans doute facilement que la poste fit
gratuitement ce service; mais, dût-elle continuer à exiger son paie-
ment, le télégraphe le prendrait à sa charge et en exonérerait le
public.
Tel fut le principe essentiellement libéral posé par la confé-
rence. Quelques pays, la Suisse, 1^ Suède, d'autres encore, déclarè-
rent qu'ils le mettaient immédiatement en pratique. Les grandes
administrations se montrèrent en général plus timorées; elles de-
mandèrent à en référer à leur gouvernement et laissèrent arriver b
fin de la conférence sans que le principe proposé fût inscrit dans le
traité comme obligatoire. Le résultat cherché n'en fut pas moins
obtenu. En dehors de la convention, les délégués signèrent une
déclaration spéciale à la date du 22 juillet 1868 : il y étaût spécifié
que les dépêches, soit ordinaires, soit recommandées, qui auraàent
à emprunter la voie postale, circuleraient comme lettres chargées
sans. aucun frais pour l'expéditeur ni pour le destinataire. On ne fai-
sait d'exception que pour les correspondances qui traverseraient la
mer, soit par suite d'interruption des lignes sous-marines, soit pour
atteindre des pays non reliés au réseau continental. La France ac-
céda par voie diplomatique à cette déclaration le 27 juin 1869.
En même temps qu'elle élaborait ces mesures pratiques, la con-
férence avait à rejeter, comme il arrive toujours, quelques propo-
sitions utopiques à grande allure. Un jour, c'est la Turquie qui veut
qu'on adopte uniformément l'heure d'un même méridien; on lui
fait remarquer que le réseau auquel s'applique la convention em-
brasse à peu près les deux hémisphères; l'idée émise par l'adminis-
tration ottomane produirait donc les résultats les plus bizarres et
amènerait un désaccord tout à fait singulier entre l'heure réelle
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LA TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 557
et l'heure télégraphique. Un autre jour, le Portugal ne demande
rien moins que l'invention d'une langue universelle; à défaut de
cette création, il estime qu'une des langues usuelles pourrait être
choisie entre toutes et exclusivement adoptée pour la correspon-
dance télégraphique. On le renvoie pour le principal de son projet
à Condillac et à Condorcet; cependant la conférence en retient quel-
que chose, et décide que l'envoi des dépêches de service aura lieu
généralement en langue française.
VI.
Arrivons à l'œuvre principale de la conférence de Vienne, aux
mesures qu'elle prit pour constituer ce que nous avons appelé déjà
l'hégémonie télégraphique. On sait qu'il y avait beaucoup à faire.
L'association des offices n'avait pu jusque-là se passer entièrement
d'une direction; mais la France, investie dans une certaine mesure
du rôle de puissance directrice, avait réduit son action au point de
l'annuler. Le plus clair de son travail était une carte embrassant
l'ensemble des réseaux internationaux, carte qu'elle avait dressée
conformément à la mission qu'elle avait reçue de la réunion de
Paris en 1865. Les délégués français vinrent déposer sur le bureau
de la conférence la minute magnifique de la carte ainsi préparée;
ce n'était là cependant qu'un dét^l, il fallait fonder la dbrection
du service.
Diverses propositions, deux surtout, étaient à ce sujet soumises
à la conférence. L'une émanait de la France, l'autre de la Suisse. La
convention de Paris, révisée à Vienne, devait bien constituer pour
le syndicat des offices un code permanent; mais des incertitudes
pouvaient se produire, hors de l'époque des conférences, au sujet
de l'interprétation de tel ou tel article du traité. Que ferait-on en
pareille circonstance? Comment trancherait-on les litiges qui de-
vaient naître un jour ou l'autre? L'office français proposait que,
sur la demande de l'un des états, une commission spéciale, com-
posée des délégués de toutes les puissances, s'assemblât dans la
capitale où aurait eu lieu la dernière réunion. Cette commission
résoudrait souverainement toutes les difficultés, et les décisions en
seraient obligatoires pour ceux même des états qui n'auraient pas
cru devoir s'y faire représenter. Telle était la proposition française.
Quant au projet suisse, il portait sur un point différent. Ce pro-
jet était longuement développé dans une note distribuée à la con-
férence. On y faisait ressortir les inconvéniens dont tout le monde
avait été frappé. Entre les vingt-six administrations qui compo-
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558 BETUE DES DEUX MONDES.
saient le syndicat télégraphique, tant en Europe qu'en Asie et en
Afrique, des divergences d'opinion se produisaient nécessûrement;
les renseignemens fournis par chacun des offices aux vingt-cinq
autres ne parvenaient pas toujours à toutes les adresses; ces docu-
mens n'étaient pas toujours conçus dans des termes parfaitement
clairs pour tous; enfin le défaut d'unité se faisait sentir à chaque
instant dans la pratique. Pour remédier à cet inconyénient, la Suisse
demandait qu'on instituât un agent spécial nommé par la conférence
et payé par tous les états. Cet agent, auquel on donnerait le titre de
secrétaire-général des conférences, ferait les affaires de tous les
offices et se chargerait de toutes les notifications. Le rôle de l'agent
ne se bornerait pas là d'ailleurs. La nomenclature détaillée des bu-
reaux de tous les pays est le principal élément des tarifs int^natiO'
naux. Elle constitue un document volumineux, difficile à éiaiÀir et
à maintenir toujours exact. Qui empocherait que l'agent se char-
geât seul de le dresser et de le fournir à tous les intéressés? Et en
matière de statistique quels services ne pourrait-il pas rendre! La
statistique est le flambeau qui éclaire les questions et qui signale
les progrès faits et à faire. Si chacun l'établit de son côté, on tirera
difficilement parti de renseignemens exprimés sous des formes très
diverses. L'agent adopterait une formule, ferait les démarches né-
cessaires pour qu'elle fût remplie par chaque office, et publierait
les tableaux généraux qui en résulteraient.
La note suisse ne donnait point à l'agent une existence tout à
fait indépendante. Elle admettait une administration directrice, à
qui les demandes de modifications au règlement seraient adressées,
qui demeurerait également chargée, quand Tassentiment unanime
des contractans aurait été obtenu, de promulguer les changemens
adoptés. L'agent spécial devait être placé sous les ordres de l'ad-
ministration directrice et fonctionner auprès d'elle pour l'étude de
toutes les questions d'intérêt commun. Il assisterait aux [confé-
rences avec voix consultative.
La commission proposée par la France d'une part, — le seeré-
taîre-général proposé d'un autre côté par la Suisse, — étaient deui
organes difFérens qui ne se remplaçaient pas Tun l'autre, maûs qui
pouvaient fonctionner d'une façon connexe et dont le jeu pouvait
être solidaire. Aussi la conférence les comprit dans une délibéra-
tion commune malgré la résistance des intéressés, qui tenaient à
assurer à cbaerun des deux sujets une discussion particulière. C'était
surtout sur le rôle de l'ageitt spécial qu'il importait de s'entendre.
Les délégués de la Belgique demandèrent pour cet agent une posi-
tion plus indépendante que celle qui résultait du projet. Hsfavaient
un exemple à proposer. Sous le titre « d'agent général des chemins
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LA TBLéGBAPHIE INTERNATIONALE. 559
de fer rhénans, de l'état belge et de la oniipagnie française du
nord, » un agent résidant à Cologne fournit à chacun de ces trois
offices les renseîgnemens dont il a besoin, s'occupe des affaires
communes à leur réseau; en cas de désaccord, il donne son avis
sans prendre par lui-même aucune décision* Tel devait être, dans
ropinion des délégués belges, le nouvel agent télégraphique. Cet
agent ne devait pas suivre l'administration directrice, destinée à
changer tous les trois ans; on lui laisserait une résidence fixe; les
Belges estimaient en effet que, si l'on obligent l'agent à se trans-
porter de capitale en capitale, on ne trouverait point pour remplir
cette fonction un homme qui joignit à un mérite reconnu l'expé-
rience du service et des affaires.
On yoit comment la question se posait. Trois organes en résumé
coexistaient dans la discussion : la commission proposée par la
France, l'agent demandé par la Suisse, l'office directeur, toujours
iœplidtement admis d'après les vieilles habitudes. En somme, les
idées flottaient, et l'on n'arrivait pas à une formule qui satisfit tous
les intérêts. Le délégué des Pays-Bas vint alors apporter dans la
discussion des élémens nouveaux qui préparèrent une solution.
L'office directeur ne serait plus celui de l'état où aurait eu lieu la
dernière conférence, on le désignerait par une décision spéciale ;
on pourrait donc, à chaque réunion, changer l'office, en fonction ou
le maintenir dans sa charge. La direction du service échappait dès
lors à cette mobilité qui répugnait à beaucoup d'^prits. La propo-
sition hollandaise effaçait également le rôle du secrétaire-général,
qui avait donné lieu à de nombreuses critiques; à un agent nommé
par la conférence, elle substituait un organe impersonnel, un
« bureau international » qui serait formé par l'office directeur. Le
délégué néerlandais conservait en somme ce qu'il y avait d'es-
sentiel dans les projets qu'on avait mis en avant ; il en effaçait
seulement ce qui avait paru trop arrêté et trop aigu. Ces idées
éclectiques rallièrent tout le monde, et la conférence institua en
conséquence , pour la conduite des intérêts communs, un régime
dont les traits principaux sont : un office directeur, — un système
de commissions facultatives pour résoudre les difficultés imprévues,
— enfin un bureau international permanent.
La conférence avait à désigner l'office directeur, et, quand on
passa au vote, l'unanimité des suffrages se porta sur l'administra-
tion suisse. Berne devint ainsi la métropole télégraphique de l'Eu-
Tope^ et c'est là sans doute un rôle qu'elle continuera longtemps à
remplir. Nous n'avons pas besoin de fedre remarquer que le centre
cboisi par la conférence présentait les plus heureuses conditions.
K tontes les raisons politiques qui s'offrent d'elles-mêmes, venaient
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560 BETUE DES DEUX MONDES.
se joindre les longs et anciens services rendus à la télégraphie par
l'administration helvétique, qui s'était de tout temps signalée par
une entente admirable des questions pratiques. Quant aux commis-
sions intermittentes, le régime en fut établi dans les termes qu'a-
vait posés l'amendement français.
II fallait assurer le budget du bureau international. La confé-
rence arrêta la répartition des dépenses entre les différentes puis-
sances. A cet égard, les états furent, partagés en six classes, en
tenant compte du chiffre de la population, de l'étendue des lignes
et du nombre des bureaux. La première classe comprit l'Allemagne
du nord, l'Austro-Hôngiie, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie,
la Russie, la Turquie; la seconde, l'Espagne seule; la troisième, la
Bavière, la Belgique, les Pays-Bas, la Roumanie, la Suède; dans la
quatrième, on plaça la Norvège, la Perse, la Suisse, le Wurtem-
berg; dans la cinquième, le grand-duché de Bade, le Danemark, la
Grèce, le Portugal, la Serbie; dans la sixième enfin, le Luxembourg
et l'état pontifical (non représenté à la conférence).
Si succinctes que soient les indications qui précèdent, on voit
comment se formulait le gouvernement donné par la conférence de
Vienne à la fédération télégraphique. L'ofiice directeur, les com-
missions intermittentes, le bureau international, formaient trois
rouages, dont le dernier surtout était une création originale. C'était
une véritable innovation que ce pouvoir exécutif qu'on chargeât
d'entretenir d'une façon continue l'harmonie et l'accord de tous
les associés.
Avant d'en finir avec la conférence de 1868, nous dirons encore
quelques mots d'une question qui offre un intérêt particulier, parce
qu'en raison des incidens qui ont surgi depuis, elle a été la pre*
mière matière où a dû s'exercer l'action du syndicat européen.
Mous voulons parler des questions de concurrence qui se présentent
lorsqu'un même courant de correspondances peut se diviser entre
plusieurs voies. Les délégués cherchèrent à concilier dans ce cas
les prétentions de tous les intéressés.
Un incident mit ce problème à l'ordre du jour. On s'occupât de
déterminer le nombre de mots assignés à la dépêche simple. La
plupart des délégués le fixaient à vingt suivant un usage déjà an-
cien. L'Italie demandait quinze mots; elle alléguait des études sta-
tistiques d'où il résultait que la dépêche de quinze mots entre pour
63 pour 100 dans le mouvement des correspondances; mais cet
argument ne frappa que faiblement les esprits, préoccupés surtout
de l'inconvénient qu'il y aurait à modifier une règle généralement
admise. Cependant l'on vint demander au nom de la pratique une
autre dérogation à cet usage : les compagnies sous-marines quif
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Lk TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 561
depuis peu de temps, faisaient le service de l'Amérique et des Indes
avaient cru devoir abaisser à dix mots le minimum de la dépêche.
Ne convenaît-il pas de tenir compte de cet état de choses? Si Ton
n'allait pas jusqu'à admettre en Europe la dépêche de dix rnots^ ne
pouvait-on, par une sorte de transaction, la concéder aux compa-
gnies sous-marines? Ce dernier avis fut émis par les délégués de la
Belgique. Le compromis qu'ils proposaient était le suivant : rien ne
serait changé sur le parcours des lignes d'Eurqpe; mais les offices
extra-européens pourraient faire admettre pour leur propre par-
cours la dépêche de dix mots avec taxe réduite en conséquence.
Suivant les auteurs de cet amendement, c'était là une condition
tout à fait nécessaire à l'exploitation des lignes sous -marines;
c'était le seul moyen qu'eussent les compagnies pour réduire à
des proportions raisonnables un tarif nécessairement fort élevé;
c'était aussi pour elles une arme contre une spéculation qui s'orga-
nisait à leur préjudice : des agences se formaient pour recueillir
les courtes dépêches, les grouper en télégrammes de vingt mots et
les expédier sous cette forme, faisant ainsi concurrence aux com-
pagnies elles-mêmes, â côté de l'amendement belge venait se placer
une motion qui faisait de la dépêche de dix mots la base même du
système européen. Ce dernier projet était soutenu par les représen-
tans de l'Allemagne du nord et de la Russie. Bientôt le courant de
la discussion amena ces deux délégués à faire connaître le véritable
motif qui leur suggérait cette opinion. Les gouvernemeus de l'Al-
lemagne du nord et de la Russie avaient accordé à une compagnie
privée la concession d'une ligne terrestre entre l'Angleterre et les
Indes; un des articles du traité de concession autorisait la compa-
gnie à fixer la dépêche simple à dix mots, et lui assurait ainsi les
avantages qui résultent d'une taxe réduite. Si maintenant la confé-
rence venait à proscrire cette sorte de dépêches, la nouvelle société
se trouvait dans une position tout à fait irrégulière et en dehors du
droit européen.
Les membres de la conférence manifestèrent quelque étonne-
ment en apprenant l'existence d'une compagnie fondée dans des
conditions si anormales avec l'appui des gouvernemens russe et
allemand. Que devenait donc l'engagement que les divers états
avaient pris à Paris d'assujettir aux règles du traité les compagnies
à qui des concessions seraient faîtes? Le délégué de l'Allemagne du
nord était réduit à se défendre; il objectait que la ligne incriminée
reliait deux pays qui, à l'époque de la concession, n'avaient point
encore adhéré au traité de Paris. C'était une faible défense, et d'ail-
leurs depuis les choses avaient bien changé. On pressait donc l'en-
voyé allemand, qui se réfugiait alors sur un autre terrain. — On
TOHi CI. — 1878. 30
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Me B&¥UB BE$ DEIUL HONDBS^
s'est engagé seuIeiBeot, disaitril« & imposer « autant que possible a
k». rà^es de la» conveotion aux compagnies coDcessionuaires* Les
état» n oat aifisi d'autre. obUgatioDi cpie de faire <c toits leurs efforts b
pour obtmir ce résultat.. L^AUemag^'et la Russie u'out « liem né-
gligé » pour faire accepter- k la coiupaguie la dépêche de vingt
mots; OE n'a cédé que devant sa volonté bien accusée de renoncer
à la concession plut&t qu'au, minimum qu'elle demandait. Il n'était
peBi diflicUe de BQontresr comment de. psu^ils principes conapsomet-
taient l'osuvre des tjraités précéden& Un état qui vaudrait s'affraa-
chir d'une obligation gênante n!aiu:ait plus qu'à susciter sur son
tecritoire une conpagoie. privée, qu'il laisserait en dehors de la
règle après avoir luttéi ce autant que possible » pour l'y ramener.
Youdi*ait-on par exemple échapper à la loi. en vertu de laquelle tous
les particuliers sont traités rigoureusement suc le même pied, vite
on fonderait uae société à l'ombre de laquelle on commettrait les
iniquités projetées. Si incontestables que fusseoices raisonaerneas,
les r^résenlans de l'Allemagne et de la Russie restèrent sur le ter-
raiu du fait accompli» d'où on ne pui les déloger. La eonféreooe
adopta, de guerre lasse, l'amendement proposé par la Belgique;
elle décida que les offices extrareuxopéena pourraient admetti^ sur
iMtr» lignes la dépêche de dix mots avec tazeréduite,.cette dépêche
étant d'ailleurs taxée pour le parcours. d'Europe comme si elle avait
vingt mots.
La décou/verte de cette société germano^moscovite,. qui preniait
le nom à^lNdUh-Europeariy appelait l'attention de la conférence sur
des questions nouvelles et délicates» Suivant quelles règles devait
ae faire la coucurrenoe entre états? Chaaun gardait-il toute liberté
pour ouvrir de nouvelles voie» et en fixer la taxe de façon i détour-
ner certains transita àison profit? Il semblait.naturel de laisser toate
latitude à cet égard. Lea exemples ne nuuumaient point en faveur
du principe de liberté. On citait notamment L'établissement pro-
chain d'un câble direct entre l'Angleterre et la Norvège* Jusque-là
lea dépêches britanniques, pour gagner la grande péninsule Scan-
dinave, devaient passer par le Danemark et l'Allemagne du nori
La ligna anglo-norvégienne serait-elle tenue d'adopter les prix gui
résultaient du tracé ancien? SI le oâble nouveau adoptait un tarif
inférieur,, l'ancienne vole ne pourrait-elle pas abaisser le. sien? ki
l'on convenait généralement que les- créateurs de la nouvelle voie,
seule voie: vraiment naturelle, devaient rester maîtres d'agir àileur
guise, et qu'il en était de même' de ceux au détriment desquels \m
concurrence venait à. se produire;, mais d'autres cas. étaient cités oi
le droit était moins clair. On* tonQ(ba,d!accord que lea états ne poo-
Vfldent pas so faire entre eux de ooncucrence hostilOt. comme ces
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LA ISliG&àPHIS INTSaNAXIONALE. MS
compaguies kidustriellas qui cbercbent à tuer leurs rivales pour re-
lever ensuite leurs prix. Ou écrivit dans le traité que a les rédue-
tioDS devraient avoir pour but et pour effet, non point de créev uae
concurreuce de tarifs entre les voies existantes^ mais bien d'ouvrir
au public, à taxes égales, autant de voies que possible. »
C'était une matière assez subtile que ce principe d'égalité des
taxes. Juste en lui-même, il demandait à être appliqué avec dôs-
ceraementet sans trop grande extension» Il n'y ^vait pas d'embar-
ras pour les petites distances; mais» sur les grandes lignes, comment
maintenir et assurer l'équilibre entre un grand nombre de voies
souvent très diCTérentes l'une de l'autre? Où s'arrêter d'ailleurs dans
un moment où le réseau télégraphique atteignait les deux bémi-
chères? La conférence crub sans doute indiquer le maximum d'es-
pace auquel son principe pouvait s^appliquer en inscrivant sur ses
tableaux, d'après la règle qu'elle posait, la taxe des dépêches entre
Londres et Kurrachée (frontière indienne). Huit voies furent ainsi
placées côte à côte, et par une habile pondération on leur assigna
à toutes pour la dépêche simple la même taxe de 61 fr. 50. Parmi
ces voies se trouvait celle que suivait la compagnie Indo-Europeariy
dont l'existence avait été révélée à la conférence dans les circon-
stances que nous avons dites* C'était un édifice fragile que ce tarif
multiple établi entre Londres et Kurrachée, si fragile qu'au dernier
moment les longs efforts qu'on avait faits pour y arriver faillirent
échouer par la résistance de l'Autriche, mécontente de la part qui
lui était assignée. On arrangea l'affaire; mais de nouvelles diffi-
cultés devaient bientôt troubler cet équilibre instable.
En se donnant la tâche malaisée d'égaliser les tarifs par les diffé-
rentes voies naturelles, la conférence devait songer à affermir, à
augmenter au besoin les pouvoirs dont elle disposait pour agir sur
les compagnies privées. Jusque-là en effet, le régime des adhésions
au traité était resté un peu vague et indécis. Cette fois on spécifia
nettement les conditions que les compagnies, comme les adminis-
trations d'état, devraient remplir pour participer aux avantages sti-
pulés par la convention. Il y aurait sans doute des réfractalres; cer-
taines compagnies, certains états même, refuseraient de se prêter
à une réduction suffisante, et resteraient ainsi en dehors de la con-
vention. S* abstiendrait-on de tout rapport avec eux? les tiendrait-
on comme hors la loi? C'était là un programme bien difficile à
réaliser. En fait, on avait été amené à entretenir des relations avec
des offices dont le tarif restait manifestement trop élevé. Ne valait-
il pas mieux déterminer un traitement, un mcdu$ vivendiy qu'on
leur appliquerait? On décida en conséquence que dans les rapports
avec cette catégorie d'offices les dispositions réglementaires de la
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56& RETUE DES DEUX MONDES.
convention seraient appliquées au moins pour la partie du parcours
située sur le territoire des états contractans; quant à la taxe affé-
rente à ce parcours, elle serait un multiple de celle qu'indiquait le
tarif syndical. Chacun pourrait ainsi, sans grande complication, choi-
sir un taux proportionné aux prétentions maintenues par lesnon-ad-
hérens : en regard d'une taxe excessive , l'Europe doublerait, tri-
plerait, quadruplerait la sienne.
Nous venons de*montrer comment le syndicat des administrations
européennes avait été amené par le cours des événemens à détermi-
ner, au moins d'une façon générale, la conduite qu'il tiendrait en-
vers les compagnies qui ne se rangeraient pas sous son drapeau. Il
ne refusait pas de s'entendre avec elles; il se donnait seulement des
armes pour contenir leurs exigences dans de justes limites. Aussi
bien les préoccupations qui se produisaient à cet égard réponddent
au véritable état des choses. Peu à peu l'importance des compagnies
avait grandi, et les états se trouvaient en présence de circonstances
nouvelles.
VIL
Les travaux de la conférence de Vienne étaient terminés au mois
de juillet de l'année 1868; mais la convention révisée entra seule-
ment en vigueur au !•' janvier de l'année suivante. L'association
télégraphique, bien qu'elle dispose d'un puissant moyen d'abréger
le temps, a pris ainsi la sage habitude de ne pas rendre immédiate-
ment exécutoires les dispositions qu'elle adopte. En toute affaire,
il faut un certain temps pour préparer l'application d'une mesure
nouvelle. C'est donc à partir du l*' janvier 1869 qu'entre en fonc-
tion ce bureau international qui est désormais comme le pouvoir
exécutif de l'association télégraphique.
Depuis vingt-cinq ans, la télégraphie avait pris une extension
considérable; elle s'était répandue dans les contrées les plus loin-
taines. En Europe, la pratique du télégraphe, entrée profondément
dans les mœurs, avait renouvelé les habitudes du commerce et delà
navigation; des combinaisons inusitées avaient surgi dans le monde
des affaires, basées sur un système d'informations incessamment
recueillies dans toutes les parties du monde^ Des appareils ingénieui
raffinaient d'ailleurs l'emploi de ce nouveau moyen de correspon-
dance; non-seulement on imprimait les dépêches en beaux carac-
tères, mais on transmettait l'écriture même, on reproduisait à
distance les dessins, les formes les plus capricieuses. Des con-
ducteurs sous-marins couraient au .fond des océans. Les bâtimens
en mer avaient été mis en mesure de correspondre avec les cdtes.
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Lk TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 565
Il Y avait là tout un développement dont les élémens étalent encore
nouveaux, et ne demandait qu'à se continuer de lui-même. Sans
sortir des voies maintenant tracées, en se bornant à suivre l'impul-
sion des dernières années, il y avait d'immenses progrès à réaliser.
11 suffisait donc au nouveau pouvoir exécutif de faciliter un travail
qui devait se faire en quelque sorte spontanément. Il n'avait pas
d'impulsion puissante à donner, il n'avait qu'à écarter délicatement
les obstacles que cbacun pouvait rencontrer sur sa route.
Le bureau international a entrepris cette œuvre avec la simplicité
et le naturel qui distinguent l'esprit helvétique. L'association télé-
graphique peut reconnaître dès maintenant qu'elle ne pouvait mieux
faire que de confier à la Suisse la conduite de ses intérêts. Aux
termes de la convention, le bureau international doit fournir an-
nuellement un compte de gestion ; il a publié en conséquence, à la
date du 12 novembre 1871, le résumé de ses travaux. Ce document
fait ressortir les services modestes, mais incontestables, qu'il
rendus. Son action s'est manifestée dans une série de détails qui ne
sont pas susceptibles d'un exposé brillant, mais qui n'en ont pas
moins une sérieuse importance. Consulté de plus en plus par les
différens offices sur l'interprétation des articles de la convention, il
a répondu aux questions ainsi posées, tantôt après avoir pris l'avis
des divers intéressés, tantôt en opinant de son propre chef; ses ré-
ponses ont toujours témoigné d'un intelligent désir d'aplanir les
difficultés.
C'est encore une obligation imposée au bureau international que
de publier en français un journal télégraphique. Le premier numéro
de ce journal a paru le 25 novembre 1869, et la publication se con-
tinue par cahiers mensuels. On conçoit ce que peut être un pareil
document. Il s'agit de porter à la connaissance des offices télégra-
phiques tous les détails techniques ou administratifs qui peuvent ies
intéresser. Le journal de Berne remplit ce programme avec un
soin'scrupuleux. La statistique en fait le fond. Une question a-t-elle
été proposée et traitée par un grand nombre d'offices, le journal
^iiregistre à la suite l'une de l'autre toutes les solutions qui lui sont
envoyées, sans intervenir, sans élaguer ce qui est inutile, sans si-
gnaler ce qu'il importe de mettre en relief.
Tout en bornant son rôle, le bureau international a su le rendre
efficace. S'il eût voulu se donner plus d'influence, s'il eût pris des
allures de puissance directrice, il eût sans doute éveillé des suscep-
tibilités et compromis son existence, au grand détiîment de l'en-
tente générale. La simplicité de son attitude a servi au contraire la
cause de l'union européenne. Cette modestie se traduit par l'exi-
guité même de son personnel et la modicité de ses dépenses. Avec
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568 mSTUE DBS HEITK IfONOBS.
le directeur des télégraphes suisses, qui en est le cfbef, le l>iireau
16 comprend «fa'uii secrétaire , un commis et nn copiste. Bes dé-
penses se sont ékvées en 1860 à 28,9S5 fr., en 1B70 à 22,506 fr.,
et en 1871 à 32,085 francs. Les chiffres de 1872 ne seront pas m-
périeurs. Tel est l'humble budget à Taide duquel s^obtient un ré-
soltat hors de proportion aTec de pareils chiffres.
A ces rapides indications se borne tout ce que nous avons à &e
du bureau international. En raison même de la sagesse de son at-
titude, il n'a point d'histoire. Pendant les trois années qui s'écou-
lent du commencement de 1869 à la fin de 1871 , nous ne voyons
qu'un épisode qui doive être mentionné : c'est celui qui se rapporte
au conflit d'intérêts né entre divers états et compagnies prÎTées
au sujet du tarif des dépêches pour l'Inde et pour l'extrême Orient.
Pendant plusieurs mois, le bureau international, mis en présence de
prétentions rivales, s'efforça de concilier les intérêts divergens.
Comme il n'y arrivait point et que des compagnies puissantes con-
tinuaient à imposer leur volonté, l'office austro-hongrois provotyia
la réunion d'une commission spécialo, suivant les termes de la con-
vention de Vienne. Cette commission se réunit à Berne au mois de
septembre 1871; mais avant de nous attacher à cet épisode il con-
vient d'étudier ces élémens, ces personnages nouveaux qui entrent
en scène, et qui rendent nécessaire la réunion de Berne.
Jusqu'ici notre attention ne s'est guère portée que sur les admi-
nistrations oflicielles des différens pays. C'est que dans tous les états
de TEurope, l'Angleterre exceptée, rétablissement du réseau des
télégraphes a été l'objet d'un monopole. Les gouvernemens seuk
ont établi les lignes et les exploitent; entre eux seuls, des accords
sont intervenus pour fixer les règles de cette exploitation. Çàetîà
nous aurions bien pu signaler quelques efforts dus à Tinitiative pri-
vée; naaîs, jusqu'à la période qui s'étend des années 1865 à 1870,
ces travaux isolés restent effacés par l'action commune des gouver-
nemens. L'état des choses se modifie à Fépoque que nous venons
d'indiquer. De grandes compagnies formées pour l'exploitatioi de
lignes sous-marines obtiennent tféclatans succès, joignent FEuropc
à FAmérique , aux Indes, à TAustralie, au Japon. Les compagnies
qui ont établi ces voies nouvelles ont acquis par là ime importance
considérable, et se présentent dès lors comme des puissances avec
lesquelles les gouvernemens ont à traiter. Comme d'ailleurs elks
m grandi à l'écart, qu'elles n'ont subi que dans une faible mesure
Faction de Funkm européenne, elles apportent des élémens, des
principes nouveaux dont le syndicat télégraphique se montre quel-
que peu étonné, mais dont il faut qu'il tienne compte.
Les compagnies ont établi leurs règles tfexptoitafion en ne se
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LA TÉLEGHAPHIE INTERNATIONALE. &B7
préoccupant tyrie de leur strict 'intérêt cft dn milîen «pécîal qu'îles
desservent; elles ont «réé sur beaucoup de pomts des préoé-
dcnsqaî sont TOCompatibles avec tes «piincipes établis parles gon-
vemwnens de rEon^e, AîneS, par «xemple, nos relations avec
l'Amérique sonrt eBJtnivées ^^ar les règles que suit la compagnie
transatlanftiqoe. Elle a non-<>seulenient abaissé le minimum de la
dépêdie à dix mots, mais au-^delà de ce minimiim elle taxe isolé-
naent diaque mot «upplémentaîre. Voilà donc les bureaux obligés,
poiff un môme télégramme, 'de décoinp1«r d'une façon la taxe eu-
ropéemie, et d'une autre manière la taxe du câble. D'autres diver-
gences se produisent de même entre les règles admises sur les
deux sections du parcours. Ainsi tend à se rétablir l'état de dé-
sordre qui régnart ^n Europe avant le traité de l^rîs. Si Ton n'y
prend garde, la taxation des dépêches va de nouveau se hérisser
de difficultés et le «ervîce se trourer quelquefois paralysé par des
dispositions conftradictoires. Quel remède apporter à cet état de
choses? Sur quel pied traiterar-t-on avec ces puissances nouvelles?
car on ne peut faire autrement que de s'entendre ayec des compa-
gnies qui disposent de grands capitaux, qui viennent d'établir des
communications de première importance, et qui ont appelé sur elles
l'intérêt, — nous pouvons môme dire l'admiration, — du public.
Cette préoccupation se trouvait exprimée déjà dans les délibérations
de la conférence de Vienne.
Quelles étaiîent d'ailleurs ces compagnies sous^marines? Voîcî
d'abord celle it qui appartiennent les câbles joignant TAngleterre
au continent européen, à Dieppe, à Boulogne, à Calais, à Ostende.
C'est l'hérilSère des anciennes entreprises fondées par lesBrett et
les Carmîchaél. Ette a sribî bien des transformations depuis le jour
où un homme audacieux jetait à travers la Manche un petit fil de
cuivre recouvert de gutta-perdba. Formée des débris d'une série
d'entreprises plus ou moins heureusement conduites, elle consti-
tue maintenant une puissante société [Submarine telegraph Com-
pany between 'Great-Britain and the continent of Europe) qui dis-
pose de presque tout le transit anglais. Nous ne parions pas de
îentreprise qiii joint T Angleterre à l'Irlande ni de la compagnie
Reiilery qui joint l'Angleterre à Emden ('Prusse).
Quant aux trois câbles qui unissent maintenant l'Europe à l'Amé-
rique, 'ils appartiennent à deux sociétés presque fusionnées en une
seule; mais on sait combien de capitaux ont été engloutis et com-
bien .de compagnies se sont accumulées 'les unes sur les autres
avant d'obtenir «e résultat. ^On a fait eouvent, et dans les pages
mêmes de la Revue^ le récit des tentatives répétées qui ont abouti
enfin aune triple jonction transatlantique, La Compagnie du iéli--
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568 REYUE DES DEUX MONDES.
graphe anglo- américain, gui réussit enfin dans les années 1865 et
1866 à poser les deux premiers câbles, était le résidu de plus de
dix entreprises successivement avortées. La nouvelle compagnie
qui en 1869 plaça un troisième conducteur entre Brest et Boston
chercha naturellement à s'entendre avec Tanglo-américaine, et,
sans qu'il y ait entre elles une fusion complète, leurs tarifs et les
règles de leur exploitation sont établis d'après une entente com-
mune : les bénéfices sont répartis entre le câble français et les deux
câbles anglais dans une proportion favorable au premier; il reçoit
36 pour 100 sur le produit total de l'exploitation, les deux autres
recevant ensemble 64 pour 100, soit 32 pour 100 pour chacun
d'eux.
Après l'union de l'Europe et de l'Amérique, l'œuvre principale de
la télégraphie sous-marine est l'établissement d'une communica-
tion avec les Indes anglaises; la péninsule indienne elle-même de-
vient en effet comme une tète de ligne pour un réseau qui em-
brasse rOcéanie et l'extrême Orient, et qui viendra bientôt, par
rOcéan-Pacifique, prendre les Amériques à revers. Ici encore le
projet de jonction a fait comme le phénix, il est sorti de ses cendres.
Dès l'année 1856, de hardis pionniers avaient offert au gouverne-
ment anglais d'atteindre Bombay et Calcutta en passant par Suez,
la Mer-Rouge et l'Océan indien. Les câbles qu'ils posèrent n'eurent
qu'une existence éphémiu-e, et, pour un temps, on renonça au tracé
par la Mer-Rouge; cette mer, disait-on, tant à cause de la haute
température de ses eaux que de la nature rocailleuse du fond, était
impropre à la conservation des câbles. On songea donc à gagner la
péninsule indienne en suivant autant que possible la voie de terre.
En 1862, une première communication fut établie d'après cette
donnée : comme le réseau européen atteignait Constantinople,la
ligne traversa les provinces turques de l'Asie et le territoire persan
pour gagner les bords du Golfe-Persique; de là jusqu'à la côte sep-
tjntrionale de l'Hindoustan, on employa une série de câbles en-
tiers à cause du peu de sécurité qu'offraient sur terre les peuples
barbares de cette contrée. — Cette première voie terrestre ouverte
à la correspondance anglo- indienne fut doublée bientôt par une
ligne qui, partant du Golfe-Persique, se dirigeait sur Tiflisctle
Caucase pour gagner de là les lignes russes et Moscou, — Les né-
gocians anglais, aux abords des années 1865 et 1866, avaient ainsi
pour correspondre avec les Indes deux grandes voies distinctes; la
voie turque passant par Constantinople, puis celle que nous pou-
vons appeler russo-persane. Ils trouvèrent bientôt que ces deux
voies, nominales plutôt que réelles, ne répondaient point à leurs
besoins. Confiées & des nations qui n'ont point d'aptitude pour la
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LA TELEGRAPHIE INTERNATIONALE. 569
télégraphie, les dépèches restaient en chemin ou mettaient des se-
maines entières, voire des mois, à parvenir à destination, défigurées
et inintelligibles. C'était d'ailleurs le moment où venait de se pro-
duire le grand succès de la pose des câbles transatlantiques. La té-
légraphie sous -marine, délaissée et repoussée encore la veille,
éprouvait un retour de faveur, et les capitaux enhardis venaient se
mettre à son service. En présence de cet état de choses, les Anglais
résolurent d'établir, entre la métropole et toutes les stations qu'elle
possède sur la surface des deux hémisphères, un réseau sous-ma-
rin entièrement indépendant des territoires étrangers.
Tout d'abord, — ce fut naturellement le premier objectif, — plu-
sieurs sociétés concertèrent leurs efforts pour assurer la correspon-
dance de la métropole avec sa grande colonie. Nous en trouvons
trois principales : la British Indian submarine telegraph Company ^
Y Anglo-Méditerranean telegraph Company^ ot enfin la FalmoutKs
Gibraltar and Malla telegraph Company. La compagnie anglo-mé-
diterranéenne, fondée en 1868, tient le milieu du tracé général,
c'est-à-dire l'orient de la Méditerranée. Entre Malte et Alexandrie,
elle a succédé à d'autres compagnies dont les câbles joignaient au-
trefois Malte, Tripoli, Benghazi et la côte égyptienne. Elle obtint
ensuite du gouvernement italien le droit d'établir, depuis la fron-
tière française jusqu'à la pointe de Sicile, une ligne terrestre lui
appartenant en propre et consacrée exclusivement à la communi-
cation avec les Indes; mais elle a depuis lors renoncé à cette com-
binaison, et en 1871 elle a reçu, en échange du ce privilège, celui
de poser un câble direct entre Brindes et Alexandrie. — La Fa/-
moulh's Gibraltar and Malta Company est de création plus récente.
Ne servant guère qu'à doubler des communications qui existent déjà
par voie teri-estre, elle est l'expression la plus saillante du grand
projet anglais, qui consiste à établir un réseau sous-marin tout à fait
iadépendant des lignes continentales. Par un premier câble, elle joint
directement Falmouth à Lisbonne; de là elle atteint Gibraltar, puis
Malte, où elle se raccorde avec la ligne anglo-méditerranéenne.
Confiante en ses forces, elle a rompu avec l'ancien procédé, qui
consistait à solliciter des gouvernemens des monopoles et des sub-
ventions; non-seulement elle n'a demandé au Portugal qu'un simple
droit d'atterrissement sans privilège, mais elle s'est engagée à lui
payer encore 1 pour 100 sur les bénéfices nets de l'exploitation.
— Quant à la compagnie British Indian y elle est l'héritière des an-
ciennes sociétés qui avaient adopté le tracé de l'Océan indien. Fon-
dée au capital de 50 millions de francs, elle a deux câbles, l'un de
Suez à Aden, l'autre d'Aden à Bombay, dont l'exploitation a com-
mencé au mois de mars 1870. — Ces trois compagnies, séparées et
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570 «BETCE INES DEUX 'HOOIOftS.
dîsrânctes «a moment où 11010 les iBftrodttîsons dons notre iificit, ml
depuis lors <^onfoDda lenrs inrtéréts. St-tes ne formest plus qa'ime
seule grande ligne qui, paar vu tracé entièrement 'SiMts-^marîn, relie
TAngletCTre à Bombay.
La pémnsule indienne sert d'ongtne à tout'un réseon qui conTre
l'extrême Orient. Au-delà de Tlnde, on trouve : la \Brkisk indirni
extension Company j qui a deux câbles, l'un de Madras à Tile de Pé-
nang, l'axitre de Pénang h, Singapour, extrémité de la pomte de Ih-
lacca; — la British Aus§ralùtn Company , qui joint Stngaponr à llle
de Sumatra et à Ja^a, puis lava à Port-Darwin, pointe nord de rAïu-
tralie du sud ; ses câbles ont été placés dans les premiers mois de
l'ansnée 1872 ; — la China suimarine Company^ qui a ouvert &u
mois de }uin 1871 la ligne de Singapour à fiong^Long, passant par
Saigon, et qui joint par conséquent la Gocbinchine française à la
métropole; — enfin \k Great norêhtm X^hina and Japon exitnsion
Company y qui, dans cette même année 1871, a joint Hong-kong i
Sthang-baî, ainsi que Sbsmg-haâ aru lapon.
Tous les rameaux dont il vient d'être parlé^en «deraier lieu sont,
comme on le voit, greffés sur un tronc unique, qui est la grande
ligne anglaise de Falmouth à Bombay. Ge tronc pmncipal a pour
trait caractéristique de traverser le bassin de la Méditerranée; ii
dessert ces rivages où s'est de tout temps développée l'activité hu-
maine, et qui forment comme la région classique de Thumanité. Aussi
la Méditerranée a-t-elfe été de bonne heure le théâtre de Bom-
breuses entreprises de télégraphie sous-marine, et nous aurions
une interminable liste i dresser si nous voulions mentionBer toutes
les sociétés qui y ont insrtallé des câbles pour un temps plos ou
moins long. C'est ainm que des tentatives répétées ont été fûtes
pour joindre la France à l'Algérie, tantôt directement, tamôt par
rfispagne ou les Baléares, tantôt par la Corse et la Sardaigne,
tamtôt enfin par l'Italie et la Sicile. Nous trouverioiis parmi les
compagnies qui n'ont qu'une importance de seooiid ordre, mats qû
cependant subsistent depuis longtemps et donnent des dividendes
à leurs actionnaires, la M-editerrarman extension Company^ qui
joint la Sicile à Malle et qui a également un câUe d'Oorante i Cor-
fou. Tout en nous bornant à un eiposé aussi rapide qim possible,
noms devons nomnaer la Marseille^ Algier*^ and Moka iOomj^ang^
qm a im caractère plus iq>écialemeQt fitasçais que les autPes. BUe a
posé un câble direct de Marseille à Bène et »n autre de Bône &
Malte ; comme €n )ui a concédé l'usage 'd'un 'fil qui, trsvm'saiit 1*
France, joint sans aucun inleraiédiaire Londres à Marseille, elfe
s'est trouvée en passe d'obtenir «dans une certaine mesure le tianst
des Indes jusqu'à Malte. Cette situation a d'aiUeurs aamé un î^
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LA TECEGRAniE IHTEBHATIONALE . 571
sultat fadle' à prévoir. La compagme Marseîîle-Alger-Bralte s'^st
eotiërement liée avec te groupe Falmoatb-Bombay ; an lieu de se
faire concurrence, les deux intërftts se sont confondus dans tm
traité commun.
Pendant que la ligne médîterranécime s'étaMissaît, une autre
grande voie s'ouvrait dans le nord, non plus cette fois pour atteindre
directement les Indes, mais pour gagner l'extrême Orient. A fépoque
où les échecs multipnés des entreprises atlantiques avaient distré-
dîté la télégraphie sous-marine, on s'était préoccupé de réunir les
deux mondes par la Sibérie et l'Amérique russe; c'était un tracé
qui, tout en présentant ses difficultés et ses dangers, paraissait ce-
pendant plus sûr que les trajets maritimes. Le réseau moscovite
pénétra donc en Asie, et dès l'année 1866 il atteignit Nicolaief, à
Temboachure du fleuve Amour, poussant en même temps sur
Kîakhta un embranchement qui amorçait un service avec la Chine.
De nouveaux intérêts vinrent se grouper autour de ce tracé, et un
courant télégraphique s'établit à travers les états Scandinaves et
moscovites. La Great northern telegraph Company^ ayant son siège
à Copenhague, établît une première ligne qui joignait l'Angleterre
au Vanemaric, puis venait atterrir à la rive baltique de la Russie
et gagnait ensuite Moscou; une seconde ligne, doublant cette pre-
mière, reliait TÉcosse à la Norvège, traversait la péninsule Scandi-
nave, franchissait la Baltique pour toucher Saint-Pétersbourg et
gagner également Moscou. Bientôt une autre société vint greffer
ses lignes sur ce grand tracé septentrional à l'extrémité wientale
de la Sibérie. Cest la Créai nortkern China and Japon extension
Company y qui a également son siège à Copenhague, et que nous
avons déjà rencontrée tout à l'heure; c'est elle qui, dans ces deux
dernières années, a placé dans les mers du Japon des câbles qui
joignent la côte sibérienne au sud de la Chine, et établissent de
cette façon un circuit fermé entre les deux grands trajets du nord
et du midi. Ainsi par une voie détournée une nouvelle concurrence
naissait pour les lignes indiennes. Les dépêches adressées au Japon,
celles même qu'on envoyait à Bombay, à Madras, à Calcutta, pou-
vaient aller chercher leur route à travers les netges de la Sibérie.
Entre la voie méditerranéenne et le tracé scandrnayo-sfîbérien
est venue encore se placer une ligne instituée dans des conditions
toutes spéciales et dont nous avons eu déjà l'occasion de parler. On
sait qu'une compagnie ffite Indo-Buropean s'esft formée, dès le
mois d'avril Î868, sous la protection de TATlemagoe du nord et de
la Russie, pour joindre TAngleterre aux Indes par voie terrestre. Sa
ligne, partant d'Emden, en Hanovre, où atterrit un câWe anglais,
traverse f Allemagne en écharpe, gagne Tarsorie, puis Odessa,
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572 REVUE DES DEUX MONDES.
longe la côte septentrionale de la Mer-Noire, touche à Tiilis dans le
Caucase et aboutit à la frontière persane. Là, elle se relie à une
ligne établie sur les terres du shah et qui est exploitée par cet oiBce
d*un genre particulier que nous connaissons sous le nom « d'office
îndo- européen du gouvernement britannique; » ce n'est pas préci-
sément le gouvernement lui-même, ce n'est pas non plus une com-
pagnie purement privée, c'est quelque chose d'intermédiaire et
d'hybride. En somme, Y Indo-European forme une cinquième jonc-
tion entre l'Angleterre et les Indes.
C'est ainsi que sont nées successivement les différentes compa-
gnies qui doivent maintenant entrer en scène et qui viennent se
placer en regard de l'association formée par les administrations
d'état. L'énumération qui précède en a laissé de côté un grand
nombre. Elle ne cite que les principales, dont les lignes représen-
tent d'ailleurs un capital d'environ 500 millions de francs. Ce
chiffre , quoique fort respectable , ne donne encore qu'une faible
idée de tous les intérêts que ces entreprises mettent en jeu. Nous
avions donc raison de dire qu'il y avait là une nouvelle puissance
avec laquelle le syndicat européen devait compter. Quelques-unes
de ces compagnies avaient adhéré à la convention de Vienne. Pour
quelques autres, il y avait une sorte d'accession de fait plus oa
moins définie. Celles à qui les gouvernemens avaient donné des
concessions avaient dû être soumises aux dispositions convention-
nelles; mais dans la plupart des cas cela n'avait été accompli qu'a-
vec des réserves sur lesquelles planait une grande incertitude. Des
conflits devaient nécessairement surgir entre ces offices et les états.
VIII.
Une difficulté de cette nature s'éleva pendant les années 1870 et
i 871, et amena la réunion d'une commission spéciale à Berne. Quant
à la cause du conflit, nous l'avons en quelque sorte vu naître lors-
que tout à l'heure nous assistions à la formatio.n successive des com-
pagnies diverses. On se rappelle que la conférence de Vienne, après
avoir proclamé l'égalité de taxe par les voies naturelles, avait tout
de suite appliqué ce principe aux dépêches de l'Angleterre poinr les
Indes. L'équilibre laborieux qu'elle avait établi s'était trouvé de plus
en plus compromis, à mesure que s'ouvraient des voies nouveUcs.
On avait à Vienne fixé à 61 f r. 50 le prix de la dépêche entre Lon-
dres et Kurrachée. La compagnie méditerranéenne et Y Indo-Euro-
pean se contentèrent d'abord de ce tarif; mais bientôt, le trouvant
trop peu rémunérateur, elles voulurent élever leurs taxes. Saisi de
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LA TELEGRAPHIE IKTERNATIONALE. 573
la question, le bureau international consulta les signataires de la
convention de Vienne; ceux-ci se montrèrent pour la plupart dis-
posés à admettre une révision du tarif indien, tout en déclarant
qu'elle devait être faite par une conférence ou une commission spé-
ciale. Pendant que l'entente se poursuivait à cet égard, la compa-
gnie Indo-European brusqua le mouvement, et signifia qu'à partir
du mois de janvier 1871 elle portait à 100 francs le prix de la dé-
pêche entre Londres et Kurrachée. Aussitôt Tadministration in-
dienne et l'office britannique qui exploite le réseau persan profitent
de la circonstance pour surélever le tarif de leurs lignes.
Le bureau international s'efforce de faire cesser ce désordre. Il
rappelle les uns et les autres au respect des traités, et son action
conciliatrice obtient d'abord quelque résultat. On accepte provisoi-
rement les taxes arbitraires établies par Y Indo-European et les
offices indiens, la voie turque restant de son côté soumise au tarif
anden ; mais de nouvelles complications ne tardent pas à surgir.
Le réseau télégraphique avait dépassé les Indes et s'étendait d'une
part sur Java et l'Australie, d'autre part sur la Chine et le Japon.
Comment devait-on taxer les dépêches transindiennes? Si, au prix
déjà fort élevé de la dépêche entre Londres et Kurrachée, on ajou-
tait des sommes considérables pour les câbles placés dans les mers
de l'extrême Orient, on courait le risque de décourager le public et
de paralyser la correspondance. Un nouvel élément se présentait
d'ailleurs dans le programme. La grande ligne sibérienne s'établis-
sait et devait bientôt par ses prolongemens desservir le Japon et la
Chine. D'après les avis qui étaient pulîliés, la correspondance an-
glo-chinoise allait trouver de ce côté une voie moins coûteuse que
celle des Indes. Les compagnies qui desservaient la voie indienne
voulaient donc abaisser leurs tarifs pour lutter contre la concur-
rence du nord; maïs que devenait alors ce fragile équilibre que la
conférence de Vienne avait eu tant de peine à établir entre les voies
rivales? Ici encore le bureau international s.'ingéniait à résoudre par
lui-même la difficulté, et il y parvint tant que le réseau télégra-
phique ne dépassa pas beaucoup les Indes. Grâce à ses efforts, on[fit
porter les réductions de tarif sur la partie transindienne du réseau,
et pour un temps le précieux tarif égalitaire demeura intact. Cet
expédient ne fit gagner que quelques mois. Le réseau s'étendant
toujours, les compagnies se montrèrent de plus en plus décidées à
reprendre leur liberté et à fixer le prix de leurs dépêches de la
façon qui leur paraissait la plus avantageuse. Le bureau interna-
tional désespéra de les contenir; une commission spéciale fut con-
voquée à Berne au mois de septembre 1871 pour trancher la ques-
tion du tarif des Indes et de la Chine. On ne pensa pas qu'on pût
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b7t B£¥UE DES DSDX Jtt>NDKS.
attendre la eanférence de Rome, qpi devait cependant se réunir
deux mois plus tard»
Les états qui envoyèrent leurs représeatans à la commission spé-
ciale de Berne sont les sulvans : rÂllemagne du nord, T Austro-
Hongrie, la Bavière, TEspagne, la Frsmce, la Grande-Bretagne, l'Ita-
lie, les Pays-Basi, la Roumanie» la Russie, la Serbie^ la Turquie et
le Wurtemberg, La Grande-Bretagne intervenait cette fois, non plus
seulement pour le réseau indien, mais aussi pour les lignes métro-
politaines. Depuis le mois de février 1870, le gouvernement anglais
avait racheté aux compagpies leur droit d'exploitation, et la télé-
graphie était devenue nn monopole d'état en Angleterre comme
dans les autres pays d'Europe. C'est l'administration générale des
postes^britanniques qui avait été chargée provisoirement d'exploiter
le réseaa des télégraphes^ et l'^office anglais avait d'ailleurs adhéré
régulièrement depuis le 8 juillet 1871 à la convention de Vienne.
Réunis^le 25 septembre dans la grande salle du conseil du palais
fédéraljde Berne, les délégués se constituèrent en commission sous
la présidence du représentant de l'Austco-Hongrie. Ils entendirent
d'abord la lecture d'un rapport préparé par le bureau international
pour rendre compte du procès qu'ils devaient trancher. Les diverses
compagnies intéressées à la décision de l'assemblée avaient tontes
envoyé des représentans à Berne. Les délégués des états se deman-
dèrent quelle situation ils devaient leur £aix^; ils en vinrent natu-
rellement à les admettre à titre consultatif et sans voix délibéra-
tdve au sein de la commission. Il paraissait dllficile en effet de
régler les questions en liti^ sans que les compagnies eussent ex-
posé tout au long leurs prétentions et leurs désirs. Ainsi prit séance
dans la salle des délibérations un groupe d'agens qui représen-
taient les diverses compagnies.
Nous ne suivrons pas dans ses travaux l'assemblée de Berne. Elle
n'est qu'un épisode, un intermède entre deux conférences. En denx
mots, nous ferons connaître ses conclusions. Et d'abord elle com-
mença par écarter le tarif de la Chine, estimant sans doute (p^
pour de telles distances il fallait renoncer au principe d'égalité
entre les voies diverses. En revanche, elle appliqua résolument ce
principe au tarif anglo-indien, et fixa uniformément à 100 fr.50c.
par toutes les voies le tarif de la dépêche entre Londres et Kurra-
chée. La voie turque dut subir ce tarif conune toutes les autres*
C'était là le but que poursuivaient les compagnies, et la solution
qui^intervenait ne laissait pas d'avoir un côté piquant. A la Tur-
quie, qui ne demandait rien, on allouait une augmentation coosi-
dérable de transit : de 17 fr* 50 c. sa part était portée à 36 fr. 50 c;
— mais, disait le délégué ottoman, nous n'avons que faire de ce
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LA TÉ4S6UPiIifi IHTSRIÎATIOKALE. 575
transUopime; lâissen-nouar notre part modeste qui assure à notre
Yoie le bénéfice du bon marché. — Point, lui répoodait-on » salua-
sez«le priocipe. de f égalité dea taxes; on vous met sur le méine
piôd que les autres, et vous n'aurer d'autre ressource que de £aire
un boa service pour aittirer les dépêches sur vo& lignes. £a vain le
repréaenlant de la Turquie essaya d*échappec au nouveau tarif; il
dut cédée et se contenta de réserver la sanction de son gouverae-
Tout en rerusant d'établir le tarif des dépêches à destinsdon de
la Chine, la conuuissâon crut devoir, pour ces dépêches, fixer la
portion de taxe qui est relative au trajet entre l'Ëarope et les Indes.
Sur cette question en effets V Indo^European^ la ligne méditerra-
néenne, la voie sibérienne elle-même, endettaient des idées incon-
ciliables, entre elles ou contraires à celles des états intéressés. On
pouvait fixer ce transit sans déterminer la taxe totale. La commis-
aioii, toujours armée de sa balance et de son principe d'égalité, ra^
mena toutes les voies au taux uniforme (61 fr. 50 cent.) qui avait
été arrêté à Vienne, puis elle se hâta de se séparer le 2 octobre
1871, laissant ses justiciables afisez mécontent, et léguant à la pro-
chaine conférence le soin de mieux régler leurs prétentions.
L'époque approchait en effet où les délégués des administrations
devaient se réunir pour la révision trisannuelle dn traité de Paris.
En 18ô8v on avait désigné Florence pour le lieu de la réunion pro-
chaine. Depuis lors l'Italie avait transporté sa capitale à. Rome, et
cette drcoostance , jointe à tous les événemens qui ont troublé
l'année 1871, amena quelque retard dans la convocation des délé-
gués. L'Italie tenait naturellement k ce que la conférence eût lieu
dans sa nouvelle capitale; mais il lui fallait attendre que le nouvel
état de choses fût plus ou moins explicitement admis par tous les
gonvememens. La date du 1'*^ mars 1871 avait d'abord été fixée,
puis ce fut le mois de septembre;, enfin une dernière lettre assigna
à la confërence. la date du 1" décejnbre..
IX.
C'est donc au 1®' décembre 1871 que Tassociation des offices
télégraphiques ouvrit sa troisième assemblée générale. «Une pre-
mière fois ai Paris en 1865, une seconde fois à Vienne en 1868, elle
avait tenu ses assises; elle les tint pour la troisième fois à Rome,
dans le bâtiment même du Gapitole. C'étaient toujours, à de très
faibles cbangemens près, les mêmes états qui se faisaient représen-
ter. Le gpttvemement anglais avait envoyé un délégué spécial re-
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576 BEFUE DES DEUX MONDES.
présentant le Post-OfficCy auquel Texploîtation des lignes a lété
confiée; cette représentation restait distincte de celle de l'administra-
tion indienne, et il fut décidé que celle-ci aurait sa voix spéciale. La
Grande-Bretagne disposa ainsi de deux voix dans la conférence;
les Pays-Bas demandèrent également que les Indes néerlandaises
eussent leur individualité distincte de celle de la métropole. On
admit en principe cette division ; on n'attribua cependant qu'une
seule voix à la métropole et aux colonies : ce système de représen-
tations multiples pour une même puissance conduisait à une pente
dangereuse, et il était bon de couper court à cet abus. Le grand-
duché de Luxembourg, qui avait eu un délégué spécial à Vienne,
avait fait savoir cette fois qu'il ne se ferait pas représenter, mais il
avait réservé pour son gouvernement le droit de ratifier les dérisions
de la conférence. Le shah de Perse avait encore, ainsi qu'il Tarait
fait en 1868, confié ses intérêts à l'agent d'une autre puissance; il
s'était fait représenter par le délégué de l'administratioa indienne.
Le Japon enfin figurait à la conférence de Rome, mais sans voix
délibérative; son envoyé demandait seulement à assister aux séances
pour s'instruire et pour rapporter à Yeddo les résolutions télégra-
phiques de TEurope. En somme, le nombre des voix attribuées aux
différentes puissances fut de 20, comme il l'avait été à peu près
dans les assemblées précédentes.
On sait ce que répondait Sieyès quand on Tinterrogeait sur ce
qu'il avait fait pendant la terreur. De même, si l'on nous demande
ce qu'a fait la conférence de Rome, nous dirons que son principal
mérite est d'avoir existé, c'est-à-dire d'avoir maintenu la tradition
de ces assemblées périodiques dans lesquelles le syndicat télégra-
phique manifeste sa vie. Quant au travail effectif de la conférence,
il se réduit à peu de chose, et nous n'aurons pas de peine à en par-
ler brièvement. Signalons cependant tout de suite un des caractères
brillans de la réunion. Les Italiens ont le génie de rornementation,
et ils offrirent aux délégués quelques-unes de cas fêtes qu'ils sareat
si bien ordonner. Non-seulement ils leur ménagèrent des promenades
à Naples et dans les environs, mais ils organisèrent pour eux une illu-
mination variée du Forum, essayée pour la première fois, etquiof*
frait un spectacle vraiment féerique; des feux de Bengale éclair^ent
à la fois de nuances distinctes et charmantes le Coîisée, Tare de
Constantfn, celui de Titus, le temple de Vénus, la basilique de Con-
stantin, la maison de Tibère, les colonnes de Castor et de Pollux, le
temple d'Antonin et Faustine", celui de Saturne, l'arc de Septime-
Sévère, toutes les ruines enfin qui font la gloire de Rome.
Aussi bien la conférence, en se bornant à un rôle effacé, se con-
formait peut-être à son insu à une sorte de nécessité de circon-
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LA TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE. 577
stance et à une certaine prudence politique. C'est un exemple unique
que celui de ces offices administratifs qui ont pris l'habitude de se
réunir pour régler directement leurs affaires; ils en sont venus à
traiter leurs propres intérêts sans recourir à la diplomatie. On con-
çoit que l'union télégraphique, pour conserver la position qu'elle
a conquise, doit se tenir strictement sur le terrain administratif; il
lui faut éviter «.vaut tout d'éveiller les susceptibilités de la diploma-
tie régulière. Dès le début, le délégué de la Belgique signalait à ses
collègues cette particularité délicate, n II attire l'attention sérieuse
de l'assemblée, dit le procès-verbal, sur la situation toute spéciale
faite aux administrations télégraphiques, qui, seules parmi les ser-
vices publics, ont la faculté de traiter directement les questions in-
ternationales qui les intéressent le plus. Cette situation, il importe
de ne point la compromettre; il faut donc éviter de sortir du domaine
administratif pour se lancer, sous forme de vœux ou autrement,
dans des délibérations qui, par leur nature politique, appartiennent
à un autre ordre d'idées. »
C'était au sajet d'une proposition norvégienne que l'on faisait
ainsi appel à la prudence de l'assemblée. La Norvège avait de-
mandé qu'une disposition explicite du traité assurât aux câbles
sous-marins la protection des gouvememens et les neutralisât en
cas de guerre, le Portugal insistait dans le même sens; mais la
grande majorité des délégués pensa qu'il y aurait là une ingérence
dans des matières d'un ordre essentiellement diplomatique. On
convint donc d'abord que Ton s'abstiendrait de toute délibération
et de toute mention sur ce sujet. Un incident toutefois modifia l'o-
pinion des délégués sur la fin de la conférence. Le gouvernement
des Étate-Unis avait depuis quelque temps déjà pris en main la
cause de la protection des câbles. Dans le mois de janvier 1872,
H. Gyrus Field, un des principaux promoteurs des entreprises de
télégraphie sous-marine, débarquait à Rome, apportant à la confé-
rence une lettre de Samuel Morse, le doyen, le patriarche de la té-
légraphie. Le vieux professeur conjurait la conférence de ne point
se séparer avant d'avoir demandé à toutes les nations de considé-
rer la télégraphie comme une chose sacrée en guerre comme en
paix. Cette prière transatlantique eut son effet, .et la conférence,
sans en faire mention dans le traité, inscrivit du moins dans son
procès-verbal un vœu pour appeler l'attention des gouvememens
sur les propositions de MM. Morse et Gyrus Field.
Pour ce qui est des travaux techniques de la conférence, nous
pouvons les résumer en disant qu'elle a piétiné sur place ou tout
au moins tourné en cercle. C'est ainsi qu'elle a achevé de détruire
le système des dépêches a recommandées, » institué par la confé*
TOKB a. * 1872. 37
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57S REVUE DfiS DEUX MONDE».
renée de Paris et à demi désorganisé déjà par celle de YiefiBe. Elle
a repoussé d'ailleurs les innovations gui étaient proposées dans cet
ordre d'idées, cooune par exemple la dépêche « gjarantie. » Oa de-
mandait que le public pût « assurer » un message en payant «ne
certaine somme qui lui sersdt rembours(^e au décuple, ou B^ëne
dans une proportion plus forte, si le télégramme venait à être
perdu on gravement aliéré (1). Bu moins, — mais ce n'était guère
là qu'une question de forme, — les délégués introduisirent daas le
traité cette mesure libérale qui consiste à affranchir le public des
frais de poste surajoutés dans certains cas à la taxe télégraphique.
On se rappelle qu'une déclaration spéciale avait été signée à Vienae
à ce sujet, et qu'un très petit nombre de puissam^es était resté en
dehors du concert commun : à Rome, l'accord fut général, et la
mesure prit place pai*mi les articles du traité.
Pour peu qu'cm ait suivi les indications que nous avons données
tout à l'heure au sujet de la puissance naissante des compagBÎes
sous-marines, on comprendra que là était la principale difficulté
pour la conrérence de Rome. Elle était appelée à régler la situation
relative des états et des compagnies. Déjà la coBunissîon de Berne
avait eu à s'occuper d'un incident provoqué par l'incertitude de
cette situation. À Rome, il ne s'agissait plus seulement d'une ques-
tion particulière, mais de la convention tout entière, qu'il fallait
rendre acceptable par les compagnies.
En premier lieu, il fallut déterminer quels rapports auraient avec
la conférence les agens que toutes les sociétés privées avaient en-
voyés à Rome. Quelques délégués déclaraient que l'assemblée de-
vait conserver strictement son caractère gouvernemental , et que
chaque compagnie pourrait faire défendre ses intérêts par l'agent
officiel du pays auquel elle appartenait. D'autres pensaient qu'on
ne pouvait se dispenser d'entendre directement les agens mêmes
des compagnies, mais que, sans les introduire au sein de la confé-
rence, on pourrait les faire venir dans les sous-commissions tenues
en dehors des réunions générales. On proposait encore, tonjoars
dans un esprit de conciliation, d'admettre» et cette fois dans la
conférence même, un agent unique pour toutes les sociétés, ki une
objection se présentait : différons groupes de compagnies pouvaient
(1) Certaines compagnies américaines en agissent ainsi depois plusieurs i
l'expéditeur peut assurer sa dépèche pour la somme qu'il Juge convenable et paie ose
prime calculée en conséquence. Nous estimons toutf>fois que la conféri^uce de Rotno a
fait preuve de sagesse en refusant d'entrer dans cotte voie. Si la poste peut sssoier
des lettres ou paquets dont la perte matérielle est facile à constater, la télégraphie se
trouve en face de conditions moijis simple», d'où résulteraient sans doute de sérieox
•abanas.
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LA TEliGEATHlS internatiouale. 579
avoir des iotérèls distincts, contraires, inconciliables même; com-
ment une seule p«*sonne pourrait-elle agir à la fois pour les uns et
pour les autres? On en vint enfin à décider que les délégués de
toutes les compagnies seraient appelés dans la conférence. On ne
leur donnait bien entendu que voix consultative, et le président
restait chargé de les inviter spécialement aux séances où il jugerait
leur présence utile. Ainsi, dès la troisième réunion, les représentaiïs
des compagnies vinrent s'asseoir auprès de ceux des gouyeme-
mens. Plusieurs agens représentaient collectivement le groupe des
compagnies qui exploitent la grande voie méditerranéenne de l'Inde
et ses prolongemens transindiens, La compagnie germano-mosco-
vite, llndo-Europeany avait sa représentation spéciale. 11 en était
de même de l'antique Submarifie ielegraph Company ^ propriétaire
des câbles qui joignent l'Angleterre au continent, et des compa-
gnies transatlantiques réunies, à qui appartiennent les deux câbles
anglais et le câble français. Un agent se présentait pour le groupe
des deux sociétés Great northem telegrapk et Great northern China
and Japan extension. Enfin à la veille de la clôture de la conférence
arriva des États-Unis M. Cynis Field, représentant de la compa-
gnie Kew YorVsy Piew-Fondland and London ielegraph.
Les premiers rapports furent naturellement pleins de courtoisie.
On se félicita de part et d'autre des relations qui s'établissaient
entre les sociétés et les gouvememens, et on exprima les plus heu-
reuses espérances sur les résultais qui sortiraient de l'entente com-
mune. De même que les états avaient de longue main préparé, par
les soins du bureau international, la série des amendemens à la
convention proposés par les différentes puissances, de même les
compagnies apportaient le résumé des modifications qu'elles de-
mandaient. Dès lors la révision du traité eut lieu en grande partie
au point de vue des changemens projetés par les compagnies, et, il
faut le dire, ils furent à peu près tous écartés.
Les compagnies cependant exposaient les nécessités propres de
leur exploitation. Elles réclamaient notamment le droit de modifier
leurs taxes, de les élever par exemple sans s'astreindre au consen-
tement des états, sans subir les délais spécifiés par le traité. L'ex-
ploitation de ces câbles si coûteux et si capricieux, disaient-elles,
exige des facilités spéciales. Sur les trois câbles anglo-américains,
deux se sont trouvés rompus récemment; la compagnie transatlan-
tique n'eût pu suffire au service, si elle n'avait pris iinmédiatement
de son propre chef les mesures imposées par les circonstances : elle
a tout de suite surélevé sa taxe et déclaré qu'elle n'accepterait plus
de dépêche au-dessus de cinquante mots. Ainsi elle a modéré l'af-
flux des correspondances, de sorte qu'un seul câble a pu momen-
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580 REFUE DES DEUX MONDES.
tanément transmettre tous les messages échangés entre l'Europe et
l'Amérique. Qu'eût-elle fait, s'il eût fallu laisser sa taxe invariable
et ne rien changer sans de longs délais? Autre dif&culté : le com-
merce anglais, le commerce américain, imposent aux compagnies
des langages de convention. Faudra- 1- il traiter leurs messages
comme dépêches seci^ëtes et les soumettre ainsi à la double taxe
fixée par le traité? On n'y peut songer, vu le prix déjà considé-
rable des dépêches ordinahres. En revanche, la convention spécifie
qu'une même dépêche, lorsqu'elle est adressée à plusieurs destina-
taires, ne paie qu'une seule fois la taxe, sauf un léger supplément
pour chaque adresse. Les compagnies ont pris dans ce cas l'habi-
tude lucrative de faire payer à chacun la taxe principale, et elles
refusent de renoncer à ce bénéfice. Sur ces points divers, on pou-
vait encore à la rigueur s'entendre, la conférence montrant la meil-
leure volonté pour admettre tout ce qui n'était pas trop profondé-
ment contraire à sa réglementation. A Vienne déjà, elle avait permis
aux compagnies d'adopter pour unité la dépêche de dix mots; à
Rome, elle compléta cette mesure en admettant la gradation par
mots au-dessus de dix. C'était une grande gêne, une grande com-
plication pour les bureaux européens, puisqu'il leur fallait avoir un
barème spécial pour les dépêches qui empruntaient les lignes des
compagnies. On en passa pourtant par là; mais d'autres prétendons
s'élevaient encore, par exemple en ce qui concerne le choix de la
ligne. Lorsqu'une dépêche arrive à un point où deux voies diffé-
rentes s'ofirent pour la conduire à destination, le bureau de bifur-
cation doit pouvoir, dans certains cas, choisir la direction qui répond
le mieux aux besoins du service; le traité donne en efiet à cet égard
les facilités nécessaires. Il se trouve que cette façon d'agir est gé-
néralement contraire aux intérêts des compagnies; on le comprendra
dans le cas particulier que nous allons indiquer, et qui ne laisse
pas de présenter une certaine importance. Les compagnies qui
desservent le réseau transindien sont complètement liées d'intérêt
avec celles qui exploitent la voie anglo-méditerranéenne ; ce sont
les mêmes actionnaires, les mêmes agens, il n'y a presque qu'une
seule et même compagnie. Il est donc naturel que le réseau trans-
indien donne toutes ses dépêches pour l'Europe à la ligne méditer-
ranéenne ; mais, entre les deux tronçons ainsi solidaires, il y a un
intermédiaire : de Madras à Bombay, il faut emprunter les lignes de
l'ofiice indien. Celui-ci peut donc, si la voie que doivent suivre les
dépêches ne lui est pas impérieusement indiquée, en retirer une
partie à la ligne médîterranéenne et les confier à des compagnies
rivales, comme par exemple Y Indo-European. Dans un tel état de
choses, on conçoit que les compagnies veuillent laisser dans tous
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LA TÉliGBAPHIE INTERNATIONALE. 581
les cas aux bureaux d'origine le soin de tracer expressément la
rente des dépêches jusqu'au bout de leur parcours. Si naturel que
soit leur désir, fallait-il aller pour le satisfaire jusqu'à renoncer à
une disposition utile au service? La conférence ne le pensa pas, et
ce fut là un des premiers conflits graves qui s'élevèrent entre les
champions des deux camps.
Nous ne suivrons pas d'ailleurs dans ses différentes phases cet
antagonisme qui règne désormais entre les compagnies et les états.
Nous l'avons spécifié par quelques traits particuliers, et il suffit de
rappeler en termes généraux que c'est là maintenant le plus gros
embarras que rencontre l'association télégraphique. En vain les dé-
légués de Rome cherchèrent à l'atténuer en modifiant le régime des
adhésions au traité, et ce n'est pas trop s'aventurer que de dire
qu'ils manquèrent le but. On en jugera par la lettre qu'un groupe de
compagnies unies remit à la conférence avant de se retirer. On y lit :
tt Les délégués des compagnies unies pour le service de l'Inde, de la
Chine et de l'Australie regrettent d'avoir à vous faire part qu'Us ju-
gent de leur devoir de ne pas faire acte d'adhésion plus intime que
par le passé à la convention. Ils considèrent que le désir de l'uni-
formité, de la part des hautes puissances contractantes, l'a emporté
sur le droit des entreprises privées, sans qu'il leur ait été accordé
aucune compensation... Ils pensent que la tendance de plusieurs
amendemens adoptés dans la révision actuelle a été d'apporter plus
de restriction à la liberté des compagnies que n'avait fait la con-
vention de Vienne, et que, lorsque des modifications ont été pro-
posées, les vœux des compagnies ont été subordonnés à la protec-
tion d'intérêts opposés et à l'accroissement de la réglementation
gouvernementale... Les compagnies se proposent donc de continuer
à vivre comme précédemment sous la forme du modus vivendi qui
a existé sous l'empire de la convention de Vienne. » La lettre se
terminait par un appel à la protection du parlement britannique,
qui soutiendrait sans doute ses nationaux non-seulement devant le
Post-Office et l'administration indienne, mais encore vis-à-vis des
autres états.
On voit que les délégués de Rome n'ont fait aucun progrès dans
le sens d'une entente avec les compagnies. L'antagonisme que nous
avons signalé subsiste comme par le passé. Continuera-t-il à s'accu-
ser aussi nettement, ou en viendra-t-il à s'effacer? Les intérêts des
états et ceux des compagnies réussiront-ils à se fondre ensemble ou
restera-t-il entre eux une opposition constante? Cette opposition
sera-t-elle utile ou nuisible aux intérêts du public? Ce sont autant
de questions qui restent en suspens.
Dans cet état de choses, on comprend l'importance particulière
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582 BEYUB DES DB0X HOMMES.
qu'ont les décisions prises au sujet de l'hégémoDle télégraphique.
A ce point de vue, la conférence de Rome offre deox traits caracté-
ristiques : elle a supprimé le régime des commissions spéciales et
donné à Texistence du bureau international une sérieuse coofirma-
tion.
La commission spéciale de Berne n'était pas arrivée à trancher
le litige qui lui était soumis. Le gouvernement ottoman avait tout
d'abord refusé sa ratification au tarif qu'elle avait élaboré; puis, re-
venant sur son refus, il avait en somme laissé la question dans un
état complet d'incertitude. Quelle valeur fallait-il donner à la déci-
sion de Berne? Quelques délégués prétendaient qu'une commissioa
spéciale pouvait seulement interpréter des articles de la conveatîoa
et n'avait pas qualité pour fixer les taxes; à la conférence seule ap-
partenait un tel droit. Dès lors, si la commission ne pouvait nm
faire, à quoi bon la convoquer 7 C'était une institution inutile, si I'od
bornait à ce point son rôle. Le délégué russe parla le premier de la
supprimer, et l'envoyé italien fit remarquer qu'on la remplacerait
avantageusement en permettant à la conférence de se réunir, dès
qu'il en serait besoin, sur la demande de six des états contractans.
Enfin on se rallia à une proposition formelle faite à cet égard parle
représentant de l'Autriche. Le régime des commissions spéciales fot
ainsi effacé de la convention; il n'avait été appliqué qu'une seule
fois, ainsi que nous l'avons raconté.
Quant au bureau international, tous les délégués furent d'accord
pour louer la manière dont il avait fonctionné et pour l'engager i
continuer dans la môme voie. Le délégué ottoman proposait bien
de le renforcer en y plaçant, à titre permanent, un agent de chaqae
puissance; cette proposition, déjà repoussée en 1865, ne parut paB
justifiée par la nécessité. On adopta dans ses dispositions principales
un projet présenté par la Prusse, qui, en détaillant par le mena
les occupations du bureau international, l'affermissait dans la posi-
tion modeste où il s'était tenu. Il héritait naturellement du rôle des
commissions supprimées; il était chargé de tous les rapports, de
toutes les notifications entre les différens offices; il recevait la mis-
sion de dresser la carte des relations télégraphiques, restée jusque-
là en dehors de ses attributions. On lui confiait enfin le soin d'é-
laborer des modifications reconnues nécessaires : on était tombé
d'accord qu'il fallait alléger, autant que possible, la convention et
en reporter un certain nombre d'articles au règlement; c'était là un
travail d'ensemble qu'on ne pouvait bien faire dans l'agitation de la
conférence; il fallut le préparer à loisir, et l'on recommanda au bu-
reau international d'apporter à la prochaine réunion un projet tout
dressé.
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Xâ Tkt&GKkTBIZ INTERNATIONALE» 563
II ne restait plus qu'à déterminer l'époque et le lieu de la pro-
chaine conférence. On adopta d'abord sans objection l'année 1875,
puis on vota au scrutin secret sur le choix de la capitale oCi se tien^
drait la réunion. Un premier tour donna les résultats suivans :
Saint-Pétersbourg, 7 voix; Londres, 7; Berlin, 5; Constantinople, 1.
Un scrutin de ballottage eut lieu alors entre les deux capitales qui
avaient obtenu égalité de voix au premier tour. Cette fois Saint-
Pétersbourg obtint 10 Bufirages «t Londres également; on eut r&-
couos alors à an tirage au sort, qui dédgna Saint- Pétersbourg« C'est
donc en Russie qu'aura lieu la conférence de 1875, et l'envoyé bri-
tannique, en adressant ses remerclmens aux délégués pour le nombre
de suffrages qui s'étaient portés sur la capitale de la Grande-Bre-
tagne, prit acte des titres que Londres avait ainsi acquis au choix
de la future assemblée.
Nous venons d'exposer successivement les principaux résultats
des conférences de Paris, de Vienne et de Rome. Pendant que des
hommes de bonne volonté établissent autour d'un tapis vert les con-
ditions propres à développer les relations télégraphiques, le réseau
des lignes et des câbles s'étend de proche en proche et d'une façon
continue. Il y a peu de temps, l'Amérique du Nord ouvrait à tra-
vers le far-west une communication entre New- York et San-Fran-
cisco; hier, dans l'Amérique du Sud, la république argentine don-
nait la main au Chili àtravers les Andes; demain des câbles partiront
d€S côtes américaines de l'Océan-Pacifique pour gagner les mers du
Japon et de la Chine. Ainsi se trouvera complété un circuit qui em-
brassera le globe. Notre planète, sillonnée par un réseau complet,
ressemblera, suivant une comparaison souvent employée, à un être
pourvu d'un système nerveux. Les barrières élevées entre les na-
tioBs s'abaissent et s'effacent. Assez souvent et assez longtemps
nous avons occasion de nous arrêter sur ce qui sépare et divise les
hommes, ne regardons pas comme perdus quelques momens con-
sacrés à ce qui est fait pour les rapprocher et les unir.
Edgar Saveney.
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DD
ROLE DES FEMMES
DANS L'HISTOIRE DE FRANCE
LES FAVORITES.
Il y a longtemps déjà, on a protesté ici contre la tendance
qui portait les romanciers et les dramaturges à choisir de préfé-
rence leurs personnages dans les classes déchues et les classes dan-
' gereuses; nous signalions alors les graves inconvéniens que pré-
sentait, au point de vue de la moralité publique et de la dignité de
notre caractère national, cette continuelle exhibition de types dé-
gradés et flétris (1), car, ainsi que Ta dit un grand écrivain, il n'y
a que la santé qui ne soit pas contagieuse, et Ton ne donne pas
impunément pour pâture intellectuelle à la curiosité du lecteur
l'épopée des truands et des filles perdues. Ce que nous avons dit au
sujet du roman et du théâtre, nous pouvons le répéter à Toccasion
de certaines monographies prétendues historiques consacrées à ces
pimbêches et rosées femellesy comme les appelait Sully, que les ca-
prices des rois ont fait asseoir sur les marches du trône. Brantôme
a^fait école, et depuis Odette de Champdivers jusqu'à la comtesse
Du Barry nous avons règne par règne le roman des reines ano-
nymes de la dynastie capétienne.
A de rares exceptions près, les écrivains qui de notre temps ex-
ploitent cette branche de littérature s'en tiennent à la partie pure-
(1) Stati$tiqw littéraire, dans la Revue du 15 noyembre 1847.
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LES FEMMES DINS l'HISTOIRE DE FRANCE. 585
ment anecdotique et scandaleuse, aux intrigues d'antichambre et
de boudoir, aux madrigaux des courdsans. Ils subissent encore à
l^ir insu Timpression des basses flatteries que les chroniqueurs et
les poètes ont prodiguées à la belle AgnèSy à Diane de Poitiers, à la
dacfaesse d'Étampes, à toute la série ; c'est en vain que l'abîme
des révolutions, plus*profond encore que l'abîme des siècles, nous
sépare de cette monarchie où Bossuet lui-même s'inclinait devant
Hontespan, où Louis XIV pouvait faire pendre un malheureux li-
braire chez lequel on avait saisi le fameux pamphlet la veuve Scar-
roriy sans qu'une voix s'élevât dans le royaume pour protester contre
un pareil attentat, car la loi de majesté couvrait les favorites aussi
bien que le prince. Nous demandons encore le respect pour la veuve
Scarron devenue la femme du grand roi, sous prétexte qu'elle apu--
rifii sa vieillesse. Nous ne voulons pas admettre, même dans de
sérieux travaux d'érudition, qu'Odette de Champdivers ait été fille
d'un marchand de chevaux, et on lui fabrique une généalogie fan-
tûsiste pour l'élever par la naissance à la hauteur de sa desti-
née. Nous croyons qu'Agnès Sorel a poussé Charles VII aux grandes
entreprises, que Pompadour a protégé les philosophes par amour
de la philosophie; nous nous attendrissons sur la pénitence de La
Yallière, mais nous laissons trop souvent dans l'ombre les graves
questions que soulève l'intervention des favorites dans les affaires
du royaume et leur influence sur les destinées du pays.
Sous un gouvernement libre, les individus, quelles que soient leur
ambition et leur audace, ne peuvent exercer le pouvoir que dans les
limites qui leur sont assignées par les institutions et les lois; sous
un gouvernement absolu au contraire, le prince peut associer à
fexercice de son autorité telle personne qu'il juge convenable.
Pour devenir un grand personnage, il suflit, comme le dit La Bruyère,
de voir le roi et d'en être vu. Pierre de La Brosse, barbier de saint
Louis, Olivier Le Dain, barbier de Louis XI, Lebel, valet de chambre
de Louis XV et gouverneur du Parc-aux-Cerfs, tiennent dans l'état
une place importance. Sauf quelques grands règnes, où les rois
élèvent les intérêts du pays et leur souveraineté au-dessus de leurs
passions ou de leurs faiblesses, la vieille monarchie est livrée aux
iofluences des entourages, et depuis les maires du palais, qui ne
servent la royauté franque que pour la perdre, jusqu'aux roués de
Louis XV , qui la corrompent pour la dominer, chacun , dans ce
monde étrange et remuant qu'on appelle la cour, veut prendre une
part de ce pouvoir dont le fardeau semble trop pesant pour ud seul
homme. Les favorites, par la nature de leurs relations, étaient
mieux que personne en mesure d'en aiTacher des lambeaux, quand
elles ne l'usurpaient pas tout entier; elles ont vengé les femmes,
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586 REVUE, DES DfEDX IfONBES.
qne la fiction de la i<H salic[ae avait exdaes de ia sucoession an
trûne, en créant à côté du gouvernemmt légal un gouYerneneat
occulte, mystérieux et irresponsable; leur puissance a été d'autust
plus grande qu^elIe ne connaissait d'autres bornes que la Tolonté
des rois qiu étaient à leurs pieds, d'autre écueil que la satiété, et
nmpérieuse faiblesse de leur sexe; Vimpotentia muliebrisy si &tale
aux <ïésars, n'a pas été moins fatale aux rois très chrétieiis, aox
protecteurs-nés du saint-siége, aux fils aînés de l'églÎBB.
I.
Sous la première race, la promiscuité la plus complète règne
parmi les Mérovingiens. Placés en présence de leurs traditions na-
tionales, qui autorisent les grands personnages à prendre plusieurs
femmes en signe de noblesse^ — de la législation romaine, qui re-
connaît deux sortes d'union. Tune officielle, jnstœ nupîiœj Vautre
purement fantaisiste, — du mariage chrétien, qui n'admet qu'une
seule femme, — ils mêlent et confondent tout, et la plupart d'entre
eux ont tout à la fois des femmes qu'ils épousent ecclésiastique-
ment, qui sont déclarées reines et regardées comme légitimes, des
femmes qui, pour être mariées ecclésiastiquement, portent aussi
par tolérance le titre de reines, mais ne sont point réputées légi-
times, et de simples favorites, en nombre illimité, qui ne portent
aucun titre, mais qui peuvent toujours devenir reines. Ces diverses
catégories formaient comme autant de branches dont les rejetons
venaient disputer la couronne, car tous les enfans nés des rois,
quelle que fût la condition de leur mère, étaient aptes à succéder.
Ce fut là, sous la première race, une source de troubles et de
crimes : le nombre des prétendans compliquait l'anarchie au mo-
ment où s'ouvrait la succession royale. Les leudes, en leur qualité
d'hommes libres, repoussaient des princes nés d'esclaves comme
Bathilde, de fileuses de laine comme Méroflède; l'ambition de sup-
planter les reines légitimes engageait des luttes implacables entre
les femmes du sérail mérovingien, et la paysanne Frédégonde ve-
nait s'asseoir sur le trône de Clovîs en marchant sur les cadavres
d'Audovère et de Guleswînthe.
Le mariage royal ne prit qu'à l'avènement de Hugues Capet le
caractère qu'il devait conserver jusqu'aux derniers jours de la mo-
narchie; cependant l'église admit le système de la répudiation,
sous la réserve qu'elle aurait seule le droit de rompre les liens que
seule elle avait le droit de consacrer (1), et ce fut encore là dans
(1) La répudiation fat toujours aatorisée en fayear des rois arec la faculté de coq*
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LES FEMMES 1>ANS l'HISTOIBB DB FRANCE. 587
les premiers siècles capétiens une cause de troubles très graves
par les répadiations de Berthe, d'Éiéonore d'Aquitaine et d*Inge-
barge. L'intérêt dynastique lit comprendre aux rois la nécessité de
âonaer pour base à l'ordre de succession la fixité du mariage, et
depuis Philippe-Auguste jusqu'à la révolution Louis XII et Henri IV
forent les seuls qui profitèrent des dispositions du droit canonique
et de la bonne volonté des papes pour changer de femmes légi-
times; mais la plupart se dédommagèrent laidement de la contrainte
que leur imposaient la politique et la religion.
A dater du règne de Charles YI, les reines de hasard s'identiGent
avec les nns; elles font pour ainsi dire partie intégrante de la mo-
naichie et formeut, à côté des branches cadettes, comme une troi-
^me branche qui se recrute indistinctement dans la noblesse et la
roture. Sur les quinre derniers rois de la troisième race, on en
compte douze qni pratiquent publiquement la polygamie mitigée des
temps mérovingiens. Les favorites se succèdent, suivant le mot de
Brantôme, « comme un clou qui chasse l'autre, » et plus on se rap-
proche de notre temps, plus elles sont nombreuses et puissantes.
A côté de Charles VI, nous trouvons Odette de Champdivers; à côté
de Charles VII, Agnès Sorel, Antoinette de Meignelai, dame de Vil-
lequier, Gérarde Gassignol, plus une espèce de sérail permanent
qui aide le roi de Bourges à perdre gatment son royaume; à côté
de Louis XI, Marguerite de Sassenaye, Huguette de Jacquelin, qui
Teprésentent l'ordre de la noblesse, et Phélise Renard, la Gîgonneet
la Passefilon, qui représentent l'ordre du tiers et ces gens de petit
état parmi lesquels Louis aimait à prendre ses confidens et ses bour-
reaux; à côté de François I", N. Gureon, Étampes, Ghateaubriant,
la Féronniëre ou l'Avocate, et peut-être Anne de Boleyn et Diane de
Poitiers; àcôté de Henri II, Philippe Duc, Flavin de Leviston, Nicole
de Savigny, Diane de Poitiers ; à côté de Charles IX, Marie Touchet ;
à côté de Henri III, Renée de Rieux, Marie de Glèves ; à côté de
Henri IV, d'Ayelle, Gabrielle, Tignonville, Martine, de Luc, Arman-
dine, Montaîgu, Fleurette, la Glandée, Boînville, Corisande d'An-
douins, Charlotte des Essarts, Antoinette de Pons, Marie de Beauvîl-
liers, et bien d'autres encore que nous renonçons à nommer, car
nous arriverions à 57, et nous n'aurions point encore épuisé la liste;
— auprès de Louis XIV, âgé de quinze ans. M** de Beauvais, âgée
de quarante-cinq, et plus tard, en avançant dans le règne, Lamotte
d'Agoncourt, La Vallière, Fontanges, Montespan, la marquise de
tracter un second mariage. I^e divorce, que bien des gens regardent comme une in-
stitatiaB réroYatîoBnaire, avait été admis par l'église dès les premiers temps de la
moaardiîe, et, quand Napoléon demandait à Toificialité de Paris de casser son mariage
avec Joséphine, il ne fit que reprendre la tradition de Louis VU et de Henri IV,
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588 BBTUB DE^ DEUX MONDES*
Soubise, plus un certain nombre de filles d'honneur de la reine et
de filles de service des cuisines et des basses-cours de Versailles;
— à côté de Louis XV, Mailly, Gbâteauroux, Vintimille, de Ro-
mans, Pompadour, sans compter l'Irlandaise Hurphy, la petite
bouchère de Poissy , la petite cordonnière de Verssdlles, et, si Ton
s'en rapporte aux évaluations de la chronique scandaleuse, une
centsdne d'autres petites bourgeoises, hôtesses passagères du Parc-
aux-Gerfs, et dont la plupart sortaient à peine de l'enfance.
Cinquante-sept favorites publiquement avouées, une centaine
d'enfans naturels, bâtards de France, comme on disait sous l'an-
cien régime, ou princes légitimés (1), tel est le bilan des galanteries
capétiennes de lAOO à 177A. Les Bourbons tiennent le premier
rang par le nombre et la variété du choix, qui descendait jusqu'à
rencontrer la rivalité des laquais et des gardes françsuses, et, re-
marquable coïncidence, le progrès de l'immoralité officielle est en
rapport direct avec le progrès du pouvoir absolu.
Ce n'était pas impunément pour le bon ordre de l'administration,
la politique générale, les finances et la prospérité du royaume,
que les favorites venaient s'asseoir sur les marches du trône; il
fallait, suivant le mot de Richelieu, assouvir la grosse fdm de leur
ambition, acheter les complaisances de leurs pères ou de leurs maris,
démembrer le domaine pour leur créer des apanages, placer leurs
créatures et leur assurer une grande situation. Les rois se firent un
point d'honneur de les traiter royalement; ils ouvrirent à leurs
proches l'accès des plus hautes fonctions et leur ouvrirent à elles-
mêmes, sur les deniers de l'état, des crédits illimités « pour les
habits, meubles, équipages, bâtimens, jardinages, dorures, dia-
prures, bagues, joyaux, mascarades, ballets, jeux, brelans et
autres bombances, somptuosités et dissolutions superflues. »
Charles VII donne au baron de Villequier, mari d'Antoinette de
Maignelai, les lies d'Oléron, de Marennes et d'Arverst; Louis XI
fait du mari de la Passefilon, petit marchand de province, un con-
seiller à la chambre des comptes; François P'crée duc d'Étampeset
gouverneur de Bretagne Jean de Brosse, mari d'Anne de Pisseleu;
Henri IV, pour attirer Gabrielle à la cour et la fixer près de lui,
nomme son père membre du conseil. Les faveurs qui paient la
honte descendent du père et de l'époux à toute la famille. Agnès
Sorel mit si bien à profit les premières tendresses de Charles VU
que sa liaison, tenue quelque temps secrète, fut divulguée par les
dignités ecclésiastiques qui vinrent tout à coup surprendre ses
(1) Le plas fort contingent à la liste des bâtards de France a été fourni par Louis XV;
mais ce triste prince est encore singulièrement distancé par le roi de Pologne Frédé-
ric-Auguste II, qui n*eut pas moins de 354 enfans naturels.
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LES FEMMES DANS L'hISTOIRE DE FRANCE. 589
parens dans leor obscurité (i). La duchesse d'Étampes fit à elle
seule parmi ses oncles un archevêque, parmi ses frères trois évoques,
parmi ses sœurs deux abbesses. Gabrielle et La Valliëre se montrè-
rent plus modestes, elles se contentèrent chacune d'un évêque.
Ce que les favorites exigeaient pour leurs proches n'était rien en
comparaison de ce qu'elles exigeaient pour elles-mêmes. Absolues
dans leurs caprices, parce qu'elles savaient les rois absolus dans
leur pouvoir, elles prélevaient les plus lourds tributs sur la fortune
de l'état. Diane de Poitiers, pour puiser librement dans le trésor
public, fait nommer l'une de ses créatures, Blondet de Rocquan-
court, surintendant des finances ; elle obtient pour son gendre, le
ducd'Aumale, le don de toutes les terres vacantes du royaume; elle
vend son patronage à François Allamand, l'un des présidens de la
chambre des comptes, qui exerce, grâce à la protection intéressée
dont elle le couvre, « un vrai brigandage dans les gabelles. » Ces
rapines ne lui suffisent pas encore : elle se fait donner le droit de
confirmation, le marc d'or, qui se lève sur les oflices à chaque
changement de titulaire. Henriette d'Entragues se montre fidèle
aux traditions de Diane; elle exige, comme arrhes, le marquisat de
Yemeuil et cent mille écus, ce qui représentait le produit des
tsdlles de trois ou quatre provinces; quand elle les a touchés, elle
cabale avec le prince de Joinville pour obtenir un droit de quinze
sous sur chaque ballot de laine à l'entrée et à la sortie du royaume,
et ce n'est pas trop de la raison et de la fermeté de Sully pour faire
comprendre à Henri IV que les impôts sur les matières premières
appartiennent non pas aux favorites, mais à l'état. Fontanges reçoit
de Louis XIV, à titre de traitement fixe, 100,000 écus par mois,
non compris les colliers de perle de 150,000 livres, les robes en
point d'Angleterre, les couvertures de lit en brocart d'or, et son
prix de revient ne s'élève pas à moins de 12 millions pour trois ans.
D'Argenson paie avec les fonds des affaires étrangères les dettes
de M"* de Mailly; la Pompadour, on le sait par les registres
qu'elle tenait elle-même avec l'exactitude d'un caissier, coûte à
Louis XV en argent comptant prélevé sur le budget des recettes
36,726,000 francs, non compris les petits présens et les bénéfices
qu'elle réalisait au moyen des croupes^ espèce d'abonnemens que
les fermiers-généraux lui payaient pour obtenir des remises sur le
prix de leurs baux et s'assurer par son appui l'impunité de leurs
exactions. La Du Barry est plus dispendieuse encore, et son règne
correspond à la plus triste période de l'histoire de nos finances, celle
(1) « Accessit ad stupri suspicionem propinquorum Âgnetis ad dignitates ecclesias-
ticas repentina promotio. ■ Robert Gaguin, in Carolo VJI, lib. x, fol. 240. Édition de
1510.
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560 REVUE DES DEnX MONDES.
OÙ Tescroc tonsuré dont elle avait fait le ministre de la banque-
route, l'abbé Terray» supprime d'un seul trait de plume 20 mil-
lions de rentes annuelles, et met la main sur les tontines et les
dépôts judiciaires.
Ce n'était point seulement par les sommes qu'elles touchaient
en espèces , par les présens et les fêtes que l^s favorites contri-
buaient à ruiner le trésor, c'était aussi par les dépenses de toute
nature dans lesquelles elles entraînaient indirectement les rois. La
manie de bâtir qui signale le règne des derniers Valois et des Bour-
bons s'exerce surtout à leur profit. Henri II fait construire Anet
pour Diane de Poitiers; François P' réédifie Fontainebleau sur un
nouveau plan pour plaire à la duchesse d'Étampes. II faut en oatre
pensionner les dames de beauté lorsqu'elles arrivent à l'âge de la
retraite, encourager par de fortes primes le métier d'épouseur de
filles délaissées par les rois, qui était devenu la spécialité des gentils-
hommes pauvres, et compter par exemple 200,000 livres au mar-
quis de Vintimille pour qu'il donne son nom à M"** de Nesle; il faut
encore garantir aux bâtards de France et aux princes légitimés une
situation en rapport avec leur origine, et ce n'était pas trop de
12,000 livres de rentes pour chacun des enfans issus du Parc-aux-
Cerfs, et de 320,000 livres de rentes pour le duc du Maine, issu de
Montespan, la Junon tonnante et triomphante, comme l'appelle
M"** de Sévigné.
Les états 'généraux et après eux les parlemens protestèrent en
vain contre les dépenses qu'ils nommèrent par euphémisme les dé-
penses de l'hôtel ou de la maison du roi. François I", pour se dé-
rober à toute espèce de contrôle et faire disparaître les traces des
prodigalités compromettantes, introduisit l'usage des mandats con-
nus sous le nom de bons ou acquits au comptant. Ces mandats, sur
lesquels la nature des crédits n'était point spécifiée, étaient sol-
dés à vue par les trésoriers-généraux, qui les adressaient au roi
immédiatement après les avoir acquittés, et celui-ci, à la fin de
chaque exercice, les faisait brûler en sa présence. On admettait en
principe qu'ils devaient être exclusivement appliqués soit aux sub-
sides que la France payait aux princes étrangers, soit aux affaires
intérieures qu'il importait de tenir secrètes; mais ce n'était là qu'une
fiction. Le prince était toujours libre d'en disposer à son gré, et
c'est au moyen de cette comptabilité mystérieuse que l'or des tré-
soriers, auxquels on donnait le nom dérisoire de trésoriers de l'é-
pargne, passa discrètement du trésor public dans la cassette de
Chateaubriant, de Fontanges et de Pompadour.
La noblesse et les plus hautes dignités furent gaspillées, comme
l'argent, au profit des favorites. Charies V, pour récompenser les
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LES FEMMES DANS l'hISXOIRE DE FRANCE. &li^
villes qui s'étaient signalées entre toutes dans la guerre contre les
Anglais, Charles Yll, pour honorer les parens de Jeanne d'Arc, leur
avaient donné le droit d'ajouter à leurs armoiries un chef des armes
de France. Louis XIV, ptur récompenser La Yallière d'avoir mia au
mo&de une fille naturelle» illustra son blason des trois fleurs de lis
dont ses ancêtres avaient fait le symbole du patriotisme» et Louis XV
acheva l'avilissement des dignités et des titres en créant M"''' d'É-
Uoles siarquise de Pompadour et la fille Lange comtesse Du. Barry.
IL
Désastreuse pour radministration, qu'elle peuplait de créatures
îadignes ou incapables» pour l'église» qu'elle avilissait en £edsaAt
tomber en quenouille l'investiture par la crosse et l'anneau» pour
les finances, qu'eUe livrait au gaspillage, l'influence des favorites
n'a pas été moins désastreuse au point de vue de la politique gêné-
lale. Chaque fois qu'elles sont intervenues dans les aflaires du
royaume, elles n'ont fait qu'y porter le trouble et le désordre» et
les glorifications dont quelques-unes ont été l'objet ne sont que
l'écho des flatteries mensongères des poètes ou des courtisans.
D'après une vieille tradition invariablement reproduite dans la
plupart des livres modernes» Agnès Sorel» la dame de beauté^ aurait
arraché Gbaiies VII à sa torpeur et provoqué les mesures qui ame-
nèrent l'expulsion des Anglais. Agnès se trouverait ainsi associée à
la gloire de Jeanne d'Arc; mais ce n'est là» pour l'honneur de Jeanne
et pour l'honneur de la France, qu'une légende mise en avant au
m* siècle par un roi» François V\ qui avait intérêt à réhabiliter
Tinflaence des femmes de cour» et par un poète et un gentilhomme
qui pensaient avancer leur fortune auprès de celles qui régnaient
sur leur maître» comme Agnès avait régné sur Charles le Victorieux.
Le signal de la réhabilitation a été donné par François P' dans ce
quatrain célèbre :
Gentille Agnès, plus d'amour tu mérite»
La cause étant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloître oavrer
Clause nonnain ou bien dévot ennite.
Brantôme, au sixième discours des Dames galantes^ a paraphrasé en
prose le quatrain royal, Baïf , à son tour, l'a paraphrasé en vers
dans une espèce d'héroïde où la dame de beauté cherche à stimuler
le courage du roi de Bourges :
Vous aimant. Je ne puis souffrir qtxe l'on médise
Do Totre majesté, que, pour être surpriae
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592 BEYUB DBS DBDX MONDES.
De l'amoHr d'une femme, on Taccase d*ayoir
Uis en oubli du roi Thonneur et le devoir.
Antérieurement aux vers de François P' et de Baîf, et au chapitre
de Brantôme, on ne trouve rien dans les écrivains du xv* siècle,
rien dans les faits qui confirme le rôle patriotique d'Agnès. Les
dates mêmes le démentent, car la guerre de la délivrance était
commencée longtemps avant que Charles VII eût rencontré la femme
poétisée par le vainqueur de Marignan, et le seul mérite que l'on
puisse accorder à la dame de beauté, c'est d'avoir soutenu Jacques
Cœur contre ses ennemis. Agnès n'avait rien fait pour le salut de la
France. Les favorites de François l" firent tout pour sa ruine. La
comtesse de Chateaubriant compromet nos armes et notre politique
en Italie par la protection toute-puissante dont elle couvre ses trois
frères, Lautrec, Lescure et Lesparre. Elle fait donner à Lautrec le
gouvernement du Milanais; celui-ci, par son despotisme et sespil-
leriesy rend la domination française odieuse aux Italiens; il se fait
battre à la Bicoque, et malgré ses fautes il se maintient toujoun
en grâce, car sa sœur, dit Brantôme, a rabat tous les coups, » ce
qui donne lieu à un dicton populaire : « Chateaubriant a perdu et
défait Milan. » Lescure, aussi incapable que brave, est forcé, par
suite de fausses manœuvres, de s'enfermer dans Crémone et s'y
laisse prendre avec son armée. Lesparre fait couper la tète au mar
quis Pallavicini pour s'emparer de ses biens; il attaque Reggio
malgré la défense qui lui avait été faite de porter la guerre dans les
états du pape, et par ce coup de tète il donne un prétexte i Léon X
de se tourner contre la France. Le roi se montre très irrité; mus,
grâce à l'intervention de leur sœur, les trois frères finissent toujours
par rentrer en faveur, et a tout se rhabille par l'amour, » excepté
la fortune de nos armes.
D'Étampes succède à Chateaubriant, et trouve devant elle Diane
de Poitiers, la favorite du dauphin Henri. Une lutte d'influence
s'établit entre ces deux femmes et devient le pivot de la politique.
D'Étampes soutient les réformés, Diane les catholiques. La cour,
tiraillée par les deux tendances, flotte entre la persécution et la
tolérance, et cette étrange situation, qui crée par la favorite du père
et celle du fils deux gouvememens dans l'état, se prolonge jus-
qu'en 1547.
Épuisé par les excès et frappé de mort par l'Avocate, François I*'
marchait lentement vers la tombe. Diane allait régner sans partage.
D'Étampes, par vengeance et par cupidité, vendit à l'Espagne ce
royaume qui allait bientôt lui échapper. Le dauphin ayant été mis
en 15A1 à la tête d'une armée qui devait agir dans le midi et as-
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LES F£M11ES DANS l'HISTOIRE DE FRANCE. 593
siéger Perpignan, elle livra aux Espagnols le secret des opérations
militaires, et Texpédition fui manquée. En 15AA, elle fit tomber
entre leurs msdns, par de faux ordres, Saint-Dizier, que le comte
de Sancerre défendait vaillamment, vendit à Gharles-Quint les ma-
gasins de l'armée française amassés à Château-Tbierry et à Éper-
nay, lui ouvrit la route de Paris, et consomma ses trabisons en né-
gociant le traité de Crespy, qui donna d'un seul coup à l'Espagne
vingt places importantes.
Diane de Poitiers, reine de fait par l'avènement de Henri II, ne
pactisa point avec l'étranger, mais elle se fit la complice et l'es-
clave de l'ambition des Guises : eorum libidini ancillabatur^ dit De
Thou. Elle provoqua par ses tendances intolérantes et l'élévation
da cardinal de Lorraine une violente réaction catholique qui pré-
para l'explosion des guerres civiles. Henri II s'était complètement
effacé devant elle, et, tandis que les poètes de cour célébraient sa
piété et sa cbasteté, d'autres, mieux inspirés, rimaient cette verte
épigramme :
Sire, si vous laissez, comme Charles (1) désire,
Comme Diane veat, par trop vous gouverner.
Fonder, pétrir, mollir, refondre, retourner,
Sire, vous n'êtes plus, vous n*êtes plus que cire.
Les favorites sous Charles IX s'éclipsèrent devant Catherine de Mé-
dicis, et sous Henri III devant les mignons; mais les nombreuses
faiblesses de Henri IV leur rendirent une certaine importance, et,
sans exercer comme sous quelques-uns des précédens règnes une
action décisive sur la politique, elles firent encore sentir leur in-
fluence par des dilapidations dans le trésor public et des actes com-
promettans pour la paix du royaume.
Subjugué par l'ascendant de Gabrielle, Henri IV reconnut ses en-
fans, et, quoiqu'il n'eût rien stipulé en leur faveur au sujet de la
succession à la couronne, il n'en porta pas moins une grave atteinte
au droit monarchique, qui était sorti victorieux et affirmé des trou-
bles de la ligue. Une nouvelle famille de prétendans fut greffée sur
la souche royale, et le fils aîné de Gabrielle, César, duc (Je Ven-
dôme, dit César monsieur^ ne justifia que trop, sous le règne de
Louis XIII, les appréhensions manifestées par Sully. Marié à la fille
du duc de Mercœur, qui lui céda, comme présent de noces, le gou-
vernement de la Bretagne, il essaya de soulever cette province et
de s'y rendre indépendant, conspira contre Richelieu, et fut même
accusé, en 1641, d'avoir tenté de l'empoisonner.
Henriette d'Ëntragues, qui remplaça Gabrielle, voulut comme elle
(I) Le cardinal Charles de Lorraine.
TOMB CI. — 1872, 38
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i9h BETUB BSS DEUX MONDIS»
se faire épouser; elle était fille de Marie Touchet» la iimrtle d*
Charles IX, et elle s^autorisait de cette origine presque royale pour
aspirer à la counmae. Henri 11 Ini ayait sigué une promesse de
mariage, qai fut déchirére par Sully; pour se venger du mîoistre,
elle s'allia aux ennemis du roi, entra dans le complot de Biron, ou-
vrit, comme d'Éiampes^ des n^oeiations avec l'Espagne, et favorisa
les projets de Philippe III comme la France*
Les exemples donnés aux Bourbons par le fondateur de leur dy*
nastie furent fatals à Louis XIV et à Louis XV» car jusqu'alors
l'idéal de la royauté françsdse, de la royauté religieuse, militaire et
jttsticiëre, s'était incamé dans saint Louis. Ce gi*and prince dommait
la tradition monarchique comme son type le plus parfait, et le soa-
venir de ses vertus s'était perpétué à travers le moyen âge, »non
comme un frein, du moins comme un reproche pour ceux de ses
descendans qui avilissaient leur caractère de princes chrétiens et de
chefs d'un grand état; mais avec Henri IV le type change. Ce n'est
plus le saint, c'est le vert galant qu'on se fait un point d'hoDiiear
d'imiter, en excusant ses faiblesses par la gloire et les bienfaits de
son règne.
Tout en faisant revivre les traditions de galanterie de son il-
lustre aïeul, Louis XIV était trop personnel, trop jaloux de son
pouvoir, pour laisser les favorites intervenir officiellement et ou-
vertement dans les affaires de l'état. Leur action ne s'est fait sentir
sous son règne que d'une manière détournée, mais elle n'en est
pas moins très réelle, et l'on peut en suivre la trace depuis la mort
d'Anne d'Autriche jusqu'aux premières années du xviii* siècle.
Quand ou voit Louis XIV traîner aux armées La Valliëre et Mon-
tespan, déployer pour elles au camp de Compiègne des magnifi-
cences qui surpassent le camp du Drap-iTOr, leur donner en
spectacle des sièges et des bombardemens de villes, comme pour
faire pendant aux ballets de la cour et aux fêtes de l'ile enchantée,
on peut croire que la galanterie est entrée pour une bonne part
dans les folies guerrières de sa jeunesse. Quand on le voit, au dé-
clin de sa vie, se faire le persécuteur des protestans, le protecteur
armé du catholicisme anglais, on peut croire aussi qu'il ne cher-
chait, suivant le mot du temps, à ramener au bercaûl les brebis
égarées que pour se remettre en grâce avec Dieu, et se faire par-
donner ses adultères publiquement affichés, les filles d'honneur
lâchement séduites, et ses duretés envers la reine Marie-Thérèse,
morte de chagrin à quarante-cinq ans. Enfin, lorsqu'il clôt sainte-
ment l'ère des maltresses par un mariage clandestin avec la veuve
Scarron, cette illustre intrigante le domine à son insu. Elle tourne
ses idées vers une dévotion étroite et ombrageuse; elle soutint de
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LES FEMMES DANS L'hISTOIRE DE FRANGE. 596
sa faresT le père Letellier, qui pousse à la destruction de Port-
Boyal; elle ébranle le crédit de Golbert en l'accusant « de penser à
ses finances et jamais à Dieu; » elle porte un coup fatal à notre
6tablssaement militaire en prêtant la main aux cabales gui renver-
sent LouYois. Fidèle à cette tactique des cours qui consiste à écarter
les hommes indépendans, les hommes de mérite pour les remplacer
par des médiocrités et des créatures, elle protège Chamillart,;qui
ruine le ^ésor public par son incapacité, et Villeroi, plus incapable
eincore, qui nous attire la défaite de Ramillies. Sans pousser^ ou-
Tertement Louis XIV & la révocation de l'édit de Nantes, elle l'y
prépare en jouant auprès de lui le rôle de convertisseur, et, quoi
qpi*oa ait dit pour la réhabiliter, il reste acquis à Thistoire un fait
contre lequel ne sauraient prévaloir les apologies rétrospectives,
c'est que sa domination correspond exactement à la plus triste.'pé-
ciode du règne (!)•
Si grand qu'ait été l'ascendant de M"''' de Maintenon, il n'avait
pasei&ieé dans le cœur du roi le souvenir de Montespan, la seule
femme peut-être qui lui eût laissé des regrets. M'"'' de Montespan
était morte en 1707, et quelques années plus tard Louis XIV décla*
ndt, par Tédit du 7 août 171 A, que les enfans qu'il avait déjà légi-
timés au moment de leur naissance, le duc du Maine et le comte
de Toulouse, seraient appelés à succéder, ainsi que leurs descen-
dans mâles, à défaut des princes du sang. Cet édit causa dans le
royaume un étonnement profond, car le duc et le comte étaient nés
d'un double adultère; la dissolution du mariage de la toute-puis-
sante favorite n'avait point été prononcée, de telle sorte qu'au point
de vue des lois civiles et religieuses c'étaient non pas les enfans du
roi, mais les enfans du marquis de Montespan qui pouvaient ôtre
appelés à régner sur la France. Le prince le plus fier de sa race,
(f ) H"** de Maintenon peut passer justement pour la femme la plus habile de notre
histoire. Elle occupe dans Tétat une place considérable, mais elle a toujours soin de
s'elEscer, et son influence ne laisse pour ainsi dire aucune trace. C'est par la rie ÎA-
time, par la oonfersation, par des conseils discrets qu'elle pénètre dans le gouTeme-
imDt, et qu'elle s'empare de l'esprit de Louis XIV en lui laissant croire qu'il est le
senl loaitre et le maître absolu. Gabrielle et d'Entragues, en affichant l'intention de
■e faire épouser par Henri IV, s'étaient créé des obstacles presque insurmontables.
M** de Maintenen tourne les difficultés en se faisailt épouser en secret par Louis XIV.
Elle laisse de côté le titre de reine pour s'en assurer tous les avantages. Fidèle à la
maxime a que rien n*eBt plus habile qu'une conduite irréprochable, » elle laisse TieilUr
Uioia XiV en le tenant à distance, et se fait de sa vertu un moyen de parvenir. Il y
fenrait bien des choses à dire au sujet des réhabilitations dont elle a été l'objet de
notre temps; mais il suffit de s'en tenir aux jugemens de ses contemporains, à la haine
instinctive quVlle leur a inspirée, et le seul mérite qu'on puisse lui reconnaître en
dehors d'un talent d'écrivain de premier ordre, c'est d'avoir sontenu le courage de
Loaî0 XIV dans les Jours de Tadversité. .
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596 REVUE DES DEUX MONDES.
celui qui avait fondé le despotisme le plus absolu qui fût jamsds sar
le droit héréditaire, anéantissait ainsi le principe qui faisait la force
-et le prestige de la dynastie capétienne, car la légitimité du pou-
voir politique n'était plus qu'un vain mot dès qu'elle n'étùt pas
fondée sur la légitimité de la naissance.
Avec Louis XY s'abaissèrent encore les mœurs de la royauté. Paimi
les femmes qui ont imprimé à son règne une ineffaçable flétrissure,
les unes restent complètement étrangères aux affaires de Tétai, et
dans le nombre il en est qui ne savent pas même son nom, qui restent
terrifiées devant lui en le reconnaissant d'après ses portraits; les au-
tres, établies publiquement dans leurs fonctions comme dans une
dignité officielle, reprennent le rôle audacieux de d'Étampes, Due
seule, la duchesse de Ghâteauroux, cherche à maintenu* le prince
qu'elle gouverne dans des voies honorables; elle l'entraîne sur le
théâtre de la guerre en Flandre et en Alsace; mais bientôt Pompa-
dour cherche à l'avilir pour le dominer. Douée d'une vive intelli-
gence et d'un esprit distingué qui la met en mesure d'exploiter à
son profit toutes les corruptions, elle se rend, comme le dit Barbier,
maîtresse de la politique et des places; elle fait supprimer la charge
de directeur des monnaies pour donner plus de lustre à celle de
trésorier-général, qu'elle avait obtenue pour l'un de ses protégés.
Elle fait payer ses dettes par Machault d'Arnouville au moment où
il entre au ministère, et plus tard elle cabale pour le renverser
malgré sa haute capacité et les services qu'il avait rendus au pays
en promulguant Yédit de mainmorte^ qui interdisait aux gens d'é-
glise et aux corporations d'acquérir des propriétés foncières sans
une autorisation du gouvernement, en établissant l'impôt du ving-
tième, destiné à fonder une caisse d'amortissement, en conjurant la
famine par la liberté du commerce des grains. Elle fait tomber en
disgrâce le marquis d'Argenson , le fondateur de l'école militaire,
et Maurepas, qui avait fait preuve, comme ministre d'état, d'un
sérieux mérite. Elle retire le commandement de l'armée d'Alle-
magne à d'Estrées, le vainqpieur d'Hastenbeck , pour le donner à
Soubise, le vaincu de Rosbach. Après avoir excité la cour contre
les parlemens, elle s'allie aux parlementaires contre les jésuites,
auxquels elle attribuait sa disgrâce momentanée de 1757, et, par
les défiances qu'elle inspire à Louis XV, elle contribue à leur expul-
sion, comme pour montrer qu'en France rien ne peut résister aux fa-
vorites, pas même le plus puissant des ordres religieux ; enûn elle
porte dans la politique la désastreuse puissance de ses rancunes':
pour se venger d'une épigramme de Frédéric, elle renverse les al-
liances, brise avec la Prusse pour rapprocher la maison de Bourbon
de l'Autriche, et entraîne la France dans les désastres de la guerre de
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LES FEMMES DANS L'HISTOIRE DE FEANGE. 597
sept ans (1). M"' de Pompadour a le sentiment profond des dangers
qai menacent la monarchie, comme le prouve sa conversation avec
le président de Mainières, et, pour obtenir quelques flatteries des
hommes qui régnent sur l'opinion publique, elle couvre de son appui
ceux qui précipitent la marche de la révolution, les physiocrates et
les philosophes, Quesnay, Voltaire et le marquis de Mirabeau. M""* Du
Barry, qui avait tous les vices de M"' de Pompadour sans avoir au- .
cane des grâces de son esprit, fait subir à Louis XV une domination
plus honteuse et plus funeste encore. Elle obtient le renvoi de Choi-
seul , le plus habile ministre du règne, pour appeler au pouvoir les
hommes les plus indignes de l'exercer : Maupeou, d'Aiguillon et
Terray, que Mirabeau appelait un monstre. La banqueroute, le vol,
le trafic des emplois, les coups d'état contre l'antique justice du
royaume, l'exil des parlemens de Paris et de Rouen, signalent ce
ministère déshonoré par son origine. D'Aiguillon, portant dans la
diplomatie la lâcheté qu'il avait montrée au combat de Saint-Gast,
favorise le développement de la puissance russe, et Louis XV, anéanti
par l'ascendant de la femme qui offre à sa dépravation sénile l'attrait
d'une expérience trop raffinée, voit s'accomplir, en le déplorant, le
premier partage de la Pologne.
III.
Les faits que nous venons de rappeler n'apparaissent pas dans
les histoires générales avec toute leur gravité et toutes leurs con-
séquences, parce qu'ils se perdent dans le drame des événemens;
mais, lorsqu'on les suit l'un après l'autre en les dégageant des in-
cidens étrangers, on reste frappé d'un étonnement douloureux en
voyant à quels tristes hasards les reines apocryphes ont livré la
monarchie dans les derniers siècles de son existence; elles ont pour
ainsi dire mis la main à tous nos désastres et tout avili autour
d'elles, l'église, la cour et la nation.
Les papes, qui dans le moyen âge avaient excommunié les rois au
moindre scandale public, ne protestèrent jamais, sous les Valois ni
les Bourbons, contre le scandale des favorites; ils se rappelaient que,
sous Henry VIII, l'Angleterre et le saînt-siége avîdent été brouillés
par les femmes, et, pour retenir les rois de France dans le catholi-
cisme, ils leur accordaient indulgence plénière et tenaient comme
eux la cérémonie du sacre pour une sorte d'absolution préventive
qui leur permettait de pécher tout à leur aise. Les confesseurs ne
pouvaient se montrer plus sévères que les papes. Dn seul d'entre
(1) Voyez l'étnde publiée dans la Bévue par H. Louis de Carné sur le Gouvernement
de M^ de Pompadour, livraison du 15 Janvier 1859.
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598 REVUE DES DEUX KONDES.
eux, le père Annat, eut le cotirage d'exiger de Lonîs XIV le rentoî
de MoQtespao. II fut immédiatement remplacé, et tous les antres
n'exigèrent de leurs pénitens qu'un acte de contrition pour les
absoudre; quelques-uns môme, comme le père La Chaise, poussè-
rent la complaisance jusqu'à les faire communier pour l'édlGcation
de leurs sujets, quand ils se permettaient de murmurer contre les
favorites. GeIIesH:i d'ailleurs remplissaient leurs devoirs religieux
avec une grande exactitude. Elles avaient des confesseurs en titre,
qui pouvaient, comme le confesseur de Gabrielle, René Benoit, cxaé
de Saint-Eustache, devenir évéques par l'intercession de leurs pé-
nitentes ; elles prenaient la défense de l'ortfaodoxie contre les hu-
guenots et les jansénistes, et, de même que Henri II et Louis XIV,
elles expiaient leurs désordres par l'intolérance.
Provoquer les faiblesses du prince ou les servir pour s*en faii^ un
instrument de fortune, flatter les favorites et les glorifier pour s'en
faire un appui, tel est dans les derniers siècles le plus sûr moyen
de parvenir. Les plus grands personnages ne rougissent pas de se
fahre le3 négociateurs ou les complaisans des intrigués du prince.
Marguerite de Valois, le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, dé-
ploient toutes les ruses de la diplomatie la plus consommée poor
livrer Marre de Glèves à Henri 111. Louis XIV s'éprend de M*~ Hen-
riette : la reine mère, Anne d'Autriche, fait entrer en ligne M**" de
Pons et La Vallière. Celle-ci triomphe; M"® Henriette forme une
ligue féminine pour lui trouver une rivale. La Vallière, prise d'an
accès de jalousie qui la jette dans la dévotion, se retire à Cbaillot;
le grand Colbert va la chercher pour la ramener à Versailles, et
c'est lui qui fait passer sa correspondance à Louis XIV, comtne û
cette spécialité de lettres closes rentrait dans les attributions des con-
trôleurs-généraux. Louis XV atteint sa majorité. Quelles seront les
femmes qui régneront sur ce nouveau roi? Cette grave questi<Hi met
toute la cour en rumeur. Dix-sept concurrentes se présentent; qmnie
sont écartées par des cabales plus puissantes. La candidature se
' partage entre M"* de La Vrillière et la duchesse d'Ëpemon, et cha-
cune des deux coteries met en jeu les plus hautes influences poor
faire arriver la femme privilégiée qui doit payer par une protection
toute-puissante l'appui qu'elles lui ont prêté.
Pendant douze ans, la cour de Louis XIV s'est prosternée devant
Montespan, comme elle s'est prosternée devant Maîntenon et la mar-
quise de Soubise, qui voyait, comme le dit Saint-Simon, les princes
du sang et les ministres en respect devant elle sans que personne
osât lui résister. Sous Louis XV, le dauphin, la dauphine, les évé-
ques et les philosophe sont entouré Pompadour d'hommages et d'a-
dulations, et celle-ci, en présence de cet abaissement, avait conçu
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LES FEMMES DANS l'hISTOIRB 0E FRANCE. 699
de sa foitone une si haute idée qu'elle avait inventé an cérémonial
à soa usage. Lorsque les membres de la iamille royale venaient lui
Caire visite, elle les recevait ddx)ut pour éviter par cette apparente
défére&ce de leur offrir des sièges et les forcer à se tenir eux-
mêmes debout devant elle.
Dans un pays monarchique, comme l'était la France, et vaniteux,
conme il Test encore et le sera toujours, même en démocratie, les
exemples donnés par la cour ne pouvaient manquer de réa^r pnn
fondement sur les mceors publiques* Les femmes imitaient les favo-
rites dans les prodigalités de leur luxe. Au xv' siècle, les bourgeoises
de Psris s'étaient laissé ensorceler par Agnès Sorel, et voulaient
lutter d'élégance avec elle. Sous François I^, elles portaient, comme
la Féronmëre, des bandeaux de perles sur le front; sous Louis ZIY,
elles portaient des fontange^ Les hommes à leur tour imitaient
les rois dans le désordre de lenr vie privée. De longues habitudes
d'ob^ssance avaient si bien façonné la nation à tout subir et à tout
accepter, que la superstition monarchique, qui élevait les rois au-
dessus de tous les devoirs et de tous les droits, faisût descendre le
respect jusqu'aux favorittrs. On murmurait bien parfois ccmtre leurs
prodigalités, on leur attribuait le doublement des tailles; quelques
Parisiens frondeurs passaient devant Agnès sans lui faire la révé-
rence. Jean Youté publiait des épigrammes latines contre Diane de
Poitiers. On chantait des chansons grivoises sur l'air de M'^* de La
Yallière, et quand la Pompadour passait, pour l'inaugurer, sur le
pont d'Orléans bâti par l'ingénieur Hnyot, qu'on accusait de n'avoir
ùii qu'un ouvrage sans solidité, la France entière répétait ce qua-
train, l'un des plus mordans qu'ait produits l'esprit satirique du
xviu* mècle :
Censeurs, Huyot est bien vengé;
Reconnaissez votre ignorance.
Son pont hardi a supporté
Le plus lourd Cardeau de la France*
Mais les quatrains, les chansons et les épigrammes se perdaient au
milieu des adulations. Les villes, pour gagner les bonnes grâces du
souverain, tenaient à se ménager celles des reines de hasard. Lors-
que Diane de Poitiers et Henriette d'Entragues se rendirent à Lyon,
cette antique métropole, qui s'honorait d'avoir vu couler le sang
des premiers martyrs de la Gaule chrétienne, les reçut en grande
pompe avec le cérémonial des entrées solennelles; au xvi' siècle,
comme au xviii% les poètes de l'église, le cardinal Du Perron,
le cardinal de Bernis, l'évêque Berthault, l'abbé Desportes, les
poètes de la cour et de la province, Guillaume du Sable, Jacques
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600 RETUE DBS DEUX KONDES.
Pelletier, Ronsard, Malherbe, Voltaire lui-même, célèbrent sur tous
les tons les femmes qui rehaussent, comme on disait sous l'ancien
régime, l'éclat du trône par la galanterie. Les historiens en parlent
avec admiration; elles sont toutes belles, pieuses, charitables, elles
font de grandes largesses aux églises et aux couvens, et parmi leurs
apologistes il en est qui vont jusqu'à vanter leur chasteté, à les
comparer à Pénélope et à Lucrèce. Le parlement lui-même, quel-
que jaloux qu'il fût de sa dignité, se faisait un devoir de se rendre
en corps auprès de Gabrielle pour lui présenter ses hommages, et
il enregistrait avec une docilité respectueuse les solennelles décla-
rations d'adultère qui conféraient à La Vallière le titre de duchesse
et à Pompadour le manteau dhonneur.
Cinquante ans de débauches royales avaient avili sous Louis ÎY
le prestige de la couronne. Le peuple avait vu le prince gouverné
par des femmes qui ne méritaient que le mépris; il avait vu le
royaume appauvri par leurs concussions, sa prépondérance en Eu-
rope anéantie par les ministres que leurs caprices imposaient à l'état,
et !quand Louis XVI, le mieux intentionné et le plus vertueux^des
Capétiens, monta sur le trône, on évoqua contre lui les souvenirs
accablans du passé. On l'accusa de subir le joug de la reine comme
Louis XV avait subi le joug de son entourage féminii^. On accusa
la reine de disposer du trésor et des places, de conspirer avec l'é-
tranger, de renverser les ministres, comme l'avaient fait sous tant
de rois les femmes que de coupables faiblesses avaient associées aa
gouvernement, et la révolution, dans sa logique inexorable et ter-
rible, frappa de la même réprobation et fit monter sur le même
échafaud Louis XVI, Marie -Antoinette et la dernière maîtresse do
dernier règne, la fille Lange, transformée en comtesse Du Barry.
Laissons-les donc dormir dans le linceul de leur honte ces tristes
créatures qui font tache sur le règne de nos plus grands rois, de
ceux qui malgré leurs fautes ont des droits impérissables à notre
reconnaissance, parce qu'ils ont arraché leur royaume, lambeaux
par lambeaux, à la féodalité et à l'étranger, parce qu'ils n'ont ja-
mais désespéré du salut, et qu'ils ont créé cette belle France qui
s'est démembrée entre nos mains. Ne cherchons pas des scandales
dans l'histoire, demandons-lui des enseignemens. Nous avons pour
peupler nos galeries assez de nobles figures sans qu'il soit besoin
d'y suspendre les pastels de Laïs ou d'Acte, et rappelons-nous ces
mots que Thraséas, dans la décadence romaine, adressait, avec ses
derniers adieux, à ceux qui le voyaient mourir : « regardez, amis,
nous vivons dans un temps où le courage même a besoin de grands
exemples. »
Charles Lodândre.
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LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JEROME BONAPARTE
D*APBèS LIS DOCUMBIfS ALLEMANDS BT PRAMÇAIS
I. U Moniteur toestphalien, 1807-1818, journsl bilingue. » II. Mémoire» et Corretpondance
du roi Jérâme, 7 toI., 1861-1866 (nnfennant le Journal de la reine Catherine, les rapports
de Reinhard, etc.). — HI. Correspondance de Napoléon 1er, t XIII et suir. — IV. U
Aoyoume de Wettphalie, Jérdme Buonaparte, sa eow, ses favoris, tes minUlret, Paris 1820.
— Y. Emestine Ton L., Kônig Jérôme und seine Familie im Exil, Leipzig 1870. —
YI. Lyncker, Getehidite der Inswrreetionen widerdas westpftàlisehe Gouvernement, Qoettingen
1860. — VII. Vehse, GeselUchle der deulschen Hôfe sHt der Re formation, 48 yoI., Hambourg
1851-55. — VITI. Berlepsch, Sammlung vjiclUiger Urkunden und Actenstûeke. — IX. Rûck-
blieke auf die Zeit des wesiphàlischen Ketnigreiches, dans la Minerta, juillet 1826.
IL
LA CONSTITUTION DU ROTAUME DE WESTPHALIE (1).
I.
La violence et la conquête sont d'étranges bienfaiteurs du genre
humain. Napoléon, qui croyait peut- être sincèrement faire le bon-
heur des Hessois» des Brunswickois et des Prussiens de Westphalie
en leur donnant un roi de sa famille et les institutions françaises,
est d'abord obligé de réprimer sévèrement leurs manifestations de
fidélité pour leurs anciens souverains et leurs anciennes lois. Dans
le même temps qu'il rédigeait pour eux une constitution et des lois
qui leur assuraient l'égalité et ime liberté légale jusqu'alors încon-
(i) Voyez la Bêw»9 du 15 septembre.
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602 JI£YU£ DES BfiZJX MONDES.
nue sur les bords du Weser, il dut, pour étouffer les troubles de
la Hôsse, prescrire des incendies et des fusillades.
Dn décret du 23 octobre 1806 avait établi pour les pays en-deçà
de TElbe, conquis à la suite de la bataille d'Iéna, cinq gouverne-
mens militaires; le général Loison s'installait à Munster et admi-
nistrait une partie de la Westphalie prussienne, le général Gobert à
Minden, le général Bi.<son à Brunswick, le général Thiébaut à Fulda,
le général Clarke i Erfurt. Â côté de chacun d'eux, un inspecteur
ou sous-inspecteur aux revues était chargé, avec le titre d'inten-
dant, de l'administration civile : il était nommé par l'intendant-
général Daru et correspondait tous les jours avec l'inspecteur en
chef Villemanzy ; il était assisté d'un receveur dépendant de M. de
La Bouillerie, receveur- général des contributions de la grande ar-
mée. Quand la Hesse-Cassel eut été occupée, elle forma un sixième
gouvernement sous les ordres du général Lagrange et l'administra-
tion civile de l'intendant Martillière. Le gouverneur- général de
Cassel était, au dire même des Allemands, « un homme de vieille
honnêteté française, qui accomplissait à regret les ordres rigoureux
de l'empereur, qui faisait tout pour le mieux et prenait volontiers
conseil sur les choses qui en sa qualité d'étranger ne lui étaient pas
familières. » Il allait avoir à donner la preuve de sa modération et
de son humanité.
11 arriva à Cassel le & novembre 1806« au moment où la Hesse
n'était plus guère occupée que par une poignée de conscrits fran-
çais et italiens sous la surveillance du commissaire-ordonnateur
Monnay. L'avant-veille, le roi Louis avait quitté Cassel, et Mortier
avait poursuivi sa route pour aller accomplir les décrets de l'empe-
reur sur l'Allemagne du nord. Lagrange adressa une proclamation
rassurante aux habitans de l'électorat : les fonctionnaires du prince
déchu restèrent en place, les impôts durent être perçus, la justice
.rendue, le pays administré comme par le passé. On se contenta de
faire enlever les armes électorales sur les monumens publics. Enfin
on institua une commission chargée de veiller à l'égale répartition
des logemens militaires et des réquisitions.
Les instructions de l'empereur portaient que l'on s'occuperait ac-
tivement de la démolition des places de Hanau, Marburg, etc., de
la vieille forteresse féodale de Ziegenhain, qui avait soutenu tant
de sièges au xvi* et au xv!!"* siècle, et dont on disait dans le pays :
fort comme ZiegenUain. Dans toutes ses lettres, il insiste sur la
nécessité de désarmer soldats et habitans : il connaissait trop bien
le caractère violent et belliqueux des anciens Cattes, leur attache-
ment aveugle à la maison électorale, qui les faisait appeler dans
toute l'Allemagne les chiens de la Hesse. Il fallait se hâter de mettre
à profit les premiers momens et la première surprise« Le décxet du
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LE ROTAUME DE WE8TPHALIE. 603
2S octobre relatif aux états de Brunswick et d'Orange-FuIda pres-
crivait l'envoi en France des soldats » officiers et généraux. Moins
sévère dans ses lettres à Lagrange que dans son décret. Napo-
léon ordonna au moins l'arrestation des généraux et officiers supé*
rieurs (1). L'empereur recommandait de ne souffrir dans le pays
aucun des princes de la famille décbue, pas même les femmes. Sur-
toat on devait s'appliquer à bien faire comprendre aux populations
que c'en était fait pour jamais de leurs anciennes dynasties. On de-
vait préparer un projet de mise à la retraite des anciens officiers et
envoyer à l'empereur la liste des pensionnaires électoraux. Guil-
laume avait prêté environ 16 millions à ses sujets. Napoléon voulait
les encaisser pour son compte; pour faciliter le remboursement, il
accorderait aux débiteurs une bonification de 10 pour 100. « Enfin,
ajoutait-il, s'il y a quelque chose à faire pour être utile à cette po-
pulation et la contenter, telle que la suppression de quelque droit
onéreux, ayez soin de m'en informer.. • On pent traiter le pays avec
douceur; mais, s'il y a le moindre mouvement quelque part, faites
un exemple terrible. Que le premier village qui bouge soit pillé et
brûlé, que le premier rassemblement soit dispersé, et les chefs tra-
duits à une commission militaire (2). »
On put juger de l'esprit qui animait l'ancienne armée bessoise
lorsque dans les premiers jours de novembre elle fut obligée de
livrer ses armes et ses chevaux. On vit les soldats briser leurs fusils
et les officiers leurs épées. Ces militaires, qid avaient fait tant de
campagnes en mercenaires, qui en Amérique, en Hollande, en
France, avaient combattu la liberté des peuples à la solde des des-
potes, étaient aussi fiers de leurs drapeaux qu'aucune armée euro-
péenne. Us s'indignaient que des conscrits les eussent, pour ainsi
dire, vaincus sans combat. Ils enviaient les Prussiens, qui du moins
à léna avaient pu lutter honorablement. Le peuple des campagnes
et d*une partie des villes partageait leurs haines et leurs regrets. .
Cette population, si fiëre dans sa dégradation séculaire, s'irritait
des charges de la guerre, quelque adoucies qu'elles fussent par la
modération et la prudence de Lagrange.
Celui-ci était dans une situation assez critique ; comme plus tard
le roi Jérôme, il se trouvait en quelque sorte isolé entre la grande
armée, qui poursuivait sa marche sur la Yistule, et la frontière
française, oCi Kellermann, gouverneur de Mayence, ne voulait et ne
pouvait s'occuper que de la grande armée. Toutes les forces dont
disposait Lagrange n'étaient que des troupes qui passaient : con-
scrits qui allaient se former, cavaliers qui allaient se monter, ré-
(1) Correspondance de Napoléon l^, t. Xni, p. 473.
C3) Correspondance de Napoléon I^r, — Lettres des 5, 12 noTexnbre, 3 décembre 1806.
- X XUI, p. 588, 597, 644; t. XIV, p. 32.
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60& RETDE DES DEUX MONDES.
gimens qai allaient se constituer dans quelqu'un des dépôts de
l'Oder ou de la Vistule. Quelques bataillons de jeunes soldats et
quatre pièces de canon composaient toute la garnison permanente de
Gassel. Pourtant la fermentation était assez grande dans quelques
parties du pays. A Cassel, le directeur de la ci -devant police élec-
torale, Hassenpflug, défendit de circuler sans lanterne, à partir de
neuf heures du soir, dans les rues de la capitale. Les anciens mi-
nistres durent adresser aux populations rurales des invitations à
l'obéissance et au calme.
Le gouvernement impérial avait pensé qu'on pourrait se concilier
l'ancienne armée hessoise en lui offrant du service dans les troupes
de la France et de ses alliés. Pitcairn, général du roi de Hollande,
ouvrit un bureau de recrutement pour l'armée néerlandaise. Napo-
léon prescrivit à Lagrange de lever, pour le compte du roi de Na-
ples, un corps qui irait s'organiser à Haguenau. C'eût été s'assurer
les services d'excellens militaires et en même temps enlever au
pays un redoutable élément d'agitation (1). Toutefois le moment
était mal choisi pour demander des volontaires. Il était naturel que
les anciens soldats de l'électeur voulussent attendre le résultat de
ses dernières négociations avec Napoléon avant de se compromettre
avec les nouveaux maîtres. Bien peu répondirent à l'appel de Pit-
cairn et de Lagrange. Celui-ci, attribuant à l'influence des officiers
supérieurs le a mauvais esprit » de l'armée, prit le parti de les en-
voyer à Mayence. Comme cette mesure ne produisit pas d'effet, il
se résolut à une démarche plus grave : il ordonna aux soldats de la
ci-devant armée hessoise de se réunir dans leurs anciens cantonne-
mens avant le 25 décembre 1806; les récalcitrans devaient être
fusillés.
Les soldats imaginèrent, non sans quelque apparence de raison,
qu'on ne voulait les avoir sous la main que pour les incorporer de
force ou les envoyer dans les forteresses. Tout le pays au midi de
Cassel, dans les bassins de la Werra, de la Fulda, du Schwalm, de
l'Eder, où ces militaires se trouvaient en grand nombre , se mit en
insurrection. Les rares soldats qui se rendaient à l'appel de La-
grange furent arrêtés par des bandes de paysans armés. A Allen-
dorf, sur la Werra, les soldats s'emparèrent des munitions et des
armes qu'ils avaient livrées. A Eschwege, le régiment de Wurmb se
reconstitua intégralement, sans même oublier sa musique. Les offi-
ciers supérieurs n'étaient plus là, les autres manquaient de cou*
rage ou d'initiative. Un simple fourrier, Jacob Schumann , prit le
commandement. Les postes et les sentinelles furent placés comme
(i) « Mon principal bat est de me défaire de ces gens-là. » — Correspondance i»
Napoléon /«■, t. XUI, p. 597.
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 605
à rorâinsdre; des détachemens allèrent çaisir les caisses de l'état,
d'autres reprendre les canons. On distribua la solde et les vivres,
on assigna des logemens réguliers. On prit à un Juif alsacien qui
passait à Eschwege quarante chevaux destinés à la grande armée :
ils servirent à monter un petit corps de cavalerie; on entra en re-
lations avec les autres régimens licenciés. Enfin un ancien capi-
taine du régiment de Wurmb, von Ussier, étant venu à passer, on
le força d'accepter le commandement, et on le proclama « colonel
des Hessois. »
A Hersfeld, sur la Fulda, une rixe entre un bourgeois et un soldat
italien, la veille de Noël, fut le signal du mouvement. L'officier
commandant le détachement fut saisi et maltraité; un soldat fut
tué d'un coup de feu sur la place d'armes, les autres furent chassés
de la ville, poursuivis, désarmés par les paysans; un employé qui
s'efforçait d'apaiser cette émotion pensa être assommé. A Smal-
kade, à droite de la Werra, une troupe de soldats et de campa-
gnards enfoncèrent une des portes, tombèrent sur le poste, qui
était composé de soldats du prince-primat, en blessèrent quelques-
uns, en prirent deux, chassèrent le reste, et s'emparèrent de treize
canons électoraux à destination de Mayence. A Marburg, place forte
sur le Lahn, la petite garnison française fut chassée de la ville et
de la citadelle. La forteresse de Ziegenhain faillit également être
enlevée d'un coup de main par un sous-officier du nom de Trieb-
fûrst. Lorsqu'on lui demanda ce qu'il voulait, « nous réclamons,
répondit-il, ce qu'on nous a pris : le pain et la solde. »
Quelle que fût la méthode qui présidait d'abord aux mouvemens
de cette insurrection militaire, quelques efforts que ftt von lissier
pour maintenir un peu d'ordre parmi ses troupes, il est certain que
des soldats habitués à une discipline de fer ne pouvaient obéir
longtemps à un pouvoir tout d'opinion. Aux militaires s'étaient
joints des paysans, puis des vagabonds, des bandits. Il n'y eut pas
toujours des vivres et une solde régulière. Les bourgeois eurent
bientôt à souffrir de la rapacité, de l'ivrognerie, de la bmtalité de
leurs libérateurs , et se prirent à souhaiter l'arrivée des Français.
Aux premières nouvelles du soulèvement, Lagrange s'était em-
pressé, pour calmer les esprits, de publier une proclamation où il
déclarait qu'il n'avait jamais prétendu forcer personne à prendre
du service. Les ministres hessois s'employèrent de leur côté à cha-
pitrer la population. Le 25 et le 27 décembre, on promit amnistie
générale pour tous ceux qui « rentreraient dans le devoir; » le 28,
nouvelle proclamation conciliante du gouverneur-général. Cepen-
dant la panique se répandait dans le pays : à Gassel, on racontait
que 20,000 soldats ou paysans marchaient pour donner l'assaut à
la capitale; mais bientôt on put annoncer l'arrivée prochaine de
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006 RETUE DES DEUX MONDES.
troupes françaises. Le général Barbot, envoyé en toute hâte par
Lagrange, était allé ramasser sur le Rhin et sur le Mein des déta-
chemens de la garde de Paris, quelques compagnies d*infanterie,
un bataillon de chasseurs badois, en tout S,000 hommes. La ti-
reur succéda aussitôt à l'exaltation; les plus compromis commen-
cèrent à gagner la frontière. A Allendorf, où l'insurrection avait
pris naissance, les soldats révoltés furent désarmés par les bour-
geois; à Eschwege, où elle avait eu son priocipal dévelopipement,
elle unit de la même façon. Surexcités par un message de Cagrai^,
qui menaçait de réduire la vîlle en cendres, les citoyens prirent
d'assaut le corps de garde et en chassèrent les rebelles. Le snr-
lendemain (A janvier), Barbot, qui arrivait avec 2,C00 hommes,
trouva la besogne toute faite. Il se contenta de se faire livrer quel-
ques réfractaires, d*indemniser le maquignon alsacien, et d'exiger
pour ses hommes des souliers et des vétemens. Un détachement
italien envoyé à Smalkade en ramena également quelques prison-
niers. La plus coupable de toutes ces villes, c'était Hersfeld : les
bourgeois avaient pris parti contre les Français; un de nos sol-
dats avait été tué. Â la suite d'une enquête sévère , Barbot fit raser
la maison d'où le coup de feu avait été tiré, et fusiller un des in-
surgés. On fit une battue de réfractaires dans les villages voisins.
Enfin on érigea (des cours martiales qui condamnèrent deux antres
révoltés à la peine de mort : Triebfûrst, le sous-officier, et un
nommé Wentzel, de Germerode, qui s'était proclamé « général des
paysans, n
Une maison rasée et trois exécutions capitales parurent k La-
grange uae expiation suffisante d'une révolte qui avait pourtant
mis en péril la domination française dans la Hesse électorale et
compromis les communications de la grande armée avec Mayence.
L'empereur, alors à Varsovie, ne l'entendait pas ainsi. Aux pre-
mières nouvelles expédiées parXagrange le 26 décembre, il répon-
dit (8 janvier 1807] : « Mon intention est que le principal villafe^Â
est née l'insurrection soit brûlé, et que trente des principaux chefs
soient passés par les armes; un exemple éclatant est nécessaire
pour comprimer la haine des paysans et de cette soldatesque. Si
vous n'avez aucun exemple, faites-en un sans délai... Que le mois
ne se passe pas sans que le principal village, bourg ou petite tiUe
qui a donné le signal de l'insurrection soit brûlé et qu'un grand
nombre d'individus ait été fusillé... 11 faut laisser des traces dans
les cantons qui se sont révoltés... Trente des principaux coupables
fusillés, deux ou trois cents envoyés dans des citadelles de France...
Les actes de vigueur sont humains en ce qu'ils empêchent la re-
naissance de nouvelles séditions. » C'était la fameuse théorie de
répression que Napoléon a si souvent développée à Murât pour
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LE BOTAUBfE ]>E WESTPHALIE. 607
rn^agne, & Joseph pour le royaame de Naples, à JuDot pour la
Toscane, à Davout pour T Allemagne du nord, a Du reste, ajoutait-il,
je ne puis regarder une in9urrecti<Hi dans le pays de Gassel, au
mois de janvier, que comme un événement heureux. La haine que
les souverains de ce pays ont toujours nourrie parmi les habitans
contre la France devait la faire prévoir. 11 vaut mieux qu'elle ait
éclaté dans ce moment que lorsque les Anglais auraient pu faire
une descente sur l'Elbe. » H reprochait à Lagrange de n'avoir pas
enlevé les fusils comme il l'avait tant de fois recommandé ; il lui
demandait avec insistance un rapport détaillé où l'on ne devait
a rien lui cacher; » enfin il annonçait Tarrivée de renforts. Quatre
joars après (12 janvier), Napoléon écrivait à Clarke qu'il avait
1A,000 hommes à GasseL
n paraît que Lagrange n'envoya pas immédiatement le rapport
demandé, car l'empereur s'impatiente : le courrier est passé à Gas-
sel, et Lagrange n'en a pas profité ! Aussi n'en est-il que plus disposé
à prendre au sérieux les rumeurs exagérées sur l'événement. Mainte-
nant il demande dans ses lettres à Berthier qu'Eschwege et Hersfeld
soient brûlés, soixante hommes fusillés j un nombre triple arrêté et
conduit en France, les troupes autorisées à vivre à discrétion dans
le pays ; puis, s' exaltant dans la pensée des « outrages faits à ses
aigles, » il veut que a deux cents personnes au moins paient de leur
tête cette insurrection. » — « L'officier qui a été leur chef doit
périr. Nous sommes trop vieux dans les affaires pour croire que l'on
est chef malgré soi. » Heureusement pour le capitaine von Usslar
qull put s'enfuir à temps; plus tard nous le retrouvons réconcilié
avec les Français et capitaine au service du roi Jérôme.
Lagrange se vit obligé pourtant d'envoyer des flétachemens dans
les localités qui s'étaient insurgées, afin d'y enlever pendant la nuit
les magistrats et les forcer à donner les noms des coupables. Un
certain nombre de paysans et de soldats furent arrêtés et conduits
chargés de chaînes à Mayence. Rien que dans le pays de la Werra,
dnq individus, tous militaires, furent traduits devant une cour
martiale et fusillés. Schumann, le fourrier devenu général, fut une
autre victime. La ville d'Hersfeld devait être pillée et brûlée. Le
général Barbet eut la condescendance de laisser le soin d'exécuter
cette mesure au commandant de chasseurs badois : celui-ci se con-
tenta d'incendier une vieille maison pleine de paille. Les soldats ba-
dois, compatriotes cependant de ceux que nous avons eus naguère
en Franche-Comté, ne profitèrent pas de la permission de piller.
Voilà comme un Lagrange et un Barbot savaient exécuter les ordres
rigoureux échappés à l'impatience de Napoléon. Au lieu de centaines
de victimes, il y en eut au plus une dizaine. G'est trop assurément
pour rhumanité ; toutefois les Prussiens ont exécuté chez nous de
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e08 BEYL'E DES DEUX KONDES,
tout autre façon les « lois de la guerre. » Après la répression de la
révolte, on forma des soldats hessois les moins récalcitrans deux
régimens, à 300 hommes d* abord, sous les colonels Schraidt et
Mûller, ancien officier électoral.
L'insurrection hessoise avait eu un certainT retentissement dans
les pays voisins. Dans le duché de Brunswick, le gouverneur-géné-
ral Loison reçut Tordre d'exécuter le décret du 23 octobre et d'en-
voyer en France les officiers de l'ancienne armée brunswîckoise qui
ne voudraient point passer au service de la France. Cependant le
Brunswick, de mœurs plus douces et plus polies que la Hesse, mon-
tra moins d'hostilité; mais beaucoup de malheureux soldats, que le
licenciement de leur armée avait privés de tout moyen d'existence,
se réunirent par bandes et infestèrent les grandes routes. Plusieurs
durent être fusillés comme brigands.
Les événemens de Cassel ne furent pas étrangers aux sévérités
que Napoléon déploya contre la ville westphalienne, ci- devant
prussienne, de Halle. Elle devait son illustration à l'université fon-
dée en 1688-1694 par le souverain de Prusse Frédéric I". En 1806,
elle était à son plus haut point de prospérité. Les philosophes Wolf,
Schleiermacher, StelTens, les médecins ou physiologues Reil, Spren-
gel, le théologien Niemeyer, y avaient attiré une nombreuse popu-
lation d'étudians. Halle fut très maltraitée dans le combat du 17 oc-
tobre 1806, où fut battue la réserve prussienne sous Eugène de
Wurtemberg : elle avait même été un peu pillée par les édaireurs
et les maraudeurs de l'armée avant l'arrivée des corps réguliers.
L'entrée de Napoléon eut lieu le 19 octobre. Les étudians, qui s'é-
taient pressés sur son passage, le considéraient avec curiosité, sans
haine, mais sans démonstrations sympathiques. Napoléon remarqua
que ces jeunes gens ne le saluaient pas. L'un d'eux, interpellé par
lui, l'avait dans son trouble traité de monsieur. Enfin dans la soi-
rée quelques-uns d'entre eux, attablés dans un cabaret en face de
la maison Meckel, où l'empereur était descendu, firent entendre,
dit-on , des pereat. Napoléon se montra fort irrité, contre les pro-
fesseurs plus encore que contre les étudians. Le fondateur des ly-
cées impériaux ne pouvait rien comprendre à la liberté d'allures
et de manières qui caractérisait la jeunesse des universités alle-
mandes. U prétendit que les étudians avaient combattu dans les
rangs prussiens : cela n'était vrai que pour deux jeunes nobles,
qui n'avaient pas de goût pour la philosophie et avaient préféré
s'engager. Les universités de 1806 n'étaient point encore celles de
1813. Napoléon écrivit cependant à Berthier : « Mon cousin, faites
donner des ordres pour que l'université de Halle soit fermée, et que
sous vingt-quatre heures les écoliers soient partis pour leur de-
meure. S'il s'en trouve demain en ville, ils seront mis en prison
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LE ROTAUlfE DE WBSTPHALIE. 009
pour prévenir le résultat du mauvais esprit inculqué à cette Jeu-
nesse (1 ). » Berthier écrivit de Dessau aux professeurs de Halle pour
leur annoncer que les revenus de l'université étaient confisqués.
Les savans, disait-il, ne devaient pas s'occuper de politi(iue : ils
n'avaient d'autre mission que de cultiver et de propager les sciences;
ceux de Halle ayant méconnu leurs devoirs, l'empereur avait résolu
de supprimer l'université. Les professeurs, appelés en conseil, fu-
rent désagréablement surpris de cette communication. Quelques
timides proposèrent de s'excuser auprès de l'empereur et de lui
faire dire qu'on n'avait jamais eu de sentimens hostiles à son égard.
Steffens protesta, déclarant que l'ennemi n'avait pas de compte à
leur demander sur leurs sentimens. Halle se trouva ainsi deux fois
ruinée, par le* combat du 17 et la décision du 19 octobre. Les étu-
dians, arrachés à leurs professeurs et peu fournis d'argent pour la
plupart, se dispersèrent sur toutes les routes de l'Allemagne. Na-
poléon devait en 1813 en rencontrer plus d'un sur son chemin.
Une ville ainsi traitée devait être suspecte. Quand (^datèrent les
troubhs de la Hesse, le général qui gouvernait Ei furt reçut Tordre
de prendre des otages. Le professeur Niemeyer, le sénateur Kef-
stein, le riche major von Heide, furent emmenés à l'intérieur de la
France, d'où ils ne revinrent qu'après Tilsitt (2). Nous retrouve-
rons les deux premiers dans le corps législatif du roi Jérôme.
C'est ainsi que les provinces du futur royaume de Westphalie
furent pacifiées par le régime militaire, et que les gouverneurs-
généraux de Cassel, de Brunswick, d'Erfurt, assurèrent le paisible
avènement de Jérôme Bonaparte.
IL
Dès le 7 juillet 1807, Napoléon écrivait confidentiellement à son
frère pour lui annoncer qu'il allait être reconnu roi de Westphalie.
Sa lettre se terminait par ces mots : « mon intention d'ailleurs, en
vous établissant dans votre royaume, est de vous donner une con-
stitution régulière qui efface dans toutes les classes de vos peuples
ces vaines et ridicules distinctions. » Ainsi, quelque abâtardis que
fussent entre les mains de l'empereur d'Occident, du fondateur de
la noblesse nouvelle, les principes égalitaires de 1789, il voyait en-
core dans la propagation de ces doctrines l'origine, la raison d'être,
l'excuse de ses conquêtes. Pour tant de guerres sanglantes, pour
tant de peuples foulés, pour tant de dynasties i en versées, il croyait
(I) Correspondance de Napoléon l^r, t. XIII, p. 460.
(3) Sur toute cette affaire de Halle, voyei Steffens, Was ich erUbtê (10 vol., Bres-
Uu 1840-4 ), t. V.
TOMB CI. — 1S72. 39
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910 RÏYt}E DES DEUX VONDBS.
ayoir sa justifications oe Tenaît-il pas renTerser chez les vûncus la
distinction des castes?
le 16 août 1807, Napoléon annonçait officiellement, à 'rouvcrtupe
de la session législative, a qu'un prince français allait régner sur
FEIbe; » le 19, il faisait part au sénat du mariage de son fnère avec
la fille du roi de Wurteml>erg. Ainsi que le raconte dans son/«ff*-
nal la reine de Westphalie, aiix premières ouvertures que lui fit
son père sur cette union avec Jérôme, a ne le connaissant pas et
étant occupée d'autres projets, » elle refusa. La résî^aince d'une
jeune fille n'était pas un obstacle pour le despotisme du roi Frédi^
rie, surexcité par Ta peur fle^Napoléon et l'ambition de lui com-
plaire. « Il me fit observer, continue Catherine, qu'il y allait du
bonheur de toute la famille et de la prospérité, peut-être de f exis-
tence du pays... Je m'CfFris en sacrifice à des intérêts aussi chers. »
Ensuite Catherine de Wurtemberg «'attacha au tnari français qu'oa
lui avait imposé, et dont pourtant les 'légèretés n'étaient un secret
pour personne. Chose plus rare, elle lui resta fidèle dans la mau-
vaise fortune. En 1816, le roi Trédéric prétendît rompre le mariage
de sa fiTle avec un prince découronné, redevenu Bonaparte comme
devant; Catherine refusa. 'Napoléon put dire d'elle « qu'elle s'était
inscrite de ses propres maîns dans Thistoire. »
Une des raisons qu'tm avait dû faire valoir auprès du rapace
souverain de Wurtemberg, c'-était apparenmnenft le sang dot de la
comédie. Au moment où sa fille allait devenir femme et belle-smur
de rois, belle-sœur d'empereur, il ne lui constitua qu'une dot de
petite bourgeoise, 100,000 florins ; encore devait-elle sur celte
somme s'équiper et faire les cadeaux d'usage. L'empereur dut « lui
faire faire son habit de noce; » son mari lui donna un trousseau:
non que Jérôme fût lui-môme bien en fonds, il lui fallut emprunter
pour se rendre dans son nouveau royaume.
Le 15 novembre 1807, Napoléon promulguait la constitution de
la Westphalie. Ce document avait à la fois le caractère d'un traité
et d'un décret. IJ'empereur ne renonçait à « son droit de conquête »
sur la Westphalie que moyennant deux sortes de conditions. Les
unes n'avaient pour objet que l'intérêt de la politique pcrsonnelte,
comme les articles par lesquels îl «e réservait la mmtié des do-
mainfs Se la Westphalie, stipulait le paiement rigoureux des con-
tributions de guerre, fixait à 25,000 hommes le contingent da
nouveau royaume comme état de la confédération, exigeait <ioe
12,'500 Français, soldes, nourris, habillés par la Westphalie, tins-
sent provisoirement garnison dans Magdebourg. Magdebourg était
donc à la fois une ville du royauaie et une forterease de reropire;
le gouverneur y commandait pour les deux souverains ; le drftpeaa
bleu et blanc y flottait à côté du drapeau tricolore. Les autres ar-
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LE ROYAUME DE WESTFHAIIE. «H
ticles avaient en vue la bonne constitution du nouvel état sur les
bases d'une monarchie héréditaire, d'une assemblée représentative
et de Tégalité des sujets devant la loi. En devenant roi en Alle-
magne, Jérôrpe restait un prince français, soumis, lui et les siens,
« aux dispositions du pacte de la famille impériale. » Napoléon se
réservait pour lui et ses descendans rhéritage éventuel de la cou-
ronne westphattonne en cas d'extinction de la dynastie, et en cas
de minorité la nomination du régent. La liste civile du nouveau roi
était fixée à 5 millions.
la constitution proclamait la suppression de toute corporation
ou corps privilégié, l'abolition du servage et de tous les droits qui
en découlent (1), la révocation de tout privilège en matière d'im-
pôt, de justice, d'admissibilité aux charges. Napoléon poussait le
souci égalitaire jusqu'à exiger la réforme « des statuts dans les
abbayes, prieurés ou chapitres du royaume,... de telle sorte que
tout srnjet du royaume puisse y être admis (S).» Le royaume serait
administré par quatre ministres (8) : outre le ministre d'état, un
ministre pour l'intérieur et la justice, un pour la guerre, un pour
les finances, le commerce et le trésor. Le conseil d'état serait
divisé en trois sections correspondantes à ces trois ministères. Les
états du royaume, investis du vote de la loi et du vote de l'impôt,
auraient également à nommer trois commissions. Tout projet de
loi dtvait être discuté entre une commission des états et une sec-
tion du conseil d'état; puis un orateur de la commission et un ora-
teur du conseil porteraient le débat devant l'assemblée. Celle-ci,
comme le corps législatif de l'empire, écouterait silencietisement
et voterait au scrutin secret. Qui ne reconnaît ici l'étrange con-
ception de Sieyès, devenue, entre les mains d'un habile dej^pote, la
commode constitution de Tan viii et de l'an x? Où Ton reconnaît
encore sa fameuse maxime, la confiance vient d'en bas et le pouvoir
d*en hautj c'est dans le système électoral de la Westphalie. Seule-
ment Napoléon avait renversé les termes du problème. Tandis qu'en
France les électeurs élus par d'autres électeurs présentaient à la
nomination du gouvernement les listes de candidats pour le corps
législatif, le tribunat, les charges publiques, en Westphalie, c'était
le roi qui nommait les électeurs de chaque collège départemen-
0) f^T lafle?i|9«e)eqtW9f^p)ifi1îe,iVfi(]reK na fAPP»?t4tt l^rf^n de Stein (1|0 mvrs«ia06)
Mi-r9l jiie Pn^sBC i4^9 Per|i, Siein^a ûbfin, y l",.p. t90-2Q.2, et los décrpts roji^ux^f^u
^ J/invier 180^, du 25 juillet 1811, etc., 4an9 le Moniteur westphalien,
(2) Un décret royal du 10 Janvier proscrivit les »plendido8 cordons qui paraient la
poitrine des chanoines nobles; sous peine do saisie du ten^porel, leur croix ne devait
Mre suspendue qu*à un.aiKiple/nib»o ttOJAxme» <« fie {Cqul^wr; nfûi», tde M oiUUoièlms
X3).lC;i»><me.pKli^i;itro «?Wt.6p^(H)0A^np3 de ^«^tement et 90,QQ0 fraaps de.^s ^e
oiaison!
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612 RETUS DES DEUX MONDES.
tal, et les électeurs élisaient directement les députés aux états.
En outre le collège départemental présentait au roi des candidats
pour les places de juges de paix et de membres des conseils ma-
nicipaux, de district et de département. Naturellement la consti-
tution introduisait en Westphalie le système français des poids et
mesures, la division en départemens, districts et communes, les
préfets, sous-préfets, maires avec les divers conseils, — la hiérar-
chie des juges de paix, tribunaux de première instance, couronnée
par une cour d'appel pour tout le royaume et une cour de cassation,
qui n'était autre que le conseil d'état, — le code Napoléon, la
publicité des procédures, les jugemens criminels par jurés, Tioa-
movibilité des juges, sauf les juges de paix, pour lesquels le justi-
ciable devait se contenter de la garantie qu'offrait la présentation
par le collège, — l'égalité des cultes, la conscription, le système
d'impôts français.
Napoléon avait dd prévoir que la principale opposition à l'ordre
de choses créé par lui viendrait nécessairement des privilégia des
anciens régimes, comtes et princes médiatisés, à qui on imposait le
joug des lois communes pour tous, — noblesse territoriale et cheva-
lerie d'empire, qu'on dépouillait de ses prérogatives pour la sou-
mettre à Tégalité devant les tribunaux, l'impôt, la loi, la con-
scription, — chefs des différentes églises, naguèie églises d'état,
maintenant soumises au régime des articles organiques, contraintes
à la tolérance des autres cultes, — enfin abbés des ordres reli-
gieux, qu'on avait appauvris, qu'on allait peut-être supprimer. C'est
sans doute pour ne pas donner aux anciens privilégif^s une citadelle
légale, non moins que par raison de simplicité et d'économie, que
Napoléon n'institua pour la Westphalie ni sénat dit conservateur,
ni chambre des pairs, ni cour de cassation, où l'aristocratie du
pays serait venue s'asseoir et se concerter. Il essaie même de créer
une sorte de contre-poids à l'influence prépondérante de la grande
propriété. Ainsi l'article Al de la constitution porteque, sur les deux
cents membres du collège électoral de département, le roi devra
nommer les quatre sixièmes parmi les plus imposés, un sixième
parmi les plus riches négocians et fabricans, un sixième enfin «parmi
les savans, les artistes les plus distinguais et les citoyens qui auront
le mieux mérité de l'état, n De même l'article 29 statue que, sur les
cent députés des états, soixante-dix seront choisis dans la première
de ces catégories, quinze dans la seconde, quinze dans la troisième.
Napoléon voulait sans doute établir, à côté de la représentation
des intérêts fonciers, une certaine représentation des intérêts com-
merciaux et in'liistriels, intellectuels et moraux.
Cette constitution, si on la com[)are aux constitutions surannées
de l'Allemagne féodale, réalisait, on ne saurait le méconnaître, un
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LE BOTAUHB DE WE8TPHALIE. 6iê^
progrès notable. Cette assemblée, quî restait ouverte à tout citoyen
de mérite qu'aurait distingué la confiance des électeurs choisis par
le roi, valait mieux que les états aristocratiques de la Hesse, du
Brunswick, de la Prusse ou des anciens évôchés. Dans ces vieux
Land*tdndey il n'y avait que des députés de la noblesse, du clergé, ^
des villes, qui venaient y défendre uniquement des intérêts de caste
et de corporation; maintenant on pouvait espérer de voir dans le
Reicfutaff de Westpbalie des citoyens se préoccuper des intérêts
généraux. Les anciens états étaient fort propres sans doute à con-
server les anciennes libertés, libertés exclusives et égoïstes, fon-
dées sur l'inégalité, le privilège, l'oppression des dissidens par la
religion d'état, l'humiliation du bourgeois devant le noble, l'exploi-
tatioQ du compagnon par les jurandes, rabruiissement du paysan
dans le servage; ils pouvaient bien conserver leurs libertêsy mais
non fonder la liberté, encore bien moins l'égalité. Cette représen-
tation nouvelle de la Westpbalie, si Imparfaite, si mutilée, si en-
chaînée, si dépendante qu'elle fût, était un meilleur instrument de
progrès. Malheureusement le créateur de la constitution westpha-
lienne était un étrange ouvrier, qui ne pouvait prendre sur lui de
ne pas briser ou fausser ses propres créations. 11 donnait des con-
stitutions aux peuples comme des couronnes aux princes; il ne s'en-
gageait point à les respecter.
III.
Et pourtant quels sages conseils dans la bouche de celui qui fit
de la fortune un abus si insensé ! Napoléon n'aurait peut-être point
perdu la France, s'il eût été bâti de façon à pouvoir suivre les avis
qu'il donnait à son frère :
a Vous trouverez ci-joint la constitution de votre royaume... Vous
devez la suivre fidèlement... N'écoutez point ceux qui vous disent que
vos peuples, accoutumés à la servitude, recevront avec ingratitude vos
bienfaits. On est plus éclairé dans le royaume de Westpbalie qu'on ne
voudrait vous le persuader... 11 faut que vos peuples jouissent d'une
liberté, d'une égalité, d'un bien-être inconnu aux peuples de la Ger-
manie... Celte manière de gouverner sera une barrière puissante qui
vous séparera de la Prusse plus que l'Elbe, plus que les places fortes et
que la protection de la France. Quel peuple voudra retourner sous le
gouvernement arbitraire prussien quand il aura goûté les bienfaits d'une
administration sage et libérale? Les peuples d'Allemagne, ceux de France,
d'Italie, d'Espagne, désirent V égalité et veulent des idées libérales. Voilà
bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu* de-
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QlA BEYUE DES DEUX IIOKDES.
me coDvainore que le bourdoDBement des privilèges it^k contraire à
P opinion ^nirale... Soyez roi constitutiosiïel. »
Sans cette lettre» iï y a une promesse et une leçon. La proroesK^
c'était un agrandissement indéfini de la Westpbali^,. si^ elle se ren-^
dait digne des espérances fondées sur elle; la leçon n'était pas ina-'
tile à un jeune prince de vingt- trois ans qui- allait bientôt se trouTcr
entouré ou d'aventuriers français^ avides de distinctions nouvdleSis
ou de la vieille aristocratie bessdse» banovrienne, prussienne on
brunsvickoisef jalouse de conservef les siennes; mais combien ces
leçons égalitaires n'eussent-elles pas eu plus d'autorité» si Napoléon'
n'avait pas lui-même créé une noblesse avec ses majorats, ses^
exemptions d'impôts^ ses v^i'^f^ distinctioml Combien ces pré-
ceptes libéraux auraient eu plus de poids, s'il n^avait donné lui-
même « dans la France issue de 1789». l'exemple du mépris dea
libertés et de la violation des constitutions, même i4npérialeal C'é-
tait lui q^i écrivait à Murât» grand-duo de Berg : « J^- trouve ridi-
cule que vous nfopposdez V opinion du peuple wesiphaUeni qpe
fait Topinion des paysans aux questions politiques? »
Il recommandait encore à Jérôme d'avoir soin qve son conseil
d'état fût composé de non-nobles^..» « toutefois sana q^e personne
s'aperçoive de cette babituelle surveillance à maintenir en majorité
le tiers'état dans tous les emplois... Cette conduite ira au cœur de
la Germanie et affligera peut-être l'autre classe : n'y faites pas at-
tention. » Il fallait introduire le code Napoléon le plus promptement
possible, a On ne manquera pas de faire des objections : opposex-
y une ferme volonté. Les membres du conseil de la régence qui ne
sont pas de l'avis de ce qui a été fait en France pendant la révolu-
t'on feront des représentations : répondez-leur que cela ne les re-
garde pas. » Cependant il fallait réserver a aux grands noms » une
partie des charges de cour; Napoléon ne trouvait-il pas « qu'il n'y
a que ces gens-là qui sachent servir? »
ï)èsla fin d'août» des députations westphalîennes s'étaient rendaes
à Paris pour saluer le nouveau roi et tâcher d'obtenir quelques ga-
ranties j>our le pays. Un comité élu par elles et composé des comtes
liïerveldt» Schulenburg-Emden» Alvensleben, de Tabbé flencke» du
professeur Robert» reçut du roi communication de la constitution.
Le roi leur demanda de lui présenter des observations officieuse-
ment, car officiellement ïl ne pouvait en admettre. Les clauses par
lesquelles l'empereur se réservait la moitié des domaines, exigeait
80 millions de contributions de guerre» imposait Tentretien de
12»500 Français» affligèrent et surprirent les députés; mais Jérôme
ne pouvait à ce sujet que leur donner de bonnes paroles. Les nobles
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LE ROYAUME DE WJSSXPAAUE. 6lb
earpriinàf ont 1» craiiite que l'iatroductioadu code Napoléoa D*ame-
D&Lle. morceltement des. biens.. On demandait encore que la langue
adknanda restât lang^e officiâlle, que toutes les places fussent don-
oéfiSr à des. indigènes^ que les pensions aux. serviteurs des princes
déduis fussent. garanties. Jôrâme, qjuisur tant d'autfes> points n'é.-
taîlpaâ.le matirey.admit.da moins le principe qa'uR état allemand
dayait être administré par des Allemands^ et, sans oser tcanchec la
qvestioade la. langue officielle, promit d'apprenxlre raliemand., as-
surant qu'il le paierait correctement dans deux ou trois an». En
réalité, il ne put ou ne voulut jamais, l'apprendre. Au moins son
frère Louis écordiait. passablement le hollandais.
En attendant l'arrivée du roi, la Westphalie était administrée
par une régence ptrovisoiror composée du comte Beugnot, de Si-
méoD,.du général Lagraoge, de JoUivet,. qui avait été chargé en
1801 da l'organisationi du. département du Bbin, et qui resta plus
tard à Cassel comme administrateur, des domaines im^^riauz. Àu^
cun des qjuatre régens ne savait Tallemand : ils s'adjoigpirent
comme secrétaire, un Rhénan,. Mosdorf, conseiller de préfecture à
Hayence. Ce: gouvernement dura trois mois, du !''<' septembre aa
1*' décembre 1S07. .La Westphalie continuait à être foulée pac les
Passages de troupes et les réquisitions. Comme Napoléon n'avait
pas encore révoqué les gouverneura-gf^néraux et les intendans die
radminislration précédente,, il y avait.de continuels conllits ratre
les diverses autorités^.
lérôme, en. quittant.Paris, se rendit d'abord chez son beau-père,
le roi de Wurtemberg, et arriva seulement le 7 décembre au palais
de Wilbemsbôhe, auquel il donna le nom» si fameux depuis, de Nar
* poIeoQshôhe. « Ce nom pavait plaire aux babitans, écrivait-il à son
f^re,.et il rappelle de qui je tiens moa royaume. » II adressa im;^
iQédiatement une proclamation u à ses bons et ûdëles- sujets et ba>-
bUans du royaume de Westphalie.- u
« La dîvîne Providence avait marq'ié cette' époque pour réunir sous
une auguste ini^titution vos provinces éparses et des famifles voisines et
pourtant étrangères... C'est pour les peuples que Napolëott a vaincu...
Westphalîens , tels furent les résultats des trois journées de Marengo^
d^Auslerlitz, d'Iéna, telles est aujourd'hui la conséquence du mémorable
traité de Tîisftt. Ce jour-là, vous avez obtenu le premier des biens : une
patrie.. . Westphaliens, vous avez «ne constitution appropria à vos
nwBurs et à vos intérêts; Elle est le fruit de la* méditation d'un grand
bomme et de Texpérience d^une grande nation. »
Par un décret du môme jour (7 décembre), il transforma les
membres de la régence provisoire en ministres provisoires : Siméon
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616 EEYVE DES DEUX MONDES.
à la justice et à l'intérieur, Lagrange à la guerre, Beugnot aux
finances, Jollivet aux trésors. Toutefois il demandait dès lors à l'em-
pereur d'être débarrassé de Lagrange et de Jollivet. 11 détestait cor-
dialement ce dernier surtout, en qui il voyait une sorte d'agent
supérieur de la police impériale : c'est pour le même motif appa-
remment que NapoléOQ eut à cœur de le maintenir sous un autre
titre en Westpbalie. Jérôme nomma également les neuf premiers
membres de son conseil d'état, parmi lesquels Dohm, de Wolfradt,
de Bûlow, ces deux derniers futurs ministres. II se plaignait à son
frère de la difficulté qu'il avait à trouver des candidats parmi le
tiers-état, « la plus grande partie de cette classe étant composée de
gens complètement illettrés. »
Le i" janvier, il réunit dans l'orangerie du château de Casselun
certain nombre de notables et de députés (environ 275] des anciens
états. « On y voyait, raconte en style fleuri le Moniteur weslpha-
lieny on y voyait placés sur les mômes gradins des hommes cpû
portaient des noms anciens et toujours honorés, des savans qui illus-
trent les arts, d'habiles commerçans, de laborieux agriculteurs et
des députés du Harz, enfans des anciens Vandales, et qui ont tra-
versé les siècles avec la simplicité, les mœurs et presque le costume
de leurs pères (1). » Jérôme expose devant cette réunion une sorte
de profession de foi ou de programme politique : il y développait
le thème obligé sur l'unité nouvelle de la Westpbalie, sur Texcel-
lence de la constitution, conçue de telle façon que le souverain,
« tout-puissant pour faire le bien, n'eût jamais intérêt à faire le
mal, » sur le retour à cette « saine politique qui avait placé ses
états dans l'alliance de la France jusqu'au milieu du siècle der-
nier. » Le passage le plus saillant, celui que l'empereur critiqua '
comme susceptible de donner des ombrages aux autres princes du
Rheinbundy était celui-ci : « des privilèges, des exemptions, des
servitudes personnelles, n'appartiennent pas au génie de ce siècle;
il faut que la Westpbalie ait enfin des citoyens. » Pendant ce
temps, une série de décrets organisaient le gouvernement et les
administrations.
Le roi, qui venait de faire connaissance avec les délégués de ses
sujets, se mit en devoir de faire un voyage d'exploration dans le
royaume. Du 15 au 26 mai 1808, il visita la savante université de
Gœttingue, les populations si intelligentes du Brunswick, oà l'ad-
ministration libérale du dernier duc et Tinfluence des émigrés fran-
çais avaient préparé le terrain aux réformes nouvelles, le grand éta-
blissement militaire de Magdebourg, la ville de Halle, si cruellement
(1) Naméro du 3 Janner 1808.
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LE BOYAUHE DE WESTPHAUE. 617
éprouvée en octobre 1806. Le Moniteur westphalim ne tarissait pas
en détails sur l'empressement de la bourgeoisie et l'enthousiasme
des populations. « Le peuple se presse en foule sur son passage,
se faisait-il écrire de Gœttingen. Il ne reste pas un habitant dans
les maisons. Nous avons traversé une fête de 10 lieues. L'air reten-
tissait des cris de vive notre bon roi / » La ville de Brunswick lui
donna un bal masqué au mois de mai. Partout des arcs de triomphe»
des jeunes filles en robe blanche, des drapeaux déployés, des cha-
peaux en l'air, tout le programme peu varié de ces enthousiasmes
« spontanés. » A Magdebourg, « toute la ville était illuminée; on
remarquait beaucoup de transparens emblématiques et des allégo-
ries ingénieuses qui exprimaient les sentimens des bons habitans de
Magdebourg pour sa majesté. » Plus tard, en septembre, le roi vi-
sita Osnabrtlck et Minden.
La vérité est que, dans le Brunswick et le Hanovre, on savait gré
an roi de ses réformes : on était d'autant plus porté vers lui, qu'on
avait peur d'une annexion à la France ; mais dans les pays prus*
siens on ruminait les lauriers du grand Frédéric, Rosbach, léna,
les coups terribles de la fortune, on n'était pas encore disposé à
faire fête aux gloires nouvelles; dans les campagnes hessoises, on
restait invinciblement, aveuglément attaché à l'ancien despote. Jé-
rôme avait déployé un faste royal dans cette revue de ses pro-
vinces. Il avait donné des audiences, visité des casernes et des ma-
nufactures, écouté des harangues, accepté des bouquets, fsdt
manœuvrer des régimens. Il rapportait de ce voyage des impres-
sions assez diverses. « Je ne puis dépeindre à votre majesté, écri-
vait-îl à son frère, avec quel enthousiasme j'ai été reçu dans toutes
les villes et villages de mes états, mais surtout à Brunswick... La
province de Magdebourg, sire, est bien malheureuse; de pauvres
paysans ont vu leurs lits, leurs meubles, vendus à l'encan; que
l'empereur vienne au secours du pays, qu'il fasse grâce de la con-
tribution de guerre !.. Quand même je ne serais plus destiné à ré-
gner sur la Westphalie, je n'en ferais pas moins la même prière à
votre majesté. Ce peuple est bon; il peut être bien utile à la France;
il est son avant-garde. » Napoléon répondait simplement : « La
province de Magdebourg est la plus riche,... il faut qu'elle paie,
comme les autres provinces m'ont payé. »
Malgré la cocarde et le drapeau national, le roi de Westphalie se
trouvait dans une étrange dépendance. Une partie de ses ministres,
les principaux généraux, les chefs de la nouvelle administration
financière, lui étaient imposés par l'empereur. Les troupes fran-
çaises traversaient perpétuellement son territoire; elles occupaient
Magdebourg. Napoléon surveillait son frère de près : Jollivet et
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618 REYUfi. D£S DEUX MONDES.
B^nhard^ envoyé de France à Cassel, étaieat chargés de iaîre an
miaiaire de l'empereur des rapports réguliers. A côté du chef' de
la police westphallenne^ Legras de Bercagny, une police secrète
observait,, pour le compte de lempereur, le roi, la cour, les mi-
nistres et jusqu'à la. police. « Mon frère, écrivait Tempereur à Je*
râmfvje vous envoie le» réponses de l'impératrice de Russie. At
oux>ert celle qui vous éuiit adressée. le n'ai pas pris la même liberté
pow celle de la princesse (Catherine), parce ]p suppose qu'elle ne
contient, rien d'important; cependant j^e désire que vous m'en en-
voyiez copie. » Les lettres de Napoléon au souverain de 2 mlllioas
d'hommes étaient souventsur ce ton : a je trouve ridicule que;... »
puis c'étaien t d'amera reproches sur des faits qui n'arrivaient le plus
souvent à Paris qu'exagérés et défigurés. Si Jérôme voulait maintenir
son autorité et protéger ses sujets contre les officiers impériaux, on
lui reprochait de « porter, atteinte à la dignité du nom français. »
S'il y avait une rixe quelque partentre Allemands et Français, Na-
poléon s'irritait qu'il y eût « si peu de police dans le royanme. »
Si Jérôme faisait planter les poteaux westphaliens sur la tête du
pont de Magdebourg» Napoléon faisait abattre les armes royales par
ses agens. Plus tard, il fera entrer sans façon ses douaniers sur le
tejrritoire westphalien et. chasser les douaniers de Jérôme. II don-
nera le Hanovre à son frère et le lui reprendra sans le consulter.
Il réunira d'un trait de plume à la France en 1811 tout un dépar-
tement westphalien.
On comprend bien que Jérôme ait plus d'une fois songé» comme
Louis de Hollande, à se dérober à ce royal esclavage. Dès 1808,
oa trouve dans sa carrespondance des passages qui. témoignent de
eette disposition. « Si votre majesté ne peut se rendre à ma prière,
je lui en adresserai une seconde, c'est de permettre que je liû re-
mette dès à présent le gouvernement du royaume de Westpbalie..*
Elle sait que jje n'ai jamais désiré le royaume de Westphalie (12 jan-
vier 1808). » — « Votre majesté observera qu'il ne peut y avoir en
même temps deux personnes qui donnent des ordres dans un état,
et que, si les autorités françaises doivent y commander, j^ ne puis
dès lors y rester.. • Gomment votre majesté peut-elle avoir dans les
rapports qui lui sont faits par des subalternes plua de confiance
que dans ceux que je lui adresse moi-même (10 Xnillet 1808)? » —
« Je n'aime ni l'Allemagne ni l'Allemand... Tai désiré sans donte
d'avoir un peuple à gouverner, je l'avoue à votre majesté;, mais je
préfère vivre en particulier dans son empire à être,, comme je le
suisy souverain sans autorité. Votre nom seul, sire^ me dbnne Tap-
parence du pouvoir, et je le trouve bien faible qiaand je songe (^
je suis dans l'impossibilité de me rendre utile, à la. France,^ qui an
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LE ROYAUME DE WESTPHALTE. 410
contraire sera toujours obligée d'entretenir 100,000 baïonnettes
pour étayer un trône- sans importance (1809). » Ordinairement Na-^
polëon* ne répondait rien aux doléances de son frère. Quand elles
allaient jusq.u'à la menace d'abdication, comme en 1SI2, il faisait
simplement passer à son ministre auprès là cour de Cassel' une note^
aiasi conçue :
« Le roi s'est trompé, s'il a pensé que l'espèce* de menace qu'il acr»
devoir mêler à ses plaintes pourrait influer sur les déterminations de sa
majesté. Il doit trop bien> la coOAdttre pour ne pas savoir que, s'il venait
à prendre le part! qu'il vous a annoncé, elle pourrait le regretter à^rai^
son de l'amitié qu'elle lui porte, mais que ce ne serait pas un embarras
potir elle que d'avoir un état de plus à gouverner. C'est dans ce: sens
<|u'etle veut que Vous vous en expliquiez' (5 janvier 1812). »
tt Je ne sais si je suis roi» prince ou sujet, » s'écriait parfois îè^
rAme au désespoir. Ge mot pourrait servir d'épigraphe, à toute
rbistoire de la Westphalie.
L*année f SOS rit dans chacun des huit départemens westphaliens
le collège électoral,. composé de 200 membres nommés parle roi, se
réunir sous la surveillance d'un président également nommé par le
Toi. II s'agissait d'élire les députés aux états de Westpbalie. Le scru-
tin était secret,, condition nécessaire pour assurer quelque indépen-
dance au vote et> un pays où les liens de dépendance et de clien-
tèle, abolis par laloi,! subsistaient dans les mœursw Dans l'une de
ces réunions» un électeur, probablement un « aristocrate» » se per-
mit une assez mauvaise plaisanterie aux dépens de Tarlicle 29 de
la constitution. Ayant à choisir un député dans la catégorie a des
savans» des artistes les plus distingués» etc.» » il choisit» sous la
protection du scrutin secret» le paysan le plus illettré de son vil-
lage. — Néannaoins les Westphaliens» d'après les témoignages les
moins favorables à la royauté napoléonienne» coramençaieni à s'in-
téresser vivement à la nouvelle constitution. Dans les cafés et les
cercles de Cassel» avec toute la prudence qu'inspirait la crainte des
observateurs de police, on en discutait les avantages et les incon-
vénieos. Beaucoup louaient cette simplicité de conception et de ré-
daction qui contrastait avantageusement avec le fatras de lois» de
coutumes et de règlemcns qui constituait le droit public dans la
plupart des états de fAllemagne. On s'étonnait de cette singulière
disposition qui donnait aux orateurs du conseil d'état et des com-
missions un auditoire de législateurs muets; mais on savait que le
conseil d'état était du moins composé d^hommes distingués et com-
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620 BEVUE DES DEUX MONDES.
pétens : on se promettait de leurs discussions avec les députés des
lois claires, simples» équitables, qui mettraient fin à l*arbitradre
des juges et aux chicanes des avocats. Enfîn on ne pouvait nier que
pour la première fois, dans des limites infiniment trop restreintes
sans doute, les députés non des ordres privilégiés, mais de toutes
les classes moyennes et supérieures, allaient prendre une part di-
recte à la confection des lois.
C'est au milieu de l'attention et de la curiosité publiques que,
le 2 juillet 1808, eut lieu, dans la salle de TOrangerie, l'ouverture
du Reiclistag westphaiien. Du reste, ces états ne se réunirent que
deux fois, en 1808 et en 1810. Lors de la session de 1808, on n'a-
vait pas encore eu le temps d'inventer un uniforme pour les dépu-
tés; c'est dans la seconde session seulement qu'ils parurent avec ce
bizarre costume de théâtre, moitié romain, moitié espagnol, tout
à fait dans le goût étrange du directoire et de l'empire. Une sorte
d'habit de drap bleu avec des broderies de soie orange, une écharpe
de soie blanche, un manteau de soie bleue, doublé de blanc, avec
des broderies orange et un collet de soie blanche, une manière de
chapeau ou de toque à la Henri IV avec une énorme plume d'au-
truche, au côté une épée à garde dorée, ornée de l'aigle deWest-
phalie, telles étaient les pièces essentielles de ce déguisement par-
lementaire. Le costume était ridicule, mais il pouvait avoir son
utilité : il servait à confondre sous le même uniforme nobles et
bourgeois, seigneurs et paysans. Plus d'un vilain de la Hesse ou du
Brunswick, fièrement drapé dans son manteau de soie bleue, avait
aussi bon air que son patron ou son maître de la veille. Le mal
était que ces oripeaux coûtaient fort cher : 140 thalers étaient une
grosse somme pour un paysan et même pour v un savant ou un
artiste distingué. » Le trésor royal fit la dépense pour un certain
nombre de députés; mais pouvait-on voter avec indépendance sur
les propositions du roi, lorsqu'on était vêtu par lui? L'article 29 de
la constitution portait que les membres des états ne recevraient pas
de traitement; cependant le roi établit que chacun d'eux aurait une
indemnité de 18 francs par jour, plus les frais dé voyage.
La session de 1808 s'ouvrit avec une solennité exceptionnelle.
Dans la salle de l'Orange: ie (1), une tribune avait été réservée à la
reine Catherine et à ses dames. Sur des banquettes vint s'asseoir
un public choisi. Les conseillers d'état, en costume, siégeaient sar
deux bancs en avant des députés. Les députés étaient rangés par
département. Le roi, amené jusqu'à l'orangerie par une brillante
escorte de cavalerie, fit son entrée dans la salle, entouré de ses
(1) En 1810, ce fut dam le bâtiment da Haséum, sur U place Frédéric, qai détint
le « Palais des Êuts. »
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LB ROYAUME DE WESTPHALIE. 621
sûdes-de-camp, de ses chambellans, de ses aumôniers, de ses
pages. Il fut reça à la porte par le président des états, comte de
Schulenburg-Wolflsburg; sur un trône élevé sur une estrade, il prit
place en habit de soie blanche, manteau de pourpre, toque à plumes
enrichie de diamans, souliers de soid blanche à rosettes blanches et
à talons rouges. Ses serviteurs et ses ministres l'entouraient; ses
pages étaient assis sur les gradins de Testrade. Un grand-maltre
des cérémonies, suivant l'étiquette des meilleures cours, transmet-
tait les ordres du roi à un maître des cérémonies; celui-ci, à son
tour, faisait parvenir la parole royale à un député des états; ce der-
nier «nfio remplissait la mission d'appeler chacun de ses collègues
par département et par ordre alphabétique, et de les présenter au
roi. Le député présenté prétait, soit en Trançais, soit en allemand,
le serment constitutionnel : « je jure obéissance au roi et fidélité à
la constitution. » Jérôme se leva ensuite pour lire son discours, et
les députés, qui avaient joui du droit de « rester couverts devant
le roi, » ôtërent leurs chapeaux empanachés et prêtèrent l'oreille.
11 leur parla de la dette publique, sujet peu agr^^able, des a qua-
lités belliqueuses qui distinguèrent toujours hurs ancêtres, et
qui allaient recevoir de la conscription militaire un plus grand dé-
veloppement, » du bien du royaume « que nous avons tous à cœur.»
Il conclut en ces termes : « nous y travaillerons de concert, moi en
roi et en père (il avait alors vingt-trois ans, et la plupart des dépu-
tés étaient des barbons), vous en sujets fidèles et affectionnés. » La
séance fut naturellement levée aux cris de vive le roi! vive la
reine! Le même jour, les députés de la Westphalie reçurent l'invi-
tation tf d'assister au grand couvert. » Plus d'un s'imagina qu'il
allait enfin goûter à la chère royale. Les « bons Allemands » avaient
compté sans l'étiquette sublime de la nouvelle cour. On les conviait
simpliîment à voir leurs majestés siéger en grand api^arcil, servies
par leurs grands-officiers, qui pienaient les plats des mains des
domestiques pour les poser sur la table. Quelques jours après, on
invita les députés à la table du grand-maréchal, à un festin plus
substantiel dont le grand-chambellan faisait les honneurs.
Dans la séance suivante, le ministre Siméon lut aux députés un
exposé rie la situation du royaume. Il le prononça en français, et le
conseiller d'état Jean de Mûller le traduisit en allemanH aux audi-
teurs. Au contraire, à l'ouverture de la session de 1810, Wolfradt,
ministre de l'intérieur, lut en allemand l'exposé d'usage.
En réalité*, on n'avait réuni les états de 1808 que pour en obtenir
Tautorisatioa de faire un emprunt. Gomme on n'avait encore qu'un
petit nombre de projets de lois à leur soumettre, la session fut très
courte; celle de 1810 fut en revanche dsis plus importantes. Les di-
vers ministres avaient déployé la plus grande activité pour mettre
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622 rëvlb des deux mondes.
les députés en mesure de bien juger la âituation, qu'on n'avait
d'ailleurs aucun intérêt & leur dissimuler. Lejs commissions d|i
Jteichsidffy surtout celle de finances, discutèrent sérieusemeat avec
le conseil d'état les lois et les impôts proposés : les députés Wesi^
feld, Culemann, Tliorbecke, Holzbauer, luttèrent énergiquement,
parfois avec succès, contre les e^figences du ministre des fioances.
On avait fait distribuer à tous les députés un exemplaire imprimé
de chacun des projets de lois. Naturellement toute la chaleur de la
discussion était réservée pour les bureaux; en séance publique, les
débats étaient calmes, froids, méthodiques. Devant les législateurs
plus ou moins attentifs, le rapporteur du conseil d'état faisait Té-
loge du projet de loi; l'orateur de la commission le remplaçait à fat
tribune pour l'appuyer ou le combattre, puis on votait au scratk
jsecret. Ce mode de votation, injustifiable pour des députés qtti dé-
pendraient vraiment de leurs commettans, était nécessaire pour
assurer quelque indépendance à des représentans qui émanaient
jusqu'à un certain point du pouvoir royal. Le prince se feisaît
rendre compte soigneusement du chiffre des suffrages : lorsqu'il s'y
rencontrait un tiers de boOles noires, 11 montrait beaucoup d'irrita-
tion; c'étaient là des choses en effet qui ne se voyaient pas au corps
législatif de Franc*». Ordinairement' les suffrages négatifs éfeûent en
infime minorité ; pourtant, dans la session de 1868, on remarqua
que deux boules noires se reproduisaient toujours obstinément sur
quelque question que ce fût; elles étaient déposées par deux pay-
sans, l'un de la Worra, l'autre de la Sadle. Ils ne firent pas mys-
tère du motif de cette ppposition en apparence si acharnée. « Le
plus souvent ils ne comprenaient pas très Wen l'objet du débat. Ne
voyaient -ils pas que d'habiles hommes soutenaient le projet de loi
et que d'autres, non moins habiles, le combattaient? Le meilleur
moyen de rassurer leur conscience était de voter non ; si la loi était
réellement bonne, deux boules noires ne pouvaienti'empécherde
passer; si elle était mauvaise/il n'y aucait- jamais assez de boules
noires. »
Chacune des deux sessions westphaliennes tut terminée par un
jdiscours de clôture, auquel les députés répondaient par une adresse
de remerclraent au roi. C'est Jean de JMAller qui prononça le dis-
cours de 1808; on y remarqiwiit cette phrase sur Napoléon : « celui
devant qui le monde se tait, car entre ses mains Dieu .a mis ses
destinées^.. » C'est le professeur Leist, aloirs conseiller d'état, qui
congédia le Reichstag de 18 1 0.
Dans la constitution westphalienne,']es ét^ts avaient plus d'éclat
aux yeux du public; vms le conseil d'état était Je rouage le plus
essentiel. Cette assemblée, de seize, à vingt-cijiq inembres, ne tarda
pas à se remplir de noms illustres, de capacités distinguées de l'Al-
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LE HOYÂCHB T3fE WESTPHALIE. 6±8
lemagne presque entière. Sans doute» des conseillers comme les
comtes de Bocliolz, grand-maltre des cérémonies, de Witzleben,
ancien grand-veneur de Guillaume, de Meerveldt, ancien sacris-
tain noble du noble chapitre d*HiIdesheim, étaient là surtout pour
la montre; mais l'aristocratie elle-même avait fourni de bons admi-
nistrateurs, comme le >Waldeèkois yon Reinecke, lesHanovriens de
Hedingetde Patje, le HessoisTon Maisburg. Le baron de Berlepscb,
également Hanovrien, était depuis longtemps sympathique aux idées
françaises; c'est ce qui l'avait fiait destituer par l'ancien gouverne-
ment anglo-hanovrien de sa présidence à la cour aulique. On le
représente comme caustique, spirituel, frondeur de tous les gou-
vemetnens. Son mémoii^ de 4811 sur la situation financière du
royaume, et qu'il a reproduit dans ses Beitrœge (matériaux pour
rhistoire économique de la Westphalie), n'indique pas qu'il fût
« sans conséquence. » Dans le conseil d'état, on trouvait encore un
Leist, professeur de droit à l'université de Gœttingcn, un Jean de
Mùller, à qui son Histoire générale et son Histoire de la Suisse ont
fait une réputation universelle, un Martens, professeur de droit des
gens à GGBttipgen, auteur de tant de recueils diplomatiques de la
plus haute importance, un Dohm, célèbre par ses Mémoires^ son
Histoire de la révolution de Liége^ ses brochures sur la ligue des
princes et surtout par la confiance dont l'avait honoré le grand Fré-
déric, qui en avait fait son ministre; ennemi de la France jusqu'en
1806, il avait été un de ceux qui avaient poussé la Prusse à la fatale
guerre d'Iéna. A côté de lui, on s'étonne de voir siéger un autre fou-
gueux ennemi des Français, Schulenburg-Kehnert, qui avait été gou-
verneur de Berlin en 1806, le môme qui dans sa proclamation aux
Berlinois avait déclaré que « la tranquillité est le premier devoir du
bourgeois. » Enfin, parmi les jeunes auditeurs au conseil d'état, on
voyait un Jacob G*riram, alors âgé de vingt-trois .ans, et qui devait
être l'auteur de tant de belles recherches sur l'ancienne langue et
l'aucienne littérature de la Germanie.
Assuréinent cette institution française du royaume de Westphaliç,
autour de laquelle se sont groupés tant d'hommes distingués et
^ntde.grands noms littéraires de la Germanie, ne mérite pas la
•égèreté affectée avec laquelle en ont parlé la plupart des écrivains
allemands. On peut s'égayer .aux dépens du « carnaval du roi It-
rôme; » mais il faut prendre plus au sérieux les institutions qui
s'élaboraient dans ce conseil d'état de Westphalie entEe.un.Si«aéon
^t uniMaTtens,'un Dolim, un. Jean de ft^Uen
Alfred Rambaco.
V'astf«nlfèr«.1Mrii«{4lUiproc^m'rll^)
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SIXTE-QUINT
SON INFLUENCE
SUR LES AFFAIRES DE FRANGE AU XYI' SIECM
II.
l'église et la frange de 1585 a 1589 (1).
Sixte-Quint, d'après les correspondances diplomatiques, inédites, tirées des aithiTflld'<^>
du Vatican, de Sîmancas, de Venise, etc., par M. le baron de Habner, ancien iffibam*
deur d'Autriche à Paris. Paris 1870; 3 toL in-8*.
La bulle privatoîre de 1585 a fait confondre Sîxte-Qnint parmi
les papes d<^voués à l'Espagne et engagés à la ligue (2). On a pu
voir le contraire dans la dépêche du duc de Nevers que nous avons
rapportée. J'en aurais d'autres aussi curieuses à recueilRr ici, et qui
confirment ce témoignage (3); mais ce que M. de Hùbner rapporte
de la bulle, d'après les autres correspondances, concorde parfaite-
ment avec ce qu'on lit dans les Mémoires de Nevers. 11 y a même
un détail piquant relatif à la publication du décret préparé par Gré-
goire XIII. Je le laisse raconter par M. de Hubner. « Les délégués
de la sainte union, dit-il, avaient sollicité vainement l'acte depri-
(i) Voyez la Revue da 15 septembre.
(2) M. PoirsoQ a répété cette assertion, t. I'% p. 9, de son Histoire de Hem It^
président Hénault était mieux informé. Quant à M. Henri Blartia, les Mémotra^
Neyers Pont parfaitement éclairé.
(3) Voyez entre autres les lettres de Nevers, rapporteras aux pages 669 h 073, 1.1* de
ses Mémoires, et une dépêche do l'ambassadeur de France, rhonnète M. de 91^*
recueillie ibid,, p. 675.
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SIXTE*QUINt ET l'eGLISB. 625
vation. Dans lear audience de congé le cardinal de Yaudemont fit
un dernier effort. Le saint-père répondit doucement : a Nous n'a-
yons pas l'habitude de condamner les gens sans les avoir entendus.
Il sera toujours temps d'en venir là. » Le cardinal ayant insisté» le
pape le repoussa durement : a Nous vous avons dit» reprit-il, pour-
quoi nous ne pouvions pas faire telle chose; maintenant nous vous
disons que nous ne voulons pas la faire. »
Cependant la chose se fît» et malgré un premier refus catégorique
la résolution du pape fut vaincue. Croyant céder à une nécessité de la
situation, il voulut du moins paraître agir d'après sa libre initiative
de chef de l'église et non sous la pression des instances de la ligue
ou de l'Espagne. « C'était, ajoute M. de Hûbner» le premier acte du
règne de Sixte-Quint relatif aux affaires de France, et cet acte était
une faute qu'il ne tarda pas à regretter» qu'il se reprochera peut-être
en secret» qu'il avouera même dans ses épanchemens intimes» tout
en tâchant de s'excuser; mais à part cette faute, qu'expliquent son
inexpérience et les influences qui l'entouraient à son avènement, il
eut le mérite de comprendre» dès le premier jour, que la solution
du problème posé en France devait se trouver ailleurs. » Quant à
ce qu'on trouve écrit partout, à savoir qu'Henri IV (1) aurait fait
afficher aux portes du Vatican même son acte d'appel comme d'abus
au concile général contre la bulle privatoire : démarche hardie»
dit-on, qui fit concevoir à Sixte-Quint de l'estime pour le roi de
Navarre, c'est une histoire qui n'est appuyée d'aucun témoignage
sérieux. Il suffit de lire le texte prétendu de la protestation, dans le
journal de Lestoile, pour se convaincre qu'elle est apocryphe. L'ha-
bile Henri de Béarn faisait autrement ses affaires.
n est un autre incident de cette époque, apprécié en général à
contre-sens par les historiens qui n'ont pas sondé le fond des
choses, et sur lequel M. de Hûbner nous apporte d'intéressantes
rectifications. Il s'agit du renvoi subit de l'ambassadeur de France à
Rome peu de temps après l'avènement de Sixte-Quint. Voici la vé-
rité à cet égard. Avant son élévation» le cardinal de Montalte avait
eu d'étroites liaisons avec l'évèque de Nazareth, prélat de grande
considération. Sixte- Quint voulut donner une marque de faveur à
cet ancien ami, et fit l'ouverture à M. de Pisani, notre ministre à
Rome, de nommer M. de Nazareth à la nonciature de Paris; cette
communication, conforme aux usages diplomatiques, fut suivie
d'une réponse approbative de M. de Pisani, qui, sans consulter sa
cour, prit sur lui d'accepter pour son gouvernement le délégué
cher au saint-père, et, confiant dans cette adhésion dont il ne pou-
Ci) Le président HénAolt, bI exact d*babitade, a répété lai-même cette légende.
TOMi CI. — 1872. 40
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626 R£?C£ DIS BECX MOJNHES.
yait Tèriâer ia régularité, SixlM^utnt douuiia M. de NaMrethi dont
le roi apprit ^nsi la wissioii, eaas avoir r^ça directement la com-
munication préalable «isitée €8 pareil cas. H. de Plsaoi n'avait doooé
aucun «vis À sa cour. Cetie forme de procéder pAr^t étrajqge à Pada,
surtout àtm cbangemeat de règae dans la cew romaioe, et la per-
sofine de M, de Nazareth 6taint signalée conaïuie favorable à la ligue,
Henri 111, poussé par un juste sentHuent «de fiuscepUbilijté souve*
raine et cMnaissant Tarrivée du nouveau nonce à Lyon, fit notifier
à ce âipioBia;^ l'ordre de s'arrêter et de ne pas pousser sa route
plus avant. Sbtte-QuiQt, informé de l'aventure et de la cause qui l'a *
tait pro Juite, fut froissé à son tour de l'injure faite à son ambassa*
deur, €t, naturellement irrité contre M« de Pisani, dont la légérelé
avait causé ce conflit, fit donner jt ce BÛnistre l'cNrdre de quiUer snr-
le-chantp les états tx)iaains; mais après la tempdie, les explications
ramenèrent le calme dans les esprits* Les torts furent reconnus,
appréciés ée part et d'autre dans un esprit d'bamaonie et de paix.
M. de Nazareth pat continuer sa route sur Paris, et Up de Pisani,
pour qui sa crar fut indulgente, revint à Borne avec son titre et fut
gracieusonent accueilli par le pape, avec lequel il eut depms les
Bseilleurs rapports.
La granule question de la bulle privatoiro fulminée contre Eâori
de Béarn (ainsi l'appelèrent les Espagnols et les Romains) ne fut
pas la seule du reste, pendant le règne de Sixte-Quint, où i'avii
p^^sonnel du pontife ne prévalut point dans les conseils de la pa-
pauté. De là cette fluctuation qu'on remarque dans la direction des
actes du saint-siége en cette période. Un chapitre important du Uirre
de M. de Hubner nous donne la clé de ces incertitudes dans l'ac^
tion pontificale, et peut expliquer en certains cas le double jeu
dont Sixte-Quint a été accusé vis-à-vis de Henri IV et de la b'gue.
A son avènement, il trouva te gouvernement de l'église établi sur
un mécanisme administratif qui paralysait la liberté pei'sonnelle
du pape. Les souvenirs du sénat romain (1) avaient introduit ou
du moins fortifié l'intervention du consistoire des cardinaux, dans
l'examen et le règlement des affaires de la CAiesa. C'était daos ces
assemblées régulières que les membres du sacrè-collége , aesistés
des hauts fonctionnaires non pourprés, traitaient, sous la présidence
du pape, ou méine hors de sa préseoce, des afEaires de l'église uni-
(1) n existe à cet égard dans certains, esprits un eyatème MttMdfae l«rt cxa|M.
mais qui repose sur des traditions non à dédaigner, car eUes rem^ntttit à mna époque
antéiioane h Inoaceat VL Grégoire VU avait trouvé dans le sacré-çoIIA^e qall avaU
réformé un contradicteur déclaré de sa politique passionnée. Voyei le curieux ourrige
du cardinal Bennon, publié à la suite de la coUecUon de Urstitius, 1585, in-fol., et
discuté récemment par GfrOrer. Voyez aussi le prince Pitripios : !• Ramaniitm, In-S»;
Paris 1860. M Drapeyron a publié sur le même sujet de curieux . «perçus. iS7«^in-8«.
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SUTJS-^QUINT EX l'eGUSK. 627
Terselle. Lear participation ^u pouvoir pontifical avait scm origine
et sa garantie dans l'élection elle-*môine; mais depuis que le cbris-
tiacisme avait étendu ses conquêtes et que les affaires s'étaient
multipliées ou compliqu;ée8, cette manière de les gouverner avait
créé des embarras* D^à plusieurs des prédécesseurs de Sixte-Quint,
avant de saisir le consistoire, avaient employé des commissions ou
congrégations pour instruire certaines questions et en préparer la
solution; ces délégations restreintes et transitoires n'entraient pas
toutefois dans les rouages habituels et réguliers du gouvernement de
l'église. Paul III étal)lit la première congrégation permanente, celle
du aaint*oJQSoe, dont l'institution avait été provoquée par les trou-
bles de la réforme. Grégoire XIII eut recours à d'autres commis-
sions de ce genre; cependant le poids immense. du gouvernement
porta toujours sur le consistoire, dont l'autorité plus d'une fois s'im-
posa au chef de l'église. Sixte-Quint introduisit sur ce point un grand
diangement dans l'administration; il institua les congrégations» qui
se partagent encore aiijourd*bui l'instruction des affaires de la cbré-
tienté^ et il réduisit à des questions limitées la compétence directe
des assemblées du sacré-colIége ou du consistoire. Par cette pré-
paration constitutionnelle des décisions do la papauté dans les
diverses congrégations compétentes, Sixte-Quiut a été accusé d'a-
voir voulu diminuer l'influence et l'action du collège des cardinaux
an profit de bureaux ou commissions placés sous sa main, et d'avoir
ainsi brisé l'opposition qu'il rencontrait souvent dans l'assemblée
du consistoke. 11 a fondé le pouvoir absolu du pape dans la direc-
tion des affaires politiques. M. de Hubner entre à cet égard en des
détails fort curieux où nous regrettons de ne pouvoir le suivre,
conome serait notre goût, La grande question française de la ligne,
et des relations malheureuses de la papauté avec elle rappelle et
concentre ailleurs notre attention.
Il est une observation dont la vérité n'échappe à quiconque s'est
appliqué dans le cabinet à l'étude de l'histoire, ou dans la vie pu-
blique à la pratique des affaires : c'est qu'une opinion politique ou
reli^euse, si respectable qu'elle soit en principe, aussitôt qu'elle
s'organise en parti, subit une trausfoi*mation qui l'altère. Elle tra-
verse les régions sereines de l'esprit et de la conscience pour s'a-
bandonner aux mouvemens de la passion, et, se constituant en so-
ciété entreprenante d'action ou de défense, elle échange sa liberté
première pour le joug de la volonté collective; elle abdique la dis-
position d'elle-^méme pour passer dans le domaine du parti, et si le
parti, comme c'est l'ordinaire, est dominé par des ambitieux qui
n*Y cherchent qu'une lorce à l'appui de leurs desseins, les adeptes
sont livrés à tous les dangers des soumissions aveugles ou des en-
tralnemens passionnés. Les partis emploient le plus souvent au
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628 RETUE DES DEUX MONDES.
soutien d'une bonne cause les moyens employés au soutien d*iine
mauvaise. Il y a des causes bonnes et des causes mauvaises^ les
partis sont toujours détestables. La politique recherchera par né-
cessité le concours des partis, la prudence privée fuira toujours
leurs engagemens compromettans, quelle que soit l'auréole dont
leur drapeau s'entoure. Les gouvernemens réguliers qui suffisent à
l'homme de sens sont institués pour sauvegarder la société de la ty-
rannie des partis.
Si l'on pouvait douter de ce que j'avance, on n'aurait qu'à jeter
les yeux sur l'acte de la sainte union^ auquel la ligue menaçante
obligea le dernier des Valois à donner le sceau de son adhésion. Il
n'y manqua que le5 ciseaux d'or tenus en réserve par la duchesse
de Montpensîer pour couper la chevelure royale en confinant la pct-
sonne du dernier Valois dans un cloître. Les adhérens s'engageaient
sur la vie et Thonneur, et « sur peine d'être à jamais déclarés par-
jures, infâmes et tenus pour gens indignes, » à s'employer détente
leur puissance pour remettre et maintenir l'exercice de la religion
catholique, et pour cet effet promettaient de se tenir prêts, bien
armés, montés et accompagnés selon leurs qualités, pour, inconti-
nent qu'ils seraient avertis, exécuter ce qui leur serait commandé,
et, parce que tels préparatifs ne se peuvent faire sans fnds, il de-
vait être levé la somme de deniers reconnue nécessaire à une chose
si sainte. S'il était avisé d'avoir communication aux provinces voi-
sines, il y serait pourvu en si bonne intelligence que chacun se
put aider et secourir selon l'occurrence. A cet effet, tous les gentils-
hommes et autres catholiques étant de l'association seraient main-
tenus et conservés les uns par les autres en toute sûreté et em-
pêchés de toute oppression d'autrui. Et, s'il y avait différend ou
querelle entre eux, on devait les régler et composer par arbitrage
selon qu'il serait juste et de raison, a Si même aucun des catholiques
de la province, après avoir été requis d'entrer en l'association,
faisait difficulté ou usait de longueur, attendu que ce n'est que
pour l'honneur de Dieu, le service du roi, bien et repos de la pa-
trie, il sera estimé en tout le pays ennemi de Dieu, déserteur de sa
religion, traître et proditeur de sa patrie, et, du commun consen-
tement de tous les gens de bien , abandonné à toutes injures et
oppressions qui lui pourront survenir. » Enfin les adhérens promet-
taient et juraient d'observer les articles de l'union sans avoir égard
à aucune amitié, parentage et alliance, de quelque qualité que fus-
sent les personnes, a et semblablement de tenir secrète la présente
association sans aucunement la communiquer, sinon à ceux qui eu
feront partie. » Rien n'y manque, on le voit, pour constituer une
véritable société secrète, formidable par l'attache de ses membres,
par la terreur des menaces et par les moyens d'action qui sont
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISE. 629
assurés. L'Internationale n'est pas mieux organisée. L'échec à la
royauté fut si complet qu'elle fut obligée à jour donné de tenir
pour approuvés les articles de l'union, et de permettre, notamment
le 12 janvier 1579, « aux sujets de la bonne ville et cité de Paris
d'exécuter ce qui est porté par iceux et octroyé de lever les deniers
nécessaires (1). » Un gouvernement de désordre fut donc substitué
par le traité de Nemours au gouvernement régulier de l'état; l'his-
toire de Paris et de nos provinces pendant cette lugubre période en
porte le déplorable témoignage.
Quels ont été les promoteurs audacieux de cette conspiration?
Philippe 11 et la maison de Guise; nous ferons connaître plus tard
leurs agens secondaires. Quel était l'objectif déterminé des conjurés
en 1585? La couronne de France, pour laquelle le roi d'Espagne et
les Guises se réservaient un débat ultérieur d'attribution. L'espé-
rance subsidiaire de chacun était au moins le partage du territoire et
le démembrement de la France. Les part-prenans étaient déjà con-
nus. Le duc de Savoie s'appropriait la Provence, où les ligueurs du
pays le proclamèrent héritier des anciens comtes; il a gardé la ville
d'Aix à ce titre pendant plus d'un an. On désintéressait l'Angle-
terre par l'offre de la Normandie. On faisait même leur part aux
princes Bourbons; mais la correspondance de Philippe II prouve
que, dans ses desseins du moins, c'en était fait de l'unité française (2).
Ainsi la ligue a commencé par être seulement anti- calviniste; la
passion Ta conduite à être anti-dynastique ; et la haine dynastique
l'a poussée à être anti-française. Dans ces trois phases de son his-
toire, elle nous présente un composé singulier d'intolérance reli-
gieuse empruntée à l'Espagne et de fureurs politiques empruntées à
la querelle des- deux roses en Angleterre. Nous n'avons point eu
Marguerite d'Anjou, comme les Anglais, mais nous avons eu Henri
de Navarre, ce qui a mieux valu pour la France.
Toutefois, avant que la cause de ce prince eût prévalu, que de
malheurs accumulés I L'administration royale, quelque défectueuse
qu'elle fût alors, était bienfaisante, ordonnée, et répondait à sa mis-
sion. Elle fut dissoute par l'organisation de la ligue. Les gouver-
neurs de provinces s'érigèrent en satrapes et n'obéirent qu'aux
factions, car, si l'on eut la ligue catholique, on eut aussi la ligue
réformée. L'administration de la justice, qui avait fait l'honneur de
la France, fut pendant dix ans corrompue dans sa source : on re-
chercha pour l'appliquer non le droit de chacun, mais son parti; et
(1) Voyez les Mémoires de Neyen, 1. 1«', p. 627-29.
(S) Voyez daas VHistoirê de la ville d'Aix, par de Haitze, 1806, in-fol., p. 349, nne
dépèche interceptée du duc de Savoie où ce prince parle à Philippe H « de la belle oc-
casion qui le présente de ne plus laisser réunir ce rojraume sous nn seul chef. »
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«SO BBTUS DIS DEUX KOIlDfiSr
quant à radmfaiistration dyile, elle dégénéra en brigandage. Les
dënonemtions, les rixes, les meurtres, les ^eogeances, se multipliè*
rent et restèrent impunis* L'idée de proscription redevint familière
aux esprit?, et dans la société française livrée en proie aux mauvaises
pasmons, on put craindre de voir éclipser les premiers bienfaits de
la civilisation, la sécurité, le respect des lois. L'afièciioo disparut des
familles, et dans les corps de l'état comme les parlemens il y eut par-
tage d'opinion et de drapeau, scission et lutte ouverte. Toute autorité
publique était tombée en mépris ; elle fut remplacée par celle des
meneurs de partis et de leurs sicaires. En nos provinces et à Paris
on se crut ramené aux temps barbares; on s'abandonna librement k
des fureurs qu'on avait crues éteintes avec les Bourguignons et les
Armagnacs. Le pouvoir municipal dans les ville» fut tran^Mté k
des comités démagogiques, catholiques ou protestans, et l' anarchie
prédomina partout. A certain moment on parla de brûler lî^ris plo*
tôt que de le livrera Henri III. Ce mouvement communal , républi-
cain même, le mot fut prononcé, explique l'immense popularité de
la ligue catholique dans les villes. Paris, Mazseilk en ont oQertle3
monumens.
Aussi, lorsque parut Tédit d'octobre 1&96, qui augmentait l'au-
dace de l'union et vouait les protestans à des proscripUons san-
glantes, la partie saine du pariement de Paris, restée attachée à la
régularité monarchique, vota des remontrances pour s'opposer à
l'enregistrement. Il y était dit : « Qui oserait exposer à la mort tant
de millions d'hommes, femmes et eofans sans cause ni raison ap-
parente, vu qu'on ne leur impute aucun crime que d'hérésie, hM-
sie encore inconnue et pour le moins indécise?.. Que dira la posté-
rité si elle entend jamais que vo^re cour de parlement ait mis en
délibération d'honorer du nom paternel de vos édita les articles
d'une ligue assemblée contre l'état, armée contre la personne du
roi, qui s^élève contre Dieu même, dont elk emprunte le nom, et
qui outrage la nature, commandant aux pères de n'être plus pères à
leurs enfans, invitant l'ami à trahir son ami,, et appelant l'assassin
à la succession de l'assassiné; sans parler d'autres iniquités assem-
blées en nombre infini sous cette forme d'édit, par lequel ceux qui
en sont auteurs espèrent pouvoir gagner le royaume après qu'ils
l'auront fait perdreau roi? » Le fanatisme venant en aide à. la sédi-
tion anarchique, on lisait àma les pan^hlets de la ligue que la
Saint-Barthéleniy fut une saignée mlutaircy regrettant seulem^t
qu'elle eiU été insuffisante; que l'hérésie était un mal auquel î7 faut
mettre le fer et le feu; on y louait l'inquisition d'Espagne, et admet-
tant même le fait douteux de l'immolation de don Carlos, réputé
partisan de la réforme, on y glorifiait Philippe II de s'être privé
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SISTE^OIDIT EX l'SGU8£. ùStl
^ertfant tnâley et d^awir viM h9 âroûs de la noÊute pour sommer
la relijfim (1).
Tel ftrt te détestable instrmneiit qae la poIiti9i|Qe et ramkàlHm
miremi aur maiM des Guises et de Philippe H. C'est un dtomlourenx
épisode de fa grande féaction catholiciue da xfi* siècle > non.<f«'il
soit juste d'en mettre la responsabilité au eompte du catltolkisaie,
mais qui prouve combien est périlleux remploi de œrtatim noyens
en religion comme en politique. Le cardinal de Bourbon tte se doiy-
tah point à Péronne, en 1570, de l'incendie qu'il allmnait dani son
pays. Quant à la papauté, elle fut débordée par lee paennons de la ligue,
et pour ce qui est de Sixte^^Quint en particulier, sa correspondance,
relevée par M. de Hûbner, et la correspondance du duc de Nevers
prouvent que la ligue lui fut toujours pror<mdément antipathique.
Il n^était plus le maître de diriger un mouvement engagé,, mais,
quand il fut libre d'agir, il montra sa préférence pour une autorité
réglée et tutélaire : catholique sans doute, Sixte-Quint pape ne pou-
vait rôver autre choser mais avec une profonde aversion pour les
procédés révolutionnaires, quelle qu'en fût la couleur, Philippe II
lui écrivait : « C'est à sa sainteté de pomrvoir à ce qu'un but
aussi important que l'extermination de l'hérésie en ce royaume ne
soit pas manqué par défaut de zèle. » Sixte-Quint possédait le trésor
le mieux garni de la chrétienté, sans en excepter l'Espagne. On ne
put jamais lui arracher une obole pour soutenir en France la ligue
catholique. Il était plein de mépris pour Henri III, et il n'avait au-
cun penchant pour l'ambition désordonnée des Guises, malgré cer-
taine estime pour leur personne. Il ne voulut pas leur donner de
Targent. Le détail des intrigues qui furent inutilement ouvertes
pour obtenir des subsides du pape est très intéressant dans la cor-
respondance. En une lettre d'Olivarès à Philippe II, on voit que
Sixte-Quint avait reftisé même toute approbation publique de la
ngue « parce que l'ambassadeur de France (M. de Pisani) avait
montré à sa sainteté des pièces qui prouvaient que ta sainte
union et les princes coalisés poursuivaient d'autres fins que celles
qu'ils avouaient, et étrangères à la cause de la religion; » ce qui
n'empêcha pas plus d^une fois , comme nous l'avons dit, que te
pape n'eût la main forcée par les partis espagnol et ultramontain,
et ne fdt contraint à des démonstrations compromettantes. L'ou-
vrage de M. de Hûbner fournit la preuve de ces luttes incessantes
dans les conseils de la cour romaine, et le personnage de Sixte^
Quint en ressort avec sa vive, brusque et profonde originalité. Du
(4) GiM atroces foUes sont consignées dan» aa écrit {yAd^>erUss9mmt d*un eatholiq^
anglais)^ qui fut très répandu en i58â,. et qu*on pcat lire encore dans les Àrohivis c«-
rieusês de VhUtoirê de France, t. XI. On trouve la réponse de DupTcssls-Momal dans
!a compilation connue sous le m)m de Mémoires de ta ligue, 1. 1^, p. 4121.
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632 REVUE DES DEUX MONDES.
reste, en étudiant à fond tous les caractères de cette époque, on
découvre à chacun des visées particulières, et dans la diplomatie
autant de menées, de vues personnelles qu'il y a d'intéressés daos
les grandes affaires. Philippe II aspirait à être plus maître à Rome
que le pape, et il y parvenait quelquefois; mais Sixte-Quint en pre-
nait de rudes revanches.
A propos du désastre de ï Armada dans les mers d'Angleterre,
M. de Hubner nous révèle une dépèche d'Olivarès qui offre une scène
de haute comédie. Il parait que le pape avait promis des fonds
pour cette expédition. L'ambassadeur d'Espagne vint en rédamer
le paiement alors qu'il courait déjà de mauvais bruits sur le succès.
« Il m'écouta sans m'interrompre, dit Olivarès à Philippe II, mais
avec des signes d'impatience et en se tordant plusieurs fois les
mains. Enfin sa colère éclata; il répondit qu'il remplirait ses obliga-
tions, mais qu'il était inutile de le presser maintenant, attendu
qu'il ne comptait rien faire avant d'avoir des nouvelles de la flotte.
Je répliquai que je transmettrais ses paroles à votre majesté, et que
sa résolution de ne rien faire étant, quoi qu'il en dit, évidente,
votre majesté verrait avec déplaisir que sa sainteté lui manquât de
parole. Sans s'excuser, le pape soutint ne pouvoir disposer de l'ar-
gent du saint-siége qu'avec l'assentiment de tout le sacré-coUége,
et, sans rien ajouter, il m'ordonna de passer à un autre sujet. » Quant
à l'événement même de la perte de Y Armada, Olivarès rend ainsi
compte à Philippe II des impressions qu'en éprouva le pape. « L'at-
titude de sa sainteté dans ces jours derniers n'a pas laissé recon-
naître le zèle pieux pour l'extirpation des hérétiques et pour le
salut des âmes auquel l'oblige sa situation; car, lorsque les nou-
velles étaient bonnes, elle ne témoignait aucune joie et se montrait
au contraire mélancolique, et quand elles n'étaient pas bonnes, elle
montrait une résignation presque inconvenante. C'était l'impresâon
générale. C'est que dans son esprit le bien que fait votre puissance
est contre- balancé par l'envie et la crainte de la grandeur de votre
majesté; semblable en ceci aux Vénitiens et aux Florentins qui ont
toujours l'éloge à la bouche, mais qui, dans leur for intérieur, con-
testent les bienfaits dus aux résolutions de votre majesté. »
Dans une autre dépèche d'Olivarès à son roi, nous voyons que le
caractère hautain de Philippe II s'irritait souvent des procédés du
pape, a Un cardinal dévoué à nos intérêts m'a raconté une longue
conversation qu'il a eue avec sa sainteté. •• L'ensemble se compo-
sait de plaintes contre votre majesté, qui, disait le pape, ne l'esti-
mait pas, n'en faisait aucun cas, et ne daignait même pas répondre
à ses messages, ce qu'il semblait vivement ressentir. » Et l'am-
bassadeur, après avoir indiqué d'autres griefs du pape, ajoute : a U
serait utile, pour le service de votre majesté, qu'elle ne lui don-
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SIXTE-QUINT ET L'IgUSE. 633
nât pas de motifs de récriminations, ce qui sera facile, sans noire
aux intérêts de votre majesté. J'oserai recommander de bonnes pa«
rôles, de promptes réponses jointes à des témoignages d'estime.
Dans les choses importantes ou préjudiciables pour votre majesté,
il faudrait tenir ferme. Je supplie votre majesté de pardonner la li-
berté avec laquelle je m'exprime ainsi; elle sait que c'est le zèle de
son serviteur qui me fait franchir les limites. Mais je pense que, si
on parvient à améliorer les rapports, il n'est pas impossible d'en-
traîner le pape dans la bonne voie, sauf toujours les questions d'ar-
gent, et sans rien reth-er de son mauvais naturel et de son manque
de foi, quand l'autre côté de la balance lui présente de plus grands
profits. » Tels étaient donc les sentimens intimes de Philippe II et de
Sixte-Quint l'un pour l'autre. Le gros des historiens s'y est mépris,
et nous devons des grâces à H. de Hûbner d'avoir dévoilé la vérité.
On ne s'y trompait point à l'entour du pape. Il y avait trois partis
bien marqués dans le sacré^collége : le parti espagnol, très consi-
dérable et très audacieux; le parti de la France, timide et en mi-
norité; enfin un parti neutre, qui croyait faire sa cour en montrant
de rindifférence pour l'Espagne. Olivarès s'attaque souvent à ce
qu'il appelle « la faction du sacré-collége qui professe la neutra-
lité. » A l'occasion de la perte de VArmaday ce parti régla ses im-
pressions sur celles du pape, « autant par déférence, dit Olivarès, .
que par appréhension de perdre la faveur. » Lorsque les fâcheuses
nouvelles acquirent de la certitude, « les mauvaises dispositions se
firent connaître plus ouvertement. Beaucoup de ces cardinaux se
donnaient l'air d'être soudainement aflranchis. »
Vers la même époque, et sous l'influence des craintes person-
nelles que lui inspiraient les Guises, il' paraît que Henri III et sa
mère avaient fait proposer à Philippe II de resserrer les liens d'a-
mitié entre les deux couronnes, se proposant probablement de dé-
capiter par là le parti catholique en France, et de rompre ensuite
plus facilement avec les Lorrains. Olivarès ne voyait qu'un leurre
dans l'intention, et dans les avantages proposés une chimère. Je
dois penser, disait-il, que votre majesté ne prend pas au sérieux la
proposition française, et cependant il devenait aussi délicat d'en en-
tretenir le pape que de garder le silence avec lui. Le principal auteur
de cette idée d'union lui semblait être le nonce Morosini. L'ambition
et l'espoir d'arriver à la papauté, grâce à sa situation de cardinal
neutre, aurait bien pu agir sur lui. « Toutefois, ajoute Olivarès, à
moins qu'il n'y adt quelque artifice là-dessous, j'ai de la peine à
croire qu'étant Vénitien , il se soit franchement engagé dans une
combinaison qui sera toujours si odieuse à la république, comme à
tous les princes d'Italie intéressés à éviter l'union des cabinets de
Paris et de Madrid. Il serait aussi possible que, voyant la grande
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Ma RETUE BE9 BBVl HOIIDBS.
enyie de ces rois (Henri III et Gatiierine), il se «lit mb de la partie
pour ûûre éeiicm^ la négociation, et c'est ce que feront les utiw^
désireux d'attirer le pape de leur côté. Celui-ci serait tris fier cfaS-
leurs d'être l'instrument de cette œuvre, en sort» qu'il est possftle
que cette considération l'emporte ches hii sur toutes les autres, et
qu'il tâche d'entretenir les espérances que donne la difficile con»
dusion et la plus difficile conservation de cette union. Il sentit très
utile que votre majesté montrât dans cette affaire de la déférence
pour le pape, avant que l'autre partie puisse le foire. Le eontrairs
(erait beaucoup de mal à nos intérêts et serait considéré comme tme
offense à sa sainteté. Quant au secret y on ne doit pas y êonferdani
les nigociatians aoec les Français^ ainsi que votre majesté le sait
mieux que personne (1). m
Olivarès connaissait bien les hommes et les choses. La rouerie des
Vénitiens lui était familière , et il avait des épies partout pour dé^
jouer leurs manœuvres. Ces derniers craignant en effet la prépon-
dérance de Philippe II, et avertis par Morosini, leur compatriote,
envoyé du pape à Paris, négociaient de leur côté une ligue parti-
culière avec le rot de France, et travaillaient à obtenir l'adhésion
du pape à cette combinaison. Olivarès cite son témoin à Philippe II :
c'était le cardinal Alessandrino, bien informé, paralt-il. « Ce car-
dinal, dit-il, apprécie comme tout le monde la sincérité do pape. Il
en a fait l'expérience dans sa propre personne, et par ce qu'il a vu
quand il était dans les affaires* J'attends aussi peu, et peut-être
moias que lui, du caractère de sa sainteté; mais je ne pense pas
qu'à moins de juger l'occasion parfaitement sûre, il »t le courage
d'embrasser un parti qui pourrait lui donner des embarras et l'o-
bliger à dépenser son argent. » A quoi Olivarès ajoute ces mots di-
gnes de remarque chez un Espagnol de ce teoips*Ià : « D'autant
plus que, par ce qui se fait contre l'Angleterre, if (Sixte-Quint) a
satisfait à un appétit commun aux papes, à ce démr qu'ils ont de
s'associer à quelque grande entreprise, sans s'enquérir toujours
autant qu'ils devraient du mérite de l'affsûre. » L'ambassaieur ter-
niine sa dépêche par avber le roi qu'il a sur-le-champ écrit au nû-
nistre d'Espagne à Paris, Mendoza, lui recommandant d'avoir les
yeux ouverts sur l'intrigue signalée, attendu qu'elle ne peut être
utilement surveillée, encore moins dépistée à Venise, où TEspagne
n'a qu'un agent incapable.
L'année 1688, où se passaient tous ces événemens, est une des
plus mémorables dans l'histoire de nos guerres civiles. Due ligue
particulière s'était forméie à Paris^ en 1685, cit avait abouti à l'éta-
(1) Tootoâ ces dépêches sont tfrées da frolsféme yoltmie de M!» dé Robner, en-
tfèfemeat coiMâcré tata, conêsiPondimees.
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SIXTB-QUINT ET lIÈMISBé 6t6
blissement eommanal des seize ^ qui s'étaient distribuésr dans les
fleûee quartiers de la ville, et qni, yendas aux Guise, s'y parta-
geaient au nom de la religion la disposition de toutes les aflaires.
La paix de Nemours, qui consterna les esprits droits et modérés,
augmenta l'audace des ligueurs et mit de nouveau les armes aux
mains des protestans. Il s'ensuivit la guerre qu'on nomma des tr&is
Henriy savoir Henri III, Henri de Navarre et Henri de Gaise. Lutte
indécise d'abord, qui aboutit en Guienne à la bataille de Centras ga-
gnée par Ueari de Navarre, et à Paris à de menaçantes démonstra-
tions de la ligue et des seize contre la royauté. La Sorbonne délibéra
« que Vaa pouvait ôter le gouvernement aux princes que Ton ne trou-
vait pas tels qu'il fallait, comme on ôtait l'administration au tuteur
qu'on avait pour suspect (1). » Le roi interdit au duc de Guise le se*
jour de Paris, que dut aussi quitter le duc de Mayenne intimidé par
les préparatifs hostiles du gouvernement royal, qui prenait une atti-
tude agressive* L'excitation croissante amena dans la capitale la
journée des barricades, provoquée par les intentions qu'on supposait
au roi, fortifié dans son Louvre, et disposé à un coup de main contre
les ligueurs. Rappelé avec insistance par les seize, le duc de Guise
rentra bien accompagné dans Paris malgré la défense du roi, et se
présenta hardiment chez la reine-mère, Catherine de Médecis, en
son hôtel de Soissons (2). Étonnée de cette audace, et comprenant
la force du parti, Catherine essaya d'apaiser les esprits, et, se por-
tant conciliatrice, elle conduisit le duc de Guise au Louvre, où sa
présence déconcerta le roi, qui n'eut ni le courage de s'en défaire,
ce dont il avait envie, ni du moins la précaution de s'assurer de sa
personne, ce qui eût été facile. La témérité du duc fut heureuse à
ce dernier, qui, n'étant pas sans appréhension pendant cette visite
hardie, se reUra au plus tôt en son grand et bel hôtel , récemment
construit (3) au Marais. La démonstration de Guise coïncidait avec
(1^ Le président Hénault, sar i'Aonée i5S7.
(2) Le reste hôtel de Soissons a été démoli an siècle dernier, et sor son emplacement
a été conslmite la Halle au Blé; il ne reste de la demeure de Catherine qne la colonne
d'observations astrologiques qn*on voit encore adossée contre la donstraction moderne.
Voyea Beanefons, for EÔUlt hiti9riqties de Paru, p. 159 et suir.
(3) Françoif de Lorraine, le grand duc de Guise, le héros de Metz, et Henri de GuIm
»n A1&, le héros de la ligue, avaient fait b&tir le bel hôtel d$ Gms9 sur le raste em-
placement compris entre les rues da Chaume, de Paradis, V!eille-du-TempIe et des
Quatre^lfi. fin cet endroit s*étaient é)e?és jadis trois hôtels célèbres : Pun était Phôtel
de CliMODr dont la porte d*eiitrée, flanquée de deux charmantes tourelles, se roit
«Bcore me du Chaume, en face de la rue de Braque. Le connétable de Qisson avait
bdt bâtir cet bétel en 1383, et o*est au coin dtine rue prés de là quil fut assassiné
par Pleire de Craon, en revenant de Thôtel Saint-Paul, an milieu de la nuit. La mal-
MU de 6ui8e avait acquis cet hCtel en 1553, et François de Lomlne en conserva bi
porte à'eatMéB^ qui sert au]ourd*hui d*accè» à l'École des chartes; mais il reconstruisit
rhabitation en Tagrandissant par Tachât du vieil b6tel de Navarre, ancienne demeure
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636 REVUE DES DEUX MONDES.
des dispositions inquiétantes des troupes royales sur plusieurs points
de Paris» notamment aux environs du pont Notre-Dame et de la
place Maubert; il s'ensuivit une collision entre les soldats du roi et
les ligueurs, collision qui prit incontinent un caractère si grave
qu'elle obligea les bataillons royaux à se replier en désordre sur le
Louvre avec des pertes sensibles.
Les barricades s'étaient élevées de tous côtés, le roi courait risque
d'être fait prisonnier dans son palais, si une prompte résolution ne
mettait fin au désordre. Catherine de Médicis eut peine à pénétrer
chez le duc de Guise, qu'elle fut implorer dans son hôtel, et le duc
resta maître de la situation (12 mai 1588), un peu embarrassé d'ail-
leurs de sa facile victoire, dont il usa généreusement envers les sol-
dats du roi. Averti que de nombreux prisonniers allaient être mas-
sacrés, il monta aussitôt à cheval, sortit de son hôtel sans cuirasse
et sans armes, en pourpoint blanc, avec une baguette à la main,
et se dirigeant vers la Grève, où l'animation était la plus menaçante,
il calma les esprits comme par enchantement, et délivra les soldats
bloqués au marché des Innocens, au Marché-Neuf, derrière l'Hôtel
de Ville, et ailleurs. Rentré triomphant dans son hôtel, il y trouva
la reine-mère, avec laquelle, après de vives paroles, il traita de la
capitulation du roi. Retirés à l'écart dans le jardin de Tbôtel, on
les entendit attaquer et défendre. Le duc réclamait impérieuse-
ment la convocation des états-généraux, la lieutenance-générale du
royaume pour lui-même, la déchéance du roi de Navarre et des
princes de sa ligne, la limitation des impôts et la définition régu-
lière des pouvoirs de la royauté. Il exigeait la réception des décrets
du concile de Trente refusée jusqu'alors, le bannissement de cer-
tains personnages, la nomination pour ses amis à de grandes charges,
et la formation de deux armées, dont une serait conmiandée par
de Charles le Haarais, qai avait passé aax d*Annagaac, et qa*habita d*abord le cardinal
de Lorraine. Cet h6tel ouvrait rue de Paradis et occupait la place de la cour dlion-
. neur des archives nationales. François de Guise étendit encore son lofement par
Tachai de Thôtel de La Rocheguion, à lui vendu par Louis de Rohan-Hont2«zon, et
dont l'entrée était rue Vieille-du-Temple. Il se donna ainsi le palais d*a& souverain et
des Jardins magnifiques, dont il entrait à peine en possession qvand il recul le conp
de mort de Poltrot. Le grand h6tel de Guise, achevé par Henri son fils, décoré ]iar
le Primatice et par Jean Goujon, fut acheté par la belle princesse de Soubiae en
1697 des successeurs de la maison de Guise, et Saint-Simon a dit comment elle en
paya le prix. Au commencement du siècle dernier, les Soubise ont liait recoostnnre
Thôtel presque en entier, tel que nous le voyons encore, après en avoir détaché la
portion qui donnait sur la rue Vieille-du-Temple pour en former l'hôtel de Stm-
bourg, qu*a occupé le grand-aumânier Louis de Rohan, de l'airaire du oollier;c^
aujourd'hui rimprimerie nationale. Quant à l'hôtel de Soubise, il a reçu le dépôt dei
archives nationales, après les conflscaUons révolntîonnaires. Voyez JaUlot, JlfcAircAei
sur Paris, quartier Saint^Avoie, p. 35 et suivantes, et Bonnefons, les RMs ktifo-
.riquus ds Paris, p. 3 et suiy.
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8IXTS-QUINT ET L'EGUSE. 687
loi, et l'antre par le duc de Mayenne, a?ee lesquelles on combat-
trait résolument les huguenots en Poitou et en Dauphiné. Pour les
ducs de Nemours et d'Elbeuf, ses cousins, il demandait les gouver-
nemens de Lyon et de la Normandie. Le comte de Brissa(^, gui avait
commandé sur les barricades, serait nommé gouverneur de Paris,
et on livrerait à la ligue de nouvelles places de sûreté; en un mot,
c'était l'abdication du roi.
Telles furent les conditions que Catherine dut porter à une cour
éperdue, renfermée dans le Louvre et craignant d'y être forcée. La
journée s'épuisa sans qu'on pût tomber d'accord; mais la sédition
ne désarmait point, et le roi de son côté croyait, en gagnant du
temps, éviter de si dures extrémités. Les hostilités reprirent dès le
matin du 13, et le duc attisa le feu cette fois en faisant sonner par-
tout le tocsin d'alarmes. Du quartier de l'Université, des Halles, des
faubourgs, des bandes armées se dirigèrent sur le Louvre et y por-
tèrent l'effroi. La ligue ne doutait pas de recevoir le roi à merci.
Catherine retourna au Marais chez le duc de Guise pour négocier de
la paix, mais elle ne put traîner la conférence en longueur sans que
le duc démêlât son intention. Averti en effet par sa mère qu'il n'y
avait rien à attendre, Henri III s'échappa du Louvre, seul et à pied,
par les Tuileries, où il trouva des chevaux, et se dirigea sur Saint-
Cloud. Le duc en apprit la nouvelle pendant que Catherine discu-
tait encore avec lui, et dit vivement : a Madame, je suis perdu;
pendant que votre majesté m'amuse ici, le roi vient de s'évader pour
me faire plus de mal que jamais. » Le duc était maître de Paris,
mais le roi s'était soustrait à ses coups mal dirigés et avait déjoué
les calculs des ligueurs par sa fuite. Les membres du gouvernement
royal dispersés un moment se réunirent à Chartres auprès du roi,
et une phase nouvelle de la lutte s'ouvrit. Henri 111 fit connaître
les évéoemens aux gouverneurs des provinces et des villes, et il
informa le pape ainsi que les princes souverains de l'attentat du
duc de Guise, qu'il dénonçait comme l'auteur de tous les troubles
de France, en signalant la complicité de Mendoza, ambassadeur
espagnol à Paris. En même temps il se mit en communication avec
le roi de Navarre, sentant bien que là était la suprême espérance de
la dynastie royale si ouvertement attaquée. De son côté, le duc ne
laissait pas que d'être inquiet, malgré sa victoire, qui était compro-
mise en restant incomplète.
Tirant l'épée contre son roi, il n'avait osé en jeter le fourreau,
comme le lui reprocha le duc de Parme, gouverneur espagnol des
Pays-Bas, dans l'esprit duquel il perdit son crédit, comme on le
voit par les lettres réciproques. Si le 12 mai, disait-on, au lieu de
s'enfermer dans son hôtel de la rue du Chaume, il eût marché ré-
solument sur le Louvre, Henri III était perdu; mais le duc avait espéré
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9S8 BITOE J>ES DEUX MÙVWS^
que le roi, bloqué par le peuple en armes, serait <^igé d'inyoquer
sa protection, eomme ou TayaU implorée pour sauver ta vie aux
soldais royaux vaîxiciis et priaonniere. SaJte mettre la maia eur ie
dexoîer des Vakiis, comme avait fait Hugaes Gapet pour le dernier
des Garloviogiens, il aurait obtenu les mêmes avantages, et les éMsr
gtoéraux, dout la convocation était universellement réclamée, au-
raient complété l'œuvre par une déposition en bonne forme. Cette
idée de déposition était dans tous les écrits. On avait l'exemple de
l'Angleterre déposant Henry VI, de l'Allemagne déposant Weaceslas;
on avait l'autorité des docteurs catholiques et l'opinion populaire
soulevée contre Henri de Valois, lequel, en laissant la place k l'é-
meute des 12*13 mai 4 aauva l'ombre de royauté qui loi restait.
Mexuloza écrivait de Paris, le 15 mai 1588, A Philippe II : t L'abcès
n'a pas crevé comme on s'y attendait, mais les choses demeurent
dans un si mauvais état qu'il sera difikile d'y apporter remède...
Hucius (c'est le nom sous lequel la correspondance espagnole dé*
signe le duc de Guise) est tellement occupé que nous n'avons pas
eu le temps de nous voir (1), »
Il avait fort à faire en effet. Cette masse inconaistaiite de popula-
tion mutinée, les étudians de l'Université, les ouvriers des ports, le
bas peuple des halles, les femmes excitées par les moines, les
moines eux-mêmes qui avaient £stit les barricades, donnaient le
spectairle d'un triomphe assez ignoble ; le duc n'était pas maître de
contenir leurs excès^ et la bourgeoisie, qui avait laissé faire, com-
mençait à craindre pour sa sûreté, car il suffisait d'être signalé, dé-
noncé huguenot, pour être massacré. Le parlemL^nt, très influent
dans la vUIe, était en permanence, et appuyait le tiers-parti, les
poUtiquesy déjà fort accrédités, qui finirent cinq ans plus tard par
dominer la situation et mettre un terme à la crise. Le duc de Guise
vint au palais pour gagner la magistrature à sa x^ause. Le premier
président, Achille de Harlay, le foudroya par la fameuse apostrophe :
a C'est grand pitié, monsieur, quand le valet chasse le maître, etc.,»
dont le duc resta comme interdit. Le pouvoir royal était d'aiUeurs
encore debout en la personne de Catherine de Médicis, demeurée
courageusement dans Paris, investie du mandat de son fils. La jus-
tice continuait à s'y rendre au nom du roi en vertu d'instructions
parties de Clmrtres où les principaux de la ville allaient assez libre-
ment prendre des ordres (2). Une femme, un juge, le bon sens.re-
venu dans les esprits, tenaient donc à son tour en échec Henri de
Guise, qui s'était arrêté à mi-chemin de la révolte sans en avoir le
t
(1) Voyex M. de Groze, loc, dt., Append. du deuxième vol., p. 337. — Les wM»
dépêches de Mendoza que nous citons plus loin sont tirées du même Appênéia, "
(f ) Voyez le Jcurnal de Lostoile, édk. de OhampoUU», t I*% p. %} et 9S6, «t M
nsfiÛFe de Perreuac.
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mériie auprès de peraonae; malhabUe et fausse position qui le mooi'*
trait conspirant contre la royauté tout en gardamt les apparences da
respect avec elle» et qui Ta conduit à une perte déjà reconnue iné*
vi table aux esprits dairyoyans. Il disait le 12 mai aux émeutiersqui
criaient vive Guise : a Mes ajuis, vous me ruinée, criez vive le rai. n
Serait-il vrûque lessme lui ont forcé la main le premier jonr des
barricades, et qu'il aurait voulu se borner à la défensive contre le
coup d'état avorté de Henri IIl? Je crois cette opinion moderne, et
qu'on était simplement alors k l'enfance de l'art en fait de joiarnées
révolutionnaises.
Si nous en croyons De Thou , d'ordinaire bien informé^ lorsque
Sixte-Quint apprit que le doc de Guise était rentré à Paris malgré
la défense du rai, il s'écria : « 0 le téméraire, ô l'imprudent, d'aller
se mettre ainsi dans les mains d'un prince qu'il a tant offensé 1 »
Puis, quand il apprit que le roi l'avait laissé sortir dn Lonvre, il
s'écria plus vivement encore : k 0 le lâche prince, d le pauvre sou-
verain, d'avoir ainsi laissé échapper l'occasion de se dé£sdre d'un
homme qui semble né pour le perdre! », Enfin l'on ajoute qu'il ne
mettait plus de termes à ses exclamations, quand il 24>prit que le
duc lui-même avait laissé le roi s'échapper du Louvre. Ces propos
de Sixte-Quint furent rapportés au roi, et nous verrons bientôt
quelle en ïui peut* être l'ëpouvan table conséquence. Ce qui est as-
suré, c'est le témoignage piquant que nous fournit M. de llubner
des seatimens prêtés à Sixte- Quint à l'occasion de cette déplorable
affaire. Le rapporteur paasionné en est encore Olivarès. 11 écrivait
le 30 mai de Rome à Philippe II : a Sa sainteté m'a raconté qu'elle
avait parlé très chaleureusement à l'ambassadeur de France à l'ex-
cuse des Guises. U lui est échappé pourtant d'ajouter qu'elle avait
demandé à tt. de Pisani comment il était possible que le roi (lors-
qu' il tenait le duc au Louvre) n'eût pas eu sous la main vingt hommes
sûrs pour le faire enfermer dans une chambre , et en faire ce que
bon lui semblait (1), ce dont les Parisiens auraient fini par s'ac*
coomioder» Fautif ibis elle m'a dit avoir fait observer à l'amba:»*
sadeur et aux cardinaux dévoués à la franco que le roi faisait mal
d'être en défiance eu même temps avec les Guises et avec Montm<K
reacy (chef du parti jHi^V/fue), qu'il fallait se joindre aux uns pour
frapper avec eux sur les autres, et qu'après en avoir fini avec
ceux-^ci, il aurait les bras libres pour tomber sur les autres. Se
même elle m*a dit nonsère de fois que le duc de Guise a mal faii,
il y a maintenant trois ans, de ne pas aller à Paris et de ne pas
s'empaver du gouvernem^t EUe m'assure avohr fait engager le
(J) Si l'ea ta croit LwUMie, Hevi UI a bica eu la pensAc de se défère ce jour-là du
duc de Goiie. Vo]r«z édit ciC, t. i«% p. 248.
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ëiO REVUE DES DEUX MONDES.
duc à se méfier du roi, lequel comptait lui jouer un tour qui pour-
rait lui coûter la vie. De tout ceci votre majesté pourra, si eUe ne
Ta déjà fait depuis longtemps, se faire une idée du caractère de sa
sainteté et de la foi que méritent ses paroles, et comprendre com-
ment elle se rangera toujours du côté du plus fort (1). »
Aux embarras purement politiques se joignûent des embarras
d'argent, qui tourmentaient beaucoup le duc ,de Guise. — Lestoîle
nous apprend que le fameux banquier Zamet avait été de sa part
l'objet d'extorsions singulières en ce moment critique (2). Il de-
manda des subsides à Rome où Ton se garda bien de les lui fournir.
Il en demanda au roi d'Espagne, qui lui fît compter une somme as-
sez considérable, malgré sa gène personnelle, et qui en promit bien
davantage. Le duc écrivait le 28 mai à Mendoza : o Le plus néces-
saire de tout est qu'il plaise à M. le duc de Parme commander que
les 300,000 écus promis soient promptement envoyés, parce que
le retardement incommoderait beaucoup nos affaires, en ce qu'il ne
se peut jamais présenter une occasion plus grande ni plus conforme
aux conventions et conditions accordées , et pour plus grande dili-
gence ne plaindre la dépense de courrier exprès, pour en apporter
la plus grande somme que faire se pourra. » Dans une autre dé-
pêche Mendoza mandait à son souverain : « Mucius (le duc de Guise)
se trouve bien pressé, car il m'a demandé de lui faire avancer par
des négocians de Rouen, et sous ma garantie, une somme de
30,000 écus. Je lui ai répondu que ce serait de ma part une fort
grave imprudence], parce qu'une pareille affaire traitée par ifioi
avec des négocians ne manquerait pas de parvenir à la connais-
sance du roi... » L'Espagnol mettait un grand mystère dans ses re-
lations avec Henri de Guise, et l'on en comprend le motif. On voit
par les documens publiés que leurs rencontres n'avaient lieu que la
nuit; mais l'ambassadeur vénitien à Madrid avait vu claûr à travers
tous les voiles. M. de Habner nous livre une missive de ce person-
nage au doge, sous la date de Madrid 17 juin 1588, et qui est in-
téressante à connaître. « Il n'y a aucun doute, porte la dépèche, que
le duc de Guise n'ait agi de concert et avec l'appui du roi d'Es-
pagne. Il est tout aussi certain qu'on a de nouveau envoyé de l'ar-
gent au duc de Guise, et que le roi très chrétien s'en est plaint
auprès du pape. Ce prince a déclaré que, si l'on continuait de la
sorte, il se verrait un jour obligé de prendre quelque résolution
étrange et à laquelle il n'avait jamais songé, et il a fait appel à la
prudence et à l'autorité du pape pour mettre un terme à ces dé-
sordres; mais ici (à Madrid), on s'excuse sur le désir d'empêcher les
(1) Voyei M. de HQbner, Sixtê-Quint, t. m, p. 30. Pièces jastiflcâtires.
(2) Lestoite, édit. cit., p. 252. Zamet habitait rue de la Cerisaie an bel b6tel oà es
morte Gabriello d*Estrées, et qui est de?enu plus Urd l'hôtel de Lesdiguières.
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SIXTE-QUINT ET l'EGLISE. 6il
hugaenots de prendre le dessus, et l'on prétend que ces secours
ont pour but le bien de la religion, etc. »
De son côté, la détresse d'Henri III n'était pas moins extrême;
tous les partis étaient exténués. Le duc de Guise préparait avec ac-
tivité des armemens pour continuer la guerre et arriver enfin à la so-
lution décisive. Il pressait le duc de Parme d'envoyer des lans-
quenets à son aide, et ce dernier faisait lever 8,000 Suisses pour
cette destination. Mendoza dépéchait le 30 mai à Philippe II que
Hucius était résolu à faire marcher sa cavalerie sur Chartres, afin
de réduire le roi; a et si, malgré les secours du duc de Parme, ce
but vient à être manqué, on espère du moins forcer les troupes
royales à abandonner leur position et à passer la Loire, ce qui se-
rait un point essentiel, puisqu'il faut que Chartres soit délivré pour
pouvoir conserver les relations avec Orléans, Rouen et les autres
villes... Je supplie votre majesté de me faire connaître la ligne de
conduite qu'elle m'ordonne de suivre, dans le cas où, forcé de pas-
ser la Loire, le roi inviterait les ambassadeurs à le suivre dans sa
retraite. » Le malheureux Valois était poussé dans ses derniers re-
tranchemens, il n'avait plus ni capitale, ni armée, ni ombre d'au-
torité réelle; dans son parti même, chacun se gouvernait à sa guise :
il se résigna aux négociations et fit appel à l'habileté de sa mère et
à l'expérience de M. de Villeroy, qui demandèrent à conférer aveo
le duc; mais cette fois les ligueurs, conseillés par Mendoza, ne per-
mirent pas au chef du parti de voir, comme aux 12 et 13 mai, la
reine-mère ni M. de Villeroy en particulier.
Mendoza rend compte à Philippe II de cet incident, a Le duc de
Guise a répondu, dit-il, que les affaires qui étaient traitées en ce
moment n'étaient point ses affaires particulières, mais celles de
tout le parti 'de la ligue, et que par conséquent il n'écouterait rien
qui ne fut de nature à être entendu de tout le monde. La reine-
mère elle-même n'a pu lui parler en particulier, et inutilement
a-t-elle mis tous ses artifices en usage pour obtenir un entretien se-
cret avec lui. Il s'est montré inébranlable, à la grande joie des ca-
tholiques et des villes unies. » Les conditions étaient les mêmes que
celles du 13 mai, avec quelques clauses aggravantes et une mé-
fiance plus marquée. Des deux côtés, il y avait absence de bonne
foi, et la fin de cette affaire devait être misérable pour tout le
monde. Les Guises voulaient réduire Henri III au dernier degré d'a-
baissement et de déconsidération politique, et ne comptaient pas
même sur l'exécution du traité proposé. Le roi souscrivait comme
contraint et forcé, obtenait du temps, et se promettait bien de
prendre vengeance de tant d'injures à la première occasion. Phi-
lippe II lui-même cherchait à tromper le duc de Guise, a A la ma-
TOUB Cl. ^ 1872. 41
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%kl RETUB DES DEUX MONDES.
Bière dont s'exprime Mucius» qui parle réellement eu maître, disait
Mendoza, il y a lieu de croire que le roi traitera avec lui, au grand
profit de la ligue... Au reste, nous ne le pressons pas de conclure
ces négociations, parce qu'il me parait plus utile au service de votre
majesté d'avoir l'œil sur ce qui se passe autour de nous... Nous ne
le pressons pas davantage dis rompre, parce que dans ce cas il fau-
drait lui payer le restant des 300,000 écus, » dont le duc n'avait
encore pu obtenir que 7D,000 (i). Le fameux traité d'union da
15-20 juillet 1588 fut donc arraché à la faiblesse résignée d'Henri IlL
C'était le triomphe absolu de la ligue, la consécration de la vic-
toire des barricades; le traité de Nemours était confirmé dans tons
ses points. Henri de Navarre était exclu du trône, dont le Tieoz
cardinal de Bourbon demeurait héritier présomptif, ce qui réservait
à un avenir prochain la solution de la question dynastique. Le duc
de Guise parvenait au commandement général des armées avec les
vieilles prérogatives de la connétablie (2). Il avait peine à croira
aux concessions qu'il obtenait (3).
Selon le rapport de l'ambassadeur espagnol, la cause catboliqoe
devait retirer de tels avantages des arrangemens convenus qu'il y
avait lieu de craindre que le roi ne fit naître pour l'exécution toutes
les difficultés imaginables, dans la pensée de persuader à tout le
monde que le traité était inexécutable, et qu'on l'avait forcé de pro-
mettre ce qu'il n'était pas en son pouvoir de tenir, a II en résulteia
que Mucius et ses amis, ns pouvant ni continuer la guerre contre
les huguenots, ni recommencer les hostilités contre le roi, verrom
nécessairement diminuer leurs ressources et leurs forces s'affaiblir,
à moins qu'on ne vienne à son secours et qu'il ne rompe de nouveau
avec la cour. Cest ce qu'il fera sans doute y comptant sur le secours
que votre majesté lui a promis. » Et en effet nous lisons dans la
même dépêche que, par des engagemens secrets et particuliers,
une prestation permanente était promise au duc pour se maintenir
en situation de briser avec la cour et de retrouver ses avantages
en cas de désaccord ultérieur avec le roi. Le malheureux Henri m,
si peu estimable, si peu digne de considération qu'on le tienne,
n'en inspire pas moins de l'intérêt à le voir ainsi traqué par l'am-
bition et la cupidité conjurées. Pourquoi la pensée se porte-t-elle
vers le crime auquel il eut recours pour se délivrer d'un joug de-
venu intolérable ?
Sur la conclusion de ce traité néfaste, source de tant de mal-
(1) Le duc avait été obligé d'emprunter 200,000 écus sur son crédit particulier poor
faire honneur à tous ses engagemens. Dé pèche de Hendoia du 24 Juillet.
(S) Voyez ce traité dans les Mémoires de Mevers, t. ]*% p. 7S5-W et ailleors.
(3) « J*ai TU Mucius cette nuit, dit Mendosa. U ne croit 2»aa an mot de llotiotioi
exprimée d*accédor à ses demandes, b
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGUSB. 6&3
heurs, l'ouvrage de M. de Hûbner nous apporte des documeus nou-
veaux et curieux qu'il a puisés aux sources originales, avec le soin
et l'exactitude qui le distinguent. Il a trouvé à Paris dans notre
riche Bibliothèque nationale et dans la curieuse collection de Harlay
qui s'y trouve déposée les correspondances relatives à cette négo-
ciation, à laquelle prit grande part le nonce Morosini, dont nous
avons déjà parlé. Ce dernier avait proposé sa médiation au duc de
Guise, qui l'avait acceptée avec réserve. « Arrivé à la cour errante de
Henri III, dit M. de Hûbner, Morosini ne trouva le terrain que trop
favorable à des transactions. Le spectacle d'un désarroi complet
s'offrit à ses regards. La peur et l'outrecuidance alternaient, mais
la peur finissait toujours par l'emporter. Tout laissait donc entre-
voir que, quelles que fussent les prétentions des coalisés, Henri
finirait par les subir. Aussi le représentant du saint-siége put-il re-
tourner à Paris, porteur de la promesse du roi de bailler audit sei^
gneur de Guise les charges principales pour faire la guerre aux
huguenots, M. de Yilleroy le suivit de près avec mission de régler
les détails et de rédiger l'acte de réconciliation; mais il ne s'agis-
sait plus de réconciliation. La rébellion victorieuse demandait pu-
rement et simplement la soumission de la couronne. Le duc de
Guise ne voulait plus entendre parler des conditions qu'il avait ac-
ceptées dans sa première entrevue avec le nonce; émettant de nou-
velles prétentions que celui-ci jugea inacceptables, il prit l'attitude
d'un homme qui est maître de la position et qui dicte la loi. De son
côté, compromis vis-à-vis la cour de France et mortifié du procédé,
Morosini se retira des pourparlers et communiqua aisément au pape
^te-Quint le dépit qu'il éprouvait. « Ils sont mauvais, s'écria le
pape en parlant des ligueurs, mauvais et de douteuse volonté* n
Sixte-Quint envoya quelques paroles fortifiantes pour le roi vaincu;
mais le péril devenait plus menaçant d'heure en heure, et Henri de
Valois, de plus en plus intimidé, passa sous les fourches caudines
et signa tout ce qu'on voulut lui imposer.
M. de Hûbner nous révèle encore d'autres actes de Sixte-Quint
qui modifient les jugemens reçus sur ce pape et le caractère de
son intervention dans les affaires de France. Les Espagnols avaient
deviné juste à son endroit, le pape était un ami de la France. Peu
de jours avant de signer l'humiliant traité d'union, Henri III avait
fait entendre à Rome un long cri de douleur, exposé ses embarras,
son désespoir. Il demanda au saint-siége des secours, tout en ex-
primant ses hésitations sur le parti à prendre, laissant même entre-
voir les résolutions les plus contradictoires, la paix ou la guerre,
soit avec les huguenots, soit avec la ligue. Il demanda l'envoi d'un
légat à Paris et députa le cardinal de Gondi à Rome pour solliciter
cet acte éclatant duquel il attendait les meilleurs effets sur Topi-
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6&& R£VUE DES DEUX MONDES.
nion publique dont il se sentait abandonné; et le pape accorda non-
seulement cette légation extraordinaire, pour laquelle il avait peu
de penchant par des motifs de politique générale, mais encore il
signa la nomination de Horosini à cette grande charge, nomina-
tion qui, dans les circonstances présentes, devait avoir une signifi-
cation particulière. Évidemment le pape, plus exactement informé
de la vérité, envisagent la journée des barricades et l'audacieuse
entreprise de la ligue catholique sous l'aspect de l'intérêt royal, qui
lui était cher comme souverain et comme esprit politique. Il vou-
lait bien qu'on réduisit les huguenots à l'obéissance, mais il voulait
avant tout la subordination des sujets à l'autorité de leur roi. Telle
est l'intention et la lettre de ses actes. M. de Hûbner nous apprend
qu'à cette occasion un ancien projet d'intervention du saint-siége
avec des forces pontificales (30 ou 60,000 hommes) dans les af-
faires de France revint à l'esprit de Sixte-Quint, pour remettre la
paix dans ce royaume au moyen d'une entente particulière du pape
avec la royauté. Toute chimérique qu'elle était, cette pensée, qm
paraît avoir été l'objet d'une correspondance entre le pape et Mo-
rosini, atteste la politique vers laquelle penchait l'âme altière, gé-
néreuse et sage du pontife.
Ce fut à cette époque du crédit de Morosini soit à la cour de
France, soit à la cour romaine, que se produisit une idée bizarre
dont nous avons déjà parlé, à laquelle M. de Hûbner, par estime
peut-être pour Morosini, attache trop de faveur, quoique son bon
esprit lui en montre le caractère impraticable; je veux parler d'un
rapprochement intime des cabinets de Madrid et de Paris, par un
traité d'alliance étroite des deux monarques Philippe II et Henri III,
alliance dont tous les adversaires ou ennemis des deux couronnes
d'Espagne et de France devaient payer les frais, et à laquelle la
papauté aurait donné son éminent patronage. Si je ne me trompe,
Philippe II apprécia judicieusement cette proposition, au point de
vue de son intérêt, en s' abstenant d'y répondre. La France était-
elle en mesure de provoquer sérieusement un tel revirement de
politique? et l'Espagne pouvait-elle prêter l'oreille à un projet qui
entraînait le renversement des plans poursuivis par deux généra-
tions de grands souverains, et le sacrifice accompli sans nécessité ni
compensation de la prépondérance espagnole? Olivarès exagéra pro-
bablement la portée de cette idée en y voyant un piège; mais à coup
sûr Morosini ne fit preuve ni d'esprit pratique, ni de tact d'homme
d'état, en portant une pareille ouverture à cette malheureuse cour
de Valois réduite à tous les expédiens, et en engageant son souve-
rain à communiquer ce projet à un profond politique comme Phi-
lippe II. Je croirais avec Olivarès et M. de Hûbner que Morosini n'a
eu qu'une visée ambitieuse et personnelle en le proposant.
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISffi. 645
Depuis la conclusion du traité d'union , chacun des signataires
de la convention avait affecté un rôle diffiérent. Henri 111 parut
complètement converti à l'acceptation des faits accomplis, et, dissi-
mulant avec une habileté consommée le fond de sa pensée, il atten-
dit l'occasion opportune de reprendre le pouvoir qu'il avait perdu;
il dit et répéta qu*il avait oublié le passé, parla de Henri de Guise
dans le meilleur langage, et voulut recevoir sa visite à Chartres
pour cimenter la réconciliation. Le duc de Guise, de son côté, af-
fecta la plus parfaite libei*té d'allure et la plus absolue confiance
dans la parole du roi; mais il poursuivit la conduite de ses inté-
rêts avec une rigueur aussi polie qu'inexorable. L'invitation de se
rendre à Chartres lui donna pourtant à penser. Il est curieux de
l'entendre s'en expliquer avec Mendoza. Il avoue qu'il ne pouvait
s'expliquer l'attitude nouvelle du roi que par une extrême dissimu-
latiouy mais plus grande que les esprits français ne la peuvent cou--
vrir, ou bien une merveilleuse mutation de volonté y et comme un
monde nouveau. Et cependant il regarde comme un devoir che-
valeresque de répondre à l'invitation du roi. Mendoza écrivait à ce
sujet au roi d'Espagne : « Mucius m' ayant fait demander une en-
trevue avant son départ, j'ai été le trouver pendant la nuit. Il m'a
dît que le roi insistoit beaucoup pour qu'il allât le rejoindre, et que
ce seroit honteux, aujourd'hui que la paix étoit conclue, de lui té-
moigner, en le refusant, une méfiance trop ouverte; c'est pourquoi
il étoit résolu de se rendre aux instances de ce prince plutôt que de
se faire soupçonner de foiblesse ou de pusillanimité. D'ailleurs il
ne falloit pas s'exagérer le danger. La suite qu'il emmëneroit avec
lui et les amis qu'il étoit sûr de rencontrer à la cour lui composoient
des forces supérieures à celles de ses ennemis et le mettoient en
mesure de braver toutes les tentatives ouvertes contre sa personne.
Le seul et véritable danger à courir pour lui ne pouvoit exister
que dans le cabinet du roi^ oii Von n'est admis que seuly et où ce
prince avoii toute facilité de le faire attaquer et mettre à mort par
une dizaine ou une vingtaine d'hommes apostés dans ce but; mais
ce danger lui-même étoit peu à craindre, parce qu'il ne paroissoit
guère possible de tout disposer pour l'exécution d'un pareil projet
sans qu'il en transpirât quelque chose, et infailliblement si ce com-
plot existoit, Mucius en seroit averti par les amis personnels qu'il
avoit auprès du roi... Il compte beaucoup sur le dévoûment à sa
personne du secrétaire Villeroy, sans la participation duquel le ro
ne sauroit exécuter une résolution quelconque. » Cette lettre est du
9 août; le meurtre de Blois est du 23 décembre.
Le duc de Guise partit donc pour Chartres en compagnie de la
reine-mère, du cardinal de Bourbon et d'un grand nombre de sei-
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6A6 RBYUB IffiS DEUX MONDES.
gneurs du parti de la ligue. L'accueil du roi fut parfait. Lestoile a
conté le récit de cette entrevue, où la conduite du roi fut telle que tout
soupçon disparut de l'esprit du duc. Cependant les états avaient été
convoqués à Blois pour la mi-septembre; les élections agitèrent
quelque peu Paris et les provinces. La ligue obtint une grande ma-
jorité, et le duc ne s'épargna point pour ce résultat. Sixte-Quint
désapprouva cette convocation; la pacification du royaume ne lui
semblait pas devoir y gagner. Beaucoup de bons esprits en France
partageaient ce sentiment (1); les députés Etienne Pasquier et Mon-
taigne étaient du nombre. « Ce ne sont» disait le premier, que belles
tapisseries qui servent de parade à une postérité. Sous ces beaux et
doux appâts, on n'ouvre jamais telles assemblées que le peuple n'y
accoure» ne les embrasse et ne s'en esjouisse infiniment, ne consi-
dérant pas qu'il n'y a rien qu'il ne dût tant craindre. » Aux yeux
des politiques les intérêts publics étaient bien mieux garantis et
plus profitablement administrés dans des assemblées moins tumul-
tueuses, mieux composées et plus avisées, telles qu'étaient les
grandes cours de justice et de finance de l'époque. L'esprit de la
ligue, nous dirions presque avec le langage du jour l'esprit radical,
avait prédominé dans les élections; il se produisit dans l'assemblée
de Blois, qui, prorogée de septembre où elle avait dû s'ouvrir, en
octobre où elle s'ouvrit en effet, donna le plus triste spectacle à la
France et à l'Europe. Dans une lettre adressée au premier président
de Harlay, le célèbre avocat-général à la cour des comptes nous
montre la confusion et le désordre qui régnaient dans les séances,
l'abaissement toujours croissant de la dignité royale, Tinsolence des
ligueurs, Henri 111 réduit à des concessions avilissantes et à d'o-
dieuses dissimulations, ce Et toutefois, dit-il, pour toutes ces soumis-
sions, qui excitent au cœur des uns une compassion, et des autres
une indignation et courroux, il ne peut obtenir de ces messieurs,
tant en général qu'en particulier, qu'un rebut et mépris de sa ma-
jesté. 11 n'est pas que toutes les fêtes les prédicateurs ne s' achar-
nent contre lui et les siens par invectives et aigres satires. U a
parlé à M. de Guise comme à celui, qu'il estime avoir grande auto-
rité sur tous ces députés, afin qu'il les voulût rendre plus souples;
mais celui-ci s'en est fort bien excusé, disant n'y avoir aucune
puissance. Voilà à quels termes nous en sommes. »
Il n'était personne qui ne s'attendit à une catastrophe prochaine,
dans uii sens ou dans l'autre. La'confiance et la témérité du duc de
Guise n'avaient point de limites. Le 21 septembre, il avait écrit de
(1) Voyez les Recherches de Pasquier dans tes OBuvrei, 1. 1*, p. S5 et suin —
HObner, t. II, p. S07, et t. n, p. 304-66.
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SIXTE-QUINT ET L*ÉGUSE. 6è7
Blois à Mendoza : « Nons ne manquons d'averdsseinens de tontes
parts qu'on veut attenter à ma vie. J'y ai, grâces à Dieu» tellement
pourvu, que... si Ton commence, j'achèverai plus rudement que je
n'ai fait à Paris; mais je patienterai tant que je pourrai pour ne
donner point de sujet à l'ouverture des états, n Le malheureux!
avait-il oublié le cabinet? Le ih septembre, il écrivit au même :
« Les troupes qu'on attend ne me font point peur. Je pourvoirai à
ma sûreté avec l'aide de Dieu et l'assistance de mes amis. Vous
arriverez à temps pour juger de ce qui en peut succéder... Le roi,
ayant reconnu ce que je puis, m'a fort prié de m'employer pour
ses intentions, n Le même jour, Mendoza mandait à Philippe II :
« J'ai prévenu de nouveau Huclus de se tenir sur ses gardes avec
beaucoup de vigilance. C'est un avertissement que je donne bien
souvent à ses amis;... mais, à moins que le roi ne l'attaque lui-
même dans son cabinet, ce que la timidité naturelle de ce prince
ne permet guère de croire, ou qu'il ne lui fasse tirer un coup d'ar-
quebuse, ce qui est beaucoup plus à craindre, Hucius ne voit pas
ce qu'il auroit à redouter de ce côté. Il est vrai que Mucius est su-
périeur au roi en forces dans la ville de Blois, où il peut compter
d'abord sur le concours de six cents familles de bourgeois, et où se
trouvent ensuite réunis tous les gentilshommes de sa suite ainsi
que ceux de son parti. En outre, il y a Orléans et Chartres, villes
unies de la ligue, d'où des troupes peuvent marcher immédiatement
sur Blois si Mucius étoit menacé. » Le 9 du mois d'octobre Henri de
Guise écrivait encore : « Je suis en très beau chemin et n'ai d'autre
embarras que cette entreprise sur Saluces, par où le duc de Savoie
peut tout gâter. » Dn autre incident eût dû lui donner plus à pen-
ser en ce qui touchait sa sûreté personnelle, à savoir le changement
de tout le ministère accompli dans le plus profond mystère, à l'insu
de la reîne-mère et de lui-même Henri de Guise, qui s'y croyait
assuré de plusieurs amis tels que M. de Yilleroy. Les avertissemens
arrivaient toujours, mais leur eifet était balancé par de coutinnell«8
trahisons qui augmentaient l'assurance du duc, en lui montrant
l'opinion généralement répandue de son succès prochain. Ainsi le
duc d'Épernon avait cherché secrètement à s'entendre avec lui;
d'autres amis du roi également. Quant aux états, ils lui étaient par-
faitement dévoués.
La cause du roi semblait perdue; lui seul n'en désespéra pas. Il
se trouva doué en effet de cette dissimulation plus grande que les
esprits français ne la peuvent couvrir^ et, poussé au bord du pré-
cipice, il échappa dTy tomber par une résolution profondément cal-
culée, habilement préparée et hardiment exécutée, le meurtre de
son ennemi, consommé le 2S décembre 1568. C'est un des crimes
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6&S REYUE DBS DEUX MONDES.
les plus perfidement et les plus audacieusement accomplis dont il
soit parlé dans l'histoire, c'est le chef-d'œuvre du genre, si l'on
peut ainsi parler. L'intelligence d'Henri III n'a pas de plus glorieux
monument. Tout le monde en connaît les sombres préparatifs et
les tragiques détails (1); je ne les reproduirai point Ici. De Thon les
a conservés dans sa grande histoire ; Etienne Pasquier, député aux
états, en a laissé le récit; un médecin d'Henri III, Miron, en a écrit
la relation, et une information judiciaire prise à Paris en a constaté
les divers incidens. Parmi les modernes écrivains de notre histoire,
tous ont raconté cet odieux drame, et les descriptions du chftteaa
de Blois en complètent la légende. Je m'abstiendrai à cet égard de
redites dépourvues d'intérêt. Je ne parlerai même pas des rapports
que Mendoza fit sur ce point à Philippe II, quelque curieux qu'ils
soient. Ce qui est moins connu est la partie qui touche notre sujet, et
nous en devons la divulgation à M. de Hûbner. Quel effet rannooce
de ces assassinats produisit *elle à Rome, et quelle fut l'atdtudede
Sixte-Quint en face de cet événement? Lajpremiëre nouvelle du
meurtre du duc et du cardinal de Guise fut portée à Rome par ud
courrier de l'ambassade de Savoie. Le lendemain 5 janvier on ea
reçut la confirmation par les rapports du légat Morosini et les lettres
du roi lui-même à M. de Pisani, son ambassadeur.
Le rapport du légat Morisini donnait au pape tous les détails de
la sanglante catastrophe. Il résidait à Blois auprès de la cour de
France. Dès le premier bruit qui courut en ville de ce qui se pas-
sait au château (et on le pressentait dès la pointe du jour), Morosini
se rendit au palais, mais il ne parvint point à forcer la consigne.
Malgré ses instances, il ne put être admis que le lendemain de la
mort du cardinal de Guise, c'est-à-dire le 25. Le roi lui donna au-
dience par le billet suivant : « Monseigneur le légat, me voilà roi.
J'ai pris cette résolution de ne plus tolérer injure ni mauvsds traite-
ment. Je me'maintiefndrai en cette résolution au dommage de qui
que ce soit, et, à l'exemple du pape notre saint père, m'étant fort bien
souvenu de sa façon de parler, qu'il se faut faire obéir et châtier ceux
qui nous offensent. Puisque j'ai atteint mon but, je vous recevrai de-
main, s'il vous platt. » Morosini fut embarrassé sur la conduite à te-
nir, et son rapport se ressent de l'état de son esprit. Il délibéra s'il
devait faire éclat, se retirer de la cour, excommunier le meurtrier; la
crainte d'engager son souverain sans y être autorisé le détourna de
cette pensée; mais il ne put se résoudre à garder le silence, et,
rendu au château, il fit entendre au roi dans un entretien particu-
lier les plus sévères paroles. Morosini éprouva le même embarras
(1) Ils sont complote dans l'onvrage de M. de Croze, que nous stobs d^à dté, t H.
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SIXTE-QUINT ET l'EGLISE. 6A9
pour la rédaction de son rapport. Il craignit de surexciter la colère
du pontife. Son récit est sobre, pénétré, grave. Il affirme que les
gens sensés et honnêtes réprouvent les meurtres accomplis; et,
parmi les réprobateurs, il cite la reine-mère, malade, presque mou-
rante. Avec son expérience consommée, avec son jugement plus
juste que celui de son fils,. moins prévenue et moins passionnée,
elle apprécie, dit-il, la gravité de l'acte et en prévoit les consé-
quences.
Quant à la dépêche du roi adressée à M. de Pisani, elle mérite
d'être conservée. L'auteur du crime, dit M. de Hûbner, avait senti le
besoin de s'excuser, a Le feu duc de Guise, écrivait le roi, pensait en
brief exécuter son dessein, qui n'était moindre que de m'ôter la cou-
ronne et la vie. Il y allait aussi du repos de mes sujets... Vous in-
formerez sa sainteté et vous lui direz que ses saintes et personnelles
admonitions et l'exemple de sa justice m'ont ôté tout scrupule. Je
m'assure ainsi qu'elle louera ce que j'ai fait, étant chose non-seule-
ment licite, mais aussi pieuse, d'assurer le repos du public par la
mort d'un particulier. » « J'oubliais, ajoute le roi en post-scriptum^
de vous dire que je me suis aussi déchargé de feu le cardinal de
Guise, qui avait été l'impudent de dire qu'il ne mourrait point qu'il
ne m'eût tenu la tète pour me raser et faire moine. » Le roi termi-
nait cette dépêche qui confond par un dernier trait : « j'ai délibéré
de reconnaître les bons offices que me rend le cardinal de Mon-
talto (neveu du pape), d'une partie des dépouilles du cardinal de
Guise, dont vous lui pourrez toucher quelques mots, si vous croyez
qu'il soit à propos. »
M. de Pisani fut reçu le 6. Il trouva le pape irrité, mais con-
tenu, affectant un calme sévère. Il fut très bref avec l'ambassadeur,
vis-à-vis duquel il se réservait; mais il s'emporta en causant de
l'événement avec l'ambassadeur de Venise, qui suivait celui de
France, et il accusa Grégoire XIII et ses conseils d'être les princi-
paux auteurs de tous ces maux. Olivarès se rendit aussi au Vatican,
et s'anima beaucoup dans l'entretien qu'il eut avec le pape. Après
Olivarès, ce fut le tour du cardinal de Joyeuse, protecteur de France
dans le sacré-coUége. L'abord fut vif, et une discussion s'engagea.
Le pape dit qu'il devait blâmer le duc de Guise de s'être armé contre
son roi; quoiqu'il choisît la religion pour prétexte, il n'avait pas
le droit de s'insurger contre son prince et de lui imposer la loi ;
que, si. pour ce motif le roi l'avait fait juger et punir, il n'y au-
rait eu rien à dire, on n'eût pu que l'approuver. Quant à l'acte du*
duc de Guise, d'être venu à Paris malgré la défense du roi, il était
également coupable; on aurait pu pour cela lui faire son procès,
et, quand il eut la hardiesse de se présenter au Louvre, si le roi
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650 RETUE DES DBITX MONDES.
l'avait fait arrêter et jeter par la fenôtre, personne n'aurait bougé
et tout eût été dit. Le roi l'aurait puni flagrante delicto; mais, aa
lieu d'agir en prince courageux et outragé, le roi s'était enfui et
retiré à Chartres; il s'était ensuite réconcilié avec le duc de Goîse
et avait traité avec lui; il l'avait appelé dans son conseil et adnrâ
publiquement dans son intimité; après de telles démonstrations,
l'appeler dans sa chambre royale et l'y faire massacrer étûtun ho-
micide scandaleux et un abominable guet-apens. Toutefois Sixte*
Quint voulait s'abstenir de prononcer d'autorité sur l'acte d'un sou-
verain envers un de ses sujets; mais en ce qui touchait le meurtre
du cardinal de Guise, le pape croyait avoir un grand devoir à rem-
plir; ce meurtre était un sacrilège, un attentat contre la pourpre
romaine, et il le voulait punir d'une censure exemplaire. Comme le
cardinal de Joyeuse allait répondre à tous ces griefs, le pape lui
coupa la parole.
Poursuivant son dessein d'infliger un châtiment public à l'assas-
sinat de Blois, Sixte-Quint assembla le consistoire le 9 janvier, et
aucune supplication des Français ne put l'en détourner. A FouTer-
ture de la séance, un silence profond et solennel s'établit dans la
salle. Yisiblement ému, le pape fut longtemps sans parler. EaGn il
s'écria : « C'est avec une douleur indicible que nous vous annon-
çons un crime inoui, le meurtre, le meurtre, le meurti-e de Tmi
d'entre vous, tué sans procès, sans jugement, contrairement à tomes
les lois et sans accusation préalable devant le saint-siége. n Conti-
nuant son allocution et laissant à l'écart le fait du duc de Guise, le
pape proclama le droit et le devoir de procéder canonîquement
contre le meurtrier du cardinal, puis il parla durement de la notifi-
cation qui lui avait été faite de l'événement par une dépêche an-
nonçant l'oubli de tout sentiment moral, et son indignation éclata
^uand il exposa que le roi, dans cette lettre, prétendait avoir suiri
son exemple et ses conseils. Il cita l'histoire ancienne et moderne
et termina par une sortie véhémente contre quelques cardînanx qui,
oublieux de leur dignité, avaient tenté en sa présence d'excuser un
tel crime. Le cardinal de Joyeuse, à qui ces paroles s'adressaient,
se leva pour répondre; mais le pape, d'une voix altérée, lui ordonna
de se taire et de s'asseoir, et, comme le cardinal restait debout et
paraissait insister, le pape Je chassa de la salle.
Tel fut l'effet produit à Rome par la nouvelle de l'assassinat de
Blois.
Gh. GiRAUD, d6 riBstitat.
{La dêrmèrs partU au prochain n*.)
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L'AGITATION
POOB
L'ÉMANCIPATION DES FEMMES
I. L'AêSujettisiement des femmes {On the Subjeeîion of Women), par M. John Stuart Mfll,
traduit par M. B. Cazellea.— n. La Femme pauvre au àix-neuviime sOele, par W^ Danbié,
3 Tidomes, conromiés par racadémia de Lyon. — m. De la Condition politique et tiPOê
des femmes, par M. Batorger, profiBaseor da droit cÎTil à la Faculté de Paria.
I.
Il est dans la destinée de notre temps de remettre tout en ques-
tion. La condition des femmes n'a pas échappé à ce sort commun î
l'esprit de critique et de réforme s'y donne pleine carrière. On ré-
clame pour les femmes une nouvelle place dans l'état. Leur situa-
tion dans la famille n'est pas l'objet de moins de discussions. L'idée
d'une subordination quelconque de la femme est vivement attaquée.
L'égalité la plus absolue dans l'exercice des droits positifs, dérivée
de l'égalité des droits naturels, est revendiquée comme une vérité
théorique jusqu'à présent méconnue, que la pratique ne saurait se
défendre de consacrer sans un déni de justice. De là une agitation
qui se produit sous bien des formes et dans plus d'un pays. Depuis
quelques années surtout, les livres, les jouniaux, les réunions pu-
bliques, nous en apportent le bruyant écbo. On peut se demander
si, dans ces réclamations, tout mérite d'être traité avec la même
sévérité, s'il n'y a aucun grief fondé, aucun vœu raisonnable, si
enfin on ne peut légitimement critiquer tel article des législations
en vigueur, désirer aussi pour les femmes une part meilleure dans
les conditions matérielles du travail. De telles questions, quoique
soulevées par les agitateurs, fort heureusement ne sont pas liées
d'une manière intime avec les thèses radicales; elles répondit à
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652 R£VU£ DES DEUX MONDES.
un besoin de justice, d'humanité, de progrès, et n'encourent ni le
ridicule ni le blâme qui trop souvent s'attachent aux idées d'éman-
cipation féminine et à la forme excentrique des réclamations. L'é-
mancipation! voilà un bien gros mot en effet. Celui qui, ignorant
les conditions du monde où nous vivons, l'entendrait pour la pre-
mière fois, ne se demanderait-il pas si nous sommes dans ces con-
trées de rorient où la femme était et est encore souvent traitée en
béte de somme ou comme un jouet dépendant du pur caprice, oa
bien dans cette vieille Grèce qui ne lui laissait un peu d'indépen-
dance que dans la situation d'hétaïre, ou enfin dans ces temps féo-
daux et à ces époques monarchiques où florissaient les oppressib
privilèges de la masculinité? Émanciper, le mot aurait eu sa jus-
tesse avant le christianisme; encore eût-il pu paraître exagéré sous
plus d'un rapport, appliqué à la femme romaine après que le droit
romain se fut adouci en sa faveur sous l'influence du stoïcisme plus
humain de l'époque impériale.
Émanciper, selon le sens étymologique, c'est faire passer un es-
clave à l'état de liberté, une chose à l'état de personne. Or, que
nos femmes, nos mères, nos filles ne soient pas des choses, en vé-
rité est-ce à démontrer, et faut-il prendre au sérieux ces reten-
tissantes aflirmations que naguère encore les émancipateurs fai-
saient entendre dans un banquet tenu à Paris, et que saluait
M. Victor Hugo d'une de ces lettres-programmes qu'il ne refuse ja-
mais aux causes populaires? Aussi ne s'agit-il pas ici d'une thèse i
soutenir. Il suffit que la campagne émancipatrice existe, se propage
dans plusieurs pays, pour que nous recherchions ce qui s'y cache
ou s'y manifeste d'idées fausses, et, s'il y a lieu aussi, de revendi-
cations moins chimériques. C'est une étude assez curieuse, assez
importante même, sans qu'il soit besoin d'agrandir la question dé-
mesurément. Si l'on devait accepter les termes dans lesquels elle
est posée, il faudrait y voir la pensée ou le germe de la plus grande
révolution peut-être que le monde ait encore éprouvée, car ce ne
serait pas moins que l'avènement de tout un sexe, c'est-à-dire de
la moitié de l'espèce humaine, à des droits dont elle aurait été
jusqu'ici en masse injustement dépossédée. Que serait en compa-
raison l'abolitionisme qui s'est attaché à faire disparaître de la face
du globe comme une tache honteuse la servitude de quelques mil-
lions de pauvres noirs? On a dit ce mot, que, le genre humain ayaot
perdu ses titres, Montesquieu les avait retrouvés, — un bien haut
honneur pour Montesquieu, qui peut rester grand sans avoir eu le
mérite d'une pareille découverte; mais, si les femmes avaient perdu
leurs droits ou ne les eussent jamais vu reconnaître, et que quelque
génie privilégié les retrouvât sous l'amas des préjugés tout juste
à ce point précis du temps où nous sommes, en vérité les noms et
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l'ëmancipation des femmes. 663
la gloire des Galilée et des Newton ne seraient pas trop pour ce
bienfaiteur, pour cet inventeur aussi grand que bardi. Combien
nous serions insensés et coupables de ne pas le comprendre et de
ne pas le suivre I
Aussi ne demandons-nous pas mieux que de prêter l'oreille; idées
neuves ou vieilles, nous écouterons tout. Les jugemens sévères
qa*on prodigue à la moitié masculine du genre bumain, nous les
recueillerons avec une humilité attentive; il peut y avoir des véri-
tés à tirer de ces véhémens reproches. Nous ne réclamons que le
droit de ne pas nous donner tort à la légère. Accordons tout ce qui
est juste, mais sans céder à l'exagération violente, à la passion du
paradoxe et à Tamère censure de tout ce que le passé a consacré,
de tout ce que le présent veut maintenir.
Nous voudrions d'abord constater l'étendue, sans la surfaire, sans
la diminuer, de ce qu'on nomme le mouvement émancipateur. Cette
question de la femme, on en trouve partout la trace, même en Russie,
comme on a pu s'en convaincre dans plus d'un congrès international,
où les dames moscovites qui s'y étaient mêlées n'ont pas paru les
moins imbues d'idées radicales, parfois follement excentriques;
mais il est visible que l'Angleterre, les États-Unis et la France sont
les principaux théâtres de cette campagne. Les moyens de propa-
gande diffèrent à quelques égards comme chacun de ces peuples,
qui y met son tour d'esprit, son humeur. Au fond, la question revêt
partout à peu près les mêmes termes. Peu importe qu'elle s'attache
là plutôt aux droits politiques, ici de préférence aux droits civils.
Les principes invoqués sont les mêmes; les conséquences ne pa-
raissent pas devoir différer sensiblement.
Il y a plus d'une raison de commencer cette revue par l'Angle-
terre. Non-seulement il vient de s'y publier un manifeste théorique
signé du nom de son principal économiste, qui est aussi un de ses
publicistes les plus éminens, manifeste qui fournit une base philo-
sophique à l'examen, mais le mouvement émancipateur n'y manque
pas d'étendue, et il y apparaît avec un caractère pour ainsi dire
législatif. C'est par voie de pétitionnement que la campagne se fait,
et c'est devant le parlement que la question est portée. Un tel mou-
vement, assez puissant pour faire regarder des concessions comme
possibles, plusieurs n'hésitent pas à dire comme vraisemblables et
prochaines, prouve à quel point s'est modifié l'esprit de l'Angle-
terre. Ce vieil esprit biblique et protestant se laisse donc aussi bercer
par la sirène moderne 1 II prête, lui aussi, l'oreille à ce mot d'éman-
cipation, où il eût vu un blasphème il n'y a guère plus de cinquante
ansi N'exagérons rien. Le projet de loi qui sert d* objet au péti-
tionnement ne se présente pas au premier abord sous l'aspect d'une
théorie. Il s'agit bien sans doute de faire voter les femmes, mais sous
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0U REYOE DES DfiOX MONDES.
certaines conditions et dus certaines catégories. Le bill qui réunit
pour une seconde lecture au parlement un nombre considérable et
croissant de suffrages, non pas très éloigné même de la majorité, ne
prétend s'appliquer qu'aux femiAes chefs d'établissement et payant
l'impôt. En fait, cela ferait à peu près, dit-on, 1M,000 femaies élec-
teurs; en principe, la femme n'est là envisagée que comme contri-
buable, et le droit de voter y parait beaucoup plus inhérent à
l'intérêt représenté qu'à la personne. Gomment ne pas reconnaître
pourtant sinon dans l'idée fondamentale du bill, du moins dans plus
d'un commentaire, une tout autre portée? En prenant une part prin-
dpale au débat devant la chambre des communes, M. Brigbt, dans
la séance du l""' mai de cette année, n'M-il pas présenté plus d'un
argument qui dépasse la sphère d'un droit purement économique
et fiscal? Il combat en théorie l'incapacité politique des femmes.
Le célèbre orateur, ami de M. Gobden, voit en outre pour elles dans
l'exerdce des droits politiques un moyen d'améliorations ulté-
rieures ; il ne craint pas d'assimiler sous ce rapport le bill à deux
autres, celui de 1832, qui a eu des résultats profitables pour les
classes moyennes, et celui de 1867, qui a produit les mêmes ef-
fets pour la classe ouvrière. N'est-il pas de toute évidence en effet
que renfermer la question dans les limites posées par la condition
de house-holders and ratepayers est une idée des plus chimériques?
Les femmes exclues se résigneraient-elles à cet avènement poli-
tique d'une fraction de leur sexe? Suffirait-il que cette fraction jus-
tifiât son privilège par des motifs tirés du cens et de la direction
d'une industrie? A-t-on vu chez nous les hommes exclus de l'élec-
torat à 300 et à 200 francs accepter cette exclusion comme défini-
tive? La brèche ouverte, n'est-il pas certain que toutes voudraient
y passer? C'est le danger qu'ont signalé plusieurs des orateurs qui
repoussent le bill dans le parlement. Pour motiver ces craintes,
M. Boverie remarquait même que, dans la Grande-Bretagne, les
femmes sont plus nombreuses par suite de l'émigration d'une par-
tie de la population mâle. L'orateur voit déjà la politique extérieure
de l'Angleterre s'efféminer. Au dedans, quels périls non moins redou-
tables ! C'est à faire trembler tous les fonctionnaires du royaume-uni.
Gomment «es femmes, qui ont la supériorité numérique, manque-
ront-elles de tout accaparer? Un écrivain de la Fortnightly-RetieWj
c'est un souvenir que l'orateur rappelait avec effroi, n'allait-il pas
jusqu'à demander pour les femmes l'entrée dans la milice? Ces
prévisions à longue échéance d'un mal jusqu'ici fort imaginaire
peuvent nous fab*e sourire;" elles montrent du moins le degré de
sérieux qu'on attache à la^ question de l'émancipation des femmes
en Angleterre.
En dehors du parlement, la campagne de l'émancipation em-
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l'émancipation des vbmmes. 655
ploie d'autres moyens d'action. Tels sont les meetings y soit de cir-
constance, soit même permanens, comme celui qui s'est donné
rendez-vous chaque semaine à l'église de Stamford- Street. C'est là
qa'il faut voir M. Thomas Hughes, membre du parlement, M. Faw-
cett et bien d'autres discomîr sur les capacités politiques mécon-
nues de la femme et sur ses droits à venir. C'est là qu'on entendait
naguère M*"*^ Taylor s'écrier : a II y a peu de temps, les apologistes
de la servitude en Amérique déclaraient, par de bruyantes vocifé-
rations, les nègres impropres à la liberté. L'esclavage fut aboli, et
les nègres prouvèrent qu'ils étaient aptes à la liberté ; abolissez
l'incapacité électorale des femmes, elles prouveront elles-mêmes
leur aptitude aux franchises! » Dans un autre meeting y M"** Grote
disait : a Dans votre dernier bill de réforme, vous avez investi d'un
pouvoir représentatif plus étendu les classes ouvrières qui ne pos-
sèdent pas de propriétés et vivent de leur travail; vous n'avez pas
trouvé juste que la propriété fût en possession de tout ce pouvoir.
Je pense que c'est une raison de plus d'accorder aussi les mêmes
franchises aux femmes qui occupent la position du citoyen et en
supportent les charges, qui paient l'impôt et ont toutes les respon-
sabilités qui s'attachent à la propriété. » — « Le droit de suffrage,
disait M. Robert Anstrûther, baronnet, accroîtra le sentiment de
responsabilité de la femme, étendra le cercle de ses intérêts, et lui
donnera un accroissement de vigueur pour le développement de
ses facultés. » M"* Fawcett s'attachait à réfuter l'accusation faite au
suffrage des femmes d'offrir trop de chances aux opinions ultra-
conservatrices. Lord Amberley réclamait leur vote au nom de leur
compétence dans les questions d'assistance, de charité, d'économie
sociale.
Cette propagande des meetings se complète elle-même par l'em-
ploi de moyens plus pratiques. Greffer une réforme qui constitue
une réelle Bt grande innovation sur un vieux texte de loi est, on le
sait, un expédient cher à nos voisins. Ils concilient par là le respect
de la tradition avec la satisfaction donnée* aux besoins nouveaux.
Or le parlement en 1851 a déclaré que le mot homme^ employé
dans les lois, s'étend également à l'autre sexe. C'est ainsi que quel-
ques-uns soutiennent chez nous qu'il faut, toutes les fois que le code
civil écrit Françaisy lire Françaises également. Cette interprétation
légale est devenue en Angleterre le point de d(^part des réclama-
tions des femmes qui veulent être admises à l'exercice des droits
électoraux. Plus de cinq mille réclamations se sont produites à
Manchester. Dans d'autres villes, les contrôleurs, overseerSj ont
admis ou rejeté ces réclamations selon leur opinion personnelle.
Les hommes de loi chargés de réviser les listes, revising barrisiersy
ont à leur tour décidé, sauf appel, si les réclamantes figureraient
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666 REVUE DES DEUX MONDES.
OU non sur les listes. A Londres comme à Manchester, les noms des
femmes ont été rayés uniformément.
Le mouvement émancipateur n'est pas moins marqué aux États-
Unis. Il s'y distingue même par des traits plus accusés à certains
égards. Les femmes aiment à y plaider elles-mêmes leurs droits
sans cet intermédiaire masculin dont l'intervention rappelle eocore
je ne sais quelle supériorité protectrice. Sans doute il n'est point
interdit au sexe masculin de venir rendre un libre hommage aui
femmes sacrifiées dans leurs droits; mais ces transfuges du camp
des hommes, admis à apporter lem* part d'assistance, doivent se
contenter de ce rôle modeste. Yoilà du moins une attitude pleine
de dignité comme de logique. Qui parle dans les meetings? Les
femmes. Qui rédige des journaux spéciaux pour l'émancipation? Les
femmes. Qui adresse au sexe féminin des deux mondes de retentis-
sans appels? Les femmes. Elles se font recevoir médecins, avocats,
professeurs, et même, cela, dit -on, n'est pas tout à fait sans
exemple, ministres du saint Évangile. M"' Elisabeth Stanton se
présente à la députation de Pensylvanie, M"* Victoria Woodhall,
qui déjà préside « la société de l'amour libre, » pose sa candida-
ture à la présidence des États-Unis avec l'appui du club radical
de New-York. M"* Tennîe sollicite le poste de colonel du 9« mili-
ciens, et invoque dans sa lettre de demande l'exemple de Jeanne
d'Arc. Ce qui est plus sérieux, les femmes votent dans quelques
états particuliers. A l'ouest, dans le Wisconsin, le droit de suffrage
a été accordé aux femmes ayant plus de vingt et un ans. Nombre
de journaux américains approuvent cette réforme, et demandent
qu'elle soit généralisée.
Cette intervention des femmes dans la défense de leur propre
cause ne rend pas la polémique moins âpre, loin de là. Le ton en
est souvent fort arrogant. Outre la vigueur de tempérament qui
appartient à la race, cette hauteur s'explique par une circonstance
particulière tirée de la proportion numérique des deux sexes. Ici,
l'arithmétique a moralement de terribles effets. On ne s'en forme
pas une idée suffisante en constatant qu'en 1860 le nombre total des
hommes dépassait aux États-Unis de 730,000. celui des femmes.
Telles contrées, celles de l'ouest particulièrement, accusent des
différences, à tel point qu'en Californie il y a trois hommes contre
une femme, à Washington quatre hommes contre une femme, huit
dans la Nevada, vingt dans le Colorado. Il n'est pas probable qu'une
femme recherchée par vingt hommes ou seulement par huit ou par
quatre, et qui est maîtresse de son choix, restera aisément dans les
termes de l'humilité et de la soumission chrétienne. Difficilement
elle acceptera le rôle d'infériorité auquel elle ne peut tout au plus
se résigner que dans un état où l'offre et la demande des deux
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l'ÉMANCIPAHON des l'EililliS. 657
sexes sur le grand marché du mariage se balancent à peu près.
Gela est de grande conséquence à tous les points de vue. L'im-
portance individuelle prise par chaque femme à mesure que le
nombre total diminue, relativement à celui du sexe masculin, n'a-
boutit à rien moins qu'à changer toutes les lois du monde moral. Il
faut une dose de raison extraordinaire pour que la femme ne tende
pas à devenir un despote capricieux, déployant toutes les ressources
et les exigences de la coquetterie, sûre qu'elle est d'avoir toujours
à sa suite un peuple d'adorateurs. D'un autre côté, la. masse des
hommes exclue du mariage sera fort exposée à développer tous les
vices du célibat, la grossièreté, l'ivrognerie, tandis que la femme,
perdant aussi une partie des qualités de son sexe, risquera de
prendre quelque chose d'impérieux, de rude, de trop masculin en
un mot. 11 est vrai qu'à cette supériorité de situation elle devra
d'être affranchie de ces travaux musculaires qui ailleurs l'accablent
et la dégradent. Elle pourra enfin devenir un objet de respect, un
but de jalouse émulation. Il n'en reste pas moins inévitable qu'ayant
tant de supériorités dans la pratique elle soit prise d'une double
tentation. Elle voudra donner à ces avantages de sa situation une con-
sécration théorique en substituant une morale nouvelle aux vieilles
maximes puritaines d'obéissance ; elle se proposera d'étendre les
droits que la législation lui confère.
Les faits aux Etats-Unis ne sont que trop conformes à ces induc-
tions. La supériorité masculine est traitée avec le mépris qui ne man-
que jamais aux pouvoirs que l'on sent sur le penchant de la ruine.
La, non plus qu'ailleurs, ne règne cette tolérance dont on parle tant
et qu'on pratique si peu dans les deux mondes. On le prend de très
haut avec le sexe fort, surtout dans l'Ohio, le Massachusetts, quel-
ques autres états de l'ouest. La théorie de la supériorité de la femme
y est parfois professée à mots peu couverts. Écoutez M"* Élîsa Far-
nham. « La femme, selon cet orateur, est positivement supérieure
à l'homme, même sous le rapport intellectuel; l'intuition, qui est
son lot, n'est-elle pas supérieure à la réflexion lente et lourde, pé-
nible et laborieux apanage du sexe masculin? L'homme est con-
damné à rester grossier, quoi qu'il fasse. » En moins de mots, on
nous signifie que la femme est à nous précisément « ce que l'homme
lui-môme est au gorille (1). » En conséquence, le sexe masculin est
invité à céder à l'autre moitié de l'espèce la direction des affaires.
L'empire de la femme va marquer une nouvelle phase dans rhistoke
de l'humanité. On veut bien ajouter que ce sera pour notre bon-
heur; notre subordination nous rapportera plus que ne l'a fait notre
(1) Voyez, sar rétftt de Ift qaestion, Tétude' de M. Emile Mont^ut, la Km améri"
caine, dans la Uwut da i«' mai 1868.
TOMi CI. — 1872. 42
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658 REVUE DES DEUX MONDES.
dominatira misérable, marquée par tant d'injustices et de souf-
frances, dont nous avons été les premières victimes. Cela remet en
mémoire une des prédictions d'un philosophe de nos jours. M. Bu-
diez annonçait qu'une espèce supérieure à l'espèce humaine doit
apparaître à un moment donné et nous réduire en esclavage. M
ajoutait que nous y gagnerons beaucoup en considération et en bon-
benr. Pourquoi faut-il que nous nous obstinions à être insensibles
à des promesses si engageantes?
Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aux Ëtats-Unis rien, de fondé dans
ces réclamations? On est assez généralement d'accord que la loî
américaine est souvent sévère et exclusive à l'égard de la femme.
Sur quelques points, surtout on entend se produire des critiques qui
n'émanent point nécessairement d'esprits chimériques : ce sont la
garde de la personne de la femme, la garde et la surveillaoce ei-
clusive des enfans par le mari, la propriété des biens mobiliers de
la femme et la jouissance de ses immeubles, enfin le droit absolu
du mari à tout le produit de l'industrie de la femme. Pour changer
des dispositions qui consacrent à l'excès la défiance à l'égard de la
femme dans un pays où la capacité ne parait certes paé*lui man-
quer, y avait-il la moindre raison sérieuse de prêcher une croisade
en faveur des droits politiques? On se le persuadera difficilement
La liberté de discussion, si entière en ce pays, le droit de réunion,
tous les moyens par lesquels les autres réformes ont été obtenues,
ne suflisaient-ils pas pour modifier, quand il y a lieu, les rapports
légaux? Ces airs de révolte et ces fastueuses proclamations de non-
veaux droitf^ n'étaient point nécessaires.
Comme pour presque toutes les questions qui tiennent à la ré-
forme sociale, la France a procédé ici philosophiquement, j'entends
par principes absolus et théories abstraites. Il est de mode aujour-
d'hui de lui en faire un crime. Cette méthode, quand elle est à sa
place, donne pourtant aux questions une élévation morale et nne
ampleur que les Américains et les Anglais eux-mêmes, avec les
procédés le plus souvent empiriques qu'ils emploient, n'atteignent
que rarement. Serait-ce une infériorité d'esprit de savoir dégager
en toute matière la vérité sous sa forme la plus pure? ITest-ce
là l'idéal même, distinct de la chimère, qui n'est que le faux idéa-
lisé? Mais, dit-on, nous avons abusé de cette méthode. Rien n'est
plus vrai. Et un plus grand abus que celui qui en a été fait dans
la déclaration. des droits de l'homme ne serait-il pas d'y ajouter
une sorte de 89 féminin? Voilà pourtant ce qu'on prétend faire au-
jourd'hui en allant plus loin que le xviii* siècle philosophique, (pu
par ses plus illustres organes, n'avait guère songé à inscrire les
droits des femmes dans son programme, pourtant si hardi. Vol-
taire se serait moqué de l'idée de donner des droits politiques aux
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L'ÎHàNCIPATION ]>E8 rEHlfES. ff6%
femmes. Boosseau, peu suspect d'injuste exclusion envers elles,
montre assez, par son cinquième livre de YÈmile^ combien une telle
idée était étoigaée de sa manière de concevoir leur destinée. C'est
à croire qu'une telle thèse ne Im aurait guère causé moins d'hor-
reur qu'à Sossuet lui-même, quoiqu'il eâl mêlé sans douste à sa ré-
pugnance d'autres motifs plus profanes. 11 aurait ci-aint, j'iaiagiae,
de les enlaidir en leur faisant partager nos sombres et maussades
passions. Est4l besoin de dire que les spirituelles mondaines du
temps de Louis XV songeaient peu à leurs droits civils et politi- *
qnes? En fait de libertés, elles se contentaient de celles qu'elles pre-
naient. Comme influence, elles n'avaient rien à désirer; elles ré-
gnaœnt par la mode et l'opinion. Les salons étaient leur tribune, et
Il leur suffisait d'y parier d'une voix douce et insinuante pour y dé-
ployer toute leur puissance, mieux qu'elles ne l'eussent fait par des
votes déposés dans l'urne banale. II est pourtant vrai que c'est par
un philosophe et sous forme philosophique que la question des
femmes, de ce qu'on appelle prétentieusement leur émancipationy a
été intreduite en France. Condorcet a eu cet honneur, si c'en est un.
Au milieu d'autres passages dans sa célèbre Esquisse des progris
de V esprit humain^ on trouve cette conclusion qui forme le point de
départ et comme le résumé de toutes les affirmations émanctpatrices :
ft Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importans pour le
bonheur général, nous devons compter l'entière destruction des
préjugés qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits
lîineste à celui même qu'elle favorise. On chercherait en vain des
motifs de la justifier par les différences de leur organisation phy-
râque, par celles qu'on voudrait trouver dans la force de leur intel-
ligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n'a d'autre
origine que l'abus de la force, et c'est vainement qu'on a essayé
depuis de l'excuser par des sophismes. » Tel est le symbole du
nouvel évangile. Condorcet comme savant, comme mathématicien,
a certes une grande valeur : nous n'attachons pas la même autorité
à ses vues morales et historiques, trop souvent exclusives et chi*
mériques. Il raisonne sur T homme et sur la femme comme sur des
quantités mathématiques. Ce qui est fin, délié, délicat, risque de
lui échapper. N'est-ce pas aussi le cas d'un autre penseur dont les
émancipateurs aiment à invoquer le nom en ce moment? Sieyès,
tâéoriden absolu, a réclamé le droit de suffrage pour les femmes
au nom de ces formules qui lui sont chères, et qui satisfont aussi
peu le philosophe que l'homme pratique. H y aurait lieu d'en faire
la remarque : ceux qui songent à réclamer pour les femmes Tusagc
du droit politique ne sont peut-être pas ceux qui les aiment et Ir^s
estiment le plus; ce sont en général des esprits abstraits, épris
d'un faux idéal d'égalité, et qui ne confonflent les sexes politîqrc-
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660 BEYUB D£S DEUX MONDES*
ment que parce qu'ils n'ont pas appris assez à les distinguer par
le sentiment.
Le socialisme radical a été le grand véhicule de l'idée émancipa-
trîce; l'ère des revendications hautaines depuis la fin de la restau-
ration, surtout sous le gouvernement de juillet, semble avoir soDoé
partout. C'est alors qu'on se met avec plus de force et d'ensemble
que jamais à attaquer la propriété. On critique amèrement la fa-
mille et le mariage. L'austérité de la doctrine des droits ne satis-
fait plus; seule, la théorie des droits lève fièrement la tête. Sans
doute, à d'autres époques on avait, et non sans raison, réclamé des
droits nouveaux pour la femme , droits consacrés par la législation
de moins en moins dure et exclusive à son égard; mais l'idée radi-
cale de l'égalité du droit absolu, sans distinction de sexe, portant
sur toutes choses, n'avait pas encore illuminé les esprits de lu-
mières inattendues. Patience, cela va venir. Les nouveaux théori-
ciens ne se contentent pas de vouloir améliorer, ils répudient toutes
les traditions du passé, tous les enseignemens moraux du christia-
nisme, ces enseignemens devenus l'essence même et la règle de la
civilisation moderne. Le saint-simonisme assigne à la femme le rôle
que l'on sait dans la famille, si tant est que la famille subsiste en-
core pour cette école, dans l'état et dans la nouvelle église. Les doc-
trines communistes, sous prétexte d'agrandir son rôle, ne la dégra-
dèrent pas moins. Le fouriérisme établit sur la fantaisie les rapports
des deux sexes. Femme libre, génitrice, courtisane, prétresse, ci-
toyenne, tout ce que l'on voudra, combiQp la femme sous toutes ces
formes reste au-dessous de l'idéal sévère, modeste et charmant de
cette civilisation traitép comme arriérée par ces fiers réformateurs!
L'idée de l'émancipation féminine apparaissait bien aussi dans
d'autres manifestations toutes littéraires, dans le roman, au théâtre,
qui poétisaient l'amour libre, sanctifiaient l'adultère, et semblaient
pour le moins réclamer, quand ils arrivaient à un semblant de con-
clusion, la facilité pour ainsi dire illimitée du divorce. C'était l'é-
mancipation par la passion, une émancipation qui n'a jamus consa-
cré que la servitude de la femme. Après la femme libre devait venir
la femme citoyenne. Après tout, si l'idée était fausse, elle n'avait en
soi rien d'immoral. Malheureusement les moyens employés parurent
pires que le but. Nos clubs féminins, en discutant sur les droits de
la femme en 18A8, puis en 1868 et dans les années suivantes, nous
ont montré ce que peut devenir en France une idée philosophique.
Ces gestes épileptiques, ces voix qui plus d'une fois rappelaient les
espèces inférieures, ces blasphèmes contre Dieu, cette violence à
revendiquer le droit de perdre à la fois tout ce qui fait la pudeur
et la grâce de la femme, ressuscitaient les souvenirs des clubs de
femmes de 03. On se prenait presque à regretter les saillies gêné-
Digiti
zedby Google .
L*ÉH1NCIPATI0N DES FEMMES. 661
reuses qa*une Olympe de Gouges mêlait à ses folies, le reste de
bonne grâce et le jovial entrain que gardait une Rose Lacombe
dans ses vulgarités révolutionnaires.
Il ne faudrait pas pourtant calomnier notre pays, le rabaisser au-
dessous de ceux où les mêmes prédications émancipatrices se font
entendre au préjudice de la pureté de la femme et de l'intégrité de
la famille. Dans cette voie de la prédication morale, nos émancipa-
teurs sont loin d'avoir égalé les États-Unis. Nous ne contestons pas le
bien qu'on peut dire des États-Unis au point de vue moral; mais il est
certain qu'on l'exagère. Les ombres sous ce rapport semblent s'ac-
cuser de plus en plus. Peut-être déjà M. de Tocquevîlle idéalisait-il un
peu la femme américaine; il n'en avait directement observé que les
types excellens dans des familles d'élite. Depuis bientôt cinquante
ans que son livre a paru, ce type ne s'est-il nulle part altéré? Les
mœurs domestiques n'ont-elles rien perdu? Sans entamer un pa-
rallèle avec l'état de la famille en France, en tout cas ce n'est pas
chez nous que s'est établi le mormonisme; ce n'est pas davantage
en France qu'est le plus habituellement prêché « l'amour libre. »
Nos mœurs s'accommodent peu de cette franchise extrême de la
parole, et souffriraient moins encore le scandaleux spectacle de la
polygamie, en quelque coin qu'elle allât chercher une retraite. Aux
États-Unis, on trouve aussi dans les réclamations en faveur des
femmes la nuance évangélique et chrétienne. Le mot d'émancipation,
lorsqu'il est employé, n'a plus alors la même portée subversive;
mais on rencontre en France la même nuance morale. Telâ récla-
ment pour la femme une extension de droits civils au nom même
des idées de dignité et de perfectionnement. Ceux même qui vont
jusqu'à demander pour elle le droit de suffrage sont souvent bien
éloignés d'y voir un acheminement au relâchement des liens de fa-
mille. Comme en politique, il serait possible de signaler là aussi
une extrême gauche radicale, communiste même, une gauche et un
centre gauche, avec des nuances dans chacun de ces partis. Ainsi
les réformateurs modérés maudissent les communistes et les im-
moraux plus encore peut-être qu'ils ne combattent les conserva-
teurs trop fidèles, selon eux, aux coutumes et aux lois que l'usage
a consacrées. II serait injuste de confondre les unes avec les autres
ces nuances différentes.
Il y aurait peu d'intérêt à relever en quelque sorte d'une façon
ëpisodique les divers témoignages de ces tendances honorables.
Il suffit de dire que nous avons sous les yeux plus d'un livre qui
en fournit la preuve. V Histoire morale des femmes^ par H. Le-
gouvé, a contribué à ouvrir cette voie. Tout y est sévèrement moral,
si les extensions de droits civils réclamées en faveur des femmes
ne sont pas toutes également réalisables. Un accent généreux, plus
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Mft BETUE &B8 MQX HORDES.
d'une fois éloquent, accompagne ces vœux de réforme. L'acadâme
de Lyon a couronné un ouvrage en trois valûmes sur la Fenam
pauvre au dix-neuvième siècle. Dn probe accent se fait remarquer
dans ce consciencieux travail. Quel exact et bumiliant tableau des
misères de la femme I L'auteur, dans sa ca^uieur kidignée co&tie
certains abus immoraux de la force et de la oerriaption, cr^t pou-
voir presque toujours changer à l'aide des lois ce qui ne peut être
efficacement corrigé que par l'am^bration des mœurs. Pourquoi
faut-il que ce mauvais mot d'émancipation se retrouve trc^ souvent
sous l'honnête plume de M*^^ Daubié, et ajoute parfois une nuaiiee
de déclamation à un travail aussi digne d'éloges et très solide sur*
tout dans sa partie économique?
Ce mot d'émancipation, un savant jurisconsulte, H. A. Da?erger,
professeur de code civil à la faculté de droit de Paris, en repousse
comme nous la légitimité. Il résume et apprécie la questîoQ dans
un livre sur la Condition politique et civile des femmes^ auquel il
est bon de renvoyer ceux qui s'exagèrent à l'excès la faciUté de
changer les lois. L'auteur y combat, sans étroite prévention de ju-
risconsulte et sans fermer la route à de léghimes vœux d'améliora-
tion, l'idée de l'émancipation politique des femmes. A de séduisaus
projets de réforme, portant sur leur- condition dans la famille, il
oppose, quand il y a lieu, des difficultés fondées sur la raison et
sur l'expérience. Ce travail mérite d'être lu après les travaux anté-
rieurs de M. Laboulaye, de M. Bathery, comme après le livre
considérable de M. Gide, qui, d'un point de droit tout spécial,
l'examen du sénatus-consulte Yelléien, s'est élevé & des considé-
rations générales d'une vraie valeur. M. Gide demande, lui aussi,
que le législateur étende graduellement la capacité civile de la
femme. Il appelle le moment « où le principe d'une égaillé civile
pour les deux sexes, pénétrant plus profondément dans les moBors
et dans les lois, effacera jusqu'aux derniers vestiges du sénato»-
consulte Yelléien. » On voit par ces exemples qu'il reste une marge
suffisante entre l'esprit de routine qui met le signet au point préds
marqué par les législations actuelles et l'esprit d'utopie ^ ne re-
connaît pas de bornes à l'innovation.
Si nous nous refusons à l'examani détaillé de ces livres, quelques-
uns sérieux, où la question des droits des femmes est abordée au
point de vue de la pratique plus souvent encore que de la pure théo-
rie, quelle attention pouvons-nous accorder à tout ce tapage au-
quel donne lieu «b ce moment la question de la femine? Laissons
M. Alexandre Dumas poursuivre sans pitié, dans un livre à sMsa-
tion, la femme adultère avec moins de miséricorde tfoe le Christ,
dont il invoque pourtant le nom «t les ensetgnenens. ^e M. Émik
èe GLoardiii, effaçant jusqu'à la £aute, lui réponde par un ^
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l'émancipation des femmes. 088
en faveur de la liberté du mariage, tout en protestant que cette
liberté profitera au mariage Im-môme« qu'enfin le même écrivain
constitue sur des bases toutes neuves Tliéritage du nom, qui vien-
dra de la mère, et celui des biens, qui relèvera de la liberté testa-
mentaire la plus absolue; nous n'entrerons pas dans ce débat, plus
paradoxal des deux côtés qu'il ne parait être lumineux et concluant*
La formule théorique sur laquelle repose l'idée émancipatrice nous
est donnée par un livre consacré tout entier à la présenter et à la
défendre. Le nom de l'auteur, si ce n'est toujours le mérite des ar-
gumens, suffit à commander l'attention. Il s'est fait quelque bruit
à propos de ce livre. Les partisans de l'émancipation féminine le
vantent beaucoup; il leur semble qu'ils ont trouvé la base philoso-
phique qui trop souvent manque à leur docti*ine. Le jugement que
nous allons essayer d'en porter donnera la mesure de l'estime que
nous accordons à l'idée émancipatrice elle-même, en ce qu'elle a
de fondamental.
IL
C'est sans étonnement que nous trouvons le nom de M. John
Stuart Mill mêlé à la question de l'émancipation des femmes. Tout le
monde sait quelle est la valeur de M. John Stuart Mill comme éco-
nomiste. Ses travaux comme philosophe et comme publiciste possè-
dent aussi une légitime renommée. Nous nous croyons pourtant en
drwt d'adresser une critique essentielle à M. Mill; il n'est pas suf-
fisamment moraliste. En politique , en économie sociale , il abuse
des méthodes abstraites. Que cela ne l'empêche point de rencontrer
de grandes et fécondes vérités, nous le reconnaissons volontiers;
mais souvent le manque d'observation morale le conduit à l'erreur.
Ce vigoureux esprit est trop souvent faux. On sait les étranges
complaisances de M. Mill pour le communisme et pour les diffé-
rentes écoles de socialisme. Un moraliste se formerait une tout
auli*e idée de la permanence du rôle de la propriété personnelle.
Il verrait d'immortels instincts, des besoins durables où M. Mill ne
reconnaît que des combinaisons purement contingentes. M. MiU,
vient d'écrire sur Yassujeîlissement des femmes un livre où les dif-
férences de sexe se perdent dans l'unité du type. Bien plus, ce qui
semble étrange, ces différences sont niées systématiquement. Celles
que nous sommes habitués à regarder comme les plus essentielles
sous le rapport intellectuel sont présentées comme étant probable-
ment toutes factices par l'auteur. Elles sont un résultat de l'édu-
cation, le simple effet de la civilisation, il faudrait dire plutôt d'une
barbarie dans laquelle la force n'a cessé de dominer et domine
eacore.
H* MÂU soutient la thèse de r^;alité inUUecUuUe des deux sexes
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6ô& BEVUE DES DEUX MONDES.
et même, bien peu s'en faat, de leur absolue parité. Cette thèse de
l'égalité intellectuelle, l'auteur anglais la présente même comme
une découverte. Ceux qui la contestent sont traités par lui d'esprits
étroits et arriérés; il les compare aux ignorans fanatiques qui re-
poussèrent la découverte de Galilée. C'est se faire, on le voit, la
part belle. Or, nous en demandons pardon non-seulement à M. Mill,
mais à tous les émancipateurs de la femme, leur thèse est loin d'être
aussi nouvelle qu'ils le supposent, et quand bien même ils auraient
pour eux la vérité qu'ils n'ont pas, leur originalité n'en paraîtrait
pas moins douteuse.
Il faut tout notre laisser-aller, tout notre manque de mémoire,
nous nous servons des termes les plus doux, pour accorder le titre
d'inventeurs aux écrivains qui mettent en ayant là thèse de l'égalité
intellectuelle de l'homme et de la femme. Il suffit, sans remonter
plus haut, de jeter les yeux sur les controverses du xvr* et du
XYiV siècle à ce sujet pour voir que l'idée n'est pas nouvelle. Com-
bien d'auteurs et d'ouvrages peuvent être mis au nombre des pré-
décesseurs de M. Mill et de ceux qui combattent aujourd'hui pour la
même cause! Nous en citerons seulement quelques-uns qui eurent
leur jour d'éclat, suivi d'un complet oubli. En 1509, c'est un écri-
vain célèbre alors, Cornélius Agrippa, qui publie un Traité de Tfir-
cellence des femmes au-dessus des hommes. La thèse de l'égalité
est, on le voit, dépassée du premier coup. Le livre d' Agrippa est
divisé en trente chapitres, et dans chaque chapitre il démontre la
supériorité des femmes par des preuves théologiques, physiques,
historiques, cabalistiques et morales. Les Italiens, qui certes n'a-
vaient pas besoin d'être piqués au jeu par un écrivain allemand dans
ce genre de galant panégyrique, où excella Boccace, multiplient
après lui dés traités analogues. Ruscelli, en 1552, en publie un à
Venise. Le platonisme, interprété par l'esprit de la renaissance, y
est employé à défendre la même cause avec grand renfort de cita-
tions sacrées et profanes. Ne croirait- on pas qu'ils sont nos con-
temporains, les écrivains des deux sexes qui, embrassant la même
opinion, se plaignent de l'entêtement dt^ préjugés? Telle est parmi
les fenimes une Vénitienne qui a écrit un enthousiaste panégyri-
que de son sexe, Modesta di Pozzo di Zorzi; plus tard, une autre
Vénitienne, Lucrèce Morinella, intitulant son livre la Noblesse et
Vexcellence des femmes avec les défauts et les imperfections des
hommesy titre presque textuellement répété plus tard en tête d'un
autre ouvrage : la Femme meilleure que Thomme^ p^adoze, par
Jacques del Pozzo. Marguerite de Navarre, la première femme de
Henri IV, avait défendu la même opinion dans un ouvrage en fonne
de lettres, et qui ne sait que l'autre Marguerite, dans YHeptamerony
avait discuté déjà sur cette prééminence? Au xvii* siècle, la même
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L £MA?)CIPATION DES FEM3IES. 665
controverse montre par les titres de quelques ouvrages que les pré-
tentions féminines n'ont rien perdu de leur force. Elles s'étalent
fastueusement dans ce titre d'un livre publié en 16&3 : a La femme
généreuse qui montre que son sexe est plus noble, meilleur politi"
que, plus vaillant, plus savant^ plus vertueux et plus économe que
celui des hommes. » En 1665, une demoiselle publie un livre inti-
tulé les Dames illustres^ oùy par bonnes et fortes raisons, il se
prouve que les femmes surpassent les hommes. En 1673, autre
ouvrage âtir « l'égalité des deux sexes, discours philosophique et
moral où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés. »
Les plaidoyers en faveur des femmes s'expliquent fort bien à
cette époque, autrement même que par un reste de chevalerie. Le
moyen âge, sous certains rapports, avait relevé la femme, peut-
être même sans mesure, comme lorsqu'il concédait à l'héritière
d'un fief le droit de présider aux jugemens civils et criminels, de
battre monnaie, de lever des troupes, d'octroyer des chartes, etc.
Plus souvent il l'avait rabaissée avec moins de mesure encore. La
renaissance, en faisant passer sur le monde un souffle de science et
de liberté, en étendit le bénéfice 'aux femmes, surtout sous le rap-
port intellectuel. Elles entrèrent plus avant et plus fréquemment
dans le mouvement des idées et des études. On vit des femmes
prêcher et se mêler de controverses, soutenir publiquement des
thèses, remplir, en Italie surtout, des chaires de philosophie et de
droit, haranguer en latin devant des papes, écrire en grec et étu-
dier l'hébreu. De là ces écrits qui souvent ne font que rendre hom-
mage à des aptitudes intellectuelles trop dénigrées. Les uns sont
empreints du ton sérieux de la conviction, tes autres portent le^
livrées de la mode, tournée vers ces jeux d'esprit qui remplaçaient
les tournois et les passes-d'armes. Les femmes trouvèrent aussi de
nouveaux Plutarques pour raconter leurs hauts faits, comme Plu-
tarque lui-même en a donné l'exemple plus d'une fois dans ses
œuvres morales. On sait que Brantôme a célébré leurs mérites, de
même qu'il s'est complu, dans un autre livie malheureusement plus
connu, à étaler leurs scandales. Tous n'ont pas cette habileté de
plume et n'offrent pas ces proportions modérées de développe-
ment. Un Hilarion de Coste, minime, publiait deux volumes in-
quarto de huit cents pages, chacun contenant les éloges de toutes
les femmes, du xv« au xvi« siècle, distinguées par la valeur, les ta-
lens ou les vertus. Il n'avait trouvé à y louer que cent soixante-dix
femmes. Gela parut trop peu à l'Italien Pierre-Paul de Ribera. Il
augmente le nombre, le porte plus d'au quadruple dans son livre
des Triomphes immortels et entreprises héroïques de huit cent cin-*
quante femmes. Huit cent cinquante héroïnes ! quel panégyriste
avait jamais traité les hommes avec une pareille libéfalité?
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666 RETUE DES DEUX MONDES.
Le passé n'a donc pas été aussi aveugle que le prétend IL lliU
pour les qualités intellectuelles de la femme. Il n'a pas hissé à
nos contemporains le privilège de la thèse de l'égalité intellec-
tuelle des sexes« Nous disons égalité intellectuelle, parce que c'est
de celle -14 surtout que M. Mill se préoccupe. Il suppose que nous
mettons entre l'intelligence de l'homoie et celle de la femme um
abîme. A l'un toutes les qualités hautes et fortes, à l'autre rien qpe
des dons inférieurs. A l'un une profonde culture, à l'autre une 'm-
struction à peine effleurée qui témoigne du mépris que nous faisons
de son intelligence. Qu'en réalité il ne soit pas accordé suffisamment
à la culture sérieuse des facultés féminines, qu'en priac^)e trop
d'hommes s'exagèrent le défaut d'aptitudes sérieuses dans le sexe
féminin, nous ne le contestons pas. L'erreur de M. Mill est decnûre
à un parti-pris de dénigrement et même d'abrutissement. Il ne pa-
raît guère douter que tout le monde, excepté les émancipateurs de
la femme, ne professe sur son intelligence et sur son rôle les idées
du bonhomme Ghrysale. Nous ne savons si l'école des Chrysale do-
mine en Angleterre, ou plutôt nous savons le contraire. En France,
on peut affirmer qu'elle n'a guère d'adeptes parmi ceux dont l'opi-
nion compte. C'est bien à tort qu'on attribue parfois à Molière loi-
même les idées des Chrysale et des Amolphe. Sans aller beaucoup
au-dessus d'un idéal tout domestique et encore bourgeois, ce ferme
et judicieux e^^prit, se tenant à l'écart de toutes les exagérations,
oppose des jeunes filles parfaitement élevées aux précieuses ridi-
cules et aux sottes prétentions des fausses savantes; il attaque, on
sait avec quelle insistance et avec quelle verve, les idées surannées
qui fondent la sécurité et le bonheur du mariage sur Tignoraoce et
l'esclavage des femmes. Le modèle qu'il propose n'est pas Agnès,
c'est Henriette, et certes l'idée de donner aux femmes toute espèce
d'instruction saine et solide eût trouvé sympathique l'esprit du
grand comique moraliste, contemporain de tant de femmes distin-
guées. La remarque n'est pas déplacée au moment où le nom de
Molière est plus d'une fois l'occasion de confusions assez étranges
dans cette ques^'on de la femm« (1).
C'est à tort que M. Mill a transformé ses contradicteurs en de
serviles échos de ces temps oii la femme est renvoyée exdusivenent
aux soins matériels, a Rentre chez toi, dit le fils d'Ulysse à Péné-
lope dans Homère^ retourne à ton ouvrage, à ta toile et i ta que-
nouille , distribue leur tache aux servantes, mais laisse la parole
aux hommes, et surtout à moi qui ai l'autorité dans la maison. » A
(I) Notre lllastpe contemporain Inî-môme, Victor Cousin, n'a-t-îl pas ftît nn pco
cette coarnsion dans un morceaa, aassi jadlcieux (ftt'éloq^nt, ^ù î! recominawi» *
euUiver Veapùi dea femmes et où il déclan n^tie pat aur ce point de Italie ^ ''^
lière!
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L'ÉUAirCIPATIOII DES FEHUES. 667
qoi persnadera-t-on que nous renyoyom ainsi les femmes k la que-
nouille du bon vieux temps? Bien volontiers nous leur donnons la
parole; nous demandons seulement que soit gardée la loi snprâme
de leur sexe, cette pudeur qui dans les assemblées politiques et les
clubs met un sceau sur les lèvres, infans rmmqut pudor^ dit Ho-
race. L'objet que s'est proposé M. Mill va bien plus loin. L'idée
qu'il développe, c'est que la femme est pour l'intelligence, comme
à tous autres égards, sauf peut-être pour la force physique, et en-
core il n'est pas bien sûr que notre avantage là aussi ne soit à ses
y^u un pur effet de l'éducation, absolument l'égale de l'bomme.
Pour parler d'une manière plus conforme à son point de vue, elle
est non pas pas seulement son égale, mais sa semblable. C'est en
effet sur oette thèse uniquement qu'il appuie la rigoureuse égalité
des droits civils et des droits politiques pour les deux sexes, charte
future de l'humanité dont il se présente comme le précurseur au
nom de la raison et de la logique, et, comme il dit, de la justice*
Qu'elle porte sur l'intelligence ou sur tout autre point, nous
avouerons que la querelle de préséance entre les deux sexes nous a
toujours paru ridicule et oiseuse. Quant à l'idée de la parfaite éga-
lité et plus encore de h parité intellectuelle de Thomme et de la
femme, comment ne pas voir qu'elle est de tout point une idée
Causse? Et d'abord peut-on se flatta* de la résoudre soit par de
simples affirmations, soit par une argumentation purement logique
comme celle que met en avant l'auteur du livre sur YassujHtme^
menl des femmes? Établir en ce genre des parallèles est une opéra-
tion des plus périlleuses, si même elle n'est tout à fait chimérique.
Tel par exemple possédera ce genre de pénétration qui lit dans les
cœurs, tel aura l'espèce de sagacité qui réussit à voir clair dans des
problèmes scientifiques compliqués. A qui donner la préférence? Je
ne le sais, et j'ajoute qu'il m'inoporte assez peu de le savoir. Y a-t-il
donc une commune balance où l'on puisse peser les écrits d'une
Sëfîgné et les œuvres d'un Laplace? Il y a des comparaisons qu'ua
bon esprit n'aime pas à faire, surtout avec le parti-pris de décerner
«ne supériorité absolue ou de déclarer rigoureusement un ex œquo.
Laissons ks diversités à leur place, admirons des qualités admi-
rables en effet, chacune dans leur genre, et gardons-nous bien de
chercher mathématiquement la mesure de la valeur intellectuelle
de l'homme et de la femme. C'est ce que M. Proudhon a fait chez
nous avec une ridicule prétention de rigueur à laquelle je ne fais
pas certes l'injure d'asshniler entièrement le procédé de M. Mill.
Proudhon, qui s'est proposé d'émanciper tant de choses, s'arrêtait
devant rémaacipation politique de la femme. Il fait plus; il déclare
la femme inférieure sous tous les rapports à l'homme, il prétend
exprimer cette infériorité relative qu'U exagère sans mesure par des
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668 REVUE DES DEUX MONDES.
chiffres destÎDés à marquer la mesure en moins de ses capacités
politiques et civiles. Ainsi il lui plaît de représenter la force phy-
sique de rhomme par 3 et celle de la femme par 2. Plus arbitraire-
ment peut-être encore il représente par la même proportion la force
intellectuelle des deux sexes, et même leur force morale, celle-d
n'étant pas moindre chez la femme, à en croire le paradoxal et très
peu galant auteur de la Justice et la révolution. Multipliant ces trois
infériorités les unes par les autres, le grave docteur du socialisme
arrive à cette conclusion, digne des prémisses, que la part d'in-
^uence des femmes dans la société relativement à celle des hommes
ne doit être que de 8 à 27. Ceci est bon à renvoyer à Rabelais. A
quelle période de l'humanité rejetterait la moitié féminine du genre
humain cette belle application d'une prétendue méthode mathéma-
tique? Faut- il rappeler qu'un des griefs de ce défenseur résolu et
systématique de l'idée de progrès était l'esprit religîeux et conser-
vateur des femmes, leur passivité, qui fait selon lui le fond même
de leur nature à la fois exaltée et docile? Ennemi du sentiment, il
voyait un mal, le plus grand des obstacles, dans leur influence. Il
en eût fait plutôt des servantes que des citoyennes.
Dans son parti-pris d'exalter les mérites intellectuels des femmes,
M. Mill va jusqu'à regarder comme ime concession injurieuse l'opi-
nion qui leur accorde la plus glorieuse des supériorités, la supé-
riorité morale. Il sort de son impassibilité habituelle pour traiter
avec une singulière dureté, avec emportement même, cette opinion
qui n'a rien pourtant que de fort honorable pour les femmes. Ne
lui dites pas que, supérieures par le cœur le plus ordinairement,
par le dévoûment, les femmes ont aussi cet avantage, attesté par
les [statistiques officielles, de présenter un moindre nombre de
crimes. Il ne voit là qu'un éloge ironique. C'est, dit-il, comme si
on louait les nègres esclaves de ne pas commettre les crimes qu'en-
tratne l'état de liberté. Singulier honneur, pouvons-nous dire ànotre
tour, que leur zélé panégyriste fait aux femmes! Ainsi il ne leur
manque pour nous égaler par le mal que de les laisser libres! Li-
vrées sans frein à leurs intincts, elles rivaliseront avec nous sar ta
liste des crimes et délits ! Elles n'auront guère moins de détentions,
de prisons et d'amendes! Oh! le bel éloge et la glorieuse perspec-
tive ! Heureusement, avec plus de justice que M. Mill, il faut recon-
naître que c'est dans les classes mêmes où les femmes jouissent
d'une plus grande liberté que leur criminalité attestée par les statis-
tiques apparaît la moindre. Oui, dût M. Hill en être humilié pour
sesjclientes, dût-il accuser cette louange elle-même d'être, selon
ses expressions, « un rabaissement niais des facultés intellectuelles
et un sot panégyrique de la nature morale de la femme, » nous leur
reconnaîtrons, ce que tous n'accordent pas, d'être meilleures en
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L'EMANaPATIOIf DES FEMMES. 069
général que le sexe fort, plus aimantes, plus constantes dans leurs
affections malgré le dicton de François P' et de tant de poètes, et
charitables de telle façon que notre charité parait souvent auprès
de la leur bien pâle et bien froide, plus constantes aussi dans la
donieur, plus patientes, plus résignées et douées de cette force
d'âme qui accepte et brave la souffrance quand la conviction, le
cœur est en jeu. Voilà qui va nous mettre fort mal avec les hé-
roïnes de l'émancipation. De la souffrance, elles en ont assez; de la
patience et de la résignation, elles n'en veulent plus. Et pourtant
cet éloge vaut pour le moins la supériorité intellectuelle, et cette
supériorité intellectuelle, qui ne serait sans la valeur morale qu'une
supériorité diabolique, nous voulons aussi qu'on la leur concède pour
certains genres. Non, on ne déprécie pas l'intelligence de la femme
en reconnaissant qu'elle n'a ni ne peut avoir la force qui crée et qui
combine, là puissance inventive au même degré que l'homme. Pour-
quoi n'a- 1- il été donné à aucune, même dans les conditions de liberté
qui ont permis à quelques-unes de prendre tout leur essor, de n'être
ni un Homère, ni un Âristote, ni un Platon, ni un Newton, ni un Des-
cartes, ni un Corneille, ni un Molière, ni un Bossuet, ni un Montes-
quieu , et , dans des sortes de talens qui paraissent un peu plus à
leur portée, ni un Gluck, ni un Michel-Ange? Et à qui M. Mill per-
8uadera-t-il que, si cette force de combinaison et d'invention, cette
faculté créatrice en un mot, qu'elle s'applique aux sciences, aux
arts, à la mécanique, est moindre chez les femmes les plus heu-
reusement douées, cela dépend de leur assujetiissemeni et non de
leur organisation naturelle, qui en donne l'explication si aisée et
de tant de manières?
Nous voici arrivés au point le plus important et le plus litigieux
de la controverse. M. Mill, au nom de sa théorie d'égalité, réclame
pour les femmes le droit de suffrage. Eh bien! fallût- il accepter ses
conclusions sur ce point, nous ne donnerons pas raison pour cela à
son argumentation. Nous ne croyons pas qu'il y ait un rapport né-
cessaire entre les droits politiques et la proposition de l'égalité intel-
lectuelle des sexes. On pourrait regarder la femme comme inférieure
à l'homme en intelligence sans pour cela conclure à une incapacité
absolue qui lui ôterait le droit de voter. Bien des individus infé-
rieurs par l'esprit jouissent en fait de ce droit. On pourrait d'un
autre côté accorder l'égalité d'intelligence chez la femme et lui con-
tester l'usage des droits politiques, si la politique ne parait pas
être son vrai rôle et sa vraie destinée, et si cet usage entraînait
pour la société moins d'avantages que d'inconvéniens. Voilà de
quelle façon, afelon nous, la question doit être posée. Cn vain paral-
lèle sur la valeur intellectuelle respective des deux sexes n'a pas ici
la portée qu'on lui suppose. Que m'importe que la femme soit aussi
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670 BETUE DE» DRIIZ liODIBES.
intelligente que l'homme^ si son intervention dans la pc^tiquei
contre des obstacles naturels., d die rend la faoïiUe inpossibh, â
do moins elle la compromet grayement daim soq exLsIeiioe physi-
que et dans ses conditions d'harmonie morale?
Cela ne veut pas dire d'ailleurs que M. Sftill ait réussi à pnmver
les aptitudes politiques des femmesw Ses exemples historiques ont
peu de valeur. Elisabeth et Catherine ont pu être de grandes sou-
veraines; s'ensuit-il nécessairement que les femmes aient en géné-
ral les qualités qui font le bon électeur? Outre que ces persomiages
pouvaient être des exceptions par leurs qualités innées, plus rappro-
chées de notre sexe que du leur, outre aussi que pins d*une panai
les femmes-rois dont l'histoire atteste le sage gouvera^nent a sa
employer souvent avec beaucoup de savoir-faire des ministres ca-
pables, il faut remarquer qu'elles faisaient ici leur métier, c'est-
à-dire kur spécialité^ de régner. La politique était leur vie, lair
élément. Il serait déraisonnable d'attendre de l'immense majorité
des femmes de notre société bourgeoise et démocratique si occupée,
si concentrée dans les tâches intérieures, une vocation politique si
exclusive, et rien ne paraîtrait moins à désirer. D*une façon géné-
rale, l'aptitude politique est fort rare chez les femmes. Elles sente»t
plus qu'elles ne raisonnent. Même politiquement, comment ne pas
iaire observer -d'ailleurs que leur influaice est grande quand elles
se bornent à représenter les grands courans de l'opinion? Elles
a'émeuvent au nom du sentiment moral ; elles portent en bien, en
mal, la flamme de la passion dans la politique* Raisonner <te sang-
froid et avec un peu de suite, raisonner sans que le sentimoitait
tranché la question, même avant que la phrase destinée à exprimer
leur jugement soit achevée, est ce qu'il y a de plus rare an monde
chez les femmes qui sont véritablement femmes. C'est sans doute ce
qui faisait dire à un contemporain célèbre, H. de Lamennais, avec tn^
de sévérité, je le crois : a Je n'ai jamais rencontré de femme qui fût en
état de suivreun raisonnement pendant un demi-quart d'heure. Elles
ont des qualités qui nous manquent, des qualités d'un charme par-
. ticulier, inexprim^Me; mais, en fait de raison, de logique, de puis-
sance de lier des idées, d'enchaîner les principes et les conséquences
et d'en apercevoir les rapports, la femme, môme la plus supérieoit,
atteint rarement à la hauteur d'un homme de médiocre caparité.
L'éducation peut être en cela pour quelque chose, mais le fond de
la différence est dans celle des natures. » Un moraliste qui a bien
connu les femmes, La Rochefoucauld, avait vu à l'œuvre les femmes
politiques du temps de la fronde. Cela ne paraît pas lui avoir in-
spiré une admiration démesurée pour elles à ce pwnt de vue. Ce
qu'il remarque partout chez les fenwnes, c'est le sentiment. Pari^'
t-il de leur esprit, de leur raison, voici en quels termes i! ^^^
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l'émancipation des femmes. 67t
loue : « qfoand elles ont l'esprit trien fait, j'aime mieux leur conver-
sation que celle des bommesç on y trouve une certaine douceur qui
ne se rencontre poioft parmi nous, et il me semble, outre cela,
qu'elles s'expliquent avec plus de netteté et qu'elles donnent un
tour plus agréable aux choses qu'elles disent. » En indiquant ce
qui fait leur cbarme, il indique aussi ce qui fait leur force. C'est de
fa même maiière que les a jugées La Bruyère dans un charmant
et profood chapitre. Les femmes de ia révolution ne me foot pas
plus ardre à leur vocation pour la politique que les femmes de la
fronde. Elles agissent par entraînement, passion, parti-pris, pous-
sent sans cesse aux mesures violentes. On sympathise avec Marie-
Antoinette, femme, mère, martyre, mais ce n'est pas certes en elle
f homme d'état que l'on admire. Si grands que soient l'héroïsme et
l'esprit de M"'' Roland, peut-on en faire cas comme chef de parti et
comnae ministre? Et nous citons la femme la plus distinguée de la
réTolution; nous abandonnons k l'horreur qu'elles inspirent la lie
des politiques femelles de la rue et du ruisseau. Au reste. M"* Ro-
Imd ne plaidait point peur l'égalité intellectuelle de son sexe avec
le nôtre; loin de là. v Je crois, écrivait-elle à Rose d'Antic, je ne
dirai pas mieux qu'aucune femme, mais autant qu'aucun bomme^
à la supériorité de votre sexe à tous égards. »
En droit comme en fait, les argumens de M. Mill et des axrtres
émanclpateors de la femme au point de vue politique, — et parmi ces
derniers on peut chez nous citer M. Jules Favre, qui réclamait ces
droits dans une conférence publique ei^i870, — viennent échouer
de?ant des objections que même le progrès intellectuel et moral des
fenmes, si grand qu'on le suppose dans l'avenir, ne saurait affaiblir
sensiblement. C'est un droit pour les femmes de voter, dit M. MilK
Nous le nions. La théorie, en elle-même fort contestable, sur laquelle
nous nous appuyons pour conférer à tous les hommes le droit de
niffrage, n'empêche pas des conditions d'âge d'être requises. On
admet qu'on peut y joindre aussi des conditions de résidence et
d'instroetîoo. La qualité de créature humaine ne suffit donc pas par
elle-même pour impliquer nécessairement le droit au vote, et pour
que le sexe cessât d'entraîner aucune incapacité et d'être, comme le
dit M. Mil], « une circonstance aussi indifférente que la couleur des
cheyeux et de la peau; n il faudrait établir ce droit sur des conve-
nances d'utilité publique et l'appuyer sur un intérêt évident pour le
sexe féminin lui-même. Qu'un certain nombre de femmes fût fort
capable de l'exercer, cela ne fait pas question. Est-ce une raison
suffisante pour lever la barrière? On répondra non, si la constitu-
tion des femmes, sujette aux maladies, aux grossesses, leurs de-
voirs domestiques si éten<Jus, si absorbans, leur nature vive, pas-
sionnée, y ci-éent de sérieuses et habituelles difficultés. A ces
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(572 fiEVU£ D£S DEUX MONDES.
raisons dédsiyes, surtout si on les prend dans leur ensemble, on
ajoutera que, quoi que prétende à cet égard H. Mill, les femmes
n'ont aucun intérêt sérieux à voter, qu'elles ont d'autres manières
d'exercer leur influence soit dans les questions qui les touchent
particulièrement, soit dans les intérêts généraux. On s'arrêtera
devant ce péril de créer dans les ménages une source de divi-
sions redoutables. Enfin comment ne pas reculer devant une dernière
conséquence? La femme électeur, cela est de la dernière évidence,
ne signifie rien, si réligibilité ne s'y joint. Il faut donc des corps
représentatifs de femmes. Seront-ils confondus avec les hommes?
seront-ils distincts? Le ridicule ici est plus qu'un jugement su-
perficiel de pareilles combinaisons; il accuse à fond l'erreur des
principes. Si les femmes se comportent politiquement de manière à
ne faire que doubler pour ainsi dire les hommes en prenant leur mot
d'ordre, où est la nécessité de les faire électeurs et députés? Si elles
doivent agir contrairement, quel péril I Ni la famille ni l'état n'f
résisteraient. Gela ne serait pas même à discuter, si des noms
comme ceux de Gondorcet, de Sieyès, de M. Mill, ne commandaient
l'examen et n'appelaient la réfutation. II y a un mot connu en An-
gleterre, c'est que le parlement peut tout, excepté faire d'un homme
une femme, et réciproquement. C'est à quoi ne réussira pas non
plus la campagne émancipatrice. En vérité, le tort de H. John Stoart
Mill n'est-il pas d'avoir écrit un livre pour ainsi dire sans sexe!
Est-ce bien en réalité des femmes qu'il y est question? Nulle alla-
sion à leur qualité de filles, de mères, d'épouses. Ces noms n'y sont
même pas prononcés. On croirait qu'il s'agit non d'un sexe différeot,
mais d'une race opprimée, probablement d'une variété de ïespèce
qui, moins robuste, est tenue dans la sujétion par une variété plus
vigoureuse, fort méchante, et qui unit aux plus pervers instincts
les plus noirs calculs. Elle a ourdi en effet, cette race aussi astu-
cieuse que cruelle, le plus savant complot pour soumettre la variété
plus faible à un joug éternel. Elle a eu l'art perfide d'inspirer à
cette variété subordonnée l'idée de sa propre infériorité. Elle entre-
tient chez elle une ignorance systématique qui l'empêche de raison-
ner et n'en fait qu'une variété gracieuse, si l'on veut, un jouet ai-
mable, un agréable instrument de sociabilité. C'est ainsi qu'il y a
des gens qui crèvent les yeux au rossignol pour qu'il chante mieux.
De quel côté sont les préventions, les appréciations fausses dont les.
émancipateurs accusent leurs adversaires? On peut sans doute en
juger maintenant avec connaissance de cause.
IIL
Les émancipateurs sont-ils plus forts lorsqu'ils veulent réformer
le droit civil et la situation faite aux femmes dans les emplois in-
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l'émancipation des femmes. 673
dastriels ou dans les autres sphères du travail? Nous avons admis
que leurs critiques peuvent être fondées sur plusieurs points dont
nous n'avons pas contesté l'importance; mais là encore comment
leur concéder le point principal, l'égalité complète, absolue, des
droits de la femme et du mari dans tout ce qui touche à la direction
de la famille et à la gestion des intérêts? Le pouvoir marital est
battu en brèche. Et qu'on ne croie pas qu'il soit attaqué seulement
par les enfans perdus du parti émancipateur; tous, M. Mill en tête,
veulent TefTacer de la loi. On ne peut s'exprimer là-dessus avec
plus de netteté qu'il ne le fait. «Il est parfaitement .évident,
dit-il , que les abus du pouvoir marital ne peuvent être réprimés
tant qu'il reste debout. » — Citons encore cette phrase qui est un
acte d'accusation en règle contre la constitution actuelle du mariage
et l'affirmation la plus décisive de l'esclavage de la femme : « le
mariage est la seule servitude réelle reconnue par les lois; il n'y a
plus d'esclave reconnu par la loi que la maîtresse de chaque mai-
son. )> En France, comme aux États-Unis et en Angleterre, l'article
du code qui parle de V obéissance de la femme est dénoncé avec de
véritables clameurs d'indignation. Ce mot malsonnant parait une
brutalité législative indigne de nations policées. Pas un seul des
écrits, des discours où les droits de la femme sont revendiqués, dans
lequel cet affreux article ne soit pour ainsi dire souffleté. Dans une
conférence sur la femme au dix-neuvième siècle^ M. E. Pelletan
s'en prend à Napoléon 1'' au sujet de cet article, dont il l'accuse
d'être l'auteur. Parler de l'obéissance de la femme, c'est organiser
le mariage comme un régiment; parler de la protection due à la
femme par le mari, c'est faire une injure gratuite aux hommes. Le
malheur est que le coupable est non pas Napoléon, mais saint Paul.
Il est assez singulier de voir les émancipateurs tirer à eux l'autorité
du grand apôtre parce qu'il a dit que le christianisme « ne connaît
ni libre ni esclave, ni homme ni femme, » ce qui signifie que la loi
chrétienne s'étend à tous. La soumission n'en est pas moins prescrite
textuellement. Il est évident que cette soumission a pour limites la
loi morale et la loi religieuse, et qu'elle n'implique pas plus le droit
au despotisme que la consécration de l'esclavage. 11 çst puéril de
s'en prendre à une question de mots. Les idées de commandement
et d'obéissance se fondent et doivent se fondre de plus en plus, cela
est évident, dans l'entente mutuelle qui suppose dans les rapports
une égalité de fait.
Quant à l'égalité absolue, il faut tout l'aveuglement des éman-
cipateurs pour ne pas voir qu'elle est impossible. Ne fautr-il pas
qu'en cas de conflit la question de droit soit résolue? Une autorité
indivise, restant perpétuellement incertaine, aurait de tels inconvé-
Tom CI. — 1872. 43
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9lif BBTCfB m» DêVX lM»II)£8«r
mens, présenterait de telles cfianees d'anarchie, qa'il vandraît
mieux trancher la qerestion en faTenr de la serpériovité de» femioes
seton le système Far nbafn. La loi: la résout en faveur de rhomne,
constitué chef de famille. Wne pareille loi est^-elle donc à défendre?
IViest-elIe pas fondée en raison, en nécessité, s^il est reeomiu qne
Pfaomme a, pour ce rôle de gouvernement plus de qualités que n'eo
offre habituellement la flemme? Est-il donc vrai, comme le prëteoë
encore l'auteur du livre swr Yassujetlissement éDes femmea^ que a fe
plus souvent la famille est pour son chef une école d'entétemeDt,
d'arrogance, de laîsser-aller sans limite, d'un égoîsme raffiné, etc.?»
Le mal que font des accusations si âpres et ainsi générafisées ne
safuraît être passé sous silence. Je ne connais pas d'injore pins
grave jetée à la famille moderne que ne Test celle que M. Mill
prend si peu de soin d'atténuer. Ainsi le plus souvent la famille est
corrompue dans soni chef, et elle Test par le fait de la légishtion,
par l'action directe de la prescription de Tobéissance. En vérité
c'est accorder aux effets de cet article une importance bïen exagé-
rée, et on peut dire qu'il n'^a mérité « ni cet excès d'honneur ni
cette indignité, n Oà ont -ils vu, ces accusateurs de la fsimille,
dans sa constitution présente cette obéissance prise ainsi à la lettre
le plus soueent? Est-ce que le mariage n'offre pas dans la plupffft
des cas l'image de ces compromis de volontés, de ces arraogemens
à l'amiable qui font que la société ressemMe bien peu au code pris
dans tonte sa rigueur? Et les supériorités véritables ne savent-eHes
pas bien aussi se faire leur part et leur place? Serait-ce une fic-
tion, un Vcaîn jeu de mots de prétendre que, dan» les unions rà la
supériorité réelle est du côté de l'épouse, c*est le mari qui règne et
bien r(?ellement la femme qui gouyerne?
Que l'autorité maritale puisse faire dans un certain nombre de
cas la place légalement plus grande à l'initiative et au pouvoir des
femmes, que le code de la famillle soit à quelques égards sujet à
révision dan» ce sens, ce sont là questions de mesure et de pratique
qui restent indépendante» de la question de principe. On répète
sans cesse que les homme» ont fait le» loi», et le» ont faites pour
eux. Ce dernier point est loin d*étre ausn vrai qu'on le prétend;
mal» il suffirait que la balance eût penché quelquefois de ce c6té,
ou que des lois qui* ont eu leur raison d'être dan» Fétat social ne
trouvassent plus la même justification dans les mœur»^ peur qne
certaines dispositions légales fussent soumises à un nouvel eiunen»
C^est le devoir d'ailleurs de la société de donner à la femme cette
forte éducation qui augmente sa valeur morale et déreloppe M
aptitudes.
Yoilà en quel sens en peut accueillir Ib» nédamation» sur le dé-
faut de protection suffisante à la faiblesse du sexe féminin, les
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L'ilUNClPATION DES FE20IES. 676
pittoates sur rirapiuiilé trop faabiiueUe de la séduction, sur la trop
grande indulgence avec laquelle est traité l'adultère de Thomine.
Le» plus modéras d'eotre les émaacipateurs oat un remède tout
trouvé non-seulement pour ce dernier cas, mais pour tous les cas où
le naariage Ji'offoe pas l'image de Tharmonie : c'est le divorce rendu
facile. Il est très douteux qu'ils entendent mieux ici qu'ailleurs le
ivéaritableavantaige de la £&œme, si puissamment întéx*essée i. Fin-
disBoluhUité du lien conjugal, hors un petit nombre de cas auxquels
la Béip&ratiûn de corps suffit le plus souvent à 4>hvien Dans toutes
ces questions, la sitoation de la iemme pauvre nous parait nxériter
d'être pd'ise en considération plus peut-être encore que celle de la
feimnede ladasserîch^et delà olajsse moyenne. EUeest trop souvent
livrée aux mauvais* trâiiemens. Si dans la classe supérieure la femme
obtient; du mail des respects «t des égards haUtuels , si le temps '
n'^st plus o& fieaumanoir écrivait « qu'il Joist à l'homme de battre
sa [emme sans mort et jsans mébaing (mutilation)^ » et prenait soin
d'indjquer coanme donnant ce droit les cas où elle ne veut pae obéir,
où elle le isaudit, où eUe le démejit, dans les classes ouvrièi'es les
mauvais traitemens allant jusqu'aux voies de fait ne sont pas rares.
La séparation n'est-elle pas un remède bien héroïque? Peut-on es-
pérer d'arriver à une répression eflicace de ces odieux abus de la
force? n'est-ce pas encore ici l'affaire moins de la loi que du progrès
des nuBurs?
On peut concéder aussi que dans les classes riches ou aisées les
dispositions légales relatives. à la possession et L la disposition des
biens restreignent trop k certains égards la part d'action laissée aux
fenifhes. Il n'est que trop possible à un mari, qui peut-*être doit
tout à sa femme, de lai tout ôter, jusqu'à ses moyens d'existence.
Des esprits pratiques, des jurisconsultes, indioent à penser qu'il
eerait juste de réserver k ia femme une partie de sa dot et de lui en
laisser ladministration. U y aurait là, selon eux, pour les femmes,
•une atile initiation à l'intelligence des al£iires, une gaiantie contre
les prodigalités ou les <entreprlses ruineuses du mari. Uue telle me^
sure serait facilitée chez nous par le développemeat de li richesse
mobilière. N'en trouve- t-on pas jusqu'à un certain point l'analogue
en ABgleterre? Les femmes, trop souvent annulées par l'omnipo-
tence du ma^ri, y trouvent une sorte de garantie dans la sage pré-
•caution qui fréquemment remet la dot k des Gdéicommissaires^
lesquels n'en servent que le revenu. U ne faut pas non plus qu'à
forme die traiter la £emme en incapable en la rende telle. C'est .a^ler
bieii loin peuX-ètre que de remettre, comme nous le faisons en
rFraaoe, aa mari toute l'administration des immeubles particuliers
de la femme, que d'interdire à la femme de signer un bail, d'alié-
ner même ses biens paraphernaux sans le consentement de son
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676 REYUE DES DEUX MONDES.
mari, d'entreprendre un commerce, même séparée de biens. Nous
ne tranchons pas ces questions délicates. C'est à la discussion de
montrer dans quelles limites sont possibles les extensions de droits
qu'on réclame. Le passé nous montre d'immenses progrès accom-
plis au profit des femmes dans ces questions à la fois économiques
et morales. La dot elle-même en fut un des plus décisifs. Elle a
inauguré leur affranchissement. Quel pas aussi a fait l'égalité des
filles et des enfans mâles devant l'héritage dans le droit moderne!
Il n'appartient à personne de prononcer que cette carrière soit ache-
vée; il suffit d'écarter les folies compromettantes.
Faut-il suivre les réclamations émancipatrices dans le champ da
travail et de l'industrie? Pourquoi leur laisserions-nous le privilège
de certains vœux légitimes et le soin de chercher des remèdes à
des maux trop réels? Quel cœur ne s'est ému des souffrances de la
femme? Ne sont- ce pas des publicistes, des économistes qui, sans
invoquer de grands mots trompeurs, se sont dévoués à signaler le
mal, à le décrire, à chercher les moyens de le combattre? Il y a des
émancipateurs de la femme qui veulent l'affranchir même de la loi
du travail. Ils la relèguent dans la famille, comme si toutes avaient
une famille, et comme si celles qui y vivent n'étaient pas contraintes
plus d'une fois d'y apporter par leur travail un supplément de sa-
laire. S'il est vrai que les hommes usurpent certains emplois, les
femmes ne peuvent, sous la loi du travail libre, en être investies
qu'à la condition de s'en montrer capables. C'est d'ailleurs aux
chefs d'établissement à employer les femmes, lorsqu'ils le peuvent
sans préjudice. La loi n'agit directement que pour les administra-
tions publiques où leur part s'est accrue, par exemple dans les
postes, le télégraphe, etc., et où elle peut, où elle doit même,
selon nous, s'accroître encore. La loi, en favorisant l'instruction qui
rend les femmes aptes à plus d'emplois variés dans les travaux mêmes
de la main, peut avoir aussi une heureuse influence en diminuant
la concurrence exclusive qu'elles se font à leur détriment dans un
petit nombre de carrières qu'elles encombrent. Nul doute qu'il n'y
ait de ce côté beaucoup à faire; nul doute que les femmes ne pais-
sent être, et, selon toute vraisemblance, ne doivent être appelées à
tenir une place croissante dans hs professions libérales. On rap-
pelait ici même (1) récemment qu'aujourd'hui le nombre des étu-
diâmes de l'université de Zurich s'élève à 63, dont 51 suivent les
cours de la faculté de médecine (AA Russes, 1 Anglaise, 3 Suis-
sesses, 3 Allemandes), et 12 les cours de la faculté de philosophie.
Il s'y ajoutait 17 élèves qui ont quitté l'université depuis 1867
sans avoir fini leurs études, et 6 qui ont été reçues docteurs en
(1) Voyec U R$vuê da l** août 1872.
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l'émancipation des femmes. 677
médecine. Ui\e dame d'un mérite distingué vient d'être élue mé-
decin à l'hôpital pour les femmes à Birmingham. Elle est le sixième
des docteurs féminins qu'ait formés l'université de Zurich. Â Lon-
dres, à Boston, on cite des faits analogues. Les soins médicaux
que réclament les femmes dans certains cas, et les enfans jus-
qu'à un certain âge, ne paraissent pas au-dessus des capacités fé-
minines. De même, chez nous, plusieurs femmes ont, dans toutes
les facultés, pris leurs grades. Ces symptômes ne doivent pas être
négligés. Comment ne pas remarquer que dans cette voie, où il se-
rait désirable qu'on eût avancé davantage, nous avons plutôt rétro-
gradé? Le passé faisait bien souvent aux femmes la part meilleure,
dans les professions libérales et dans le travail intellectuel.
Que l'on accueille de telles idées, rien de mieux. L'émancipation
de l'ignorance, de la misère et du vice, voilà la seule et la véritable
émancipation. On ne la rencontrera pas en dehors de la vieille mo-
rale et dans de chimériques proclamations de droits. Le mouvement
émancipateur se platt à se présenter lui-même comme une des ma-
nifestations du généreux travail d'une société qui semble s'être
donné pour tâche de sonder toutes les plaies pour les guérir. II y
aurait trop d'aveuglement à l'en croire sur parole. L'émancipation
des femmes, dans les termes où elle se pose, est une application
qui s'ajoute à beaucoup d'autres de l'idée de fausse égalité qui veut
se faire accepter quand les conditions de la nature et de la société
la repoussent : égalité niveleuse qui ne respecte pas plus l'intégrité
de la famille que les droits du capital, qui s'inspire chez beaucoup
de l'orgueil et des passions sensuelles, et qui se reconnaît à ce signe
qu'elle élève partout de jalouses compétitions et de haineuses riva-
lités. Elle parle toujours de droits, jamais de devoirs. Elle énerve et
elle excite, elle met l'esprit de révolte à la suite des mots mal com-
pris de justice, d'humanité, de progrès. Peut-on traiter légèrement
de tels symptômes? Ne menacent-ils pas la famille et jusqu'à l'état?
N'existe-il pas enfin une sorte de solidarité entre toutes les théories
antisociales qui rend certaines thèses plus dangereuses aujourd'hui
qu'à d'autres époques? Assurément le ridicule joue dans quelques-
unes de ces revendications un rôle qui semble en atténuer le péril.
Suffit-il à le faire disparaître? Ce serait une chose sotte, cela est
sûr, mais ne serait-ce pas une chose fâcheuse et redoutable aussi,
au milieu de tant de causes de fermentation et de dissolvans aux-
quels elle viendrait se joindre, qu'une absurde guerre de sexe s'a-
joutant à une guerre de classes dans nos ;»ociétés troublées?
Henri Baudrillart.
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SOUVENIRS
DE L'ADRIATIQUE
I.
Lk DA.Lifàrifi BT LBS .5I.Â¥.Eâ MI SOft.
Les Serbes, les Croates, tes Dalma^les ont un petit livre qu'on
tronre partout cfae? eux, même dans le moindre village. Ce Tdame
^e quelques pages est intitulé Anrmaire des Slaves du sui^ hkn
qu'il en paraisse plusieurs édîtiras assez 'semblables outre elles, il
«s'imprime surtout à Zagabria. Ouelques détails sor les bais de
Croatie et sur les princes serbes, sur leurs guwres contre tes flon-
-groîs-et les Turcs, quelques conseils pratiques, des légeoécset des
icbants nationanx le remplissent tout entier; mais ce qui fimppe sur-
tout le lectemr étranger, c'est 3a première page; elle contient uh
ftaiûem des Slaves <fui habitent l'Autriche méridionale et Y'Bsnfm
)Ottoman« lis sont au nombre de li nûllions, partagés entre b^
«u huit provinces. Le voyageur 'entre rarement dans ame maison en
tces pays sans y voir cette liste placée i côté du «calendrier, ownmB
-A chaque jour la race devait se rappeler <3ombien<eUe 'Compte d'en-
fans, quelles destinées diverses ThistoniB a faites k ces membres
d'une même famille.
-Ces mots Slaves du Bud, par T)pposition aux SI fnrlIiMs de Tchè-
ques, de Polonais eft de Russes qui -occiqïent le «nord du Danube,
désignent une population qui parie une même langue, diversifiée,
il est vrai, par des dialectes. Les Bulgares sont la fraction la phs
orientale de cette race ; viennent ensuite les Serbes, les Sclavons,
les Croates, les paysans du territoire de Trîeste, les habitans des
princîpalités de Goritz et de Gradisca, du duché de Carniole, du
marquisat d'Istrie, de la Dalmatie, sans compter un tiers de la Sty-
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rie et'Cle b Gariaidiie et la plus gnovâe portœ de? c<mfiiis mîIitaJFesM
ka centre nov^troiwons te» Boaniaqnesyles ^enx Sevbes et les Her-
zégoribieD». De ces Slaires, 14&^9006< soaK indépendaiBs, plus de^
ê millions subissent la dommatioB ottmnaDe^ % mÛlions i/2 appar-
tiennent à rAutricba-Hongrie. Oa voit facîlemeDt qu'ils sont xé-
pancAis dans de vastes crainrées dont les^ tinaites n'ont rien de pré-
eis. Hls se trouvent d«i reste partout mêlés à des hommes d'au/très
races, aux Magyars^ aux Allemand», aux Bioumains, aux Turcs, aur
Italiens, aux Gvecs môme et aux Albanais^
De touies ces^ provinces, lai Dalnatie' est peut-être ceNe qui peir-
met lie mieux de comprendre ce qu'il fant penser des aspirations des:
Slaves dn sud. Seule, depuis que ces peuples ont passé le Danube,
elle s'honore d'une cultare intellectnelle qui remonte à quatre
siècles;' elle pc^sède une riche littéralape, des archives phis riches
encore; elle a un passé qui commence à être bien connu, qui: ex*
plique non>-seuIement Tétat actuel de ce pays, mois les* difficultés
eontre lesquelles luttent ses voisin» d^ môme race. €'est aux écri-
vains datmates, aux c&artes: conservées à Raguse que tes Croates^,
les Sclavons, toutes ces vieilles prmfcîpawtés qui ont en une* histoire
SI obscure, demandent aujouard'hui lé peu qu'elles peuvent savoir
du rôle qu'elles ont joué autrefois. Gouvernée par Venise, puis par
l'Autriche, la Dalmatie s^est pénélfrée dies icKesde TËurope, non-
seulement beaucoup plus que Ih Bosnie, maïs* que lla^ Serbie et le
Monténégro. Par cette province les Staves an sud possèdent la merr
de Tautre côté, sur le Ponlr-Eusin, les Fulgares ont abandonné les
portis aux Grecs; au nord de l'Adriatique, Trieste est une ville alle-
mande: «u plutôt cosmopolite» Le pays n'offrirait-il pas ce genre
d*attrait, que a D^lraatîe encore presque inconnue mériterait à tous
égards- d'ôtre visitée (1). La nature y présente de beaux aspects;
l'artiste et l'historien y trouvent des monnsmens de tou9 bs âges* On
ne peut sans intérêt voir en détail ce qti^est l'administration prorin^
ciale donsi If empire d'Autriche;: enfin le souvenir de la France est
encore vivant dans toute la contrée. Noos avons administré' ce pays
au débnt du siècle : nous y avons: laissé de grands travaux d'utilité
(1) L*bayrage*ft la fais Ib* plut réeent et lé pltis-coinplcrt que nous ayons ma la- Dal-
nade mi celui de sir John Wilkiiueii, Ikdmaiia <mi Moniûntffro,, Loadre» 1S4B»
n a été tEadult en allemand par Wilhem. Adnlt Lindaa. Le lirre de Tauteur anglais
est loin de faire connaître Tétat actuel du pays. On trouve des faits, intéressans dans
ta description de Franz Petter, Dalmatien in seihen versehiedenen BêziehungeUf Gotha
ÎS57; mais Petter se borne trop ft la sCMlsticfoe et à I»gdbgrapMo' pliysiqne de* Ik pro-
vince» L'afe6è Portis, %aà a publié snr la pfovfaiee deos irohimea cxoelleBBt est sartaiit
un nataBalista : V^ya^ê m DalmtUia, 2 w>l. ia-S*; Berne 177^. La DalmaUe aneimu^
êL modarne, de Levasseur, Paris 1861^ n*est q}i*un résumé de ce qu'avait dit Fortia
Cette province a été Jusqu'à ce Jour si négligée qu'elle n'est décrite que d'une façon
très imparfaite dans les guidés allemands, anglais et français qui font autorité.
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680. RETUE DES DEUX MONDES.
publique, des réformes auxquelles le temps n'a rien changé. Quand
je visitai cette côte, il y a quelques mois, tout occupé avec l'artiste
qui m'accompagnait, M. Ghaplain, des études qui faisaient Tobjet
de notre voyage , Taccueil sympathique que nous recevions doos
frappa tout d'abord. Nous n'avions pas le goût de répondre trop
vite à une bienveillance que nous comprenions mal encore et qui
pouvait cacher quelque pitié pour nos récens désastres. Le temps
nous montra qu'elle ne devait rien ni à des sentimens de cet ordre,
ni à une politesse superficielle, qu'elle s'expliquait par des raisons
profondes et anciennes, par une vieille reconnaissance pour des
amis d'autrefois. Nous pouvions l'accepter. Elle a donné à ce voyage
un charme particulier auquel nul Français ne fût resté insensible.
Nous devions voir du reste par la suite en descendant vers la Tur-
quie, en Albanie et en Épire, combien les derniers événemensontpeu
changé dans ces parties reculées de l'Europe l'idée qu'on se fait de
la France. Ces peuples ont suivi avec une surprenante curiosité tous
les incidens de la guerre; pour la première fois des bulletins turcs,
grecs, italiens, les tenaient au courant des batailles livrées en Oc-
cident. Les musulmans sont pour le voyageur français tels que je
les avais vus en 186A et en 1868. Il m'a été impossible de saisir le
moindre changement dans leur manière de se conduire à notre
égard. Ils ont sur cette guerre une opinion très simple et toute fa-
taliste : l'épreuve a été cruelle; il faut attendre le lendemain. Les
chiffres de l'emprunt ont pénétré dans ces provinces. C'est une sur-
prise tout à fait étrange que d'entendre votre hôte, un paysan ou un
petit propriétaire qui vous reçoit dans une cabane perdue au fond
des montagnes, à quatre ou cinq jours de la mer, vous parler des
milliards que nous avons souscrits. Ces sommes, dont nul ne se fait
une idée quelque peu précise, sont devenues légendaires comme
les trésors d'un prince aussi riche que les Francs, le calife Ha-
roun-al-Raschid. Ni les Albanais, ni les Grecs, ni les Slaves, ne
pensent autrement que les Turcs. Pour ces contrées nous sommes
ce que nous étions hier, ce que nous serons demain. La foi dans nos
destinées n'a pas été atteinte. Nous contribuons du reste à la mun-
tenir en ne changeant rien en Orient à nos anciennes habitudes. Si
la station navale du Levant a été diminuée, cette réduction est pro-
visoire et notre drapeau a paru cette année sur tous les points où il
se montrait d'ordinaire. Nos services de transports maritimes re-
viennent aux itinéraires qu'ils suivaient en 1870. Les subventions i
nos protégés naturels restent les mêmes; nous envoyons des mis-
sions scientifiques comme par le passé. A l'extérieur comme en
France, ramener notre vie de tous les jours à l'activité d'autrefois,
faire autant que possible ce que nous faisions, mais avec plus de
prudence et une juste économie, telle a été la pensée qui a inspiré
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SOUVENIRS DE L ADRUTIQUE. ÔSI
depuis deux années le gouvernement de la France. Le bon sens ne
pouvait recommander une conduite plus profitable aux intérêts du
pays.
L
La Dalmatie forme un royaume; c'est sous ce nom qu'elle figure
dans tous les actes ofliciels où le souverain d'Âutriche-IIongrîe énu-
mère les couronnes de la maison de Habsbourg. Ce prince du reste,
pour rappeler quelques-uns de ces titres qui sont au nombre de
cinquante-six en tète du statut constitutionnel d'octobre 1860, est
roi de Bohême, de Croatie, de Schiavonie, de Galizie, de Lodomé-
rie, d'Illyrie, duc de Styrie, grand-prince de Transylvanie, mar-
grave de Moravie, comte de Sonnenberg, seigneur de Trieste et de
la marche des Vendes : image de la manière dont s'est constituée la
monarchie autrichienne, cette vaste fédération où les états sont en-
trés sans se confondre, où la dignité impériale est le seul lien qui
réunisse des provinces si diverses. La Dalmatie a une des formes
les plus bizarres que présente* la géographie politique de l'Europe,
forme tout artificielle, sans limite naturelle, si ce n'est à l'occident,
où elle s'arrête à la mer. C'est un long triangle dont la base est
tournée au nord, et qui, descendant ensuite vers le sud, se rétrécit
rapidement, au point de n'avoir plus, quand il se termine, que 3 ou
à kilomètres de large. Dans le district de Raguse, tel est ce peu de
profondeur que les Turcs de leurs montagnes pourraient bom-
barder par-dessus l'empire d'Autriche une flotte qui naviguerait
dans l'Adriatique : violation de la neutralité qui n'a pas été prévue
par le droit des gens. Autre bizarrerie : le territoire ottoman coupe
la Dalmatie en trois morceaux. Pour aller par terre d'Almissa à
Slano, et de Casteinovo à Gravésa, il faut en demander la permis-
sion aux soldats du Grand-Seigneur.
Cette province n'est qu'une bande de terre, un véritable ruban.
Plus de quatre-vingts lies ou Ilots forment devant la côte une guir-
lande de 200 milles de longueur. On navigue au milieu des fiores.
Le sol est pierreux, d'un rouge-brun, accidenté par de grands ro-
chers, découpé comme une dentelle. Ces teintes, tristes et pâles
quand le ciel est voilé, s'illuminent de couleurs dorées dès que le
soleil, qui se cache rarement dans ces contrées, les inonde de lu-
mière. A l'orient s'élèvent les hautes chaînes de THerzégovine et
de la Bosnie; à l'occident, l'œil se perd sur les flots de l'Adria-
tique. Cette navigation a toutes les beautés que peut donner la
triple réunion de la mer, des montagnes et du soleil, l'intérêt d'un
voyage où Ton passe d'un canal à un autre, san6 perdre jamais de
vue la terre, les maisons, les champs, le spectacle de l'activité
humaine. Tantôt le bateau longe des côtes boisées, découvre de
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082 B£TUC MXEB DBEI MONDEfi.
^vertes et fraîches vallées, connue le caotl des Castelii, qae ksno-
iîles vénitîeBS avaient couvert autrefois ^de <^Ibs, tantôt» à Sebcnbo
par exemple, il entre dans des golfes profonds, sinaeux, où la mer
encaissée et paisible semble ne plus être qu'un large fleuve. Par-
tout les jeux de la lumière et de l'eau sont infinis, dans ces cri-
«ques, aous ces locbers profonds , sur œs longs détroits «que le ciel
isolore de teintes toujours variées, depuis les longues traînées pâlis-
santesi, mêlées de paiUeCtes bi*il!antes que laisse le soleil couchant
jusqu'à l'éclat des feux 4u midi. Plus on descend vers Le sud, plus
.les aspects ont de igrandeor. Les bouches àe Cattaro sont un des pins
lieauK points du monde. A peine a-t-esi dépassé Vitaglioa qu'iw ne
voit plus l'Adriatique. Elle forme ici un grand Ibc» qui luÎHDèmeen
forme cinq autres, lac entouré de montagnes à pic, partout couvert
(de chantiers, de.maiB0Bfi,<de villagea, «de forteresses. G'est.laJSiiisse^
mais sous le soleil rd'Orient, une Suisse 4>ù les jûeds des montagaes
ipIoBgent dbns la mer.
Les villes sont sur la oôte<ou dans lœ Iles. vOn eoire en général
.en Salmatie par Zaca^ ainsi la capitale *de la ^province est <à l'ex-
Jbrème nord, sur la froAtiève, place singuUëjie peur un «faef-4ies«
iqni du reste ne mérite oe privilège ni par ;8a .riohesse ni par sa p^
ipulatiea. C'est um centre .administratif qui perdrait demain la nxii-
itié de ses .hahiians, s*il «cessait d'être ia (réfiidenoe du gouirasear.
Le moyen âge a légué isux temps modernes sur tcette mer six ou
sept «cités, dont la plus itt^portante compte à peine i0.4M)0 iabi-
ians. 'Quand les évémemens les finirent sous une admiaistiiatioi
commune, le doge établii; oui pnsvédîtettr à Zara, gui «était le point
du pays le plus rapproché de Venise. Le leld-maréchal aiitsidûeB
succéda au provédiiteur. (Test .au tenps et. à IJÛAtoidre, jJhis encore
qsi'à k maison >de Habsbourg., qu'il £iut ri^piDcber ^absence ea
cette province d'une capitale Baturelle. Zan ^a des ma^attns, un
a^rsûet des fonclionjiaires. Sebenico, JSpalato, Trau, Almissa, ita-
gnse, Cattaro, gardent 'unaq>eot plus .original. Ce sont «de vieittei
aanonunes du moyen ftge, perdues sur les demie» rachers ^ l'Ea*
«ope, slaves et occidentales, oivflisées et^baiipares. De petites mea
iODtueuses qui grimpent «n escalier^ pa^es de cailloux blancs oa
de grandes dalles glissantes, — des maisons solides et noires, ba-
•ties Mie grosses pierres ibrunies par les :siécles, bardées de barreaux
de fer, ornées d'écussona, de ibas-freliefs, de statues, — ia plaœ pu-
hlique où. est le palais de la commune, — la loggia où .siégeail le
juge, — la douane, édifice dnqMrtantcdais on ipays qmtea :tirait k
plus clair de ses revenns, — de port, petit,, bien fermé, .flaoqai
de hautes tours, accessible par un goulet étroit^ vétitaUe fui^oa
où on mettait les navires sons dé, — le dame et les églises, que
vingt 'géoératiens ont comblés de pnéeens : toute ces ivilles oat k
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mèmeftapeot; «UeASOBianjourd'hiMcequ'elleftétaieBt an inn^ siède..
Les geiB^qur vivaient lài avaionl. des eiinefliisi parloui,. aa nord em
Bemcne^ à Test en Bosnie, en Raschie, k Touesl. ài Anoâne^ à Bnri,
sowrent à. ^CAîse. Se' renfermer ehes eux» se cacher derrière de^
grands mursi sortie (|aa&d ki bonne fortune le pecmeilait^ résister
aaz agresseurs s'ib. le pouvaient, simcm tranaigen, ae soumetti^ ià
demi, ae faire oublier,, telle était leur. vie. Illa B*ont jamois appartenu
à personne, ils ont appartenu à tx)iU le monde. L'empire by^aniia
leur imposait on tribut, mais ces cités étaient vassales et non su-
jettes :. ensuite sont venus les Croates;: les Hongrois les ont piUées;;
Venise leur a veuâtk sa. protection ;. rinvasiûn> des Turos les.a dispu-
tées à Venise; l'empire français les ai données à l.'Aoi triche,, rqprises^
et perdues. Ceite histoire est.une];sttite d'épisodes où l'oasVHientft
mal; parce que les destinées d'un district sont sarement oelles du.
canton veisLa,* pajsce que dajis. les événemens tout est isolé:, frag-
Boenté. Au commencement, de ce siècle on trouvait encore près d&
SebenîcO' une républÂGpoB indépendante,. Gelle des Pogiisiens; Bar-
guse se gouvennait elle-même.. Aujourd'hui lesi boucbes.de Cattaro
ont d'importans privil^a. Les amllimes locales sont aussi partout.
diflTèrentes.
U est cependant b^t do sfimagiAer ce <pi'a. été. la vie des cités
dalfliates jusqu'auLxvn^'âècle., époque oiTla^ vigueur des aaftcieoiQes»
générations s'affaiblit pour laisser l'administâration dd Venise établir
una autorité plus œmplëte. Elles admettaient l». suptématie d'ua
suzerain; en payant tribut, elles se gouvesnaieaut presque toujours ài
l&asc gaiao. Chaque ville;,. elMu|tte bourgs ^ait ime petite république
qui avait ses statute^ Gies< coDstitutioaa sont duiesv. soupçoûBeusesi,
parfcâsbarhai!es. Ou y refiouiatt Tœuvret d'une noblesse bourgeoise!
menacée psdr Ia.iiilke voisiiievpi^f le pa^'san, par le comte, qui repré-
srate d'ordinaire Vienise,.pair le clergé, qw dépend de Home. Contre
tous- ces dangers, il faut une prévoyance ombrageuse^. On ne saurait
nier l'autorité du comtes du moias en la limitera, on la forcera ài
composer avec, la commune. Le doge est loio» et ses galères ne peur-
¥«t k diaque benne venir défendre: ses n^résentana. A Curzola,,
dent la constitatioD est de i21&, le comte nomme trois juges, mais
leconseal des citoyens doitappirouver lochoia; Les trois juges, d'ae^
coid avee le comte, en nomment aiz.rle gouvernement ainsi cour
slitué dSKipose. des emplois* publics^ Le eomte du reste^ se confor-
mera à la charte signée le jour oii la ville a reconnu le protectorat
de Saintr^ftWe. U en est de mrôme à Trau, k Sebenico, à Zara,. à Lé*
mna> à Almissa, de même partout; ces constitutioois ne diffèrent que
par le détail.. Les couseillers doivent être (ils de conseillera; il no
faut pas que le paysan enrichi eatre par surprise dans la cité. Les
nobles, les gens des villes» par opposition aux gens des campagnes.
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68& REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernent seuls. A l'église^ on défend de posséder des immeubles;
aucun citoyen ne peut lui faire une donation de son vivant; le com-
merce est interdit aux prêtres. La loi parle avec une violence gros-
sière des abus du clergé. L'étranger, non l'homme d'une antre
race, mais le voisin le plus proche, est l'adversaire naturel, Tennemi
héréditaire. Il ne peut rien posséder sur le territoire de la commune.
Si un habitant dit du mal de la commune, il est banni, ses biens sont
confisqués; revient-il dans sa patrie, il a la tète tranchée. Ces ré-
publicains ont une grande opinion de leur droit à l'indépendance.
La loi leur ordonne d'être toujours armés; l'entrée sur la terre
d'autrui est punie d'une amende, à plus forte raison la violation do
domicile. Les dispositions qui protègent la propriété sont relatÎTe-
ment plus rigoureuses que les peines contre l'assassinat et les voies
de fait. A Lésina, le vol, selon la gravité, entraîne la perte de l'œil
droit, de la main droite, des deux mains, et s'il dépasse 30 livres,
la mort. L'attentat sur la femme mariée est puni de mort, que le
coupable soit noble ou vilain; sur la fille, d'une simple amende. On
trouverait dans ces constitutions bien des articles qui rappellent les
cités de la Grèce antique. La religion, les traditions, les races étaient
différentes; l'isolement, le besoin de se protéger, un état de guerre
perpétuel, un vif sentin^nt de l'indépendance chez des peuples
également jeunes, ont fait établir les mêmes lois. Ainsi cette tyrannie
de l'état, cette haine de l'étranger, qu'on explique parfois chez les
anciens par des causes toutes secondaires, ont une seule raison :
l'intérêt de la communauté.
Dès le milieu du xvii* siècle, la noblesse dalmate n'avait plus
de passion quç pour les rivalités de castes, les titres honorifiques,
les privilèges de costume et les préséances. Aujourd'hui, la société
polie des villes parait être au premier abord tout italienne; on voit
bien vite que les apparences sont trompeuses. Il est vrai que les
abbés en culotte courte rappellent Milan et Venise, que la prome-
nade dans la rue principale, qu'on décore du nom de corso , réunit
le soir en été une foule nombreuse, que les hommes passent de
longues heures au cercle, que de vieilles familles nobles vivent
renfermées chez elles, cachant leur pauvreté dans des palais pour
étaler quand elles sortent un luxe éclatant. 11 est vrai surtout que
l'italien est d'un usage général ; mais le sang dalmate est slave.
Cette société vit surtout chez elle, en famille; on ne peut lui repro-
cher ni le goût du brillant ni celui de la parole. Elle a une bonhomie
très simple et une réserve un peu froide qui n'excluent ni la finesse
ni la cordialité. Elle est instruite et sérieuse; elle parle le français
souvent avec une grande pureté. Elle recherche nos journaux, qu'on
trouve partout, même dans des villes de quatre et cinq mille âmes;
elle lit aussi et surtout nos romans. Les contrefaçons allemandes
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SOUTEMIRS DE L'ADRIiLTIQUE. 686
inondent le pays, et en yérité donneraient une médiocre idée de
notre littérature, si le lecteur ne savait choisir entre ces ouvrages.
Nous apprenons à l'étranger le titre de livres que nous n'avons
jamais vus et qui cependant ont d'abord paru à Paris : ces œuvres
médiocres passent chez nous inaperçues; les imprimeurs de Leipzig
rendent à la France le mauvais service de les répandre avec force
ré&lames, et nous jugent ensuite sur des ouvrages dont ils ont fait
seuls le succès. Les acteurs italiens, se mettant de la conjuration,
jouent les pièces de nos petits théâtres, et comme les modes de
Paris font la fortune des bonpes enseignes sur cette côte de TAdria-
tique, il faut quelque bon sens pour ne pas prendre à la lettre une
comédie fort en vogue en ce moment, où le très galant chevalier
français est représenté au public dalmate sous les traits d'un jeune
homme plus aimable que sérieux.
Dès qu'on s'éloigne de la côte, on ne trouve plus que de grands
villages. Knin, Obrovatz, Scardona même, ne peuvent prétendre au
titre de villes. Nombre de chefs-lieux de district, inscrits en lettres
capitales sur la carte, sont des créations administratives nées d'hier
et qui pourraient disparaître demain. Le Dalmate moderne n'aime
pas les agglomérations; comme ses ancêtres, dont le Porphyrogé-
nète disait : « ce peuple ne peut souffrir que deux cabanes soient
Tune près de l'autre, » il disperse ses maisons sur de grands es-
paces. Vous arrivez à Zéménico, vous en sortez sans avoir vu autre
chose qu'une église et un poste de soldats. Vous demandez le chef-
lieu de canton, on vous répond que vous y êtes; votre guide vous
montre à droite, sur une hauteur, cinq ou six maisons; vous en
découvrez quelques autres dans la plaine et sur une seconde col-
line : ce mot da Zéménico est une expression géographique. Les sa-
vans qui consultent la carte de la Dalmatie publiée récemment en
vingt feuilles par Tétat-major autrichien peuvent être sûrs que
toutes les localités qui ont l'honneur de figurer sur ce document
ressemblent plus ou moins à Zéménico.
Le paysan slave n'a jamais eu à redouter le contact de la civili-
sation. Les villes de la côte tenaient à ce qu'il restât barbare : telle
était aussi la politique de Venise; elle rendait ainsi impossible la
réconciliation entre la noblesse et les habitans des campagnes, elle
maintenait sur les confins ottomans une population sauvage qui
était son meilleur rempart contre les Bosniaques. Ce paysan, le
morlachj comme on l'appelle d'un mot dont le sens est incertain,
mais qui parait signifier les Valaques de la mery n'a jamais rien ap-
pris; il en est encore aux mœurs des premiers jours, pauvre, cou-
rageux, ami de l'indépendance, fier des riches couleurs de son cos-
tume, de ses broderies faites par les femmes à la maison, de son fusil
qu'il ne quitte jamais. Grand, élégant, la taille bien prise, les jambes
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«86 KITUB DB» DEUX MORBE».
serrée» dans xm pant&Ioa collant qui s'arrête avx geBMx^ les pieds
diaussés de Vopankéy morceau de cuir de bœof noué a^c littières,
fa petite reste aux manches flottantes sur les épaules, la t»que de
soie rouge sur ta tète, il semble être mt personnage détackè des
taMeaax vémtîens; tels sont quelque9-in!9 des jeums nobles de h
Kgende de sainte llramle peinte par CarpacdOi Les-costuaies des
femmes présentent une plus grande variété; chaque canton, cbaqnt;
village a le sien. Tous cependant ont des caractères communs, ^
cette remarque est vraie non*seuIement de la Datmatie, mais de
ta péninsule du Balkan presque tout entière. La robe étroite, laite
db toile blanche, serre les jambes et se rétrécit parfois vers le bas
au point d'^empècher toute marche rapide? un tablier brodé de taioe
verte, rouge, bleue, épais comme un tapis, est attaché à la ceintiire.
Une large bande de cuir, relevée d*omemens d'or et d'argent, 9&m
la taille; des sequihs ornent la tête qu'enveloppe un voile. Ce cos-
tume est très ancien et sans doute antérieur à Farrivée desSâarcs
dans le pays. Une charmante statuette de bronze, trouvée réceoH
ment à Scutari d'Albanie, œuvre précieuse d'un artiste grec do
VT* siècle avant notre ère, représente une prêtresse qui porte la pobe,
la ceinture et te tablier des paysannes de Dalmatie.
L'autorité- des vieillards, le respect de la i^milte et de la femme,
ta solidarité des habitans d'un même village, le caractère sacré
des amitiés, la vengeance devenue une loi, la cruauté sans merci
quand le paysan est offensé, en toute autre occasiou une grande
îouceur, parfois des délicatesses de sentiment qui paraissent trop
tendres pour ces rudes natures, l'esjH'it vif, prompt aux réparties,
nrordaut dans la critique, l'attachement te plus solide ans vieilles
nN&ars, peu d'aptitude pour le travail modeste de la terres la pas-
sion des armes et du danger, tels sont quelques-uns des tnûts du
caractère d^Imate. C'est surtout dans les montagnes, en particulier
dans le district de Cattaro, que cette race garde toute sa jeunesse.
Quant aux autres parties de ta province, le gouvernement autridieD
a fini par y établir une administration régulière. Dans la cireen-
scription des Bouches, il a dû transiger avec ces montagnards, qm
dfu haut de leurs rochers se riaient des canons et des soldats* Après
six mois de lutte, lors de la dernière insurrection qui est à peiiM
terminée, force a été de suspendre l'application au pays de la loi
ie recrutement.
On retrouve encore dans cette partie de laDalmatie de viemrusages
qui ont disparu depuis longtemps du monde slave, le serment et ja-
gement du sang par exemple. Le serment du sang, karta-taj^Oy
%st la vendetta d*un village contre un village, mais sanctifiée par la
religion. L'administration a l'ordre de n'intervenir qu'avec réserva
dans ces démêlés des habitans entre eux, d'amener sans sévir des
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socy£firiBS ue l'adriaxiqce. 0&7
traoBacUons.; force pourtant est parfois de s'en remettre à la Justice.
Bfl foBctioooaâre du gouvernement autrichien, M. Lago, qui amassé
sa vie en fialnfiatie« et qui yieut de publier sur la province trois vo-
lumes remplis défaits préciâ, xaconte plusieurs de ces vendeAtas
dont il suivit l'instruction en détail. En 18/i2, à Cattaro , une jeune
iilleâvait ^té tuée par un iiabitant d'un village voisin. Les parens de
la victimes réunirent la nuit dans l'église : le prêtre dit la messe; i,
la communion, il prononça le .sern:)ent que tous les aâsistans durent
répéter : « Par ce pain béni, qui représente le corps de ^otre-âei*
gneur, par ce vin qui représente son sang, par le sang que naus
avons versé de nos veines et qui doit s'ajouler à^celui de notre mal-
heureuse jeune tlle assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel
et qui noue prie d'ôlre ses vengeurs; nous» père, frères, ixxusins de
la victime, et nous tous habitansdu village, nouâ faisons le serment
le plus al^olo, le plus solennel, le plus irjévocable de ne donner
aucune paix à notre âme, aucun repos à notre corps, jusqu'il ce que
le souhait de la victime se soit accompli, et de ne point nous arrêter
que nons a'ayons obtenu une satisfaction complète, suffisamment
cruelle, xrapable de compenser le crime que ooti e ennemi a commis. »
Alors Gommenoèyreot les rapts, les incendies^ les pillages, les as^
sassinata. La guerre fut de toutes les heures. Elle ne peut finir que
^\^ pacification du sang. L'agresseur doit reconnaître son crime,
s'en dédaner repentant, faire l'éloge de la victime. On procède an
<3Dn9pte des assassinats et des vols, on fixe les camponsations dues.
Un chef, un pi\êXre, un père de Duaille comptent pour deux; un
homme da oommnn, une femme ne valent qu'un. Toute vie hu-
maine est estimée à 200 chèvres ou brebis; une blessure grave à
100 chèvres seulement. La compensation une fois xé^ée et ao^
gaittée, les deux parties adverses se jurent amitié par saint lean,
s'ils saat Latins, par saint JÊIle, s'ils sont Grecs. Ces vendettas au*
joard'htti doe saut plus «de longue durée; les archives de Venise
CûfftîeBnent le procès-verbal d'un ^and nombre de pacifications.
A l'occasion d'une de ces karvarina^ qui eut lieu en 178i dans le
district des Boudies, le oaagistrat constârta 13 homicides, 18 bles-
sures graves, 2 incendies et 7 dévastations. I^s victimes touchè-
rent 2,020 sechins de compensation& L'enquête ne signala pas une
seule atteinte à l'/bonneur.
Un vieil «f^ge qui demande un dévoûment chevaleresque est
c^l des amitiés oonsacrées par l'église entre perscdHies qui n'ap-
partiennent pas à k môme iamille. Ces amis .s appellent /7<?&ra/2ni;
les femues coatra^tent de pareilles alliances. Un anneau devient le
sigi>e matériel de ces unions. On les retrouve jusqu'à nos jours
dans les guerres des Dalmates^ elles imposent un dévouaient qui
ne doii être refusé bous aucun prétexte. Les l^enâes et les chants
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populaires ont célébré les pobratini célèbres, et même des Turcs
qui, liés à l'égard de chrétiens par ce serment, sacrifièrent leur vie
plutôt que de l'oublier. Aujourd'hui, dans les villes, beaucoup de
familles gardent des anneaux de fraternité bénits au début de ce
siècle.
' La Dalmatie compte A00,000 habitans, sur lesquels les statisti-
ques officielles estiment le nombre des Italiens à 20,000 tout aa
plus; on trouve quelques Albanais aux environs de Zara, des Israé-
lites partout. Les quatre-vingt-un centièmes de la population sont
catholiques, le reste suit la religion grecque non unie. La province
a une véritable autonomie. Elle dépend de Vienne et non de Pestb,
privilège dont elle sait le prix. Elle possède à Zara et dans ses
principales villes un ensemble complet de services publics. Le liea-
tenant-général, représentant du pouvoir central, gouverne d'accord
avec la diète. Cette assemblée est composée de A3 membres, divi-
sés ainsi qu'il suit : membres de droit, l'archevêque catholique de
Zara et l'archevêque grec, députés des grands censitaires , députés
des villes, députés des campagnes; jusqu'à ces derniers temps il
fallait ajouter à cette liste deux délégués des chambres de com-
merce. La loi donne dans les élections une part aux intérêts popu-
laires, tout en maintenant un privilège à l'égard de la fortune et
des principes conservateurs. Ces dispositions compliquées assurent
à la province une représentation indépendante, qui est la véritable
expression des idées du pays. Les comptes-rendus des séances de
la diète, publiés in extensOy témoignent de son activité. Une com-
mission provinciale assiste le gouverneur dans l'intervalle des ses-
sions. La diète envoie cinq de ses membres à la chambre des dé-
putés; la Dalmatie a deux représentans dans la chambre haute. La
province est divisée en capitaineries circulaires et en commissariats,
sortes de districts qui répondent à nos arrondissemens. Les conseils
municipaux administrent les communes. Les impôts ne sont pas
excessifs; la Dalmatie paie environ par année 2 millions de- florins,
et en coûte à l'Autriche 2 millions 1/2.
On ne se plaint pas dans ce pays des fonctionnaires; polis, hon-
nêtes, concilians, ils sont formalistes, timides, toujours retenus par
la peur d'engager leur responsabilité, embarrassés par les rouages
trop nombreux d'une administration dont les employés, dit M. Lago,
sont au nombre de 15,000, rendus plus incertains encore par les
changeihens continuels de ministère. L'administration autrichienne
n'a pas cette passion qui, par amour du bien public, renverse les
obstacles, stimule les courages, ne se repose jamais. L'instruction
est insuffisante. Les Dalmates parlent italien : il n'y a pas d'univer-
sité dans l'empire où ils puissent aller étudier, il leur faut se rendre
à Zagabria, — l^s facultés y sont encore incomplètes et l'enseigne-
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SOUVENIRS DE L ADRIATIQUE.
ment s'y donne en slave, — ou à Vienne; les cours s'y font en alle-
mand. Sept gymnases royaux apprennent aux élèves les élémens
des sciences et les langues mortes. Le grec et le latin y ont le pas
sur l'histoire, sur les langues même du pays. Une culture littéraire
médiocre est préférée aux connaissances positives qui forment les
esprits sérieux. Quelques écoles techniques commencent, il est vrai,
à enseigner les sciences. L'Autriche ne se fait pas de Tinstruction
la juste idée que s'en forment les Allemands du nord. Toute la
science allemande est dans les provinces septentrionales. La vallée
du Danube autrichien n'a que l'université de Vienne. Si on excepte
Prague, ni la Bohême, ni les Slaves du sud, ni la Hongrie, ne peu-
vent citer une grande et florissante institution consacrée au haut
enseignement. Il y a là une preuve d'abandon intellectuel dont tout
le pays doit se ressentir. Quant à l'instruction primaire en Dalmatie,
très faible dans les villes, elle est nulle dans les campagnes. Sur
61,000 enfans, 10,000 seulement vont aux écoles.
Les travaux d'utilité publique sont conduits avec une extrême
lenteur. En cinquante ans, l'administration n'a fait que deux routes
importantes, celle d'Obrowatz aux confms croates, celle de Cattaro
à la frontière monténégrine. Elle a réparé quelques digues, con-
struit le pont de Trau, bâti deux ou trois forts, institué des écoles
nautiques à Spalato et à Cattaro, supprimé les pandours, milice na-
tionale, turbulente et indisciplinée qui souvent empêchait le cours
régulier de la justice. Le pays est pauvre, il ne donne guère en
abondance que du vin et de l'huile; encore ces produits mal pré-
parés sont-ils mauvais : il faut porter l'huile en Italie et à Marseille,
où elle est épurée; elle revient ensuite en Dalmatie pour être ven-
due à ceux-là mêmes qui l'avaient fabriquée tout d'abord. Les mon-
tagnes déboisées, les plaines arides, semées de cailloux, nourrissent
de maigres troupeaux. C'est de la Bosnie et de l'Herzégovine que
le Dalmate achète les bœufs et le blé qui lui manquent. Les condi-
tions du colonat sont déplorables. Le paysan est maître de la ferme
qu'il cultive pour un maître; le chasser est presque impossible; il
la transmet, la partage, la laisse en friche à son gré. Il y a telle
propriété qui est ainsi divisée en parcelles infiniment petites. entre
les (ils et parens du colon sans que le propriétaire ait pu s'y op-
poser.
Certes les difficultés sont grandes; personne n'admettra qu'elles
soient insurmontables. Les montagnes peuvent être reboisées; la
vallée de la Narenta, si elle était assainie, comme l'a proposé de-
puis longtemps un des hommes qui connaissent le mieux la Dal-
matie, M. Lanza, membre de la diète, serait d'une culture facile
et productive. Le vin de Dalmatie, mauvais parce qu'il est mal
TOMi CI. — 187Î. 44
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1090 RE7UB DES DEUX JtONDCfl*
préparé, peat devenir «scellent, comioe le proureni de récem es-
sais dus à nos campatrkHes; rien n'empècbe de raréfier à Zan
rhuile qu'on envoie en Franoe. L'état doit sans violence et avec
le temps cbanger les conditions du colonai, Tendre riBStmctioD
agricole. Des sociétée maritiiMS s'établissent dans le dislsict de
Raguse; pourquoi toute laprovûd» ae suivrait-eUe pas oetexenqde
et celui que donnent depuis longtemps les CattarinsT lies lubi-
tans des Bouches vivent sur mer : on les trouve dams Ivult l'Orient;
ils font leur fortune au dehors, ils ne Deviennent chez eux que pour
les années de repos. Laisser aux Dalmales toute liberté d'initîar
tive, leur assurer un gouvernement paternel ne suffit pas. (te jpeot
compter qu'ils feront beaucoup; le pouvoir centrai doit encourager,
guider, édairer -ces preniiers essais, répondre aux vœux de la dièle«
qui voit le mal, comme toc» sescomptes-rendin en témoignent, et
qui vent y porter lemëde.
Le 26 décembre 1805, le traité de Presbouîg cédait la DalasâB
à la France; le 26 avril i806, un décret agné à Saint-CloidiKin-
maît gouverneur- général de la province, sous ie litre de provédi-
teur, im Italien, membre de Tiostitut de Milan, Dandolo. Ce savant
modeste et presque inconnu avait xenoontré ajutrefois Bonaparte,
général des armées de !a république. Le premier consul l'avait nert
après Ifarongo, il a,vait apprécié en lui un bonme pratique, vbité
ses femes, ses exploitations agricoles, il le jugeait capa[ble défaire
un bon administrateur. Il lui demanda un dévoûaaeni sur lequel il
pouvait compter. Le plan que Dandolo devait exécuter était «rètéea
partie d'avance, le succès en était assuré; FempeneiBr savait ce qu'H
voulait, il choisissait bien ses mandataiies« A ceux qui concoamîeol
à son <aBuvre, neo se manquait pour le but qu'il ûbllaitatleiadre.
Appliquer en Dalmatie les principes pouveaux du droit public Cran-
çaôs, assurer l'égalité, développer la richesse du pays, itraadher les
abus dans le vif, H cependant tenir compte des difficruités que lé-
guait le passé, tel était oe proigramme. CiflqcommisBaiies«pécia«x,
sorte de ntisii dominici, furent délégués ponr visiter la profiace;
chacum d'eux en étudia une partie où II fixa sa résidence pnur oop-
respondre sans cesse avec Dandolo. En deux ans,[Ies réformes élaiest
accomplies ; le 12 aoât 1607, le provédîteur pouvait écrire à Napo-
léon : « L'organisation de la Dalmatie est terminée. »
L'Autiiche n'avait lait <|u'occuper quel«fue8 années la province;
Venise, durant plusieurs siècles, n'avait songé qu'à .ses |»popresiB-
térêts : tsut était à créer. Les pouvoirs fiirent divisés, l'auterité {u-
diciaire séparée de l'autorité administrative, le gonveimement dfîl
du gouvernement militaira. Des tiibunaux de première anstaoœ
s'ouvrirent dans les chefs-lieux d'arrondissement, une cour à'Bfpéi
à Zara. Chaque village reçut un conseil municipal qui dot se borner
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SOUVENIRS DS L AfilUTIQae. 601
à dus ftMietioiis purement administralrves, mais auquel auaBÎy pour
la pranûère fois, Dandolo apprit le maaiemeat d'un budget et l'é-
pargne. La loi Gdmaiû, établie par Venîae eo 17^, déclarait inalié-
-Ddiblt entre les maina du paysan la plus grande partie des districts
ds montagne; elle fat abrogée (A septembre 1806). Les corporations
noUliakes disparurent. La consciîption, loi dure, mais quLatiei-
gnait tous les dHojiens^ entra en vigueur. Dès Tannée 1807, le ré-
giooeat royal dalmate éflait formé. La Daimatie n'avait pas d'école,
cinq collèges furent institués ; le tycée dn prince Eugène, à Zara,
donnait une instvuctieii plus élevée^ en méine temps l'empereur
oMoprenait epie forcer les Dalmates à venir étudier le droit et la
médecine à l'étranger était un mal. La fondation d'une université
fut décrétée, les cours principaux commencèrent immédiatement.
Le gouvernement de Venise n'avait pas tracé une seule route, les
soldats se mirent à l'œuvre; c'est alors que fut faite cette voie mo-
numentale qui longe la côte de Zara à Raguse, va de la mer jusqu'à
Sign,.ei qu'on appelle \êu grande. Le& fortificatioBs, les digues des
porta, forttt réparées; les généraux tfacërenit des jardins publics
qui portent encore leur nom» Marmoni,. ^ui succéda à Dandolo,
pensa que lestmonumens hîstoriquea devaient être conservés» qu'il
iaUail en enopécher la ruine complète. Il soumit à l'empereur le
projet grandiose de déblayer le ps^s de Diocléilen 4 Spalato. Les
communautés: religieuses étaient en grand nombre, oeÛes qui n'a-
vaient pour objet ni l'instruction ni la ckuritè lurent supprimées
en principe. Les grecs séparés n'avaient m évéque ni séminaire,
Dandolo répara cette injustioe : k* dergé ortbodoîe obtint tous les
droits. da clergé eaitboUque. Les impôts, établis avec sagesse, ren-
trèrent dès la première année sans difficutté : ils suflisaient aux
besoins de la province. En 180^, le budget des recettes était de
1,800,000 francs, celui des dépenses de 1,700,000 francs» En même
temps, Daadolo n'avait garde d'oublier ses anciennes préoccupa-
tions agricoles. Des montoos furent achetés en Italie, des bœuX» en
Bosnie; le reboisement des montagnes, le dessèchement des maraisi
fiu-eiil décidés.
Ces nombreux changemeos ne purent se faire sans froisser bien
des privilèges; cette rigueur à passer k niveau, cette administra-
tion si sûre d'elle-même ne tint pas toujours assez compte des
droits historiques,, des vieilles tra/iitions; mais on sentait que ces
nouveao-venus pensaient naoins à. eux-mêmes qu'au bien du pays,
qu'avec eux étaient le progrès, la richesse, la prospérité. La guerre
oontre l'Europe arrêta ces réformes. La Daimatie fut réunie aux
provinces illyriennes. Marmont, il est vrai, coatinua la tradition
de Dandolo, mais les attaques des Anglais et des Russes ne de-
vaient plus cesser jusqu'au jour où nos derniers désastres rendirent
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602 RBTUE DES DEUX MONDES.
la province à la maison de Habsbourg. Cette période française, le
gouvernement du provéditeur surtout, fut certainement Tépogne la
plus heureuse qu'ait connue la Dalmatie. Le dernier historien de la
province, M. Lago, n'en parle pas sans émotion. « C'était, dit-il, une
chose étrange, inconnue, un principe de vie fécond, la passion da
progrès, l'amour des idées nouvelles et bonnes que le pays appre-
nait à connaître pour la première fois. Ce qui se fit alors en quel-
ques mois ne s'était jamais vu, ne s'est jamais renouvelé depuis.
Le mal s'y trouvait mêlé au bien; ces hommes de la révolution
avaient.en eux-mêmes une confiance sans mesure, mais le bien y
surpassait mille fols le mal. La Dalmatie n'oubliera jamais ses bien-
faiteurs. »
IL
Jusqu'en 18&8, les Dalmates des villes, habitués aux mœurs ita-
liennes, pensaient peu à leurs origines slaves ; le paysan ne son-
geait à rien. Le réveil commença lors du soulèvement de la Croatie
contre le gouvernement de Pesth, sous le ban Jellasich. La diète
d*Agram en demandant la formation d'un royaume tri-unitaire qui
comprendrait la Schiavonie, la Croatie et la Dalmatie, rappela aux
habitans de la côte à quelle race ils appartenaient. L'état de la Dal-
matie était le malaise, la torpeur; la vie au jour le jour sans pro-
grès sensible, sans espérance quelque peu sérieuse d'un avenir
meilleur, engagea un parti d'abord peu nombreux à se rallier au
programme de Jellasich. L'ardeur militaire des Croates était faite
pour séduire les Morlachs; tout du reste ne valait-il pas mieux que
la situation présente? Ce fut en 18A9 que se fonda en Dalmatie la
première ciloniscay société d'instruction et de propagande poli-
tique pour le progrès des idées slaves; elle s'établit à Cattaro. On
sait comment finit la guerre des Croates et des Hongrois et quelle
période d'apaisement suivit cette lutte où le gouvernement de Pesth
restait vainqueur. Les événemens d'Italie quelques années plus tard
devaient donner à la propagande slave en Dalmatie une impulsion
nouvelle. La Lombardie et la Yénétie une fois perdues pour l'Au-
triche, la situation des Dalmates italiens devenait difficile. Ils avaient
toujours vécu en relation étroite avec les provinces que cédait la
maison de Habsbourg; ils allaient y étudier, ils faisaient avec elles
un commerce quotidien, elles leur donnaient la plupart des fonction-
naires qui administraient le royaume. Ce qu'on appelait sur cette
côte le parti italien était resté jusqu'alors l'appui le plus sûrde Tau-
torité impériale. Il ne partageait pas les haines violentes de Venise
ou de Milan; il n'avait aucune raison de s'y associer, — les hommes
de race latine avaient fait peser sur cette côte une tyrannie trop
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SOUVENIRS DE L ADRIATIQUE. 603
odieuse, — il n'avait d'italien que la langue, mais la langue le
tenait éloigné des Slaves. Il voulait l'autonomie de la province soiis
la protection de l'empire, sans aucune alliance avec les peuples
voisins.
Au lendemain des désastres de TÂutriche, ce parti se trouva sin-
gulièrement affaibli. Un pays de langue italienne devenait dans
l'empire une exception : il ne pouvait plus demander à la péninsule
les services qu'elle lui avait longtemps rendus; se suffire à lui-
même lui était impossible. L'Autriche maintint l'usage de l'italien
comme langue oificielle; elle n'avait à craindre aucune de ces vel-
léités d'annexion dont les journaux de Florence et de Turin ont
parfois parlé, mais qui, même à Trieste, n'ont jamais été sérieuses.
Cependant la bourgeoisie et la noblesse se tournèrent de plus en
plus vers la Croatie. Les noms de famille pour la plupart d'origine
barbare avaient été romanîsés; ils revinrent à leur première forme.
En même temps les citonisca se multiplièrent à l'exemple de celles
de Cattaro. Celles de Raguse et de Spalato avaient été fondées en
1863; ces sociétés s'établirent en 1866 à Sebenico, en 1867 à Trau,
en 1870 à Sign, à Imoschi, à Macarsca, à Gelsa. Elles sont en re-
lation avec Agram et Belgrade, reçoivent les recueils et les journaux
slaves, font elles-mêmes des publications. Chaque ville de Dalma-
tie a une réunion de ce genre, mais partout aussi une société moi-
tié Italienne moitié allemande groupe les hommes restés fidèles
aux anciennes opinions et surtout ceux des fonctionnaires qui sont
étrangers. Le slave n'était pas enseigné dans les écoles, il y fut in-
troduit, un collège où l'usage du dalmate serait exclusif fut fondé
à Sign, de nombreuses réclamations firent admettre le slave dans
les débats judiciaires; la diète obtint que la connaissance de l'ita-
lien ne suflirait plus pour les examens d'état qui donnent accès
aux emplois publics. Une bibliothèque slave sous le nom de biblio-
theca pairia fut fondéd à Zara. Pendant que M. Gliubich recueillait
les antiquités des lies pour le musée d'Agram, M. Caznacich pu-
bliait le catalogue des manuscrits nationaux légués à Raguse par Cu-
lisch, faisait l'inventaire des richesses littéraires des Slaves di sud.
Les archives de la Dalmatie fournissaient à l'académie d'Agram,
à*Ia grande publication slave entreprise par M. Miklosich des docu-
mens qui permettaient de retrouver l'histoire de la Croatie, de la
Raschie, de la Schiavonie. La numismatique dalmate, à peine
étudiée par Nisiteo et Steinbûchel, devenait une science grâce à
M. Racki; M. Budmani, député au parlement, donnait pour la pre-
mière fois une grammaire savante de la langue serbo-croate ou illy-
rienne. C'étaient là de grandes nouveautés; ces progrès du mou-
vement slave modifiaient peu à peu la composition de la diète. En
1861, les Italiens avaient la majorité; 29 voix contre 13 se pronon-
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69i iBVoe DES uiti mokdis.
cèrent: ccml^e Fâonexion à la Croatie; apvès la drasdutic» de iSBi
les élections donnèrent encore là prépandlérance i ee pàorti; csi871,
les Bta^sans enlFërerrt à la ehaBytore aa nombre die 28.
Quelques-unes des idées du parti slave en Dalmatie sont aBfoar-
d^hui ti-ës précises. Ce qu'il veati avec le phis de netteté, c*est. le
déyeloppemeiat national de la protiace. Il dit avec raisooi qa'ua
paysp slave ne dk>ît pas se contenter di'une culture înieUectaelle em-
pruntée à ene autre paoe, qn'eo ^rdaot la hof ne kalieooe le
royaame sera toujours partagé entre Ibs paysans et les habtlus
des villes^ que cet antagonisme est un principe dt faiblesse, que
tout dévefoppement seraartiGcie) et son réel, que les Dalmates ne
peuvent être que de faux italiens, qu'ils n^tgeat letffs qva]ité&
propres* sans acquérir celles du peuple qu'ils imitent. Doivttir-Hs
s'unir à la Croatie? Ici les opinions sent beaucoup plus paEtagées.
Il est évident que ranneaioai à cette province suppose tout d'abord
la recaDnai$san*ce par les Bfagyars des énn!t& réclamés par la dîèle
d'Agram : Tautonomie des Croates n'est encore aujourd'hui qa*Hne
espérance. Pour le moment, quand le Dalmaite a tant à faire ebes
lui , quand les vœux des Slaves du sud sont encore sîi loin â*étre
réalisés^ y aurait-il grand pérHi à laissa 1& province se gouvecner
elle-même, sans appeler des* voisins de nnème race, il est vrai,, mais
fiers, ailiers, trop prêts à se souvenir qu'ils ont les preniiers coibk
battu peur l'indépeudanee, trop ludies encote peur ne pas suivre
parfois eux-mèmea les procédés ngoureuz <|u''îISi reprocbeul aux
Magyars*, leurs maltires? On parie beaucoup de-Yumierty c'est là uxr
mot d'ordre comme il eu faut à un mocnremeot populaire; uiais
de tous les vœux des Babiiates,.e6lui>-là œFtai&emeutn'etpas Je
plus vif 1
Devant ces nouvelles aspârstions, que fit l'Audriche? Elle nfa^t
que faiblement, répétant qu'elle écouHeradit le désir dl»s po^laitioBS,
qu'elle était prête à y céder. £Ile comprenait très bien que la fiad-
matie' ne resterait pas italienne; les adversaires di» parti hongrds
ne voyaient pas sans plaisir la; Croatie se fortifier de ITappiû d'oae
province importante. Germanisa cette côte eftt été um côte cfaimé-
rique» Les rivalités de ministère duj reste eussent empêché toute
politique de compression, lors même qu'U se fût trouvé uu esprit
asse? sûr de lui pour croire une telle eonduite porofitable ausr i&té-
rets de l'empive. Le lieutenant-général, tout en soutenant de sou
mieux Tadministratiovi qui s'bahîtuait difficfleraeol aux idées nou-
velles, fut en réalité spectateur de la lutte; il eut pour mîssiun dPea
faire connaître à Vienne les épisodes, d'empôcber toute démonstra-
tion exclusivement populaire, de conservera la bosrgeoisie la dîre&-
tion du mouvement. L'empereur reçulphisieurs fois ta jriunfttâelbil-
matie; il répondit à toutes ces manifestations queks diètes d'Agraoi
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S6C¥£KIBS as X' ADRIATIQUE. 695
et 4le Zart devaieol; s'entendre entre elles. £q moins de vipgt ans,
le cfaâuagenieDt a été accompli; le parti italien a rendu les armes;
de viemx nobles, qui en avaient soutenu le j>]us ardemment toutes
les îdées^ se floettentà a,pprendre la langue serbo-croate; le clergé
ne fait plus d'opposition à la propagande slave. Cette révolution
toute paciil(iue «était inévitable; bien qa'il lui xesle beaucoup à fairei
on peut dire que ie succès en est aujourd'liui assuré.
Il faut distinguer dans le prog£amme des JSlaves du sud les idées
simples, pratiques, qui peuvent être réalisées 4emain, les aspira-
tions plitts générales et par suite plus incertaines. Ce qui est simple,
c'e^ le désir qu'ont ces peuples d'avoir une culture nationale, de
s'affranchir de l'influence, des mœurs 4e Leurs voisins, d'être ^ix-
mêmes enfin; les'CroaLss, les Slaves» les Dalmates peuvent pour-
suivre ce progrès .sans rompre le lien gui les unit à l'empire. Quant
à ce Fève pcqpulaire d'une union de toutes les fractk)ns de la race
dispersées au sud du Danube, il est encore bien nouveau, et ici les
<â)|}ecllon8 soat uombiieuses. Les Sla:ves du sud sont divisés en
.groupes qui ne peuvent se fondre en un grand état sans de graves
campIicaiioQS politiques. La .Serbie eA le tlontenegro» qui ont con-
quis leur indépendance , ue .comprennent cette réunion qu'à leur
profit. &ar les bords du Danube concune dans la Montagne-Noire^
ces peuples .ne soAt pas disposés à perdre leur autonomie. lis
font chacun de leur côté une jpropa^ande active ; ils ne sont pas
des adversaires, ils nesaucaieat être des alliés à toute épreuve. Les
Ctroales et les Slavons trouYent en face d'eux les Hongrois. Les
Magyars, il est vrai, ue sont qu'au nombre de h millions; nouais
leur activité, kurtespcift d'enireprise, leur persistance leur ont ac-
quis dans lia monarchie autrichiemie une position uuique. Ils com-
battent les aspirations des -Croates avec une énergie que rien ne
lasse. La iCoTmation d'un éitat qui gnou,perjit la plus grande partie
des Slaves du sud serait sison la destruction de la puissance hon-
groise, du moins la fin de son hégémonie. Ce peuple, qui a vécu de
ridée de nationalité et d'indépendance, n'admet pas que ses sujets
slaves prennent modèle sur iui« On sait les luttes de la diète d'Âgram
est du gouvernement de Pesth» la prise de possession par les Hon-
grois de Fiautô, mesure qui pûve le pays de sa iplus sûre richesse,
ces continuelles dissolutions des assemblées croates qui ne se réu-
uissent que pour se séparer, de sorte que le pays ne vote pas l'im-
pôt et doit aîiandon&er toutes ses afiEaires provinciales i ses maîtres.
Les Bulgares créeraient de grandes difficultés .aux Slaves du sud,
si le projet de les réunir à leurs frères de même race pouvait être pour-
suivi en ce moment avec quelque espérance de succès. Ce peuple pla-
cide et barbare sort à peine d'un sommeil de dix siècles. Il ne peut
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696 REVUE DES DEUX MONDES.
distinguer ses vrais amis de ses alliés intéressés. C'est du reste le
panslavisme qui l'agite bien plus que la propagande des Slaves tri-
unitaires (1), et ici, comme dans presque toute la Turquie d'Europe,
deux partis se trouvent en présence pour augmenter le trouble,
partis qui parlent la môme langue et sont du môme sang, véritables
frères ennemis entre lesquels aucune réconciliation n'est possible.
La Russie ne servira jamais les intérêts de la diète d'Agram, de ces
libéraux qui ont à cœur le self-government^ et qui seront demain,
s'il le faut, ses adversaires déterminés : avant l'idée slave, ce qui
passionne les Croates, c'est l'indépendance. Les Bosniaques, en
partie musulmans, trouvent sous l'autorité de la Porte une liberté
qui suffit à leur état barbare. Pour ceux d'entre eux qui sont chré-
tiens, la démarche d'un consul russe près du pacha de Sérajévo les
frappe plus que les généreux manifestes des politiques croates. Les
Slaves du sud n'ont pas encore ramené leur langue à l'unité; ils
parlent trois dialectes, le slovène, le serbo-croate et le bulgare. Les
croyances religieuses les divisent également; le grec et le catholi-
que latin resteront longtemps des ennemis. Ainsi ces grands pro-
jets d'union ont contre eux aujourd'hui les Turcs, les Hongrois, les
Russes, la pauvreté des provinces qui ont le privilège de ces aspi-
rations, la diversité des religions, des dialectes, des habitudes, la
division de la race en fractions trop nombreuses, et surtout sa jeu-
nesse. Tel est cependant ce programme que les parties les plus diffi-
ciles à réaliser sont celles que le patriotisme croate croît ne pouvoir
abandonner sans tout compromettre. Renoncer à la lutte contre la
Hongrie, à Fiume et à la Dalmatie, c'est renoncer à la mer, dont les
Slaves du sud ne peuvent se passer. S'ils laissent aux Turcs la Bos-
nie et les plaines de la Maritza, ils excluent de la confédération les
provinces les mieux dotées par la nature, les grands bois, les vaMes
pâturages, un sol qui, bien cultivé, serait un grenier d'abondance.
Sans la mer et sans la richesse agricole , tous ces rêves, dit-on à
Zagabria, doivent s'évanouir.
Il y a trente ans, nous ne possédions guère sur Thistoire de ces
peuples que deux ouvrages savans, le De regno Croaliœ et Dalma-
iiœ^ de Lucius de Trau, VIllyricum sacrum j de Farlati. Depuis
cette époque, l'académie d'Agram a entrepris une série de belles
publications; il se passe peu d'années sans qu'elle nous donne au
moins un volume jde chroniques et de chartes, un autre d'anciens
poèmes. La Dalmatie fournit presque seule tous ces documens, ils
constituent aujourd'hui un riche ensemble d'informations (2). Les
(1) Voyez la Uevw du 15 octobre 1871, Phiiippopolis $t U réveil bulgare,
(2) Monumenta spectantia historiam Slavorum meridionalium. Toutefois co recadl
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SOUVENIRS DE l' ADRIATIQUE. 697
Slaves du sud ont retrouvé leur histoire. Elle est pour eux, comme
pour nous, un enseignement que nous ne pouvons négliger.
Les vastes provinces qu'occupent les Bosniaques, les Croates, les
Serbes n'ont jamais été romanisées. Il n'y eut donc pas dans ces pays
dès le 1*' siècle une civilisation profonde qui pût laisser après elle
des élémens de progrès, transformer le conquérant barbare. Les
Romains, comme plus tard les Vénitiens, n'occupèrent que la côte;
ristrie et la Dalmatie avaient des villes importantes; la Prévalitane,
la Mœsie supérieure, la partie de la Pannonie inférieure qui ne tou-
chait pas au Danube, étaient livrées à des tribus sauvages. La voie
Gabinienne allait de la mer Adriatique au Danube; elle assurait la
marche rapide des légions; on n'y rencontrait que des postes mili-
taires et non des villes. Les montagnes de Bosnie et de Raschie
n'ont pas été explorées scientifiquement par les antiquaires; on n'y
trouvera, tout porte à le croire, que peu de restes du passé. En
Croatie, les savans d'Agram ne copient guère que quelques inscrip-
tions barbares ou dessinent des bas-reliefs qui révèlent un art en-
fantin ; on sait le peu de textes épîgraphiques qu'on recueille en
Serbie dès qu'on s'éloigne du Danube. C'est au vu* siècle seule-
ment que les Croates et les Serbes arrivent dans ces régions. A
cette date, il y a deux cents années déjà que les Francs sont éta-
blis dans la Gaule. Les Slaves ne trouvent pas, comme les tribus
qui franchissent le Rhin, des peuples déjà chrétiens, ils entrent
barbares dans un pays barbare que les Goths, les Hérules, les
Avares, les Huns viennent de ravager. Ils sont du reste trop loin
de l'influence du romanisme. Les missionnaires qui convertissent
les Saxons ne viennent pas jusqu'à la Save. Quand au ix^ siècle saint
Cyrille et saint Méthode pénètrent chez les Slaves, ils arrivent
d'Orient; ce sera l'église grecque qui convertira ces envahisseurs.
Le moine de l'Athos n'a pas, comme un Boniface ou un Colom-
ban, l'énergie d'une race jeune portant dans l'apostolat le courage
que sps ancêtres dépensaient sur les champs de bataille, avide
d'action, de dévoûment, d'héroïsme. La foi qu'il enstigne, forma-
liste et étroite, est à peine un principe de vie nouvelle. Byzance a
donné le christianisme à bien des peuples, quelle civilisation a-
t-elle fait naître de la barbarie? La religion des Slaves, surtout
dans les montagnes, resta toujours si incertaine que, sur un ordre
d'un pacha au xv* siècle, des milliers de Bosniaques et de Bulgares
se firent musulmans. Rien ne montre mieux ce que valaient ces con-
versions byzantines. Privés des secours qu'avaient trouvés presque
tous les conquérans de l'EuropCi les Croates et les Serbes furent de
ne doit pu faire oublier les Slaoischê AlterthUmer de Schafaiick, oarrage publié dèi
1S44.
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eOS REyriE' mss DEra moi^e».
plus* souinh à êtes invasions perpétuelles. Aw rif et au viti^ Aède
arrivent les Bulgares, au xt* siècle les Hongrofe, ara rv* k» Turc^
conquérans plus terribles que tous* les autres. Dans If Europe m»-
dent&le, si on excepte les Maures <f Espagne et tes Normanés, les
invasions sont terminées, au vr siècle; au sud du Danube, elles du-
rent jusqn'aux tennpsi moderacs.
Au milieu de si cruelles épreuves, que pouvaient ferre ce» mal-
heureux peuples? Ils avaient les qualités des barbares, ma» ihen
avaient les défauts; toujours prêts à la hitte, divisant à TiofiDÎ le
territoire qu'ils occupaient pour donner de» royaumes à tons les fils
de leur prince, et ensuite s'épuîsant dans les guerres que prero-
quaîent ces partages. Ils s'organisèrent cependiant. Vers le vni* siè-
cle, le roj'aume de Ci'oatie (640-4087) avait une admiwistratiwoo
on retrouvait Te désir d'imiter TOccrdent. Le pays était divisé en
zaupaniesy vieilles circonscriptions qui groupaient plusieurs tr^;
les anciens y exerçaient rautorité comme 2s le font encore àas
les villages dalmates, chaque zoupanîe dtevait un contingent milî-
taîre fixe. Le roi s'entoura, d^une ctmr; à côté du cancellarm^ èi
cavattariuSy de Yarmifferu», fonctionnaires dont les noms élaent
empruntés aux Latins, on voyait des dignitaires slaves, Yubruzar,
ou préfet de la table, le vûlarj chef des troupeaur, le schitmos,
porteur de boucliers. Cette curie royale, où se réunissaient les pm-
cipaux chefs militaires, parcourait les provinces pour rendre la. jus-
tice. Chaque année, une assemblée générale ou zbor décidait des
questions importantes. Les lois n'étaîenll pas écrites; des arbitres
élus par les partis réglaient les contestations : la compensation en
argent resta longtemps admise pour le meurtre. Ces Slaves avaient
même fait à Tempire de Byzance un emprunt r Timpô* du trentième.
Ces habitudes dîffèrent-eHes beaucoup de celles de tous les barbares
qui s'établirent en Occident? Au x* siècle, les princes de Croatie
étaient devenus assez forts pour que Cresimir instituât des comtes,
tentât de diminuer l'indépendance des zoupanieif. Le royaume de
Serblîa, créé dans le môme temps que celui de Croatie, et qui com-
prenait une partie de la Dalmatîe intérieure, ITlerz^govîne et la
Bosnie jusqu*^au DriDo, nous montre à cette époque les mêmes ef-
forts pour organiser une adtaînistration. Des essais perpétuels en-
trepris sans secours suflîsans, interrompus aussitôt que tentés, telle
est l'histoire de ces deux principautés et de toutes celles qui occu-
pèrent ces pays. Jlétte* les Francs, les Germains, le* l^ombards
dans les conditions aise sont trouvés les Slaves du sud, ces peu-
ples seraient aujourd'hui aussi arriérés que tes Bosniaques et les
Sclavons.
Les habitans de la côte furent moifis éprouvés.. Sans parler des
villes du nord, où le sang italien était mêlé au sang slave, au «d
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S0UTEKU18 OE L AJMAJiqGEm 699
les Naventâis créèrent une majiine qpai tint tête .aux Sarrasins; les
Caitaxins, étai3lis dans des jnentagnes abruptes, surent demander
an commerce maritime siJDon la xicbesse, «du mabs Taisance, et
gardèrent une autonomie presque complète durant tout le moyen
âge; mais ce fut euitoni fiaguse qui eut <une brillagite prospérité.
Eottdée au tu' ^siècle, cette répubtiquie a subsisté jusqu'à Tannée
i808. Plus favocisée que Zara, Irau, ^miâsa» elle se défendit contre
YaDÂse, dont cependant elle accepta parfois le représentant. Elle
fut l'alliée des rois de ilascbie, des ficmgrois, plus tard des Turcs.
An XTii^ ^ècle elle comptait plus âe «trois cents iiavires. traitaitavoc
Louis J[IL» arec Charles-Quint. De grands malbeurs l'accablèrent: sa
dotie fut brûlée par L's Tuf os pendant leur guerre contre la maison
d'Âutricbe; elle répara ses désastres. Dès le xt*" siècle, elle faisait
Je commerce au Levant et jusque 'dans la Mer-Noire; elle avait ujie
colonie à Constantiiiople, des comptoirs à AndrJnopie, à Philippo-
poffis, dans le Balkan. Une «(mvention signée à Brousses en 1359
:av)ec Orohan II, alocs que les progrès des Osmanlis étaient encore
incertains, lui accordait le privilège de trafiquer dans tous les lieux
que soumettraient les armes du Grand-Seigaeur. Aujourd'hui en
Thrace, on retrouve encore les tombeaux de ces mai*chands ragu-
.séens. La république sut si bien ménager les Ottomans qu'elle fit
ajouta au traité de Passarovitz Tao^le qui coupe la Dalmatse en
trois morceaux; elle était ainsi défendue contre les Vénitiens par
deux enclaves <otlomanes. Sa constitution tout aristocratique rap-
pelle celle de Venise; les nobles seuls exerçaient les charge im-
pcrtantes, la bourgeoisie pouvait obtenir les emplois secondaires,
l'arlisan n'avait aucun droit. Le grand-conseil comprenait tous les
patriciens qui avaient dépassé l'âge de dix-buit ans; il nommait
les magistrats, confirmait les lois, prononçait les jngemens qui
entraînaient la mort ou l'exil. Le sénat, composé de quarante-
cinq membres, administrait la république; le conseil mineur exer-
<çait le pouvoir exécutif; le recteur placé à la tête de la république
la représentait, mats ses fonctions n'étaient qu'honorifiques. Au-
ca0e diarge ne durait plus d'un an. Troiâ provéditeurs pouvaient
sous leur restponsabilité suspendre pour un temps limité l'eflet
des Uns, annuler toutes les décisions pulsliques. Cette petite ville
à qui n'a manqué ni le génie maritime, ni T habileté commerciale,
ni la prudence diplomatique, avait le goût des lettres. Elle a été
surnommée l'Athènes des Slaves du sud. Elle produisit des ma-
thématiciens de premier ordre comme Boscovitch, des érudits aussi
«minens que Bandouri, bibliothécaire du duc d'Orléans, auteur de
Ylmperium orientale. Elle eut un théâtre où on jouait dès le
XVI* siècle les pièces d'Euripide, de Sophocle, de Plante, tiaduitcs
en dalmate, des tragédies imitées de l'antique, des drames em-
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700 BEVUE DES DEUX MONDES.
pruntés à Thistoire serbo-croate. La guerre contre les Tares in-
spira à Gondola un poème épique, tOsmanîde. Le Tasse, TÂrioste,
les lyriques italiens trouvèrent des imitateurs qui plièrent le slave
à l'expression d'idées bien nouvelles pour cette langue (!)•
L'emphase, le madrigal, le mauvais goût tiennent, comme on le
pense facilement, trop de place dans cette poésie. On ne peut oublier
cependant que, si ces œuvres raguséennes ne nous étaient pas par-
venues, l'histoire littéraire des Slaves du sud se réduirait à quel-
ques chroniques barbares, à quelques chants des Morlachs et des
Serbes. Puis, à côté de ces qualités d'imagination, nous trouvons
l'habitude des études précises, des recherches érudites. C'est la
marque que nous avons affaire à de bons esprits. Le Dalmate du
reste a toujours eu le goût de la science, en particulier de l'histoire.
Sans rappeler Lucius de Trau, Orbini au xvi* siècle, Lourichau
xviii*, Cattalinich et Kreglianovich de nos jours ont raconté avec
talent les événemens dont leur pays a été le théâtre. M. Aschik a
publié sur les antiquités du Bosphore cimmérien un livre qui fait
autorité. La nouvelle école de slavisans qui à Raguse et en Croatie
se consacre à l'étude des chartes et des chroniques connaît les
méthodes modernes et les applique. Ces patriotes ont raison de
rechercher avec tant de soin tous les monumens de leur passé,
d'éditer ces poèmes, ces tragédies, ces vieux diplômes, ces récits
historiques; ils voient, en poursuivant ces études, ce qu'eussent fait
leurs pères si la fortune n'eût pas été pour eux d'une rigueur sans
merci. Ils nous montrent comment un passé malheureux explique
un présent difficile; ils nous montrent aussi par quelques exemples
décisifs que les aptitudes naturelles et les qualités solides n'ont
pas manqué aux Slaves du sud.
III.
Quand en l'année 305 l'empereur Dioclétien abdiqua l'empire, il
choisit pour lieu de sa retraite une ville de Dalmatie. Il était parti
de ce pays dans sa jeunesse, pauvre inconnu, le bâton à la main,
la besace au côté. Les cheveux rasés, la courte tunique serrée i
la ceinture, les fortes sandales aux pieds, il ressemblait à ces pay-
sans dalmates que nous retrouvons aujourd'hui sur les bas-reÛefs.
Ce campagnard était devenu général, empereur, il était devenu
dieu. Tout ce que la glohre humaine peut rêver de puissance, il
(1) Pour citer seulemeot quelques titres, Jean François Gondola, le prince des poAtts
dalmates, mort en 1C38, a composé une Ariane, les drames de Galatée, de Disnei
d'Armide, de Gérés, de Cléopàtre, le «bacrifice de TAmour. Un historien de Rapiae,
Appendini, prétend que Cosmos WL de Médicis apprit le slare pour lire ces cbet^
d*œuTre.
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SOUVENIRS DE l'ADRUTIQUE. 701
Favait connu. Arrivé à ce faite, il éprouva une profonde lassitude
de l'action, des hommes, du pouvoir, de toutes choses. II partagea
l'empire et vint planter ses laitues à Salone. Ces laitues sont célè-
bres; on connaît moins la demeure qu'il se fit bâtir. Ce château est
resté légendaire dans l'imagination du moyen âge cependant; la
tradition répéta longtemps que pour achever cette grande œuvre il
fallut épuiser la province, que le sang des chrétiens fut mêlé au
ciment des murs, dernière vengeance de ce persécuteur. L'édifice
est aujourd'hui sinon intact, du moins si bien conservé qu'il est
facile de se figurer ce qu'il âtait. C'est un de ces monumens si rares
qui en apprennent plus sur une époque que toute une histoire. La
façade principale donne sur la mer, les flots en baignent les pieds;
la brise la rafraîchit tout le jour. De hautes montagnes foiment
dans le fond un vaste cirque. Pline n'eût pas choisi un site plus à
souhait pour une villa de lettré. Cette demeure est immense; la
ville de Spalato s'y loge presque tout entière; plus de 4,000 ha-
bitans occupent l'intérieur du palais. Dans cet entassement, les
maisons modernes sont suspendues comme des cages aux murs de^
chambres impériales; les voitures passent dans le triclinium du
prince, les soldats autrichiens font l'exercice dans les salles de ré-
ception. La façade qui regarde la mer compte 180 mètres de lon-
gueur; 50 arcades, 50 pilastres doriques, que surmontaient des
statues, la décorent; cet ensemble est simple et grand. Le palais a
la forme d'un rectangle; des trois autres côtés, si on excepte quel-
ques bas-reliefs de la Porte dorée^ les murs sont nus, épais de 3 et
h mètres, construits de grosses pierres à la base, de briques, deve-
nues aussi dures que des pierres, à la partie supérieure, flanqués de
tours. Deux observatoires permettaient de voir au loin sur la mer et
dans la plaine. La belle façade principale n'a pour entrée qu'une
poterne, qui donne accès à un couloir souterrain ; trois hommes de
front n'y pénétreraient pas, l'obscurité du resté y est profonde. C'é-
tait surtout du côté de l'Adriatique qu'était le danger, par là que
pouvait venir quelque vaisseau commandé par un de ces grands
dignitaires, prêts à tout, esclaves libres d'hier, qui avaient la main
sûre. Quant aux barbares, s'ils descendaient de la Prévalitane, fer-
mer les portes suffisait; ces hordes indisciplinées se briseraient
contre ces murs. Dioclétien sortait peu; il restait dans ses apparte-
mens invisible aux Salonitains comme au reste du monde. Il avait
du reste dans le palais pour la promenade la vaste galerie de la fa-
çade principale, pour ses actes de piété un temple si grand que^la
ville de Spalato a pu en faire une cathédrale. C'est une rotonde
surchargée de sculptures, de cette profusion d'omemens que pro-
diguait la décadence. L'artiste a surtout trsdté avec soin unejguir-
lande d'amours qui fait à l'intérieur le tour de l'édifice. Ces génies
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702 RS¥CE DES DEUX UOSOBS.
combattent contre des lions, coaduisent des dÂem en iaisee, tifa-
Usent à la oouree de <:hars. A quelques pas pins loin est ua second
édifice de forme rectangulaire ; il a été conshiéré longtemps oomiBe
une ciiapdle dédiée à Esculape, 'dien qu'invoquait ^le préférenoe
l'empereur malade, las de tout, et cepeodast enloupé de dévias qui
devient le préserver de ia mort. €n antiqnaine» IL Lanxa, a cni
récemineiit pouvoir y reconnaître le mausolée du piSnce. La déos-
ration n'€n est pas moins riche que celle de la rotonde. Cet art est
encore imposant et luxneux; des rinceaux élégans, des feuilles d'a-
canthe, rappellent la belle époque; mais des attributs oriaitaux,
des %ures «iystéi*îeases et bizarres , montrent combien l'architeo-
tnre gréoo-romaine a subi l'influence de l'Âsiû; la pierre «st ciselée
de broderies sans nombre, oomme sur les monumeas romains de
Balbeck «t de Laadicée, de U»jàe la Syrie. Une vaste cour intérieure,
entourée d'une colonnade cormthtenne, sépare les deux édifices;
c'était l'entrée <le l'atrîiim, dont les belles prc^ortions rappellent
ce que l'empire nous a laissé de plus majesitueux. Ces raines, qui
ont échappé à la destruction, occupent un cosn du palak. Dans le
reste de la demeure impériale, on ne trouve plus que des soubasse-
mens, de grandes vo&tes, les vestiges, méconnaissables pour qui ne
les étudie pas longtemps, de ces bâtimens où logeaient les servi-
teurs du prince «t toute une armée. 11 n'est pas besoin -de chercher
à/econstruire les mîlle détails de l'édifice pour comprendre ce qu'il
était. Nous avons devant nous usi pakis remain, Je {ylus complet, k
plus grand que l'empire nous ait laissé, «t à ce titre quel prix n'a*
t41 pas pour l'hislorien ! mais ce mtHinment est aussi et surtout
une forteresse du moyen âge. Les temps anciens sont finis; la paix
impériale n'es^ plus qu'un mot. Le prince le plus puissant, s'il ^at
quelques heures de sécurité, doit mettre entre lui et les barbares
ces murailles énormes, ces touns, ces Gréaeaux, UmU œt appareB de
défense.
Au milieu da xvnt* siècle, TAfiglais Adam et le Français Ciéns-
saii visitèrent la Daimâtie; ils relevèrent le plan du palais; Us M
ont consacré un grand ouvrage in-iaUo où, s'aidant de Vitnivc, ils
retrouvent les quatœ cents chambres de la demeure impériale, tri-
eliniumy îepidariunty salles d'hiver, salles d'été, appartemeni des
gardes (1). Notre corapatdote Cassas, sonsie oonsdat, reprit le même
travail. 11 était sensible à la grandeur, ooaiBe il le dit iui-mèoie;
il décrit dans son voyage (2) « ces bains spacieux où la voinpié nn
maine délassait les grâces et la beauté, la paille infecte oà la Ibl-
(1) Huim of the palace of the emperor Diocletian at Spalatro in Do/iimiImu Loadros
1764.
<^) Voyage Titioreique de rhtrie ^i de la Damatie, lii*lbU<i, Pcrii ISOl, Plene DMol
l'Mné.
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SOUlFEDiaS DI £'Âl>iUaTIQO&. 703
matienne avilie repose lora de l'estime conjugale» les osaemens de
l*art et le corpa diffornie de rignorance. » Ce n'est pas que soa livre
119 soit précieux, qu'il ne laese comprendre souveat par la gravnre
la beauté des sites, la majesté des édifices; mais Cassas non plus
qu'Adam n'a pas cette rigueur scientifique que nous demandons k
Farcbitecte quand il restitue un monument; il invente, il suppose.
Ses essais et ceux, de son {H-édécesseur doivent Atre repris. Le sujet
vaut la peine de tenter un de nos pensionnaires de la villa Médicis.
Aiassi bien notre école de Rome, qui envoie chaque année à riosti-
tot une restauration, a^-t-elle aujourdliai épuisé Iltalie et la Grèce.
Nous possédons à Paris ces carions précieux qui commencent à Tan-
née 178S el vont jusqu'à nos jours. L'antiquité classique y retrouve
toutes les belles œuvres d'architecture qu'elle nous a laissées, état
actuel, restgurratkm justifiée. Cette collection, bien connue de quel-
ques personnes, souvent consultée, surtout par la science étrangère,
est une des richesses de la bibliothèque de TÉcole des Beaux-Arts,
richesse unique en Europe» Longtemps oubliée, elle est devenue
accessible à tous quand le bibEoihécaire actuel Ta fait disposer de
manière qu'elle pût être étudiée facilement. Le gouvernement veut
aujourd'hui publier ce vaste ensemble de travaux; il croit avec rai^
son qu'une telle entreprise servira au progrès de Tart et de l'his-
toire, sera un titre d'honneur pour le pays.
La côte de l'Adriatique conserve d'autres mooumens de l'époque
romaine, l'amphithéâtre de Pola, que M. Chabrol a réceooiment étu-
dié; le temple d'Auguste, fëdifice appelé palais de Julie, dans la
môme ville, appartiennent aux beaux temps de l'art et méritent de
(aire l'objet d'une restauration. Nos artistes, gui vont d'ordinaire
en Grèce, quelquefois, comme U. Joyaux, jusqu'à Balbeck,pour sa-
tisfaire aux obligations,, tous les jours plus difficiles, que leur im-
pose Tétat, ont en face de l'Italie un sol encore peu exploiré qui leur
promet des études féccmdes. L'antiquaire ne trouve pas moins d'in-
térêt sur cette côte. Là Grèce fonda dans Farchipel dalmate nombre
de colonies, comme celles de Pbaros, de Delminium, de Corcyra-
Nigra, d'IIéraclée. Ces villes perdues loin de leur métropole, aussi
isolées que les comptoirs de Pont-Euxin,. avaient une vie active, le
goût des arts, une grande ardeur au commerce. Elfes ont laissé des
médailles, des bas-reliefs, des inscriptioDs , que les aavans com-
mencent à recueillir. Cette histoire sort enfia de l'obacnrlté, inté-
ressante comme le sera toujours tout ce qui nous aidera à mdeux
comprBndi*e l'esprit beUténiqnc. Les inscriptions et les monumens
figurés des temps remains font de la province un véritable musée,
(pie MM* Hommsen et Cens» odA réceninent étudié, non sans laisser
beaucoup à faire après eux. La Dalmatie possède à Saloae des ruhftes
du plus grand prix. L'enceinte de la ville est encore debout; les
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70i REYUE DES DEUX MONDES.
maisons modernes n'ont pas envahi ce vaste espace où tant de dé-
bris gisent à quelques pieds sous le soi. Chaque jour le hasard y
fait de belles découvertes : une exploration méthodique mettrait au
jour des trésors. Quelques cités barbares comme Nadîn et Podgrage
conservent les monumens les plus anciens que nous ait laissés cette
race illyrienne qui occupait, au témoignage de Strabon, la moitié
de la péninsule du Balkan, et qui est aussi peu connue que la race
thrace, sa voisine et sa rivale. De grands tumulus, le plus souvent
composés de pierres, s'élèvent auprès de ces murs irréguliers; ce
sont les sépultures de ces barbares. Les origines du christianismd,
surtout au centre de la province, sont représentées par une suite
de marbres, d'autant plus dignes d'étude que nous sommes ici au
point où l'Orient touche à l'Occident, où deux courants d'idées re-
ligieuses, dilTérens dès les premiers jours, se rencontrent et par-
fois se confondent.
Les villes de la Dalmatie possèdent toutes d'anciennes églises;
cette noblesse bourgeoise bâtissait beaucoup et solidement. Les
Slaves du sud n'ont jamais eu d'architecture religieuse qui leur fut
propre; les rares édifices un peu anciens qu'on trouve en Bosnie,
en Servie, en Herzégovine, sont des imitations byzantines. Comme
l'église grecque, depuis le viii* siècle, a proscrit la représentation
par la sculpture de la Vierge et des saints, les architectes, respec-
tueux du septième concile de Nicée, ont toujours construit de grandes
façades nues, pendant que les peintres décoraient l'intérieur de ta-
bleaux conformes aux types sacrés de l'Athos. Sur la côte restée la-
tine, la liberté a été plus grande; le style lombard domine presque
partout, mais transformé dans le détail de l'ornementation par le
caprice de chaque époque, tantôt surchargé de bas-reliefs qui re-
présentent les travaux de la vie commune , le labourage, l'atelier
d'un corroyeur, la chasse au faucon, les épisodes de la Bible, tantôt
marqué d'un cachet barbare, sous l'influence de quelque prince de
Croatie ou de Raschie qui a voulu faire prédominer son goût dans
des œuvres dues à sa générosité. A côté de sculptures maladroites
et raides, mais qui ont une expression naïve, même souvent une
grâce charmante, on trouve des représentations auxquelles l'art le
plus grossier n'est pas inférieur, « des œuvres de cannibales, »
comme disait récemment dans une étude sur Zara un professeur
dalmate. Le style lombard ici est beaucoup plus varié qu'en Italie;
les Dalmates, qui l'ont conservé jusqu'au xvi* siècle, y ont ajouté
ce monde de statues que prodiguait notre style occidental au moyen
âge. Ce n'est pas qu'il y ait eu de leur part imitation; ils ignoraient
nos monumens; dans les deux pays le goût populaire a produit spon-
tanément des œuvres qui présentent souvent de singulières ressem*
blances. Le dôme de Zara, celui de Trau, œuvres du xm* siècle, le
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SOUVENIRS DE L* ADRIATIQUE. 705
portail de l'église de Spalato, l'église d'Arbe, sont à ce point de vue
dignes d'étude. L'ensemble de ces édifices est toujours d'un effet
original; le détail ne saurait en être examiné avec trop de soin,
parce qu'on y retrouve l'image de la diversité des idées dans ce
pays au moyen âge, les inspirations de l'Italie à côté des symboles
byzantins, des caprices gothiques, des scènes dont le caractère slave
est évident. Les riches trésors des églises rappellent presque tou-
jours les artistes de Constantinople. La ciselure, l'orfèvrerie, les
ivoires de Byzance ont été d'autant plus nombreux au moyen âge
que la grande sculpture était interdite. On les retrouve dans la plus
grande partie de l'Europe. Assez fréquens en France et en Alle-
magne,, ils sont en telle quantité dans certaines régions situées
très loin de l'empire grec, en Scandinavie par exemple, qu'il a
fallu leur réserver dans les musées une section spéciale, donner
le nom de byzantine à toute une période de l'art dans ces con-
trées du nord. M. Zimmermann vient de dessiner et de publier à
Vienne les plus beaux des bijoux de travail gréco-slave conservés
aujourd'hui sur la côte de l'Adriatique. Ce livre contribuera à mieux
faire apprécier un art dont l'influence, si grande au moyen âge, est
encore méconnue en Occident par beaucoup d'érudits. La Dalmatîe
du reste possède de véritables édifices byzantins : l'église de Saint-
Donat, à Zara, monument du vi'' siècle vanté par Constantin Por-
phyrogénète, a la forme d'une croix grecque que surmonte une cou-
pole; elle doit être comparée à Saint- Phocas de Torcello, cette
relique célèbre d'un style disparu aujourd'hui de l'Occident. Saint-
Donat toutefois présente une particularité : l'architecte a superposé
deux étages réunis par un escalier monumental. La chapelle de
Sainte -Domenica, également à Zara, remonte peut-être à une ori-
gine plus ancienne encore; ce nom rappelle un vocable fréquent
chez les chrétiens d'Orient, hagia kyriaki, sainte dimanche; cette
église a aussi deux étages. Le dôme de Saint- Yilo, dans une rue
voisine, est une imitation de celui de Saint-Donat. Ce sont là des
monumens d'un intérêt exceptionnel pour l'archéologie de l'art; il
est regrettable que les habitans en fassent des greniers à foin. Dn
pays qui possède une série si riche d'édifices de toutes les époques
doit à l'histoire de les conserver tous avec une égale piété.
Les monumens de la Dalmatie, comme les destinées de cette pro-
vince au moyen âge, comme ses archives, ses essais littéraires et
les mœurs actuelles, nous montrent un peuple bien doué auquel les
circonstances n'ont pas été favorables. De même que tous les Slaves
du sud, il a été victime de la barbarie. 11 est de mode de médire du
romanisme, de la civilisation latine ; quel peuple en Europe a pu
sortir d'une enfance sauvage sans le secours de la civilisation de
TOVB CI. -r- 1872. 45
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706 REVUE DES DEUX MONDES.
Tanden monde, sans la religion que l'empire reçut au premier
siècle, et qu'il donna aux envahisseurs? Les Germains eux-mêmes,
auxquels on prête tant de vertus imaginaires, n'ont dû qu'aux La-
tins la force de dépouiller le vieil homme, le bonheur de créer une
nationalité nouvelle et féconde. C'est le propre des Latins d'avoir
porté la vie autour d'eux ; une fois le flambeau allumé, chaque na-
tion a eu ses destinées, des caractères propres et originaux, sou-
vent des qualités supérieures à celles des Latins eux-mêmes, mais
les Latins ont été les initiateurs. La race ne fait pas tout, on le voit
bien ici; la race peut être bonne, courageuse, active, ouverte aux
idées de progrès, douée d'imagination, du sentiment de Fart; elle
peut rester obscure et misérable, si la fortune pour elle est trop
dure, si elle ne lui donne pas ces secours qu'elle prête à tous ceux
qui doivent connaître les bienfaits d'un développement rapide. U
temps des souffrances cruelles est fini pour ces peuples. Ce que le
moyen âge ne pouvait leur procurer, l'Europe le prodigue aujour-
d'hui : sous cette influence, les Slaves du sud ouvrent les yeux. Cette
race réfléchie et froide, capable de si longs sommeils, éprouve des
enthousiasmes d'autant plus forts qu'ils se produisent plus lente-
ment; ce n'est pas un feu qui brille d'un éclat éblouissant et s'é-
teint, c'est une chaleur intime qui pénètre tout l'être, qui en prend
possession, que rien ne refroidit ensuite. Qu'elle croie à ses desti-
nées, que les rêves populaires, que les théories de ses politiques
imaginent tantôt l'Autriche se décidant à chercher au sud chez ces
populations un appui qu'elle ne trouve plus au nord, ou quelque
conquérant réunissant par la victoire ce que les siècles ont divisé :
il se peut que ce soient là à cette heure des utopies. Ce qui n'est
pas chimérique, c'est de créer des écoles, des universités, de rame-
ner les dialectes d'une langue à l'unité, de retrouver l'histoire ou-
bliée, de forcer le sol à donner tout ce qu'il peut produire. L'in-
struction et la richesse, une nationalité nouvelle ne saurait se
passer de ces deux bienfaits. Les Slaves du sud peuvent dire au-
jourd'hui qu'ils leur sont assurés. Ils savent que le sentiment de
l'indépendance chez eux est invincible, qu'aucun adversaire ne les
en dépouillera; ils s'exercent à la pratique des libertés municipales,
où le bien immédiat est compris par tous, et qui formera mieux que
toutes les théories des esprits vraiment politiques. Les épreuves ne
leur manqueront pas ; mais ils ont le sang jeune, l'énergie virile,
ils naissent à la vie, ils sont dans l'âge heureux des longs espoirs
et des vastes pensées.
Albert Ddmont.
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DON JUAN DE KOLOMEA
Le réalisme commence à faire école dans TOrient slave, où il ap-
paraît sous un aspect nouveau, drapé dans cette résignation pessi-
miste, dans cette aveugle soumission aux commandemens de la na-
ture qui fait le fond de la philosophie morale de ces peuples pasteurs.
Le représentant le plus curieux et le plus remarquable de cette
école est un Petit-Russien de Galicie, M. Sacher-Masoch. II écrit en
allemand, et il sait sa langue : son style est choisi, coloré, plein de
relief, bien qu'il abuse parfois du décousu cherché, où les idées se
pressent, se talonnent et ne trouvent pas le temps de se dégager,
de se formuler nettement. C'est ce qui rend plus d'une fois le dia-
logue obscur chez lui. M. Sacher-Masoch aunonce la prétention de
sortir absolument des limbes de l'abstraction où se complaît le ro-
man germanique, il veut se jeter en pleine et franche réalité, dans
la poésie des sens; c*est ce que nous apprend son ami Kûrnberger,
qui s'est chargé de l'introduire auprès du public allemand. Cepen-
dant il est au fond doctrinaire; il procède en droite ligne de Scho-
penhauer, et ne s'en cache même pas. Il est vrai qu'il le revendi-
que : selon lui, Schopenhauer est le philosophe slave par excellence,
comme pour d'autres c'est le représentant moderne du bouddhisme;
aucun philosophe n'a si bien érigé le pessimisme en principe de
morale et fondé la métaphysique sur le sentiment de la nature.
M. Sacher-Masoch est donc guidé par des intentions philosophiques,
il soutient toujours une thèse; néanmoins ses personnages vivent
d'une vie propre et même exubérante, trop exubérante 'parfois pour
le goût occidental. La critique allemande l'a maltraité : « la na-
ture est comme ivre chez lui, » a dit un de ses censeurs, et le re-
proche n'est pas tout à fait sans fondement.
Sous ce titre : le Legs de Caîn, M. Sacher-Masoch a commencé
une série de nouvelles qui veulent être des chapitres d'une histoire
naturelle de l'homme, traitée à un point de vue empirique et réa-
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708 REVUE DES DEUX MONDES.
liste. Un prologue nous initie aux projets de Tauteur. Il a rencontré
à la chasse un vieillard de cette étrange secte des erransy qui font
vœu de « fuir toujours la vie, » qui voient la main de Satan dans
toutes les affaires humaines, et répudient comme des sacrilèges les
institutions sur lesquelles repose aujourd'hui la société. Ce saint
homme lui révèle dans un long discours Tenigme terrible de l'exis-
tence. Nous sommes les héritiers de Gain, qui nous a légué ces six
choses : l'amour, la propriété, l'état, la guerre, le travail, la mort.
La vie est misère, elle est un mal ; nous sommes les dupes de la
nature, qui nous fait agir à notre insu, pour ses besoins, avec indif-
férence, nous broyant sous les roues de son char. On voit que notre
errant sait son Schopenhauer sur le bout des doigts.
C'est l'amour qui fait le sujet du premier cycle de six nouvelles
publié par le romancier petit-russien. Son thème est simple et net :
l'amour, c'est la guerre des sexes. Aimer, c'est être enclume ou
marteau. Le récit intitulé Don Juan de Kolomeay la perle de la
série, prend texte du conflit qui est au fond du mariage monogame;
mais le thème est traité avec une originalité bizarre qui le rajeunit.
Néanmoins, en l'offrant aux lecteurs de la Revue comme un échan-
tillon de ce talent primesautier, nous avons dû abréger et atténuer
, quelques crudités. La Vénus à la pelisse nage déjà en pleine sen-
sualité; c'est l'histoire d'un gentilhomme petit-russien qui se vend
par contrat comme esclave à la femme qu'il adore, et qui voit son
marché pris au pied de la lettre : dès qu'il veut s'émanciper, il re-
çoit le knout jusqu'au sang, et il n'en est que plus amoureux. Dans
Marcella ou le conle bleu du bonfieury la dernière nouvelle du cycle,
M. Sacher-Masoch tombe dans la dissertation philosophique et mo-
rale.
La scène de ses récits est d'ordinaire en Galicie, elle est même
plus étroite : ses héros vivent dans le cercle qui a pour chef-lieu
Kolomea, ville d'environ 10,000 âmes, bâtie sur l'emplacement
d'une ancienne colonie romaine, d'où lui vient probablement son
nom. On sait que la partie orientale de la Galicie est peuplée par
3 millions de Petits-Russiens, qui appartiennent à l'église grecque
unie. A côté de la commune {gromada)^ qui se gouverne elle-même,
on y trouve une autre institution démocratique, lai garde rurale^
formée par Tes paysans armés, qui fut en 1SA6 officiellement recon-
nue par le gouvernement autrichien et investie de prérogatives ana-
logues à celles de la gendarmerie. La haine invétérée des Petits-
Russiens pour les Polonais a toujours permis en temps de révolution
de confier à la garde rurale la surveillance des campagnes. Il en
fut ainsi en 1863, époque où se passe l'histoire qui va suivre.
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DON JUAN DE KOLOHEA. 709
L
Nous étions sortis de Kolomea en voiture pour nous rendre à ]a
campagne. C'était un vendredi soîr. m Vendredi , bon commence-
ment, » dit le proverbe polonais; mon cocher allemand, un colon
du village de Mariahilf , prétendait au contraire que le vendredi
était un jour de malheur, Notre-Seigneur étant mort ce jour-là sur
la croix. C'est mon Allemand qui eut raison cette fois; à une heure
de Kolomea, nous tombâmes sur un piquet de garde rurale. —
Halte-là I votre passeport!
Nous arrêtâmes; mais le passeport 1 Mes papiers, à moi, étaient
en règle; personne ne s'était inquiété de mon Souabe. Il était là sur
son siège comme si les passeports eussent été encore à inventer, fai-
sait claquer son fouet, remettait de l'amadou dans sa pipe. Évidem-
ment ce pouvait être un conspirateur. Sa face , insolemment béate,
semblait provoquer les paysans russes. De passeport, il n'en avait
point; ils haussèrent les épaules. — Un conspirateur I fit l'un d'eux.
— Voyons, mes amisi regardez-le donc. — Peine perdue 1 — C'est
un conspirateur. — Mon Souabe remue sur sa planche d'un air
embarrassé; il écorche le russe, rien n'y fait. La garde rurale con-
naît ses devoirs. Qui oserait lui offrir un billet de banque? Pas moi.
On nous empoigne et on nous conduit à l'auberge la plus proche, à
quelque cent pas de là.
De loin, on eût dit des éclairs qui passaient devant la maison :
c'était la faux redressée' en baïonnette d'une sentinelle. Juste au-
dessus de la cheminée se montrait la lune, qui regardait le paysan
et sa faux; elle regardait par la petite fenêtre de l'auberge et y je-
tait ses lumières comme de la menue monnaie, et emplissait d'ar-
gent les flaques devant la porte, pour faire enrager l'avare juif, —
je veux dire l'aubergiste, qui nous reçut debout sur le seuil, et qui
manifesta sa joie par une sorte de lamentation monotone. Il dandi-
nait son corps à la façon des canards; s' approchant de moi, il me fit
d'un baiser une tache sur la manche droite, puis sur la gauche éga-
lement, et se mit à gourmander les paysans d'avoir arrêté un mon"
nieur tel que moi, un monsieur qui était jaune et noir dans l'âme (1),
il l'aurait juré sur la Thora^... et il vociférait et se démenait, comme
s'il eût été personnellement victime d'un attentat inoui.
Je laissai mon Souabe avec les chevaux, gardé à vue par les
paysans, et j'allai m'étendre dans la salle commune, sur la ban-
quette qui courait autour de l'immense poêle. Je m'ennuyai bientôt.
L'ami Mochkou (2) était fort occupé à verser à ses hôtes de Teau-
(1) Ce sont les couleurs autrichiennes : Jaune et noir, — bon Autrichien.
(2) Moïse, sobriquet des Juifs.
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710 REVUE DES DEUX MONDES.
de-vie et des nouvelles; deux ou trois fois seulement il s'abattit
près de moi en sautant par-dessus le large buffet comme une puce,
et s'y colla, s* efforçant d'entamer une conversation politique et
littéraire. Ce n'était pas une ressource. Je me mis à examiner la
pièce où je me trouvais. Le ton dominant était le vert-de*gris. One
lampe à pétrole, alimentée avec parcimonie, répandait sur toas
les objets une lumière verdâtre; des moisissures tapissaient les
murs, le vaste poêle carré semblait verni au vert-de-gris, des
touffes de mousse poussaient entre les pavés du parquet, — une
lie verte dans les verres à brandevin, du verdet authentique sur
les petites mesures en cuivre , où les paysans buvadent à même
devant le buffet sur lequel ils jetaient leur monnaie de billon. Une
végétation glauque avait envahi le fromage que Mochkou m'ap-
porta; sa femme était assise derrière le poêle, en robe de chambre
jaune à ramages vert-pré, occupée à bercer son enfant vert pâle.
Du vert-de-gris sur la peau chagrine du Juif, autour de ses petits
yeux inquiets , de ses narines mobiles, dans les coins aigres de sa
bouche, qui ricanait 1 11 y a de ces visages qui verdissent avec le
temps comme le vieux cuivre.
Le buffet me séparait des consommateurs, qui étaient groupés
autour d'une table longue et étroite, pour la plupart des paysans
des environs; ils conversaient à voix basse en rapprochant leurs têtes
velues, tristes, sournoises. L'un me parut être le diak (le chantre
d'église). Il tenait le haut bout, maniait une large tabatière, où
il puisait seul pour ne point déroger, et faisait aux paysans la
lecture d'un vieux journal russe à moitié pourri, aux reflets verts;
tout cela sans bruit, gravement, dignement. Au dehors, la garde
chantait un refrain mélancolique dont les sons semblaient venir de
très loin : ils planaient autour de l'auberge comme des esprits qui
n'osaient pénétrer au milieu de ces vivans qui chuchotaient. Par
les fentes et les ouvertures, la mélancolie s'insinuait sous toutes les
formes, moisissures, clair de lune, chanson; mon ennui aussi de-
venait de la mélancolie, de cette mélancolie qui caractérise notre
race, et qui est de la résignation, du fatalisme. Le chantre était ar*
rivé aux morts de la semaine et aux cours de la boiurse, quand tout
à coup on entendit au dehors le claquement d'un fouet, un piéti-
nement de chevaux et des voix confuses. Puis un silence; ensuite
une voix étrangère qui vint se mêler à celle des paysans. C'était
une voix d'homme, une voix qui riait, qui était comme remplie
d'une musique gaie, franche, superbe, et qui ne craignait point
ceux à qui elle s'adressait; elle s'approchait de plus en plus, enfin
un homme franchit le seuil.
Je me redressai, mais je ne vis que sa haute taille, car il entrait
à reculons en parlementant toujours avec les paysans sur un ton de
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DON JUAN DE KOLOMEA* 711
plaisanterie. — Ah çàl mes amis, faites-moi donc la grâce de me
reconnaître! Est-ce que j'ai Tair d'un émissaire, moi? Est-ce que
le comité national se promène sur la route impériale à quatre che-
vaux, sans passeport? Est-ce qu'il flâne la pipe à la bouche, comme
moi? Frères, faites-moi la grâce d'être raisonnables!
On vit paraître dans la porte plusieurs têtes de paysans et autant
de mains qui frottaient des mentons, ce qui voulait dire : voilà
une grâce, frère, que nous ne te ferons point.
— Ainsi vous ne voulez pas vous raviser,... à aucun prix?
— Impossible.
— Mais suis-je donc un Polonais? Voulez- vous que mes père et
mère se retournent dans leur tombe au cimetière russe de Czerne-
liça? Est-ce que mes aïeux n'ont pas combattu les Polonais sous le
Cosaque Bogdan Khmielniçki? Ne sont-ils pas allés avec lui les as-
siéger dans Zbaraz, où ils étaient campés, couchés, assis ou debout,
à leur choix? Voyons, faites*moi la grâce, laissez-moi partir...
— Impossible!
— Même si mon bisaïeul a fait le siège de Lemberg sous l'het-
man Dorozenko? Je vous assure qu'alors les têtes des gentils-
hommes polonais n'étaient pas plus ch^es que les poires;.... mais
bonne santé, et que ça finisse!
— Impossible!
— C'est impossible pour de bon? Sérieusement?
— Sérieusement.
— Tant pis. Bonne santé tout de même! — L'étranger se résigna
sans plainte. Il entra, inclina légèrement la tête en réponse aux sa-
lamalecs du Juif, et s'assit devant le buffet en me tournant le dos.
La Juive fit un mouvement, le regarda, déposa sur le poêle son en-
fant, qui dormait, et s'approcha du buffet. Elle avait dû être belle
jadis, quand Mochkou l'épousa; maintenant ses traits avaient quel-
que chose de singulièrement âpre. La douleur, la honte, les coups
de pied et de fouet ont longtemps travaillé cette race jusqu'à don-
ner à tous ces visages cette expression à la fois ardente et fanée,
triste et railleuse, humble et. haineuse. Elle courbait le dos, ses
mains fines et transparentes jouaient avec un des gobelets, ses yeux
s'arrêtèrent sur le nouveau-venu. De ces grands yeux noirs et hu-
mides s'échappait une âme de feu, comme un vampire qui sort
d'une tombe, et s'attachait sur le beau visage de l'étranger.
Il était vraiment beau. Il se pencha vers elle par-dessus la table,
y jeta quelques pièces d'argent et demanda une bouteille de vin. —
Vas-y, dit le Juif à sa femme.
Elle se courba davantage, s'en alla les yeux fermés comme une
somnambule. Mochkou, s'adressant à moi, me dit à voix basse :
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712 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est un homme dangereux, un homme bien dangereux l — Et
il hocha sa petite tête prudente avec les petites boucles noires mas-
sées sur le front.
Il avait éveillé Tattention de l'étranger, qui se retourna subite*
ment, m'aperçut, se leva, tira son bonnet de peau de mouton, et
3,'excusa très poliment. Je lui rendis son salut. La bienveillance
russe s'est tellement incarnée dans le langage et les mœurs qu'il est
presque impossible à l'effort individuel d'aller au-delà de la ten-
dresse insinuante des phrases consacrées. Néanmoins nous nous sa-
luâmes avec plus de politesse encore que ne le veut l'usage. Quand
nous eûmes fini de nous proclamer réciproquement nos très hum-
bles valets et de u tomber aux pieds » l'un de l'autre (1), l'homnie
dangereux s'assit en face de moi, et me demanda la permission,
(f par miséricorde, » de bourrer sa pipe turque. Déjà les paysans
fumaient, le diak fumait, le poêle lui-même s'était mis de la par-
tie; pouvais-je le priver de sa pipe? — Ces paysans I fit-il gaîmcot;
dites-moi vous-même, à cent pas me feriez^ vous cette chose de
me prendre pour un Polonais?
— Non, certainement.
— Eh bien 1 vous voye*^ frère, s*écria-t-il plein de recwinais-
sance; mais faites donc entendre raison à ces gens-là! — U tira de
son gousset une pierre, y déposa un fragment d'amadou, et se mit
à battre le briquet avec son couteau de poche.
— Cependant le Juif vous appelle un homme dangereux.
— Ah! oui... — II regarda la table en souriant dans sa barbe.
— L'ami Mochkou veut dire : pour les femmes. Avez-vous remar-
qué comme il a renvoyé la sienne? Ça prend feu si facilement...
L'amadou aussi prenait feu; il le mit dans la pipe, et bientôt il
nous enveloppa de nuages bleuâtres. Il avait modestement baissé
les yeux, et souriait toujours. Je pus l'examiner à loisir. C'était
évidemment un propriétaire, car il était fort bien mis; sa blague à
tabac était richement brodée ; il avait des façons de gentilhomme.
U devait être des environs ou du moins du cercle de Kolomea, car le
Juif le connaissait; il était Russe, il- venait de le dire, — pas assez
bavard d'ailleurs pour un Polonais. C'était un homme qui pouvait
plaire aux femmes. Rien de cette pesante vigueur, de cette lour-
deur brutale qui chez d'autres peuples passe pour de la virilité : il
avait une beauté noble, svelte, gracieuse; mais une énergie élasti-
que, une ténacité à toute épreuve, se révélaient dans chacun de ses
mouvemens. Des cheveux bruns et lisses, une barbe pleine, coupée
assez court et légèrement frisée, ombrageaient un visage régulier,
(1) Padam cto nog, je tombe à ?os pieds, •— salut polonais et petU-russieo.
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I>ON JDAN DE KOLOMEA. 713
bronzé par le hâle. Il n'était plus tout à fait jeune, mais il avait des
yeux bleus pleins de gaité, des yeux d'enfant. Une bonté, une bien-
veillance inaltérable était répandue sur ses traits basanés, et se
devinait dans les lignes nombreuses que la vie avait burinées sur
ce mâle visage.
Il se leva, et arpenta plusieurs fois la salle d'auberge. Le panta-
lon bouffant emprisonné dans ses bottes molles en cuir jaune, les
reins ceints d'une écharpe aux couleurs vives au-dessous d'un ample
habit ouvert par devant, la tête coiffée d'un bonnet de fourrure, il
avait l\dr d'un de ces vieux boyards aussi sages que braves qui
siégeaient en conseil avec Vladimir et Jaroslav ou faisaient la guerre
avec Igor et Roman. Certes il pouvait être dangereux aux femmes,
je n'avais pas de peine à l'en croire; à le voir se promener de long
en large, le sourire aux lèvres, j'éprouvais moi-même du plaisir.
La Juive revint avec la bouteille demandée, la déposa sur la table,
et retourna s'asseoir derrière le poêle, les yeux obstinément fixés
sur lui. Mon boyard s'approcha, regarda la bouteille; il paraissait
préoccupé. — Un verre de tokaï, dit-il en riant, c'est encore ce
qu'il y a de mieux pour remplacer le sang chaud d'une femme. —
11 passa la main sur son cœur d'un geste comme s'il voulait compri-
mer une palpitation.
— Vous aviez peut-être?.. — Je m'arrêtai, craignant d'être in-
discret.
— Un rendez-vous? Précisément. — Il ferma les yeux à demi,
tira d'épaisses bouffées de sa pipe, hocha la tête. — Et quel rendez-
vous! comprenez- moi bien. Je puis dire que je suis heureux auprès
des femmes, extraordinairement heureux. Si on me lâchait dans le
ciel parmi les saintes, le ciel serait bientôt... que Dieu me pardonne
le péché! Faites- moi la grâce de me croire!
— Je vous croîs volontiers.
— Eh bien ! voyez. Nous avons un proverbe : « ce que tu ne dis
pas à ton meilleur ami ni à ta femme, tu le diras à un étranger sur
la grande route. » Débouche la bouteille, Mochkou, donne-nous
deux verres, et vous, par miséricorde, buvez avec moi et laissez-
moi vous raconter mes aventures, — des aventures rares, précieuses
comme les autographes de Goliath le Philistin, — je ne dis pas
comme les deniers de Judas Iscariote, j'en ai tant vu dans les églises
de Russie et de Galicie que je commence à croire qu'il n'a pas déjà
fait une si mauvaise affaire... Mais où donc est Mochkou?
Le cabaretier arriva en sautillant, rua deux ou trois fois du pied
gauche, prit un tire-bouchon dans sa poche, fit tomber la cire,
souffla dessus, puis serra la bouteille entre ses genoux maigres, et
la déboucha lentement avec des grimaces horribles. Ensuite il souf-
fla une dernière fois dans la bouteille par acquit de conscience, et
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71A REYUB DBS DEUX MONDES,
versa le tokaï doré âaD6 led deux verres led plus propres qui soient
tolérés dans Israël- L'étranger éleva le sien : — A votre santé! —
Il était sincère, car il vida son verre d'un seul trait. Ce n'était point
un buveur, il n'avait pas goûté et claqué de la langue avant de
boire. Le Juif le regardait, il lui dit timidement : — C'est bien
de l'honneur pour nous que monsieur le bienfaiteur nous rend vi-
site, et quelle santé magnifique ! Toujours sur la brèche I — Pour
souligner cette remarque, Moohkou tenta de se donner un air de
lion secouant sa crinière, en écartant ses deux bras et piétinant en
cadence. ^^ Et comment se portent M""^ la bienfaitrice et les cbera
enfans?
— Bien» toujours bien.
Mon boyard se versa un second verre et le vida, naais en te-
nant les yeux baissés, comme honteux» Le Juif était déjà loin lors-
qu'il me jeta un regard embarrassé, et je vis qu'il était tout rouge.
Il garda le silence pendant quelque temps, fumait devant Im, me
versait à boire; enfin il reprit à voix basse : — Je dois vous pa-
raître bien ridicule. Vous vous dites : Le vieux nigaud a sa femme et
ses enfans à la maison, et voilà-t-il pas qu'il veut m' entretenir de
ses exploits amoureux? Je vous en supplie, ne dites rien, je le sais
de reste; mais d'abord, voyez-vous, il y a du plaisir à causer avec
un étranger, et puis, pardonne2-moi, c'est singulier, on se ren-
contre et on ne doit peut-être jamais se revoir, et pourtant on se
soucie de l'opinion que l'autre pourrait emporter de vous,.. • moi du
moinsi II est vrai, — je ne veux pas me peindre en beau, -^ que je
ne suis point insensible à la gloriole; je crois que je serais désolé
qu'on ignorât mes bonnes fortunes. Cependant ce soir j'ai été ridi-*
cule* — Je voulus l'interrompre* — Laissez, poursuivit-il, c'est inu-
tile; je sais ce que je dis, car vous ne connaissez pas mon histoire;
tout le monde ici la connaît, mais vous l'ignorez. On devient vani-
teux, ridiculement vaniteux, lorsqu'on plaît aux femmes : on vou-
drait se faire admirer, on jette sa monnaie aux mendians sur la
route et ses confidences aux étrangers dans les cabarets. Mainte-
nant il vaut mieux que je vous raconte le tout; ayez la grâce de m'é*-
coûter. Vous avez quelque chose qui m'inspire confiance.
Je le remerciai.
— Eh bien!.. D'ailleurs que faire ici? Ils n'ont pas seulement un
jeu de cartes. J'ai peut-être tort... Ah bah! Mochkou, encore une
bouteille de tokaï!.. A présent écoutez. — Il appuya sa tète surs»
deux mains et se prit à rêver. Le silence régnait dans la salle; au
dehors résonnait le chant lugubre de la garde rurale, tantôt venant
de loin comme une lamentation funèbre, tantôt tout près de nous
et tout bas, comme si l'âme de cet étranger se fût exhalée en vi*
brationa douloureusement joyeuses.
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DON JUAN DE KOLOMBA. 715
— Vous êtes donc marié? lui demandai-je enfin.
— Oui-
— Et heureux?
Il se mit à rire. Son rire était franc comme celui d'un enfant; je
ne sais pourquoi j'eus le frisson, — Heureux 1 dit-il. Que voulez-
vous que je vous réponde? Faites-moi la grâce de réfléchir sui* ce
mot, le bonheur. Êtes-vous agronome?
— Non.
— Cependant vous devez connaki*e un peu l'économie rurale? Eh
bien! le bonheur, voyez- vous, ce n'est pas comme un village ou
une propriété qui serait à vous, c'est comme une ferme, — com-
prenez-moi bien, je vous prie, — comme une ferme. Ceux qui veu-
lent s'y établir pour l'éternité, observer les rotations et fumer les
champs, et ménager la futaie, et planter des pépinières ou con-^
struire des routes, — il se prit la tête des deux mains, — bon Dieul
ils font comme s'ils peinaient pour leurs enfans. Tâchez d'y faire
votre beurre, et plutôt aujourd'hui que demain : épuisez le sol, dé-
vastez la forêt, sacrifiez les prairies, laissez pousser l'herbe dans
les chemins et sur les granges, et quand tout se trouve usé et que
Tétable menace ruine, c'est bien , et le grenier aussi, c'est mieux I
voire la maison, c'est parfait 1 Cela s'appelle jouir de la vie... Voilà
le bonheur. Amusons-nous I — La seconde bouteille fut débou-
chée; il s'empressa de remplir nos verres. — Qu'est-ce que le
bonheur? s'écria-t-il encore; c'est un souffle, voyez, regardez, où
est-il maintenant? — Il monti*a du doigt la légère vapeur qui,
échappée de ses lèvres, allait en se dissolvant. — C'est ce chant
que vous entendez, qui nage dans l'air et s'envole et va se perdre
dans la nuit pour toujours...
Nous nous tûmes tous les deux pendant quelques minutes. Enfin
il reprit : — Pardonnez-moi, pouvez-vous me dire pourquoi tous
les mariages sont malheureux, ou du moins la plupart?.. Ai -je
tort? Non... Eh bien! c'est un fait. Moi, je dis qu'il faut porter ce
qui est fatal, ce qui est dans la nature, comme l'hiver ou la nuit,
ou la mort; mais y a-t-il une nécessité qui veut que les mariages
soient généralement malheureux ? Est-ce que c'est une loi de la na-
ture? — Mon homme mettait dans ses questions toute l'ardeur du
savant qui cherche la solution d'un problème; il me regardait avec
une curiosité enfantine. — Qu'est-ce donc qui empêche h.s ma-
riages d'être heureux? continua-t-il. Frère, le savez-vous?
Je répondis une banalité; il m'interrompit, s'excusa et reprit son
discours. — Pardonnez-moi, ce sont de ces choses que l'on lit dans
les livres allemands; c'est très bon de lire, mais on prend l'habi-
tude des phrases toutes faites. Moi aussi je pourrais dire : u Ma
femme n'a pas répondu à mes aspirations, n ou bien : « que c'est
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716 REVUE DES DEUX MONDES.
triste de ne pas se voir compris ! Je ne suis pas un homme comme
les autres; je ne trouve pas de femme capable de me comprendre,
et je cherche toujours. » Eh bien I tout cela, ce sont des façons de
parler, des mensonges! — Il remplit de nouveau son verre; ses
yeux brillaient, sa langue était déliée, les paroles lui venaient avec
abondance. — Eh bien ! monsieur, qu'est-ce qui ruine le mariage?
dit-il en posant ses deux mains sur mes épaules comme s'il voulait
me serrer sur son cœur. Monsieur, ce sont les enfans.
Je fus surpris. — Mais, cher ataî, répondis-je, voyez ce Juif et sa
femme; sont-ils assez misérables? Et croyez-vous qu'ils ne tire-
raient pas chacun de son côté , comme les bétes , s'il n'y avait les
enfans?
11 hocha la tète, et leva les deux mains étendues comme pour me
bénir. — C'est comme je vous le dis, frère, c'est ainsi; ce n'est que
cela. Écoutez mon histoire...
Tel que vous me voyez, j'ai été un grand innocent, comment
dirai-je? un vrai nigaud. J'avais peur des femmes. A cheval, j'étais
un homme. Ou bien je prenais mon fusil et battais la campagoe,
toujours par monts et par vaux; quand je rencontrais l'ours, je le
laissais approcher et je lui disais : Hop, frère! il se dressait, je sen-
tais son haleine, et je lui logeais une balle dans la tache blanche au
milieu de la poitrine; mais quand je voyais une femme, je l'évitais;
m'adressait-elle la parole, je rougissais, je balbutiais,... un vrai ni-
gaud, monsieur. Je croyais toujours qu'une femme avait les che-
veux plus longs que nous et les vétemens plus longs aussi, voilà
tout. Vous savez comme on est chez nous; même les domestiques
ne vous parlent point de ces choses, et on grandit, on a presque de la
barbe au menton, et on ne sait pas pourquoi le cœur vous bat quand
on se trouve en face d'une femme. Dn vrai nigaud, vous dis-jc! Et
puis, quand je sus, je me figurai que j'avais découvert l'Amérique.
Tout à coup je devins amoureux, je ne sais comment;... mais je vous
ennuie?
— Au contraire! je vous en prie...
— Bien. Je devins amoureux. Mon pauvre père s'était mis en tête
de nous faire danser, ma sœur et moi. On fit venir un petit Fran-
çais avec son violon, puis arrivèrent les propriétaires des environs
avec leurs fils et leurs filles. C'était une société très gaie et sans
gêne; tout le monde se connaissait, on riait, moi seul je tremblais.
Mon petit Français ne fait ni une ni deux, il aligne les couples,
m'attrape par la maoche et happe aussi une demoiselle de notre
voisin, une enfant; elle trébuchait encore dans sa robe longue, et
elle avait des tresses blondes qui descendaient jusqu'en bas. Nous
voilà dans les rangs; elle tenait ma main, car moi j'étais mort.
Nous dansâmes ainsi. Je ne la regardais pas; nos mains brûlaient
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DON JUAN DE KOLOMEA. 717
l'une dans l'autre. A la fin, j'entends le signal, chacun se poste en face
de sa danseuse, joint les talons, laisse tomber la tète sur la poitrine
comme si on vous l'eût coupée, arrondit le bras, saisit le bout de
ses doigts et lui baise la main. Tout mon sang afflua au cerveau.
Elle me fît sa révérence, et, quand je relevai la tête, elle était très
rouge, et elle avait des yeux I Ah 1 ces yeux ! — Il ferma les siens,
et se pencha en arrière. — « Bravo, messieurs ! » C'était fini. Je ne
dansai plus avec elle depuis lors.
Elle était la fille d'un propriétaire du voisinage. Belle? Je dirais
plus volontiers si distinguée ! — Une fois par semaine, nous eûmes
notre leçon. Je ne lui parlais seulement pas; mais, lorsqu'elle dan-
sait la cosaque, le bras gentiment appuyé sur la hanche, je la dé-
vorais des yeux, et, si alors elle me regardait, je me mettais à sif-
fler, et tournais sur mes talons. Les autres jeunes gens léchaient
ses doigts comme du sucre, se donnaient des entorses pour ramas-
ser son mouchoir; elle, elle rejetait ses tresses, et ses yeux me
cherchaient. Au départ, je m'enhardissais à l'éclairer dans l'esca-
lier, et je m'arrêtais sur la dernière marche. Elle s'emmitouflait,
baissait son voile, saluait tout le monde de la tète, la jalousie m'en
mordait au cœur, et, quand les grelots ne résonnaient plus que
dans le lointain, j'étais encore debout à la même place, armé de
mon chandelier» avec la bougie qui coulait. Un vrai nigaud, n'est-
ce pas?
Puis les leçons prirent fin, et je fus longtemps sans la revoir.
Alors je me réveillais la nuit, ayant pleuré sans savoir pourquoi;
j'apprenais par cœur des vers que je récitais à mon porte-manteau,
ou bien je m'emparais d'une guitare et chantais, à tel point que
notre vieux chien sortait de dessous le poêle, levait le nez au ciel,
et hurlait.
Vint le printemps, et j'eus l'idée d'aller à la chasse. J'errais dans la
montagne, et je venais de me coucher sur le bord d'un ravin et de
m'y mettre à mon aise; tout à coup j'entends craquer les branches,
et j'aperçois un ours énorme qui arrive tout doucement à travers le
taillis. Je me tiens coi. La forêt était silencieuse; un corbeau passa
sur ma tête, croassant. J'eus peur : je fis un grand signe de croix,
je ne respirais plus; puis, lorsqu'il fut en bas, je pris mes jambes à
mon cou.
C'était le mois où se tenait la foire. Excusez-moi, si je vous conte
tout cela pêle-mêle. Je me rends donc à la ville, et, comme je flâne
parmi les boutiques, elle est là aussi. J*ai oublié de vous dire son
nom : Nicolaïa Senkov. Elle avait maintenant une démarche de
reine; ses tresses ne pendaient plus derrière le dos, elles étaient re-
levées et lui formaient comme un cercle d'or; elle marchait avec une
aisance adorable, se balançait, imprimait à sa robe des ondulations
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718 RETUE DES DEUX MONDES.
qui vous ensorcelaient. La foire allait son train; c'était un tapage!
les paysans qui trottent dans leurs lourdes bottes, les Juifs qui s'é-
lancent, perçant la foule, tout cela criaille, se lamente, rit; les ga-
mins ont acheté des sifflets, et ils sifflent. Pourtant elle m'a vu tout
de suite. Moi, je prends mon courage à deux mains, je cherche autour
de moi, et je me dis : Tu vas lui offrir ce soleil... Je vous demande
pardon, c'était un soleil en pain d'épice, magnifiquement doré; il
me frappait de loin, il ouvrait de grands yeux comme notre curé
lorsqu'il doit enterrer quelqu'un pour rien. Bon! j'ai donc de l'au-
dace comme un vrai diable, j'y vais, je donne ma pièce blanche,
tout ce que j'avais sur moi, et j'achète le soleil; puis, à grandes en-
jambées, je rattrape la demoiselle par un pan de sa robe, — c'était
inconvenant, mais voilà comment on est quand on est bien épris,
— je l'arrête donc, et je lui présente mon soleil. Que croyez-vous
qu'elle fit?
— Elle vous dit merci?
— Merci ! Elle éclate de rire à mon nez, son père aussi éclate, et
sa mère, et ses sœurs, et ses cousines, tous les Senkov ensemble se
tiennent les côtes. Je me crois encore au ravin avec l'ours; je vou-
drais m'enfuir, mais j'ai honte, et les Senkov rient toujours. Ils sout
riches; nous, nous étions à peu près à notre aise. Alors je mets les
mains dans mes poches, et je lui dis : — Pana Nîcolaïa, vous avez
tort de rire comme vous faites. Mon père ne m'avait confié que
cette pièce pour aller à la foire, je l'ai donnée pour vous comme
un prince donnerait un village. Ainsi faites-moi la grâce... — Je
ne pus achever, les larmes m'étouffaient. Dn vrai nigaud, hein?..
Mais Isipana Nicolaïa prend mon soleil des deux mains, et le serre
sur sa poitrine, et me regarde,,., ses yeux étaient si grands, si
grands, ils me semblèrent plus vastes que l'univers, et si profonds,
ils vous attiraient comme l'abîme. Elle me priait, me priait du re-
gard,... je poussai un cri : — Quel sot je fais, pana Nicolaïa! Je
voudrais décrocher le soleil du ciel, le véritable soleil du bon Dieu,
pour le mettre à vos pieds. Riez, riez de moi ! — A ce moment
passe la britchka d'un comte polonais, attelée de six chevaux, lui
sur le siège, le fouet levé, à travers toute cette foule. A-t-on ja-
mais vu? Les femmes crient, un Juif roule par terre, mes Senkov
prennent la fuite, Nicolaïa seule reste immobile, elle ne fait qu'é-
lendre la main au-devant des chevaux. Je la saisis, je l'enlève; elle
m'entoure de ses bras. Tout le monde se récrie; moi, j'aurais
sauté de joie avec mon fardeau. Cependant la britchka avait dis-
paru, il fallut la déposer à terre. Quel doux moment I Et ce Polo-
nais de malheur, aller d'un train pareil!.. Mais je vous raconte tout
cela sans ordre; je serai bref...
— Non , non, allez toujours. Nous autres Russes, nous aimons à
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DON JUAN DE KOLOMEA. 719
raconter et à entendre raconter. — Je m'étendis sur mon banc. Il
vida sa pipe, la bourra de nouveau.
— Au reste, fit-il, peu importe; nous sommes ici aux arrêts.
Écoutez donc la suite de mon histoire. Le Polonais nous avait sé-
parés du reste de la famille; mes Senkov étaient dispersés aux
quatre vents. La pana Nicolaïa avait pris mon bras bien gentiment,
et je la conduisais auprès des siens, c'est-à-dire que j'épiais la
foule pour les éviter du plus loin que je les verrais. Je lève la tête,
fier comme un cosaque, et nous causons. De quoi parlions-nous?
Voilà une femme qui vend des cruches; la pana prétend que les
cruches de terre valent mieux pour l'eau, et moi les cruches de
bois; elle loue les livres français, moi les allemands; elle les
chiens, moi les chats; je la contredisais pour l'entendre parler :
une musique , cette voix ! A la fin , les Senkov m'avaient cerné
comme un gibier, impossible de leur échapper : je me trouve nez à
nez avec le père. Il voulut sur-le-champ retourner à la maison.
Bon! j'avais recouvré tout mon sang-froid; je fis la grosse voix
pour appeler le cocher, et lui dis bien sa route. J'aide d'abord
M"* Senkov à monter en voiture, puis j'y pousse le père Senkov,
comme cela, par derrière, et vite je mets un genou en terre pour
que Nicolaïa puisse poser le pied sur l'autre et s'élancer à sa place.
Ensuite les sœurs, — encore une demi-douzaine de mains à baiser,
et fouette, cocher !
Oh! oui, cette foire 1 je m'y vendis. De ce jour, j'errais comme
une béte qui a perdu son maître. J'étais égaré, moi aussi. Le len-
demain, je montai à cheval et allai faire ma visite au village des
Senkov. Je fus bien reçu. Nicolaïa était plus sérieuse que de cou-
tume, elle penchait la tôte; je devins triste aussi. — Qu'as-tu donc?
pensai-je. Je suis à toi, ta chose; pourquoi ne ris-tu pas? — Je
multipliai mes visites. Cn jour, l'arrêtant : — Permettez-moi de ne
plus mentir. — Elle me regarda étonnée. — Vous, mentir I — Oui.
Je me dis toujours votre valet, et je « tombe à vos pieds, » et pour-
tant je ne le suis pas et ne le fais pas. Je ne veux plus mentir! —
Et, je vous l'assure, je cessai de mentir. A quelque temps de là,
le vieux cosaque de mon père disait aux domestiques : — Notre
jeune seigneur est devenu dévot, il en a des taches aux genoux.
Le village des Senkov était plus rapproché de la montagne que le
nôtre. Ils faisaient pattre de grands troupeaux de moutons près
de la forêt. Le pacage était entouré d'une bonne clôture. La nuit^
les pâtres allumaient de grands feux ; ils avaient des bâtons ferrés,
même un vieux fusil de chasse et plusieurs chiens-loups; tout cela
parce qu'on n'était pas lom de la montagne ; les loups et les ours
s'y promenaient comme les poules et multipliaient ainsi que les
Juifs.
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720 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y avait là un chien-loup noir qu'on appelait Charbon. II était
noir, noir, et il avait des yeux qui étincelaient comme la braise.
C'était le grand ami de ma... que dis-je donc? — il rougit légère-
ment, — de la pana Nicolaïa. Comme elle était encore un bébé et
se roulait sur le sable chauffé par le soleil, Charbon, tout jeune lui-
même, venait lui lécher la figure, et Tenfant glissait ses doigts
mignons entre ses dents aiguës et riait, et le chien riait aussi. Ils
grandirent ensemble : Charbon devint fort comme un ours, Nîcolaïa
était en retard sur lui; cependant ils ne cessèrent de s'aimer. Puis,
quand il eut à garder les moutons,... ce n'est pas qu'on l'eût des-
tiné à ces fonctions, mais il était si généreux de sa nature qu'il lui
fallait toujours quelqu'un à protéger. A dix lieues à la ronde, vous
n'auriez pas trouvé una bête pareille. S'il dévorait un chien, c'était
pour en venger un autre. Les loups l'évitaient, et l'ours restait
chez lui quand maître Charbon était de garde. Il eut ainsi l'idée de
protéger les moutons; ces pauvres bêtes, toujours effarées, c'était
bien son affaire. Il vint donc chez les moutons, ne fit plus que de
rares visites à la maison, et, lorsqu'il en revenait, les agneaux se
pressaient à sa rencontre , et lui, il donnait un coup de langue à
droite et à gauche, comme pour dire : C'est bon, c'est bon, je sais...
Nicolaïa venait à son tour en visite au pacage; mais, si l'enfant ou-
bliait de venir, le chien boudait, et, au lieu de se présenter à la
maison, faisait une pointe dans la forêt, histoire de troubler le mé-
nage du loup. C'était vraiment un animal majestueux. Lorsque Ni-
colaïa arrivait, il lui amenait les petits agneaux; elle s'asseyait sur
son dos, et il la promenait avec orgueil.
Quand je le connus, il était déjà vieux, avait les dents usées et une
jambe estropiée, dormait souvent, et il se perdait plus d'un agneau.
On parlait alors beaucoup d'un ours monstrueux qui avait été vu
dans les environs, et qui avait aussi fait son apparition chez les
Senkov. Je me rappelais mon ours du ravin, et j'ét^s quelque peu
honteux. Un jour, je vais donc encore en visite, quand je vois
des paysans traverse!* la route et se diriger en courant à toutes
jambes du côté du pacage. Je pousse mon cheval, j'entends crier
à l'ours! c'est Tours I Je m'élance à toute bride, je mets pied à
terre, j'aperçois une foule de gens qui entourent Nicolaïa couchée
sur le sol, tenant son chien entre ses bras et sanglotant. L'ours
était là qui emportait un agneau. Les bergers, les chiens, personne
ne bougeait, ils ne faisaient que hurler. La demoiselle pousse un
grand cri; Charbon est piqué au vif, de sa jambe boiteuse il bondit
par-dessus la palissade, saute à la gorge du ravisseur. Ses dents
sont émoussées, cependant il empoigne son adversaire : les bergers
accourent avec le fusil, l'ours prend la fuite, l'agneau est sauvé; le
pauvre Charbon se traîne encore quelques pas, et tombe comme un
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BON JUAN DE KOLOMEA. 721
héros. Nicolaïa se jette sur lui, Tétreint dans ses bras, rinonde
de ses larmes; il la regarde une dernière fois, soupire, et c'est fini.
J'étais là comme si je venais de commettre un assassinat. —
Laissez-le, pana Nicolaïa, lui dis-je. — Elle lève sur moi ses yeux
pleins de larmes : — Vous êtes dur, vous ! me répond-elle. — Moi,
un homme dur !
Je confie mon cheval aux bergers, je prends un long couteau.
Taiguise encore; je me fais donner lô vieux fusil, j'en extrais la
charge et le charge à nouveau moi-même; enfin je mets dans ma
poche une poignée de poudre et de plomb haché, et me dirige, vers
la montagne. Je savais qu'il passerait par le ravin...
— L'ours?
— Évidemment; c'était lui que j'attendais. Je me postai dans le
ravin; là, il n'y avait pas moyen de s'éviter. Les parois étaient
droites, unies, presque à plomb; des arbres en haut, mais trop
loin pour qu'on pût saisir une racine et se hisser. L'ours ne peut
m'éviter et il ne reculera pas, ni moi non plus. Je l'attends donc de
pied ferme. Je ne sais pas combien de temps je restai ainsi. La so-
litude était profonde, horrible. Enfin j'entends les feuilles crier
dans le haut du ravin comme sous les pas lourds d'un paysan,
puis un grognement : le voici. Il me regarde, s'arrête. J'avance
d'un paç, j'arme... que dis-je? je veux armer mon fusil; je cherche :
il n'y avait pas de chien. Je fais le signe de la croix, j'ôte mon
habit, l'enroule sur mon bras gauche, — l'ours était à deux pas.
— Hop, frère 1 — Il ne m'écoute pas, n'a pas^'air de me voir. —
Halte-là, frère, je vais t'apprehdre le russe 1 — Je retourne mon
fusil et lui assène un grand coup de crosse sur le museau. Il rugit,
se dresse, j'enfonce le bras gauche dans sa gueule et lui plonge
mon couteau dans le cœur; il me saisit dans ses pattes. Un flot de
sang m'inonde, tout disparaît...
Pendant quelques minutes, il se tînt la tête appuyée, puis de sa
main étendue il frappa légèrement sur la table, et me dit d'un ton
enjoué : — Voilà que je vous conte des histoires de chasse; mais
vous allez voir les griffes, — il écarta sa chemise, et je vis impri-
mées dans ses flancs comme deux mains de géant toutes blanches^
— il m'a rudement empoigné!
Les verres étaient vides. Je fis signe à Mochkou de nous appor-
ter une autre bouteille.
— C'est dans cet état que je fus trouvé par les paysans, continua
mon boyard. On me porta chez les Senkov; j'y demeurai longtemps
au lit avec la fièvre. Quand je recouvrais mes sens le jour, je les
voyais assis autour de moi, avec ceux de chez nous, comme autour
d'un moribond; mais le père Senkov disait : — Ça va bien, ça va
imn a. — i87S.
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722 REY» DES DEUX MONDES.
très bien, — et Nicolaïa riait. Une fois je m'éveille la nuit et re-
garde ma chambre, qui n'était éclairée que par une veilleuse; j'a-
perçois Nicolsua qui priait à genoux.*. Mais laissons cela: c'est
passé, de loin en loin seulement je le revois en rêve. N'en parlons
plus... Vous voyez que j'en suis revenu. Depuis lors, la britchka du
père Senkov stationnait souvent dans notre cour, et celle de mon
père chez eux; parfois les femmes étaient de la partie. Les yieux
parens chuchotaient ensemble, et quand je m'approchais, Senkov
souriait, clignait des yeux et m'offrait une prise.
Nicolaïa m'aimait, ah! de tout son cœur, croyez- le bien. Moi
du moins, je le croyais, et les vieilles gens aussi. Elle devint donc
ma femme. Mon père me remit la gestion de notre bien; Nicolaïa
eut en dot un village entier. La noce eut lieu à Czemeliça. Tout le
monde s'y grisa de son mieux; mon père y dansa la cosaque avec
M"*' Senkov. Dans la soirée du lendemain, — ils étaient encore tons,
comme les morts le jour du jugement dernier, à chercher leurs
membres, et ne les trouvaient pas, — j'attelai moi-même à ma voi-
ture six chevaux blancs comme des colombes. La peau de mon ours,
une fourrure magnifique, était étendue sur le siège, les pattes aux
griffes dorées pendaient sur les deux côtés jusqu'au marche-pied,
la grosse tête avec ses yeux flamboyans vous regardait encore me-
naçante. Tous mes gens, paysans et cosaques, sont à cheval avec
des torches allumées; ma femme, en pelisse rouge fourrée d'her-
mine, je la soulève dans mes bras et la porte dans la voiture. Mes
gens poussent des cris de joie; elle avait l'air d'une princesse sur
sa peau d'ours, ses pieds mignons appuyés sur la grosse tête veine*
Toute la troupe nous faisait cortège. C'est ainsi que je la condaisis
dans sa maison.
Quelles absurdités, ce qu'on lit dans les livres allemands, « l'a-
mour céleste, » puis cette idolâtrie des viei^esl Allez! l'illusion
n'est pas longue. Est-ce l'amour, cette niaise langueur qui vous
attache aux pas d'une jeune fille?.. Lorsqu'elle fut ma femme, j'eus
enfin le courage de l'aimer, et elle de même. Nos deux amours
grandirent comme deux jumeaux. A la pana Nicolaïa, je baisais les
mains, à ma femme les pieds, et les mordais souvent, et elle criait
et me repoussait d'une ruade. — Ah! l'amour, c'est l'union, c'est le
mariage. — Au demeurant, n'est-ce pas tout ce qu'on a? Voyez, s'il
vous plaît, cette vie : les paroles sont étranges, et, — il écoutait le
chant mélancolique de la garde, — et voilà l'air. Les Allemands ont
leur Famt^ les Anglais aussi ont un livre de ce genre; chez nous,
chaque paysan sait ces choses- là. C'est un instinct secret qui lui
ce qu'est la vie.
Qu'est-ce qui donne à ce peuple ce fonda de tristesse? C'est la
plaine. Elle s'étend sans bornes comme la mer, le vent l'agite,
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DON JUAN DE ROLOUEA. 723
là fait onduler comme la mer, et, comme dans la mw, le ciel
s'y baigne; elle entoure l'homme, silencieuse comme Tinfini, froide
comme la nature. Il voudrait Tinterroger; sa chanson s'élève comme
un appel douloureux, elle expire sans trouver de réponse. Il s'y
sent étranger... 11 regarde les fourmis, qui en longues caravanes,
chargées de leurs œufs, vont et viennent sur le sable chaud : voilà
son monde à lui. Se presser dans un petit espace, peiner sans
trêve, — pour rien. Le sentiment de son abandon l'envahit, il lui
semble qu'il oublierait à tout moment qu'il existe. Alors, dans
la femme, la nature s'humanise pour lui : u Tu es mon enfant. Tu
me crains comme la mort; mais me voici ton semblable. Embrasse-
md! je t'aime, viens, coopère à l'énigme de la vie, qui te trouble.
Viens, je t'aime! »
Il se tut pendant quelque temps, puis il reprit : — Moi et Nico-
laia, comme nous fûmes heureux I Quand les parens arrivaient ou
les voisins, il fallait la voir donner ses ordres et faire marcher son
monde! Les domestiques plongeaient comme les canards sur Teau
aussitôt qu'elle les regardait. Un jour, mon petit cosaque laisse
tomber une pile d'assiettes qu'il portait correctement sous le men-
ton; ma femme de sauter sur le fouet ; lui, — si la maîtresse doit
le fouetter, il cassera volontiers une douzaine par jour 1 — Com-
pris? et ils rient tous les deux.
On voyait maintenant les voisins. Auparavant ils ne venaient que
les jours de grande fôte, par exemple à Pâques, pour la table
bénite (1); on eût dit qu'ils voulaient rattraper le temps perdu. Ils
Tenaient tous, vous dis-je. Il y avait d'abord un ancien lieutenant,
Hack : il savait par cœur tout Schiller; pour le reste, un brave
homme. Il est vrai qu'il avait un défaut : il buvait, — pas tellement,
vous savez, qu'il aurait glissé sous la table; mais il se plantait au
milieu du salon, le petit rougeaud, et vous récitait d'une baleine
la ballade du Dragon. Terrible, hein?
Puis venait le baron Schebiçki; le connaissez-vous? Le papa s'ap-
pelait Schebig, Salomon Schebig, — un Juif, un colporteur, qui
achetait et vendait, obtenait des fournitures; puis un beau jour il
achète une terre, et s'appelle Schebigstein. Il y en a, dit-il, qui
s'appellent Lichtenstein ; pourquoi ne m'appellerais-je pas Sche-
bigstein? Le fils est devenu baron et s'appelle Baphaël Schebiçki.
Il ne fait que rire. Dites-lui' : Monsieur, faites-moi l'honneur de dî-
ner chez moi; il rira, et dites-lui : Monsieur, voici la porte I pa-
scholl il rira de même. Il ne boit que de l'eau, va tous les jours aux
bains de vapeur, porte une grosse chaîne sur un gilet de velours
(1) En Galicie, les Jours de P&ques, dans chaque maison, une table ouverte est
dressée pour les parens et les amis; elle est chargée de mets nationaux et autres qu'on
A fait préalableaent Mnir à Téglise.
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72i BEVUE DES DEUX UONDES.
rouge, et ne manque jamais de se sigper avant le potage et après
le dessert.
Puis un noble, Dombovski, un Polonais haut de six pieds, — des
yeux rouges, une moustache mélancolique et des poches vides;
quête toujours pour les émigrans. Lorsqu'il voit quelqu'un pour la
deuxième fois, il le serre sur son cœur et l'embrasse tendrement.
S'il a bu un verre de trop, il pleure comme un veau, chante la
Pologne n'est point perdue encore^ s'empare de votre bras pour vous
confier toute la conjuration, et, s'il est gai tout à fait, il porte un
toast : Vivat! aimons-nous! — et boit dans les vieux souliers des
dames.
Ensuite le révérend M. Maziek, un type de curé de village, qui
avait uiie consolation pour tout ce qui vous arrivait : naissance,
mort, mariage. Il vantait surtout ceux qui s'endormaient dans la
paix du Seigneur; l'église, disait-il, les a distingués par un tarif
plus élevé. Il avait son mot pour appuyer son discours : purga-
toire 1 comme d'autres disent parbleu ou ma parole.
Puis encore le savant Thaddée Kuteraoga, qui depuis onze ans se
prépare à passer sa thèse de docteur ; enfin un propriétaire, Léon
Bodoschkan, un véritable ami, celui-là, et d'autres gentilshommes
bons vivans. Tous gais! gais comme un essaim d'abeilles; mais de-
vant elle ils se contenaient. Les femmes aussi venaient la voir, de
bonnes amies qui ne font que jaser, sourire, jurer leurs grands
dieux, et puis... enfin on sait ce que c'est. Nous vivions ainsi avec
nos voisins, et moi, j'étais fier de ma femme lorsqu'ils buvaient
dans ses souliers et faisaient des vers en son honneur; mais elle
avait une manière de regarder les gens : « vous perdez votre
peine! » — Au reste nous préférions être seuls.
Ces grandes propriétés, voyez-vous, on y a ses soucis et on a ses
joies. Elle voulut se mêler de tout. Nous allons gouverner nous-
mêmes, me dit-elle, pas nos ministres I Les ministres, c'était d'abord
le mandataire Kradulinski, un vieux Polonais, drôle d'homme ! Il n'a-
vait pas un cheveu sur la tête et jamais un compta en règle, — puis
le forestier Kreidel, un Allemand, comme vous voyez; un petit homme
avec des yeux percés à la vrille et de grandes oreilles transparentes
et un grand lévrier également transparent. Ma femme surveillait
l'attelage ; je crois qu'au besoin elle n'eût pas craint d'user du fouet.
Et nos paysans, il fallait les voir quand nous allions aux champs!
— « Loué soit Jésus-Christ! — En toute éternité, ameni » d'un
ton si joyeux! Le jour de la fête des moissonneurs, notre cour était
pleine; ma femme se tenait debout sur l'escalier, ils venaient dé-
poser la couronne d'épis à ses pieds. C'étaient des jubilations! On
lui présentait un verre de brandevin : — A votre santé I — et elle
le vidait. — Us baisaient le bas de sa robe, monsieur...
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DON JCAN J>B KOLOIIEA. 725
Elle montait aussi à cheval. Je lui présentais la main, elle y po-
sait le pied, et était en selle. Elle se coiffait alors d'un bonnet de
cosaque; la houppe dorée dansait sur sa nuque, le cheval hennis-
sait et piaffait lorsqu'elle lui tapait sur le cou. Je lui^appfis en-
core à manier un fusil; j'en avais un petit avec lequel j'avais tké
les moineaux quand j'étais enfant. Elle le jetait sur l'épaule, aW
lait dans les prés, tirait les cailles, ohl dans la perfection. Voilà
qu'un autour vient de la forêt, ravage la basse -cour, enlève à
Nicolàîa justement sa jolie poule noire à huppe blanche. Je le guette
longtemps, ah bien oui I Un jour, je reviens du champ où on lève
des pommes de terre, ma badine à la main; le voilà. Il crie encore,
tourne au-dessus de la cour. Je lance une imprécation, — Paf 1 Un
battement d'aile, et il roule par terre. Qui avait tiré? C'était ma
femme : — Celui-là ne me volera plus rien, — et elle va le clouer
à la porte de la grange.
Ou bien c'est le facteur (1) qui déballe à grand bruit : tout est
bon teint, tout est neuf, tout au rabais, et il vend à perte; il faut
voir comme elle sait marchander ! Le Juif ne fait que soupirer : —
Une dame bien sévère, dit-il; cependant il lui baise le coude. —
Puis je vais faire un tour à la ville : j'y rencontre la femme du sta-
roste (2) qui aune robe bleue mouchetée de blanc; c'est la dernière
mode à coup sûr; je rapporte une robe bleue mouchetée de blanc,
et Nicolaïa rougit de plaisir. Une autre fols je pousse jusqu'à Brody,
je reviens chargé de velours de toutes les couleurs, de soieries, de
fourrures, et quelles fourrures I toutes de contrebande. Le cœur lui
en battait de joie, monsieur.
Gomme elle savait s'habiller! On se serait mis à genoux. Elle
avait une kazdbaïka de drap vert d'olive, garnie de petit-gris de
Sibérie, — l'impératrice de Russie n'a rien de plus beau, — large
comme la main, et tout l'intérieur doublé de la même fourrure gris
d'argent et si douce au toucher I
Le soir, elle se tenait couchée sur son divan, les bras croisés sous
la tête, et je lui faisais la lecture. Le feu pétille dans l'âtre, XesamO'-
var siffle, le cricri chante, le ver frappe dans le bois, la souris gri-
gnote, car le chat blanc sommeille sur son coussin. Je lui lis tous
les romans; la ville avait déjà son cabinet de lecture, et puis les voi-
ains, — on emprunte un volume à Tun et à l'autre. Elle m'écoute les
yeux fermés, moi je m'étends dans mon fauteuil, et nous dévorons
les livres; plus d'une fois, on se couchait fort tard. Nous discutions :
l'épousera-t-il, ne l'épousera-t-il pas? Les assauts de générosité la
mettaient en colère; elle vous rougissait jusqu'au petit bout de
(!) Toute maison scîgncariale a son agent Israélite, son factotum ou juif famiUer,
^ast le « factenr. »
(2) Ancien titre polonais qoi est resté au baUli de cercle autrichien.
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726 RBTOS 1US6 DEUX MONMS.
Toreille, se souleyait à demi, appuyée sur une main, m'apostro-
phait comme si c'eût été ma faute : — Je ne yeux pas qu'elle fasse
cela, entends-tu? — et elle en pleurait presque. Dans les romaas,
vous savez, les femmes se sacrifknt pour un oui, pour un non...Oa
bien encore elle saute en pied, me pousse le livre à la figure et me
tire la langue. Nous nous poursuivons et jouons à cache-cadie
comme les enfans. Une autre fois elle imagine une fé^ie, se sauve:
— Quand je reviendrai, tu seras mon esclave I — s'habille eu sol-
taiîe : écharpe de couleur, turban, mon poignard circassieo à la
ceinture, un voile blanc par-dessus tout cela, et elle reparaît triom-
phante. — Une femme divine, monsieur I Lorsqu'elle dormut, je
pouvais passer des heures à la voir resfMrer seulement, et si elle
poussait un soupir, la peur me prenait de la pei'dre : il m'arrivût
de rappeler à haute voix, elle se mettait sur son séant, me regardait
étonnée et éclatait de rire. — Mais c'est son rôle de sultane qu'elle
jouait surtout dans la perfection. Elle gardait son sérieux, et, si j'es-
sayais de plaisanter, elle fronçait les sourcils et me lançait un re-
gard, je me croyais déjà sur le pal.
II.
Nous vivions ainsi comme deux hirondelles, toujours ensemble
et caquetant. Une douce espérance vint s'ajouter i nos joies. Et
pourtant par quelles angoisses j'ai passé! Souvent je lui écartais
gentiment les cheveux du front, et les larmes me montaient aux
yeux; elle me comprenait, me jetait ses bras autour du cou et pleu-
rait. — Cela nous prit à l'iraproviste comme la fortune. J'avais
couru à Kolomea chercher le médecin; comme je rentre, elle me
tend l'eufant. Les vieux parens ne se connaissaient pas de joie, nos
gens poussaient des cris et sautaient, tout le monde était soûl, et
sur la grange la cigogne faisait le pied de grue. — Dès lors les sou*
cis arrivèrent, chaque heure de tourment ne faisait que serrer le
lien entre nous; mais cela ne devait pas durer.
Il parlait très bas; sa voix était devenue extrêmement douce; elle
vibrait à peine dans l'air. — Ces choses-là ne durent jamais; c'est
comme une loi de la nature. J'y ai réfléchi bien souvent. Qu'en pen-
sez-vous? J'ai eu un ami, Léon Bodoschkan; il lisait trop, il y a
perdu la santé. Il m'a dit plus d'une fois,... mais à quoi bon redire
ces choses, puisque je les ai là? — 11 tira de sa poche quelques
feuillets jaunis, les déplia. — C'était un homme obscur, ignoré de
tous, mais lui connaissait tout; il voyait au fond des choses comme
dans une eau de source. Il vous démontait les hommes comme une
montre de poche et scrutait les rouages; il trouvait le défaut sans
chercher. 11 aimait à parler des femmes. Ce jsont les femmes et la
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DON JUAN D£ KOLOMEA. 727
philosophie qui l'ont tué. Il écrivait souyeat ses pensées; puis, lors-
qu'il flânait dans la forêt, il jetait tout cela; le papier le gônait. Qui
peut écrire son amour n'aime pas, disait-il« Tenez, j*ai gardé ceci.
— 11 posa l'un des feuillets sur la table. — Non, je me trompe
c'est une facture. — Il la remit dans sa poche. — C'est celui-là.—
11 toussa et se mit à lire.
« Qu'est la vie? SouiTrance, doute, angoisse, désespoir. Qui de
nous sait d'où il vient, où il va? Et nous n'avons aucun pouvoir sur
la nature, et nos questions éperdues restent sans réponse; toute
notre sagesse se résume finalement dans le suicide. Pourtant la na-
ture nous a imposé une souffrance encore plus terrible que la vie :
c'est l'amour. Les hommes l'appellent bonheur, volupté; n'est-ce
pas une lutte, un mortel combat? La femme, c'est l'ennemi; vaincut
l'homme sent qu'il est à la merci d'un adversaire impitoyable. Il se
prosterne : foule-moi sous tes pieds, je serai ton esclave; mais
viens, aie pitié de moil... Oui, l'amour est une douleur, et la pos-
session une délivrance; mais vous cessez de vous appartenir.
tt La femme que j'aime est mon tourment. Je tressaille, si elle
passe, si j'entends le frôlement de sa robe; un mouvement imprévu
m'effare... On voudrait s'unir indissolublement pour l'éternité.
L'âme descend dans cette autre âme, se plonge dans la nature
étrangère, ennemie, en reçoit le baptême. On s'étonne que l'on n'a
pas toujours été ensemble : on tremble de se perdre; on s'effraie
quand l'autre ferme les yeux ou que sa voix change. On voudrait
devenir un seul être; on s'abandonne comme une chose, comme une
matière plastique : fais de moi ce que tu es toi-même. C'est un
vrai suicide; puis vient la réaction, la révolte. On ne veut pas se
perdre tout à fait, on hait la puissance qui vous domine, vous
anéantit; on tente de secouer la tyrannie de cette vie étrangère, on
se cherche soi-même. C'est la résurrection de la nature. »
Il tira de sa liasse un second feuillet. — « L'homme a sa peine,
ses projets, ses idées qui l'environnent, le soulèvent, le portent
comme sur des ailes d'aigle, l'empêchent d'être submergé; mais la
femme? qui lui prêtera secours? Enfin elle sent vivre en elle son
image à lui, — elle le tient dans ses bras, le presse sur son cœur !
Est-ce un rêve? L'enfant lui dit : Je suis toi, et tu vis en moi ; re-
garde-moi bien, je te sauverai. — Ahl maintenant elle dorlote dans
Tenfant son propre être qui lui était à charge ; elle le voit grandir
sur ses genoux, elle s'y attache, s'y cramponne. »
Après m'avoir lu ces fragmens, mon compagnon plia les feuillets
et les cacha sur sa poitrine; puis il se tâta encore pour s'assurer
qu'ils étaient en place, et boutonna sa redingote. — Il en fut de
même chez moi, dit-il, exactement de même. Je ne samais en par-
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72S BEVUE DES DEUX UOrfDES.
1er aussi bien que Léon Bodoschkan; cependant, si vous voulez, je
vous conterai cela.
— Certainement, je vous en prie,
— Eh bien! c'a donc été chez moi la môme chose, absolu-
ment. ••
— Oui, interrompis-je pour l'encourager, d'ordinaire on appelle
les enfans des gages d'amour.
11 s'arrêta, me regarda d'un air singulier, presque farouche.— Des
gages d'amour! Ah! oui, s'écria-t-il, des gages d'amour!... Figurez-
vous que je rentre à la maison, — une propriété vous donne bien
du tracas! — que je rentre las comme un chien courant; j'embrasse
ma femme, elle me déride le front de sa petite main, me sourit de
son joli sourire,... patatras! c'est le gage de l'amour qui crie à côté,
et tout est fini. On passe la matinée à se chamailler avec le manda-
taire, l'économe et le forestier, enfin on se met à table; cela ne
man.que pas : à peine ai-je noué ma serviette, — ancien style, vous
savez, — qu'on entend le gage de l'amour qui pleure, parce qu'il
ne veut pas manger de la main de sa bonne. Ma femme y va, ne
revient plus; je reste seul à table, libre de siffler pour me distraire,
par exemple :
Minet qui perche s«r un mur
Se plaint de minette au cœur dur.
Et voilà tout,
Je suis au bout (1).
On se dit : J'irai à la chasse, — à la chasse aux canards. Toute la
journée, on barbote dans l'eau jusqu'aux genoux, mais on a la per-
spective d'un bon lit bien chaud. On rentre tard, on se couche;
mais le gage d'amour fait ses dents, il pleure; la maman vous
quitte, on s'endort seul, si on peut s'endormir.
Puis vient une de ces années qui ne s'oublient pas : tout le monde
est sur le qui-vive; il y a quelque chose en l'air, chacun le ssût, per-
sonne ne peut dire ce que c'est. On rencontre des visages inconnus.
Les propriétaires polonais se remuent : l'un achète un cheval, l'autre
de la poudre. La nuit, on voit une rougeur dans le ciel ; les paysaus
forment des groupes devant les cabarets, et ils disent entre eux : —
C'est la guerre, ou le choléra, ou bien la révolution. — On a le cœur
gros; on se souvient tout à coup qu'on a une patrie dont les bornes
sont enfoncées dans la terre slave, dans la terre allemande et dans
d'autres terres encore. Que préparent ces Polonais? On s'inquiète
pour l'aigle qui décore le bailliage, on s'inquiète pour, sa grange.
La nuit, on fait la visite autour de sa maison pour s'assurer qu'ils
(1) Chansoo des enfans en Galicie.
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DON JUAN DE KOI.OMEA. 720
n'y ont pas mis le feu. On voudrait s'en ouvrir à quelqu'un, vider
son cœur : on va chez sa femme, elle est occupée du petit, qui
pleucnicbe parce que les mouches le tourmentent.
Je sors de la maisou. Une lueur rouge s'est élevée à Thorizon; un
paysan passe & cheval, jette dans la cour ce cri : révolution! et
pique son bidet efilanqué. Dans le village, on sonne le tocsin. Un
paysan cloue sa faux droite sur le manche, deux autres arrivent
avec leurs fléaux sur l'épaule. Plusieurs entrent dans la cour.
— Monsieur, prenons garde, les Polonais arrivent. — Je charge mes
pistolets, je fais affiler mon sabre. — Ma femme, donne-moi un ru-
ban pour le coudre à mon bonnet, un chiflbn quelconque, pourvu
qu'il soit jaune et noir. — Eli bienl le croirez-vousV — Va-t'en,
va-t'en, me répond-elle, tu sais bien que le petit pleure, on me le
fait mourir; cours au village, défends-leur de sonner, va-t'en I —
Ahl pour le coup, je veux faire sonner le tocsin dans toutes les
campagnes. Qu'il pleure, le poupard! le pays est. en danger. —
Ah! monsieur...
Enfin un jour, elle est donc assise près do nioi sur le divan, j'ai
passé mon bras autour de sa taille, je lui parle doucement. Elle
écoute si l'enfant ne remue pas. — Qu'est-ce que tu as dit? me
demande- t-elle d'un ton distrait. — Oh ! rien. — Je vois que je
perds ma peine, je m'en vais triste, découragé.
— Où est donc ta kazabaikay ma petite Nicolaïa?
— Est-ce que je vais m'babiller pour la maison? L'enfant ne me
reconnaîtrait plus; tu devrais comprendre cela.
Oui, je comprends; mais, lorsqu'il nous arrive du monde, l'en-
fant peut crier : elle y va un instant, puis revient verser le thé, et
elle rit, et elle cause, je vols même reparaître la kazabaika verte
fourrée de petit-gris; que ne fait- on pas pour être agréable à ses
hôtes?
Il y avait longtemps que je n'étais pas retourné dans la mon-
tagne. Mon garde avait vu un ours, — pardon, j'allais encore vous
raconter une histoire de chasse. Bien! nous avions donc couru
quelque danger, le garde et moi. Un paysan nous avait précé-
dés; je trouvai la maison en émoi. Ma femme se jette à mon cou;
elle m'apporte mon fils. Le sang me coule par la figure, l'enfant a
peur. — Oh ! va-t'en ! me dît-elle. — Il haussa les épaules d'un
air de mépris. — Ce n'était pas grand'chose sans doute, quelques
gouttes de sang; d'ailleurs le danger était passé. Bon I je me lave
le front; le garde, un ancien militaire, me panse. Alors c'est le
mouchoir blanc qui fait peur au petit; on me chasse encore. —
Enfin que vous dîrai-je? On se jette sur son lit, seul, toujours
seul, comme autrefois! Au diable le gage d'amour! Que Dieu me
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730 REYUB DES DEUX UONDBS.
pardonne le péché I — Il se signa, cracha avec colère, et YOidat
continuer.
— Permettez, fis-je, vous n'avez donc pas dit à votre femme?..
— Pardon, m'interrompit-il d'un ton presque violent; ses narines
frémissaient. — Je l'ai fait; savez-vous ce qu'elle m'a répondoT
K Alors à quoi bon^avoir des enfans? » Elle aurait été capable de
tout. On devient l'esclave d'une telle femme. On ne sait quel parti
prendre; on hésite. Lui être infidèle 7 Non. Alors vivre en moine?
Quelle existence!.. Vous est-il arrivé qu'une horloge s'est arrêtée
tout à coup? Oui; vous êtes impatient?
— Quelquefois.
— Bon I Vous êtes donc impatient. Il faut qu'elle marche, là,
tout de suite. Vous poussez le balancier; elle marche. Combien de
temps? La voilà qui s'arrête de nouveau. — Encore, et encore! —
Elle s'arrête une fois de plus; vous vous emportez, vous la maltrai-
tez; elle ne marche plus du tout. — C'est par là qu'on passe l<n»'
qu'on veut avoir raison de son cœur. On finit par y renoncer.
D'abord, comprenez -moi bien, je ne voulais que me distraire.
Un régiment de hussards était en garnison dans le voisinage; je me
liais avec les officiers. Voilà des hommes I Ce Banay par exemple;
le connaissez- vous?
— Non.
— Ou bien le baron Pàl? Pas davantage? Mais vous avez connu
Nemethy, celui qui portait la moustache en pointe? Us venaient
chez moi presque tous les jours. On fumait, buvait du thé; à la fin,
on jouait aussi. J'allais souvent chasser avec eux. Ma femme s*ea
aperçut à la fin ; elle devint taciturne, puis me fit des reproches.
— Ma chère, lui dis-je, quel agrément ai-je donc ici? — Le len-
demain, Nicolaïa arrive dans ses grands atours, s'assoit au milieu
des hussards, fait l'aimable, plaisante, prend des poses; pour moi,
pas un regard. Je ris dans ma barbe. Mes hussards, d'abord c'é-
taient d'honnêtes garçons qui n'avaient pas l'air de s'apercevon* de
rien; ensuite aucun d'eux ne se souciait de risquer sa vie, — pour-
quoi î — ou d'être estropié. Tant que le cœur ne se met pas de la
partiel.. Cependant ils me taquinaient. — Qu'en dis-tu, frère? Ta
femme se fait faire la cour de la belle façon. — Faites-Iui la cour,
ne vous gênez pas I — Avais-je raison?
Mais il en vint un autre, — vous ne le connaissez pas sans doute :
un homme insupportable, un blond, au visite blanc et rose. C'était
un propriétaire. Il se faisait friser tous les jours par son valet de
chambre; il récitait VIgor et les vers de Pouschkine avec les gestes
obligés, comme un vrai comédien. Celui-là plut à ma femme. —Sa
voRc était devenue rauque : plus îl s'échauffait, et plus il baissait le
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DON JUAN DE KOLOMEA. 781
ton; les paroles sortaient péniblement, s^arracbaient de la poitrine.
— Attendez. Oa menait donc une vie joyeuse. L'hiver, les voisins
arrivaient avec leurs femmes : des bals, des mascarades, des pro*
monades en traîneaux! Ma femme s'amusait. Dans Tété, elle eut un
second enfant, un garçon, comme le premier. Il y eut entre nous
comme un rapprochement. Un jour, assis près de son lit, je lui
dis : — Je t'en supplie, prends une nourrice I — Elle secoue la tôte.
Les larmes me viennent, et je sors.
Une année durant, elle fut donc encore absorbée par son fils.
Nous causions rarement; elle commençait à bâiller quand je lui par-
1^ de mes affaires, puis des querelles à propos de tout, et devant
les étrangers. J'avais toujours tort, les autres toujours rsdson. — Il
cracha. — Une fois je la prie en grâce de ne pas me faire cette
chose; le lendemain, elle ne desserre pas les dents, et, lorsqu'on lui
demande son opinion : — Je suis de l'avis de mon mari, — dil^elle
d'un air pincé. Méchanceté tatarel elle se faisait violence pour être
de mon avis I Et je vis encore !
Un jour, je perdis une forte somme. On jouait gros jeu, et le gui-
gnon me poursuivait. Je perdis tout ce que j'avais sur moi, les che-
vaux, la voiture. — Il ne put s'empêcher de rire. — Alors je pris
une grande résolution, je me rangeai. Les voisins cessèrent de nous
voir; lui seul vint. Je n'en prenais pas ombrage. Mon exploitation
m'absorbait; je n'étais pas sans avoir quelques succès; je trouvais
du plaisir à voir pousser en quelque sorte sous ma main ce que je
yenais de semer moi-même. Au reste l'agriculture est aussi un jeu;
ne fautr-il pas préparer son plan, le modifier à chaque instant selon
les circonstances, et compter avec le hasard? N'a-t-on pas les
orages, la grêle, les froids et les sécheresses, les maladies, les sau-
terelles?.. Quand je rentre pour prendre le thé, que j'ai bourré ma
pipe, je me rappelle que le cheval a besoin d'être ferré, ou qu'il se*
rait bon d'aller dans le verger voir qui a été le plus fort de mon
garde ou de mon eau-de-vie. Je prends ma casquette et m'en vais,
sans penser à ma femme, qui reste avec les enfans.
On en parle chez les voisins : c'est encore un mariage comme
les autres; même le révérend M. Maziek arrive un jour, tout plein
d'onction. Son visage, ses cheveux, tout était onctueux, jusqu'à son
collet, à ses bottes, à ses coudes. Il resplendissait, levait sur moi
son jonc comme une houlette, et me sermonnait. — Mais, mon ré-
vérend, si nous ne nous aimons plus? — Hol hol purgatoire I s'é-
crie-t-il en riant à gorge déployée, et le mariage chrétien? — Mais,
mon révteend, notre bienfaiteur, est-ce une vie, cela? — fiol
ho! purgatoire ! non, ce n'est pas ainsi qu'on doit vivre. A quoi ser-
virait donc l'église? Save^-vous* pauvre ami égaré, ce que c'est que
la religion? Ayez comme cela des rapports avec une fille sans l'ai-
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732 REVUE DES DEUX MONDES,
mer autrement, entretenez-la, chacun la méprise, et on vous ap-
pelle libertin: dans le mariage, c'est différent. De quoi vous parie
l'épouse chrétienne? D'amour? Non, purgatoire! de son douaire
et de vos devoirs. Ai-je raison? Qui pense à l'amour? Nourris ta
femme, habille-la, c'est ton écot. Voilà le mariage chrétien. Purga-
toire! je m'entends... l]n enfant de l'amour, c'est une honte; id
au contraire, si on a des enfans, qu'est-ce que cela fait qu'on se dé-
teste? c'est la bénédiction du ciel. Est-ce l'amour qui fait le ma-
riage, je vous prie, ou est-ce la consécration par le prêtre? Si
c'était l'amour, on se passerait bien du prêtre. Ergo ! je m'entends.
— Ainsi parla notre curé.
Dès lors, je me sens de plus en plus seul à la maison. Je reste
maintenant dehors quand on coupe les blés ; je m'assois sous les
gerbes amoncelées comme sous une tente, fumant ma pipe, écou-
tant chanter les moissonneurs. Lorsqu'on abat du bois, je vais dans
la forêt, j'y tire un écureuil. Je ne manque pas un seul marché
dans tout le district : on me voit souvent à Lemberg, surtout à l'épo-
que des contrats (1); je m'absente des semaines entières. Peu à peu,
tacitement, ma femme et moi, nous avons accepté les conditions
du... mariage chrétien.
Mon voisin voyait les choses autrement; il pensait qu'on peut se
mettre en frais tous les jours. En effet, il ne se lassait pas de tenir
compagnie à ma femme, surtout les jours où j'étais dehors. Il était
désolé de ne pas me trouver, — putois, va ! — puis s'installât, et
récitait du Pouschkine. Il la plaignait, parlait des maris en géné-
ral, hochait la tête et reniflait avec compassion; un jour il me fit une
scène parce que, disait-il, je négligeais ma femme, une femme de
tête et un cœur d'or! — C'est facile à dire, mon ami; tu ne la vois
qu'en humeur de fête. — Il lui lit donc des livres; bientôt elle ne
fait plus que soupirer lorsqu'il est question de moi. Et au fond,
qu'y a-t-il eu entre nous? — a Nous ne nous comprenons pas, »
dit-elle. — C'était pris textuellement dans un livre allemand, tex-
tuellement, monsieur...
Une fois donc je reviens tard de Dobromil, d'une licitation. Je
trouve ma femme assise sur le divan, un pied relevé, le genou dans
les mains, absorbée dans ses réflexions. Mon ami s'y trouvât aussi;
elle avait sa pelisse de petit -gris, et alors il n'est jamais loin. Je
ne me fâche pas : elle me platt ainsi; je lui baise la main, je lisse
la fourrure. Tout à coup elle me regarde d'un regard étrange; je
n'y comprends rien. — Gela ne peut pas durer, dit-elle d'une voix
tout enrouée , avec effort. — Mais qu'as-tu donc? — Tu ne viens
(l) Époque où les propriétaires galiciens se donnent rendez-Toas dans la capitale et
dans les chefs-lieux de cercle pour vendre lenrs produits, génénicment sur pied,
aux marchands, qui sont des Juifs pour la plupart.
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DON JUAN DE KOLOMEA. 733
plas ici que la nuit, s'écrie-t-elie. A une maîtresse, on fait la cour
au moins. Et moi, moi, je veux être aimée 1 — Eh bien ! je ne t*aime
donc pas? — Nonl — Elle sort, monte à cheval, disparaît. Je la
cherche toute la nuit, toute la journée. Gomme je rentre le soir, elle
a fait faire son lit dans la chambre des enfans.
J'aurais dû me montrer alors, c'est vrai; j'étais trop fier, je
croyais que les choses s'arrangeraient, — et puis nos femmes ! on
n'en fait pas ce qu'on veut. Il y avait là au bailliage un greffier al-
lemand; sa femme recevait des lettres d'un capitaine de cavalerie.
— Qu'as- tu donc là, ma chère 7 — Il prend la lettre, et il n'a pas
achevé de lire qu'il commence à la battre; il l'a si bien battue qu'elle
lui a rendu son affection. Voilà un mariage heureux; mais mol 1 j'ai
manqué le bon moment. Maintenant c'est tout un.
On ne se disait plus que bonjour^ bonne nuit! c'était tout. Je
recommençais de chasser; je passais des jours entiers dans la forêt.
J'avais alors un garde-chasse qui s'appelait Irena Wolk, un homme
bixarre. Il aimait tout ce qui vit, tremblait lorsqu'il découvrait un
animal, et ne l'en tuait pas moins; ensuite il le tenait dans sa main,
le contemplait, et disait d'une voix lamentable : — Il est bien heu-
reux, celui-là, bien heureux I — La vie à ses yeux était un mal.
Drôle d'homme 1 Je vous en parlerai une autre fois. Je mettais donc
dans ma torba (1) un morceau de pain, du fromage, et de l'eau-de-
vie dans ma gourde, et je pai-tais. Parfois nous nous couchions sur
la lisière de la forêt; Irena allait fouiller dans un champ, rappor-
tait une brassée de pommes de terre, allumait un grand feu et les
faisait cuire dans la cendre. On mange ce qu'on a. Lorsqu'on rôde
ainsi dans la forêt noire, silencieuse, où l'on rencontre le loup et
l'ours, où l'on voit nicher l'aigle, — que l'on respire cet air pesant,
froid, humide, chargé d'âpres senteurs, — qu'on a pour s'attabler
une souche d'arbre, pour dormir une caverne, pour se baigner un
lac aux eaux sombres et sans fond, qui ne se ride jamais et dont, la
surface lisse et noire boit les rayons du soleil comme la lumière de
la lune, — alors il n'y a plus de sentimens, on n'éprouve que des
besoins : on mange par faim, on aime par instinct.
Le soleil se couche; Irena s'est mis en quête de champignons. Une
paysanne est assise sur le sol; sa jupe bleue fanée ne cache pas ses
petits pieds couverts de poussière. La chemise a glissé à moitié de
ses épaules; retenue par la ceinture, elle entr' ouvre ses plis. Tout
à l'entour, l'air est parfumé des émanations du thym. Accoudée sur
ses genoux, elle appuie la tête dans ses deux mains. Un lampyre
s'est posé sur ses cheveux noh*s, qui s'échappent de dessous son
foulard couleur de feu et lui retombent sur le dos. Son profil se dé-
(1) Espèce de baTre-sac.
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73i RETCff DE9 DECX lIOiniES.
coupe en noir sur le fond rouge du ciel; le nei est finement arqué
ainsi que le bec d'un oiseau de proie, et, quand je rappelle, elle
pousse un cri comme celui du vautour des montagnes, et ses yeai
dardent sur moi un regard aigu, qui passe comme la lueur fugitive
d'une flamme de naphte. Son cri résonne, les parois du rocher le
répercutent, puis la forêt à son tour, puis encore la montagne an
loin. Cette femme m'avait presque effrayé.
Elle se penche, arrache du thym, ramène le foulard rouge sur
son visage plus rouge encore. — Qu'as- tu donc? lui dis-je. — Pour
toute réponse, elle entonne lentement une douma (1) mélancolique
comme des larmes. — Tu as de la peine? Dis? — Elle se tait. —
Eh bien?
Elle me regarde en face, se met à rire, et ses longs cils retombent
comme un voile sur ses yeux. — Alors de quoi rôves-tu?
— D'une fourrure de mouton, me répond-elle tout bas.
Je ris à mon tour. — Attends, je t'en apporterai une de la foire,
— elle se cache la figure dans ses mains ; — mais le monton neuf
ne sent pas bon. Veux-tu que je te donne une soukmana (2) gar-
nie de lapin noir ou plutôt de lapin blanc, blanc comme le lait?
Elle me regarda d'un petit air à la fois étonné et narquois, fronça
légèrement les sourcils, et ses lèvres frémii^ent sur ses dents Man-
ches; puis des coins de la bouche le rire gagna les jones, et finsr
lement éclata sur tout le visage de la petite friponne. — Eh bieni
pourquoi ris-tu maintenant?
— Ce n'est rien.
— Alors veux -tu d'une soukmana doublée de lapin, de lapin
blanc? Qu'en dis-tu?
Elle se lève subitement, rabat sa jupe, ramène sa ehanise. —
Non, dit-elle. Si vous m'en donnez une, ce sera avec du petit-gns.
— Du petit-gris? Comment?
— Eh bien t oui, comme le portent les belles dames...
Je la contemplai. Ce visage-là resplendissait d'égoisme, d'à
égoïsme naïf comme Tinnocence. Elle embrassait les désirs de son
âme sans penser à rien , comme elle baisait les pieds d'un samL
D'idées, de principe, point; la morale du faucon et les lois de la
forêt I Elle était chrétienne à peu près comme un jeune chat qoi
par aventure fait une croix sur son nez avec sa patte.
Elle eut sa soukmana^ que je lui rapportai de Lemberg, et, — vous
allez vous moquer de moi , — je m'épris d'une belle passira pour
cette femme. Ce fut un vrai roman. Au premier coup de fusil, elie
accourait. Je peignais ses longs chevenx avec mes doigts, je laws
(i) Forme particalière de la poésie populaire des Petits-Russiens, d'oD caraclèie
élégiaque.
(2) Espèce de casaqae longue et étroite que portent les femmes du pi^.
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DON JUAN DE KOLOHEA. 7S5
ses pieds dans le torrent, et elle me jetait l'eau à la figure. C'était
une créature étrange. Sa coquetterie avait une nuance de cruauté;
elle me tourmentait dans son humilité profonde comme jamais or-
gueil de grande dame ne m'a tourmenté depuis. — Mais ayez donc
pitié de moi, mon bon seigneur, que voulez-vous que je fasse de
vous? — Elle savait qu'elle faisait de moi tout ce qu'elle voulait.
Mon boyard fit une pause ; nous nous tûmes tous les deux pen-
dant quelque temps. Les paysans, ainsi que le chantre, étaient par-
tis. Le Juif avait mis son fronteau et s'était assoupi dans un coin;
il nasillait en rêve quelque prière, et s'accompagnait d'un hoche-
ment de tête régulier. Sa femme était assise devant le buffet, la tète
dans;9es mains; elle avait glissé ses doigts minces entre ses dents,
«es paupières somnolentes étaient à demi fermées, mais son regard
restait obstinément attaché sur l'étranger.
Celui-ci déposa sa pipe et respira profondément. — Faut-il que
je vous raconte la scène que j'eus avec ma femme? Vous m'en dis-
pensez. Elle fut languissante pendant quelque temps; je restais à la
maison, je lisais. Une fois elle traverse la chambre, me dit à ml-
Yoix t bonne nuit! Je me lève, elle a disparu, je l'entends fermer sa
porte. C'était fini encore une fois.
A cette époque, j'avais un procès avec la propriétaire du domaine
d'Osnovian. Avant d'atteler la justice et de remettre les rênes à l'a-
vocat, me dis-je, tu feras mieux d'atteler tes deux chevaux et d'y
aller de ta personne. — Qu'est-ce que je trouve? Une femme sépa-
rée, qui s'est retirée dans ses teiTes parce qu'elle a le monde en
horreur, une philosophe moderne. EUe s'appelait elle-même Sa-
tana, et c'était un amour de petit démon, des yeux comme des feux
follets. Je perdis naturellement mon procès, mais j'y gagnai ses
bonnes grâces.
Malgré tout, je n'avais pas cessé d'aimer ma femme. Souvent,
dans les bras d'une autre, je fermais les yeux et me persuadais
que c'étaient ses longs cheveux humides et sa lèvre ardente, enfié-
TTéC-
Nicolaîa, pendant ce temps, délirait entre sa haine et son amour.
Sou cœur était comme ces fleurs qui ne s'épanouissent qu'à l'ombre,
il débordait maintenant de tendresse sauvage. Elle trouvait mille
moyens de se trahir en voulant trop se cacher. Un jour, elle pose
sur mon bureau une lettre que venait d'apporter pour moi le co-
saque de ma belle, et elle rit tout haut, mais le rire s'arrête dans
sa gorge; c'était triste à voir. Trop d'amour m'avait éloigné d'elle,
«t elle maintenant avait soif de vengeance parce que son amour
^tait dédaigné. Elle ne marchait qu'avec une précipitation ner-
Teuse, criait en rêve, s'emportait à tout propos contre les domes-
tiques et les enfans.
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736 REVUE DES DEUX MONDES.
Puis tout d'un coup elle parut changée; on eût dit qu'elle se ré-
signait. Son regard, lorsqu'il se posait sur moi, avait quelque chose
d'étrangement saturé, et pourtant à ses éclats de rire se mêlait
comme une note douloureuse*
— C'est dommage, me dit un jour mon garde-chasse» monteur
ne va plus du tout à la forêt. J'ai découvert un renard pas bien loio
d'ici, et des bécasses, — il faut vous dire que c'était ma chasse
préférée, — puis elle est là, qui vous attend près de la pierre.
N'aurez-vous point pitié de la pauvre femme?
Je prends mon fusil et je l'accompagne jusqu'à la dernière clô-
ture du village. Là, une terreur incompréhensible s'empare de moi;
je plante là le garde-chasse, et je rentre à la maison presque en
courant. Je suis tout honteux, mais je marche sur la pointe des
pieds, j'écoute, — il écarta à plusieurs reprises les cheveux de son
front, — comment vous dire? J'ouvre brusquement, et je vois ma
femme... — Je vous dérange? dis-je, et je referme la porte.
Qu'aurais-je fait? Nous ne sommes pas les maîtres. L'Allemand,
lui, considère la femme comme sa vassale, mais nous autres, nous
traitons avec elle de puissance à puissance. Ici le mari n'a aucun
privilège; il n'y a qu un droit pour l'homme et pour la femme. Si
tu fais la cour aux filles, tu souffriras que ta femme se laisse conter
fleurette par le premier venu. Tant pis pour toi.
Je me retirai donc, et j'arpentai l'antichambre. Le sentimentétut
éteint en moi; c'était comme une paralysie morale. Je me répétais
toujours : N'as-tu pas fait la même chose? tu n'as aucun droit, au-
cun droit.
Enfm il sortit. Je lui dis : — Mon ami, je n'ai pas voulu voos
déranger; mais ne sais-tu pas que ceci est ma maison?
Il tremblait, sa voix tremblait aussi. — Fais de moi ce que tu
voudras, me répondit-il.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse de toi? Mais as-tu quelque
notion de l'honneur? Il nous faudra échanger une couple de balles.
Je l'éclairai encore jusqu'au bas de l'escalier, puis je montai à
cheval, et je coums chez Léon Bodoschkan pour le prier de me ser-
vir de témoin. Il m' écouta en souriant tristement. — Au fond, c'est
une sottise, me dit-il; mais sois tranquille, avant demain matin
tout sera réglé. Fais-moi seulement l'amitié de lire ces feuillets
cette nuit. — Il me donna ces papiers que je vous ai montrés, et
qui ne m'ont plus quitté depuis. Un homme étrange I
Je me mis donc à les lire; je n'en avais pas besoin. Je venais de
provoquer l'amant de ma femme, c'était pour la forme. Je savais
très bien que j'étais dans mon tort; mais l'honneur!., vous compre-
nez. J'étais sûr qu'il me manquerait : à quinze pas, il ne distinguait
pas un moineau d'une meule de foin; moi» je tire bien. Je pouvais
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DON JUAN B£ KOLOMEA. 737
donc me venger, le tuer, personne n'aurait eu un mot & dire; je ne
m'en reconnaissais pas le droit, et je tirai en l'air. J'étais aussi
coupable à mes yeux que lui ou elle.
Je songeais d'abord à me séparer de ma femme ; mais il y avait
les enfans. C'est là ce qui nous rive ensemble par couples pour
l'éternité et nous pousse dans l'ouragan, comme les damnés de
V Enfer du Dante... Avez-vous remarqué, monsieur, comment par
le moyen de l'amour nous sommes les éternelles dupes de la nature?
En principe, l'homme et la femme sont créés pour être ennemis,
— vous comprenez ce que je veux dire, — et la nature, elle, ne
songe uniquement qu'«\ la propagation de l'espèce; nous, dans notre
vanité crédule, nous nous persuadons qu'elle a en vue notre bon-
heur, — bernique ! Dès que l'enfant est là, presque toujours il n'y
a plus ni bonheur ni amour, et on se regarde comme deux mar-
chands qui ont fait une mauvaise affaire; tous les deux sont volés,
et aucun n'a trompé l'autre. Et l'on s'obstine à croire qu'il s'agît
d'être heureux, et on se fait des reproches , au lieu d'accuser la
nature, qui, à côté de l'amour, sentiment passager, a placé un sen-
timent tenace, l'affection pour les enfans.
Nous ne nous quittâmes donc pas. Il ne vint plus à la maison;
mais ils continuèrent de se voir chez une amie : on trouve de ces
bonnes âmes serviables. Moi, je me remis à tirer mes bécasses. Je
commençai alors à envisager les femmes comme un gibier dont la
chasse est à la fois plus difficile et plus productive. — Vous savez
comment l'on tire la bécasse? Non? Eh bien! il faut d'abord con-
naître son vol. Elle s'élève, fait trois crochets en zigzag comme un
follet, puis file tout droit. C'est le bon moment : j'épaule, je vise,
et j'ai ma bécasse. Ainsi les femmes; si on se hâte trop, c'est fini;
mais une fois qu'on sait prendre son temps, on peut les avoir toutes.
A la maison, j'avais la paix. Les enfans marchaient déjà, et,
croyez-vous! maintenant je les aimais. Je les aimais parce que Ni-
colaïa les aimait. Souvent je me figurais que notre amour s'était
incarné en eux : il courait là devant moi, gambadait, riait; c'était
comme un rêve. Puis je veux qu'ils m'aiment plus que leur mère,
qu'ils n'aiment que moi. Je les fais sauter sur mes genoux près du
feu, leur apprends des contes de fées, leur chante les refrains des
rues, leur raconte des histoires de chasseur.
C'était vraiment singulier. Je ne vous ai pas dit qu'il était venu
un troisième enfant, une fille, le portrait vivant de sa mère. On dit
ordinairement que les filles tiennent du père, les fils de la mère;
eh bienl ce n'est pas ce que j'ai observé. L'aîné, c'est le grand-
père; le cadet, je ne sais qu'en faire : ma femme l'aura pris dans
un roman. Ni l'un ni l'autre n'a rien de la mère; c'est sa fille qui
Toms CI. * 187S. 47
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738 REfUE DES DEUX KONBIS*
lui ressemble. Peut-être qu'alors elle ne songeait qtfà elle-même,
à sa vengeance... Donc la petite s'attache à moi avec une tendresse,
— elle savait pourtant que je la détestais. Quand je racontais tiDe
histoire, elle s'approchait timidemetot, se mettait sur un petit banc
dans le coin obscur, écoutait, et on ne voyait que ses yeux qui
brillaient. Parfois je la rudoyais, et elle tremblait. Quand je partais,
elle me suivait du regard, immobile; quand j'arrivws, elle courait
au-devant de moi, puis s'effrayait de ce qu'elle avait osé. Dn jo«r
mon aîné dit : — L'ours finira par dévorer le père ; — la petite bon-
dit, elle avait les yeux pleins de larmes. Je m'imaginais alors que
c'était ma femme qui venait à moi, qui me demandait pardon et qd
pleurait. — Une fois j'appelai la petite, elle devint pourpre et s'ea-
fuît. Peu à peu cependant nous devînmes une paire d'amis.
. Mes garçons ne tenaieiït guère de moi. — Voudrals-tu tirer le
renard? — Oui, papa, si le fusil ne faisait pas tant de tapa^.—
Ou bien, à propos d'une rencontre avec l'ours : — Il venait droit à
moi ; que penses-tu que j'ai fait alors? — Tu as couru tant que ta
as pu? — La petite, elle, en riait. Quelquefois elle se drapait dans
une peau de loup et faisait peur aux deux garçons, qui se cachaient
derrière les jupes de leur mère. — Vous ne connaissez donc pas
votre sœur? — Maman, répondaient les gamins, elle est alors un
loup pour de vrai; ses yeux étîncellent, et elle hurle que c'est un
plaisir.
Les jours où je m'absentais, Tenfant errait dans la maison comme
une âme en peine. — Pourvu que papa ne verse pas. — Pourquoi
donc verserait- il? — Oh ! je connais les deux noirs, ce sont des bétes
fougueuses. Ou s'il rencontrait un ours... — Papa le visera au mi-
lieu de la poitrine, là où est la tache blanche, dit mon fils d'un ûr
compétent. — Et s'il le manque? — Il ne le manquera pas.
Comme elle grandit, elle veut m'accompagner, se rouie par terre
en pleurant; je finis par l'emmener. J'avais le petit fusil dont s'é-
tait servie ma femme. Je lui achète une gibecière, et elle part avec
moi. La gamine était courageuse comme un homme, que dis-je?
comme pas un homme I Gomment vous expliquer cela? Lorsque
j'entendais craquer les branches : — S'il allait nous arriver quelque
chose? disais-je. — Elle ne faisait qu'en rire : — Puisque je suis
avec toil — Ce n'est qu'à moi qu'elle songeait.
A la maison, elle avait la fièvre; en face du loup, elle était calme
comme devant une poule. Et comme nous !:ous comprenions! Je
n'avais pour ainsi dire pas besoin de parler; elle avait étudié mes
yeux, chaque trait de mon visage, chacun de mes mouvemeos.
îiéanmoins nous aimions à causer. Quand le gibier était à terre et
qn'Irena s'agenouillait pour le^ider, nous restions assis côle à côte,
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DON JUAN DB KOIOHEA.* 7S9^
et le monde était comme un lirre à images que je feaiUetaîa 3ous
les yeux de l'enfant,... de son enfant. Je Taimais vraiment, et ma
femme, elle, l'adorait, — l'adorait d'autant plus que la petite s' at-
tachait davantage à moi. Lorsque je l'emmenais, ma femme se
mettait à genoux, l'embrassait, et lui disait tout bas : — Reste avec
moi; — mais l'enfant secouait la tôte. Je riais, et quand j'étais déjà
loin de la maison, en pleine forêt, ce souvenir m'égayait : j'étais
content d'avoir la petite près de moi et de penser que sa mère se
morfondait à la maison.
Si ma femme lui donnait une couture à faire, elle s'y mettait
ptmr la forme, puis tout à coup jetait son ouvrage et courait fourbir
num fusil. Ou bien ma femme la charge d'une commission ; elle me
regarde et ne bouge pas. Un jour, Nicolaîa s'emporte : — II n'est
pas ton père! — Alors tu n'es point ma mère, dit l'enfant tran-
quillement. — Elle pâlit; depuis, elle se tut et ne fit que pleurer
parfois^.. Quelle sottise, pleurer I La vie est si gaie !
Il vida d'un trait son dernier verre de tokaï. — Si gaiel Vous
rappelez- vous les vers de... de qui donc? du grand Karamsine. Il
est vrai que c'est un 6rand--Russien , mais cela n'y fait rien, je
maintiens Tépithète, — il passa la main dans ses chevevz ; — j'y
suis.
« Voici le fond de la sagesse — qae la ?ie m^i enseignée : — L'amour est nortei, —
rien ne peut rempècher de mourir.
« Sois fidèle, elles riront de toi; — eHes vaitent comme* la mode*. — C&inge, et
c'est Tenvie — que tu déchalneraa»
« Éidte le piège de rhymen; — ne te ilatt* pas d'aroir une femme à toi. -« Aime-les
et trompe-les toutes, — pour n'être peint trompé*. »
C'est bien cela,., il fau;; tromper pour n'être point trompé... Je
pourrais maintenant vous raconter mes exploits amoureux. Toutes
les femmes sont à moi : paysannes, juives, bourgeoises, grandes
dames, toutes! la blonde et la brune, la rouge aussi... Des aven*
tores tous les jours! Tenez, en ce moment, j'ai une jeune femme
mariée, — un vrai démon, monsieur!.. J'ai la tète un peu lourde...
Puis encore une autre, la veuve d'un brigand; elle ne sait pas lire,
mais elle sait aimer... Dix femmes à la fois! pourtant le cœur n'est
jamais pris. — 11 se mit à rire d'un rire aimable en montrant ses
magnifiques dents blancfaes comme l'ivoire. — A quoi bon d'ailleurs
le cœur? Il faut que l'homme ait un cœur pour ses enfans, pour ses
amis, pour la patrie» mais pour une femme? Âh! ah! aucune ne
m'a plus trompé depuis que je les trompe toutes. Drôle de comédie!
Comme on vous adore quand vous les faites pleurer!
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7A0 REVUE DES DEUX MOJNDES.
— Et sur quel pied ètes-vous à présent avec votre femme? lui
demandai-je après un long silence.
— Mous sommes polis l'un pour l'autre... Parfois» lorsqu'il m'ar-
rive de me souvenir,. •• alors... alors j'ai la migraine;... mais à cette
beure^ nous sommes gais, gais I iioussah I — Il lança la bouteille
contre le mur; le Juif se réveilla en sursaut et tira son fronteaa,
qui lui glissa sur le nez. — Ah I maintenant je suis bien. — Il dé-
boutonna son vêtement. — Toujours gai! voilà la vie,... voilà le
bonheur.
Il se leva, vint au milieu de la salle, les bras coquettement ap-
puyés sur les hanches , et se mit à danser la cosaque en se chan-
tant à lui-même un de ces airs bizarres, pleins d'une fougue enfim-
tine et d'une sauvage mélancolie. Tantôt il était pi-esque assis par
terre et lançait les pieds comme on jette une chose qui vous gène,
tantôt je le voyais bondir et tourner sur lui-même dans l'air. EnGn
il s*arrêta, les bras croisés sur la poitrine, et branla tristement la
tête; puis il la prit dans ses deux mains comme pour l'arracher, et
cria comme l'aigle lorsqu'il s'élance vers le soleil.
A ce moment, la porte s'ouvrit, et je vis entrer un vieillard véné-
rable, vêtu d'un sierak (1) brun, avec de longs cheveux blancs, ane
moustache pendante et des yeux madrés. C'était Siméon Ostrov, le
juge. Un sourire mélancolique glissa sur sa face terreuse lorsqu'il
nous aperçut. — Il y a longtemps que vous êtes là, messieurs? dit-
il. Ce n'est point ma faute, je vous assure.
— Alors nous sommes libres de partir? demanda le boyard.
— Certainement, répondit Siméon le juge.
— Il est vrai que c'est trop tard maintenant, reprit l'autre : je
veux dire pour moi; mais vous, dit-il en se tournant vers moi, vous
en profiterez? Que Dieu vous conduise. Bonne santé I — La Juive
s'était approchée; il la regarda en souriant, lui prit le menton;
elle devint cramoisie. Il fit mine de sortir, revint, et, me serrant la
msdn : — Eh quoil s'écria-t-îl, l'eau rejoint l'eau, et l'homme re-
trouve l'homme (2).
J'étais debout sur le seuil pour le voir partir; il salua encore une
fois de la main, puis la voiture disparut. Je me retournai vers le
Juif. — Aïe, c'est un homme jovial, gémit ce dernier, un homme
bien dangereux! On l'appelle Don Juan de Kolomea.
Sacher-Masoch.
(1) Espèce de long cabaD de bure à capncbon que portent les paysans.
(2) Dicton petit-roBrien.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 septembre 1872.
Allons, décidéméDt, on n'en pourra plus sortir, on en est encore aux
lettres, aux manifestes, aux discours, aux banquets, aux loquacités et
aux vanités de quelques partis impitoyables qui n'ont pas même le res-
pect de cette grande nation française au nom de laquelle ils prétendent
toujours parler. Rien n'est plus triste et rien n'est aussi plus instructif.
Le pays, lui, ne s'agite pas et n'a guère envie de s'agiter. Le gouver-
nement, imitant le pays, se renferme dans une certaine quiétude où il
poursuit sans bruit et sans éclat sa tâche de chaque jour. M. le président
de la république, revenu de Trouville, s'est établi avec bonne grâce à
l'Elysée avant de rentrer à Versailles, comme pour montrer à Paris qu'il
n'est pas oublié, qu'il est toujours Paris. La commission de permanence
qui représente l'assemblée absente ne fait guère parler d'elle, si ce n'est
pour se plaindre sans une trop vive insistance des adresses des con-
seillers-généraux. De tous les côtés et pour ainsi dire par toutes les blés*
sures do cette malheureuse nation s'échappe un appel à la paix, à la
trêve des passions, à la concorde propice au travail. Le repos, c'est l'in-
time et profond désir du pays, et il semblait convenu, on l'aurait pensé
du moins, que ces quelques mois de vacances devaient être employés
au recueillement, à l'étude attentive et réfléchie des mouvemens de
l'opinion, des intérêts en si grand nombre qui souffrent encore; mais
non, c'est impossible, il ne s'agit pas de cela I L'esprit do parti ne peut
se contenir, les vanités sont impatientes, les ambitions agitatrices éprou-
vent le besoin de chercher un théâtre pour se produire, d'attirer les
regards des passans, de se donner un rôle à tout prix. Qu'une partie de
la France supporte encore le poids de Toccupation étrangère, qu'il y ait
à préparer l'évacuation graduelle du territoire, à réaliser les opéra-
tions compliquées d'un immense emprunt, peu importe, les ambitions
flévreuses, les passions meurtrières ne s'inquiètent pas de si peu de
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712 Be^i» 919^ dseit moni»»»
chose : il faut qu'elles se mettent en campagne, qu'elles poursuivent
leur rêve de domination, la France deviendra ce qu'elle pourra !
Que s'est-il donc passé? Quelle circonstance inattendue, extraordi-
naire, est venue provoquer ces agitations qui, pour être assez factices,
ne sont pas sans péril, ces surexcitations d'un radicalisme qui, ne trou-
vant rien de mieux à faire, se donne le luxe de l'éloquence des banquets
et des voyages à grand fracas ? Est-ce qu'il y aurait eu quelque cbange-
ment menaçant depuis deux mois? Aurait-on vu par hasard passer
l'ombre d'une conspiration ou d'un coup d'état prêt à supprimer cette
république dont M, Thiers a été constitué le gardien? Nullement, rien
n'est changé, la situation est aujourd'hui ce qu'elle était lorsque l'as-
semblée s'est paisiblement séparée. Les mêmes nécessités, les mêmes
devoirs, les mêmes obligations s'imposent à tout le monde. 11 y a eu
seulement cette fantaisie de turbulence qui vient d'éclater dans la célé^
bration de sinistres anniversaires, dans les banquets et dans les tour-
nées d'inspection révolutionnaire. Les radicaux' ont voulu faire parler
d'eux; ils commencent à réussir, ils sont en train de rendre à la r^ni-
blique le genre de service qu'ils lui rendent toujours ; ils la compro*
mettent, ils la rendent suspecte, ils réveillent toutes les défiances
qu^elle inspire dès qu'elle apparaît, et pour ceux qui gardent leur foi,
leur passion, leur dévoûment pour la- France seule en refusant de s^as*
servir aux prétentions exclusives des partis contraires, ce qui se passe
depuis quelque temps est en vérité an spectacle assez étrange. Depuis
plus d'un an déjà, tous les esprits désintére^és ont demandé qu'on
sToGcupàt avant tout du pays, de ses intérêts les plu^ pressanis, de sa li*^
bèration, de sa réorganisation, en laissant au temps, à la raison publique
le soin de décider de la constitution déûnitive de la France, de sano>
tionner ou de réformer la situation qui a été créée par des circonstances
douloureusement exceptionnelles, peut-être uniques dan» Phtstoire. Les
partis exclusifs et extrêmes n^ont cessé de faire tout ee qu'ils ont pu
pour entraver cette œuvre de nécessité patriotique, sous prétexte-qne
la première de toutes les conditions était de trancher la question es-
sentielle, dominante, celle du gouvernement définitif du pays. Ils se
sont livré les batailles les plus passionnées, ils se soDt.dispiiîé la Fmxob
comme une proie pour la donner à la république ou à la monarclde.
Qu'est-il arrivé? C'est ici que commence cet instructif et curieux spec-
tacle des prétentions exclusives des partis essayant vaineaient de chan«>
ger à leur profit une situation oii la France s'est réfugiée après la ten-
pête.
Disons les choses comme elles sont;. Ceux qui ont contribué le plis
peut^tre depuis un an à fadre vivre la république, œ sont les monar-
chistes eux-mêmes par leurs divisions, par TinccMrence de leurs idées
et de leurs efforts, par l'impossibilité de s'entendre sur nos naoaaitbie
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REVUE. — CHRONIQUE. 748
unique représentant les intérêts divers de la France. Ils ont cra habite
d'attaquer de toute façon, d'essayer de ruiner ce qu'ils appelaient dé-
daigneusement le provisoire, et ils n'ont pas vu qu'en combattant ce
provisoire, sans pouvoir le remplacer, ils lui donnaient de plus en plus
sa raison d'être et sa force. Tout ce qu'ils ont fait ou tout ce qu'ils ont
tenté n'a eu d'autre résultat que d'imprimer à ce qui existe un caractère
plus permanent et plus durable, et en réalité, depuis six mois, il y a eu
tout un travail pour régulariser œtte situation, pour s'y établir en quelque
sorte, en lui donnant tous ces noms qui ont passé dans les polémiques,
les noms de république conservatrice, de république constitutionnelle,
de république de M. l'hiers. On finissait par s'y accoutumer. On s'y rai-
liait peu à peu, on y venait, non pas peut-être par un choix enthousiaste,
mais par raison, par nécessité, par un certain sentiment pratique des
choses. C'était le penchant du pays, c'était la tendance des esprits sin«
cères qui ne sacrifient pas tout à un intérêt ou à une préférence de
parti. Lie vrai mot de ce mouvement, M. Casimir Perier le disait il y a
peu de jours encore dans une lettre empreinte de la plus honnête et de
la plus loyale franchise. « Dans le cours d'un siècle presque entier de
révolutions successives, écrivait-il, toutes les formes de gouvernement
ont été essayées tour à tour, sauf une seule, celle d'une république ré*
gulière loyalement acceptée de la majorité de la nation, servie sans pré-
ventions d'une part, sans faiblesses de l'autre. C'est une épreuve qui
nous reste à faire; faisons-la courageusement et honnêtement... » Ce
que pense et ce que dit M. Casimir Perier, bien d'autres l'ont pensé, et
la politique du gouvernement lui-même n'est que l'expression de cette
teiKlance de plus en plus marquée. Que restait-il à iaire, si ce n'est à
persévérer dans cette voie, à se rallier par degrés sur ce terrain où toutes
les opinions sensées pouvaient se rencontrer pour travailler en commun
à la reconstitution nationale, morale, politique, de la France? C'est ce-
pendant le moment que les radicaux choisissent pour rallumer la guerre,
pour évoquer les souvenirs les plus lugubres, pour réveiller les divisions
et les défiances, et, si depuis un an les monarchistes absolus et exclu*
si£3 ont fait sans le vouloir les affaires de la république, il n'est point
impossible qu'à leur tour les radicaux, s'ils continuest, ne refassent d'ici
à peu les affaires de la monarchie.
Cest une histoire invariable. Les radicaux sont un parti de domina-
tion turbulente et agitatrice, ils ne peuvent longtemps se contenir. Seu-
lement ils se sont trop pressés, ils se sont démasqués trop vite, ils se
sont estimés un moment très habiles en affectant une certaine modération
relative, en ayant l'air de ménager le gouvernement et M. Thiers, comme
si M. Thiers et le gouvernement, en gardant la république, n'avaient
d'autre mission que de préparer leur règne prochain. L'heure est venue
où ils ont cru que c'était assez de tactique, qu'il n'y avait plus qu'à
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7&& R£VU£ DES DELX 3IOKD£S.
passer à l'action, à mettre la main sur Théritage qui leur était destiaé,
et ce qu'il y a de mieux, c'est qu'ils avouent avec une certaine naîTeté
le secret de leur stratégie et de leurs manèges pour attirer le gouve^D^
ment dans leurs combinaisons. Les radicaux se sont trompés, ils ne sont
pas encore de force à prendre le gouvernement dans leurs pièges; mais
ils ont fait assurément depuis quelques jours tout ce qu'il fallait pour
réclairer sur leurs desseins, sur la mesure de leur modération et de
leur patriotisme, comme aussi ils ont fait tout ce qui était nécessaire
pour montrer au pays lui-même où ils prétendaient le conduire. Les ra-
dicaux ne pouvaient certes donner une idée plus significative de leur
esprit politique et de leur tact qu'en commençant leur campagne par
la célébration de cet anniversaire du 22 septembre, qui place la oais-
sance de la première république entre les massacres des prisons de Pa-
ris et la terreur.
Voilà qui est servir avec intelligence la république nouvelle! M. le
ministre de l'intérieur a eu beau leur rappeler que ce n'était peut-être
pas le moment de se réjouir, de se livrer aux libations et aux déclama-
tions lorsque l'étranger est encore sur notre sol; n'importe, il faut des
banquets et des discours. Si Ton n'a pas l'éclat des réunions publiques,
on aura les réunions privées où l'on prodiguera l'éloquence. L'un de ces
orateurs déclarera modestement à ses auditeurs ébahis que lui et ses
amis sont la gloire, la tradition éblouissante de la France, « la voie lac-
tée des intelligences généreuses. » M. Victor Hugo, qui ne manque pas
ces occasions môme quand il est absent, a envoyé son toast, « sa pensée,»
dans une lettre où il parle de Cambyse, de Nemrod , de Voltaire, de
Danton, d'Attila, di^Spîelberg, de Spandau. Savez-vous quel est le moyen
de M. Victor Hugo pour combattre les armées des tyrans couronnés qui,
selon lui, peuvent menacer la France? Ce moyen est aussi simple qu'in-
faillible, il consiste dans trois idées, dans trois dates , le 14 juillet, le
10 août, le 22 septembre, qui sont « de taille à colleter tous les mons*
très, » qui se résument en un mot : révolution I « La révolution, c'est
le grand dompteur, et, si la monarchie a les lions et les tigres, nous
avons, nous, le belluaîre. » Après cela, il ne reste qu'à boire à la répu-
blique « qui fera frères tous les peuples. » Et c'est ainsi pourtant qu'on
parie à un pays qui sort à peine des plus effroyables crises, qui sent de
toutes parts ses blessures, qui ne demande qu'à se relever par le travail,
par la raison, par la droiture rajeunissante du cœur et de l'esprit; mais,
k vrai dire, ce n'est point à Paris que la campagne révolutionnaire ap-
paraît dans tout son éclat, c'est M. Gambetta qui porte avec lui le radi-
calisme en voyage.
M. Gambetta est pour le moment en représentations dans la province.
11 a commencé son voyage par Saînt-Étienne; il y a quelques jours à
peine, il était en Savoie, dans cette honnête Savoie que personne ne
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REVUB. — CHRONIQUE. 7A5
connaissait, à ce qu'il parait, et que Tancien dictateur a eu la gloire de
découvrir, comme il a découvert tant d'autres choses. Hier, il était à
Grenoble, aujourd'hui il est à Annecy, demain il sera peut-être à Dijon
ou ailleurs. C'est l'acteur en vogue de la saison, jouant au bénéfice de
la république radicale et de sa propre ambition. Du reste, c'est une jus-
tice à lui rendre, M. Gambetta, avec la parfaite suffisance d'un démo-
crate gonQé d'orgueil, ne fait aucune différence entre lui-même et la ré-
publique. — Bien, daigne-t-il dire à ses sujets attroupés pour l'entourer
d'ovations, fort bien, « vous acclamez la république en ma personne! »
Il ne manque pas d'ajouter, pour qu'on ne l'ignore, que, s'il a besoin
des petites gens qui votent, les petites gens ont aussi besoin de lui pour
les conduire, car enGn que deviendrait la France, qui se confond avec
la république, si elle n'avait point M. Gambetta pour la sauver, pour la
diriger? La France, c'est M. Gambetta, à ce qu'on dit du moins entre
frères et amis de province. Rien ne manque à cet étrange voyage, rien,
pas même le ridicule. L'ancien dictateur marche accompagné de fami-
liers et de nouvellistes occupés à noter ses moindres gestes, ses moin-
dres paroles, à raconter l'émotion des peuples. Il passe en semant les
poignées de maîns et les discours, il va dans les foires pour se montrer
aux paysans, et le soir, aux lumières, il récite des hymnes sur la répu-
blique. Encore un peu, il chanterait des romances sur a le doux nom de
la république, » de cette république qui allège tous les maux, qui pro-
met aux femmes un heureux enfantement, mais qui ne guérit pas, à ce
qu'il semble, de tous les genres de folie. Voilà des gens qui se sont mo-
qués mille fois de tous les récits de voyages impériaux : ils chantent à
tue-tête leur « partant pour la Syrie ! »
Chose un peu plus grave et dont le gouvernement aura sans doute à
s'occuper, il y a dans ces pérégrinations et dans ces manifestations des
municipalités, des maires, qui jouent un certain rôle. M. Gambetta ne
manque pas de s'en prévaloir, il n'a pas négligé de constater à Grenoble
qu'il venait sur l'appel du maire. Il se guindé de son mieux en person-
nage officiel, opposant puissance à puissance, gouvernement à gouver-
nement, et se donnant l'nir de défier de loin ceux qui n'auraient qu'un
mot à dire pour dissiper toute cette fantasmagorie. Bref, la représenta-
tion est complète; c'est à la fois triste et grotesque d'infatuation, de va-
nité , d'ambition boursouflée et de puérilité tapageuse. M. Gambetta
semble l'oublier : s'il y a un homme en France qui devrait aspirer au si-
lence et à une certaine simplicité d'attitude, c'est lui. Après l'empereur,
personne plus que lui n'est tenu strictement à la modestie. Ce n'est pas
lui qui a commencé la guerre, il est vrai; mais à un moment donné il
Ta conduite sous sa responsabilité. 11 n'est pas coupable de tous les dé-
sastres du pays sans doute; mais il y a contribué pour une bonne part,
et quand on a eu le malheur d'associer son nom à tant de fautes, à tant
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7A0 REVUE DES DEUX MONDES.
de méprises, à tant d'incapacité, à tant d'humiliations publiques, ce se-
rait bien le moins qu'on ne parlât pas si. haut, qu'on ne mit pas cette
ostentation à côté des misères nationales dont on n'est pas entièrement
innocent.
Pourquoi donc M. Gambetta s'est-ii laissé entraîner dans celte cam-
pagne de propagande radicale, dont le paroxysme parait avoir été jus-
qu'ici à Grenoble? U n'y a peut^tre en vérité qu'une raison. L'andea
dictateur aura vu que la république pouvait se fonder sans lui, que
beaucoup d'hommes des opinions modérées ne refusaient nullement
leur concours à une expérience sincère des institutions républicaines,
qu'on paraissait nourrir la pensée de compléter rorganisailon du pays,
de façon à ne pas tout livrer à l'aventure, et, voyant cela, il n'a pu
se contenir; il a éprouvé une véritable indignation, comme si on lui
prenait son bien. Comment? on songerait à a fonder une république
libérale, constitutionnelle! » mais c'est une évidente conspiration.
« Pour moi, pour ma patrie, s'est-il écné en s'adressant à ses amis de
Grenoble, gardez- vous de donner dans cette ignoble comédie. » Ainsi,
voilà qui est entendu , quand on prétend fonder u la république libé-
rale, u c'est une comédie. Que veut alors M. Gambetta? U n'a vraiment
pas le mérite de la nouveauté, son système est des plus simples.
Ce qu'il veut, c'est la république de M. Gambetta avec l'excommu-
'nication majeure et l'exclusion de tous ceux qui ne partagent pas ses
idées. Le menu peuple, les petites gens, on les admettra sans trop re-
garder à leur passé. Quant à ceux qui ont eu un rôle dans la politique,
qui ont pu avoir des opinions d'une orthodoxie douteuse, l'ancien dic-
tateur, qui vise quelquefois à être plaisant, propose de les traiter comme
les premiers chrétiens; u il faut les mettre à la porte de l'église afin
qu'ils fassent pénitence, n On a beaucoup ri, il paraît que c'était de
l'esprit dans ce moode-là. Qu'on mette donc à la porte de l'église tout
ce qui représente l'intelligence française, y compris M. Thiers naturel-
lement; c'est une entreprise à tenter, d'autant plus que M. Gambetta,
qui est un grand patriote, n'a guère qu'une chose à craindre, c^est de
disparaître bientôt lui-même, après avoir attiré sur la France les Prus-
siens, qui ne se hâteront pas de quitter Belfort, et l'empire, qui n'at-
tend que SOQ avènement pour préparer sa rentrée. Voilà tout ce qu'on
risque, et, pour des démagogues qui sont de l'intérieur de l'église, c'est
bien peu do chose I
Ce qu'il y a de plus navrant dans ces agitations radicales, dont la
France serait la première victime, si on ne les tenait en respea, c'est
qu'elles ne sont pas seulement violentes et malfaisantes, elles ne lais-
sent pas même entrevoir une idée, elles ne cachent que la plus lamen-
table pauvreté d'esprit. Qu'on exprime tous ces discours, œs manifestes,
on ne peut en dégager une seule pensée sérieuse. C'est la plus prodi»
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BETUB. — CHRONIQUS. 747
gieox néant moral et politique. Des intérêts du pays, des moyens positife
et pratiques de relever la France , il n'en est même pas question.
M. Gambetta a-t-il seulement essayé d'exciter Tîntérôt de ceux qui Té-
coûtaient en leur parlant de nos véritables affaires, de nos préoccupa-
û(xx& les plus pressantes? Il n'y a pas songd, et les autres orateurs radir
eaux n'y ont pas songé plus que lui. Des banalités relentfflsantes , des
menaces, des instincts de sédition, des déclamations laborieuses, c'est
là le résumé de cette campagne radicale entreprise pour la vraie répu-
blique, et dans ce concert assourdissant il n'y a pas jusqu'à ce vieux Ga-
ribaldi qui, du fond de son île, ne vienne jeter sa voix enrouée I Garibaldi
n^est pas content du tout de la France et de M. Thiers en particulier. Il
trouve que M. Tbiers est un tyran qui leurre la France avec de vieilles
idées de gloire, et qui par ses armemens contraint TEurope entière à res-
ter armée. Garibaldi , en bon radical , nous souhaite de ne pas donner
d'ombrage à M. de Bismarck et de reprendre la commune. Que nous
veut ce bonbomme? N'a^t-il pas assez de faire de la politique dans son
lie de fiarataria? Celui-là aussi en sera-t-il de la vraie république? Eb
bien I si c'est de cette façon qu'on prétend la fonder, la république,
il faut le dire une bonne fois pour que nous soyons fixés, nous tous
qui, au milieu des agitations et des malheurs de notre pays, avons
gardé l'inviolable habitude de mettre au-dessus de tous les partis ces
deux choses sacrées entre toutes : la France et la liberté.
Les spectacles de la politique ne sont peut-être pas nombreux aujour-
d'hui en Europe, mais ils sont toujours instructifs, ne fût-ce que par les
étranges coïncidences qui se produisent, par ce contraste qui éclate par-
fois entre le fracas de certains incidens et la modeste simplicité de
certains faits qui n'ont pourtant pas moins de valeur morale. Il y a quel-
ques jours à peine, trois empereurs se trouvaient réunis solennellement
à Berlin; leur rencontre avait été célébrée d'avance comme un de ces
événemens qui font époque. Que reste-t-il maintenant de cette entrevue?
Les illuminations et les feux de Bengale sont éteints, les souverains se
sont séparés, et le résultat politique n'est peut-être point tel décidé-
ment qu'il doive inaugurer cette ère nouvelle prophétisée par les jour-
naux allemands. Le x^omte Andrassy, dans les explications qu'il a don-
nées récemment aux délégations autrichiennes réunies à Pesth, n'a pas
dévoilé le grand mystère. Le prince Gortchakof ne semble pas fort
pressé d'illustrer l'entrevue de quelque circulaire de sa façon. M. de
Bismarck s'est borné jusqu'ici à un mot adressé en passant à un bourg-
mestre qui lui portait un diplôme de citoyen de Berlin. Chose étonnante!
es^il bien sûr qu'on soit plus avancé aujourd'hui qu'il y a un mois, et
même qu'on se soit quitté avec une satisfaction sans mélange de part
et d'autre? On s'est promis assurément de maintenir la paix, de ne sou-
lever aucune question dangereuse, et par une circonstance bizarre de
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7A8 REVUE DES DEDl IfONDCS.
plus, le lendemain, le roi de Hollande, en ouvrant les chambres néer-
landaises, rappelait la nécessité de prendre des mesures pour assurer
la défense du pays; bien mieux, l'empereur d'Autriche lui-même, ea
inaugurant la session des délégations à Pesth, a proposé une augmenta-
tion des dépenses militaires. Ce n'est là sans doute qu'une simple c6îa-
cidence dénuée de toute signification politique, ce n'est pas moins d'un
singulier à-propos au lendemain d'une telle entrevue. L'empereur Guil-
laume quittait à peine ses hôtes, qu'il allait à Marienburg assister à des
fêtes nouvelles pour la célébration du centième anniversaire de Tan-
nexion des provinces occidentales de la Prusse. C'est un euphémisme
pour désigner le partage de la Pologne. Nous sommes en 1872, le 13 sep-
tembre il y a eu juste un siècle que Frédéric II a étendu la main sur sa
part du butin polonais. Sous Guillaume I*', cela s'appelle « la rëumon
des provinces occidentales de la Prusse. » On fête aujourd'hui dans l'an-
cienne capitale de Tordre teutonique le centenaire de l'annexion mère
de toutes les annexions. On parle de la paix en célébrant toutes les
victoires de la force, et c'est de cette manière sans doute qu'on veut
préparer l'Europe à se reposer dans les pacifiques et bienfaisantes con-
ditions de la conquête érigée en système I
A la même heure cependant, il se passait dans un coin de l'Europe
un événement qui a fait moins de bruit, et qui, pour le bien de la paix
entre les peuples, pourrait avoir autant et plus d'importance que toutes
les entrevues impériales ou les anniversaires des conquêtes de la force.
Un simple tribunal, composé d'honnêtes gens délégués comme arbities,
a mis fin à la querelle qui pesait depuis des années sur les rapports de
deux grandes nations, l'Angleterre et les États-Unis. Cette éternelle
question de YAlabama n'existe plus, les arbitres de Genève l'ont tran-
chée définitivement. Ce tribunal, on ne l'a pas oublié, se composait
d'hommes distingués choisis par l'Italie, le Brésil et la Suisse, avec le
concours de représentans des deux gouvernemens intéressés; il était
présidé par un personnage italien d'un grand savoir, d'une droiture su-
périeure, le comte Sclopis, que le roi Victor-Emmanuel avait désigné
pour le représenter dans celte œuvre aussi difficile que délicate. Le tri-
bunal arbitral enfin avait dû se réunir dans un pays neutre, en Suisse,
à Genève, comme dans le lieu le plus favorable à des délibérations
tranquilles et indépendantes.
Cet arbitrage a été plus d'une fois sur le point d'échouer par suite
des mésintelligences profondes qui existaient entre les deux cabinets
de Londres et de Washington au sujet des questions qui devaient être
posées et résolues. Rien n'était plus difficile à définir que la juridic-
tion même de ce tribunal , investi d'attributions à la fois si considéra-
bles et si vagues. L'Angleterre n'admettait pas que ce qu'on appelait
la question des a dommages indirects » pût être l'objet d'un exameo.
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REVUE. — CHROKIQUl. 749
les États-Unis maintenaient leur droit de soumettre tout aux arbitres.
On a fini cependant par s'entendre sur ces préliminaires avec beau-
coup d'esprit pratique et de bonne volonté, en écartant tous les con-
flits de prétentions théoriques, et le tribunal de Genève a pu se mettre
à Tœuvre. H a prononcé un jugement qui, en dehors même de l'équité
supérieure dont il est empreint, a le grand mérite d'en finir avec cette
fatigante querelle, sans laisser un sentiment d'amertume à aucune des
deux parties. En définitive, TAngleterre est absolument exonérée de
toute responsabilité en ce qui touche les « dommages indirects, » et
d'un autre côté elle devra payer aux États-Unis une indemnité de
15 millions 1/2 de dollars pour les pertes causées aux Américains par
suite de la négligence qu'elle a mise à remplir toutes les obligations de
la neutralité. Tout se trouve ainsi réglé. Une question qui a soulevé
toutes les passions et inspiré plus d'une fois des inquiétudes dans les
deux pays, qui pouvait rester comme une cause permanente d'aigreur
et devenir en certaines circonstances une occasion ou un prétexte de
rupture, cette question est résolue par l'autorité arbitrale de quelques
hommes éclairés, désintéressés et indépendans.
Évidemment il n'y a rien à exagérer. Ce n'est pas un principe nou-
veau qui vient de s'introduire doucement, discrètement dans les rap-
ports des peuples. Le tribunal de Genève n'a pas fait prévaloir définiti-
vement le droit de l'arbitrage souverain. Bien des questions échappent
et ne cesseront d'échapper à ces médiations pacificatrices. Il y a dans
les passions, dans les intérêts, dans les antagonismes inévitables des
nations, tout ce qui peut engendrer des conflagrations qu'aucune sagesse,
qu^aucune autorité morale ne peut conjurer. Non sans doute, la guerre
n'est point bannie de ce monde, elle n'est pas encore remplacée par
un tribunal de conciliation faisant rentrer au fourreau les épées impa-
tientes d'en sortir. Ce n'est pas moins un événement caractéristique et
heureux que le succès de ce tribunal d'équité, de cette sorte de justice
de paix internationale prononçant sur les griefs de deux pays, parve-
nant à remettre d'accord ceux qui n'avaient réussi jusque-là qu'à s'ai-
grir et à s'exciter mutuellement dans leurs négociations directes. Et ce
qu'il y a de mieux, c'est que personne ne se plaint. Les États-Unis, qui
avaient élevé des prétentions démesurées, ne disent rien. L'Angleterre
peut bien faire quelque réserve pour l'honneur des principes; au fond
elle semble assez satisfaite, et elle se considère presque comme heu-
retise d'en être quitte à si bon marché. Beaucoup d'Anglais ont tout
l'air d'éprouver un vrai soulagement de se voir délivrés de cet ennui
moyennant quelque 77 millions de francs qu'ils paieront avec l'excé-
dant des revenus publics, et même ils se consolent d'avoir à réparer les
fautes d'une neutralité trop négligente en songeant que le commerce
anglais sera le premier à profiter dans l'avenir de cette loi de responsa-
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750 RETI7S DES DEUX MONDES.
bilité qu'on proclame aajoard*hui. Soit, il n'est rien de tel que de
prendre philosophiquement son parti. Ce n'est pas un embarras pcHff
l'Angleterre de donner 15 millions de dollars^ surtout lorsqu'elle s'al-
tendait peut-être à donner beaucoup plus. La plaie d'argent sera bien
vite guérie; mais est-il bien sûr que les Anglais paient seulement id les
négligences de leur neutralité pendant la guerre de la séœssion améri-
caine ? ils paient peut-être encore plus les défaillances de leur politique
depuis quelques années.
L'Angleterre a cru être une habile calculatrice et une prévojfante mé-
nagère en se retranchant dans un égoisme transcendant, en se désinté-
ressant des affaires du monde et en laissant tout passer sans rien dire.
Elle a voulu rester l'Angleterre industrielle et mercantile uniquement
occupée de ses intérêts matériels. Elle n'y a gagné que de voir son rôle
et son influence diminuer sensiblement en Europe, et déjà elle a expié
cette sorte d'effacement systématique par plus d'un déboire qu'elle n'eût
point supporté autrefois. Les États-Unis eux-mêmes ne se sont peut-être
montrés si tenaces dans cette affaire de VAlabama que parce qu'ils sen-
taient qu'ils pouvaient maintenir leurs prétentions sans péril, que le ca-
Jnnet de Londres était décidé d'avance à ne point aller jusqu'aux der-
nières extrémités d'une rupture. L'Angleterre n'a aujourd'hui à payer
'que 15 millions de dollars, c'est une misère pour elle; il reste à savoir
si ce système ne finira pas par lui coûter beaucoup plus cher, si elle ne
s'expose pas à se trouver un jour ou l'autre dans la pénible et périlleuse
ulternative de se résigner à toujt ou d'avoir à payer d'un seul coup les
conséquences d'une politique qui n'aura pas mieux servi ses intérêts
qu'elle n'aura contribué à maintenir son autorité de grande nation eu-
ropéenne. Au fond, tout en se réjouissant de l'heureux dénoûment de
l'affaire de VAlabama, bien des Anglais ne sont pas sans ^irouver un
certain malaise secret assez facile à démêler dans leur apparente satis-
faction. Ils n'ont pas créé de dilQlcultés au gouvernement, et ils ne loi
refuseront pas les moyens de faire honneur à la sentence aibitrale de
Genève. L'opposition elle-même a observé une grande mesnre, elle se
prêtera sans doute à tout ce qui sera nécessaire pour en finir au plus
vite; mais les Anglais sentent aussi qu'il ne faudrait pas avoir beaucoup
d'affaires de. ce genre, et le ministère de M. Gladstone, un moment re-
levé par son dernier succès, pourrait bien avoir à souffrir dans la session
prochaine de ce froissement intime et latent de l'oi^ueil britannique.
C'est après tout la moralité de cette singulière histoire du dernier d<-
mêlé de l'Angleterre et des États-Unis.
La vie publique est laborieuse pour tous, même pour ceux qui ont
CDuiu tous les bonheurs, toutes les prospérités, et qui ont la ooostitu-
lion assez forte pour supporter des épreuves passagères; elle est bien
plus dure encore pour ceux qui depuis longtemps sont le jouet des ré-
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BEYUE.. — GHAONIQD£. 751
volutions, qui vivent dans des agitations indéfinies. Qu'est-ce que la vie
contemporaine de l'Espagne, si ce n'est une crise permanente? La crise
de la veille conduit à la crise du lendemain. Un changement de ministère
est presque une révolution qui se manifeste tout au moins par une dis«
solution des chambres. La monarchie, reconstituée après les événemens
de 1868 avec une dynastie nouvelle, vit sur un sol toujours prêt à s'ef-
fondrer, au milieu des menaces incessantes d'insurrections républi-
caines ou carlistes. Cest ainsi que les. choses se passent. Le ministère
radical, présidé par M. Ruiz Zorrilla, en arrivant au pouvoir il y a quel-
ques mois, commençait naturellement par dissoudre les chambres, par
faire des élections nouvelles, quoique le parlement qui existait et qui
venait à peine d'être élu ne fûit même pas encore légalement constitué.
Qu'en est-il résulté? Ce qui arrive toujours en Espagne n'a pas manqué
de se reproduire. Le cabinet nouveau a fait ses élections, et il a eu la
majorité, comme le cabinet auquel il succédait avait eu la sienne.
C'est l'éternelle histoire au-delà des Pyrénées. Autrefois, quand les
progressistes arrivaient au pouvoir par une révolution, par un pronun^
ciamiento, il restait à peine dans le congrès qu'on élisait deux ou trois
modérés envoyés par quelques districts qu'on n'avait pas eu le temps
de convertir. Quand les modérés à leur tour reprenaient l'ascendant, les
cortès ne comptaient plus qu'un ou deux progressistes perdus dans une
immense majorité conservatrice. La roue avait tourné comme elle vient
de tourner encore une fois il y a quelques jours. Le radicalisme était,
battu dans les élections faites sous l'influence du ministère dont M. Sa-
gasta était le chef; il s'est relevé dans les élections faites sous la haute
surveillance du nouveau président du conseil, M. Ruiz Zorrilla, et M. Sa-
gasta lui-même, la veille encore chef du ministère, n'a pas pu trouver
des électeurs pour le nommer. La plupart des hommes qui ont été les
premiers auteurs de la révolution de 1868 ou qui ont joué un rôle con-
sidérable dans la politique, le général Serrano, l'amiral Topete, l'ami-
ral Malcampo, M. Rios Rosas, M. Ayala, ont eu le même sort, ils ne
sont plus députés. L'opposition modérée n'est plus représentée dans lea
cortès nouvelles que par une douzaine de partisans du prince Alphonse.
Les républicains seuls, par une sorte de connivence du gouvernement, ont
réussi à se faire élire en assez grand nombre et forment un groupe
d'une certaine importance dans ces chambres où le cabinet a pour le
moment une majorité radicale à sa dévotion. Ce n'est pas que le prési-
dent du conseil, M. Zorrilla, soit lui-même un radical bien terrible
comme on l'entendrait en France; il faisait récemment dans un discours
les protestations monarchiques les plus vives, et il se déclarait prêt à se
faire tuer sur les marches du palais pour la défense du roi Amédée 1^^
et de sa dynastie; mais il a surtout du radicalisme le. vague des idées
et Temphase du langage. M. Zorrilla a le goût des programmes ambi-
tieux, toujours plus faciles à rédiger qu'à réaliser.
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752 REVUE DES DEUX MONDES.
•
Certes, à lire le discours par lequel le roi Amédée vient d'ouvrir les
chambres, on dirait TEspagne en voie d'une transformation complète.
Réorganiser Tarmée par Tabolition de la conscription et rétablissement
du service obligatoire, réformer l'administration, poursuivre la sépara-
tion! de l'église et de l'état, ramener l'île de Cuba à Tordre légal, en finir
avec l'insurrection carliste qui se maintient en Catalogne , reconstituer
les finances, c'est là le modeste programme que le cabinet de M. Zorriila
se charge de réaliser. 11 en restera ce qui pourra et ce que la fortune
des révolutions permettra de faire. Pour le moment, ce qu'on sait de
mieux, c'est que, dans les projets qu'il vient de soumettre aux cortès, le
ministre des finances propose de payer désormais un tiers des intérêts
de la dette en papier, d'augmenter les impôts et de contracter an em-
prunt pour combler le déficit. Ce n'est pas là peut-être encore ce qui sau-
vera l'Espagne.
L'avantage des pays accoutumés au calme et fortement constitués, c'est
qu'ils peuvent traverser sans péril des crises qui seraient fatales pour
d'autres. La Suède vient de perdre son souverain, le roi Charles XV; elle
a été sincèrement émue et attristée, elle n'a pas eu même à craindre le
trouble d'un interrègne d'un instant. Le roi Charles XV, petit-fils de
Bernadotte, avait à peine quarante-six ans ; il avait succédé à son père,
le roi Oscar !«', en 1859. Durant ces treize années de règne, il avait su
gagner l'affection et l'estime du peuple sur lequel il régnait. 11 jouissait
d'une véritable popularité dans toutes les classes. C'était un prince à l'âme
chevaleresque, à l'esprit distingué, cultivant les lettres, ayant même écrit
des poésies qui ont été traduites eu allemand. Placé depuis quelques
années dans une situation difficile en présence des événemens qui ont
bouleversé l'Europe, après avoir commencé par le démembrement du
Danemark, il s'était conduit avec une habile loyauté, sans dissimuler ses
préférences pour l'idée de l'union Scandinave, dont il était le partisan
intelligent et dévoué. Dans sa politique intérieure il observait scrupuleu-
sement les règles constitutionnelles. C'est par ces qualités qu'il avait su
se rendre populaire. Charles XV ne laisse qu'une fille, et son successeur
à la couronne est son frère, qui prend le nom d'Oscar II. Il y a un demi-
siècle que cette dynastie de Bernadotte est établie en Suède ; elle s^y
est enracinée, elle reste la garantie de cette honnête et sérieuse nation
du nord. ch. de uazade.
Le directeur-gérant, C. Bvlox.
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LA
GUERRE DE FRANCE
— 1870-1871 —
IL
LA DEUXIÈME ARMÉE DE LA LOIRE ET LE GÉNÉRAL GHANZY.
L La prtmUre armée de la Loire, par le général d'Aurelle de Paladines. — n. Orléans, par
le général IfartiA des Pallières. — HT. La deuxième armée de la Loire, par te général
Chanzy. — 7Y, La Guerre en province, par M. Ch. de Freydnet ^ Y. Opérations des
armées allemandes depuis la bataille de Sedan /us^u'd la fin de la guerre, par W. Blnme»
mi^or an grand état^major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda^ — YI. Guerre
des frontières du Rkin, 1870-1871, par le colonel RQstoWi traduction du colonel Savin de
Larclauso, & toi. — YII. La Campagne de 1870, par le correspondant du Times, etc.
Un des plus dramatiques spectacles est la marche de cette inva-
sion qui depuis le à août 1870 s'étendait avec une méthodique, une
implacable puissance , et dont la rentrée des Prussiens à Orléans
marquait un progrès nouveau (1). En quatre mois, l'invasion s'était
répandue dans plus de vingt-cinq départemens. A travers une con-
fusion apparente, un ordre rigoureux présidait à ces vastes opéra-
tions, à ce débordement militaire d'une nation sur une nation. Après
ces quatre mois de combats, l'ennemi avait en France quatorze corps
d'armée, sans compter la garde prussienne, plusieurs divisions de
réserve appelées d'Allemagne, la cavalerie organisée en divisions
(1) Voyez la Revus du 15 septembre.
Tom CI. — 15 ocTOBRi 1873. 4S
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7M BETtrE DES DEUX ITONDCS.
iftdépendaDtes, les sections employées aux chemins de fer, les
(c troupes d'étape » destinées au service des communications. Au-
tour de Paris, six corps d'armée, la garde, une division wurtember-
geoise, trois divisions de cavalerie, en maintenant un étroit blocus,
répondaient de la grande ville assiégée, et les batailles du SO no-
vembre, du 2 décembre, môme en ébranlant les lignes d'investisse-
ment, venaient d'en montrer toute la solidité. Âpres la chute de
Strasbourg, le général de Werder, aveo ses troupes formant le
XIV» corps, avait pu s'avancer à travers les Vosges, rejetant lesdé-
iachemens français sur Besançon et descendant jusqu'à Dijon, où i)
était entré le 31 octobre, où il se maintenait, bataillant autour de
l«i, poussant même des partis jusqu'à Âutun. Âpres la chute de
Metz, les forces d'investissement avaient été scindées. Deux corps
d'armée, le !•' et le viii*, prenaient la route du nord sous les ordres
iu général de Manteuffel, qui réduisait Amiens par les armes le
29 novembre, et cinq jours après allait enlever Rouen sans combat.
L'autre partie de l'armée de Metz était celle qui s'était précipitée
avec le prince Frédéric-Charles vers la Loire et vers Orléans; un
dernier corps enfin, le vu*, tiré aussi de Metz, occupait une por-
tion intermédiaire à Châtîllon-sur-Seine, prêt à se porter vers Paris
•u vers Dijon, vers le nord ou sur la Loire.
Yoilà quel ensemble de forces on avait à combattre avec des sol-
dats improvisés. On résistait sans doute tant qu'on pouvait à ce
redoutable ennemi, on lui infligeait quelquefois des pertes cruelles,
M le fatiguait, on l'étonnait, et on allût l'étomier encore; malbea-
reusement c'était la lutte de la puissance organisée, de la discipline
victorieuse, d'une direction unique et supérieure contre la désor-
ganisation, le désordre et l'incohérence des directions.
Au moment où l'armée allemande, perçant les lignes françaises,
rentrait à Orléans dans la nuit du & au 5 décembre, que devenait
cette armée de la Loire engagée depuis quatre jours dans la plus
mde et la plus inégale des luttes? Elle était coupée et dispersée en
tttnçons épars. Pendant que les stmtégistes de Tour» livraient in-
dignement à l'iniquité des passions populaires le nom d'an chef
d'armée, qu'ils représentaient comme un déserteur quittent le cbanp
de bataille avec 200,000 hommes et laissant le gouvernement a nos
leuvellcs, » le vieux soldat était occupé à ramener ses troupes on
ce qui lui en restait à travers la Sologne (1). Il s'efforçait, avec Mar-
(t) M. GambtCU, duM la dépêche do 5 décemlire adreMâe à toqt les préM» de
Pwnce, ncontail complaisaroment rhUtoire d'un voyage quMl avait fait ou plotj*
qm'il aurait voulu faire à Orléans dans raprès-midl du 4 décembre. Il assurait qnii
avait dû s^arrèter en avant de Beaugency, à la hauteur de La Chapelle, la voie étant
tccupée par un parti de uhlans et couverte de madriers, de telle sorte que la circal*-
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lA 6UERBB DE VRANGB* 755
tin des Palliées, de régulariser cette douloureuse retraite, de ral-
lier ses divisions, de prévenir les paniques, et malgré la plus éner-
gique vigilance il ne pouvait empêcher plus de six mille fuyards,
soldats ou officiers, de quitter les rangs, de se précipiter en désordre
jusqu'à YierzoQ, où il n*y avait pas même moyen de les retenir. Ces
malheureux s'écoulaient comme un torrent sur les routes de Bourges
ou d'Issoudon. C'était là le 15* corps. — Le 18« et le 20* corps, lais-
sés du côté de Gien et tout aussi ébranlés, se hàtiûent de repasser la
Loire après un assez vif combat d'arrière-garde, et avaient fort heu-
reusement le temps de se mettre à l'abri en coupant tous les ponts.
Le 16* et le 17* corps, demeurés sur la rive droite de la Loire, à
Touest d'Orléans, se reliaient sur Beangency, en partie désorga-
nisés eux-mêmes, quoique vigoureusement maintenus par le géné-
ral Chanzy, qui restait désormais livré à ses propres inspirations^
Ce qui achevait d'aggraver cette situation, c'est que beaucoup de
soldats du 16* et du 17* corps, débandés ou égarés à Orléans,
avaient suivi les divisions qui avaient passé la Loire, tandis qu'une
brigade du 15* corps, avec le générsd Peytavin, avait pris par la
rive droite pour ne s'arrêter qu'à filois, de sorte qu'un instsmt tout
se trouvait confondu.
Le général d'Âurelle aurait-il réussi dans de telles conditions à
réaliser le projet qu'il avait de réorganiser son armée derrière la
Sauldre en rappelant à lui tous les corps, même ceux qui étaient sur
la rive droite de la Loire et qui auraient passé le fleuve à Beaugency
im à Blois? Ce n'était vraiment pas facile; cette tentative de concen-
tration nouvelle eût été infailliblement troublée par l'ennemi qui ne
tardait pas à se mettre de toutes parts sur les traces des divisions
françaises en retraite. Toujours est-il que le général d'Aurelle
n'avait pas même le temps de songer sérieusement à cette réorga-
Uon te serait tronyée barrée dès ce momeiit, -^ quatre heures et demie. Or il résulte
de l'ordre de marche des conyois, tel qu*il a été conservé^ que la circulation n*a été inter-
Tompuc qu'après cinq heures et demie entre Orléans et Tours. Le dernier train expédié
d'Orléans est parti à cinq hetires yingt minutes et est arrivé à destination. C'est attesté
par un ordre d'un colonel d'artillerie expédiant le oobtoI et par llnspectioo du cbemin
de fer. Comment le train portant M. Gambetta n'a-t-il pas pu passer à La Chapelle
à quatre heures et demie, lorsque le train d'Orléans parti à cinq heures yingt minutes
a pu passer? C'est là la question. Parlons franchement : M. Gambetta aura entendu
la canonnade au loin, peut-être quelques coups de fusil plus rapprochés, et il se sera
dit prudemment quil se deyait à la France, que ce n'était pas son aflkire d'aller au
Isa. Ce n'était pas son métier, rien n*est plus yrai, et de fait on ne l'a pas yu un seul
instant dans une affaire quelconque, auprès d'un des généraux; mais ce n'était pas
non plus son métier de prétendre diriger des opérations auxquelles il n'entendait rien.
Ce n'était pas surtout son droit d'accuser ceux qui étaient devant l'ennemi, d'insulter
ou de laisser insulter des chefs militaires que les plus graves blessures ne défendaient
ptB quelquefois contre les plus indignes outrages.
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756 REVUE DES DEUX MONDES.
nisatioD, puisque dès le 6 décembre il n'était plus rien; on lui â-
gnifiait de Tours que son commandement était supprimé, qu'il j
avait désormais deux armées de la Loire, — la première, composée
du 15% du IS'' et du 20* corps sous le général Bourbaki arrivé de-
puis peu, la deuxième armée, confiée au général Chanzy, qui restait
sur la rive droite avec le 16», le 17* et le 21« corps. Il n'y avût
peut-être pas moyen d'agir autrement, c'était une fatalité qu'on
subissait. II fallait cependant une étrange légèreté pour en prendre
si lestement son parti sans consulter les généraux, pour se figurer
que ce qu'on n'avait pas pu faire avec une armée entière, facile i
concentrer dans de bonnes positions quand on était à Orléans, on
alMt pouvoir le tenter plus heureusement après la défaite, avec
deux fractions d'armées séparées par un fleuve, réduites à une ac-
tion indépendante et isolée. Il fallait vivre à Tours au milieu de
toutes les vaines surexcitations, ne rien voir de ce qui se passait et
s'acharner aux illusions de la stratégie la plus aventureuse pour se
hâter, sans perdre un instant, de donner à des corps désorganisés
toute sorte d'ordres de mouvemens qui poussaient à bout la patience
du général Martin des Pallières et provoquaient sa démission. 11 al-
lait enfin ne plus savoir ce qu'on faisait pour demander à Bourbaki
de reprendre immédiatement « une vigoureuse ofiensive, » lorsque
le général Bourbaki ne voyait rien de plus pressé et de plus utile
que de ramener ses corps délabrés jusqu'à Bourges pour les sauver
d'une complète dissolution.
La vérité, la cruelle vérité qu'on aurait dû avoir le courage de
s'avouer, c'est que tout était à recommencer avec ces deux armées,
dont l'une avait besoin de se reconstituer entièrement, tandis qne
l'autre un. peu moins éprouvée, subitement ralliée par un chef éner-
gique, allait essayer de disputer le terrain et d'arrêter l'ennenû, en
illustrant sa retraite par une résistance inattendue. C'était une cam-
pagne nouvelle qui s'ouvrait, qui allait se dérouler à l'ouest d'Or-
léans, à travers la Beauce et le Perche, jusqu'à la Sarthe, — en
attendant que Bourbaki de son côté fût en mesure de ramener au
combat ses forces réorganisées;
I.
La situation était ainsi en efiet le 6 décembre au soir. L'armée de
la Loire n'existait plus. Pour le moment, Bom-baki, sur la rive
gauche, ne pouvait rien. Chanzy, livré à lui-même sur la rive
droite, s'était successivement replié vers Beaugency et vers Marche-
noir; c'est là qu'il recevait le commandement de ce groupe de
forces qui prenait le nom de a deuxième armée de la Loire. » U
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LA GUERBE DE FBANGE. 767
n'avait qu'une pensée au milieu de la déroute dont il avait sous
les yeux le navrant spectacle : rallier ses soldats, défendre ses po-
sitions pied à pied, tgnir tète à Tennemi, et l'homme était fait heu-
reusement pour ne point rester au-dessous de cette vigoureuse ré-
solution.
C'était un vrai soldat, jeune encore, étranger à la politique, animé
de patriotisme et de passion militaire. Depuis un mois à peine, il
avait été rappelé d'Afrique, où il avait fait sa carrière et où il était
encore général de brigade au commencement de la guerre. Dès son
arrivée à l'armée de la Loire, on lui avait donné à commander une
division du 16' corps, puis le 16'' corps tout entier, et aussitôt il
avait déployé les ressources d'un chef habile, la décision, le coup
d'œil, l'esprit d'initiative, l'expérience militaire. Plein de fermeté
devant tous les contre -temps comme devant le péril, le général
Ghanzf avait surtout un mérite : il ne manquait pas de confiance,
il ne se laissait ni intimider ni déconcerter, et c'était assurément
une qualité précieuse pour un capitaine dans un pareil moment.
Entraîné dans la défaite commune après les derniers combats qu'il
avait soutenus lui-môme depuis quelques jours et après la chute
d'Orléans, il n'avait pu préserver entièrement ses troupes de la con-
tagion des paniques. Une de ses divisions, la dernière engagée, s'é-
tait précipitée en partie sur la route de Blois et ne s'était arrêtée
qu'à Mer, d'où le général Barry faisait savoir que « les hommes ne
pouvaient plus faire un pas en avant, » que c'était « une division à
recomposer. » Les troupes de la division Maurandy avaient égale-
ment souffert et avaient devancé le mouvement général de retraite
sur Beaugency. Quant aux autres forces du 16* et du 17* corps,
Chanzy les ramenait pas à pas, sans se décourager, et résolu à ne
céder qu'à la dernière extrémité les positions défensives où il ne
croyait point impossible de tenter encore la fortune des armes.
Quelles étaient ces positions? Le cabinet militaire de Tours s'est
figuré avoir été l'inspirateur du général Chanzy dans ces heures cri-
tiques. Le fait est que Chanzy ne puisait qu'en lui-môme ses inspi-
rations, et que dès l'après-midi du 5 décembre il avait écrit à
Tours : « Pour reconstituer les 16* et 17* corps, j'ai pris le parti
de venir occuper aujourd'hui une ligne s'étendant de Lorges à Beau-
gency... Je tiendrai sur cette ligne jusqu'à ordre contraire... » C'é-
tait là le plan de Chanzy, c'était le terrain désigné pour l'instant
comme la dernière limite du mouvement de retraite et comme le
théâtre d'une tentative nouvelle de résistance.
Le terrain était d'ailleurs bien choisi. Dans ces plaines de la
Beauce et du Blaisois qui s'étendent de la Loire au Loir, et qui of-
frent si peu de ressources défensives, la forôt de Maixhenoir est
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768 REVUE DES DEUX MONDES.
comme une barrière naturelle de plus de 20 kilomètres. Entre la
forêt et la Loire^ il y a un espace assez resserré de 11 kilomèties,
où le sol est un peu plus accidenté, où les fermes et les villages se
pressent. Cette trouée était en réalité la porte de la Touraine à gar-
der et à défendre. C'est là que le général Chanzy se proposait d'ar-
rôter l'ennemi, en appuyant la droite de son armée à la Loire piur
Beaugency et en couvrant sa gauche par la forêt de Harchenoir,
tandis qu'il s'établissait lui-même au centre des positions, à Joanes.
Il aurait eu besoin, il est vrai, de quelques jours pour reconstitua
ses forces, et il avait à peine quelques heures. Ce n'était pas en
quelques heures qu'il pouvait réparer tous les désordres, refaire ses
divisions appauvries par quatre journées de combat et par la démo-
ralisation de la défaite, ramener à lui ceux de ses soldats qui s'é-
taient dispersés en Sologne ou même vers Blois. On avait eu heu-
reusement l'idée d'envoyer en avant de Beaugency, sous les ordres
du général Camô, une division d'un lO"" corps en formation; d'un
autre côté, le 21" corps, conduit par le général Jaurès, arrivait à
point pour occuper les défilés de la forêt de Marchenoir, de sorte
que Chanzy pouvait disposer encore d'un certain ensemble de forces,
et, si le moral des troupes était affaibli, il comptait bien suppléer à
tout par sa propre énergie aussi bien que par la vigueur de ses lieu-
tenans, dont l'un, l'amiral Jauréguiberry, venait de prendre le com-
mandement du 16" corps.
Les Allemands, qu'on dit toujours si prévoyans, si pénétrans, ne
se rendaient pas compte des mouvemens de l'armée française, et
ce qui se passait du côté de Chanzy leur était encore plus inconnu
que le reste. Après avoir laissé un jour de repos à ses troupes,
le prince Frédéric-Charles, établi lui-même à Orléans, lançait le
ni"" corps prussien du côté de Gien et quelques forces en Sologne à
la poursuite de nos malheureux soldats en retraite; il chargeait en
même temps une division d'infanterie hessoise et une division de ca-
valerie de suivre la Loire par la rive gauche, tandis que sur la rive
droite le grand-duc de Mecklembourg, reprenant un comnumde-
ment indépendant, devait s'avancer vers Tours par Beaugency et
Blois, avec les Bavarois, avec ia l?"" et la 22* division d'infanterie et
deux divisions de cavalerie. Le grand-duc en réalité ne savait pas
ce qu'il avait devant lui; il croyait peut-être faire une promenade
militaire jusqu'à Tours, lorsque dès ses premiers pas, le 7 décembre
au matin, il rencontrait une résistance imprévue. C'était le commen-
cement de la lutte improvisée par Chanzy.
Ain^, après trois jours de trêve, les Allemands retrouvaient de-
vant eux une partie de cette armée, qu'ils croyaient avoir disper-
sée. Les forces du général Ghansy, distribuées entre la Loire et la
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Ih QWBMB a>S FB4JNCS. 7M
forêt de Marcbenoir, occupaient use gérie de positiims, M essas, e»
avant de Beaugency, BeaumoDt, Gravant, Poialy, Saiot-^Laurent-
des-Bois, aux deûlés de la forêt, vers la gaucbe. Lee Allemande de
leur côté ^'avançaient sur un front assez étendu entre Meung'^sar*-
Loire et Ouzouer-le-Marché. A vrai dire, la lutte avait recommeneé
la 6 décembre par quelques engagemens de peu d'importance, qvi
avaient eu lieu autour de Meung, Le 7, elle s'animait singulière^
ment; toute la journée, on se battait sur toute la ligne, à Saint'-Latt^
rent-des-Bois, où une attaque prussienne était vigoureusement re-
poussée, à Gravant, à Beaumont, à Messas. Sur quelques points, le
feu avait été des plus violens. En réalité, les Allemands n'avaient
pas gagné de terrain, Gbanzy restait sur ses positions, et le soir il
pouvait écrire à Tours avec une confiance virile : « Il se peut que
nous soyons attaqués demain; je compte que nous nous en tirerons
comme aujourd'bui. »
Ge qu'il y avait de plus clair, c'est que le grand-duc pouvût
mesurer désormais la résistance qu'il allait rencontrer à la viviH
cité des combats qu'il venait de soutenir dans la journée, et de
son cdté Gbanzy, sentant l'orage approcber, attendait de pied ferme
l'effort que l'ennemi ne pouvait manquer de renouveler contre l«t.
Le 8 en effet, la lutte devenait plus sérieuse; elle s'engageait dès
les premières heures du jour, moins vive peut-être sur notre
gauche, vers la fordt de Marcbenoir, plus opiniâtre et plus acbamée
sur notre aile droite, où les Allemands tendaient visiblement i
percer notre ligne, à séparer nos divisions de la Loire pour d4-
l)order l'armée française et s'ouvrir la route de Tours. Aiguillonné
par les difficultés mêmes qui suspendaient sa marche, le grand --âne
ne pouvait ni ne voulait s'arrêter, il se sentait piqué au jeu. Depuis
neuf heures du matin jusqu'au soir, l'action se concentrait autour
et en avant de Villorceau, dans ces positions de Gernay, de Gravant,
de Beaumont, que Français et Allemands se disputaient avec une
égale ténacité. L'amiral Jauréguiberry, chargé de toute la défense
de l'aile droite, tenait tête intrépidement à l'ennemi, si bien qu'à k
nuit tombante, au prix des plus sanglans efforts, on s'était main-
tenu, et cette fois encore le général Chanzy, sous la première inir-
pression du combat, pouvait écrire à Tours : «Attaqués de nouveau
sur tout notre front, nous avons tenu toute la journée. Tous les corps
ont été engagés depuis Saint-Laurent-^les-Bois jusqu'à Beaugency.
Nous couchons sur les positions de cette nuit... » Malheureusement
le commandant de la deuxième armée ne savait qu'une partie de
la vérité quand il écrivait ce bulletin, où respirait la confiance.
Tout aurait été pour le mieux effectivement dans cette journée
du 8 saoa un de ces eontre**temps qui déconcertœt toutes les prè-
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760 REVUE DES DEUX HONDES.
visions d'un chef militaire, et vieniient annuler d'un seul coup le
succès le plus vaillamment conquis. D'où venait ce contre-temps?
Il venait tout simplement de Tours, d'une de ces interventions ir-
réfléchies, décousues, irritantes, par lesquelles le gouvernement
exerçait sa trop féconde initiative. Le commandant en chef avait
donné l'ordre au général Gamô d'occuper fortement avec sa divi-
sion le ravin de Vemon, en avant de Beaugency, à l'extrême droite
de l'armée, et de s'y défendre à tout prix. Inquiet de ne recevoir
aucune nouvelle de ce côté, il avait expédié des officiers qui ne
rentraient qu'à onze heures du soir et qui lui apprenaient que non-
seulement le général Gamô n'était plus sur ses positions, mais qu'il
avait quitté Beaugency, que ce mouvement s'était accompli sur un
ordre direct du ministère de la guerre, confirmé par un officier du
génie envoyé tout exprès. Ni le commandant en chef ni l'amiral
Jauréguiberry n'en savaient rien. C'était bien la peine d'avoir en,
quelques jours auparavant, la bonne idée d'envoyer le général
Camô, — pour lui donner un tel ordre au moment du combat! Ce
contre-temps, qui découvrait la droite de l'armée, inspirait au gé-
néral Ghanzy une vive et amère surprise, qu'il ne cachait pas du
reste et qu'il laissait très si^samment percer en écrivant d'un ton
assez sec au ministre de la guerre, à onze heures et demie du soir :
«... Je viens seulement d'apprendre que le général Gamô, contr^-
rement aux ordres formels que je lui avais donnés, et prétendant
obéir à ceux que vous lui auriez adressés directement par un capi-
taine du génie envoyé de Tours, s'était retiré dans l'après-midi de
Beaugency, qui a été occupé à la nuit par une troupe mecUembonr-
geoise se glissant le long de la Loire. Je regrette vivement cet inci-
dent, qui a terni le succès de la journée. » Le résultat était en effet
tel que le disait le commandant en chef, l'ennemi s'était glissé à
Beaugency, qu'il occupait avec la 17* division d'infanterie, ^i .e-
ment le général Ghanzy se hâtait de prendre des mesures pour faire
enlever de nouveau la ville par l'amiral Jauréguiberry et par le gé-
néral Tripart, qui remplaçait le général Gamô, blessé d'une chute
de cheval : il n'était plus temps, le mal était fait; les avantages de
la journée du 8 se trouvaient ainsi compromis.
Beaugency une fois perdu, il ne restait plus qu'à se replier, à se
retrancher dans des positions nouvelles, si l'on voulait continuer
cette lutte pleine d'émouvantes et obscures péripéties. Malgré tout,
le général Ghanzy ne se décourageait pas. Il se disait que la téna-
cité k la guerre est souvent le meilleur moyen de lasser la mauvaise
fortune, il s'eiTorçait de relever le moral de ses soldats en leor
montrant, par ce qu'ils venaient de faire, qu'ils pouvaient résistera
l'ennemi; il suppléait à tout, réduit un instant à faire commander
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LA 6UERHE DE FRANGE* 761
une division par un simple colonel faute de généraux. Gbanzy en
un mot était résolu à ne céder le terrain qu'à la dernière extrémité.
Même après la perte de Beaugency, il ne reculait qu'à une courte
distance, établissant l'aile droite de son armée au vallon de Tavers,
le long de la Loire, rectifiant la disposition de ses troupes sur le
reste de la ligne, et se tenant prêt à repousser toute attaque. Le
9 décembre, on se battait de nouveau; le 10, on se battait encore.
Du matin au soir, on était aux prises sans qu'il y eût un désavan-
tage sensible pour les Français. L'aile droite de notre armée se
maintenait à Tavers malgré le plus violent assaut, et au centre ou
sur la gauche les divisions du 17* et du 21* corps trouvaient encore
le moyen de tenter des retours offensifs sur le village d'Origny,
qu'on reprenait, ou à travers les débouchés de la forêt de Marche-
noir. On était au quatrième jour de cette lutte nouvelle, — sans parler
des combats d'Orléans, — et l'ennemi pendant ces quatre jours avait
perdu plus de ik,000 hommes. Les Allemands commençaient à être
stupéfaits de cette résistance, qu'ils avaient si peu prévue. Un cor-
respondant anglais, qui était dans leur camp, reproduisait assez
naïvement cette impression en prétendant que c'était fort singu-
lier, que les Français reparaissaient toujours plus nombreux, qu'ils
s'entendaient à choisir leurs positions et qu'ils avaient un général
qui savait les défendre. « Ils ont maintenant combattu pendant
huit jours sur dix, ajoutait*il, et des troupes de nouvelle formation
qui peuvent accomplir cela contre des vétérans sans être défaites
le dixième jour ont tout droit d'espérer que la chance tourne en
leur faveur. »
Le général Ghanzy, malgré tous les contre-temps^ avait accompli
ce tour de force d'arrêter brusquement une armée victorieuse, de
se hérisser de feux et de baïonnettes dans un mouvement qui était
après tout une retraite. H. de Freycinet ne manque pas d'opposer
Gbanzy à d'Âurelle, en essayant de montrer, par la résistance de la
deuxième armée de la Loire, ce qu'aurait pu faire la première ar-
mée réunie aux derniers jours de novembre autour d'Orléans. D'a-
bord le général Ghanzy agissait beaucoup de lui-môme, sans at-
tendre les inspirations de Tours; le gouvernement n'avait pas eu le
temps de lui tracer des plans d'opérations, et c'était fort heureux,
puisque la seule fois où le cabinet militaire de Tours se mêlait des
affaires de l'armée, c'était pour les compromettre, comme à Beau-
gency. En outre le commandant de la deuxième armée, habile à
choisir ses positions, se bornait à se défendre, et se défendait avec
une surprenante vigueur. Cette courte campagne sur la ligne de la
Loire à Marchenoir montre effectivement d'une certaine manière ce
qui aurait pu être fait à Orléans, si, au lieu de jeter les généraux
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792 R£TUS ras DEUX MONDES.
dans les aventures d'une périlleuse offensive, on les eût laiaafe
libres de n'écouter que leur propre inspiration, d' attendre rennemi
dans les positions qu'ils avaient préparées, où ils s'étaient fortifiés.
Le général Cbanzy se soutenait depuis quatre jours, dans des coa*
ditions bien moins favorables, précisément par la tactique qui au-
rait pu être suivie avec succès à Orléans, et apposait une redoutable
et meurtrière défensive qui dans d'autres circonstances, s'il eût été
secondé, aurait pu finir par un vigoureux et victorieux retour offea*
sif. Malheureusement ce qui eût été possible à Orléans, quoique
toujours dif&cile, devenait impossible huit jours après à Josnesouà
Marcbenoir. Le général Cbnxnj était à bout de ressources; en arrê-
tant et en épuisant l'ennemi, il s'épuisait lui-même, et d'heure m
heure il voyait sa situation s'aggraver, l'orage grossir devant loi et
autour de lui.
Le danger était sérieux en effet. Au premi^ moment, Cfaaoïy,
comme beaucoup de chefs militaires toujours portés à s'exagérar
les forces qu'ils ont devant eux, croyait avoir sur les bras l'amiée
entière du prince Frédéric-Charles. C'était une erreur encore le 7 et
le 8. Ce n'est qu'en apprenant ces deux journées de combats qoe
le quartier-général de Versailles commençait à s'inquiéter de voir
le grand-duc de Mecklembourg ainsi arrêté dans sa marche, et don-
nait immédiatement au prince Frédéric-Charles l'ordre de reprendre
la direction supérieure des opérations sur la Loire, qui lui avait été
un instant retirée. Alors seulement le prince Frédéric-Charles rap-
pelait à lyi le iii' corps prussien qu'il avait expédié vers Gien et
Briare; il jetait sur la rive gauche de la Loire le ix* corps, qui, avec
la division hessoise et la cavalerie, devait pousser ju«qu'en face de
Blois, au-delà s'il le fallait, et lui-même, prenant le x* corps, qu'il
avait gardé à Orléans, il se portait sur Beaugency & l'appui dn
grand-duc. Les premiers détachemens de l'artillerie da x* corps
arrivaient juste pour se mêler à l'action de l'après-midi du 0, et le
lendemain le corps tout entier commençait à entrer en ligne. A par-
tir de ce moment, les divisions de Mecklembourg, si vigoureuse^
ment tenues en échec jusque-là, n'étaient plus seules, l'armée alle-
mande se trouvait augmentée, fortifiée de troupes aguerries et
reposées. L'arrivée sur le terrain du prince Frédéric-Charles, à
laquelle l'intrépide commandant de U deuxième armée avait cm
trop tôt, et qu'il avait du reste provoquée par son indomptable ré-
sistance, cette arrivée changeait étrangement les conditions de la
lutte. Une autre circonstance toute fc»tuite, dont le général Cbamy
ne se doutait pas, servait avec un malheureux à-propos les cbe&
prussiens, ne fut-ce qu'en leur révélant ce qui restait toujours obs-
cur pour eux. Dans la nuit du 9 au iO» les Allemands intero^taieai
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lA GUERBB DE FRANGE. 76S
un ordre de mouvement parti de l'état-major français. Ils étaient
dès lors fixés sur les forces de Ghanzy, sur la disposition de ses
troupes, sur ses desseins. Rien ne pouvait être plus précieux pour
l'ennemi et plus dangereux pour nous.
Ce n'est pas tout. Chanzy, en tenant tète sans pâlir aux différens
corps qu'il avait devant lui , ne cessait de tourner ses regards vers
la rive gauche de la Loire, par où l'ennemi pouvait s'avancer, dé*
border son aile droite et menacer même sa retraite , s'il arrivait à
forcer le passage du fleuve. Le commandant de l'armée française
ne négligeait rien pour conjurer ce péril; il suivait la marche des
Prussiens avec la vigilance la plus active, et il multipliait les or-
dres les plus énergiques pour la défense de la Loire, afin qu'on re*
poussât à outrance toute tentative de l'ennemi, sans trop se hâter
cependant de couper des ponts qui pouvaient être utiles aux mou-
vemens de l'armée française elle-même. Il avait laissé à Blois le
général Barry, qui n'avait plus que des débris de sa division, et il
avait envoyé le général Maurandy au-delà deia Loire pour occuper
le parc de Chambord avec des francs-tireurs. Par malheur, tout ce
qui se passait hors de la vue du commandant en chef allait un peu
à l'aventure, et le général Ghanzy ne savait même pas toujours si
ses ordres étaient exécutés. A dire vrai, la contradiction, l'effare-
ment et le décousu régnaient partout, et naturellement le désordre
conduisait à l'impuissance. Dès le 9, lorsque Ghanzy maintenait
encore si vaillamment sa ligne de bat^ûlle sur la rive droite, les
Allemands, qui ne cessaient de s'avancer par la rive gauche, arri-
vaient à Chambord, enlevaient le parc et le château presque par
surprise, et les forces françaises se rejetaient vers Ambolse, tandis
que l'ennemi paraissait aussitôt devant Blois.
Ici c'était une autre affaire: Il y avait un comité de défense avec
lequel les généraux avaient à s'entendre. Pour le premier moment,
on s'était mis à l'abri en coupant le pont, et, cela fait, on se débat-
tait dans une confusion stérile et agitée. Il y avait à concilier les
intérêts d'une grande ville menacée d'un bombardement et le salut
de l'armée; il y avait à organiser une résistaoce avec des soldats
qui n'étaient plus des soldats, qui n'étaient que des débandés et
des fuyards ramassés sur toutes les routes. D*un bord à l'autre du
fleuve, on se défiait et on parlementait tour à tour avec l'ennemi.
La chute de Blois n'était plus évidemment qu'une question d'heures,
de sorte que, dès le 10 décembre, le général Ghanzy, avec ses
troupes exténuées de fatigue et de misère, se trouvait avoir à sou-
tenir devant lui le choc d'une armée renforcée, et d'un autre côté il
était menacé par Blois. Vainement il s'efforçait de communiquer
Ma feu et son énergie, demandant à tous la fermeté et le sang-
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76i REVUE DES DEUX MONDES.
froid, rudoyant quelquefois les propagateurs de paniques, îl ne
sentait pas moins le danger croissant de la situation.
Dans cette extrémité, il y avait, il est vrai, un moyen qui aurait
pu tout sauver, et ce moyen, le commandant en chef de la deuxième
armée de la Loire le connaissait bien : c'eût été une diversion ten-
tée sur la rive gauche ou sur un point quelconque de la ligne de la
Loire par Tarmée du général Bourbaki. Assurément, si le 18* et le
20* corps avaient pu se porter de nouveau sur Gien, ils auraient re-
tenu le III* corps prussien, que le prince Frédéric-Charles rappelait
à Orléans, et le prince lui-môme eût hésité peut-être à s'engager
contre Chanzy. Si, à défaut de ce mouvement, le général Bourbaki
avait pu se jeter avec quelques divisions dans la direction de Blois
par Romorantin, il eût arrêté les Allemands et dégagé la deuxième
armée. Si tout cela eût été possible, bien des malheurs auraient été
épargnés, c'est évident; mais c'était impossible dans l'état de dé-
composition et de démoralisation des corps de Bourbaki ramraés à
Bourges. On avait de la peine à rattraper ces malheureuses troupes,
qui s'enfuyaient sur tous les chemins jusqu'à Limoges. La déban-
dade était complète pendant que le gouvernement annonçait gra-
vement au pays dans ses dépèches que « la retraite s'effectuait en
bon ordre, )> que l'armée avait repris « d'excellentes positions. » As-
sailli, menacé de toutes parts, et d'ailleurs peu au courant de l'état
moral des corps qui en ce moment atteignaient à peine Bourges,
Chanzy s'adressait au gouvernement comme au général Bourbaki,
dépeignant en traits saisissans l'extrémité où il se trouvait, précisant
ce qu'il y avait à faire. Le 10 au soir, il disait : « Le mouvement
qu'il est possible et indispensable de faire pour rétablir, coûte que
coûte, notre situation est le suivant : marcher de Bourges sur Yier-
zon, pousser le gros de la première armée par Romorantin sur
Bloîs, prendre position entre la Loire et le Cher pour intercepter
les communications de l'ennemi entre Orléans et son armée, enga-
gée sur Tours, de façon à couper cette dernière de sa base d'opé-
ration. Si ce mouvement se fait, je me charge de tenir sur la rive
droite de la Loire... » Au général Bourbaki lui-même, il écrivait
quelques heures après : « Etabli entre la forêt de Marchenoir et la
Loire, je lutte depuis cinq jours du matin au soir avec le gros des
forces du prince Charles. L'ennemi n'a que peu de monde à Orléans,
un corps qui ne dépasse pas bien certainenient 20,000 honomes du
côté de Yierzon, et un autre de 12,000 à 15,000 qui menace Biens,
Tours... Marchez donc carrément et sans perdre une minute; ma
position est des plus critiques, et vous pouvez me sauver. »
On ne répondait pas à cet ardent appel. H. Gambetta avait beau
se démener, aller de Josnes à Bourges, du camp de Chanzy au camp
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LA GDEBBE DE FRANGE. 765
de Bourbaki, il se donnait à pea de frais des airs de factotum de la
guerre, il s'agitait pour s*agiter. Le général Bourbaki craignait de
prêter le flanc à Tennemi dans la marche qu'on lui demandait, de se
laisser aller à une fausse manœuvre, que le prince Frédéric-Charles^
lui ferait expier, et en cela, lui aussi, il se faisait peut-être illusion
sur l'ubiquité des Allemands et sur l'immensité de leurs moyens
militaires, car enfin le prince Frédéric-Charles ne pouvait pas être
partout. S'il se portait en force sur Bourbaki, c'est qu'il aurait lâ-
ché prise du côté de Chanzy, qui à son tour pouvait lui faire expier
la dispersion de ses troupes; s'il restait attaché à la poursuite de
Chanzy, il ne pouvait pas être en mesure d'accabler Bourbaki. Ce
n'était là d'ailleurs qu'une considération presque spéculative. La vraie
raison était l'impossibilité de reprendre la campagne avec des corps
en dissolution qu'on ne pourrait pas même peut-être maintenir au
feu, et, dans les momens où on le pressait trop, le général Bourbaki
avait la loyauté de répondre au gouvernement : « Si vous voulez
sauver l'armée, il faut la mettre en retraite. Si vous lui imposez
une offensive qu'elle est incapable de soutenir dans les conditions
actuelles, vous vous exposez à la perdre. Dans le cas où votre in-
tention serait de prendre ce dernier parti, je suis si profondément
convaincu des conséquences pouvant en résulter que je vous prierais
de confier cette tftche à un autre. » On en était là.
IL
Resté seul au combat, sans ressources, sans espoir de secours,
au milieu d'un réseau de forces ennemies qui se tendait de plus
en plus autour de lui, le général Chanzy n'avait plus qu'un parti
à prendre, subir la nécessité, se retirer de ce terrain qu'il dispu-
tait depuis cinq jours, et il pouvait d'autant moins hésiter qu'il
n'avait plus même ce dernier prétexte d'avoir à couvrir Tours, que
le gouvernement venait de quitter pour se réfugier à Bordeaux.
Cette retraite, le commandant de la deuxième armée l'avait prévue,
il s'y tenait prêt; mais il ne voulait la commencer qu'après avoir
tout épuisé, et il n'entendait pas l'exécuter en vaincu fugitif. 11
voulait se replier en homme résolu à se faire respecter et qui va
chercher des positions nouvelles. Il avait choisi comme point de re-
traite la ligne du Loir et Vendôme, avec la pensée, s'il y était con-
traint, d'aller s'appuyer à la Sarthe et au Mans. Le 11 au matin
commençait ce mouvement qui devait s'accomplir en pivotant sur
la gauche de l'armée placée à Marchenoir. Ce n'était pas la moins
dilBcile de ces opérations qui se poursuivaient depuis quelques
jours, puisque l'armée, quit&nt définitivement la Loire, dont elle
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766 RBTUK DES DEUX MONDES*
se couvrait jusque-là, exposée désormais à être tournée, était lé-
duite à se retirer à travers des plaines où elle ne pouvait pas mtae
dissimuler sa marche, où elle n'allait plus trouver jusqu'au Loir
une seule position défensive.
Ghanzy avait tout à la fois à tromper par son attitude et par ses
démonstrations l'adversaire qu'il avait devant lui , à se tenir en
garde du côté de la Loire, qu'il abandonnait, et à se prémunir
contre un mouvement de l'ennemi, qui, en dépassant par le nord
la forêt de Harchenoir, pouvait aller le devancer sur la route d'Or-
léans au Mans. Il fallait autant de dextérité que d'énergie poor se
tirer d'affaire. Heureusement, selon l'aveu du major Blume, les Alle-
mands en avaient assez, eux aussi, après ces dix journées, durant
lesquelles a ils avaient lutté sans relâche, combattant depuis le point
du jour jusqu'au coucher du soleil et passant les nuits aux avant-
postes, presque toujours à portée de fusil de l'ennemi. » Ils étaient
fatigués, ils cherchaient un moment dB repos, et Ghanxy avait si
habilement pris ses dispositions qu'il se dérobait devant eux; un
instant, au camp prussien on ne savait pas ce qu'il était devemt
Trois jours après, il était sur le Loir, ayant eu à faire les marches
les plus pénibles de la campagne, par un temps affreux, sous des
pluies torrentielles, à travers des chemins où hommes et dienox
avaient de la peine & se tenir debout. Ce n'est que dans la nuit du
11 au 12 que les Allemands apprenaient avec quelque précision le
mouvement de Ghanzy, et alors ils se mettaient à sa poursuite. Le
grand-duc de Mecklembourg était chargé de gagner, par le nord de
la forêt de Harchenoir, Morée et Fréteval, dans cette partie supé-
rieure du Loir, tandis que le prince Frédéric-Charles, appelant le
m' corps prussien, qui venait d'arriver à Orléans, ralliant le a* et
le X' corps, se portait lui-même directement sur YendAme.
Le choix de Vendôme et de la ligne du Loir s'expliquait tout
naturellement de la part du général Ghanzy. C'était une retraite
sans aucun doute, mais c'était une retraite qui gardait le caractère
d'une opération de guerre calculée avec autant d'habilelé que de
prévoyance. Par là le commandant de la deuxième armée menaçait
les Allemands, s'ils se laissaient aller à s'enfoncer trop avant vers le
sud, il restait à portée de Paris, prêt à saisir l'occasion, s'il y avût
quelque effort prochain à renouveler, — et à la dernière extrémité il
avait sa retraite ouverte vers le Mans. Certes, même à cette heure
où il n'était plus déjà sur la Loire, il eût été bien servi encore par
cette diversion qu'il demandait sur la rive gauche, et il ne se bornait
pas à insister sur la nécessité d'une diversion, il se plaignait qu'on
perdît la tête à Tours, qu'on se hâtât de tout déménager, lorsqu'il
était de la dernière importance que les services militaires, le cbe-
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£A GtERRB DB FRANCE. 767
miiTde fer, le télégraphe restassent organisés; « je ne m'explique
pas la panique de Tours, » écrivait-il. M. Gambetta croyait avoir
tout dit en rejetant sur les chefs militaires qu'il avait frappés la
faute de la désorganisation des corps de Bourbaki, et en flattant
Ghanzy, en lui écrivant : « Tous avez fait des prodiges depuis quinze
jours pour vous suffire à vous-même; continuez à tenir en échec
des forces bien supérieures. » Le général Ghanzy devait trouver
assez prétentieusement futiles et fort peu décisives ces banales flat-
teries terminées par un si étrange encouragement à la persévé-
rance. Il n'avait pas besoin qu'on lui dtt de tenir, il n'était pas
homme à se payer de mots. Pourrait-il tenir? C'était là la question.
Il ne demandait pas mieux, il espérait encore pouvoir disputer le
terrain, et il prenait ses dispositions en conséquence.
Sans doute la ligne du Loir, vallée étroite et bordée de mame-
lons assez élevés, offrait de précieux moyens de défense. Sans doute
aussi Vendôme était un point important à garder, puisque c'était
en quelque sorte un nœud de communications, de routes allant
d'Angers à Chàteaudun, de Blois au Mans par Saint-Calais, de Tours
à Chartres par Château-Renault, Gloyes et Bonneval, sans parler
du chemin de fer qui relie Tours à Paris par Chàteaudun et Dour-
dan. Le général Chanzy le savait bien lorsqu'il avait pris cette di-
rection. Cependant, si Vendôme était un point stratégique utile à
conserver, c'était aussi une position difficile à défendre contre une
attaque venant de Blois, parce que la ville, placée en partie sur la
rive gauche du Loir, est dominée par des hauteurs que l'artillerie
ne peut protéger efficacement des hauteurs opposées de la rive
droite. Si on porte la défense sur le plateau même de la rive gauche,
alors on est exposé, en cas *de retraite, à se replier par des rampes
dangereuses, à travers les rues étroites de la ville, en ayant à passer
les ponts jetés sur les deux bras de la rivière. D'un autre côté, le
général Chanzy ne pouvait se méprendre sur l'état moral des
troupes auxquelles il avait à demander un nouvel effort. La retraite
qu'il venait de faire s'était accomplie aussi bien que posmbie, c'est-
à-dire sans désastre, dans les conditions les plus difficiles, les plus
cruelles; mais enfin cette malheureuse armée, aux prises avec l'en-
nemi depuis le !•' décembre, éprouvée par le feu, par les fadgnes,
par les privations, par les marches les plus pénibles, cette armée
restait profondément atteinte; elle était à cette heure de détente
dangereuse qui suit les efforts violons. Les traînards, encombrant
les chemins ou dispersés dans les fermes isolées, se laissaient
prendre sans résistance pour ne pas continuer la campagne, et ils
allaient ainsi grossir ces listes de prisonniers dont les Allemands se
faisaient des trophées. Nombre de soldats et môme d'officiers ne
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763 HEYUE DES DEUX MONDES.
ralliaient pas leurs corps. Il y en avait qui rentraient tout ample-
ment dans leurs foyers. L'ordre se relâchait partout. Ghanzy voyait
le mal, et il ne négligeait rien pour le guérir ou pour en arrêter les
progrès. Tantôt il employait la sévérité, tantôt il s'étudiait à rele-
ver ses soldats par un ordre du jour qui étadt à la fois un stimulant
viril et un avertissement. « Ce que vous venez de faire, leur disait-il,
malgré des privations forcées, des faUgues incessantes, le froid, la
neige, la boue de vos bivouacs, vous le continuerez, puisqu'il s'agit
de sauver la France, de venger notre pays envahi par des hordes
de dévastateurs. Pour nos nouveaux efforts, il faut l'ordre, l'obéis-
sance, la discipline; mon devoir est de l'exiger de tous, je n*y fail-
lirai pas... »
Malgré tout ce qu'il y avait de critique dans une situation où,
pour se mesurer avec des difficultés croissantes, on n'avait plus que
des forces diminuées et singulièrement ébranlées, le général Ghanzy
ne se décidait pas moins à essayer de résister sur cette ligne nou-
velle qu'il venait à peine d'atteindre. Dès son arrivée à Vendôme,
il plaçait ses troupes de façon à garder dans tous les cas sa retraite
assurée par le Perche, en se préparant à recevoir l'attaque qui pou-
vait venir par la route de Bloîs. Le 21* corps restait sur la rive
droite du Loir, au-dessus de Vendôme, allant de Busloup à Saint-
Bilaire par Fréteval, qui était à la gauche de l'armée le point es-
sentiel à défendre contre le grand-duc de Mecklembourg. Les meil-
leures troupes du lô"" et du l?"" corps, appuyées par de la cavalerie,
étaient sur le plateau de la rive gauche, en avant de Vendôme, sur-
veillant la route de Blois, occupant la bonne position de Bel-Essort
et gardant les approches du village de Sainte-Anne. Enfin le géné-
ral Barry, qui avait quitté Blois le 12 avec tout ce qu'il avait pu
réunir, était arrivé à Saint-Âmand sur le chemin de fer de Tours à
Vendôme. Le général Barry ne savait trop où il en était ni ce qu'il
devait faire; il ne pouvait représenter avec ses bat^llons incobérens
qu'une aile droite bien faible pour l'armée, et il craignait d'être
tourné lui-même par les Prussiens, qu'on disait déjà maîtres de la
ligne ferrée à Château-Renault, au-dessous de Saint-Amand. L'en-
nemi, sans être aussi rapproché et aussi entreprenant que le crai-
gnait le général Barry, n'était cependant pas bien loin. La grande
préoccupation des Allemands était d'en finir avec cette résbtance
de Chanzy, qu'on retrouvait toujours, et en réalité le quartier-gé-
néral de Versailles ne laissait pas de s'inquiéter de l'ensemble de
cette situation. Il s'en inquiétait si bien que d'un côté il envoyait
de nouvelles troupes à Orléans pour permettre au prince Frédéric-
Charles de marcher avec toutes ses forces sur Vendôme, et que d'un
autre côté il détachait de l'armée d'investissement de Paris une di-
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LA GUERRE DE FRANGE. 769
vision de cavalerie avec quelques bataillons de landwehr pour les
porter vers l'ouest, dans la direction du Mans, de sorte que Chanzy
allait se trouver plus que jamais menacé. Le 14 et le 15 décembre,
la lutte s'engageait de nouveau sur les bords du Loir. C'était la ba-
taille de Vendôme, qu'on avait à livrer avant d'avoir pu même re-
constituer à demi l'armée.
C'était à la vérité moins une bataille rangée qu'une tentative de
défense désespérée, une série d'engagemens sur cette ligne du Loir,
— à Fréteval, où les troupes du grand-duc se heurtaient contre le
21" corps français, — en avant de Vendôme, où les divisions du
16* et du 17« corps recevaient le choc des premières colonnes du
prince Frédéric-Charles. Un instant, dans l'après-midi du 15, la
mêlée devenait sérieuse, et après tout cette malheureuse armée, qui
était toujours au feu, avait assez énergiquement résisté pour ne pas
s'avouer vaincue, pour pouvoir passer la nuit sur le plateau qu'elle
occupait depuis la veille. Elle avait en définitive repoussé l'attaque
allemande. On avait cependant perdu la meilleure position, celle
de Bel-Essort, la défense de Vendôme devenait par le fait aussi pé-
rilleuse que difficile, et le général Chanzy se trouvait dans la situa-
tion la plus grave, la plus délicate.
Que pouvait-il, que devait-il faire? Attendrait-il un second com-
bat pour le lendemain? 11 sentait que son armée succombait à la
lassitude, que, si l'ennemi recommençait la lutte avec des forces
nouvelles, il n'aurait à lui opposer que des bataillons épuisés. Sur
ce point, il ne pouvait nourrir la moindre illusion, il le voyait, et ses
chefs de corps les plus énergiques lui avouaient avec tristesse qu'il
n'y avait plus à compter sur une résistance sérieuse de leurs sol-
dats. Tout ce qui était possible, il l'avait fait; il s'était maintenu le
soir sur ses positions, peut-être un peu pour ne pas pardtre céder
un terrain qu'on n'avait pas pu lui enlever, surtout aussi parce qu'il
craignait qu'une retraite pendant la nuit ne devint un désastre, une
vraie débandade, et cette nuit même ne faisait qu'ajouter aux souf-
frances de ses troupes, obligées de camper dans la boue et la neige,
au milieu de l'humidité et du froid, sans pouvoir allumer un feu de
bivouac. Aller au-delà était impossible, il fallait prendre un parti,
le temps pressait. Chanzy se décidait à repasser le Loir, et la re-
traite commençait avant le jour. Tout était d'ailleurs assez bien
combiné pour que les premiers mouvemens, protégés par un brouil-
lard du matin, pussent être dérobés à l'ennemi. Successivement les
corps se repliaient, s'écoulaient à travers la ville et passaient la
rivière. Quand les Allemands s'aperçurent de cette sorte d'évasion
vers neuf heures du matin, l'armée française était en sûreté, les
ponts venaient de sauter. Il restait une dernière inquiétude : il s'a-
lûMi CL — 1873. 49
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770 REYUF DES DEUX MORDES.
gissait de sanrer par le chemin de fer de Tours le matériel et les
approvisionnemens de toute sorte accumulés à Yendôme. Un conm
considérable avait été formé; pourrait-il échapper à rennemi? Il
put partir, lui aussi, entratné par deux puissantes locomotives souf*
flant à toute vapeur, et il disparut à Thorizon, se dérobant aux re-
gards qui le suivaient avec anxiété I
Ainsi on quittait Vendôme et cette ligne du Loir, où Ton avant à
peine fait une halte de deux jours; on s'en allait vers Le Mans par
toutes les routes du Perche, le 21* corps se dirigeant par Droaé,
Yibraye, vers la vallée de UHuisne, qui aboutit à la Sartbe, le
16* et le 17* corps s'acheminant par Mémoire, par Saint- Calais,
le général Barry suivant autant qu'il le pouvait le mouvement à
l'aile droite. Cette région accidentée et tou&ue du Perche où Vob
s'engageait, et qui eût été dans d'autres circonstances si favord»ie
à une défense énergique, i une guerre de partisans, ne facilitait
pas pour le moment la retraite déjà un peu troublée d'une aotnée
régulière. Elle offrait sans doute l'avantage lîe gêner l'enneni, s^il
était tenté de nous poursuivre; elle avait aussi l'inconvénient de
rendre la nmrche de nos soldats plus lente, plus pénible, plus eau**
fuse, et, par une fatalité de plus, les autorités départementales^
sans consulter même les chefs militaires, avaient fait couper les che-
mins un peu partout sous prétexte d'arrêter Tinvasion. En réalité,
c^étaient nos propres corps qui étaient les premiers à souffrir de ces
destructions prématurées et imprévoyantes. Le matériel, l'artiUerie,
se perdaient dans les fondrières boueuses, et on avait la plus fraude
peine à les en retirer. Une des divisions du 21* corps, celle du gé^
néral Goujard, passait toute une nuit, une nuit glacée et obseore,
à se débattre avec ces difficultés; elle ne pouvait arriver à Droaé
qu'au matin, après douze heures de marche, et le résultat de œMe
perte de temps était que cette division, au moment où elle allait se
remettre en ronte après avoir pris un peu de repos, se trouvait
tout à coup assaillie par l'ennemi, qui se jetait à l'improviste sur le
village. Il fallut toute la vigueur du général Goujard lui-même pour
ramener au feu ses soldats prêts à se débander, pour repouiraer lea
assaillans et sauver peut-être Faile gauche d'un désastre. Le
17* corps, de son côté, avait, lui aussi, à soutenir un combat d*ar—
rière-garde sur la route de Saint-Calaâs, à Épuisay. Sauf ces enga—
gemens, les Allemands semblaient mettre peu d'ardeur dkm la
poursuite. Soit fatigue, soh parti-pris de ne point al!^ au-deTà
d*une certaine limite, ils ne troublaient pas sérieusement la marche
fle nos troupes; mais ce qui rendait surtout la retraite difficile et
périlleuse, c'était la démoralisation croissante de l'armée dès qu'a»
s'était engagé dans tous ces fourrés du Perche, sur toutes ces roatea
qui conduisaient au Mans.
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ÏA GOEBM . Dfi. WtJmCXié . 771
Ce ffm le général Ghmxf wBXi pvévu, ce qu'il a¥ait. voola pfi^
iFenir, arrivait fxefuffi» ausûlâu Cette, araiée, ^U. veille encore
tenek aeeez fermenie&t au feu, coadûtapai de& dbefs énergiquesi
a'abandoBBait pour ainsi dire eUdf»mè(ine dans sa retraite. La confii-
gwatioQ. du terrain favorisait la dispersioii et le désordre.. Le noa
seul du Mans exer^t une sorta de faaeinatioa sur ces malheureux
aoUats». qui presque sans souliers, les pieds endoloris par la. neige
et par la fatigue, retrouvaient, des forces^se jetaient dans tous, les
ebemins détournés et doublaient les étapes pour arriver plus vite.
Le Hana^ selon le mot du général Ghansx lui-mémev était pour eu
k. repos, le bien-^tre, tout au moins, un. répit, de quelques jpura
Des régimens presque entiers sa laisiaient entraîner sans regarder
toriëre eux, sans s'inquiéter de ce que devenait le reste de l'ar*
Biée. Les hommes se déchargeaient de leurs armes et les jetaient
pèleHDèle dans les voitures des convois, il y avait jusqu'à des offi?-
ciars qui abandonnaient leurs troupes, sans autorisation. Ce n'était
pa&sans doute l'histoire de toute l'armée; il y avait cependant assee
de débwdés et de fuyards pour que des régimens de gendarmerie,
mvoyés sur tous les chemins, ne pussent arrêter ce torrœt désorr
dMiné qui s'en, allait vers Le Maîis« Ces quatre joura de retraite
étaient assurément laplus cruelle épreuve au lendemain d'uue série
de combats qui n'avaient pas été sans gloire* Pendant quatre jours,
le général Chanxy s'efforçait de disputer ses divisions à lapanique^
de lutter contre la. désorgamsation qu'il avait, sous les yeux. Ce
n'esl.que le 20 décembre que l'armée arrivait enfin sur la Sarthe,
échappant à la tyrannie de sa propre démoralisation au moins au-
tant qp'à la poursuite de l'ennemi.
Quant aux Allemands en effet, ils s'étaient arrêtés après les pre*
miàres démonstrations; ils avaient grand besoin eux-mêmes de re-
prendre haleine, de reconstituer leurs forces,, de coordonner leur
situation avant de s'engager plus profondément dans Touest,. et. par
la fait il y avait entre les deux armées une sorte de trêve de quel-
ques jouis, durant laquelle oa allait de part et d'autre se préparer
à dea luttes nouvelles.
IIL
On était au 20 décembre. Au moment où les soldats de la Loire et
de Vendôme arrivaient ainsi aa Mans,, les uns encore en bon ordre
et. allant prendre leurs positions, les autres formant une masse, iur
cohérente répandue dans la ville« il n'y avait point certes à s'y;
m^rendre,. c'était une armée à reconstituer entièrement, et le gé-
sAral Gbansy était, le premier à. savoir ce ^'il avait àiaire. Dès SOA
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772 HETCE DES DEUX MONDES»
arrivée, sans perdre une heure, il écrivait au gouvernement : « le
trouve ici un encombrement de corps de toute sorte, sans direc-
tion aucune. Il me faut quelques jours pour remédier à cette situa-
tion. Je prépare un projet de réorganisation de l'armée, je voos
demande instamment d'attendre que je vous soumette ce projet
avant de prendre des dispositions qui pourraient augmenter les
difficultés au milieu desquelles je me trouve. J'ai tout intérêt i
avoir au plus vite une bonne et belle armée. Autorisez-moi à agir
pour arriver à ce résultat... » En se repliant vers l'ouest, Chaniy
n'entendait nullement en effet aller s'immobiliser autour du llans.
Refoulé sans avoir été rompu dans sa ligne de retraite, ramené un
peu en désordre, mais sans avoir cessé de combattre, vers des po-
rtions qu'il avait après tout choisies d'avance, il ne songeadt qa'à
prendre quelques jours pour remettre son armée sur pied, pour se
retrouver en mesure de faire face aux événemens. On n'en doutait
pas au camp ennemi; un correspondant anglais qui suivait les Al-
lemands écrivait qu'on s'attendait à voir les Français abandonner
leurs positions du Loir pour se reporter à une ou deux journées de
marche dans une situation aussi forte. Par le fait. Le Mans devenait
pour la deuxième armée de la Loire une nouvelle base d'opération
sur laquelle le commandant en chef comptait s'appuyer, avec la
pensée de se défendre ou d'attaquer lui-même selon les circon-
stances. Au point où en était la France, il sentait le prix du temps,
et, s'il réclamait une complète liberté d'action, c'est parce qu'il
comprenait bien que de Bordeaux, puisque le gouvernement était à
Bordeaux, on ne pouvait qu'ajouter à ses embarras, — parce qu'il
connaissait mieux que personne les difficultés de l'œuvre militaire
qu'il avait à poursuivre.
La première de toutes les difficultés était dans la nature même
de ces forces que Ghanzy tenait sous sa main et qu'il avait hâte de
réorganiser. Ces armées de province, elles faisaient sans doute de
leur mieux, et on pouvait s'en servir utilement, mais à la condition
de ne pas se faire illusion et de les prendre telles qu'elles étaient.
¥n des historiens de la guerre, le colonel Riistow, résume le carac-
tère de cette campagne et de ces combats en disant que « les lé-
gions françaises improvisées allaient bravement au feu, » — que les
Allemands l'emportaient toujours cependant par leur solide consti-
tution, par leur puissante cohésion, et que, lorsque les commandans
français, malgré toute leur activité, voyaient leurs bataillons se
briser contre cette force, ils n'avaient plus qu'à ordonner la re-
traite. Oui, et la retraite commencée en bon ordre s'achevait quel-
quefois en désordre. Ce n'était pas le courage qui manquait à ces
hommes, c'était l'organisation qui était insuffisante pour en iiaire
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LA GUERRE DE FRANGE. 778
des soldats. Hs n'avaient ni Tesprit militaire, ni ce sentiment de so-
lidarité qui fait une armée, ni l'habitude de l'obéissance et de la
discipline, ni la plus simple idée des nécessités de la guerre. Il
faut lire le navrant récit que fait le général Goujard d'une de ses
premières étapes lorsqu'il allait rejoindre le 21" corps avec ce qu'on
nommait la division de Bretagne. II était arrivé à Saint-Galais et
avait pris position sur les hauteurs, à l'ouest de la ville. La journée
avait été dure, la nuit était glaciale, la neige tombait en abondance.
Que se passait-il 7 Peu d'instans après l'arrivée, le camp était presque
désert : soldats et officiers s'étaient hâtés d'aller chercher un refuge
en ville. Le lendemain matin, au moment du départ, sauf les ma-
rins toujours fidèles au poste, la division offrait le plus misérable
aspect. Le désordre était partout, les compagnies diminuées n'a-
vaient plus tous leurs officiers, — et ce qu'il y a de plus caractéris-
tique, c'est que ces malheureux ne se doutaient même pas de la
gravité de cette désertion nocturne presque devant l'ennemi; ils
trouvaient cela tout simple, tant l'esprit militaire s'était altéré en
France I
Voilà la vérité telle qu'elle reparaissait aux heures de crises un
peu violentes dans ces armées de province. Naturellement, en ce
temps-là» les esprits légers, les stratégistes de fantaisie, les préfets
à proclamations retentissantes, ne cessaient de trouver que tous les
soldats étaient des héros, que ce corps d'officiers était une pépi-
nière de tacticiens de génie méconnus, et que les généraux qui se
laissaient battre étaient seuls des traîtres. Ce qu'il faut dire en
propres termes, c'est que ces i^rmées, sans être assurément une
illusion, sans manquer de dévoûment et de bonne volonté, n'ont
existé en certains momens que par les chefs qui les commandaient.
Qu'eût été la deuxième armée de la Loire sans le général Chanzy?
C'est par son chef qu'elle tenait cinq jours à Harchenoir, qu'elle se
battait à Vendôme, qu'elle échappait à une dissolution complète
dans sa retraite du Mans, et c'est par lui encore qu'elle arrivait
assez rapidement à se reconstituer sur la Sarthe. En peu de jours
effectivement, par des efforts infatigables, le général Chanzy avait
fait le plus pressé. Il parvenait à remettre un peu d'ordre partout,
à réorganiser ses divisions, et il distribuait son armée dans les po-
sitions qu'il avait choisies autour du Mans, qu'il protégeait par des
travaux de défense. Il ne pouvait pas épargner à ses troupes les
rigueurs d'une saison implacable, les misères du bivouac dans la
neige et dans la boue; mais il s'était empressé de leur rendre un
peu de bien-être, de les vêtir et de les nourrir. En un mot, Chaniy
croyait bientôt avoir retrouvé une armée. Restait à savoir ce qu'il
ferait maintenant avec cette armée, et ici se retrouvait une autre
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77iii REfinS «ES «Sra VONUffi.
dffiealM qui a ^esië but tonte la loaropagne, qui n^a^iolt €l&t3ip-
tamemeDt-étfaogëre aax désastres défioîtift; de la France, ceUe^ies
rapports du gouvernement avec les généraux, de rinterventioo îa-
eessante, obstinée, du caMnet de Toors ou de Bardeaux dans tm
opérations de ia guerre.
Gbose ^ssez étrange, les événemens qui depms xm mois wmaÈL
ou pour résultat de fractionner les forces de la France ne parais-
saient pas aroir causé un déplaisir trop sensible au gouromement,
qui avait tout Tair de voir dans cette combinaison un moyen de ptoB
d'exercer son omnipotence, de rester le directeur suprénse d'opé-
rations multiples. Etait-ce étourderie, était-ce préoccupation ja-
louse d'une dictature infatuée? Toujours est- il que le gouverne-
ment semblait éviter tout ce qui aurait pu favoriser une intelligenoe
des généraux entre eux ou des chefs militaires de province avec
Paris, et il 'les laissait dans une ignorance presque complète de
tout ce qui se passait en dehors de leur sphère d'action. Au lieu de
les associer à la responsabilité de toutes les résolutions dans mie â
effroyable crise, il les consultait à peine. Le gouvernement troublait
souvent les généraux par les immixtions les plus futiles, et il ne leur
disait pas ce qu'ils auraient eu le pins sérieux intérêt à connaltire.
Il se contentait de leur envoyer des dépèdies qui pouvaient lea
tromper comme elles trompaient tout le monde, ou un bulletin ooo-
fus qui n'était qu'un ramassis de nouvelles prises dans tois les
journaux européens. Le général d'Aurelle s'était déjà plaint de cette
situation faite à un général en chef, qui était obligé de conduire
des opérations de guerre sans rien savoir de ce qui se passait sur
d'autres points de la France. Le général Chanzy écrivait bœntdt &
son tour au ministre de la guerre: « Je vous ferai observer qu*îl
est inâispensable pour la suite de mes opérations que je sois tenu
constamment au courant des mouvemens des autres armées, sur-
tout de œlles des généraux Bourbaki et Faidfaerbe. Les renseigne-
.Mfns contemas dans les dépêches me sont complètement insnffi-
sans. » Chanzy, et c'était bien simj^e, tenait à savoir ce que faisaient
Bourbaki et Faidherbe, de mémo qu'il désirait iplm vivement en-
core avoir la pensée du général Trocfau, puiaqu'en définitive PariB
restait le grand et suprême objectif de la guerre qu'on poursuivait
m provinoe.
Avant tout, c'^ût été manifestement une nécessité de premier
ordre pour les généraux de ne rien ignorer d'abord, puis depem-
voir s'entendre et lier leurs opérations. C'était en vérité ce qu'ibne
pouvaient obtenir. Le gouvernement, qui croyait représenter à lai
seul l'unité d'action et qui ne représentât que f incobérenoe, «sa
prêtait aussi peu qne possible à ces commumoaitions directes
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LiL 6U£U£ DE FRASIC£« 775
lea(|aelle6 on ne pouvait agir que de la manière la plus décousue et
Ja plus stérile; il les décourageait ou II les neutralisait fort légère-
ment, quelquefois avec une sorte de puérilité ridicule, témoin ce
bizarre incident de la mission du capitaine de Boisdeffre. Â ce mo-
jQient môme, le général Trocbu, qui de son côté tenait , lui aussi, â
s'entendre directement avec les chefs militaires de province, en-
voyait un de ses aides-de-camp, M. de Boisdeffre, en mission au-
près du général Chanzy, et il lui remettait six pigeons, au moyen
desquels le commandant de la deuxième armée pourrait entrer en
report avec le gouverneur de I^is* Le capitaine de Boisdeilre,
parti en ballon le matin du 22 décembre, tombait le même jour &
Beaufort, dans le département de Maine-«t- Loire , et aussitôt le
préfet, sous la forme d'une réquisition oiBcielle, s'emparait des pi-
geons qu'il portait avec lui. Gomment un préfet se croyait-il auto-
risé à violer un dépôt confié i un officier par le chef du gouverne-
ment? Quel intérêt pouvait-il y avoir au-dessus de l'intérêt de la
défense? Ce n'est pas tout, le général Chanzy se plaigoait naturel-
lement, il demandait qu'on lui rendit au moins quatre pigeons, et
on lui répondait de la façon la plus étrange, par toute une théorie
sur les difficultés de l'envoi des pigeons, par des explications em-
barrassées dont le dernier mot était qu'il devait commencer par
envoyer ses dépêches à Bordeaux. 11 n'y avait plus à insister sur
les pigeons faits prisonniers par le préfet de Maine-et-Loire I
Cependant le général Chanzy ne pouvait s'en tenir là, surtout en
présence des communications que lui apportait le capitaine de Bois-
defire, et qui dépeignaient la situation de Paris dans sa gravité
croissante. Le général Trocbu, parlant à un compagnon de guerre,
"Be dissimulait rien. Il n'était nullement injuste pour l'esprit de
«acrifioe de la population parisienne, pour l'armée, toujours prête
à combattre, pour la garde nationale elle-même; mais il représen-
tait une trouée comme impossible sans le secours des armées de
province, et la question des subsistances comme le danger immi-
nent. Le général Trocbu fixait, avec une précision qui n'a été que
trop justifiée, l'heure où devait expirer la résistance, si bien que
le général Chanzy pouvait écrire au gouvernement de Bordeaux :
a En mettant en œuvre toutes les ressources, Paris pourra tenir
jusqu'à la fin de janvier; mais à partir du 20 janvier, il faudra trai-
ter, les jours suivans suffisant à peine pour préparer l'approvision-
nement de cette population... » Si on voulait définitivement tenter
on suprême effort pour secourir Paris, il n'y avait donc plus un
instant à perdre; chaque heure qui s'écoulait était une chance de
moins, et le commandant de la deuxième armée, justement préoc-
cupé de ces révélations, n'écoutant que s^n patriotisme, sa pré-
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776 REVUE DES DEUX MONDES.
voyance militaire, prenait auprès du gouvernement l'initiative d'une
proposition qu'on ne lui avait pas demandée» dont l'insuccès allait
montrer une fois de plus de quelle étrange façon cette malheoreuae
guerre était conduite.
Le général Chanzy partait de ce point, qu'on connaissait désor-
mais la limite de la résistance de Paris, que le moment d'agir était
venu, qu'on ne pouvait arriver à un résultat que si toutes les forces
dont on disposait concouraient simultanément à un but unique,
d'après un plan arrêté, et ce plan, il le déroulait avec netteté, avec
précision dans une lettre qu'il adressait au ministre de la guerre.
« Il me paraît indispensable, disait-il, que la première, la deuxième
armée et celle aux ordres du général Faidherbe se mettent en marche
en même temps : la deuxième armée, du Mans pour venir s'établir sur
l'Eure entre Évreux et Chartres, couvrant sa base et ses lignes d'opérar
tioD, qui sont la Bretagne et les lignes ferrées d'Àlençon à Dreux, du
Mans à Chartres; lapremihre armée, de Châtillon-sur-Seine pour v^iit
s'établir entre la Marne et la Seine, de Nogent à Château-Thierry, pre-
nant sa base et ses lignes d'opération sur la Bourgogne, la Seine, l'Aube
et la Marne; r armée du nord, d'Arras pour venir s'établir de Com-
piègne à Beauvaîs, avec sa base d'opération sur les places du nord et sa
ligne principale par le chemin de fer de Paris à Lille...
(( Nos trois principales armées une fois sur les positions indiquées, se
mettre en communication avec Paris et combiner dès lors les efforts de
chaque jour avec des sorties vigoureuses de l'armée de Paris de façon
à obliger les troupes d'investissement à se maintenir tout entières dans
leurs lignes. Le résultat sera dès lors dans le succès d'aune des attaques
extérieures, et, si ce succès est obtenu, si l'investissement peut être
rompu sur un point, un ravitaillement de Paris peut devenir possible,
l'ennemi peut être refoulé et contraint d'abandonner une partie de ses
lignes, et de nouveaux efforts combinés entre les armées de l'exté-
rieur et de l'intérieur peuvent dans la lutte suprême aboutir à la déli-
vrance... »
Les armées de province, telles qu'elles étaient composées, au-
raient-elles sufG à cette tâche? Je ne sais; c'était du moins un plan
simple, rationnel, habilement conçu et répondant aux pressantes
exigences de la situation de Paris. M. Gambetta ne répondait pas
moins avec une certaine désinvolture au général Chanzy :
« Nous avons examiné votre plan avec l'attention la plus scrupuleuse.
11 se rapproche sensiblement de celui que nous avions conçu nous-
mêmes. 11 s'en écarte toutefois par un point, la direction suivie par le
général Bourbaki. En effet, au lieu de faire marcher ce général par Gh&-
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LA GUERRE DE FRANCE. 777
tilIon-sur-Seine et Bar^le-Duc (1), nous avons jugé plus avantageux de le
faire opérer dans l'extrême est, de manière à amener la levée du siège
de Belfort, à occuper les Vosges et à couper les lignes ferrées venant de
TAUemagne. Cette action nous semble à la fois plus sûre et plus mena*
çante que celle que vous avez en vue... »
Oui, certes l'action était sûre et surtout facile. Notez bien que,
sans s'être concerté avec son compagnon du Mans, le général Bour-
baki lui-même avait d'abord proposé pour son armée un mouve-
ment à peu près semblable à celui qu'indiquait Gbanzy. C'est le
gouvernement, M. de Freycinet l'assure, qui avait le mérite de
s'être montré plus habile que les généraux, d'avoir imaginé la cam-
pagne de l'est, et M. Gambetta, en puissant stratégiste qu'il était,
avait bien raison de se prédire à lui-même la victoire dans sa lettre
au général Chanzy, de prétendre que la Prusse n'avait dû « ses suc-
cès qu'à nos fautes, » mais « qu'une expérience cruellement acquise
nous apprendrait à en éviter le retour. » Malgré une si parfaite as-
surance, Chanzy était tellement pénétré du danger de cette marche
vers l'est dans une pareille saison, de la nécessité de concentrer
tous les efforts sur Paris, qu'il s'obstinait encore à faire une der-
nière tentative pour ramener le gouvernement. « Je trouverais bonne
l'opération dans l'est de Bourbaki, disait-il, si le résultat pouvait
en être plus immédiat pour Paris. Ces considérations puissantes me
font toujours insister pour l'adoption et l'exécution à bref délai du
plan que je vous ai proposé. » Cette fois on répondait à Chanzy
avec une certaine mauvaise humeur, en lui faisant assez aigrement
la leçon sur sa propre situation, en lui disant avec une imperturbable
outrecuidance qu'il n'y avait pas lieu a de prendre à la lettre l'é-
chéance du général Trochu, » qu'on avait d'autres renseignemens,
qu'il ne devait pas se laisser affecter par les dépêches du gouver-
neur de Paris. De quoi se mêlait-il, qu'avait-il affaire de se mettre
en rapport avec le général Trochu? Il n'avait qu'à écouter le gou-
vernement de Bordeaux, à ouvrir comme lui son âme u à l'espoir
que devait faire naître un plan d'ensemble bien conçu et bien coor-
donné pour un effort suprême et décisif. » Ce plan, c'est celui qui
qui a été suivi, — et qui a si bien réussi I Jusqu'au bout, ces mer-
veilleux stratégistes tenaient à ne pas se démentir, et peu s'en faut
encore qu'ils ne se laissent décerner dans les banquets du radica-
lisme les ovations des triomphateurs pour avoir sauvé la France !
Je ne parle pas de ce fait d'un jeune tribun d'audience s'improvi-
(1) Le général Chanzy se borné à faire remarquer qu'on a voulu dire probablement
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77B RETQB :DE3 DBDX MONDBS.
iSELiit diotttteur d'une natico, ^w^ doutant de rien, dMiaaat des leçons
à tout le monde, eurtout mx diefis militalras, -et oenfosdaAt Bv-
le-Sucftvec Bar-«ur-Seiae, comme il-^vait conibiuki un moump»-
raront Épinay^eur^Orge avec Ëpinay-^sor-Sette. ie veuxaeuleBent
préciser ici deux ou trois circonstanoeB où éclate la reaponsalHlilé
de ce gouvernement de l'infatuation agitatrice et stérile. Ainsi voilà
une situation militaire sur laquelle deux généraux expérimentés ont
la même opinion, puisque sans s*étne .concertés ik proposent on
plana peu prësisenîblable. N'imparte, on leur dit que leor planse
serait pas efficace, qu'on a un autre plan beaucoup plus sûr qui va
Cl démoraliser l'armée allemande, » et on précipite une armée fran-
çaise dans les neiges des montagnes de l'est! Autre fait« Voici on
{[énéral, commandant d'une plaoe assiégée, qui, non plus cette fois
dans quelque proclamation banale, mais dans le secret, dans une
intimité virile de chef militaire à obef militaire, dit sincèrement,
nettement : « Nous réûsterons jusqu'au 20 janvier, pas une heare
au-delà! » On n'en tient compte, on aime mieux se fier auxieosei-
gnemens du premier venu, et on répond à celui qui a reçu ces coa-
fidences qu'il ne doit pas « se laisser affecter par les dépêches du
général Trocha, » qu'il ne fuit pas n prendre à la lettre l'échéance da
général Trocbu ! » Je deauuide amplement oe qu'ont fiait de pliu,
CQfmxne imprévoyance et comme incs^acité, ceux qui ont commencé
la guerre. Ghanzy devait sourire tristement en recevant les dépê-
ches qu'on lui adressait, en voyant une telle légèreté unie à tant
d'arrogance au moment ut allaient se décider les destinées de la
France. Quant à lui, il n'avait plus qu'à se renfermer dans son r&le
de chef de la deuxième armée, prêt à jouer sa diflidie partie daos
l'ouest, et à ae porter de nouveau sur l'ennemi ou à l'attendre daas
ses positions du Mans, à l'abri desquelles il c(»nmenfsdt à se refaire.
IV.
Cban2y, au milieu de ces délibérations intimes, n'avait pas perda
son temps en efiet ; il s'était établiau Mans, qui devenût pour lui ce
qu'avait été Orléans pour le général d'Aurelle, et qui, sans être pins
^'Orléans une forte position militaire, ne laissait pas de se prêter
à une sérieuse action défensive. Le Mansavait l'avantaged'dtredans
l'ouest le centre d'un réseau de chemins de fer rayonnant versloors,
Angers, Bennes, Brest, Cherbourg^ enfin 'Vers Paris. Placée presque
au oonJluent de la Sartbe et de THuisne, dans une sorte de triangle,
la ville est entourée de coteaux qui bordent les vallées des deux ri-
vières et qui peuvent devenir pour elle une protectbn. En avant da
Mans, sur ce terrûn accidenté et boisé, il y a plusieurs plateaux gai
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hk /G0E1U DM nàMCM. ,779
semblent nalnrettement î»di<|iié8 pour Ja dâfenae. L*ilû, celai ^
âargé, «'étend au nord, daiiB la direction de rEure^ret enFocoupaiit
4m garde l'intervalle des deux rivières, TouvertuFe da trkngle.dJn
autre, le plus important peut-ôtre, le plateau d'Auvours, domine àia
fois la vallée de rHuisne et la ligne du chemin de fer de Paris, en
môme temps que la route de Saint-^Cidaîs. De ce poste avancé, on
lient les communications de l'Huisne pur les ponts de Champagne et
d'Yvré-rÉvèque, et on peut surveiltor Tennerai -arrivant par le Per-
che. Plus bas enfin, en se repliant vero Le Mans, on dernier plateau
moins étendu est traversé par trois routes qui, partant du rend-
point de Pontlieue aux portes de la ville, conduisent à La Flèche
par Amage, à Tours par Ghàteau-du-Loir, à Yendôme par Parigné-
rÉvêque et Grand* Lucé. C'est sur ees plateaux, mis autant que
possible en défense, que le général Cfaaniy disposait ses forces.
Jaurès était à Sargé avec le 21* corps; le général Gou)ard 9rec sa
division de Bretagne et une partie du 17* corps occupaient Auveuis;
le reste du 17* corps et le 16* corps étaient en avant de PontUene*
Par ces dispositions, on «e croyait en mesure de garder eificacemeat
la vallée de THuisne et les routes du Perche, c'est-à-dire Le Mans*
Ce n'était là du reste, aux yeux du général Cbanzy, que le dep-
nier rehtmcfaement de la défense. Tout en s'appliquant à s'établir
et à se fortifier dans ses positions, le chef de la deuxième armée
n'entendait nullement s'interdire une action plus étendue. Bien au
oeotraire, à pehae campé autour du Mans, il s'occupait d'organiser
tout un système d'opérations avancées par des francs-tireurs, par
des reconnaissances incessantes de cavalerie légère, par des oolonnes
mobiles de l'armée. A partir du 2S décembre, on était en campagne.
Le général Rousseau, détaché du 21* corps, remontait par le che-
min de fer de Paris vers La Ferté-Bemard, appuyé par les fraacs-
iireurs de lipowski et par Cathelineau, qui occupait«vec ses volon-
taires la forêt de Vibraye. Le i^énéiail de Jouffroy, qui commandait
une division du 17* corps, se iançait avec une colonne volante en
plein Perche. Legénéral de Curten, qui avait réuni quelques traupes
à PoitkrB et qu'on envoyait à Ghanzy, devait seconder le général de
Amffiroy en manœuvrant lui-même isur le Loir. Le général Barry,
qui était resté avec ce qu!il avait de timipes vers Ghâteau-du-Lc^
et Ghahaignes, avait eon rôle dans ees opérations. Ia pensée .du
général Ghansy était de regagner du terrain, de se rouvrir un pas-
sage, s'il le pouvait, de sonder l'ennemi, et surteut de préserver le
chemin de fer da Mans à Tours, qui pouvait lui être si prédenx.
/Dal&S décembre aux première joura de janvier, on était en mouve-
snent, Teocooirant souvent rennemi et sdiant assez loin. A la fin de
déoemhfe, le général de Jouffroy paraisBaît en face de Veiulème,>le
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780 REVUE DES DEUX MONDES.
général de Gurten allait jusqu'au-delà du Loir. Pendant ce temps,
que faisait l'ennemi? Quelles dispositions prenait-il de son c6té7
Les Allemands, après la bataille de Vendôme, n'avaient pas
perdu de vue l'armée de Ghanzy, ils l'avaient suivie dans la pre-
mière étape de sa retraite; mais ils s'étaient arrêtés presque
aussitôt, d'abord pour réparer leurs forces par un repos dont ils
sentaient autant que nous la nécessité, et puis parce qu'avant de
s'engager dans l'ouest ils tenaient à voir se débrouiller les événe-
mens. Ils avaient l'œil sur Bourges, et se demandaient ce que deve-
nait Bourbaki avec son armée. Tant que la situation n'était pas
éclaircie de ce côté, ils ne voulaient pas s'éloigner trop de la Lûre.
Une halte de quelques jours leur donnait le temps de se reposer et
de démêler plus distinctement ce qui allait se passer. Pour le mo-
ment, aussitôt après le 15 décembre, le prince Frédéric-Charles
s'était replié sur Orléans avec une partie de ses troupes du m* et
du ix« corps; le grand-duc de Mecklembourg était allé camper à
Chartres avec sa fraction d'armée, observant la ligne de Paris au
Mans, jusque vers Nogent-le-Rotrou. Il n'était resté à Yendôme
que quelques forces du x* corps pour couvrir les abords du Loir et
surveiller le Perche, tandis que la plus grande partie de ce corps,
sous le général Yoghts-Rhetz, allait se présenter devant Tours sans
l'occuper et sans pousser plus loin ses entreprises. Durant ces quel-
ques jours, les Allemands se tenaient assez tranquilles et se bor-
naient à des courses d'éclaireurs dans le rayon de leurs canton-
nemens.
Cette immobilité d'ailleurs, il faut bien l'avouer, ne cachait ni
trouble ni hésitation chez eux. Ils avaient l'orgueil de leur force,
la confiance des victorieux. Ils voyaient bien qu'ils n'étaient pas au
bout, qu'ils allaient encore avoir à faire quelques rudes dforts;
mais ils se croyaient en mesure de tenir tête à toutes les difficultés,
dussent-ils avoir à poursuivre Bourbaki dans l'est et Chanzy dans
l'ouest; c'était en effet ce qui se préparait. Assurément, si la marche
de Bourbaki vers l'est avait eu ce résultat heureux de jeter de l'in-
décision dans les conseils allemands et d'attirer le prince Frédéric-
Charles, Chanzy, resté seul en face du grand-duc de Mecklembourg,
aurait pu se promettre quelque succès. Il n'en était rien. C'est au
contraire en pleine connaissance de ce mouvement que le quartier-
général de Yersailles, fixé désormais, se décidait à déployer toutes
ses forces, à frapper les grands coups, envoyant le général de Man-
teuffel dans l'est, tandis que le prince Frédéric-Charles, n'ayant
plus rien à craindre sur la Loire, devait se lancer, et cette fois à
fond, sur Chanzy. Ainsi de toutes parts on sentait l'approche de la
crise suprême. Le bombardement de Paris venait de conunencer; à
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lA GUEBBE DE FRANGE. 781
Test et à Touest, les armées marchaient pour se rencontrer, on tou-
chait à des événemens décisifs.
C'est le 1'' janvier 1871 que le prince Frédéric-Charles recevait
définitivement de Versailles Tordre de reprendre la campagne par
une vigoureuse offensive contre Touest, et il se remettait aussitôt en
mouvement, laissant une division hessoise à Orléans, se reportant
lui-même sur le Loir avec toutes ses troupes, qui, réunies de nou-
veau aux forces du grand-duc de Mecklembourg, menaçaient Le Mans
d'un formidable assaut concentrique. Dès le 6 janvier, les Allemands
étaient en pleine marche. Tandis que le grand-duc de Mecklem-
bourg restait chargé de descendre par la ligne du chemin de fer et
de gagner la vallée de THuisne, le ix* corps prussien, arrivé à Fré-
teval, devait s'avancer par Danzé et Épuisay; le m* corps, débou-
chant par Vendôme, devait gagner Azay et la route de Saint^Calais;
le X* corps, placé plus bas sur le Loir, avait sa direction par Mon-
toire. Les forces que le prince Frédéric-Charles conduisait à cette
entreprise nouvelle devaient, atteindre près de 80,000 hommes:
c'était beaucoup contre une armée peut-être plus nombreuse, mais
d'une incohérence à désoler les chefs les plus habiles. Ce terrain du
Perche et de THuisne, où les Allemands s'engageaient, était juste-
ment celui que sillonnaient depuis quelques jours nos colonnes mo-
biles, de sorte qu'on devait inévitablement se heurter à chaque pas.
A mesure que l'ennemi s'avançait, les chocs se multipliaient et de-
venaient de plus en plus vifs. On se battait un peu sur tous les
points, à Courtalin, à Nogent-le-Rotrou, sur la ligne de Paris, à
Vancé, à Sougé, à Courtiras, à Chahaignes, dans la région du Loir,
et quelques-uns de ces combats, comme celui d'Azay, étaient des
plus meurtriers pour les Prussiens. Cette agitation, encore à demi
obscure, semblait même assez grave au général Chanzy pour qu'il
crût devoir envoyer l'amiral Jauréguiberry à Château-du-Loir, en
le chargeant de prendre la direction de tous ces détachemens mo-
biles qui erraient dans le Perche. Malheureusement les colonnes, un
peu éparses, ne pouvaient que se replier en se battant, serrées de
tous côtés par les masses allemandes, qui gagnaient du terrain
d'heure en heure, si bien que le 9 janvier la situation prenait tout
à coup un caractère des plus sérieux.
On n'en pouvait plus douter : l'ennemi s'avançait sur Le Mans de
toutes parts. Déjà il se montrait à Connerré et à Thorigné sur
THuisne, à Ardenay sur la route de Saint-Calais, à Grand-Lucé, à
Parigné-l'Évéque sur les routes de Vendôme ou de Tours. Il chassait
devant lui tout ce qu'il rencontrait, et ce qu'il y avait de plus grave,
c'est que les troupes françaises, fatiguées et harcelées, commen-
çaient à s'émouvoir; elles rentrûent dans nos lignes un peu en dés-
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782 RE^m ras deirb mordes.
ordres On abandonnaôt des postes qofoii woeàt pu ooaiiper
et qui restaient livrés à rennemi. Chaniy, Teyaot le ceicle se i
serrer autour de lui, se raidissait cte tMte sob énergie, et s'efforçait
de réagir eontre ce coromencemeBt de dénuNralisation* amnt la b^
taille^. 0 Nul ne doit scmger à ht retraite sur Le Mans^ disait^il, anas
avoir tenu jusqu'à la^ dernière extrémîtô;.. La^ retraite oe noèsie à
rien, elle n^est que le prindpe' d'un désordreque nous devonséiritsv
& tout prix. Il faut donc que^ dès èemaio, dans toutes les direetloos
et SRirtous les points à 1» fois, on reprenne l'offHimve. » La^ cavale-
rie devait se reporter sur GrandrLucé, qu'elle avait abandonné sans
résistance. Le général de Colomb, qui commandait le 17* ooips^
devait reprendre Ardenay sur la roule de Saint-Galais. Le géoéni
Jaurès devait attaquer l'ennemi sur rHuiane à Therigoé et à God^
nerré. Ces résolutions étaient eertea d'un esprit viril, et Gbaaxf
avait d'autant plus de mérite à garder toute sa fermeté, qalt se
trouvait malade en ce moment. Par le fait, il n'avait pasbenôi
de s'occuper d'une offensive devenue diflSdle^ il avait bienrasKS de
se défendre. L'ennemi marchait de lui-même k astre rencontiev fl
dessinait de plus en plusses mouveinens; il se rapprochait en secoo-^
centrant; Pendant toute la journée du iO, on se battait sur rna^^oer
sur la route de Saint-Galais^ en avant du plateau d'Auvours, sm la
front de Pontlieue. Au fond, la situation ne changeait pas seosiUe^
ment, on n'avançait pas, ov ne recnlaitpas, on testait en présenee*
Le soir même, Cbanzy envoyait an gouvernement une d^>Aehe o&
il dépeignait la gravité de la crise, où: il faisait, passer tout le feo.
de son ân»e. « Les armées du prince Charles et du graadt-dno de
Mecklembourg, disait -il, ont redoublé d'efforts aujourd'hoi sur
THuisne et au sud^est du Mans; Pressées detout oAlés, ne&oriooMa
ont dû battre en retraite sur les positicms-défensives qui leur amâeat
été asngnées à l'avance. L'action a été des plus vives k Mbntfbrt^à
Champagne, à Parigné-l'Ëvéque, à Changé;, à Jupilles; Nous assîmes
ê^demment en présence d'un effort des» plus sérieux de l'enoBenÉet
d'une ferme volonté de sa part d'en finir aveo la deuxième arméeu
Nous allons lutter comra« à JosneSé J'ordonne partout la céststame
à outrance. Je défends formrilement tMteratradte... n
Le vrai mot de cette situation critique, c'est que, sansavoirnia^
lement perda ni gagné de terrain dans la jovmé&du iO, ramée
française se trouvait enfermée tout entière dans les lignes do Mans,
ayant à recevoir d'un instant à l'autre l'assaut de 80,000 honuaa&
Ibut se préparait pour l'action' au< cansp allemand. L!ainste. é«
grand -duc de Mecklembourg devait oontinner à daasendre par
l'Huisne pour forcer les^ passages de la rivière et.menaeer de Uis^
ner JaurèSé Leiu* corps prussien, appayé parléin^oorpsi ètBl-*
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Là 6UmBB DE nANGS; TSffv
chargé d'aborder les positioi» d'Anvonis. Le x^ corps devait âl^
yancer sur notre aile droite dans la direetion de Pontlieae. Au camph.
français, tontes les dinpositieDS de combat étaient prises. La ^fease
aysdt été distribuée eatre Tattiiral Jauréguiberry à droite, le général
de Colomb, qui avait ayec lui le général Goujard au centre» et le
générsd Jaurès sur la gauche, au*delà de THuisne. Le choc décisif
était inévitable; le prince Frédéric-Gharies semblait l'avoir fixé
pcmr le 12, il éclatait le 11. Le matins la neige avait cessé de tom*-^
ber, le temps était froid et clair. A neuf heures la lutte s'engageait^
à midi elle était générale, le feu* couvrait l'arc de cercle de nos po«-
âtiona. En définitive, à quatre heures du soir, la bataille n'était pas
perdue, et elle avait même été marquée par un héroïque, un émou^
vaut épisode qui se passait à Auvours.
Due division un peu af&ibKe du 17* corps occupait le plateau;
battue par Tartillerie allemande, bientôt assailiie brusquement, eile
n'opposait qu'une courte résistance, elles^enfuyait en désordre, des"-
cendant vers le pont de THuisne dans une inexprimable confusion,
et laissant le plateau aux mains des Prussiens. A la vue de cette dé^
bftcle, le général Goujard, qui gardait le pont d'Ivré-l'Évéquev
n'ayut pas de peine à mesura le danger de la situation. H corn-*
prenait que sa propre division pouvait être entraînée par la panique,
et il voyait l'ennemi maître d'une position d'où il dominait et noe-
naçait tous les alentours. Arrêter à tout prix la déroute et reprendre
le plateau abandonné était une nécessité suprême. Le général Gou^^
jard n'hésitait pas. Il faisait aussitôt braquer deux canons chargés
à mitraille smr la foule des fuyards en menaçant de faire feu; il
ralliait un instant ces malheureux, puis, rassemblant les forces
qu'il avait autour de lui, un bataillon d'mfanterie, les mobilisé» de
Rennes et de Nantes, il se disposait à marcher. 11 y avait là encore
des zouayes pontificaux qui avaient été fort éprouvés la veille, et à
qui le général Goujard adressait ces simples mots : « allons, mes«-
sieurs, en avant pour Dieu et la patrie ! le salut de l'armée l'exige.»
Et tous ces braves gens s'élançaient au bruit des trompettes* qui
smoaient la charge. Les Allemands attendaient de pied ferme. On
s'était approché à vingt pas de distance sans qu'un coup de fusil
eût été tiré, lorsqu'une formidable décharge abattait les premiers
rangs desassaillans; mais rien ne put briser l'élan de cette vaillante
troupe. On se battait corps à corps. Le général Goujard, conduisant
l'attaque, eut lui-même son cheval percé de six balles. Un bataillon
de chasseurs, qui était à peu de distance, accourait prendre part à
la luttCt et en fin de compte on avait reconquis le plateau d'Au-
vovrs. C'était là le cèté héroïque de la bataille, et en considérant
sa situation le général Chanxy avait le droit de la trouver bonne;
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78i REYCB DES DEUX MONDES.
il n'avait pas été entamé malgré les énergiques efforts de l'emiemi
sur tout le front de nos lignes.
On en était encore là vers six heures du soir. Le général Ghanzy
prenait déjà ses dispositions pour le lendemain, lorsqu'à huit heures
il recevait la nouvelle la plus grave et la plus douloureuse. Une
des positions les plus importantes à Taile droite de l'armée, celle
de la Tuilerie, qui couvrait le rond-point de Pontlieue, avait été
abandonnée presque sans combat par des mobilisés de Bretagne
saisis de panique à la vue d'une colonne prussienne qui s'avançait
sur eux. L'amiral Jauréguiberry, informé le premier de ce cruel
accident, pétait hâté de donner l'ordre de reprendre au plus vite
la position ; mais il télégraphiait bientôt au général en chef : « Je
reçois des nouvelles désolantes. On n'a pu réussir à reprendre la
Tuilerie. Les hommes, au premier coup de fusil, se sont déban-
dés... )) Vainement en effet un officier des plus énergiques, le gé-
néral Le Bouêdec, avait essayé de réunir quelques troupes en ayant
de Pontlieue et de les enlever par sa vigueur. Les compagnies, à
peine fotmées, se dispersaient; les hommes épuisés de fatigue, ef-
farés d'un combat de nuit , s'arrêtaient et se couchaient sur la
neige. La démoralisation recommençait et se communiquait avec
une effrayante rapidité. Que faire cependant? La perte de la Tui-
lerie laissait la position de la droite de l'armée complètement
découverte. Avant la fin de la nuit, Chanzy essayait encore de pro-
voquer une tentative, il comptait comme toujours sur l'amiral Jau-
réguiberry, dont il connaissait l'énergie; il lui écrivait : a Au jour,
vos troupes se reconnaîtront et reprendront confiance; tout peut
être sauvé. » L'amiral répondait d'un accent navré que depuis
quatre heures ses officiers étaient occupés à rallier les fuyards sans
pouvoir y réussir, et il ajoutait : « Je suis désolé d'être obligé
de dire qu'une prompte retraite me semble impérieusemeni com-
mandée. » Cette retraite, à laquelle Chanzy ne voulait pas se ré-
soudre, elle était nécessaire cependant, et en la subissant le général
en chef écrivait à l'amiral : « Le cœur me saigne; mais quand vous,
sur qui je compte le plus, vous déclarez la lutte impossible et la
retraite indispensable, je cède... » C'était le dernier mot dramatique
et sombre de cette campagne.
Ainsi après plus d'un mois d'efforts et de combats, après s'être
replié successivement d'Orléans sur Josnes, de Josnessur Vendôme,
de Vendôme sur Le Mans, il fallait se replier encore, épuiser l'a-
mertume des retraites inévitables. Après la Loire, le Loir, la Sarthe,
il fallait aller sur la Mayenne. Au premier instant, Chanzy avait
songé à se rejeter vers Alençon pour rester à portée de Paris en
s'appuyant sur les lignes de Cherbourg. Le gouvernement tenait à
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LA GUERRE DE FRANGE. 785
la Mayenne. On se mettait en mouvement sur la Mayenne et sur
Laval, laissant à l'ennemi une ville de plus, la clé de l'ouest. Le 12,
à deux heures et demie, le général en chef, demeuré l'un des der-
niers, surveillait du haut d'un mamelon le mouvement de retraite
de ses troupes, tandis que les Prussiens pénétraient déjà dans Le
Mans. On s'en allait, par un effroyable temps de verglas et de neige,
non sans avoir sans cesse à repousser l'ennemi, qui serrait de près
nos colonnes, et le mal le plus redoutable était la démoralisation,
suite des revers obstinés, des pénibles retraites, des privations et
des fatigues. Jauréguiberry, Jaurès, soutenaient de leur fermeté
cette nouvelle marche en arrière. Ils avaient à contenir l'ennemi
et à contenir leurs hommes, qui poussaient le découragement et
le trouble jusqu'à se laisser renverser ou tuer par les cavaliers qui
s'opposaient à leur passage. L'amiral , qui dans une affaire d' ar-
rière-garde venait d'avoir son chef d'état-major tué à ses côtés, son
cheval tué sous lui, écrivait avec désespoir : a Je trouve autour
de moi une telle démoralisation que les généraux du corps d'armée
m'affirment qu'il serait très dangereux de rester ici plus long-
temps. Je suis désolé de battre encore en retraite. Si je n'avais
avec moi un matériel considérable qu'il faut essayer de sauver, je
m'efforcerais de trouver une poignée d'hommes déterminés et de
lutter, même sans espoir de succès... Je ne me suis jamais trouvé,
depuis trente-neuf ans que je suis au service, dans une position
aiissi navrante pour moi... »
Ces vaillans hommes avaient le droit d'échanger ces confidences
d'une tristesse virile. Depuis un mois, sans trêve et sans repos, ils
luttaient contre l'invasion, ils lui disputaient le terrain pied à pied.
Intimidant quelquefois l'ennemi, fortifiant leurs soldats contre leurs
propres défaillances, ils avaient soutenu cette campagne avec un
mélange d'habileté et d'héroïsme qui donnait parfois à une longue
retraite l'apparence d'une stratégie menaçante. Ils avaient fait ce
qu'ils avaient pu, et maintenant ils se voyaient éloignés plus que
jamais de leur but. Une fois sur la Mayenne, et on y était vers le
16 janvier, on avait sauvé l'armée, mais de longtemps on ne pou-
vait plus rien. De ces trois dramatiques et sanglans épisodes de la
guerre de France qui se déroulaient à la fois dans l'ouest, dans l'est,
à Paris, le premier était fini; le dénoûment des deux autres n'était
pas loin.
Charles de Mazadb*
TOME CI. — 1872. 5§
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L1BS
r ^1
ALIENES A PARIS^
Lea'étttdtts qiie nOQ8tLiron8^€onsacréeft:àrftdoiiiii8traiioai
pale de la Ville de Paris ont fait conBaltnrl«S(!élaUiaâefli«aa4)oe
l'assistance publique réserve am malades, aiis.iiiiimieaf aux eafiîns
tnDuvéSi aox vieillards indigena; poursuivant l'exaineD de^cceltror-
ganisaiion ho^pitalièret nous arrivons. &.i]aa:catégvis^'ijid^râlat
qui tienneot: à. la fois du malade et.derrififimttvAHzquelfloa adû
affecter des maisons. spéciale. qui pavUcipeut deJ'bôpkalieide^lV
silBi car on.^ y peut rester temporairemeAttOu toojowSt scloft.98
le mid est transitoire OU) incuraÛe.: ilâ'agit deaiditoéSi.
Il est néeessaire de bieujcôBnaftireileiniéG&fiisiBetdotUloi'qm^
tout en le» protégeant^. garantit lar^saosété) det visiter, les. oÉtpi^
fiques* hospices récemment ouverts et.expressfoieot .coosiruits ipoor
lèsaliénés-f d'indiquer à quel traitement xalioan^ices matheaieaz
80Dt assajettis, et de tracer le. rôle de .la. asienootaliémâte; omMi
avant d'abôrfler les notions, pratiques^^ 3 oenvient de reveuîr/sa
point de di^part de cette science, qui semble toute nouvelle^.de voir
le long obscurcissement dont elle a été enveloppée pendant tant
d'années, de raconter comment elle en est sortie à la fin du siècle
dernier, et d'expliquer brièvement quelles lamentables erreurs l'hu-
manité a commises dans l'appréciation de cette maladie matériel^
qui se manifeste par des désordres de l'intelligencet et qu'en lan-
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L£8 AUEOfEâ A PABIS^ 787
gag^^aA^iRBon^iminB la, f^liel HionB-n'^ia iBerareronB^queiiiiem
les !piiogcëB •quer^Dotre! époque- a^ réalÎBéa: daoB le^douH^
riM .el;d&:la;8ai6fioe expâôiiwntalai'
L
Locsque ro&étadie l'instoire de.râliéoal»!!* mentodev om reste
SBipris'devoir que les presoriptâons de doaceur; adoptées unirorn
settement aujourd'hui, ont^été fsrirailéeB' très mitemest parles
aaitses.de la. science médicaie a«r premiers temps de- l'ènediiéf-
tîsmieL Arétée ^de^ Gappaéeoe' recommande* de^ n'useir^ pour maiolie^
niff'les maniaques fûrieu^ que de liens irès-fiexibles et iFëstsouplea,
^SLv (0 lesmoyeas de: répressien employéSfbpnlatemeD^ loia de^eali-
merlai surexcitoitioci, ne fout que l'exaspérer: n^Gaiîea le'.piremier
dédare quele trouble des facollésidereateDdemeni provient, d^sme
lésÛBoar des. organes, de la pensée^ qvi 8eiitriskiiéstdaiis''le oerveaii.
Les fepmeB.de folie qui doivent plusitard. envoyer tant.de maUieoi-
reox à; la^mert sent connuee, et un Mar6eUlls^de'Séide-déerfiàieIl
assez méchans vers les souffrances des malades qui, poussé» par
IsQr'âètirev xoorent la nuit dans- les bois^ s'assoiettt sur les'tdm-
bouixet bavleot oontmeules' chiens ^i regardant la lune; pour, le
poàie-, cesi>ot deshomsnes atteints de lyeanthropie; pour lemoyi^n
â@e\xe;8ont de6<iottps^garoaSf et le bûcher les attende II n&iaiit
poîot croire pourtant qoef dans ces temps: reculés < la. thérapeutique
éftail^ irréproobable-et conforme au sage esprit :d*bb8ervaiioni dont
pi ii8!d/uQ. médecin, faisait preuve. Âlexandrede Tralles recommande
séneuseraent de porter un morceau de.peau.arrachéé au front d'cra
•âne-'oaun^clou enlevé à^ua^ vaisseau naufragé, et de boise' dot^vin
attqpiBl'pn^ aura: mêlé la -cendre d'un maoCeaui de gladiateur ^blessé.
A4 4:ette^' époque' (56&), les potions deviennent dest^hîitres^ lea^re»^
mèdea sont des charmes; la magie, qui bientôt envahira tout, ipth
•nètt*« la;soienoe tiu'elie va remplacer; elle s'iétabliira si victomeusuh
naunt, aidée: par l'amour natunel de rhomme pour le' ra:erveiUeiis,
que çlo 4emps.de Montaigne elle duceraeoeore'(l).
Pâuld'Égtne, cent ans plus tard, semble échapper au&ténèbneB
envabissaates et se guider encore par la lueur du.raîsonnenieuL
Pftrfami des'frénétfques; il reprend les idéesid'Anéléeiet.demaade
fiy »Ce choîn/mesaio'de la'pkiiiiart de Iturs^drogae» estauTcanenflnCUij»«érl«iii
«iîdiTln<3 iecf>iQd(|^iioha d*une tortue^ rurtne-d'aii Jésard, l»,ûttiite d'wi'ôl<^pteMil^.le
fo^ d'uae taulpe, 4lu Raag^iré soubs l'aile droRa d*uo pigeoo blanc; et poorr nous
aâltreai.choiiqueux (tant ils abusent dendaigneusement de notre misère) des crottts
dleMt pplvi^Hs^B et tulles autres Bingeries qui ont ptus le vhwge d'ba encbântomiat
mgieieA'qacd^soieBwrMllÉe. a M^alaîgaei Eésah, livra 11^ ebap«'37;
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78S BEVUE DES DEUX MONDES.
que les liens rendus nécessaires' par la violence désordonnée de
leurs mouvemens instinctifs soient disposés de manière à ne jamais
leur causer la moindre irritation. Il attache à cela une grande im-
portance, il insiste, il se répète, a On doit toujours employer avec
eux la douceur et jamais la force; autant que possible, il faut dis-
simuler, masquer la saveur désagréable des médicamens qu'on
leur fait avaler. » C'est la dernière trace d'intelligence, d'observa-
tion, d'esprit pratique que l'on rencontre ; on dirait que les méde-
cins vont partager la folie des maniaques. Non-seulement l'aliéné
ne sera pas un malade, il ne sera même plus un homme, ce sera
une sorte d'animal farouche et redouté, moitié bêle et moitié démon ;
dans l'horreur qu'il inspire, on le dira possédé de Satan et on le
jettera au feu. Lorsque le progrès des mœurs aura fait comprendre
l'inanité de ces rêveries cruelles, on se contentera de l'enchatner
comme un fauve dangereux, et il faudra que rhumanité attende
onze siècles avant que Philippe ]?ihel, — le grand Pinel, — vienne
affirmer avec audace contre tous, par une expérience publique, la
sagesse des principes posés par Paul d'Ég'me et par Arétée de Cap-
padoce.
Le moyen âge fut une époque d'effondrement : tout disparait
dans le gouffre sans fond de la scolastique et de la démonologie;
la médecine n'est plus qu'une série de pratiques superstitieuses;
telle plante est bienfaisante, si elle est cueillie à la lune nouvelle, et
sera mortelle, si elle est cueillie à son déclin. C'est le règne delà
sorcière; la vieille Hécate, dont le culte dans certaines contrées do-
rera jusqu'aux premiers jours de la renaissance, gouvernera le
monde. La science, l'art, la littérature, ont sombré dans ce grand
naufrage; il n'y a plus que guerres, batailles, pestes et famines;
on doute d'un Dieu que Ton invoque en vain, et l'on se donne à
Satan. La croyance au diable était générale; le monde était un en-
fer. Or la science dit et l'expérience prouve que les idées ambiantes
sont saisies par les aliénés avec une rapidité extraordinaire et un
ensemble en quelque sorte épidémique. Nous l'avons vu de nos
jours : selon que la France est gouvernée par un roi, un empereur,
un président, les malades atteints de la monomanie des grandeurs
affirment qu'ils sont le président, l'empereur ou le roi; lors delà
loterie du lingot d'or, nos asiles étaient pleins de pauvres gens qui
croyaient l'avoir gagné; à l'heure qu'il est, de fort honnêtes femmes
fatiguent les médecins de la Salpêtrière, de Sainte-Anne, de Vau-
cluse, de Ville-Évrard, en leur jurant qu'elles sont des pétroleuses,
et des hommes d'un patriotisme irréprochable racontent en pleu-
rant qu'ils ont guidé les Prussiens sur les hauteurs de Sedan. Il
n'y a donc rien que de naturel dans cette possession diabolique
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LES ALIlÉiVés A PARIS. 789
qui étreignit le moyen âge et dura si longtemps, julqu'en plein
xviii* siècle (procès de la Cadîère, 4731). Les populations, éner-
vées par les avanies incessantes des gens de guerre, réduites par
les privations de toute sorte à un état d'effroyable anémie dont on
peut voir la preuve et suivre la trace sur les maigres statues accro-
chées au flanc de nos cathédrales, ne regrettant rien du passé et
n'espérant rien de l'avenir, n'étaient que trop disposées aux mala-
dies mentales, et, ne comprenant rien aux troubles étranges dont
elles étaient la proie, elles ne pouvaient expliquer cet état morbide
qu'en l'attribuant à l'inteiTention du diable. Celui-ci avait bon dos,
et pendant près de cinq cents ans il porta le poids de la folie et des
exorcismes.
Tout y prêtait d'ailleurs, on voyait des démons partout : ubtque
dœmon. Les adeptes d'une secte religieuse crachaient, toussaient,
se mouchaient sans cesse pour rejeter les diables qu'ils avaient
avalés. La tradition est restée dans les habitudes populaires; on
dit : Dieu vous bénisse! à ceux qui étemuent; c'est un démon qui
s'évade. Nul n'échappait à ces croyances : un prieur se faisait gar-
der jour et nuit par 200 hommes d'armes qui frappaient l'air de
leurs épées, afin de couper en deux les démons qui oseraient s'ap-
procher de lui ; c'étaient de purs esprits cependant : qu'importe?
on espérait les effrayer, peut-être les anéantir. Encore quelque
temps, et l'on ira plus loin dans l'absurde; on les citera à compa-
raître en personne devant les tribunaux ecclésiastiques ou à donner
pouvoir. Singulière et douloureuse époque ! les possédés et les exor-
cistes étaient aussi fous les uns que les autres, car ils étaient tous
de bonne foi.
Les idées philosophiques ou plutôt religieuses qui dominaient
alors aidaient encore à ces conceptions délirantes et leur donnaient
un point d'appui. L'homme était double : d'un côté la chair, ma-
tière terrestre, apte aux péchés qui s'y acharnent, destinée aux
vers qui l'attendent à l'heure de son inéluctable dissolution, de
l'autre l'âme, émanation directe de la Divinité, pur esprit qui ne
doit que traverser cette vallée de misères pour aspirer, pour at-
teindre aux ineffables splendeurs des régions célestes. Les livres
saints n'ont-ils pas dit : « La poudre retourne à la poudre, l'esprit
remonte à Dieu , qui l'a créé? » Le corps n'est que l'habitacle de
rsme, temple ou caverne, selon que l'éternelle invisible se garde à
Dieu ou se donne au démon. C'est donc sur l'esprit seul qu'il faut
agir lorsque l'esprit est malade, puisqu'il est régi par des lois spé-
ciales, qu'il a une destinée particulière et qu'il n'a de commun avec
là matière qu'une juxtaposition momentanée. C'était s'éloigner sin-
gulièrement du galiénisme et de cette doctrine, si sage pour un
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no BEVBE/.9ES BE1ÏX .aiORSES*
wAtiecm, cl&'Aoigiier;àla<fois TAme et }e> corps. On poarsatvût, î{
faut le reofiDoalire, onJcIéàltle pureté qui ne manque ïpas 4e gnm*
dear; à forée jdeiMKiioipôiever, suMiroer Tesprit, OD'on-arriTaooa-
affiikment  imépscifier, tmàis à briser la majàîèperToyant en «Ue
kmtes les oanses tie Féfvcites qui poussaient au mal, on Toaiait l'a-
ttéamtir à. force de jeûses, de macérations, de privations de tooie
sorte. Il .se ^pvodiûsit sAors un fait pathologtifue (fu'on n*avait pu
pvéi9oir et qu'on ne satr reconnaître : la matière surmenée, émaciée,
aoxvmlrie^t perdit son équilibre et rendit l'esprit mdade. Ge^
théorie de ia séparation de Thomme en deux parties^^n-seulemeat
dktioctes/maiS'adTenBes, eut un résultat bien plus grave : die pé-
nétra la science, qui la reçut toute faite comme une tradition res-
pectée, et elle pesa^snr la thérapeutique, qu'elle n^tralisa pendant
des siëoles; quaod firoussais la combattit vers 18S8, «n eria au
blasphème, et -on l'accusa de a saper les bases » de tooâe sodélé
dviÙsée. (Non,; les facultés de l'esprit ne sont point indépendantes,
eUes sont 'soumises aux afTections de la matière, à laqueUe elles
sont liées. Les travaux de Claude Bernard ne 'peitventia«joard*hui
laisser aucun doute ià cet ^ard; il suffit de prendre une forte dose
dcsalfate de quinine pour perdre momentanément ;la méoioirp, et
d/tvaler du hasobioh pour devenir absolument fou pendantun temps
plus >(KD moins long. Qui donc oserait soutenir aujourd'hui que le
parfunif d'une fleur peut être malade sans que la fleur aoît makde
eUe^ntôme? Rien> dans oette vérité soientifique, 'appuyée sur me
série d'observations éclatantes, ne peut blesser le spiritualisme le
plus rigoureux, ni infirmer 4es destinées de notre âme iflMaortdle.
Tonte altf^ratîon de l'esprit est consécutive d'une altémtim> de la
matière, c^ef^t là un principe 'absolu dont il ne faut-jamaâs dévier
lorsqu'on veut apprécier sainement les maladies meniates, et c'est
pour n'avoir pas conmi ce principe que les temps antérieuis au
xtx^ siècle ont fait fausse route et ont 6té enlrainéis.àidea cniantés
sans pareiiles.ill n^était pofipt prudent, en ces jours d'ignofaace,
d'essayer de* combattre la folie, et l'on y courait risque de iaTvie.
Deux Gascons en treprenans, ermites de Saint- Augustin et ther-
eiuMit fortune, ^avaient promis de 'guérir ce qu'on appelait «Toc-
oupaiion » detharies VI; ils lui firent boire des philtres où Vim
avait ^mèlé des perles fines réduites en poudre; surce màHrenraux
atteint de délire mélancolique entrecoupé de stupeur 'et d'accès
fiirieux, ils prooencèrent des paroles magiques *qui dM^euraiiet
inutiles, car elles étaient neutralisées, disaient-dls, parJes S(nrti*
déges 'et les incantations du barbier royal. Cette ooméfiedeia
qeelque temps, et finit mal pour Jes deux principaux aoteu»; fil
feront dé^dés en plaee^ de Grè^ pari^éii^eàe'f^ari3,'pronie-
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£B5 ALUBRSS A PABIS. 791
fiés>p«rJ8S!ruBS,<ééoapités,:o(n]{)és «n moreeftux, et les lambeaux
de leurs corps fanent ftccrocèës. aux portes ide Ja ville (1299). il
n'y .a pas que leripMiTre roi de France qui soîtJea; l'heure >ap-
in^ocbe où œèteétraiigeépîdéinie^iierveuaâ, la danse macabre, cas*-
«on fûrieuse^qai faiti danser :fréoéU<|fleflieiit, va entraloer leACHide
eujrnMné; pour les Allemands, c*«st la danse de SaiiR-Wit; pour
nouSy c'est la danse de Saint-Guy; pour les fioJlandais, c'est la
danse de Saînt-^Iean; peur les Italiens de la Pouide et des Gala-
l»eB,'duxiT'' 2uixTin® sièele, c'est le tarentisnie, la danse de la ta-
rentule; ipouK le6.yaaa/7ers.du.MenBiouth8bire, ce sera vits 17S5 un
èonunage rendu.àDÎeuren souvenir .de David, qui dansa devant
raccbe; pour les médecins, c'est tout simplement la ciiaràemanie,
affection fwrveosebizarre, lacilement contagieuse par Bympalhie, et
qui tnte souvent s'alliaà Ia:manie religieuse. .Les voyageurs qui de
nos jours enoœre^otassisté. aux ëxercicesdes derviches hurleurs et
des'derviches tourneurs dans quelque, grande ville de TOrient, ou
pendant Lane des fôtes de l'Islamisme, n'en douteront pas. Au
XT* fflècle,iia({olfea«u sur les deslânéesde notre pays ueeinfluence
extnuMxlinaire; «elle nousperdit et nous sauva. Le délirede Charles VI
conduisit au .traité, de 'Tix)yes qui livrait la France à l'Angleterre; les
halluciaations de Jeanne d'Arc rejetèrent bois du territoire l'élé-
ment étranger qui s'y était implanté.
A cemoinent, nul savant ne s'occiipe^t-il de l'alit^nation mentale
etn'indique-t-^il unemétbode pour la combattre? Celui qui en parle
aurait mieux: fait ide se taire. Jacob^Sylvius recommande de frapper
les fous, et de ne leur adresser que des paroles de violence. Pour
reconnaître la phiiSnesie, qui est un «érysîpële intérieur du cerveau,»
il indique un procédé fort simple : appliquer sur la tête de la. craie
délayée dansée reau;.là où. la pâte>séchera là est le siège du maL
Ge n'est pasiparde tels moyens qu'on pouvait remédier à ces affec-
tions mentales,' qui se répandent avec le cavaotëi^e d'épidénûe et
enviUseent des pays entiers. — Vers l&Sô, on découvre tout] à
coup «que lesihabvtans du pays de Vaud adorent le dâable, lui jurent
obéissance et se i nourrissent denouveau*nés non encore baptisés.
La tovture aida singulièrement aux. aveux de ces démonolàtres, et
les bûclieps flambèrent si bien que la contrée. devint déserte. Dans
les dépositions citées par Nider dans son MaUeus maleficorumy on
voit apparaître pom* la première lbis:cette fameuse. graisse des sor-
cières qui plus. tacd' aura tant d'importance dans les procès pour
cause de magie, onguent diabolique. dont 11 suffit de se frotter le
soir pour être initié :à 'tous les mystènes'des royajmies inférieurs et
ponr:;n8Bister aux tf^es'du sabbat. [11 est certain que la médecine
des «bonnes feonnes » était fort «nvDgQe>à cette époque, que les
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792 REVUE DES DEUX HONDES.
plantes abortives étaient connues, et qu'on n'ignorait pas que cer-
taines solanées troublent rimagination jusqu'à donner le délire et
à produire la folie artiGcielle. Ce que tout le monde sait aujourd'hui
était alors un secret qu'on se transmettait en tremblant à Toreille;
le datura stramoniumy la belladone, la mandragore, plantes véné-
neuses, mortelles à haute dose, consolantes à dosage modéré, stupé-
fiantes ou excitantes selon le tempérament particulier de celui qui
en fait usage, ont dû être employés pour amener l'esprit à des hal-
lucinations dont le souvenir gardait tous les caracières de la réalité.
Ce fut un prêtre^ docteur en Sorbonne, nommé Édelin, qui le
premier osa publiquement prêcher en Poitou, 1453, que toutes les
saturnales diaboliques pour lesquelles on envoyait tant de gens au
bûcher et à la potence n'étaient que des rêveries maladives, fruits
du sommeil ou d'un cerveau dérangé, et qu'il était cruel de faire
périr ces innocens, dont le seul crime consistait à être dupes de leur
imagination mal réglée. Plus tard, en 1520, l'exorciste Grillandus,
inquisiteur à Arezzo, ne craindra pas non plus de déclarer que la
plupart des sabbats sont imaginaires, que des personnes faibles,
nen^euses, suj^^ttes à agir la nuit pendant leur sommeil, croient y
.assister quoiqu'elles n'y aient jamais mis le pied. Édelin, qui voulut
ramener la justice de son temps à quelque humanité pour les mal-
heureux, parut avoir plaidé sa propre cause. Appelé à 8' expli-
quer sur sa théorie, qui alors était considérée comme attentatoire
à tout état social, il fut frappé d'aliénation mentale, avoua qu'un
bélier noir qu'il possédait n'était autre que Satan. Il ne fut point
brûlé : son supplice fut plus long et ne se termina qu'avec sa vie;
on le condamna à un in pace perpétuel, à être enmur^, comme
on disait alors. Par suite de la maladie dont il fut atteint, Ëdelin
passa pour avoir été l'avocat du diable. Honstrelet raconte en dé-
tail l'épidémie de démonolâtrie qui en 1&59 s'empara d'une no-
table partie des babitans d'Arras, surtout des femmes, et qui se
termina, comme toujours, par des auto-da-fé. Le chroniqueur
semble ne pas trop croire à toutes ces rondes sataniques et à l'in-
tervention directe du diable, car il dit le mot tout net, le vrai mot
que nous dirions aujourd'hui : a pour cette folie furent prins plu-
sieurs notables gens de la dicte ville d'Arras et aussi aultres
moindres gens, fenmies folieuses et aultres. »
Au XVI* siècle, on brûle littéralement partout, et l'on n'épai^e
même pas les malheureux qui sont reconnus pour être des fous
avérés. L'Allemagne, TEspagne, l'Italie, la France, sont la proie du
démon, nul n'échappe à ses tentations : dans le château de Wart-
bourg, le diable apparaît à Luther et lui révèle le mystère sacrilège
des messes privées; Pic de La Hirandole est témoin des visions de
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LES ALIÈNES 1 PARIS. 793
SavoTiarole, et Mélanchthon înteiToge des spectres qui lui répondent.
Hélas I un des plds grands hommes que l'humanité ait produits, un
homme qui fut aux temps modernes ce qu'Hippocrate fut aux temps
anciens, Ambroise Paré, ne trouve pas dans sa haute raison, dans
son expérience, assez de force pour résister à la contagion de ces
idées fausses; lui aussi il croit à la possession, aux pactes, aux soris
par lesquels les associés du diable peuvent porter préjudice à- la
santé et à Tentendement des gens qu'ils poursuivent de leurs malé-
fices; il énumëre « les cacodémons, les coquemares, les gobelins,
les incubes, les succubes, les lutins; » il dit que souvent « on les
voit transmuer en boucs, asnes, chiens, loups, corbeaux, chat-huans
et crapaux. » — « Ceux qui sont possédés des démons parlent di-
vers langages incognus, font trembler la terre, esclairer, tonner,...
soulèvent en l'air un chasteau et le remettent en place , fascinent
les yeux. » Si Ambroise Paré en était là, que penser des autres?
Tous les démonolâtres qui aujourd'hui vivent en si grand noipbre
dans nos asiles d'aliénés, tous les théomanes, les mélancoliques
avec hallucinations, examinés par lui, eussent été reconnus possé-
dés, sorciers, inspirés par Satan, et eussent grossi le nombre de
tant de pauvres malades victimes des préjugés de l'époque.
Il y a cependant au milieu de ces rêveries une observation bonne
à recueillir et dont la science a pu tirer parti : le diable prend vo-
lontiers différentes formes d'animaux. Les hallucinations de cette
nature ne sont pas rares chez les aliénés, surtout chez les alcooli-
ques : ils voient souvent des serpens ramper vers eux, et ils éprou-
vent alors des angoisses qu'il est difficile de calmer; pour peu que
le malade soit enclin à la théomanie, ce qui est fréquent, pour
peu qu'il croie au diable, ce n'est plus l'immonde reptile qui s'a-
vance, c'est le souple tentateur, celui qui s'enroula autour de
Parbre de la science , qui offrit la pomme fatale ; c'est le génie
même de la révolte et de la perdition, celui à qui rien n'a résisté,
Pennemi de Dieu, le plus fort, Pinvincible auquel il faut obéir au
prix de la damnation étemelle. Chaque jour dans nos asiles, dans
nos maisons de santé, les médecins sont témoins de phénomènes
semblables, et j'ai vu plus d'une mélancolique agitée, ne pouvant
expliquer les deux volontés adverses qui se heurtaient en elle, s'é-
crier qu'elle était la proie du démon et demander un prêtre, afin
d'être exorcisée. Pour les convûncre à jamais de la réalité de leurs
fausses sensations, pour généraliser leur délire partiel, pour rendre
celuirci incurable, il suffirait de les environner d'un appareil reli-
gieux imposant, spécialement préparé pour elles, car chez ces pau-
vres malades, battues par des tempêtes nerveuses dont on ne soup-
çonne pas la violence, on évoque les démons lorsque l'on tente de
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7tà RErUE.DES BEHX MONDKS.
les chasser. Si Fca Caôsait faire un seal eiorbisBteidttDS la^Mor.d»
agitées de Sainte-iAnoe ou deia Salpâtriërey toates les folles qui ^
auraient été lémoîas seraient possédées Je leademain.' Des idivers
genres'de folie, la démonomame est celui qui se •pFOvoqoe.^t te pro-
page le •plu'^ factlemeot par l'exemple*
Fernel est un savant de premier ordre, ses livres de médecine
sont ingénienx, son calculdéterminant la grandeur de la terre le
fait immortel; Bodîn fat un grand juriscoQSuite : ni l'un ni l'ai^ie
ne sont plus sages qu Ambroise Paré. Dans les hallacinés de sor-
cellerie, loin de reconnaître des msdades, ils ne yoicDt ique des
coupables indignes d'indulgence et qui tous, sans distinoUon, mé-
ritent le dernier supplice. Ces hommes si sagaces,^ si instmits, sem*
blent ignorer que dès le xui* siècle Bacon a formulé le pnocipe
de la méthode expérimentale en disant : non fingendum, non exo^
gitandum, sed inveniendum quid natura facialyaui ferai. Bodin est
convaincu jusqu'à la fureur; son livre de la Démonomanie desê&r-
ciers est l'œuvre d*ua exanpéré. Après des autorités si imposantes,
nul n'est plus à citer; on dirait que tonte véiité a été dose, enme-
çée aussi dans l't/i pace où mourut Édelin. Il ne faut donc ipas s'é-
tonner si, dans la petite Lorraine, un juge se vante davoir br&Ié
800 sorotères en seize ans, et si, dans la seule ville de Cenève, on
en brûla 500 en trois mois. Il y a un mot cruel là dire, mais qui
n'est que trop juste : c'était la mode.
Ge fut de Westphalie que vint la première lueur, du petit pays
de Clèves. Un méc^ecin: nommé Wier (1) prit toutes ces supersti-
tions corps à corps, et fut en réalité l'ancêtre fondateur de la pa-
thologie mentale. Jl savait sur quel terrain il marchait et à quelle
forte partie il pouvait. avoir aHaire; aussi, procédant avec une ex-
trême pinidence, il débute: par faire la part belle aux opinions du
temps. 11 divise les démons en catégories distinctes, définies, sup-
pute l^ir membre et l'évalue à plusieurs millioes. S-étant mis à
Fabri par l'orthodoxie de cette démonstration soientifique,. il entre
en madère et déclare que, puisque le diable est coupable, c'est lui
qu'il faut punir. Quant aux sorcières, aux possédés, ce août des
malades, il vaut mieux les guérir que les brûler. II a' vécu avec les
fous, ceci n'est point douteux, il les a étudiés attentivement, et la
plupart de ses observations sont tellement précises que la scienoe
actuelle n'aiyatit rien à y reprendre. ' On accuse le diable d'intro-
duire magrqHement dans l'estomac de sesi adeptes des iragmeas de
fer, des os,des caHIoux,— «il prouve que les -aliénés ont pm fois use
invinâble* tendance à avaler tout ce iqu'ila rencostrent, sunout les
'(i) S6s œayres comptâtes ont été impiiméet à AattteHbuoren iSOO.
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GDrp8:brillaii&, — * iLaiEmne tque les loi^s^^roo» se «nente&t.à eox-
flofâmes lorsqu'ils rpréteedent se changer en fauves pourcoarir ia
B«tftiI.eoiiiient que les stry^Sfoes -sorcières mangeuses d'exifans,
S'abusfSDC'loirBqu'eÛes racontent leurs horribles repas. La preuve
qu'il doDiDe est si simple qu'elle^ eftt dû frapperions les esprits qui
n'étaient poîat systématiquement prévenus : les nrarts qu'on dit
avoir été déterrés sont dans 4oars tombeaux, on peut le vérifier;- les
enfisiDS qu'on dit avoir élé dévorés sent vivans, les voilà; on n'a qu'à
prendre une sorcière, Fattacèer sur uu lit, la faire garder à vue; si
eHe s^endort, elle n'en soutiendra pas moins qu'elle a été au »sab-
bat, etoependant son corps n'aura point quitté le matelas sur le-
quel -il est fixé. Wier dit courageusement le nom de la maladie
nerveuee^t mentale dont ces malheureux souffrent telieuient qu'ils
essaient très fréquemment d'y échapper par le suicide, c'est l'hys-
téro-démonopathie. Que répondit'-on à cette démonstration péremp-*
toire? Que Satan est le matin, que les «morts paraissent être dafîs
leurs tonrioeaux, que les el^ans dévorés paraissent vivans, que la
sorcière parait présente sur le lit où elle a été garrottée; mais que
ce ne sont là qiate des apparences suscitées par le diable, propres à
troBuper Jes yeux des ignorans, à rdffermîr l'impiété des incrédules,
et qu'en réalité les monts ont été déterrés, les enfans mangés, et
que la sorcière >a été au sabbat.
Cependant un peu de -clarté se fait : la science va se débarrasser
peu à peu de la gangue où elle est enfermée depuis si longtemps.
C'est Theuredes grandes entreprises; l'imprimerie multiplie la pen-
sée, le NoQ veau-Monde vient de se révéler, la réforme essaie d'épu-
rer «ne religion qui retombe au paganisme, Galilée seut la terre
se mouvoir sous ses pieds, et Reppler ouvre le ciel. On peut croire
que le diable va enfin rentrer aux abknes, que la loi du Dieu de
douceur et de pardon va régner, que la maladie ne sera plus trai-
tée comme le crime; vaine espérance! Les femmes de la famille
Médicis ont envalii la France, suivies d'une armée d'astrologues, de
nécromanciens , de médecins, disciples de Locuste, de diseurs de
bonne aventure et de cheroheiirs de l'élixir de Icwgue vie. C'est le
temps des inaléficeç, des sortilèges, des envoûtemens. Quelque dé-
considérées qu'elles fussent par les esprits sérieux de l'époque, ces
sottises n'étaient point disposées à jnourir; avant de disparaîtie,
elles aUaieait biiuleverser la France et se donner en spectacle comme
des farees' de tréteaux qui auraient ixn dénoùment sinistre.
Le "granfd siècle, le sîède de Richelieu (1) et de Louis XIV, efet
ii) Le cardinal de Rkbelîeu pourrait figurer dans cette étude à titre de fou, ai
Ton 6D croH la prineewe' Palatioe, qui^a^crit, en- date dii 5 juin 1716 : « Lecantinal
de RicbelicQ, malgré tout aon tatont, areu degrands^accès de foUe; il se figurait qjaOdU
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796 RETUE DES DEUX MONDES.
sons ce rapport aussi insensé que les précédens jusqu'au jour où
Colbert, outré de dégoût par tant de niaiseries impitoyables, dé-
fend d'évoquer les affaires de sorcellerie. Trois histoires de pos-
session, dont le souvenir est resté dans toutes les mémoires,
occupent les premières années du xtii* siècle, celle de la terre de
Labourd en 1609, celle des ursulines d'Aix en 1611, celle des
ursulines de Loudun, de 1632 à 1639; les noms de GauOridi et
d'Orbain Grandier ont été popularisés par le théâtre et par le ro-
man; ce furent de véritables épidémies hystériques (1) qui sai-
sirent des femmes vivant en groupe ou près les unes des autres,
qui les entraînèrent à de fausses sensations, à des hallucinations
de Touïe, du toucher et de la vue, qui les agitèrent de transports
nerveux excessifs et qu'exaspérèrentjusqu'à la fureur les cérémonies
violentes, les objurgations, les pompes religieuses, l'affluencedes
curieux, l'importance subitement acquise par les malades et la fré-
nésie des exorcistes. Que dans ces tristes procès, qu'il est inutile
de raconter, la jalousie du cloître contre l'église, des ordres an-
ciens contre les ordres nouveaux, ait joué quelque rôle, que des
prêtres peu scrupuleux aient abusé de l'état morbide de ces mal-
heureuses, comme on le vit clairement un siècle plus tard dans le
lamentable procès de la Gadière, on n'en peut guère douter; mais
le fait acquis, réel, scientifique n'en subsiste pas moins : on était en
présence d'une affection névropathique se communiquant par sym-
pathie. Ges femmes que l'on accusait d'être des possédées ou des
fourbes n'étaient ni fourbes ni possédées, elles ét^ent malades.
Elles brisaient tout, elles déployaient une force, une adresse sur-
humaines, qu'on ne savait attribuer qu'à l'intervention du malin;
elles passaient des heures à regarder le soleil sans baisser les
yeux ; elles aboyaient comme des chiennes. On ignorait que« dans
quefois qu*il était un che?al; il sautait alors autour d'un billard en hennissant et es
fusant beaucoup de bruit pendant une heure et en lançant des ruades à ses domes-
tiques; ses gens le mettaient ensuite an Ut, le couvraient bien pour le faire swr^ ^
quand il s*éveillait, il n'avait aucun souvenir de ce qui s*était passé. » Lettns et Mê-
dame, duchesse d'Orléans, édit. Brunet, U !«', p. 240.
(i) U faut bien s'entendre sur les mots, afin d'éviter toute confusion. Les geasdtt
monde donnent généralement au mot hystérie une acception qu'il ne comporte pas et
le confondent avec l'érotomanio et la nymphomanie. Ces vocables désignent trois s&c*
Uons nervoso-mentales parfaitement distinctes. L'hystérie est produite par an msoqoe
d'équilibre dans le système nerveux, par un affaibUssement des grands nerfs; c'est ua
délire partiel, triste, théâtral avec propension excessive au suicide; elle participe de U
mélincolie et de la lypémanie d'Esqoirol; Relier l'appelle la mélancolie agitée, etMo-
reau (de Tours) la nomme la folie névropathique. L'érotomanie est l'amour platoniqoe
dégénéré en aberraUon, c'est l'amour de don Quichotte pour Dulcinée. La nymphoms-
nie, pour les femmes, le satyriasis pour les hommes, est le déchaînement des passions
sensueUes et bestiales dans ce qu'eUes ont de pins violent.
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LES ALIÉNÉS A PARIS. 707
leurs crises, les névropathîques sont doués d'une agilité et d'une
vigueur dont rien ne peut donner idée. Les agitées de Sainte-Anne,
prises dans le gilet de force et mises dans les loges de sûreté,
coupent avec leurs dents les treillages en fil de fer qui garnissent
les fenêtres; à Bicétre, il y a peu de temps, un aliéné se débarrasse
de sa camisole et démolit sa cellule, qui est en pierres de taille.
Actuellement deux pensionnaires de Bicétre restent des heures en-
tières les yeux fixés sur le soleil, sans que le plus léger tressaille-
ment de la face puisse faire soupçonner qu'ils sont impressionnés
par ce flot de lumière ardente ; leur pupille est tellement rétiécie
qu'elle est presque invisible, elle ressemble à celle des mangeurs
d'opium. Quant à la manie aboyante, c'est un mal fort connu : on
rappelait jadis la maladie de Laîra; le fils du grand Condé aboyait
si fort que l'on s'imaginait qu'il se croyait changé en chien. C'est
une simple affection nerveuse qui n'implique nullement une alté-
ration des facultés de l'esprit ou de la volonté; une femme peut
rester femme du monde, être fort entendue à ses affaires, et aboyer
du matin au soir. Du reste, l'hystérie est la maladie protée par
excellence, elle prend toutes les formes, on dirait qu'elle fait effort
pour se déguiser afin de n'être pas reconnue. Aussi, chez les pauvres
filles du Labourd et de Loudun, elle varie incessamment ses aspects,
et, toutes les fois qu'elle revêt une apparence nouvelle, c'est un
nouveau diable que l'on découvre; quand on a nommé Belzébuth,
Belphégor, Astaroth, Léviathan et cent autres, quand on a épuisé
tout le vocabulaire de la démonologie, on découvre encore des
démons jusqu'alors inconnus; à Loudun, c'est Alumette d'impu-
reté; à Aix, c'est Verrine qui obéit à Gauffridi, prince des magi-
ciens. Verrine n'était point seul, car Michaelis, un des exorcistes
employés dans cette affaire, déclare avoir chassé six mille cinq
cents démons et plus du corps d'une des possédées.
Il est un fait connu aujourd'hui et scientifiquement démontré,
que les démonophobes avaient remarqué et qu'ils ont exploité au
profit de leur croyance. Dans tous les procès, on voit que le pre-
mier soin des exorcistes est de rechercher minutieusement sur la
corps des possédées et des sorciers ce que l'on appelait alors la
marque du diable. On pensait qu'en prenant possession au sabbat
de la créature qui se donnait à lui Satan la touchait, et que l'en-
droit où le doigt crochu avait posé restait insensible à toujours. On
bandait les yeux de l'accusé, on le mettait nu, et à l'aide d'une
longue aiguille enfoncée dans les chairs on cherchait la place mau-
dite qui le faisait à la fois esclave et maître du démon. Cette place,
il faut le dire, on la trouvait très souvent, surtout chez les femmes.
Dans cette affection à laquelle je laisserai son mauvais nom génô-
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798 REVUE DBS BfiOX MONDES.
ïvfm à'^fÉ^BirmsemsïlAlitéctxa^ .è'oMpiitie
dacAPps, Ae toute la«iiMftenlaiiéei)Ae6tf»6 rare^6'eslteiiiieJ'4m
édoiteBnnt circonscrit qWom a-parfotei<îiwiqw^prwBa<à<d6€DiJ»riN^
le^peaid'éteBdaeidefce .point;eafak;I)îeii la iMuque diL^Mgt^alv-
Les mélaimoKqii^etleslypéinairiaqw qipi «e mordeai, ae»d4-
chireat, se-^frappent» s^arracheot les cheveux». ne» j^esseutealattaBe
douleuf -, elies soat en* celateemblables* audL cbiene^ «urag^^ q»
peuvent . mordre une bat re de-fer rouge» swas doaiier . le plus léger
signe deâOttffrance; j*alnioi^iiiéme eofoocédd fortea^^piogles*^
le brasdes malades «ans réussir àjévttllerle«r,atte«iioiï(l).Ilo*ya
pas d« jour où. des-faite analogjoee œ se pioduèseat-daBS^Ies aaitos
d'aliénés^ Lesoeattda diaUe^ q«iii faisait tideaif^r les ^urdstes,
qui leur faisait dure : SaUft est là^. était v^une p^ove: de'pkis, une
ppeuve.irrécusakle que tousioea pwiwesêtreai 3i.oradlenieiitt«r
tarés aaDMi d'une fdl qui se tnwBpait:iL iDM:e< de veuioif resta:
orthodoxe, aaoaient dû être mis à rhôpîtaUxouabés danadebass
lits^ haigqés souvent, saturée dopiuBii et distraite <ietleui8rp(Niaée6
morbideorpar tous les mofeaspossiblesi^
On poiwia^&'étoBiier.de ces épid^mi» menUles qw.sévissaîeBt
jadis^ et dontmeântenaBi on ccoiê qu'il neireste pjua Uace:(2)^ Toute
raaJadie non soignée ou surexciuéei pair les moyens, qw roaemplek
à. Ja combattre ttfnd toujours à* se répandre et à.sft génécaliseci S
aujourd'hui la viUe de Paris lâchait: les «epit mille. aliéD^a qu'elle
traite- et nourrit dans ses asiles spéciaux^ il estiort prob;d)lo*^'oQ
cr^iiait à la folie, cootagloase; N*oablions paS' trop ce qf i vîeoi de
se passer : qu'est-ce donoi que le demieciépisode de la coaNnaaa:si
ce. n'est un accès doipyroinanteépidéniîqtte<et.fiinii6e3 Al'épe(^
dont je parle, la vietde' couvent, la monotonie enfaatÎAedes eier^
cices imposés^ la clausuration, fumnt poachea«<ioupjdBDS: cette ssrte
(1) Dû aliéné, à l'aide d'un raoroeau de Terre, se coape lu pe«n du firent etmtÊà
an vendre «ne ineniofD obfiqae'de 15 centimètres de li^ngoear; ti affirm» «'atoir t»*
MDti aucune dontevR. Unautce saisit une poignée' de ofaaiiioM aniew, ait il batlsi
oampir la main de forcer un troiaiàme introduit sa tdte dans, no p«6l« ^Huné ai se
brûlfi horrihlement la tête; on lui fait renuu*quer qu*il n*a même pas crié, il répond:
Pburquoi aarais-je crié? Je ne sonlTrais pas. (Moreau de Tours, to PhysiologiûingrbUÊ,
400 eipsasim/)
C2) Cear (^pidénnefl lont très^réeUea^ et 'ont^appaiw ilacsiècle enr MUo aarac 'vnaeartB
dfi jiériodiâti^ La fonoe en a. varié depuis ie fék*ooe'jQ8qalatt'aiDiple«Jdmi0dfl,aB«Mfe
nfen iudi<|oait-.pas moins une maladie des orgsnea der rentendement : au*xvi* sièds,
l^hystéro-démonopithie, au xvit* la possession des nonuains, au xviti* les conmlsio»>
mdns de Sàini-MéElard, le vampirisme de Pologne et de HOngriD, au uaC* iertibtas
teorosDtw et l'év^eatioa des morts»
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LESAUÉNXS A. PARIS. . 7M
dèMBiratianrimlaâhre'et taoubiante qal. devint si générale qu'elle
portaM» neis dan» rhiatoire^ lapfisêesswn. des^nonnains* Dapiiis
lMgien)f)ft oa 1 avait »gi»lé Vaaedia^ Ia>malaélÎQf d^s. clolt»*ea<^ai
trcttUe réspritie^ pouaMiauiButoidew Les unsulfenea^'Aîi^ celles de
Loadàn; dfkotRs coiigrégalroD8*de:femme6?;dâ«tt 4a:Pioardîd^et les
flandres} en fsrent atteintAS, jnttshîen^piua^Boom les religîenfies
de'SsiinO^Louîs.de'Lowîer8>(16&3)» aosqueMer toiae l'iaflake* d*Dt^
faaÎD Giandier aivait été^rasontée par le grand pénitencier ù*txma^
qni l'avait suivie aux côtés de Lanbacdeoiont* La pnncipale bé^
roîoe d^cettetlngubreiiîstotre. s'appelait Madeleine Bavent; II. faut
liie sa con&issioa (1).
Jamais cas pathologique ne fut miensdétenniné; c'est iam^an^-
colieaoeompagnée d'baUucinatioQS; .d'illuaions du .sens du teudier
^d'uneiiaviuGible-aticaotioo vers le. suicide; Lee mouvemens: in^
vvlonlairesv lessyncopesi Jes constricttoos- de l'œsophage* le^Uf-
fleineBtdQ(.coift)8, rimpérieax.besein:de dire des grossièretés^ les
gBstes.âiidâeeDS» les postuses estrai-buniaînessi complaisamment
dferiles panile capooni) Bosroger qui servait d'exoccistef prouvent,
sans doatn possible^ que Jafoliefseutetcaiisait tous les pbénenaènes
dontOD s'effrayait* Le-parlemeni de Rouen s'en mêla;, on deterra:le
cadavre d'un, pi'ètre qui) la nuit venait tournenter les religieuses; et
onF.lebirûlaeni grande- cérémonie. L'église et lajustioe rivali$èB»t
detzèle et deisoètise; mais on ne guérit personne. La pauvre Made*
leiaie. jetée dans un cul de basse -^osse, comme' bouc émissairerde
tous les> péchés de la.communaulé^ essaya. de se tuer et, quatre
heures durant, se tourna et se retourna dans le ventre un loug clou
qu'elle y avait enfoncé. A cela.seuU en debors det toutes autres
prcnves,* on peut la reconnaître pour une makide frappée d' bysiéro-
méianeolie. .Bo effet, dans cet iiorrible mal, — le plus horiîbla qui
exiséo,' — l'amour de la mort est abslirait;. tous moyens sont bons
pour mourir; les malades déjouent touiesurveillanoe à.forccd'asr
toce^detpersisianeei devolonté^ et il est rare qu'elles n'arrivent pas
à- raeilttte . leur pirojet.à exécution. Si on/ les interronrpl au milieu
d'une tentative de suicide^ si ontles retire de l'eau, si on coupe la
corde dont eUes s'étBaoglent, si oa les arrache de dessons les^ roues
â\uie voiture, on. ne trouve pas une pulsation de plus À. leurs rarn
tiies, pas un frémissement, paa l'apparence d^Une* émotion; elles
restent impaasiblesetineitémoigoent rien que laicnntitariétÀ d/avoir
été^saavéeOiei le déaespoir de vivre encore. Une mélancolique au^
jeusdlbuicguériei et qi^ i avaii trouvé imoyea de s ouviir la govge à
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800 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aide d'un couteau qu'elle avait volé, me disait : J'eus alors l'inef-
fable volupté de me couper le cou et de voir couler mon saDg.
Pour les hommes qui, dans les siècles passés, avaient à s'occuper
de ces tristes affaires, les tentatives de suicide, loin de les éclairer
sur l'état intellectuel des prétendues possédées, étaient la confirma-
tion de leurs idées erronées. Selon eux, Madeleine Bavent avadt
plusieurs fois cherché à se tuer, non point parce qu'elle voulait se
débarrasser d'un mal însu'pportable, mais parce qu'elle était harce-
lée par le remords de s'être donnée au diable et d'avoir eu com-
merce avec un prêtre sorcier enterré depuis plusieurs mois. Ainsi
tout ce qui aurait dû éclairer ces consciences aussi obtuses qu exal-
tées semblait les obscurcir encore plus.
Pendant que cette lugubre affaire se déroulait en Normandie, au
milieu d'une population épouvantée, devant des ecclésiastiques qui
n'y comprenaient rien, en présence de juges qui croyaient sérieu-
sement aux démons et qui en avaient peur, la science ne resta pas
muette; elle fut très sagace, très courageuse, et parla haut. Dn mé-
decin, Yvelin, ayant charge de chirurgien chez la reine-mère, dé-
clare qu'il n'y a là nulle possession diabolique, qu'il y a simplement
un cas de pathologie, que c'est affaire de science et non point de
religion; il dit le mot dont on usait à l'époque : ce sont des lunati-
ques. Cette lutte du bon sens contre la passion n'empêche pas le
parlement de Rouen de faire déterrer un cadavre, qu'on brûla, d'en-
voyer un vivant au bûcher, de condamner la pauvre Madeleine à la
réclusion perpétuelle et d'ordonner la fermeture du couvent de Lou-
viers (16A7). La parole d' Yvelin ne fut pourtant pas inutile. Les
cœurs finirent par se soulever contre tant de brutalités qui, à force
de se refuser à tout bon sens, devenaient criminelles. En 1670, à
La Haye-Dupuis, un procès de sorcellerie dans lequel il futaffirmé,
sous la foi du serment, qu'on avait vu un rat parler à un enfant de
dix ans, est évocjué devant le parlement de Normandie; plus de
500 individus furent impliqués dans cette affaire, et 17 furent con-
damnés à mort. Louis XIV cassa l'arrêt; le parlement regimba et fit
des remontrances en citant les saintes Écritures, Grégoire de Tours,
les pères de l'église, tous les docteurs ès-exorcismes, Boguet, del
Rio, Llorente, Delancre; il rappela les « bien-jugés » antérieurs, les
condamnations suivies de supplices, et affirma son droit de frap-
per à mort les coupables du crime de sortilège, « qui détruit ies
fondemens de la religion et tire après soi d'étranges abominations. »
Le roi tint bon, ordonna de cesser les poursuites commencées
contre d'autres prévenus, et par ce fait mit fin à des persécutions
que rien ne justifiait. Il n'en resta pas là, et deux ans plus tard, en
1672, Golbert lui fit signer la célèbre ordonnance qui interdit aux
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LES ALIÉNÉS A PARIS. 801
parlemens d'évoquer dorénavant les procès pour cause de sorcel^
lerie. Les bûchers furent éteints; mais, faute de savoir que la démo-
nomanie est une maladie et non un crime, plus de 20,000 individus
avaient expié dans les flammes le tort d'être atteints d'aliénation
mentale.
Là se ferme l'époque que l'on peut appeler l'ère thaumaturgîque
de la folle, et Tère de la répression commence. Nul hôpital pour re-
cevoir les fous, nulle maison pour les soigner, on les enferme où
l'on peut, dans les couvens quand ils sont tranquilles, dans les'pri-
sons quand ils sont agités; on les enchaîne, on les frappé, ils crou-
pissent sur la paille, on va les voir pour satisfaire une curiosité
malsaine, on les excite pour en rire. Les gens qui se piquent de
beaux sentimens ne se gênent guère pour s'en amuser. La phrase
qui revient si souvent dans les lettres de M"" de Sévigné, et dont
Coulanges fit une chanson : « les voyez-vous? — non; — ni moi non
plus, )) — est une allusion plaisante, mais cruelle, à une pauvre
folle détenue dans une communauté religieuse, et à laquelle on ren-
dait visite pour s'en divertir. Il restait bien des choses à faire en-
core pour arriver à l'idée si simple de soumettre ces malheureux à
un traitement scientifique, mais du moins ils gardaient la^ vie sauve
et n'avaient plus à redouter la surexcitation des exorcismes. Les
parlemens et le clergé firent un suprême effort pour ressaisir le
redoutable pouvoir que Louis XIV leur avait sagement enlevé. A Aix,
où le parlement de Provence avait conservé bon souvenir du procès
de Gauffridi, on voulut tout à coup évoquer une nouvelle affaire de
possession (1731), affaire très triste, d'une moralité douteuse, et
dans laquelle on vit qu'un vieux prêtre avait étrangement abusé
d'une pauvre fille hystérique, visionnaire, théomane et souvent hal-
lucinc^e. La fille, qui se nommait la Cadière, était fort à plaindre et
tout à fait innocente; on la renvoya dos à dos avec son confesseur.
Il n'y eut là nulle terreur, nul appareil trop violent, tout sombra
dans le ridicule : on chansonna les deux coupables, on se moqua des
parlementaires et des prêtres ; nul n'y gagna, ni la justice, ni la
religion.
Cet exemple ne fut pas perdu. Lorsque les jansénistes appe-
lans de Paris furent atteints de délire, d'extases, de uévropathie,
lorsque les scènes du cimetière de Saint-Médard firent croire à
quelques bonnes femmes que le diable recommençait à faire des
siennes, on se contenta de simples mesures de police pour empêcher
le scandale de devenir une cause de trouble public. Pendant dix
ans (1731-1741), on laissa les convulsionnaires se mettre en croix
à domicile, se jeter la tête en bas, se marcher mutuellement sur la
poitrine et se donner des coups de bûche sur l'épigastre, à la
ZOMS Cl. — 1872, 51
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809. REVOS BES 9SMX. MONBES.
gfaade joifi <ie La GeoddMnMe, qui 4<ak tfèslriftQd depaieite^^iec^
tacksr l'on ne bfûia perawBe, et,, fdoute de pecsécatîAiii» répidénûe
OBas&d'elI&^nâfBe. L'apaiseouant estfût : lea parlesi^i.s dôdarenl;
ea 1768; (fiie les possédés ne sont que de» maJadesi; GaigliBstiiB au»
toute facilité pour évoquer le diable et le mettre en rappinriavee
laeardtaal deRobao; Mesmer pourra réuak lott^^lesntsimix autour
d&s(HL £aineiix baquet, personne ne a*en occupera^ ntJea genada
floi, ni le elorgé, ni la paliee. Encore. quelqpiB tempa, et \e seul eior-
cifiiine qa'oa empioioraGonino les» diables récalcitraos^ere la douche
de GharentoQ..
La. scienoe n'est pas restée oisive; pendant quo la jivatiee bu-
maino se désarmait eckfin contre les aliénés^ elle essayait de for-
muler des principes (fu'on pûit appliquer à leur gMéciseau En Suisse,
on Angleterre, on BoUonde, en AUemagQo,.enIia)liOr en France, lui
mot d'ordre semble avoir été donné ; Plater,. AWUKs^ Boerhavo^ Fie-
mîag, Fcaeassini, Morgagni, Boissier de Sauvages,, Lieataud, Lorry,
décrivent avec soin lesdifférens pbénomèaes de pathologie mantrie
qu'iUomt étudiéa; nntis, lorsqu'il s'agit d'indiquer le traiteflieBtà
suivre, ila font presse toua fausse route« car le poi4Eit do départ est
erroné.
C'était le 'temps où nignait sans partage la fameuse tbéodo-de
rhumonisme, en vertu de laquelle tous nos maux provieaoeait de
noo bumeurs, sang» lymphe, bile, etc»; l'homme étaût pinson maîoo
malade selon que Ubumeur perçante était àiin êtegrérplos ou moiaa
haut de crudité ou do coction?. Donc doux, remèjdes univeraels q«â
dévident suffire à tout, la purgation et la saignée. Uoliëreu a^rac soa
BkfeftTttfi, n'a rkn exagéré, il suffit de Utre les lottnes de €nf Ratim
pour 8*4sa coti vaincre (1). La. folie violente résidait dans le sai^, la
folie ti*iste résidait dams la bile, la foUe gaie rteidak <kms les socs
de la rate. On saignait,, on purgeait jusqu'à blanc, et Ifes malaiAes
no s'en tn^ouvaieat pas mieux.
Le grand révoludoniuilfe en l'espèce» cdui dont les travamc de*
valent avoir une inHuensce sr féconde sur la. thérapeutique, fat
Baglivi, qui créa réellement la physiologie expérimentale. Mort i
(1) Bordeu, qui fut an homme dMofinîment d'esprit et qui exerça lu médecine dan&
hr milieu du xviu^ siècle, essaie de réagir contre cette déplorable manie d*affaibUr les
aalides outre mesure en les saignant sans discrét4oi»; fl dit : « Sm vu ob moin» qrl
■ftmetudt point de terme aaa saignées^ ]Draqu*il ea anôt fiUt trans tt «o bimàLwm
faatriéma par la raison, disait>ii, que Tannée a qnalre saisons, qu-ll y a ^uattepartim
du monde, quatre &gos, quatre points cardinaux. Après la quatrième, il ea fisisait usa
cinquième, car II y a cinq doigts dans la main; à la cinquième U en Xoicoait ca»
sixième, car Dieu a créé le monde en six Jours. Six! il en faut sept, car la sentaLae a
sept Jours, comme la Grèce a sept sages; la huitième sera même nérassalret» pemipe
la compte est plus rond; encore une neuyième : quia tmmmv Btm infaraflreHMi»
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l&S ALlÉNn à. PABIS. 808
S8 ans, en d767^ iï avait ea le temps de femular sa tbéom da
sàtUivnmj tpai renverasût nnonorisme^ car K èbMit cpie les parties
soHcks an corps a<MFt ia cansr floodiîfiqQe et que les iuides oesoni
atteBsts q«e aBQODdaiBenMnl. Les csoires. de BtigU^i étaient peo
cenmcs en FioAce; œ fol un jeune médecin, nontiné Philippe Pindt,
qui en donna uaei édidon conpièle en i79SL Le tradactenr fvt no
réArmatenr^ an sens abeolii dn raat^ et c^est i M que les aliénés
daivettt de ne ipim être traités ceoBne des bètes féroees. C'était vm
homme d'ane sa(;ad^ îoeemparable, ebservstetir pix)fond, trfesper^
szstont dans sa Toloaié:^ tisnide josqu-i la gêne, jusqu'à la ma^
ladresse,. dévoré, de l'anovr de riiuaiaBité et très courageux an
besoia, ainsi qu'il le prouva pendant la terreiur, en cachant des pro^
scrits à Bieétffo et en faisant tons ses efforts pour sawrer Condorcet*;
c'était une &oie sensible èsiisila grande acception du terme si sotte-
ment, prodigué à cette époque. Bn 1791, il publia son Traiêé mééico^
philo9aphkiue àe Valiènatiùn weniaht^ et à la fin de 4793, par Tin-
fluence deCoosio^^de ThoujDeÈetdfe Gabonis, il était nommé médecin
enckefdeKoêsre.
6e qu'^étert^ Bicêtre à cette époque, on ne peut se le* figurer*;
e^était la rtnfermerie ds moyen ftge dans ce qu'ette aTak de pins
hîdeox ; c^éitart à la fois oane geôle, une maison de oonrectisci, uo
pénitem^ier, an bâpital; assassins, débauchés, malades, iodîgeas,
idiote, gâteux, viraient pèle*-mèie daas la pIusafFreuse prouiiscuîM;
d'OB seul BMt, c'était un ctoaque. Les aAiéiiés, oofome bétesdan*
geceuses, étaient tennis à part, enfermés dans des cabanons de six
pieds carrés quâ ne recevaient d*air et de jour que par le guichet
dont k pscte élaitt perofte; les planches da ttt, garnies d'ane hoMs
de pailie renouivelée tous les nmis, étaient serilées^dans la mtiraille;
les rapports du temps disent que ces logea- ëtseent des glacitees.
fixlialaéA par le aûlien da corps, portant des fera auor pieds et
aux mains, nos pour la plupart,, prelottast dans celte asmosphère
faumide, ne neeevant m soin ni médâcamesit, les nndades étaient
dans un état de fureur pernmnen^t injmiaieiEt les curieox qui re*-
Baîextt ks Toir en partie de plaisir, se ruaient sur leurs gardiens
dès qyte ceux-ci osaient ouvrir la perte, essayaient de se briser la
tète osntre les murs et réussissaient seuf end» C'est en présence de
ces niséfaUes que Pinel se trouTa.
Dans la, Nffsol^û de Gullen , dont îi. avait donné une tradvction
en 1786, il aidait lu que, u s'il fiint modérer les anportemrns des
ilDiiS, yi ne fanot le faire qu'avec une extrême douceur; qne les
cindoes. sent iiarbases, les irritent, rendent le mal incurable ; qu'on
}ea imnobilise, sans danger pour eux,, à r»de d'une camisole étroite
doat ks manches sent attachées Tune à l'autre; qu'il convient de
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80A BEVUE DES DEUX MONDES.
lûsser aux malades toute la liberté compatible avec leur état, et
qu'il est bon de les isoler de leur milieu habituel. » G*est de là, sans
nul doute, que lui vint l'idée première de la réforme qu'il sut ac-
complir; mais il y fut singulièrement aidé par un humble fonction-
naire dont le nom est oublié aujourd'hui, car il l'a absorbé dans sa
propre gloire. Il rencontra à Bicètre un homme du peuple, de
foi-mes un peu rudes, de cœur généreux, sorte de bourru bienfd-
sant qu'on appelait Pussin ; c'était un simple surveillant spéciale-
ment chargé du service des aliénés, service fort pénible auquel il
avait, de son autorité privée , associé sa femme. Pussin, sans avoir
pris l'avis de personne et sans qu'on l'eût remarqué, expérimentait
depuis longtemps le système que Pinel allait inaugurer. Il accom-
pagna le médecin en chef dans sa première visite; les fous hurlaient
et se démenaient comme d'habitude. Pinel dit à Pussin : « Quand
ils deviennent trop méchans, que faites-vous? — Je les déchaîne.
— Et alors? — Ils sont calmes I » L'expérience venait au secours
d'une théorie préconçue, et lui donnait une force extrême. Pinel,
après avoir étudié ses malades avec soin, déclara que son intenticm
était de déferrer tous les aliénés qui lui avaient été confiés. Cou-
thon fut délégué à Bicètre, moins pour- assister à un spectacle inté-
ressant que pour vérifier si l'on ne cachait pas quelque « aristo-
crate » dans les cabanons. — En entendant les cris de ces pauvres
êtres, il dit à Pinel : « Il faut que tu sois fou toi-même, pour vou-
loir déchaîner ces animaux-là. » La scène eut un caractère théâ-
tral qui se ressent de l'époque. Il y avait depuis douze ans, dans
les cabanons, un homme redouté entre tous, ancien soldat aux
gardes, nommé Chevingé, qui, atteint d'alcoolisme, avait été con-
duit à Bicètre et enchaîné comme les autres fous. Il était évidem-
ment guéri, mais sa fureur ne cessait pas; sa force herculéenne lui
avait permis de briser plusieurs fois ses fers, de jeter bas sa porte
d'un coup d'épaule, et les gardiens qui s'étaient chargés de le réin-
tégrer dans sa fosse avaient été à moitié assommés par lui. Pinel,
après lui avoir fait une courte allocution, le délivra le premier et le
chargea d'aller enlever les chaînes des autres malades, en lui disant
qu'il a confiance en lui, et qu'il le prend désormais à son service.
Ce fut en pleurant que Chevingé obéit à Tordre qu'il venait de re-
cevoir; on peut imaginer la joie de ces malheureux, qui se sentaient
les membres libres, qui pouvaient aller respirer au grand air après
une si dure , une si étroite réclusion. Chevingé fut en offrit le do-
mestique de Pinel, et son dévoûment ne se démentit jamais; dans
les jours de disette, lorsqu'on ne pouvait presque plus se procurer
d'alimens, il ail lit dans la nuit à Paris, et chaque matin il rappor-
tait à son maître le repas quotidien. Il était si parfaitement doux
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LES ALIÉNÉS A PARIS. 805
et bon que, lorsque Pînel fut marié et père, il en fit, — ceci est lit-
téral, — une bonne cT en fans.
De même que Colbert avait clos Tère thaumaturgîque, Pinel ve-
nait de fermer l'ère de la répression exclusive; Tère de la thérapeu-
tique allait enfin s'ouvrir. Après tant de combats, la victoire restait
au bon sens, à l'observation, à l'humanité. Parlant de ceux que
pendant si longtemps on a brûlés, on a enchaînés et maltraités, Pi-
nel dit : Ce sont des malades; grande parole et de portée incalcu-
lable, qui aura un jour une influence déterminante sur la science
médico-légale. Esquirol les classe, définit leur mal et dit : Pour
apprendre à les guérir, il faut vivre avec eux. Ferrus les rend au
travail; il prouve que l'aliéné peut encore faire acte de civilisation,
et qu'en étant utile aux autres il devient utile à lui-même. Pen-
dant que la France pose ainsi les bases morales de l'aliénisme, Rol-
1er, créant en Allemagne un établissement modèle, réunit autour
de ses malades tout ce qui peut les rappeler à la vie normale, ei
démontre, par sa longue et constante pratique, que l'opium et ses
dérivés ne sont point seulement des caïmans précieux, mais qu'ils
constituent le moyen curatif le plus héroïque que l'on puisse em-
ployer pour combattre, pour vaincre les troubles de l'esprit. C'est
par ces hommes que la science aliéniste a été fondée : d'autres sont
venus qui ont développé leurs prémisses et fécondé leur doctrine;
mais ceux-là ont été les maîtres, les bienfaiteurs, et à ce titre l'hu-
manité leur doit une reconnaissance éternelle.
II.
Chacun s'empressa de célébrer ce qu'on nomma justement la
grande action de Pinel, et l'on prétend que les chaînes tombèrent,
comme par enchantement, des bras de tous les fous séquestrés en
France. Ceci est singulièrement exagéré. Une circulaire du ministre
de l'intérieur, en date du 16 juillet 1819, signale avec sévérité l'état
misérable dans lequel on laisse les aliénés en province. Abandonnés
dans des loges souterraines, sans lumière et sans air, leur sort
n'avait point été modifié : on renouvelait à peine la paille qui ser-
vait de litière aux fous tranquilles ; quant aux agités, ils couchaient
sur la terre nue ou sur le pavé ; leurs gardiens, toujours armés de
gourdins, de nerfs de bœuf, se faisaient précéder par des chiens
bouledogues lorsqu'ils entraient dans les cellules. L'autorité com-
pétente ne ménageait pas ses prescriptions : elle recommandait,
elle ordonnait de substituer partout, ea cas de nécessité rigoureuse,
l'usage de la camisole de force à celui des chaînes; mais il faut
croire qu'où ne l'écoutait guère, car en 18A3 le docteur Dagron,
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80ê RETUfi DBS smxjgi momiuis. '
actuellement direoleur-médecm de l'asOe ée TtHe-tiriranU entoyé
en inspection dans la maison de Fontenay-le-Conàte>( Vendée), trouve
quinze femmes et vÎBgt honunes sus, eoclndnés dans les loges.
Méanmoms un principe avait été posé, et il fallût en déduire les
conséquences. Pour la séqiiestcation des afiénés, oa se liesutait à
chaque pas conlire des diiBculités safts œsse iteaaîssaDtes , car la
matière n'était réglée que par des arrèliés de police; de plus aveu
établissement spécial n*avait été construit poar les ^riter, ils
étaient empnsom^ dans les lio^œs et plus soirvent eneore ooi-
fondus avec les crimiaels dans les noadsoss de détention. Cn tel état
de clioses appela enfin Tattention du go»verneor»nt. En 183&, une
enquête permit de consta^ter lofficidilemei^ les abus do»t les aiîéBés
avaieat à souflTrir et les besoins qu'il étaât urgent de satisfaire. Oa
premier projet de loi présenté le 6 janvier 1837 ne fnt pas accaeilii
avec faveur; il fut remanié, communiqué aux conseils-généranx
qui donnèrent leur avis motiré, et ne devint loi que leJO juœ i^SS;
une ordonnance royale du 18 décembre i83i9 en détermina la por-
tée et rapplication. Les décrets du 25 noirembre 1848, do IS jan-
vier l'S&â, du 20 mars i&ô6, ëtaMînent un service d*inspe^OD
générale pour ks maisons d'aliénés et réglèrent l'organisation inté-
rieure des asiles. La loi de 1888^ exoellente dans ses dispesidiins
fondamentales, fonctionna sans encombre et à la satîslaction des
intéressés pendant une vingtaine d'années ; puis tout à con^ sans
motirs sérieux, elle fut attaquée et baitne en lirëche avec «ne vio-
lence excessive; on parla de séquestrations arbitraires, de dénis de
justice, de lettres de cachet, et l'on rajeunit de vieilles calomnies
plus ridicules encore que méchantes. De cette question des aliénés,
qu'on n'aurait Jamais dû soulever, car elle avait été résolne avec
un grand souci de la justice, on fit une arme d'opposition ^aad
même, sans réfléohir qu'on incriminait d*un sent coup deux admi-
nistrations pleines de i>on Toni^ir envers les malheoreux et m
corps médical qui adonné trop de preuves â*intégnté povr ne pas
mériCer -d'être à l'abri du soupçon. Le résultat a été femeste, car,
pendant que tous les intéressés, si injustraiontaccusési, cherchaient
à mettre leur responsabflité à '00uvi»'t, c'est l'aliéné, t'est le :
lade qni a pâti.
On s'est servi ^'un mot à l'aiâe dnquel 3 est facile depasss
les esprits en Fnsmce ; sur tous les Ions on a parié de la liberté in-
dividuelle. La liberté individuelle est sacrée, elle est à la fois h
sauvegarde du citoyen et celle de l'aintorité; ntais ^le ne dok être
protégée qu'à la condition expresse de ne point porter ait^nte à la
liberté collective : or il n^y a pas de f(sm, si paisiMe, si éteint, a dé-
primé qu'il soit, qui& un moment donné, sons rinflnnnoe aDUte
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• CBS «.LKERB5 IL PARIS.
d'une ôRipalsMn krésistiiâe, ne poisse deveoir im danger .pnUic
Ghaepie jour,le» joupoaux noentent, en Mftmant l'aiiloriié desoa dé^
fcot'dd vigilance, tes malheurs causés par des aliénés qu'en croyak
inoAmsifs on guéris^ Les plus babîles, iee phis savans peuvent Vy
faôsaer prendre, à plus ibrie raison ies îguorans, qui sont ammbceux
en puneille maûëi'e*
Pinei raiiprcrte « robs^vavtîon n d*un naniaqœ enfermé à. Bioètre;
'desmandatoires d'une section voisiae vinrent, pendant ia révolu-
tîiMLr laire une pepqaisvtîm dans les salles réservées aux aliéner;
k malade interrogé par eus leur parut jouir de la pléninude de ses
facultés, on le prk pour une victime du a pouvoir liberticide, » et
cnremperta eu triempifae pour ie rendre à la vie eouMinune* 1 peine
œt bonune raisonnable av«t-*il dépassé la porte de Tliespice, qu'il
s'^mpora d'un salure, tomba sur ses littérateurs et en éventra quel-
^ee-uns. C'était d'habitude un fou très calme ; le passage sans
transiAion d'un mode de vivre à un autre avait suffi pour déter-
nûuer obez lui un accès furieux*
Riéoemoient un fait moins grave s'est passé dans un de nos asDes
municipaux : un fou était sî tranquille, si aimable, de si bonne
conapagnie, qu'il jouissait d'une liberté relative considérable ; îl ae
psromeoait dans tout l'élaèlissement sans contrainte, et allait fort
socrvont chez le directeur, qui aimait à causer avec lui. Un soir,
dans le salon de la direction , une glace énorme placée au-dessus
d'une cheminée se détacha tout à coiip de la muraille et tomba« —
fort heureusement il n'y avait personne près du foyer. — Apirès
eaquéte faite, on eut la preuve que la glace avait été descellée, iu'-
«lioée légèrement sur le marbre par le fou paisible, qfui guettait
en liant l'effet que produirait sa « bonne plaisanteiîe* » Je cite ces
deux épisodes, et je pourrais sans peine en citer des milliers de
cette nature.
On a fait grand bnnt autour de certains procès dont le souvenu:
est dans toutes les mémoires; on sait aujourd'hui à quoi s'en tenir
snr ces prétendues séquestrations arbitraires : l'opinion publique et
les tribunaux en ont feit justice; mais il fairt bien samr qne àss
preui9e3 4'intelligence dtmnées par un individu ne démonlreiyt nul-
leoieot qu'il n'ait été, qu'il ne soit fou. On peut écrire nu mémoiie,
faine un plaidoyer remarquable, acouDïuler avec une habif)elé con-
sommée toute sorte d'argumens en faveur de sa capacité men-
taie, adresser des pétitions anx autorités législatives., et n*/en avok
pas moins été un malade dont l'état pathologique a exigé impé-
rieusement un s(^jour plus ou moins long dans un asile. On peut
^re un écrivain de beaucoup de talent et n'avoir aucun équilibre
dans la raison ; on peut passer par trois formes successives d'uli6^
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808 BEVU£ D£S D£UX MONDES.
Dation, par l'hypocondrie d'abord, ensuite par la mélancolie,
enfin par la manie de se croire persécuté, et être un homme de
génie; les Confessions et la biographie de Jean- Jacques Rousseau
sont là pour l'afiirmer. On ne doit donc pas conclure de l'inteUi-
gence déployée, dans un moment donné, à l'intégrité des facultés
de l'esprit, ce serait s'exposer à commettre des erreurs graves qui
seraient préjudiciables et à l'individu et à la société. En fait de sé-
questrations arbitraires, l'occasion a été propice pour les faire con-
naître depuis deux ans; les tribunaux sont ouverts à toute réclama-
tion, les journaux s'empresseraient d'accueillir les plaintes ; je ne
crois pas qu'on en ait formulé. Pour être impartial, il convient de
dire que ce sont là de ces lieux-communs que l'on répète volontiers
sans y attacher grande importance et sans en connaître la valeur.
J'ai regardé de près dans cette question; des masses de documens
scientifiques et administratifs ont passé entre mes mains (1). Je ne
connais qu'une séquestration arbitraire, une seule. Elle date des
premiers temps du consulat. Bonaparte, trouvant pour la quatrième
fois sur sa table de travail deux livres infâmes envoyés par leur au-
teur, écrivit : « Enfermez le nommé de Sades comme un fou dange-
reux; » L'ordre fut exécuté. Parmi ceux qui ont eu le courage de
feuilleter les ouvrages de cet homme atteint de satyriologte, qui
donc oserait dire que, tout arbitraire qu'elle fût dans la forme, cette
séquestration n'ait pas été méritée?
Pour bien connaître les fous, il faut avoir vécu avec eux ; cette
dure obligation a été dans ma destinée, j'en puis donc parler avec
quelque expérience. On se les figure ordinairement tout autres
qu'ils ne sont; en ceci comme en tant de choses, le théâtre et le
roman ont perverti nos idées. On s'imagine volontiers que le fou est
un être qui n'a plus une lueur déraison, qui divague sur toulsujet,
qui pleure quand il devrait rire, rit quand il devrait pleurer, prend
les nuages pour des éléphans, ne se rend compte de rien et ne sait
môme pas où il est. Un tel homme se rencontre évidemment, le
délire général existe : il y a dans les asiles plus d'un malade dont
on peut dire qu'il a réellement perdu la connaissance de soi-même
et des autres, la notion de l'espace et du temps; mais le cas le plus
ordinaire est le délire partiel, et l'on se trouve alors en présence
d'un monomaniaque, c'est-à-dire d'un individu qui peut causer
raisonnablement de toutes choses, excepté d'une seule, sur laquelle
. l'insanité éclate immédiatement et presque toujours avec violence.
J'ai eu sous les yeux un travail manuscrit composé de quatre forts
(i) JTaTais préparé cette étude avant Tincendie du Palais de Joatice, de la préfecturt
de police et de THôtel de Ville.
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LES ALIÉNÉS A PARIS. 809
volumes in- A*, c'est ]e résumé, avec commentaires, de tout ce qui
a été écrit sur la folie par les auteurs grecs, latins, allemands, an-
glais, italiens et français. Cette œuvre, remarquable de lucidité, de
méthode, de composition, a été faite par un pensionnaire de Cha-
renton ancien magistrat, homme très sage, très instruit, très doux,
qui parfois et tout à coup se voyait chargé par des escadrons de
cavalerie lancés sur lui au galop. 11 en ressentait une angoisse qui
déterminait invariablement un accès de fureun
Non-seulement le théâtre et le roman nous ont donné des idées
erronées sur la folie réelle, mais ils ont accrédité dans la foule igno*
rante et crédule cette sottise des séquestrations arbitraires. 11 n'y
a pas à discuter le point de départ du dramaturge et du romancier ;
c'est un droit adsolu pour chacun d'eux de prendre tel sujet qui
lui convient, dans la vie, dans le code, dans Thistoire, où bon lui
semble, — il suffit qu'un fait lui paraisse admissible pour qu'il puisse,
s'il le vent, l'introduire dans son livre ou le mettre à Is^ scène; c'est
là un élément romanesque, rien de plus, et il n'a d'autre valeur
que celle du mérite littéraire avec lequel il est présenté au public;
msds que des esprits sérieux se soient laissé prendre à ces fictions,
c'est ce qu'il est difficile d'admettre, surtout en présence de la loi
de 1838, contre laquelle se sont accumulées tant de préventions, et.
qui s'est au contraire appliquée à donner des garanties multiples à
la liberté individuelle.
Les lois sont les instrumens à l'aide desquels la société se protège
contre les instincts naturels de l'homme ; or la folie est, le plus sou-
vent, le retour aux instincs animaux, aux désirs impérieux, aux
impulsions invincibles, au meurtre, au vol et au reste. 11 était donc
d'un intérêt social supérieur d'isoler les malades atteints de ce
genre d'affection, de les mettre dans l'impossibilité de nuire aux
autres et à eux-mêmes; mais il fallait éviter à tout prix qu'abusant
d'un emportement momentané, d'une bizarrerie d'esprit, d'une irri-
tabilité de caractère, on n'arrivât à faire séquestrer des personnes
de raison saine qu'on aurait pu avoir un intérêt quelconque à faire
disparaître en les enfermant. Aussi la loi de 1S3S, qui est à la fois
loi d'assistance et loi de sécurité, a-t-elle entouré l'entrée d'un ma-
lade dans un asile de toutes les précautions imaginables et y fait-
elle concourir des autorités différentes qui se contrôlent mutuelle-
ment. La loi distingue deux genres de placemens : le placement
volontaire et le placement d'office. Pour opérer le premier, il est
nécessaire d'être muni d'un certificat de médecin qui n'est point
parent de l'aliéné et qui n'appartient pas à l'établissement où ce-
lui-ci demande son admission. Le directeur doit constater l'identité
du malade, celle de la personne qui l'amène, et prévenir immédia-
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8fd R&TUB DES 1MBUX MOHOES.
temeDt le préfet de polîœ. Oa â reneacé, eR ce <fat teucbe les «âes
publics, à ce genre de placement, ce ^ui est ^rt regrettable, tsm
les fermaUtés À remplir pour le placement d'ofice sent plus teugim
et par conséquect prf^judioiaUes aux malades.
OësiSii, le cmseiU général de la Seine, sur la praposfikm 4*
IL de Raaibttteau et d*»pFès Tayis dn conseil gëaéral des liospîees,
a dbeicibé à restreindre le nombre des placemens voloDtaires, «qm,
croyait-on, aidaientà rencomlnemeirt des maîsens de BioéiFeefiée
la Salpétrière, seiiiles ouvertes à la Me. fia f S&4, la mesope paraît
devenir géoérale; mais on avait beau repousser les placemensTok»-
taires, lescas de sé<ifiiestrations indispensables ne drmînoaieat pas,
et dès lors la préfecùnire de police s'est Toe dans la nécessité d'in-
tervenir, par les placemens d'office, en faveur des aliénés àmA
l'état mental ou l'indigence exigeaient impérieusement l'euMe
dans wi asile municipal et gratuit. C'est ainsi que ce mode «de pla-
cement s* est développé, et aujourd'hui c'est par le seul hiteniié-
diaire de la préfecture de police que les fous trouvent un abri et
des soins. Un certificat médicsd, une demande d'admission ^gnée
p^ des parons ou des amis du malade, un prooës-verbal rédigé
par le commissaire de police du quaitier habité par l'aliéné, rd^
tant les faits de notoriété publique et reproduisant l'interrogaloire
qu'il a fait subir à celui-ci, sont les premières pièces exigées. Cou*
duit à une infirmerie spéciale, l'aliéné est examiné par un médeds
délégué qui donne son opinion motivée; dirigé sur l'asile désigné,
il y esft reçu par le médecin résidant qui le a vérifie » et, sH le
trouve égaré d'esprit, signe son billet d'entrée. Ainsi, pour qu'une
séquestration arbitraire ait lieu, il faut quelesparens qutforraeleot
la demande, que le médecin qui donne le premier certificat, qse le
commissaire de police qui rédige le prooës*verbal, que le médedii
de l'infirmerie spéciale, que le médecin résidant de ra8ile,seeoieot
tous au préalafate concertés, qu'ils soient des coquins ou des igno*
rans; c'est là urïe démonstration par l'absurde qui aurait dû suffire à
ramener les esprits les plus prévenus.
il se présente pourtant dans une ville aussi populeuse que Psis
tel cas si subit, si impérieux, qu'il faut négliger toute forâaiité et
agir au pl<as vite. Un fou laissé ea iH^erté est pris d'accès forieux,
il court dans ks rues, armé, et se jette sur les passans; une mé^
lancoliqne trouve k vie insupportable, la mort lui apparaît coaiaK
un bonheur suprême, et pour rendre ses enfans heureux eHe connii!
de les égorger ; ce cas spécial se prodott très fréquentent. La lui
d'assistance devient alcn-s loi de sécvrité, et, agissant ^m son nom,
le commissaine de police expédie immédiatement le malade à Ta^e
le p'ius voisin. C'est ce qu'em nomme le placement d'urgence. B en
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CES AUÉ9BS A PâRiS. Sll
est«r«oe a«tre sorte, provoqciés fM* les nédecnns â1)6pita«x« Lora-
cpi*iin ma4ade donne des signes d'aliéiiatim et troubte le nepos des
sUles, il levr «iffit 'd*iHi oertîffiea/t pcmr le faire diriger sur Sakite-
Anne; souvent, en pareilles circeastanees, on «corantet des erreurs
de diagnostic et Ton prend pour une aflectim mentale ces accès de
déFire et d'incobérenoe qui suii^eDt en aocompagnent quelques ma-
ladies «ignés, telles -que h pnemmonie et la fièvre typbeîde.
Ikms t(Mf8 (es cas, le directeur Ae ht maison où le malade a été
i^u doH dans les vingt-qnatre heirres aviser le préfet de polîœ eC
lui faÂre parreoir toutes les pièces à Tappui, lesquelles sont réunies
et formefit un dossier particulier pour chaque aliéné. Lorsque le
placement a eu lieu d'urgence, le préfet de police délègue un mé-
decin qui se transporte à Tasile, inHerroge, examine le malade et
fait «in rapport qui conclut au maintien ou à ta levée de la 'Séques-
tratîoD. De pke chaque directeur est tenu d'avoir un registre sur
lequel sont relaies les nom, prénoms, âge, qualité, domicile, état
civil de l'aliéné : -on y scoute la date de l'entrée et It^ observations
médicales; ce re^stre doit être communiqué aux s^édecins de l'asile,
aux vBspecteui*s, anx magistrats chargés des inspections trimes-
trielles, aux déi^ués de la préfecture de police, au!i^ pareas qui
ont provoqué la séquestration. Ce n'est pas tout; dans les trois
jours qui suivent l'entrée d'un malade dans l'asite, on dmt en don-
ner avis au procureur de la république de l'arrondissenwnt, et, s'il
y a lieu, au procureur de la république du domicvle de secours (1),
en notifiant te Bom de la personne placée et le nom de la personne
qui a effectué le placement. Quinze jours après l'admission et en-
suite tous les six mois, un rapport médical constatant l'état diu ma-
lade est adressé au préfet de poilice. Tonte réclamation émanant
d'un aliéné doit être expédiée sans délai par le directeur au repré-
sentant de l'autorité qui en est l'objet; le préfet peut ordonner la
sortie, le président du tribunal le peot aiussi, même ma)<gré l'oppo-
shîoo du préfet : que le malade *soit guéri ou non, sa sortie peut
tMjoiu's ôtne obtenue par les membves de sa famille; mais dans ce
cas, si le médecin déclare, après examai, que l-état mental du ma-
lade est de aatare à faire courir des dangers à la sécurité publique,
le préfet peut prendi*e un anété en vertu duquel l'aliéné eirt main-
tenu ea séqaestration jusqu'à ce qu'il ait acquis un degré d'amé-
lioration qui lui permette de rentrer sans péril dans ia société. Si
cet atrdté parait excessif aux intéressés, ceux- ci owt toujours le
droitd'en appeler au tribunal, qui, réuni en chambre du conseil,
(f) Le domicile tte Becoun «*acqmert psr xm -an de mtjnr; M un 24 venûémialre
ftnii,iftta V,«it. 4;
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812 REVUE DES DEUX MONDES.
prononce sur le différend immédiatement et en dernier ressort.
Toutes ces prescriptions sont suivies à la lettre sous peine d'un
emprisonnement de cinq jours à un an et d'une amende de cin-
quante francs à trois mille francs, ainsi qu'il est dit au titre III*
art. Al de la loi du 30 juin 1838.
Telle est dans son ensemble cette loi préservatrice qui a été atta-
quée avec tant d'acrimonie sans qu'on ait pu cependant citer un
seul fait sérieux, scientifiquement constaté, qui ait porté témoi-
gnage contre elle. Après l'avoir discréditée au sénat, au corps lé-
gislatif, dans la presse périodique, par des brochures, on a demandé
qu'elle fût abrogée et remplacée par une autre loi dont le projet a
été déposé le 21 mars 1870 par MM. Gambetta et Magnin. L'exposé
des motifs déclame plutôt qu'il ne prouve. Les aliénés y deviennent
des victimes sacrifiées à la sécurité publique, on y parle de machi-
nations criminelles, et l'on y lit textuellement : a Qui sait si l'on ne
craint pas, en ébranlant l'édifice de 1838, d'y trouver le crime sous
chaque pierre ? » Il n'y a là en somme que beaucoup d'emphase et
une médiocre rhétorique. Les signataires du projet, qui, je crois
bien, n'en sont que les endosseurs, récusent les médecins, comme
intéressés, récusent les magistrats, sans doute comme incompétens,
et veulent qu'un jury spécial, tiré au sort, composé de six mem-
bres, décide en plein tribunal s'il est opportun ou non de pronon-
cer l'internement d'un individu présumé aliéné; celui-ci serait dé-
fendu par un avocat ou par un avoué. Donc débat contradictoire
en présence du fou, après interrogatoire d'icelui, plaidoyer, ré-
plique, résumé, déclaration solennelle des jurés. En vérité l'on
croit rêver quand on lit de pareilles élucubrations I
Sans parler ici des suites qu'un tel débat pourrait avoir sur plus
d'un cerveau égaré, on peut affirmer que ce mode de procéder est
vicieux entre tous, et qu'il entraînerait des erreurs déplorables.
Il faut être dans une ignorance absolue de ce que c'est qu'un fou
pour ne pas savoir que le monde extérieur, l'objectif qui exerce sur
certains aliénés une action surexcitante, produit au contraire chez
beaucoup d'autres une sorte de compression qui les rappelle à eux-
mêmes et leur donne toutes les apparences de la raison. Il y a
alors répercussion du moral sur le physique, comme dans les crises
aiguës, dans le délire, dans les hallucinations de toute sorte, il y
a répercussion du physique sur le moral. Tel individu qui chez
lui, dans son milieu habituel, maison, appartement ou cabanon,
s'abandonne à des accès de fureur qui sont plus forts que sa vo-
lonté, demeurera calme, paraîtra sensé, trompera l'observateur
le plus sagace, si vous le placez en présence de lieux qu'il ne con-
naît pas, de gens qu'il n'est pas accoutumé à voir, d'un spectacle
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LES ALIÉNÉS A PARIS. 813
qui Tétonne et le maintient. C'est ainsi que les aliénés deviennent
tranquilles et aptes à tout comprendre dans les premiers jours de
leur entrée dans un asile. Dn jury qui ne sera pas composé d'alié-
nistes et d^hommes spéciaux se laissera facilement abuser par les
malades les plus violens, car ceux-ci sont presque toujours les plus
dissimulés. En dehors de leurs crises, du point précis qui fait surgir
la divagation, beaucoup d'aliénés sont gens avec lesquels on peut
causer de omni re scibili. Des hommes fort intelligens y ont été
pris et ont donné à rire. M. de Viilèle reçut un jour la visite d'une
femme qui lui exposa, avec un entraînement de langage et un
charme inexprimables, certaines idées sur le rôle de la presse dans
les gouvernemens constitutionnels. Le ministre, ébloui de tant
d'esprit et de logique, entre dans les idées de son interlocutrice,
lui fait des promesses pour la création d'un journal dans lequel elle
aura la haute main, parle en conseil du projet qu'il va mettre à
exécution, et y renonce avec peine lorsqu'on lui démontre, pièces
en main, qu'il a eu affaire à une aliénée I
Si la loi de 1838 est appelée à subir de nouveau une discussion
législative, il est à désirer, dans Tintérét des aliénés, qu'elle en
sorte avec une consécration éclatante qui, sans mettre fin à des
insinuations malveillantes, permettra du moins de continuer l'em-
ploi de mesures dont on s'est jusqu'à présent bien trouvé. On
pourra néanmoins, pour donner satisfaction à ce que l'on appelle
l'opinion publique, y introduire une modification qui n'en compli*
quera pas le mécanisme et ne le modifiera pas essentiellement. Plu-
sieurs commissioAis extra-parlementaires se sont occupées de cette
question, qui, comme l'on dit, est à l'ordre du jour. La Société de
législation comparée a réuni des hommes graves, magistrats, spé-
cialistes, et elle les a interrogés ; notons en passant qu'à la question
posée par le président : avez-vous eu occasion de constater des cas
de séquestration arbitraire? il a toujours été répondu : non. L'opi-
nion à peu près unanime des personnes éminentes appelées à
émettre un avis a été qu'il serait bon de nommer une commission
permanente composée de médecins, de magistrats, de notaires, qui
seraient chargés d'aller visiter les aliénés, de les interroger et de
faire rapport à l'autorité qui en a charge. Cne telle commission
serait inoffensive, et peut être créée facilement. Je vais plus loin, il
ne serait pas mauvais qu'un des membres de la commission d«
permanence et un des substituts du petit parquet fussent délégués
pour assister les médecins de la préfecture de police dans l'examen
des aliènes enfermés à l'infirmerie spéciale; on n'en arrêterait pas
un fou de moins, on ne ferait pas une séquestration arbitraire de
plus; mais, en ajoutant cette garantie aux précautions que la loi de
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ftIA REVUK BES fiitfX UOMBES.
1838 a delà. éHâtées.» oa dégagerait la mspoaaabîlité an aédecM
atiésîate.
Les advensaiFes. de. la kî ae se eOBlentenut pus d'inGrinioer le
mode de plac;eneB<fc, îta en arriYeeà à oDodaniDer l'isoleiBeiil ifm
est impofié auiX aljéoés, dans kuc iatéiAt tt deos. llotéfdl d'an-
truL C'est cef^endsoit le moyea tbéJUfMMti^ae le pk» efficace 91e
Foa ait eocece déeoaveart; le changemesil d'élaâ eit de mîiim^ ki
Fupture des kabi4xiide8 priées, rétoignemeat des paima, trop sao-
veni: dia|^»éa à mettre en action lies ré\ieries d'an eerfem naïade
a pour ae pas le contrarien, » saf&eent seuls» daae bieaées cas», k
lainener ua calaae relatif dana lea esprits surexcités.
Il fâAt fénéruliser les feus^ et fou y arr»^ aisément par lafisê-
pline d'iai ré^nae uBtforiHe; larsqia'ils restent dans tenr âmatie^ito
sont tTèdimdttutisés outre mesure» on leur obéit, on Ta. an-devaat de
leurs désiiis? t oyant <ftte leuas ehimëres sont éeoutéea, Ub mm fiant aa-
cun effort po<]r se reprendre à la réalité. Plue ils se sentent Icna des
leurs, plus ils essaient de se de>niiaer poar s^en rapf)rocfaer. WiUs
racoat» que dans TétaUlssenient qu'il avait feodé en: Angleterre les
malades, étranfena gpnérissaieQt plus vite que les aatres ea raisan
môme de l'isoiemeiit bien plus- ooeaplet où rébignenkent de knr
pays et souveat leur ^noratace de la langue les avaient placés. U
est UB faiJL irréfataMe qu'on a bien seaveat constaté : les naalades
(pii oat été gnéf is dados une maison de saaté, et qui sont atteints par
une reofamte, coareot d'eux-mêmes et aa phas Tite dans l'établine-
maai eà d^à ils^ ont été soignéa, tant ii» compceaaeatt le bienfait de
cette Tie pK^nisble,, il est ycai, doulouirenae parfois au-delà de tante
expceasioa, maie qui dn maioa discipline fâme, soigna lacoqis,
neatralise les teataÉÎTes de suicide, eafipédie lea crimes et peat isr
mener à. la raison.
Vent^oo! aawoîff oà kiSéqaestratioo» dana le maayais. senaduaiet,
se produit le plie fréquemmoat? Dan^ b fiunîlle. Jéa début de la
maladie, en a voohi garder l'aliiiéné^ on l'a entoaré de soioe; par
snita d'un sentiment de: hoate mal enteadv» par écomnnie peat-ètrer
on a rsjcié loin la pensée de le déposer dans «a de ces étabUase»*
amna spéciaux, eu le» maJadea troaTent de larges jardiaa et des seias
appffefMfiéa. On s'est lassé de voir q«e l'on n'arrivait & aacaa rend-
tat,. an a perdu patieace devant rkrLtabilité d'an pauvre élrafaa
tout exaspère, onr Ta rudoyé, maltraitév oa l'a relégaé daBS:iiB coia;
pour qu'il ne pût maire^ oa l'a atabaehé à an £auateuil fiaé à la am^
raille,, dam qne^ifoe réduit obsnar de la maison^ Oa lui jatte ans
nonrritare insuffisante, eomaie à unchieni; en dit: H est si méchaal,
aa lieu de dire : U est si malade I S'il crie, 00 le bâillonne; iloroor
pit dans see ordures, dans sa vermine, et d'ime créature vivante,
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l£S ALIENES A FARI3*. 81&
qui peut-être aurait guéri û on r«ût confiée en temps opportim à
des aLLénifttes,, en fait ua j|» ne sais ifoci cpiî remue encere, ^i ne
peut pas uàovrir et qui n'a plus rien dfhumaîû. ie n'exagère pa»; les
cours. d'asdBesoat jugé plua «L'un de ees drames domestiqiftes, et
cûosJNjea sont Ea&tésJgnABés et ont eu «m déneAment qu'on o'oee se
flgurerl
Dans l'asile, tout se {Mtfse en plein jour; te préfet de police par
ses^ délégués, les xaa^traAs^ les médedas» y regardenl à toute
heures et rien de sembkble, rien d'approchant ne peut s'y pro-
duirel Les naïades y sont respectés, soignés, traités avec une
exti?£me biénveillaace. Teute injure éehsq^pée aus inPirafiiers est im-
médiatement punie paâ' rexpulsieii. Il y a peu de teaops, à l'établis-
sement, de Vaucluse, ub gardien qui venait d'être malu-aité par
im fou en accès furieux. s'ovhUa jusqu'à donner un soufflet à celui-
ci; on ne^ se contenta pas de Jke châ^r, il fut appréhendé par les
gendarnies dans l'aeile même, traduit en police correctionnelle et
cendaouaé à quinze jours de prison. Le directeur qui avait provo«-
qué cea iMSures séf ères sait qu'il n'a fiaôt que son devo»i on n'a
pas plus le droit de frapper un fos qu'en n'a le droit de £fa{^per un
phibîsiiquâ : l'un et l'autre sont des malades. L'acte est en outre uo
lieu de pretection pour les intérêts des aliénés; là ils sont défendus
Cfttitffe les testameaa antidatés, contre les donations entve-yîis, les
contrats de ventes dérisoires, et tous autres actes analogues que
trop souvent k cupidité des familles arrache à leur raison vacil-
lante. Sous ee rapport, la ha de ias& est incomplète; à force de
voulaic protéger la pecsonoe mftoie du maJade , elle a euMié de
protf^ger suffisamment ses biena. Dans la semaine de l'admission
même, un administrateur devrait être nommé pour géi-er les biens de
Faliétté et pour veiller à ce qu'il reçoive des soins en rapport avec
son état de fortuite. Plus d'un malade rentrant chez lui après avoir
été guéri a Ircnivé ses biens dilapidés par une fenune prodigue, par
des enfans insoucianst,. par des parens anides qui ont k préjugé po-
pulaire et absurde qae la folie est un mal( incuraJ^le. Plus d'un
bomme ricbe de 30,006 ou 10,000 livres de vente a été placé au
i^hm dans des maisons où l'on payait ^,000 fr. paar an; la pen-
sion a diminué, elle est tombée à 3,00» francs, puis à 1,200 fr.,
et enftBi LemalbttureuK a été poussé dans un asile public pendant
que sa farmitie vivait grassement de son revenu,, qu'die aurait du
censacier ib soo traitement et à son bien^tre. 11 y a Imigtemps que
îalvet a demandé que les aliénés fussent assûnilôs amx absens.
il est une prescription de la loi qu'on a laissée longtemps et qu'cm
laisse encore en souffrance. L'article 24 dit expressément : « Dans
les IWux oè il n'existe pas d'hospices ou d'hôpitaux,. les maires de-
Tfont pouTvatr au logement des aliénés, soit dans une hôtellerie,
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816 REVUE DE8 DEUX MONDES.
soit dans un local loué à cet effet. Dans aucun cas, les aliénés ne
pourront être ni conduits avec les condamnés ou les prévenus, ni
déposés dans une prison. » En 1869, un ouvrier fut subitement
frappé d'un accès de folie aiguë dans une petite ville du départe-
ment de l'Eure; en attendant qu'il pût être conduit à l'établisse-
ment d'Évreux, il fut déposé à la prison. Le fait en lui-même n'a
rien de grave, le malade était seul, enfermé, et il reçut tous les
soins nécessaires; mais il est toujours mauvais de manquer au texte
précis d'une loi. C'est cependant ce que nous avons vu à Paris de-
puis 1838 jusqu'au 1'' janvier 1872. Faute d'un local quelconque
dans lequel on pût provisoirement isoler les aliénés qu'on amenait
chaque jour à la préfecture de police, celle-ci, qui ne tient pas les
cordons de la bourse et qui, en matière de dépenses, est toujours
obligée d'attendre le bon plaisir du conseil municipal, en était
réduite, malgré ses incessantes réclamations, à faire interner les
fous au dépôt. Elle les séparait avec soin des prévenus, elle réser-
vait pour eux ses meilleures cellules; mais elle n'en donnait pas
moins cet exemple singulier d'une administration spécialement
chargée de veiller à la stricte exécution de la loi, et qui y man-
quait la première d'une façon flagrante. Aujourd'hui il n'en est plus
ainsi; cet état provisoire, qui n'a duré que trente-quatre ans (c'est
peu en France, où le définitif seul est transitoire), a pris fin récem-
ment.
La reconstruction du Palais de Justice et de la préfecture de po-
lice avait amené la réédification du dépôt, sorte de geôle d'attente
où l'on enferme momentanément les criminels, les prévenus, les
vagabonds, en attendant qu'ils soient dirigés sur les prisons dési-
gnées. On y a annexé une infirmerie indépendante, ayant une en-
trée spéciale, un service particulier, et que surveille un employé
du bureau de la préfecture, exclusivement chargé de tout ce qui
concerne les aliénés. La loi est exécutée dans sa lettre et dans son
esprit : les fous sont là chez eux, sans communication possible
avec la population roulante du dépôt. Des cellules réservées aux
aliénés occupent le rez-de-chaussée, où s'ouvrent aussi le cabinet
du médecin délégué et celui de l'employé. C'est triste, propre et
froid. Un gardien se promène incessamment devant les cellales,
dont le guichet est toujours entre-bâillé. Il veille à ce que les
aliénés ne se blessent pas dans leurs mouvemens furieux, il leur
donne à boire, et ne répond guère à leurs divagations; il me
disait qu'il aimait mieux avoir vingt fous à garder qu'une seule
folle. Au premier étnge, un dortoir de sept lits est destiné aux
infirmes qu'on envoie à Saint-Denis ou à Villers-Cotterets; nn
autre dortoir également de sept lits est consacré aux enfans qu'on
doit conduire à Fhospice des enfans assistés. Une pharmacie
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LES ALIE9ÏE5 A PARIS. 817
saffisamment approvisionnée permet de donner les premiers soins
aux malades, qui trouvent aussi des bains dans une salle voisine.
L'ouverture de cette infirmerie est un véritable bienfait. Autrefois
l'aliéné, amené d'abord au dépôt, était conduit au bureau central
des hôpitaux, au parvis de Notre-Dame; là il était examiné, et on
constatait son état mental. Si l'employé, mû par ce sentiment de
commisération qui est comme fonctionnel chez la plupart des
agens de la préfecture de police, n'avait pas libellé d'avance toutes
les paperasses nécessaires, le pauvre diable était réintégré au dépôt,
où Ton préparât les pièces administratives qui doivent le suivre,
assurer son identité et le faire admettre dans l'établissement
désigné. Toutes ces formalités, lentes, pénibles, qui trop souvent
aidaient à satisfaire la curiosité brutale du public, ont été suppri-
mées. On sort de l'infirmerie pour aller directement à Tasile.
Les fous ne manquent pas à Paris. Sans compter ceux qui ont
cherché dans les asiles l'abri ou la guérison, il y en a plus d'un qui
court les rues, et il ne faudrait pas chercher longtemps dans nos
souvenirs pour y retrouver le type de ces a originaux, » qui étaient
de véritables aliénés. Nos contemporains n'ont point oublié cet
Italien qui portait un nom prédestiné, car il s'appelait Carnovale;
il sortait toujours vêtu d'un costume éclatant, couvert de rubans
de toutes couleurs, et souvent il soulevait, d'un air respectueux,
l'énorme chapeau de général dont il se coiffait; c'est qu'il venait
de rencontrer un mort illustre, Dante, Pétrarque, le Tasse, Ma-
chiavel, Laurent de Médicis ou Paul Farnëse, que seul il avait le
privilège de reconnaître. Il vivait honnêtement, chastement, dans
une mansarde de la rue Royale, où il entassait les légumes qui
composaient exclusivement sa nourriture pythagoricienne; il variait
peu le menu de ses repas : six mois de pommes de terre, six mois
de haricots blancs; il ne s'en portait pas plus mal et sortait parfois
la nuit pour aller rendre un culte à deux ou trois gros arbres qu'il
connaissait, et qui servaient de demeure momentanée à des nymphes
de théâtre qu'il avait aimées au temps de sa jeunesse. 11 était connu
de tout Paris, et souvent, à cause de son costume emphatique, il
était pris pour un marchand d'ean de Cologne, ce qui lui causait
un chagrin profond dont on avait quelque peine à le consoler; bon
musicien du reste, il gagnait en donnant des leçons de chant de
quoi suffire aux très modestes nécessités de son existence. On se
souvient aussi de cet homme du monde, — j'entends du meilleur,
— spirituel, intelligent, causûque, causeur de verve intarissable,
qui, lorsqu'il avait une course pressée à faire, prenait tous les
fiacres qu'il rencontrait, et se livrait à bien d'autres folies. Si l'oa
cherchait bien aujourd'hui, on trouverait facilement des excentri-
TOMB Cl. — 1872. 52
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818> REYXJE DBS h^XJX MONDES.
cités publiques analogues à celles-ci, et qui résultent d'uu défant
manifeste de pondération dans les (acuités mentales.
Sans entrer dans diCS détails qui appartii^nd raient à un travail
exclusivement scientifique, sans parler non plus de cette vie à Qxt-
tranoe de Paris, qui débilite le systën»e nerveux en le surexcitant,
on peut constater une cause qui s'acc* mue chaque jour davantage
et qui produit des perturbations mentales passagères d* abord et
d*une violence excessive, puis chroniques et enfin permanentes*
Cette cause redoutable» qu'il faudrait eoru battre par tous les moyens
possibles, c'est l'alcoolisme, dont le docteur Jolly entretenait àé}i
l'Académie de médecine en lb66. Le p^ril signalé s'est aggravé et
décuplé par les circonstances douloureu.sement exceptionnelles que
Paria a traversées depuis deux ans; il constitue aujourd'hui une sorte
de péril social pour lequel on ne saurait uop se hâter de cherchée
le remède. La période d'investisseiaeni et celle de la commune ont
eu à cet égard une influence désastreuse sur la population ouvrière;
pendant le siège, elle buvait plus qu'elle ne se battait, et sous la
commune, on lui donnait à boire pou4* qu'elle allât se battre. A ces
deux époques, dans l'espace de neuf mois. I^iis a absorbé, en vins
et en aJcaots, cinq fois l'équivalent d'une consommation annuelle.
On arrive promptement ainsi au delirivm tremens; nous en avons
la preuve par les ruines entassées par l'accès- de pétralonjanie al-
coolique dont Paris, qui semble déjà l'avoir oublié, ne se rclëveiâ
pas de sitôt. Plus d'une des brutes qui ont ordonné d'incendier
notre ville avait passé par les établîssenwns d'aliénés, et y retour-
nera; plus d'un des maLbeureux qui leur ont obéi s'y trouve ac-
tuellenoent*
Ce n'est point leur faute si l'infirmerie spéciale nouvellement
ouverte n'a pas été 'dévorée par les flamntes, ils ont fait ce (pi*U&
ont pu pour la. détruire : les pierres de tai le ont résisté et les alié-
nés malades trouvent du moins un lieu tranquille où ils peuvent
attendre l'heure d'être envoyés à l'asile qui les attend. Là on ne Ws
nomm« ni des fous., m des aliénés; tant que le inédecin ne s'e^t
pas prononcé sur leur état, on les apf)ell«e àji» présjmiés; présumés
atteiata d'aliénation mentale. en vient bea^icoup ; deux c^nt un
dans le seul mois de mai dernier, c'est^à^-dire hîx ^ demi par j<iar.
Sur ce nombre, deux seulement ont été reconnus sains (re}4>rit;
c'étaient fort robablement deux ivrognes qu'une nuit de ealme
avait momentanément rappelés h la raisf^iti; on peut aupposer qu'ils
sont revenus dans le niois de juin. Chaque jour, nu des deux méde*
cins spécialistes oommissionnés par la piéltctnre de police se retul
à l'infirmerie, il prend co-unaissance fie^s dossiers envoyés par le
commissaire et reçoit les malades i«)lén) ^nt, Tun après l'autre. J'ai
assisté à cette visite, et il ne fallait pasMUje grande perspicacité ponr
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LES kLïÈsds A PARIS. Sf9
deviner l'état mental des pauvres êtres qui ont défilé devant moi;
mais il n'en est pas toujours ainsi, et souvent la science tâtonne
longtemps pour arracher à l'âme le secret de sa perturbation. Le
certificat médical est immédiatement rédigé et remis au délégué du
bureau des aliénés, gui le transcrit sur le registre des entrées (1).
C'est la préfecture de police qui envoie ses agens, toujours vêtus
en bourgeois pour cette circonstance, chercher les malades chee
eux, elle les soustrait, aiiuJit que possible, à rîodîscréfcîoB publique
et paie la voiture qui le» amène à Tinfirmerie. 11 se prodoît alors
un fait constant. Lorsque l'aliéné est dans son domicile, il est con-
damné presque invariablement à la curiosité railleuse et malsaine
de ses voisins : on s'amuse de loi, et par/oison ne craint pas d'ex-
citer son délire ; dès qu'on le voit emmené, emporté parfois, or
n'éprouve plus pour lui qu'un sentiment de profonde commiséra-
tion, on dit : Le pauvre homme! on l'arrête, il n'était pas méchant
cependant; s'il fait du mal aux autres, c'est parce qu'il a perdu
la .tête. Et le malade laisse un souvenir douloureux dans le cœiu- de
ceux pour qui la veille encore il n'était qu'un objet de risée. L'in-
firmerie ne chôme pas* Du !•' janvier au !•' juillet 1872, 1085 pré-
stnnés y ont passé; 107 reconnus indemnes ont été immédiatement
rendus à la vie commune; 12, qui offraient des accidens patholo-
giques particuliers, ont été expédiés dans les hôpitaux ordinaires;
966 ont été envoyés dans les asiles ; à ce dernier chiffre, il faut
ajouter 198 placemens d'urgence faits parles commissaires de police
en vertu de l'article 19 de la loi du 30 juin 1838, et nous aurons
ainsi un total de 1,16& aliénés fournis en six mois par Paris, pour
les seuls établissemens publics, ce qui équivaut, par jour, à 6. 72.
Lorsque la visite du médecin est terminée, quand toutes lespièces
administratives ont été préparées et signées par qui de droit, les
aliénés sont introduits dans une voiture divisée en plusieurs cellules
capitonnées, de façon à éviter tout accident et à empêcher les ma-
niaques ou les mélancoliques de se briser la tête contre des sur-
faces résistantes. L'employé chargé spécialement du transfërevient
des^malacfes monte sur le siège et les accompagne lui-même à Ta-
sile Sainte- Anne, où cesse la mission delà préfecture de poGce étoà
vont commencer celle de l'assistance publique et celle de la science.
Dans une prochaîne étude, nous essaierons de dire en quoi con*
dste cette double mission.
ALaiMB Du CucPr
(1) Très Bonrent des aliénés sont amtnéft à la porta de l'infirmerie en Aa^p» pev
leurs pareoB et par des agcns, qui ont choisi Theare de la Tiaite du uMêtbi
éTiter au malade le s^jpar dans les cellufes d*aftente;
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UN
COMMENTAIRE ALLEMAND
SUR RABELAIS
F. Rabelais uni »Hn Traité d'édatation, mit l>etondenr Berùcksiehtigumg der pœdagogi$ehen
Grundtaetze Montqigne't, Lêék^i uni Rausieau^i {RahaoU et ton Traité d^éiueaUon, eomparé
avec lei principes pédagogiques de Montaigne, de Locke et de Aoucarau), par lo D^ Ft. Aag.
Arnstaedt, profesMor à l'école sopérieure de Plaaen. Leipng ismt.
I.
Voici enfin un livre allemand tout entier consacré à un écri-
vain français, des plus français, rejeton bien authentique du vieux
plant indigène, et ce livre allemand, très élogieux pour Técrivûn
français, ne contient pas une ligne en Fhonneur des écrasantes su-
përiorités de l'esprit germanique. Le fait depuis quelque temps est
assez rare pour mériter qu'on le signale. Nous ne serons pas moins
impartial que Tauteur allemand, et nous reconnaîtrons que Rabelads
n'a jamais été mieux compris ni apprécié avec plus d'équité par ses
compatriotes que par le docteur Amstaedt. Nous aurions bien quel-
ques critiques de forme à émettre , le livre n'est ni conçu , ni dis-
tribué conformément à nos habitudes françaises : nous exigeons de
nos écrivains plus de symétrie, plus d'agrément, dans la manière
d'exposer les résultats de leurs études; mais le livre excelle par des
qualités très allemandes de recherche consciencieuoe, d'érudition
sûre, puisée aux meilleures sources.
Rabelais commenté par un étranger, par un Allemandi il y avait
déjà dans un tel rapprochement de quoi piquer la curiosité. Avant
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RABELAIS SELON UN ALLEMAND DE 1872. 821
examen, nous aurions eu la présomption de croire que Te célèbre
curé de Meudon ne pouvait être vraiment goûté qu'en France et par
des Français. Pour discerner ses étonnans mérites au milieu de ses
grands défauts, il est indispensable, pensions-nous, non-seulement
de comprendre sa laîigue, qui a vieilli, mais encore et surtout de
bien connaître le genre d'esprit, très indigène, dont il est peut-
être le type le plus saillant, et qui consiste à savoir mêler les in-
spirations d'un idéal souvent fort élevé aux fantaisies d'une imagi-
nation déréglée. Est-il possible d'être à la fois plus sage et plus fou
que Rabelais? En France même, depuis que le goût est devenu plus
délicat et le sentiment des convenances plus impérieux, combien de
bons esprits sont rebutés dès les premières pages par les supplices
auxquels les condamne la verve cynique de ce singulier philo-
sophe! Que doit-il donc en être à l'étranger? Yoilà ce que nous
eussions été tentés de nous dire, et nous aurions eu tort. Ce n'est
pas seulement en France que des penseurs, des hommes sérieux,
austères même, ont rendu de sincères hommages à ce bouifon de
génie; chez les peuples voisins, Rabelais n'a jamais cessé de compter
d'ardens admirateurs parmi ceux, en petit nombre il est vrai, qui
pouvaient le lire sans trop de fatigue. En Angleterre, sir Thomas
Urqhart et Motteux l'ont traduit, annoté, commenté avec enthou-
siasme, et ils ont fait partager leurs sympathies à des hommes tels
que le chevalier Temple et Hallam. En Allemagne, J. Fischard dit
Mentzer dès le xvi* siècle, Gottlob Régis vers 1830, ont tâché de
l'imiter et de le traduire. Herder le range parmi ceux qui ont pré-
paré la grande littérature du siècle de Louis XIV; Wieland, un peu
suspect quand il s'agit des écrivains français, lui assigne une place
de premier rang dans le panthéon littéraire, et, si Adelung le dé-
daigne, Goethe le proclame son ami , l'un de ceux qui ont le plus
de droits à son admiration. Chamisso l'avait toujours sur sa table,
Gervinus enfin le désigne comme l'éminent précurseur de Cervantes,
de Sterne et de Swift. On voit que le goût de Rabelais a depuis
longtemps passé les frontières.
Cependant, il faut bien l'avouer, quand on veut parler de Rabe-
lais en bonne compagnie, on doit commencer par présenter d'hum-
bles excuses. Le fait est qu'à chaque instant Rabelais déconcerte
les appréciateurs les plus sympathiques de son génie. Il n'est pas
seulement grossier, trivial, d'une ^liberté de propos effrayante, il
est cynique, il est sans vergogne, et il ne faudrait pas que, par
réaction contre le puritanisme littéraire qu'eifraie la moindre gail-
lardise, on accordât l'absolution complète à l'ancien moine de Fon-
tenay. Je suis même persuadé qu'il y a des esprits particulièrement
délicats pour qui les grands côtés de Rabelais disparaîtront tou-
jours derrière ses énormitéa licencieuses. L'excuse banale que l'on
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;Ba2 BEVUE DES DEUX HOKDES.
tire ordinairement de la grossièreté du temps où il vivait n*est pas
anflisante ; il faut du moins la préciser.
Rabelais en elTet encourut le blâme de plusieurs de ses contem-
porains, de ses anciens amis, entre autres celui de Calvin, qui
jusqu'à un certain point pouvait le considérer comme un allié.
Calvin, il est vrai, ne comprenait guère la plaisanterie, surtout
quand il s'agissait des mœurs; mais il ne fut pas le seul de son
avis. Il y a pourtant quelque chose de légitime dans ce genre d*ex-
c«8e. Bsibelais appartient par son éducation et son tour dTesprit à
la fin du xv* et A la première sK)itié du xvi* siècle. Or il régnait
dans la société tout entière, y compris la cour des Talois, une in-
croyable indécence en fait de conversation et de Ettërature : nos
«UBurs bourgeoises en ont Icmgtemps porté l'empreinte, et elles n*en
sont réellement purifiées que depuis un temps assez court. Des œu-
vres littéraires très sincèremeni conçues dans un dessein instructif
et naoral, les Contes de la reine de Navarre par exemple, nous mon-
Irent&vec quelle facilité de hautes et pures pensées pouvaient alors
s'associer à des descriptions côtoyant la gravelure et même y tom-
bant parfois en pleia. On ne remarque pas assez que, du xiv au
siilieu du xti' siècle, il y eut sur presque tous les domaines de
l'art et de la pensée un mélaqge, incompréhensible pour nous, de
grotesque et de sublime, de moralité et de libertinage. Le domaine
religieux lui-même en fut atteinL K cette époque et non aux âges
stttérieurs, plus grossiers enoorOj remonl^nt ces détails cyniques
d'architecture qui émaillent en dehors et en dedans un si grand
Bombre d'églises ogivales* Les mystères donnent lieu à une remar-
fue toute semblable. Les prédicateurs les plus goûtés de la même
]iériode font des sermons qui n'ont souvent rien à envier aux pages
les plus salées du Pantagruel. Telle est la forme précise qull faut
donner à l'excuse vulgaire en faveur de Rabelais. Il vit sur la limite
de deux âges littéraires , et, quant au libertinage de la pensée et
de l'expression, il appartient à l'âge précédent. C'est la crise mo-
rale dont la réforme fut la plus haute expression qui rendit le goût
plus sévère en disciplinant rintelligence et en puriGant llmagina-
tion. Il est donc pernûs d'attéxmer les torts de Rabelais en rappe^
lant l'époque d'où il sortait; mais il jEaut reconnaître que sur ce
psint il fut tout le contraire d'un novateur. Son éducation, d'où
rinfluence maternelle fut bannie, son séjour prolongé au milieu des
jBoines, son goût prononcé pour la médecine, ont dû, pour une
ftule de raisons, contribuer sur ce point à le rejeter ou du moins à
le maintenir en arrière. Assurément Montaigne, qui vient chrono-
logiquement après lui, ne brille ni par la sévérité de ses jugemens,
li par la chasteté de son style ; cependant, comparé à Rabelais, il
est déjà un modèle de convenance.
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RABELAIS SEtON ON AtflLElIAin) DE 1872. 823
Du reste, n'exagérons rien. Rabelais est cyniqne en propos, m^ais
c'est le calomnier qne de raccuser d'immoralité yoalue et d'im-
piété. Lé oonimentateur allemand a très bien saisi cette distinc-
tian. Jamais on ne peut surprendre Rabelais en flagrant délit de
mauvaise intention. On ne trouve chez lui ni la sensualité insi-
nuante et perfide du Dicaméron ni la gravelure malsaine des Ncu^
vettes notoielles. Son but ordinairement est trfes élevé, et, si les
moyens d'y parvenir sont souvent fort étranges, on ne découvre pas
œ qui fait la véritable immoralité littéraire et ce qui peut se con-
cilier avec les formes les plus chârtiées, c'est-à-dire le dessein in-
fléchi de plaire au lecteur en spéculant sur ses penchans vicieux.
Rabelais est indécent, il n'est pas corrupteur. Il en est de sa moralité
comme de sa religion. Une sorte de légende, fort peu historique,
s'est formée autour de son nom. Il passe le plus souvent aujourd'hui
pour un représentant du scepticisme absolu. Ce jugement est très
fdM%. Qu'il fût très mauvais catholiqoe et plus détaché de la tradi-
tion que beaucoup de protestans ses contemporains, cela ne fait
SQCnn doute ; mais par exemple les paroles moqueuses qu'on lui
attribue en diverses rencontres, notamment à Theure de sa mort,
sont dépourvues d'authenticité. Il n'est pas jusqu'à la moins invrai-
semblable des farces qu'on lui prête, la substitution de sa propre
personne, un jour de fête, à la statue du patron de son couvent,
qui, lorsqu'on remonte aux sources, ne revête une apparence des
plus apocryphes. Fut-elle vraie, il faudrait la ranger parmi les/ii-
venilia qui ne doivent pas déterminer un jugement définitif sur un
tel homme, n est avéré d*autre part que le curé de Heudon, en dé-
pit de la réputation qu'on lui a faite, remplissait exactement les
devoîre de son ministère, était fort aimé de ses paroissiens et même
recherché comme prédicateur, au point que l'on venait de Paris
tout exprès pour l'entendre. Il paraît avoir compris ses fonctions
sacerdotales d'un point de vue tout à fait semblable à celui que,
Inen plus tard, Rousseau devait prêter à son Vicaire savoyard. La
religion de Rabelais est une énigme comme toute sa personne, ttais
on aurait tort de la <ax)ire indéchiffrable.
On ne prête qu'aux riches, dit le proverbe, et les légendes ne se
forment pas arbitrairement. Une vie aussi agitée que celle de Rabe-
lais, moine, médecin, curé, ttyujours en voyage, ami des novateurs,
l)ien vu du pape, raillant la papauté, goûté à la cour, du dernier bien
avec une demi-douzaine d'évêques et tout autant d'hérétiques de la
pins belle eau, protégé tour à tour par un cardinal de ChfttiHoii,
irère de Coligny, et par la maison de Lorraine, se tirant toujours
d'affaire au milieu de difllcultés inextricables pour tout autre, ne
perdant jamais sa belle humeur, trouvant moyeu de dire en face aux
puissans du jour des vérités dont le demi-quart autrement présenté
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82& REVUE DES DEUX MONDES.
eût été étouffé dans les flammes du bûcher, — une telle vie donne
ridée d'une physionomie narquoise, goguenarde, raûUant tout, se
gaussant de tous, et Ton croit aisément celui qui l'a merfée capable
aussi de tout. Si nous ajoutons que l'orthodoxie timorée conclut
toujours très promptement de la hardiesse des expressions et des
idées au néant des principes et des croyances, on ne s'étonnera
plus de la complaisance avec laquelle la tradition a enregistré les
traits divers dont se compose ce que nous appelons la légende ra-
belaisienne; mais ce n'est pas une raison pour l'accepter comme
une page d'histoire, et nous savons bon gré à M. Arnstaedt de n'a-
voir pas reculé devant les investigations patientes indispensables
pour la tirer au clair.
IL
On sait peu de chose de la vie de Rabelais, en comparaison da
moins de ce que l'on s'attendrait à savoir sur un homme aussi ré-
pandu. On n'est pas même d'accord sur l'année de sa naissance.
Tandis que, selon l'opinion longtemps la plus accréditée, il serait
né en lâ83, MM. Rathery, P. Lacroix, B. Fillon, confirmant un soup-
çon jadis émis parle père Nicéron, voudraient rapprocher cette date
de lâ95. Fils d'un bourgeois assez aisé de Chinon, nous le voyons
d'abord au couvent de Sevillé ou Seully, puis à celui de la Basmette,
où il se lie d'amitié avec les quatre frères Du Bellay (1), dont plus
tard la fidèle amitié devait lui être d'un puissant secours, ainsi
qu'avec Geoffroy d'Estissac, futur évêque de Maillezais, les juristes
Tiraqueau, Boucher et Pierre Amy. Vers 1520 ou un peu avant, il
reçoit les ordres. Son savoir était déjà remarquable. Il coiTespondait
en grec avec l'illustre Guillaume Budé, il étudiait l'italien, l'espa-
gnol, l'allemand, l'hébreu, l'arabe. Sa vive intelligence s'ouvrait
avec passion à cette pluie de connaissances de tout genre que la
renaissance en plein épanouissement faisait tomber sur un monde
altéré de vérités nouvelles. Il n'en fallait pas davantage pour exci-
ter la défiance, bientôt la haine des moines ignorans au milieu des-
quels il devait vivre. Lui et Pierre Amy furent jetés en prison, et
ce fut seulement aux démarches actives de Tiraqueau et de Badé
qu'ils durent d'en pouvoir sortir. En 152A, avec la permission du
.pape, Rabelais quitta les cordeliers pour entrer aux bénédictins
de Maillezais, où il espérait trouver moins d'entraves à ses études
favorites. Son espoir fut trompé : dégoûté à tout jamais de la vie
monacale, il prit la clé des champs; il fut recueilli par son an-
(i) L*alQé, GuiUaume, fat un capitaine distingué; Jean Da Bellay deyint érèqa»
de Paris et négociateur renommé; Martin Du Bellay fut gouverneur de Normaadiet
et le dernier, René, évêque du Mans.
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RABELAIS SELON UN ALLEMAND DE 1872. 825
cien camarade d*Estissac, devenu évéque, et lui servit de secré-
taire dans les brillantes réunions où ce prélat libéral attirait des
littérateurs et des érudits tels que Marot, Des Périers, Salel, Hé-
rouet, Calvin. Cependant de sombres nuages montaient à l'horizon.
Marot avait été incarcéré, Louis de Berquin brûlé en place de Grève,
Des Pérîers dénoncé comme athée, Calvin avait dû quitter la France.
Rabelais, qui n'eût jamais le moindre goût pour le martyre, se rap-
procha de ses amis Du Bellay pour être en sûreté, et s'adonna avec
ardeur à la médecine comme à une science moins suspecte. C'e§t
alors, vers 1530, qu'on le voit à Montpellier, étourdissant les vieux
docteurs de son savoir de fraîche date et prenant rang parmi Its
maîtres de Tart. On ne sait pas assez que quelques années avant
André Vesale, ou du moins en même temps que lui, Rabelais fit Fa-
natomie du cadavre humain, cette condition de tous les progrès ul-
térieurs de la science, et devant laquelle, esclave de sots préjugés,
le moyen âge avait toujours reculé; mais ce qui le caractérise bien,
c'est qu'à Montpellier il mène de front les études les plus sérieuses
et les représentations comiques. Il joue lui-même la Farce de Pa-
thelin et une pièce de sa composition, la Femme mute (1). C'est vers
le même temps qu'il doit avoir été délégué auprès du chancelier
Duprat pour plaider en haut lieu les intérêts menacés de l'univer-
sité de Montpellier. Pour obtenir audience de ce grand dignitaire,
dont l'accès était difficile, il aurait imaginé de parler une langue
différente à chacuu des officiers de l'hôtel, à peu près comme fait
Panurge lorsqu'il est rencontré par Pantagruel, — jusqu'à ce qu'in-
formé de l'étrangeté du personnage qui demandait à le voir, le
chancelier eût donné l'ordre de l'introduire; mais il n'est pas sûr
que ce trait ne doive pas être aussi considéré comme appartenant à
la légende. En 1532, nous le retrouvons à Lyon, s' occupant tou-
jours de médecine, de dissections, d'anatomie, et publiant les
œuvres d'Hippocrate et de Galenus. Il parait que cette édition lui
rapporta plus d'honneur que de profit. Il avait quelque peine à
vivre, et l'urgence de se procurer des ressources ne fut pas sans
doute étrangère à la composition du premier livre de Pantagruel.
Ici encore l'érudition moderne a rectifié plusieurs données inexactes
de la tradition. D'abord c'est une erreur, engendrée par les édi-
(1) Le sujet était vieux, mais le dénoùment que lui donna Rabelais était neuf. U
s'agit de re mari dont la femme muette recouvra la parole par Fart d*un très savant
médecin; la dame, pour rattraper le temps perdu, se montra si loquace que le mal-
heureux, n'y tenant plus, dut retourner chez le médêcii et le supplier de faire revenir
le mutisme. Le médecin répond que cela lui est impossible; tout ce quMl peut faire
pour lui , c'est de le rendre sourd. L'infortuné, de deux maux choisissant le moindre,
a'y résigne; mais quand le médecin vient lui demander un salaire proportionné à
de si beaux succès, le mari lui fait vérifier dans toute sa validité le proveçbe d'aprte
lequel il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
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826 RETUC DES DCCl MOflDES.
tHM» de ses œuTres complètes, de croire qne Rabelais commença
«on épopée beuffonne par le livre de Gargantua ; )a vérité est que
le premier livre de Puntagruel^ fils de Garyantmiy ouvrît la série.
Une autre confusion lui a fait attribuer la Chronique de Gargaram,
dont la publication précéda celle de ce premier livre, et que Toh a
souvent confondue avec son Garganiua. La Chroniquedt GargoRtua
est un roman de chevalerie qui parut à Lyon en 15S2 et qui fut
robjel d'un engouement extraordinaire. « Il en fut plus vendu par
les imprimeurs en deux mois, nous dit Rabelais lui-même, qu*il
ne sera acbepté de Bibles «n neuf ans. » €e n'était pourtant qa'aae
rapso(Re médiocre, piaîsée à la soutcb des vieilles légendes popu-
laires, légendes bien plus intéressantes pour nous aujourdliui qne
la compilation du chroniqueur anonyme^ mais le goftt des romans
fabuleux était alors très i^pandu, et le nom de Gargantua avait da
retentissement dans nos vieilles provinces. Les savantes redwrchcs
de M. Oaidoz nous ont appris naguère que Gargantua est tine vtetBe
divinité gauloise, une personnification du soleil selon toute vrai-
semblance, du soleil dévorant, qui absorbe en passant d^éniM^mes
quantités de vivres et de liquides (1), Le chroniqueur met son in-
vincible Gargantua en rapport avec le cycle légendaire du roi Artus
et de Merlin, ce qui tend à confirmer fbypothèse de son origine
celtique; mais, excepté sa taille gigantesque, son insatiable appéôt,
sa soif non moins eifrayante et Tenlëvement des cloches de Notre-
Dame, le Gargantua de Rabelais n'a rien de commun avec le héros
du roman.
Le calcul du joyeux médecîn se trouva juste. En 15SS, îl fallut
publier coup sur coup trois éditions du premier livre de Panta-
grueL En 1535 parut le Gargantua^ dont le succès ne fut pas
moindre; mais dans l'intervalle Rabelais avait été à Borne avec le
titre comique d'écuyer tranchant, en réalité comme Tami et le mé-
^cin de son ancien camarade Tévèque Jean I>u Bellay, chargé par
Henry VIII d'ime mission auprès du ssint-siége. Rabelais pas^n six
mois bien remplis dans la ville étemelle, et repartit pour la France
avec des lettres pour François I**". C'est en passant par Lyon que,
«e voyant à court d'argent, il se serait avisé d'étiqueter des paquets
de cendre comme autant dt poisons destmés au roi et à la famille
(i) Le nom do Gargantua se rap^ocfae da bas-breton yargadm (goaiff); le 'viem
français employait le mot gargante pour dire gorge , araToîr. Près de KoiteD et psèi
do Nantes se trotiTe un mont Gargant, et à te nom m rattachent ptasîears supentî-
tions locales qui rentrent bien dans la snpposftion da sarant celtiste. Ne -ftradrahpîl
pas Toir une forme analogue, ou la femme de Oai^ntna, dans les gargomil^s, cm
-monstres à gueule béante qui serrent de gouttières arancôes à tant d^é^ses du centre
•t du nord-ouest, et qui doivent rappeler la rictolre remportée par saint Selloft w
mànX Romain sur l*an}mal hideux de m^me nom? n y a li peur nos antfqialits une
mine abondante de rapprochemens et peut-être de découvertes.
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BÂBELAIS SELOX UN ALLEMAND DE 1872. 827
royale. Dénoncé et arrêté comme un criminel d'état, il aurait été,
comme il s'y attendait, porté gratis à Paria, surveillé de près, msd»
soigné à proportion. Le tout se serait terminé par un éclat de rire
du roi. Ce trait plaisant est devenu traditionnel, puisqu'on veut en
dériver la locution proverbiale du quart d'heure de Rabelais; mais,
outre que les preuves directes manquent, il faut avouer qu'il est
d'une rare invraisemblance. Rabelais ne joua jamais ainsi ni avec le
roi, ni avec le bourreau, et Voltaire a déjà fait remarquer le dan-
ger que courait le trop spirituel voyageur d'être, non pas trans-
porté aux frais du trésor royal, mais bel et bien jeté dans une
basse-fosse et très maltraité, en attendant que les ordres de la cour
fussent arrivés à Lyon.
De retour en France et toujours attaché aux Du Bellay, nous le
voyons continuer ses études médicales, publier des almanachs ou
prognosticaiions comiques, suivre ses protecteurs à Castres, à Nar-
bonne, et repartir en 1536 pour Rome à la suite du même Jean Du
Bellay. Cest lors de ce voyage que, toujours prudent, il régularisa
sa position ecclésiastique, fort compromise, depuis qu'il avait, sans
permission, quitté la vie monastique. Après d'assez longues dé-
marches, il obtint du pape une bulle d'absolution. Le cardinal Du
Bellay put alors lui donner une place de chanoine au chapitre de
Salnt-Maur-des-Fossés, dont il était l'abbé. En 1537, Rabelais se
fait recevoir docteur en médecine à Montpellier, parcourt le midi,
exerçant son art de droite et de gauche, va visiter son pays natal,
et à Chinon renoue connaissance avec le célèbre cabaret de la Cote
peirUe, « où l'on montait par autant de degrés qu'il y a de jours en
Tan. » Puis il parcourt la Normandie et se décide enGn à publier
en 1545 le « tiers-livre » ou, plus exactement, la seconde partie
de son PaniagrueL Sa bonne étoile voulut que François !•', très
amateur de ce genre d'écrits, se déclarât son protecteur, et refusât
de donner suite aux accusations d'hérésie que, du côté orthodoxe et
surtout à la Sorbonne, on dirigeait contre lui. De nouveau les temps
étaient sombres pour la fibre pensée. Son ami. Et. Dolet, étadt en
prison, ainsi que Marot; Des Pérîers s'était suicidé pour échapper
au bûcher; mais, fort de l'appui royal, Rabelais écrivit en toute»
lettres, sous le titre de son nouvel ouvrage, son nom et son prénom,
qu'il avait jusqu'alors dissimulés sous l'anagramme ^Alcofribas
Nasier.
C'est seulement en 1547 que parut le « tiers-livre » de Panta-
gruel^ aujourd'hui le quatrième de la série. Il semble que cette pu-
blication ait eu lieu contre son gré. François I" était mort. Le parti
intolérant avait encore plus beau jeu auprès de son triste succes-
seur Henri 11 , et Rabelais, menacé, dut se r^ugier à Metz, puis
à Rome, où le bonheur voulut qu'il trouvât de nouveau un asile
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828 RETDE DES DEUX MONDES.
auprès de Jean Du Bellay, envoyé de nouveau près du ssdnt-sîége.
De là il fit si bien qu'il rentra en grâce. Quelques flatteries à l'a-
dresse de Diane de Poitiers furent pour beaucoup dans ce regaûn
de faveur royale. Du reste, Rabelais éprouvait plus que jamais le
besoin de s'assurer des protecteurs. Il écrivait du ton le plus câlin
au cardinal de Guise, et c'est par ce puissant canal qu'il obtint la
cure de Meudon en 1551. On a voulu révoquer la chose en doute,
elle est incontestable, et, ce qui ne l'est pas moins, c'est que Rabe-
lais fut ce qu'on appelle un bon curé, prenant grand soin du corps
et de l'âme de ses paroissiens, très estimé du duc et de la duchese
de Guise, qu'il visitait dans leur beau château, très recherché pour sa
conversation et môme couru comme prédicateur. J'avoue que, lors-
qu'on vient de relire le Pantagruel^ on a toutes les peines du monde
à garder son sérieux à l'idée de Rabelais disant la messe ou confes-
sant les bonnes gens. Il faut pourtant bien qu'on s'y résigne et
même qu'on se le figure écrivant à la même époque le> quartrlivrei
de Pantagruel^ le plus virulent des cinq contre les abus de l'église.
Toutefois il se garda bien de le publier. Le poète Ronsard, qui s'é-
tait cru attaqué par lui et qui avait pris parti pour Ramus, raillé,
lui aussi, par l'impitoyable satirique, avait l'oreille des Guises et
ne le ménageait pas auprès d'eux, II est peut-être heureux pour
lui que la mort Tait enlevé en 1553 aux embarras croissans d*une
position à la longue intenable. Rappelons encore qu'il n*y a rien
d'historique dans les légendes dont on entoure son lit de mort. On
veut qu'il se soit affublé d'un domino pour mourir m Domino^ qu'il
ait plaisanté jusqu'à son dernier souffle, ordonné de a tirer le ri-
deau sur la farce jouée. » Tout cela est apocryphe. Ses amis et
quelques-uns même de ses adversaires affirment qu'il mourut avec
dignité et religieusement. Il fut enterré dans le cimetière de Saint-
Paul à Paris, où il s'était fait transporter quelques jours avant sa
fin. Un grand arbre, objet des soins respectueux de ses admirateurs,
indiqua longtemps la place où ses restes avaient été déposés. Le
dernier livre de Pantagruel, trouvé chez lui en manuscrit, ne parut
qu'une dizaine d'années après sa mort, et bien que le fond, même
la plus grande partie du récit, soient incontestablement de lui, d'ha-
biles critiques ont pu discerner quelques additions et quelques re-
touches provenant d'une autre main.
in.
Il nous faut aborder la question qui excite le plus vivement la
curiosité , qui a provoqué les patientes recherches des éditeurs et
commentateurs de Rabelais. A-t-on la clé du Pantagruel? Chacun
sait que d'après la même tradition, dont nous venons de relever les
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RABBLÂI8 SELON VN ÂLLEHAND BB 1871. 829
inexactitudes, Rabelais aurait, en écrivant ses cinq livres, fait de con-
tinuelles allusions aux hommes les plus en évidence de son temps.
S*il fallait en croire la prétendue clé présentée par les éditeurs du
XVII* siècle et reproduite habituellement par ceux qui les ont sui-
vis, il faudrait reconnaître François I*" dans Gargantua, Louis XII
dans Grandgousier, Henri II dans Pantagruel, le cardinal de Lor-
raine dans frère Jean des Entommeures, dans Panurge le cardinal
d*Amboise, et amsi des autres. Le malheur de toute cette explication
est de n'expliquer rien. Il n'y a aucune espèce de rapport entre ces
divers personnages et les types allégoriques qu*on leur assigne.
Gomment admettre d'ailleurs que François I'*" ne se fût pas reconnu
sous les traits de Gargantua, et comment aurait-il, malgré les op-
posans, accordé sa protection constante à Teffronté railleur de la
majesté royale (1)? On ne fut pas longtemps sans s'apercevoir de
l'insuffisance de cette clé, et quelques commentateurs, particulière-
ment en Angleterre, crurent qu'ils seraient plus heureux en cher-
chant dans la famille royale de Navarre les originaux qu'il était
impossible de retrouver à la cour de France. C'est ainsi qu'on vou-
lut identifier Jean d'Albret avec Grandgousier, Henri d'Albret avec
Gargantua, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, avec Pantagruel,
Ferdinand d'Aragon, spoliateur de la maison de Navarre, ou Charles-
Quint, voulant conquérir le monde, avec Picrochole, etc. Cette
explication ne fut pas mieux acceptée que la première et fit encore
moins de prosélytes. Elle est complètement abandonnée aujour-
d'hui. Par réaction contre ces essais aussi pénibles qu'infructueux,
on en est même venu à nier complètement qu'il y ait autre chose
dans les compositions de Rabelais que des jeux d'imagination dont
le seul but est de faire rire et tout au plus d'encadrer çà et là quel-
ques vérités philosophiques.
Ceci est une autre erreur. Rabelais a bien certainement distingué
le fond même de sa pensée des formes boufibnnes et le plus sou-
vent allégoriques dont il a jugé nécessaire de la revêtir. Lui-môme
le dit trop positivement pour que l'on puisse en douter. Dans la
préface de son Gargantua^ il recommande à ses lecteurs « d'inter-
préter à plus hault sens ce que, par adventure, ils cuidaient dict
(1) Ce que cette ancienne explication présentait de plus plausible, c'était le rapport
qu'elle signalait entre le trait de Gargantua décrochant les cloches de Notre-Dame
pour les suspendre aux oreilles de sa Jument, et Tintention prêtée à François I*'' d'en-
lerer lesdites cloches pour en faire cadeau à la duchesse d'Étampes; mais il se troure,
d'une part, qu'il n'y a pas Tombre d'une preuve qu'un tel projet ait Jamais été conçu
par François I*'. et d'autre part que ce trait fait précisément partie des très rares
analogies que l'on peut établir entre le Gargantua de Rabelais et celui de la Chro-
nique, dont Fauteur assurément ne songeait ni au roi de France, ni à la duohesse
d'Éumpes.
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830 BEYUE DES DEUX MONDES.
par gayeté de cœur!.. Vistes-vous onques cblens rencontrant
quelque os médullaire? Si vu Tavez, vous avez pu noter de quelle
dévotion il le guette, de quel soing il le garde» de quelle ferveur il
le tient, de quelle prudence il Tentomme, de quelle affection il le
brise et de quelle diligence il le sugce-. et à l'exemple d'îcellui vous
convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres
de haulte graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre.
Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre Tos et
sugcer la substantifique mouelle avecques espoir certain d'estre
faicts escorts et preux à la dicte lecture : car en icelle bien aultre
goust trouvei*ez et doctrine plus absconse, laquelle vous révélera
de très baults sacremens et mystères borrifiques, tant en ce qui
concerne nostre religion que aussi l'état politique et vie œcono-
mique. » Il est donc certain que Tauteur a inséré au-dessous et au
travers de cette forêt touffue de plaisanteries de « baulte graisse o
une « œouelle substantifique, » une « doctrine absconse, » c'est-
à-dire cachée, et que celle-ci concerne la religion, la politique et
la bonne institution de la vie (vie œconomiquc). Rabelais a bien
moins en vue des personnes que des choses, il vise des principes,
des maximes, des règles de vie, biei} plutôt que des princes et tel
ou tel grand personnage de son temps.
Une circonstance singulière, c'est que les anciens commentateurs,
en proie à la démangeaison de donner un nom historique aux per-
sonnages imaginaires du Pantagruel, se sont tous appuyés sur un
passage de Thistorien De Thou qui aurait dû imprimer une tout
autre direction à leurs efforts divinatoires. « Rabelais, dit ce grare
auteur, né à Paris Tannée même de la mort du curé de SIeudoa, et
qui fut très bien placé pour savoir à quoi s'en tenir, Rabelais, avec
la liberté d'un Démocritc et parfois la causticité d'un bouffon, écrivit
un ouvrage fort spirituel, dans lequel il traduisit en quelque sorte
sur la scène tous les ordres de la société et de l'état sous des noms
fictifs et les livra à la raillerie populaire (l). n Cette définition du
but de l'ouvrage élimine d'avance les noms propres historiques de
la solution à chercher. Ce n'est pas de tel roi, de tel prince, de
tel savant, évéque ou cardinal, que Rabelais a voulu paiIer, c'est
de la royauté, de la science, de l'état, de b vie rdigteuse et de
Téglise. Un peu d'attention suffit même pour «^assurer qu'il semble
(1) Void Ve ptfsage littéral de oek autenr dont il faut toojoun peser chaque tenM,
car aaciia n*esl hasardé par lui aans réflcsioe, et nous peuvoas remarquer la jiMtesae
avec laquelle il a parlé do caractère seénique ou dramstique des romans de Rabelais :
D9mocritica UbeHate M fcurrili interdum diemcUaie, jcripltm» inoêmioiisMÎwmm fâoU
quo vitœ regnique ounctos ordines quasi in scenam sub fictis naayinibus pr^éMsiâ el
populo deridendos propinavit.
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BÂBELAIS SCXON UN AIXKHAND M 1872. 8}1
ayoir prévu le parti que les malveillans pourraient tirer de certaines
pages et que, pour écarter les soupçons, il s'y prit de manifere k
ôter toute vraisemblance à ce genre d'accusation.
Ce poènt de vue une fois adopté, Finterprétation de la pensée de
Rabelais est des plus faciles, à la condition du moins de se conten-
ter des grandes lignes. 11 faut reconnaître en effet que, soit excè3
de précaution, soit plaisir d'artiste en gaie science, il est volontiers
prodigue de broderies, de superiluités fantaisistes dont le lien avec
la trame de soQ long récit est des plus lâches. 11 serait aussi vain
de nier qu'il existe une certaine doctrine ésotérique sous le revête
ment gr^esque dont il l'affuble que de vouloir, à propos de tout,
supposer des puits de sagesse ou des abtmes de profondeur.
11 est évident en premier lieu que, lorsqu'il commença la série
de ses joyeux contes, Rabelais n'avait point de plan bien arrêté. En
un sens, le premier livre du Pautaffruel forme avec le Gargantua
un tout distinct des trois autres livres, consacrés à la question du
mariage de Panurge et au récit du grsmd voyage entrepris pour
avoir le mot de la Dive Bouteille, c'est-à-dire la solution de cet
émouvant problème. L'idée sérieuse des deux premiers livres, c'est
l'éducation de la jeunesse et la manière dont il faut concevoir l'idéal
de la vie. Dans les trois autres, l'horizon s'élargit encore. II s'agit
désormais de la recherche de la vérité en général, des auiliaires
qui peufvent y aider, des entraves qai retardent sa conquête, ou des
ennemis qu'il faut vaincre pour s*en rapprocher* Il y a toutefois une
certaine unité qui relie entre eUes ces parties un peu incohérentes,
et cette unité, c'est la personne elle-même de l'auteur. Il est &cile
de le démontrer.
Le roman a tnns héros, Pantagrud succédant à Gargantua pour
la forme, mais très ressemblant à son père, Fanurge et frère Jean.
Ces trois personnages, surtout les deux premiers, c'est l'esprit de
Rabelais lui-même avec les diversités et les contradictions de son
étrange nature. Pantagruel le géant, aimable, instruit, loyal, cou-*
rageux sans fiorfanterie, très religieux sans aucun bigotisme, repré-
sente les côtés les pins élevés de cette nature. Plus le récit se dé*^
veloppe, plus Pantagruel grandit mcM^ement. Il a tbuteibis un
faible, disons même un défaut, il ne sait se passer de la société àm
gens qoi valent beaucoup moins que lui. On pourrait encore lui
passer son indulgence pour frère Jean des Bntommeures, ce moine*
soudard, qui a mis à mal les pillards de son couvent en les assmn-
mant avec un b&ton de croix, tandis que ses confrères ne savaient
que chanter des alléluia pour leur tenir tète. Frère Jean est gros-
sier, ignorant, cynique en propos, mais du moins il est bravSf
bon compagnon, énergique, honnête à sa façon; bien eommandét
il fiait un excellent soldat, et ce qu'il faut le plus regretter en kiîi
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812 REVUE DES DEUX MONDES. %
c'est qu'il soit moine. Il a presque tous les vices et pas une verta
de son état, ce qui ne l'empêche pas d'y tenir comme à la pru-
nelle de ses yeux : il ne saurait vivre hors de son froc; mais enfin
il est plutôt victime de l'institution que désireux d'en abuser pour
des fins immorales. Il est désintéressé, et l'on peut concevoir que
Pantagruel, au père duquel il a rendu par sa bravoure d'éminens
services, lui pardonne beaucoup et ne puisse se défendre d'une
certaine sympathie pour cette robuste et franche nature. Quant à
Panurge, cet affreux paillasse, ce railleur à la fois sceptique et su-
perstitieux, qui vole à l'église l'argent des fidèles, cet égoïste
fieffé qui n'est jamais si heureux que lorsqu'il fait du mal en toute
sécurité, vindicatif et voleur, libertin et paresseux, bavard sans
vergogne, incapable d'un enthousiasme quelconque, la bouche tou-
jours pleine des plus sales discours, perdant môme avec le temps
et le bien-être un certain courage doublé de ruse qui le relevait
encore un peu, et mêlant de plus en plus une insigne poltronnerie
à des vantarderies ridicules, — comment donc le sage et bon Pan-
tagruel supporte-t-il à ses côtés un pai*eil drôle? Que dls-je! il
l'aime, ce drôle, il l'attache à sa personne, il ne peut s'en séparer.
Il n'y a qu'une chose qui puisse expliquer cette faiblesse du noble
jeune homme ; Panurge a de l'esprit, beaucoup d'esprit, de l'es-
prit comme un singe, et Pantagruel ne sait pas résister au plaisir
de l'entendre débiter ses farces désopilantes. Il a besoin de rire, et
Panurge le fait toujours rire. Voilà bien les deux natures de Rabe-
lais. La sérieuse et la joviale se personnifient dans ces deux êtres
si différens, qui pourtant sont inséparables. Tous deux vont jus-
qu'au bout de leur caractère individuel, Pantagruel jusqu'à la piété
mystique et à la mélancolie, Panurge jusqu'au cynisme eiïronté.
Comme on voit bien que Rabelais lui-même avoue son impuissance
à se détacher de son Panurge intérieur, du fou qui est en lui et qui
suit pas à pas son meilleur lui-même I N'est-ce pas pour l'amour
de Panurge que son être le plus noble affronte de véritables dan-
gers et s'en va intrépidement chercher le mot qui pourra éclairer,
tranquilliser, rendre heureux son clown bien-aimél
Panurge est donc aux côtés de Pantagruel dans un rapport ana-
logue à celui de Sancho près de don Quichotte, de Wagner près de
Faust : il est plus vicieux et beaucoup plus spirituel que ses homo-
logues; mais comme eux il reste dans les régions inférieures de
la sensualité* Ce que Pantagruel conçoit d'un point de vue élevé,
idéal, Panurge, avec soujintelligence asservie, le traduit et le ra-
baisse régulièrement au niveau de ses penchans matériels. Si Pan-
tagruel cherche le mot suprême de la destinée, Panurge veut seule-
ment savoir s'il peut se marier sans risques. Si le jeune héros aime la
gloire acquise dans une guerre défensive, Panurge ne songe qu'aux
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BABELAIS SELON UN ALLEUAND DE 1872. 8S3
profits palpables de la victoire. Pantagruel est clément, sans ran-
cune, généreux; Panurge se délecte dans les vengeances cruelles,
jouit de rhumiliation , de la mort de ceux qui l'ont offensé, n'est
prodigue que pour lui-même, dans l'intérêt de son bien-être et de
sa sûreté . C'est un contraste perpétuel, et avec tout cela jamsds
union ne fut plus intime.
Le contraste se poursuit jusque sur le domaine religieux. On a
beaucoup exagéré le scepticisme religieux de Rabelais. En réalité,
quand on lit ses œuvres sans parti-pris, on voit en lui un penseur
passablement isolé au milieu des convictions arrêtées et comme
bronzées de la plupart de ses contemporains, mais tout le contraire
d'un sceptique absplu et surtout d'un athée. On veut lui faire en-
dosser les impiétés de Panurge, comme si elles exprimaient ses vues
secrètes. Rien de plus injuste. On oublie d'ailleurs que Panurge est
et reste très catholique, tout en se moquant k l'occasion des objets
les plus respectables de la croyance qu'il professe. Qu'un danger
survienne, et Panurge devient aussi superstitieux qu'il était liber-
tin l'instant d'auparavant. Alors il fait des vœux, il vénère les
moines, il adore les saints. Pantagruel et son père Gargantua sont
au contraire et dans toute la force du terme des protestans. Le
fond et la forme de leur piété sont parfaitement conformes à ce qui
caractérisait celle des premiers réformés ,• surtout avant que le gé-
nie dictatorial de Calvin, singulièrement aidé par les circonstances,
eût marqué le développement de la réforme française de sa dure et
profonde empreinte. Quelques mots âpres à l'adresse de Calvin ne
doivent pas nous égarer sur ce point. Calvin et Rabelais , quelque
temps amis, ne pouvaient pas rester longtemps sur un pied de sym-
pathie mutuelle. Jamais deux natures plus différentes ne s'étaient
rencontrées. L'un, même dans ses momens d'abandon, ne riait ja-
mais; l'autre, même quand il voulait être sérieux, riait encore. Cal-
vin était austère jusqu'au puritanisme; Rabelais aimait le bien-être,
le plaisir, l'abondance. Le réformateur de Genève, qui ne craignait
rien tant que de voir la réforme compromise par les excès de doc-
trine et de plume des novateurs, ne tarda point à se scandaliser de
la licence de Rabelais , dénonça ses livres à l'indignation des âmes
pieuses, et Rabelais à son tour je mit à l'index; mais il le lit eft
passant, n'insista guère, ne dit rien de ses compagnons d'œuvre, et
le dernier livre du Pantagruel dénote plutôt un accroissement d'an-
tipathie contre l'église romaine qu'un pas en arrière dans le sens
orthodoxe. Il ne faut pas oublier, quand on envisage cette question,
qu'il fut toujours possible d'être très protestant d'idées et très peu
calviniste, et que, du vivant même de Rabelais, il y eut des adver-
saires prononcés de l'église romaine , comme Henri Estienne , Des
TOMB a. ^ f87S, $3
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8SA BETU£ DIS DBUZ MOHDIS.
Péners, Gastellkm, BoIsec, ServBt /dont le supplice n'eut lieu q«e
Tannée même de la mort de Aabelais), et qni n'acceptèrent nulle-
ment la dictature de Calvin. Il fallut les terribles persécutions de h
seconde moitïé da siècle pour constituer cette espèce de royauté
dogmatique. Oa voit toujouirs en effet que les tendances poussées
au désespoir se groupent volontiers autour des esprits dominateurs
qui les représezitent avec le plus d'indomptable énergie; mais, tant
que Rabelais vécut» la situation n.'atteignrt pas ce paroxysme.
On se demandera peut-être pourquoi donc l'ancien moines md-
grè ses idées prcFtestantes, resta daûas l'église catholique et même
y exerça àsLos ses dernières années des fosctions sacerdotales. Noos
savons par Babelai» lui-même qu'il avait une sainte horreur du
martyrer « Jusqu'au feu exclusive^ » dit*tl mantes fois quand il dé-
clare qu'il soutiendra toujours une opinion. Comme il approuve
Pantagruel de n'être guère « demouré k Toulouse quaml il vit
qif ils faisaient brûler leurs régeos tout vîts conme baraun sorets, s
— faisant allusion au supplice de Jeas Caloire de Limoux* juris-
consulte brûlé dans cette ville en 1&32I 11 est visiUe que Rabdais
fut de ceux qui répngnë-ent an sdiisme taoEt que la royauté ne
patronnerait pas la rupture. Deveon hostile à l'élise plutftt par
la voie rationnelle» par son savoir et ses lectures^ que par une forte
înspulsiosk de conscieaoe, il ne comprenait guère comment la ré-
forme pourrait s'introduire dans la masse ignorante autremoH que
par un coup d'autorité, et ce coup, le roi seul pouvait le frapper.
Sou espoir secret, quelque tempe encouragé par les velléités protes-
taatcs de François P% fut toujours qfu'enfiu la France aurait un roi
usant de son pouvoir absolu pour ferre la réforme. Du Henry VUl
éclairé et dément, tel eût été son rêve. En attendant, il pensait
qu'il était k. la fois plus sûr et plus sage de rester dans les vieux
cadres, et pevt-âtre serant-il toujours impossible de faire le départ
exact des calculs d'intérêt el des. raisons théoriques dont la combi«-
naisou détermina jusqufà la fin sa ligne de coochiite; mais qu'on ne
fasse pas de Rabelais un apdtre d'irréli^n. Ce n'est pas le gro-
tesque Planurge, c'est Pantagruel qm demeure le vrai dépositaire
de ses idées i^ligieusea, quand il est sérieux, et les prières vrai-
ment admirables, la piété^ simple de formes, mais très réelle qu'il
lui prête, Témolioa communicadve du jeune bésos méditant sur la
mort rédesDptrice du Clurist; ne peuvent se concilier avec la réputa-
tion très gratuite d'impiété qu'on a faite au curé de Meudon.
Quelle est donc la véritable clé de son livre? 11 s'agit, avens-noos
dit, de chercher le grand mot dont Paourge éprouve le besoin ab-
solu pour savon: bTû peut se marier» et que Pantagruel aussi dé-
sdie acdemment connaître, mais pour des motîfe plus ékf és^ Cest
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RABELAIS^ SEtOfir ITlf AL£SlfAND 0E 1872. 8S5
en vain que tes àexxs, curieux oxtt interrogé les autorités révérées
dans ranrftiquifcé!. Les « sorts homériques et viTgflianes, » îes songes,
les sibylles, tes muets et les poëôes mourans, les sages comme
É|mtéinr>ik,. les devins roptér ieuA comme Herr Trippa, I^ cloches
dles-méines,. cette voix sacrée de Téglise, ne leur ont donné que
des réponses obscures^ anbîguës, qiae cbacun iuterprè€e an gré de
ses désirs. C'est en vais ^ue la tkéotsgfie, la médiecine, Ha philoso-
phe, la jnflrifipmdeiice, sont invoquées tour à to»r. La lumière ne se
ùii point, et la ressource suprême, c'est d^s S'^endDarquer pour un
pays ioiimtain, cehii di8 la Sive Bontetll'e, qm seule pourra dlonner la
séponse certaine, défimtive, à la grande q^^iestien.
PaDtagniel, Paourge, frère Jeart et leur» ans» s'embarjaent
doitc^ Us apprendront beaucoup dans teur veyage, ils verroat bien
des choses nouvelles et rares. Cependant il leur faudra s'arrêter
souvent dans des lies que les anciens eommentai^eurs se sont long-
temps évertués k retrouver sur la carte, et q>ui ne sont autre cirose
qiae des étals d'esprit, des dispositions ou des illusions, qu'il faut
traverser ou côtoyer pour arriver à ta vérités Voici, par exemple*,
rSe de Medamunthi ou des Ressembla}}^ (1), avec son roi Pbilo-
planes, c'est-à-dire qud aime ^apparence. 0» y voit des tableaux si
ingénieusemecKt dessinép qu'ils reproduisent même ce qu^on ne voit
pas et ce qu'on ne saurait dire. On y remarqua surtocrt le tarande^
curieux aonnal qui change de couleur seton les lieux qu'il habite,
les personnes* qui t'approchent, les émotions qui le troubfent. crMaîs
gvand, hors toute paour et affections, il était en son naturel, la
couleur de son poil était telle que voyez es asnes de Meung. )) Telle
est la première variété de gens que Ton rencontre quand on. se met
en quête de la vérité réelle. Vient ensuite Tlte des Ennasm, des
encfaifirenés, qui parlent tous der leur nez- camus, et de roamère
qoe les niets perdieat leur sen» naturel dans leur insupportable
jargoD : tes amateurs^ d^équivoques^ rr'ant qu'à se rendre dans cette
Ile-là, ils sereot servis à soubaitr Llle de GhelL evp des lèvres, où
toirt le monde veus embrasse et où règne une courtorsîe exquise,
nous arrêterait pins volootienr; nais toutes ces pdHesses creuses
ennuient firère Jea», qui court à la cuisfue, c^es«-à^dire au substan**
tzd , au solide* Ce sera la contrée préférée par ceux qui n'ont ja-
mais vu dans la vérité cpi'^uae affaire de décorum et de convenance.
Quant ara pays de Chicanons et de Tohn-Bohu, pays de contradfc-
Ijoo systématiNfoe et es confusion, eè les geii9 demandent comme
une faveur qu^on les batte, oè le géant BrinfuenarîRes se nourrit
de raoolins à vent, ce sont des contrées malsaines, génératrices et
nourrices de monstres hideux, qui ne peuvent que retarder les
(I7 L9 Biot eil hébraa et fient du veri^ domaft, z\miAi$ txit*
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836 REYUE DES DEUX MONDES.
voyageurs. Dans l'Ile des Macréons, peuplée par les beaux génies et
les hommes célèbres de Tantiquité, l'expédition se réconforte et se
ravitaille, mais n'y reste pas, non plus que dans celle des Tapinois,
où règne Quaresme-prenant, le moyen âge monastique et ascétique,
grand ennemi des Andouilles : celles-ci pèchent par un naturel trop
soupçonneux, ce qui fadt qu'elles prennent pour des ennemis ceux
qui ne leur veulent que du bien. II y a là, si je ne me trompe, une
allusion très nette à la disposition défiante de nombreux protestans
contemporains de l'auteur. Pantagruel parlemente et fait la pûx
avec leur reine, puis il touche à nié où le peuple ne se nourrit que
de vent et tourne à tous les souffles de Tair, aux lies des Pa;.eGgaes
et des Papimanes, où l'on peut reconnaître ceux qui dénigrent et
ceux qui adorent la papauté, à File de Ghaneph ou d'hypocrisie, à
celle des Ganabins ou des menteurs, à l'île Sonnante, où toute la
hiérarchie ecclésiastique, du pape aux simples clercs, est l'objet
d'une impitoyable raillerie. Il y a encore bien d'autres lies, parmi
lesquelles nous citerons celle des Ghats-Fourrés ou de Grippemi-
naud, où l'auteur flagelle la tyrannie fiscale, une autre de ses plus
fortes antipathies, l'île des Ferremens, où il développe d'une cu-
rieuse manière l'argument des causes finales, le royaume de la
Quintessence ou de la métaphysique, dont les habitans passent leur
vie à chercher l'impossible, enfin l'île des Fredons, où Rabelais a
condensé toute la passion qui l'animait contre les ordres monas-
tiques. G'est l'île des Lanternes ou des lumières qui marque la
dernière étape avant d'arriver à l'oracle, et c'est grâce à une
bienveillante lanterne que les pèlerins entrent enfin dans le sanc-
tuaire.
Il nous semble que l'intention de Rabelais se révèle clairement,
si du moins, sans s'arrêter aux anecdotes, aux digressions, aux ara-
besques où se complaît son imagination vagabonde, on suit du re-
gard la li'gne continue de sa' pensée. Par conséquent on attend avec
impatience le mot, le grand mot, qu'on est venu chercher de si
loin. La Dive Bouteille a parlé, et la première impression, c'est
que l'auteur s'est peut-être bien moqué de ses lecteurs. « Bois, »
dit l'oracle en allemand, c'est-à-dire bois à l'allemande, bois à
plein verre, sur quoi Panurge, frère Jeato, Pantagruel, tous saisis
d'une mystérieuse ivresse, se mettent à rimçr, à vaticiner, à pro-
phétiser chacun selon sa nature noble ou basse. De solution pro-
prement dite, on n'en voit pas. Qu'on y regarde pourtant à detix
fois. C'est là surtout que Rabelais a enveloppé sa pensée d'un triple
voile. Fidèle à sa méthode constante, il a renfermé « sa doctrine
absconse » sous des formes grotesques et même fort grossières. Si
l'on n'est pas trop découragé par les sottises que débitent à l'envi
Panurge et frère Jean, on devra remarquer deux passages qui nous
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RABELAIS SELON UN ALLEMAND DE 1872, 837
en disent long sur la philosophie de Rabelais, Le premier nous ap-
prend que sur les murs du temple de la Vérité on lisait cette sen-
tence de Sénëque :
Ducunt volentem fata, nolentem trahunf ;
« Les destinées meinent cellui qui consent, tirent cellui qui refuse, »
et cet adage de la sagesse grecque :
Toutes choses se meuvent en leur fin (1).
Rapprochons ce passage de celui où la prêtresse donne ses der-
niers conseils aux voyageurs prêts à repartir : « Quand donc vos
philosophes, Dieu guidant, accompagnant de quelque claire lan-
terne , se adonneront à soigneusement rechercher et investiger
comme est le naturel des humains, trouveront vraie estre la réponse
faicte par le sage Thaïes à Amasis, roi des Égyptiens, quand par
lui, interrogué en quelle chose plus estait de prudence, respondit :
Au temps; car par temps ont esté et par temps seront toutes choses
latentes inventées, et c'est la cause pourquoi les anciens ont ap-
pelle Saturne le Temps, père de la Vérité, et Vérité fille du Temps.))
Mises en rapport avec tout ce qui précède, ces déclarations nous
semblent décisives. Selon Rabelais, l'homme est fait pour chercher
la vérité, et ne saurait, quand même il le voudrait, se soustraire à
la nécessité de la chercher. Ce qui plus est, il peut s'en rapprocher
toujours davantage, car toutes choses se meuvent vers leur fin, toute
tendance naturelle a un objet, toute attraction suppose une réalité
attirante; mais la possession de la vérité ne peut être que graduelle
et lente. C'est par approximations successives, en ajoutant les lu-
mières nouvelles aux anciennes, que l'homme peut la conquérir. A
chaque pas nouveau qu'il fera dans le champ de l'infini, si du moins
il est libre des superstitions qui enchaînent et des penchans vicieux
qui aveuglent, il verra s'augmenter son trésor. Rabelais a donc ex-
primé à sa manière le grand principe moderne que la vérité se fait
dans l'humanité, et non pas qu'elle est faite et complète dans
n'importe quelle doctrine. A quoi se résoudra donc l'homme qui,
pénétré du sentiment qu'il ne peut avoir qu'une connaissance im-
paifaite de la vérité, veut pourtant s'en approprier tout ce qu'il
peut en posséder? Ni la philosophie, ni l'église, ni l'antiquité, ne
la lui donneront en quantité suffisante; mais il la trouvera dans la
vie aussi pleine, aussi intense, aussi épanouie que possible. C'est
dans l'enthousiasme, c'est dans l'ivresse intellectuelle qu'inspirent
les réalités supérieures en partie connues, qu'il puise à chaque sta-
(i) np6( x€koç avTÛv icàvra xivettat.
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828 «EYOS DES DEUX MÛilDES.
tkm l'élan qui lui permet 4e s'élever d'an nouTeani degié dans lev
coBuaifisaiice, Sabekiâ, au milieu d'un véritaUe feu d'aitifice de
plaisanteries de « haulte graisse, » finit en vrai jsysliqiie. « Alks,
amis, en protection de cette sphère intellectuelle de laquelle en tous
lieux est le centre et n'ba en lieu aulcun circonférence, que nous
appelions Dieu. » Cette profcade pensée, qu'en retrouve dans Pas-
cal, est bel et bien du curé de Meudon. Tendance naturelle de
l'homme vers la vérité, conquête graduelle, mais certaine, de cette
vérité qui est en Dieu et Dieu lui-même, le plus haut degré de pos-
session actuelle dans Tinspiration, dans l'enthousiasme, dans la vie
portée à son inaximam d'énergie, voilà, en laxigage d'aujoard'liu^
la peneée graodiose du plus illustoe des faoofiona, et |ianH teilei
les surprises q\»e oe singulier TourAngeam néservift à ses coii
tatenurs, il faut assigner «ne belle place Icet écho de sagesse aie
drioe qui s'en vient résonner au milieu de ses folies hachtqaes. La
Bruyère l'avait coafq>ris quand il disait : u Là oà il est nauvais^
Rabelais passe bien au-delà du pine ; où il cêè, bon , il Ta fKsqs'î
Texquis et à l'excellent, il peut être le jnetls ides plus délicats. »
L'amour de U vie intense résume donc les dbsposioiis ioodBonB-
tales de Rabelais, et s'élève ohex lui à la bauteur iTun pnscîpe phi-
losophique et religieux. St l'en ve»t bien y réfléchir^ on verra ^oe
c'est aussi itk tendance qui l' explique le mieux oemme écrivain, et
qui rend compte jusqu'à un centain poiiii'de sestléàiuts eux-mènes.
Rabelais est un des pères de nodure belle pnose feaaçasse. 11 a 1»
nbyibme, le sentiment du ooinfare dans la pbrase et de son efk^
pittoresque. Le style de Montaigite aeca pins souple et pi» gi»-
oieux, œlui de Calvin plus serré, plus vigœraux^ t:elui d*AfliyaC
plus oeuiant, pdus limpide; seul s'aura un sens phis wii de rturoiooîe
fit de la cadence« S'il s'agissait de nranqee, nous dîrioBs que cha-
cune de ses phrases finit réguliëremait sur k dominante. H «âme
la pihrase pleine, semée d'incidences, mais en équilibre et toujouis
rdevée par le trait Cnai« L'^anouisseiDeiit, pourrait-on 4iire , est
la forme de prédilection de son génie littéraire. Le grand pbénamèoe
vJÊal, — c'est-à-dire la coneoflûKaince de choses qvi, prises cbsr-
cone à part, ne seraûent pas vivantes, mats qd font la vie par leur
concoore <xiganique, — se trouve à chaque instant reflété dans ses
loumuies favorites « Pleurant, il riait; il pleurait, riant, » cette
construction cfaea lui est des plus fréquentes. Rien ne lui parait plia
intéressant que de faire ressortir à la fois la variété (tes résultais
eA Tunité du principe identique qui les engendre, ou que d*éMaiié-
rer^ sans en oublier une seule, une masse de choses sMohanées.
Les singulières litames qu'on rencontre ça et ià, et où il accu-
mule par centaines les épithètes que l'on peut rattacher à un mot
donné, lui procurent la satisfaction de montrer combien de Ibis il
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RABELAIS fliSIlON UK ALUBMAHB DE 1872/ Si9
«9fc fpossiUe d'envisager le mèHie objet sons un aspect diUkoit.
S'agit-il du ckanvre, «ette plante yolgaire qu'il dégake émis le nom
de panuifruilim^ il yous accable d'une énufliération «ntemaittable
des usages auxquels le -diauTre peut servir. STâgii-îl de l'flHtninac,
le roi {raster^ ai€C ses besoîas, ses ordres impérienx, ses iniraiÉîons
agéaienses^ préside à tout un petit traité de pfaUosopfaie sociale
d'une iscfaesse d'observa;tioa mei^eiUeuae. Même remaniue à pn>-
poa de celte lie où Ouï-dire tSDait n 6cole de tesmoigvierie, » pays
de tradilHia où ioot ee fait par Oundire. 11 se compialt dans les
descriptions diffidles où èa pensée penste à travers use farèt louf-
lue d'iaeideoces de tout genre, il caconte ipielqw part «ne partie
d'échecs qu'on peut surrre dans loutes ses péripéties. 11 fait parler
;ttiie lieare de tesaps ses fuK;eur8 eu sig^ies, et l'ou eanipTend. JSon
plaisir et son taloit, c'est de fisrc«: la langae écrite à représenter
aux yeax oe qu'une série de tableaux ne pourrast rqiroduiiie aussi
lMea« 11 iûme fat plœnUj ce mot que les Anglais ont 430Bservé, c'est-
à-dire la snpecaàundaDce^ l'exubécaoce, la quantité énorme, et il
l'abne eu tout, qu'il s'agisse de tripes ou de livides, de iacons ou
de ckatîons des wciens. Ge n'est pas aeulemeod; par caprice qa'M a
ckfiifii des f^ns pour héros de sou cemaa» Les grands chiffres, les
^aods tours de force, les grandes lippées de ses personnages, Eont
aa joie. 11 se repiésenle par «oDempte ee que serait à nos yeux une
touche humaine dénefinsréBMnt agrandie. Celie de Pantagruel eit à
son service, et je laisse 4 penser les découvertes que ies voyageucs,
pénétrant dans ce iMinde inconnn, Toot faire entre les dents def e-
nnes des rodieis el près de la saliire transformée en bras de mar.
C'est par la même raison qu'il s'acoquine si bien avec frère Jean
«des Entommeures^ le plus gentil moine <i qui fût oacques dqnds
que oioîne moinanl moina de nmnerie. » FiÀe leaa a Ûen des dé-
buts, mats quelle galté, quel eatraia, quelle faconde, quelle inlen-
aité de viel C'est enfin en vertu de la même passion pour la vie
pleine et Coite qu'il contacte l'horreur de la vie «lonastîque; il
rêve une abbaye de lliéléffie où Ton suit la maxime : faù €e que
itouldroÊ^ et où l'idéal de vie fofsoe le contre*pied absolu de tenit
ce que les couvens jusqu'alors ont imaginé pour réduire la vie hu-
maine à son minimum d'activité, d'ântdligenoeetde plaisir.
Peut-être aussi expliquerait^on par la même disposition d'eaprit
ce manque de goût, cette trivialité d'expression et de détails, «ur
laquelle il faut bien passer condamnatiou. D'abord il x>éche sou-
vent par l'eaobs méaie de sa qualité, son abondance devient faff-
pmte, son laae de détails ennuie parfois ; mais de plus (m peut bien
iMÔr que les choses les plus grossiëres p^dent à ses yeux leur
camctère répugnant, du moment qu'elles rentrent dans la réalité
-rivante. S'il est nn penchant vicieux pour lequel il soit indulgent,
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8i0 RKTUE DES DEUX MONDES.
c'est certainement celui qui pousse l'homme à user largement de
la « purée septembrale. » C'est qu'aussi, grâce « au divin piot, »
l'homme décuple momentanément ses énergies. Quelles vigoureuses
scènes de buveurs Rabelais a racontées I quelle variété, quelle verve
multicolore, quelles fusées d'esprit dans ces mille propos qui s'entre-
croisent I Rabelais est en littérature ce que les maîtres hollandais
sont en peinture : le trivial n'existe pas pour lui. Il saisit les choses
avec son coup d'œil d'artiste, et ne sait pas, quelle qu'en soit la
nature, résister au plaisir de les dire comme il les a saisies.
La même prédilection pour la vie et ses manifestations est la rai-
son de son talent dramatique, ou, pour nous expliquer plus claire^
ment, de la fréquence des scènes d'excellente comédie que Ton peut
signaler dans ses œuvres. La vie, c'est du drame réel, et le vrai
drame, c'est de la vie. Il y a des chapitres entiers de Rabelais
que l'on pourrait transporter au théâtre, par exemple les discus-
sions de Panurge avec les philosophes et les médecins. Rabelais
s'incarne dans ses personnages, et rien de plus individuel que le
langage qu'il fait tenir à chacun d'eux. Le jargon de « Tescolier
limosin, » le langage monté sur échasses de la Quintessence, les
lettres si dignes, si touchantes, que Gargantua, devenu vieux»
adresse à son fils Pantagruel, tout cela vient de la même source.
L'épisode de Panurge et des moutons de Dindenaut, cette amusante
histoire passée en proverbe, celui plus que leste, mais si admira-
blement raconté, du diable de Papefîguiëre, la description de la
tempête sur mer où Panurge est si lâche, frère Jean si énergique,
Pantagruel si simple et si courageux , les discours des officiers de
Picrochole, le tyranneau à grandes visées, sont des modèles de
vrai comique. A-t-on toujours remarqué, à propos de ces derniers,
qu'en décrivant d'avance à leur maître toutes les conquêtes qu'il va
faire, ces hâbleurs, dupes eux-mêmes des chimères qu'ils inven-
tent, passent tout doucement du futur au présent, puis du présent
au passé, et qu'avant [d'avoir fini leurs gasconnades ils se voient, et
Picrochole se voit avec eux, déjà conquérans de tout le monde
connu? C'est un trait que Molière a relevé et reproduit, et ce n'est
pas le seul que le grand comique ait emprunté à Rabelais. La Fon-
taine aussi a largement puisé dans cette riche veine ouverte en
plein sol gaulois, et qui l'attirait par certaines affinités de race et de
talent.
Du reste il s'en faut que tout labelais prête à rire. Il y a parfois,
même au milieu de ses farces les plus risquées, des aperçus « des
intuitions, qui frappent d'étonnement. Il est sur le point de deviner
la circulation du sang, il prédit presque les aérostats, son instinct
de bourgeois français le rend déjà frondeur et révolutionnaire. Il
ne faut pas avec ce bon M, Ginguené faire de Rabelais le précor-
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KABELAIS SELON UN ALLEMAND DE 1872. SU
seur de la révolution de 80; mais en réalité sa critique du despo-
tisme, ses vues politiques, ses idées sur les devoirs d*un roi, d'un
chef d'armée, d'un prince victorieux, ce qu'il advint du roi Anarche
et du roi Picrochole, ce qu'Épistémon vit en enfer, tout cela est
singulièrement hardi pour le temps (1), et en général respire un
amour de l'humanité, du pauvre peuple, qui fait un heureux con-
traste avec la dureté ou l'indifférence qui si longtemps encore
devait dominer l'opinion. Gargantua et Pantagruel, soit qu'ils se
défendent contre d'injustes agressions, soit que vainqueurs ils dic-
tent la paix à leurs ennemis abattus, donnent d'excellentes leçons
aux rois leurs contemporains et même à quelques-uns de leurs suc-
cesseurs. Ce sont là les qualités qui réconcilient toujours tôt ou
' tard avec Rabelais ceux même que son cynisme d'expression ré-
volte. Etienne Pasquier, Montaigne, le cardinal Duperron, Nicéron^
Boileau, Voltaire, qui d'abord le dédaignait, mais qui plus tard lui
rendit toute justice, de nos jours MM. Guizot (2) et Sainte-Beuve, ont,
à des points de vue divers et avec plus ou moins de réserves, su rendre
hommage à l'originalité de son génie ainsi qu'à la valeur permanente
de ses écrits. Tout compte fait, il n'y a rien d'exagéré dans ce juge-
ment de l'un de ses éditeurs : « Rabelais fut pour son époque ce que
Molière fut dans la suite pour le siècle élégant de Louis XIY. »
IV.
II nous reste à exposer, en profitant des observations très com-
pétentes du docteur Arnstaedt, la théorie pédagogique de Rabelais.
C'est en effet, à côté des idées philosophiques et religieuses cachées
sous tant de fleurs et de broussailles, le terrain sur lequel Rabe-
lais s'est montré le plus novateur et en même temps le plus judi-
cieux. Que de méthodes et de principes passent aujourd'hui pour
modernes en matière d'éducation, et que l'on trouve déjà très net-
tement énoncés par le joyeux conteur I Rappelons en peu de mots
comment il introduit le sujet.
Le jeune Gargantua, fils de Grandgousier, est d'abord 'élevé
comme l'étaient tous les jeunes princes de son temps. Abandonné
pendant toute son enfance à des mains subalternes, il prend les
(1) Signalons entre autres ce passage du Vargantua : « Je pense que plusieurs sont
aujourd'hui empereurs, rois, ducs, princes et papes en la terre, lesquels sont descen-
dus de quelques porteurs de rogatons et de coustrets, comme au rebours plusieurs
sont gueux de Thostière (de l*h6pita]'), souffreteux et misérables, lesquels sont descen-
dus de sang et ligne de grands rois et empereurs. » — Évidemment la foi au droit divin
est ébranlée dans un esprit de cette trempe.
(2) Annales d^éducation.
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Ste lETUB BB8 DEUX BOHDBfi.
goûts et la tenrnuTe d'esprit des ttereenaires éa la oiaisoB palv-
nelte, et nous iKms ganilenms bien de reproduire la pimve d'k-
teHigenoe précoee «qu'il donne à mn père, hars^aie cefad-d KvîeRt
d'une expéditira lointaine. Le p6re n'en est pas moins mvi et aonge
à loi donner de savans préoepteors. Aeiix pédans, Ifaiifaal Hol^
fernes et Jobelin Bridé, sont ciiargés de rinstnibre et le metmat i
la torture en lui imposant l'étude des afiheuK traités de granuasâre
et de morale scoiastiqne dont les pauvres « escaliers • ds celte
époipie devaient se fiarcir la mémoire; mais, bien que docile ci ap*
pliqôé, le jeune bonune ne prafite guève, et un Joar qu'un ami de
la maison est verni voir Grattdgouaier en se faisant aocompagpKr
du jeune page Eadémon, •celui-ci, bien que plus Jeune que Cor-
gantaa, se moatre tellemeot aipérieor à l'enfant royal par son sa*
voir, «es manières aisées et sa diction, qne <itaiidgo!i8ier a^aperçoit
qull a confié fusqu'aiois son fik à des àoes. Il renvoie les préeep-
lenrs ignares et choieait à leur place ie geavemeur d'Eadémon, Po-
nocrate. Geiiut-<i emmëoe son élève à Fans, sywit pleina poawks
pour ie diriger à sa guise.
Aabdais, cenune Rousseau^ — et c'est pent^élye me des pins
grandes faiblesses de leurs théories, — auppiisae donc d'un toit
les difficultés qui proviendront toujours, pour la plupart des jeunes
gens, des ressources limitées de leurs parens. Il ne sera jamais
donné qu'à bien peu d'enfans d'avoir un précepteur comme Pono-
crate ou le gouverneur d'Emile; mais il s'agit d'un idéal d'éduca*
iion, et il est toujoiurs bon de le connaître paur s'en raj^procàer de
son mieux dans la pratique.
Poaocrate ne change qne graduellement la manière ée vivra de
aon félève, a considérant que nature n'endure mutations ftondainm
âaas grande violence; « mais en peu de temf» il « l'institue en telle
dliscipliné qu'il ne perdait beure du jour. » La religion entre poar
une part, non pas absorbante, bien que réetle, dans réducation du
jeune homme ; mais cette religion est tr'ës single de formée. In
seuls exercices de cette catégorie consisleot dans la lecture de grand
matin, lecture a haute, claire, avec prononoiaxion cnmpétentej àe
quelque pagine de la divine Éoi-tune, » et une prière in^rée par ee
qui vient d'être lu« il mène aussi parfois son élève a entend^ les
concions (discours) des prescheurs évangéliqnes. » De messe, de
confession^ d'abstinences, de pratiques dévolieuaes^ U n'est nulle-
ment question, et nous nous pennettons de fûneeneore reaifffncr
ici •combim tonte «ette «édueatiem est protestante, itabdaîs ma^t
ensuite dans des détadis d'hygiène dont il ne fait jamais grftce à ses
lecteurs, mais qu'on psut excuser ici» vu la bonne Intentioou Ce qui
nous intéresse davantage, c'est l'art merveilleux aMc lequel non
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RABELAIS SELON UN ALLCUAND VE 1872. BftS
précepteur sait éveiller la ccrrîoské du jeune homme et tranrfownw
àts études «érienscs et prolongées en véritables plaisirs. C'est
ainsi que dès le raatm il reçoit une leçon d'astronomie et, comme
nous dirions atgourd'buî , de météorolojgîe, en regardant Tétat du
cîel et en le comparant à ce qu'il a pu remarquer la veîUe. Suit vcat
répétition des leçons du jour précédent, puis commencent des lec-
tures variées qui durent près de trois beuTes, après quoi le jeune
homme va s'ébattre aux jeux de balle et de patime, et revient toul;
en causant de t5e qu'il avait appris le matro.
a Cependant monteur l'appétit venait, n on se mettait à table
pour dîner ou, coninre nous dirions, pour déjeuner, «t alors on de-
visait joyeusement de la nature et de fe propriété des mets, assaî-
sonnemens et boissons que l'on servait aux convives. Les « passages
à ce compétens » des anciens auteurs étaient allégués par le savacft
précepteur, et souvent même on faisait apporter les livres pour vé-
rifier les oîtations séance tenante. Le repas terminé et les gr&ees
dites, on a,pportaittïcs cartes, non pour jouer simplement, mais pow
qu'elles servissent d'occasion à des leçons d'arltîrmétique, ce qtâ
menait de soi-m^ue i des leçons de géontétrie et de musique.
Cela fait et la digeséon parachevée, on se remettait à Toiivrage,
et pendant trois heures encwe Gargantua poursuivait ees lectures
du matin et apprenait lui-même à éciire sur le nK)âèle des bons
Buteurs. Ces trois heures étaient suivies d'exercices corporels ans-
quels Ponocrate attachait un çrand prix. Le jeune homme montait
achevai, rompait des lances, courait la bague, manisût les diffé-
rentes armes, Vexerçaît au saut, à la nage, à Ht rame, « à dévaler
le long des cordes, •» à grimper sur des tahis raides, etc. On revenait
par quelqtre pré dcmt Ponocrate lui décrivait scientifiquement les
arbres et les plantes, et Ton rentrait pour s'asseoir à une table lar-
gement servie, car le docteur Rabelais est d'avis que le repas du
soir, le ^uper, qui est aujourd'hui le dîner, doit être le plus aboDr
datrt de la journée. Après souper, on chantait des cantiques, on jouait
à des jeux destinés à aiguiser l'intelligence, ou bien l'on allait viâter
les compagnies dos gens lettrés ou des voyageurs « a.yattt veu pays
estranges. » Enfin on notait l'état du ciel, on récapitulait briève-
ment jre que Ton avait appris dans îa journée. « Si priaient Dieu H
créateur en l'adorant et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant
de sa bonté immense, et lui rentrant grâces de tout le temps passé,
se reconwnandaient à «a divine clémence pour tout Fadveair. Ce
fait, entraient en leur repos. » Les jours de phiie, le programme va-
riait un peu. On allumait un beau et clair feu, et les exercices cor-
porels se faisaient au logis. Gargantua sciait du bois, battait des
gerbes, acquérait des notions de sculpture et de peinture; puis a
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8i& REYCE DES DEUX MONDES.
allait par la ville étudier sur place les divers métiers, se familia-
riser avec les procédés des artisans, écouter les plaidoiries des « gen-
tils advocats, » s'exercer dans les salles d'armes, visiter les phar-
macies et drogueries, même les bateleurs et les charlatans u pour
considérer leurs gestes, ruses et soubresaults. » Une fois par mois,
Ponocrate menait son élève en pleins champs, dînait avec lui dans
quelque auberge rustique et profitait de l'occasion pour lui ap-
prendre mille choses agréables ou utiles.
Lorsque Gargantua, devenu père à son tour, écrira à son fils
Pantagruel -étudiant comme lui à Paris, ce sera pour confirmer la
méthode pédagogique de Ponocrate, mais aussi pour insister sur la
nécessité d'étudier soigneusement le grec, sans la connaissance
duquel « c'est honte qu'une personne se die savante. » 11 s'adres-
sera encore à la conscience du jeune homme pour que son dévelop-
pement moral marche de pair avec le progrès intellectuel, et il est
impossible de concevoir un langage plus sensé, plus touchant, plus
religieux dans le meilleur sens du mot, que les conseils donnés par
le vieux roi à son fils bien-aimé. Si jamais on a rêvé qu'il pouvait
y avoir deux natures dans un même homme, Rabelais serait de
ceux qui donneraient à ce rêve l'apparence de la réalité,
11 est évident, lorsqu'on examine ce plan d'éducation, que Rabe-
lais aurait dû le modifier de nos jours, où le programme des études
nécessaires s'est considérablement élargi; mais les principes et les
tendances de sa jnéthode pédagogique n'ont rien perdu de leur va-
leur : l'accessoire, non la substance, a changé. Quatre grands prin-
cipes dominent tout le système. Le premier, c'est que l'étude doit
être pour le jeune homme une joie plutôt qu'une tâche pénible, il
doit aimer à étudier, et il faut qu'on lui rende l'étude aimable. Le
second repose sur l'idée que l'homme instruit doit posséder un en-
semble de connaissances qui le mette en état de s'intéresser à tout
avec Intelligence. Le troisième, c'est qu'il faut mettre de bonne
heure le jeune homme en face des réalités, l'habituer à appliquer
immédiatement ses connaissances théoriques et mettre à profit
pour cela tout ce que la nature et la société nous présentent. L'élève
de Ponocrate sera instruit, savant même; mais sa science ne sera
pas une série d'abstractions sans rapport réel avec le monde et h
vie : ce sera une science d'application continue. En un mot Rabelais
prend grand soin de mener de front le développement corporel et
le progrès intellectuel, il vise au mens sana in corpore sano. II
n'est pas flatteur pour notre civilisation moderne de penser que
dès le xvi<^ siècle on pouvait émettre des vues aussi sages sur les
conditions d'une bonne éducation, et qu'on en a tenu si peu de
compte jusqu'à présent.
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BABELAIS SELON UN ALLEMAND DE 1872. 8i5
Quant au premier point, l'agrément des études, nous avons de
DOS jours entendu soutenir la thèse qu'il ne fallait pas les rendre si
faciles, puisque le jeune homme devait s'habituer de bonne heure
aux luttes inévitables de Texistence. Oublîe-t-on que, quoi qu'on
fasse, les études auront toujours leur côté pénible, et que le grand
art consiste non pas à éviter l'inévitable, mais à enseigner à l'ado-
lescent ce qu'il n'aura que trop d'occasions de mettre plus tard en
pratique, qu'il y a du bonheur dans l'énergie déployée, qu'on n'a
jamais tort de poursuivre une fin digne des efforts qu'elle coûte?
D'ailleurs Rabelais s'est proposé avant tout d'inculquer à son élève
le goût, en lui donnant la capacité, de l'étude. Pantagruel devient
avide de connaître, de savoir, prompt à s'enflammer pour toute
nouvelle conquête intellectuelle, il conservera ce goût toute sa vie et
s'instruira jusqu'à son dernier jour. Voilà le grand point et qui n'a rien
à faire avec la préparation mécanique aux examens. 11 y a aussi pour
les jeunes filles des pensions à magnifique programme, et l'on doit
s'étonner de toutes les choses de détail qu'on parvient à emmagasi-
ner dans ces jeunes cervelles; mais la gracieuse perruche, qui récite
si bien ses leçons, mais le candidat victorieux à ses examens, ont-
ils le goût de l'étude? Leur esprit est-il formé à l'indépendance? Les
a-t-on élevés pour la liberté ou pour la servitude? Sont-ils possédés
de la soif sacrée du savoir, du progrès, de la lumière grandissante?
Tant qu'on ne comprendra pas que tel est le seul vrai but de la
seule bonne éducation, l'on pourra bien améliorer tel rouage, telle
méthode du système en vigueur, on n'avancera guère. Le méca-
nisme pourra être excellent; l'esprit, l'âme fera défaut.
Sur le second point, l'universalité ou plutôt l'étendue des con-
naissances, nous sommes encore dans la période du tâtonnement.
Tantôt, sous prétexte d'éducation générale, on renferme les études
dans un champ si restreint que l'élève passant pour instruit ignore
les choses les plus élémentaires; tantôt on veut lui en apprendre
tant que de tout il ne sait presque rien et se voit fatalement con-
damné à rester superficiel. Il n'est pas moins évident que nos mé-
thodes d'éducation publique et privée ne mettent pas la jeunesse
en contact suffisant avec la nature réelle des hommes et des choses.
Il y a du couvent et de la caserne dans notre système de lycées
universitaires ou autres, et l'avenir s'étonnera que si longtemps
nous ayons eu la barbarie de confiner nos fils, pour leur éducation,
entre quatre murs, où ils lisent et écrivent beaucoup, mais d'où ils
sortent bien moins expérimentés sur les choses de la vie réelle que
s'ils étaient restés au village. Ce n'est pas en sacrifiant les études
sans application directe aux sciences d'utilité immédiate que Rabelais
espère obtenir pour son élève Tinestimable avantage de l'expérience
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èàl& REVUE 1^5 DEUX MOMBfiS*
pvéGOce^ c'est œ le Baâknt à la société de ses sembkbies, en le ploo-
geafit e» pleiae réalité humaine. Du reste, il entend que le j<eune
hemme y arrive avec un esprit capable d'en profiter, et, sans- exclure^
tant s'en faui t, les cmnaissanoes d'utilité directerce sont de préférence
le» lettres et les études antiques qui lui foumiâ^ent Tinceinf^raUe
gymnastique, qu'au fond rien ne remplace. Enfin noua eoomen^ns
seulen^nt à nous apercevoir de tout ce qu'il y a de nécessairemeat
malsain pour le corps et pour râene dons le régime imposé à notre
jeunesse ji^sque dans ces derniers temps. le ^e sais quel mépris
ascétique du corps et de son dévelof^M^nent. vigoureux a présidé à
toute l'orgaiiiaatîoa de l'instruction publique. Cette négligence est
d'autant plus regrettable que le progrès du bien-'étie- dans les &-
milles, [MTOgrèa très beureux considéré en lui- même, conduirait
pourtant notre jeunesse à ramolUssemeat, s'il n'était oontre-babiacé
par des ezerciœs viriLs dont l'ifiluence moralîsanie suc l'adoles-
cence est bien phi» grande qu'on ne pense. G'es4 à bien des points
de ¥ue que nou» atons applaudi à llntroduction récente des exer-
cices militaijres dans nos lycées (1).
Le docteiur Arasiaedt rend le plus* sincère bonmage anx vues
profondes de Rabelais en matière d'éducaiion. U )e suit de près,
compare ses idées ai^ec celles de Montaigne, de Locke, die Bous-
seau,. U relève ayec insistance les beureux résultats de la méthode
rabelaisienne au peint de vue de l'indépendaiBce de la pensée, de la
sûreté du jugement et de l'application pratique. Le goû.4 prononcé
de Rabelais pour réparrouissenient de la vie dans toutes ses dkre^
tions Ta donc heureusemeut inspiré. L'auteur allemand aurait pu
dire, et nouâ dirons poar lui, qnjt'à bien des égardo l'Allemagne
nous a devancés dans, l'introduction des réformes péds^ogiqrfes, et
en particulier ém» une j-udicieuee eombinaûson» de la. gymnastique
inleUectuelle et corporelle. Hélas! combien de fois notre pauvre
France a-t-elle eu lie n^ite de découvrir, de prodaruer la vérité,
puis le tort d'en laisser aux autres nations l'usage utile I U y a dans
notre caractère national tout à la fois une grande audace et uue ti-
midité extrême. Tant qu'il ne s'agit que de réformes théoriques,
nous sommes tout de feuv nous ne reciiloiis devant Tien-. Vienne
rbence de l'applkatiou, la moindre difficulté nous arrête, nous
voyons stirgir toute sorte d'objections auxquelles nous n'avioas pas
songé, et nous restons dans l'ornière.
Pourquoi cela? Rabelais peut-être nous fournirait \sl réponse : naos
(1) Âa moment oA nous écrivions ces ligness nous ne pouTions préroir qoe, m pen
dé temps après, les vues qa^elloa énoncent sommairement allaient recevoir U plus
éefatante confirmation par la réforme universitaire si heureusement inaugmée par
M. Jttleai Siacm*
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BAMtl.AW SaSJm iOi Atl,BMAm» M& lft72« 847
avons un trop grand faible pour Panurge. Notre intelligence est ar-
dente et vive, notre sens moral n'a pas ou n'a que rarement la trempe
qu'il faudrait lui souhaiter. Gela tient sans doute à bien des causes.
Peut-être faudrait-il remonter jusqu'au sacerdoce druidique et à
la conquête romaine pour en mettre à nu la première origine. II
faut reconnaître aussi qu'une éducation religieuse qpii façonne de-
puis des siècles la majorité d'entre nous à redouter les innovations
et à se défier du sens individuel n'est pas faite pour tremper forte-
ment les caractères. Ou bien, si la nature, excellente au fond dans
DOtre race gauloise, regimbe contre les entraves traditionnelles,
elle fait de nous des révoltés, des utopistes ou des sceptiques. Il y
a de beRea et glorieuses exceptions, nais elles se détruisent pas
cette observation générale. Rabelais est bien un fils de notre vieille
terre, dont le parfum, inconnu pour nous, tient le milieu, au dire
des Orientaux, entre l'odeur du pain frais et celle d'un monceau de
verdure. Voilà un bomme qui s'est élevé par la pensée aussi haut,
8Î ce n'est plus, que ses plus illustres contemporains. Encore au-
jourd'hui ses idées pédagogiques, ses vues philosophiques et reli-
gieuses, quand on a su les extraire de leur très suspect entourage,
sont d'une valeur que les étrangers eux-mêmes reconnaissent et
admirent. Pourquoi faut-il qu'un tel écrivain s'y soit pris de façon
à révolter à chaque instant les lecteurs les plus disposés à par-
âonoer beaucoup à son temps, k son éducation, à sa personnaUté?
Pourquoi cet engouement pour Piaourge et sa faconde cynique?
N'en est-il pas résulté que les précieuses vérités énoncées par Ra-
belais sont restées à peu près sans influence sur la nation prise dans
son ensemble? A peine si quelques esprits perspicaces ont su dis-
cerner les belles perles qu'il a trop souvent enfouies dans le fumier.
Le reste, ou s'est inter(Ût une lecture qui le scandalisait, ou n'y a
cbercbé qu'une distraction de mauvais goût. Ne soyons ni si prudes
ni si frivoles* Les beautés littéraires et les idées fécondes ne doivent
être méprisées nulle part; cependant disons-nous bien que» sous
peine d'avortement» il faut, aux réformes que Tînteffigence conçoit
oa approuve, Tappeint du caractère, de la moralité courageuse et
virile. Il faut que Pantagruel rompe avec Panurge, s^^îl ne veut pas
à la longue descendre aïk-dessous de Im-méme. Il n'est pas criminel
de rire, pas plus qoTil n'est possible de ne jamais pleurer; mais
entre ceux qui rient'' sans cesse et ceux qui pleurent toujours, dé-
cernons la supériorité à ceux qui pensent, qui veulent, qui agis-
sent comme ils pensent. Ni le rire, ni Te pleur ne doivent remplir
l'existence. Le véritable pouvoir, c'est la science; la véritable joie,
c'est raccord avec soi-même ^ la véritable vie, c'est Faction.
Albert Réville»
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SIXTE-QUINT
SON INFLUENCE
SUR LES AFFAIRES DE FRANCE AU XVI* SIECLE
III.
l'église et la FRANCE DE 1589 A 1593 (1).
LE MEURTBE DE HENRI DE VALOIS.
SixU-QîUnt, d'après les correspondances diplomatiques , inédites, tirées des arehÎTes d*étst,
dn Vatican, de Simancas, de Venise, etc., par M. le baron de Hûbner, ancien ambaaaf
deur d'Autriche A Paris. Paris 1870; 8 voL mS;
Si la présomption et la témérité avaient perdu Henri de Guise,
l'atrocité de la vengeance perdit Henri de Valois. Son cœur bas
et son esprit horné, poussés à bout, avaient eu raison de Tâme éle-
vée, du courage audacieux de son ennemi, fasciné par l'illusioa,
égaré par l'ambition. Seul Henri de Guise n'avait pas vu l'abîme
ouvert sous ses pas, que lui montrait son intelligence, que lui ca-
chait son orgueil. Sixte-Quint du haut du Vatican, Philippe II du
fond de l'Escurial, l'avertissaient du péril; il répondait : Ch3 n'ose-
rait. Pour qui pratiquait Henri III cependant, le dénoûment n'était
pas douteux. Huit jours avant le meurtre, le chancelier de Cheveniy
disait au président De Thou que le duc abusait de l'avilissement et
de la dissimulation du roi, que l'on connaissait mal le génie de ce
prince, dont la modération simulée finirait par éclater en fureur,
et qui pourrait bien poignarder lui-même- le duc dans son cabinet,
(1) Voyez la Revtu da 15 septembre et du 1*' octobre.
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SIXTE-QDINT ET l'EGLISE. 8â9
s'il ne trouvait personne qui voulût s'en charger (1). Mais Henri de
Valois n'avait pas été moins aveugle dans sa vengeance. Il avait à
son tour été fasciné par la passion, et n'avait pas réfléchi qu'un acte
odieux suffit à perdre la meilleure cause. Le sentiment de la mo-
ralité des actions avait disparu du commerce des hommes. Une
apparente justice légitimait le meurtre aux yeux du roi, et la forme»
qui est tout en pareil cas, apparut comme rien à son esprit; c'est
un des signes de ce triste temps. Il se méprit au spectacle de la ré-
pulsion qui éloignait les hommes d'ordre du duc de Guise, dont
l'usurpation agressive révoltait les cœurs droits, même parmi les
catholiques non engagés dans le parti; il recueillait en outre autour
de lui des témoignages de dévoûment qui partaient d'une source
moins pure, mais qui flattaient' son penchant, lâche et cruel à la
fois : il y vit un encouragement à l'assassinat. L'un avait eu l'au-
dace de l'ambiiion, insensée et cruelle à son jour, témoin la mort
de Coligny; l'autre eut l'audace de la fureur, plus froidement cal-
culée, non moins insensée en sa férocité. Dans le parti royal, le
châtiment du duc était d'avance proclamé nécessaire, et après
l'exécution le meurtre trouva sa justification auprès de certains es-
prits. Il fallut que la clameur publique se prononçât en faveur des
victimes pour comprimer ce mouvement, tant l'esprit de parti obs-
curcissait alors la notion du bien et du mal. On a peine à croire ses
yeux quand on lit dans un écrivain honnête comme Lestoile de
telles paroles : « Les corps du duc de Guise et du cardinal furent
mis en pièces par le commandement du roi en une salle basse du
chasteau, puis brûlés et mis en cendres, lesquelles après furent
jetées au vent, afin qu'il n'en restât ni relique ni mémoire; supplice
digne de leur ambition, lequel encore qu'il semble de prime face
inique, voire tyrannique, ce néanmoins, le secret jugement de Dieu
caché sous telle ordonnance et exécution nous le doit faire recevoir
comme de la main divine... En tout grand exemple, il y a quelque
chose d'iniquité, qui est toutefois récompensé par une utilité pu-
blique. )) Ces maximes étaient dans la pensée d'un grand nombre;
au jour critique, il ne se trouva plus personne pour en prendre la
responsabilité.
Vainement Henri III, en même temps qu'il immolait son ennemi,
avait envoyé de tous côtés, pour expliquer sa conduite, des dépêches
et manifestes, tels que celui qu'il adressa au duc de Nevers, passé
de la ligue au parti politique. « Le duc de Guise, y est-il dit, tra-
vaillant à dresser sa partie, pour se saisir de ma personne et trou-
Ci) Voyez les curieux Mémoires de J.-Â. De Thou dans la CoUecUon de chroniques
$t mémoires de Duchon. Ils sont remplis de détails piquans sur Tépoque dont il
s'agît.
TOVE a. — 1872. 54
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850 BfiTUB BBS DEUX XONDBS.
bler de Bonyeau mon état, j*ai pensé que je serais à bon ârmt estimé
indigne par tous les princes étrangers de la cooronne et BaonarcUe
à laquelle Dieu m'a appelé et que j'abandonnerais le repos et la
protection de mes sujets, si je n'eusse pris résolution, avec l'auto-
rité que Dieu m'a donnée, d'arrêter le cours de tant d'entrq>ri8es,
et par ce moyen conserver ma yie et mon état, et donner moyen
à mes pauvres sujets de vivre en repos. » Une froide réception ac-
cueillit ces messages, et loin d'assurer, comme il l'avait cra, le re-
pos de ses états, Henri de \alois y porta le plus grand trouble qui
fut jamais; l'émotion de l'bumanité outragée tourna facilement an
bénéfice de la révolte. Le roi de France avait abattu le roideParUy
comme il disait, et pensait avoir du coup étouffé la ligue dans le
sang de son chef. Il n'en fut rien. Ce fut le 2i décembre, à l'entrée
de la nuit, qu'un courrier, arrivant de Blois à Paris, porta la triste
nouvelle à l'hôtel de Guise, où la duchesse, qui avait quitté Blois pea
avant, était venue faire ses couches. C'était l'heure où les bourgeois
rentrant au logis et les marchands fermant leurs boutiques se pré-
paraient à fêter joyeusement en famille la veille de Noél. De la rue
du Chaume, où éclatèrent les cris du désespoir, le bruit du meurtre
se répandit avec la rapidité de l'éclair. Aux carrefours, sur les
places, autour des églises entr'ouvertes, on accourait, on s'agitait, à
la lueur des torches et des lanternes. Le comité des seize se réonit
à l'Hôtel de Ville, et la Grève se couvrit d'une population émue; on
se" précipita aux églises, où sonnaient toutes les cloches pour la
messe de minuit. Les prédicateurs y annoncèrent d'un accent désolé
la fin tragique du pilier de la foi et du héros chrétien. <( Le voilà
démasqué, s'écriaient-ils, ce cauteleux cafard, cet odieux Sardana*
pale, ennemi déclaré de l'église et de Dieu I Guerre au tyran, mort
à l'assassin ! »
La nuit s'acheva au milieu d'une indescriptible émotion, c 8t
encore, dit Lestoile, que beaucoup de gens de bien, et des pre-
miers et principaux de la ville fussent de contraire opinion, mesme
les premiers de la justice, ce néanmoins ils furent soudain saisis de
telle appréhension que, le cœur leur faillant, ils se laissèrent aller
l'entraînement des mutins, » et n'osèrent soutenir la cause du
roi. Le jour de Noël fut tout entier consacré aux manifestations de
rindignation populaire. Le conseil de ville suivi de la multitude
ameutée se rendit à l'hôtel de Guise pour assurer la veuve du doc
de l'inviolable attachement du peuple. Elle parut en longs habits
de deuil, accompagnée de la duchesse de Montpensier, et leurs san-
glots provoquèrent une explosion nouvelle de malédictions contre
le meurtrier. Du haut des chaires des églises, des mornes furieoi
excitaient la foule à la révolte et prodiguaient l'outrage au nom do
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8UTB-Q9INZ n L'iGUSB. tti
roL A Saint^Barthélemy^ église aajoard'hai abattue, alor» debout
eB &ce du Palais de Justice, le premier président de Harlay as-
aigtait à vêpres au banc d'esuyra, au milieu d'une foule eompacle;
le prédicateur exigea des assistans le serment par main levée d'em-
ployer jusqu'au dernier denier de leur bourse et jusqu'à la demitre
gMtte de leur sang pour venger la mort des deux victimes, et,
apostrophant M. de Harlay, qui était devant lui, il cria par deux
fois ; « Levez la main, monsieur le présidât, levez-la bien haut,
encore plus haut, s'il vous plaît, que le peuple la voie, » ce qu'il
fut contraint de faire, dit Lestoile, non sans danger du peuple, au-
quel on avait fait entendre que le premier président avait conseillé
la mort des deux princes lorrains. A partir de ce jour, Paris fut en
insurrection déclarée. Les armes et emblèmes de la royauté furent
partout abattus, et le gouvernement communal des seize fut substi-
tué au gouvememmt royal ; la Sorbonne déclara que Henri de Ta-
lois était déchu de la couronne, que tous les Français éuient rele-
vés de leur devoir d'obéissance envers lui, et que tout catholique
pouvait et devait prendre les armes contre le tyran. Cette sentence
fut publiée à son de trompe dans tout Paris, et souleva toutes
les passions déchaînées. De Paris, l'insurrection gagna les grandes
villes : Lyon, Orléans, Amiens, Poitiers, Chartres, Troyes, Bourges,
la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, Marseille, Toulouse,
Narbonne, Bordeaux. La révolte fut générale, et la ligue put se
crdire partout triomphante. Au lieu de courir à Paris avec les
troupes dont il pouvait disposer pour achever militairement ce qu'il
avait commencé traîtreusement, le roi perdit son temps à Blols en
vaines écritures et en dispositions stériles. U avait été hardi daau;
le coup; il resta imprévoyant dans les suites et laissa développer
la rébellion. Vainement il essaya de l'apiûser alors par des offres
séduisantes et par des concessions. Répondant à ses propositions
par des injures, on se montra résolu à repousser tout accord avec
un souverain pour lequel on n'éprouvait plus que du mépris.
Paris parlait d(^jà de se gouverner en république, soits roi^ ni
princes d'aucune sorte, lorsque le survivant des princes assassinés,
qui a^ait gagné du temps sur Henri III, arriva dans la capitale à la
tète d'une armée levée dans la Bourgogne et la Champagne. Le roi
venait de congédier les états (12 janvier 1589), le duc de Mayenne
en remplaça l'autorité par un conseil général de Funion des cathù^
liquesj et, comme la royauté avait été délarée vacante, il se fit nom-
UBter lieutenant-général de la couronne, à l'imitation de ce qui avait
été fait en Angleterre pendant la guerre des deux roses. Le non-
veau gouvernement fut reconnu en France par les villes et pro-
vinces engagées à la ligue, et à Tétranger par Philippe II, qui jeta
le masque en cette occasion. Paris fut livré à la terreur des exéen-
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t62 BEVUE DES DEUX IfONDES*
lions populaires. Le parlement seul, retranché dans le sanctuaire
de la justice, maintenait sa dignité. On se réunissait alors au Pa-
lais dès huit heures du matin , et on ne levait la séance qu'à la
nuit. Les affaires s'y discutaient dans d'interminables audiences
.qui imposaient un grand respect (1). Les factieux résolurent de
venir prendre des otages parmi les magistrats. C'est une belle page
de l'histoire du parlement; Palma Gayet a raconté cette scène digne
de l'histoire romaine. Bussy-Leclerc, un procureur devenu le plus
audacieux des seize, se présenta l'épée au poing à la grand' cham-
bre dorée, et commanda de le suivre à quelques présidons et con-
seillers, lors séant sur leurs sièges. — Nous irons tous, répondirent
les magistrats, et l'on vit soixante juges en robe, marchant deuxi
' deux, suivre à la Bastille le misérable qui avait violé l'asile de la
justice. Ce spectacle inoui arracha des larmes à quelques specta-
teurs, mais n'obtint que des huées de la populace qui avait suivi
Bussy-Leclerc. 11 y eut pourtant, comme toujours, des faiblesses et
des capitulations. Un parlement de la ligue put se constituer, et sa
présidence coûta la vie à l'un des hommes les plus savans de ce
siècle, Barnabe Brlsson, que la ligue immola le jour od il voulut
résister à ses fureurs. Le reste de la cour, délivré des arrestations
à prix d'argent, s'échappa peu à peu de Paris, et fut, sur l'appel
du roi, siéger à Tours avec les autres corps restés fidèles au prince
et à la loi de l'état.
Ce fut là qu'Henri III, n'ayant plus autour de lui qu'un petit
nombre d'amis et d'autre armée qu'une faible troupe recrutée avec
peine, reçut et accepta non sans hésitation (20 avril i 589} les olEres
de service du roi de Navarre, que les événemens de Blois et de Pa-
ris avaient rapproché de la cause royale. On vit alors la ligue ca-
tholique faire appel aux passions de la démagogie, tandis que les
réformés venaient en aide à la cause monarchique. L'armée des
deux rois, soutenue de quelques corps auxiliaires étrangers, mar-
cha sur Paris et vint camper sur les hauteurs de Saint-Cloud. Les
deux rois s'y préparaient Vu siège de la capitale, lorsqu'un moine
jacobin se présenta le 1*''' août, vers huit heures du matin, au quar-
tier du roi de France, alors établi dans une maison appelée le logis
de Gondy, du nom du seigneur auquel elle appartenait, demanda
d'être introduit pour affaire d'importance chez le prince, lequel était
alors sur sa chaise percée, d'où il ordonna qu'on flt entrer le moine
pour lui parler. C'était Jacques Clément, sorti de Paris pour tuer le
meurtrier d'Henri de Guise, qu'il frappa en effet de deux coups de
(1) Plus de cinquante audiences furent employées aux débats de TaSkire de Gabrières
et de Merindol, où les chefs du parlement de Provence eurent à rendre compte do
Imr abominable arrêt devant le parlement de Paris commis pour les Juger (1553, l'exé*
citifB était de 1545).
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8IXTE-QUINT ET L'ÉGLISE. 853
couteau dont le roi mourut le lendemain (1). Le crime avait appelé
le crime, et la vengeance de Guise était satisfaite. Quatre ans d'af*
freuse anarchie et de guerre civile, deux sièges désespérés de Pa*
ris en furent la conséquence.
Mais revenons sur nos pas, et recherchons avec M. de Hùbner,
qui a donné tant de soins à cette paitie de son ouvrage, quelle a
été la participation vraie de Sixte-Quint au drame sanglant de la
guerre civile, activement ouverte par le meurtre de Blois. C'est ici
que l'historien diplomate mérite la reconnaissance de l'histoire et
de la vérité par les résultats nouveaux auxquels nous conduit son
travail : la grande responsabilité pèse sur Grégoire XIII, mais celle
de Sixte-Quint se dégage avec honneur, bien que bon nombre de nos
rédacteurs d'histoire s'y soient trompés. Il ne lui restait guère qu'un
court espace de temps à parcourir pour arriver au terme de sa car-
rière pontificale ( de 1588 à fin août 1590), et pendant ces jours si
tristement remplis il a tout fait, en demeurant le chef éclairé de l'é-
glise catholique, pour ménager un terme aux calamit<^s francises
et pour préparer la pacification d'un royaume dont l'indépendance
et la grandeur lui semblaient nécessaires à la prospérité de l'Europe
chrétienne. Afin de montrer les actes de ce grand pape sous leur jour
véritable, il faut faire à chacun des acteurs et des partis qui figu-
rent dans nos guerres religieuses la part qui lui revient, selon l'é-
quité historique. Sixte-Quint les jugera de loin, mais de haut, et
avisera selon l'intérêt de l'église et de la paix.
Et d'abord ce personnage avili d'Henri III, en qui semblaient
s'être éteints et avoir disparu tous les prestiges de la royauté. A son
avènement à la* couronne, l'élégance de ses manières et l'origina-
lité de son esprit avaient dissimulé ses vices. Les espérances que le
parti catholique fondait en lui n'avaient pas peu servi à protéger sa
réputation. Il avait été l'un des plus décidés fauteurs de la Saint-
Barthélémy, mais au fond léger, imprévoyant, dépravé, dégénéré
des qualités de race de son père et de son aïeul. Esprit étroit, faux
et menteur, timide et violent à la fois, odieux aux réformés, anti-
pathique aux mœurs françaises, qu'il paraissait avoir perdues, il
n'eut plus d'appui dans l'opinion lorsqu'il fut brouillé avec le parti
catholique, dont sa mère lui montra les folies, dont il ne pouvait
plus satisfaire les passions, et dont les attentats menaçaient direc-
tement sa personne autant que la paix publique. Il ne lui restait du
roi que l'orgueil, profond, concentré, dissimulé, capable de tout
pour obtenir satisfaction. Il ne remplissait plus aucune des condi-
tions de la souveraineté, dont il avait usé tous les ressorts, également
(1) Voyez, pour les détails, Lestoile, p. 301, édit. ChampoUion; et Pakna, Gajrft,
lit. I", p. 159, «dit. Bachon.
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86i BETI» DES DEOX KONBE8.
îscapable de gouverner et de combattre, qm étaient les drax termes
de l'idéal de royauté dès ce temps-là, — on le voit dans les écrite
de tous les contemporains, dans Palma Gayet par exemple. D'agent
aveugle du parti catholique, il était devemi Tobstacle décrié de ses
dsBseins. Il avait espéré diviser la ligue et avoir raison de l'un par
l'autre; ses plans, indécis et mal conçus, n'avaient abouti qa'à le
rendre haïssable. En un temps de surexcitation passionnée, il n'y
emt bientôt plus de limites dans le dédain dont Henri III fut acca-
blé, et de rintérieur la déconsidération passa facilement à Tètran-
gw. Sixte-Qoint en était désespéré pour ses projets sur la France.
La faiblesse, Tineptie, la déloyauté de cette cour, dit M. de Hûb-
»er, le plongeaient dans un profond découragement. Non-seulement
le roi n'avait pu ni su dissoudre la ligue, mais il se l'était profonde-
■lent aliénée, et les méfiances réciproques n'étaient que trop justi-
Sées. Diplomatiquement pariant, le papo était placé entre la guerre
civile, au bout de laquelle il voyait l'acclimatation de la réforme en
France, et l'intervention espagnole, au bout de laquelle il voyait une
tyrannie pour l'église et un démembrement pour la France. Heo-
reusement pour son pays, Henri III eut assez de lucidité d'esprit
pour juger, après le meurtre des Guises, qu'il était irrémissible*
ment perdu, s'il ne s'entendait avec le roi de Navarre, et l'entente
ftit bientôt rétablie, l'intérêt de ce dernier s'y accordant à mer-
veille (1); mais les difficultés n'y manquaient pas, comme nous ver-
rons bientôt. Le roi était journellement désigné au meurtre public
dans les églises de Paris et dans toutes les réunions populaires.
Mettre à mort un être si méprisable et si malfaisant était proclamé
UB acte méritoire et offert comme but d'émulation à tous les esprits
fanatisés. Jacques Clément ne fut que Texpression de ce sentiment
déplorable, et Timmolation du moine assassin fut honorée comme un
■lartyre. Les atroces folies de Paris à ce moment ne trouvèrent
point de contradicteur. Qui l'eût osé? Chacun tremblait pour soi;
le régicide était professé comme doctrine reçue. C'était l'idée cou-
rante du quartier de l'université et des couvens de la ca|»tale : elle
était proclamée dans la chaire scolaire comme dans la chaire chré-
tienne; Elisabeth, en Angleterre, avait failli en être victime en l&8i.
On sait qu'il e^ensuivit un statut du paa*lement qui expulsait tons
les prêtres catholiques d'Angleterre. Combien ces aberrations fur»t
odieuses à Sixte-Quint, M. de Hûbner nous le montre avec un senti-
mtnt de consolation.
Etmi III s'était soutenu hmgtemps par les conseils de sa mère
Catherine de Médicis, que la corresppoodance publiée par M. et
(1) Voyw fvp M ]ieinl K Baake, qui, «prte H» Tlnm, m pifftlMBeiil
flitiatioii cbou son Histoire de Fronce.
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SIXTE-QUINT ET l'eGLISS. 8bi
HObner montre prudente et avisée jusqu'à son dernier jour, lequel
suivit de près le meurtre de Blois. Elle avait soixante-dix ans, et
gisait soulfrante et alitée, lorsque le 23 décembre un mouvement
extraordinaire dans le cabinet du roi, situé au-dessus de sa chambre,
à Blois, lui révéla quelque étrange événement, dont elle apprit
bientôt le détail. Son fils s'était caché d'elle, craignant d'être dé-
tourné de son dessein. Elle en fut en effet désolée, et sa perspica-
cité lui montra la perte de son fils au bout de cette atrocité. Son
saisissement fut tel qu'elle voulut s'en expliquer avec les victimes;
mais son habileté perfide était suspecte à tout le monde, et per-
sonne ne la crut innocente du complot. Elle se fit porter chez le
cardinal de Bourbon, prisonnier dans le château et malade comme
la reine. Loin d'être sensible à cette preuve d'intérêt, le vieillard
s'écria dès qu'il vit Catherine : u Ahl madame I madame! ce sont
là de vos tours. Madame^ vous nous avez amenés tous à la bouche-
rie. » Desquelles paroles, dit Lestoile, elle s'émeut fort, et lui ayant
répondu « qu'elle prioit Dieu qu'il l'abimast et damnast si elle y
avoit jamais donné ni sa pensée ni son avis, sortit incontinent di-
sant ces paroles : je n'en puis plus; » et de ce pas elle se remit au
lit, oà elle expira dix jours après. Cette mort eut un faible reten-
tissement au milieu des tempêtes soulevées par la tragédie de Blois;
mais le roi, qui avait dû à sa mère quelques bons conseils dont il ne
profita guère, perdit peu de chose à sa mort. L'esprit de cette femme
forte avait sensiblement baissé depuis quelques années. Justement
punie de son affection immodérée pour Henri III, elle avait vu son
influence diminuer, alors qu'elle espérait en jouir avec plénitude.
Négligée par ce fils ingrat , brouillée avec Henri de Béam , son
gendre, déconcertée par l'ambition démesurée des Lorrains, qu'elle
caressait, elle avait fini par se dévoyer complètement. Cette race
royale, qu'elle avait vue si belle et si nombreuse, allait s'éteindre
dans la honte, et les Bourbons, ses ennemis, se dressaient^devant
elle comme des héritiers aussi pressés qu'odieux. Une dernière chi-
mère avait bercé cette âme tourmentée , celle de faire passer la
couronne aux enfans de sa fille chérie, la duchesse de Lorraine.
Égarée par cette erreur indigne de son intelligence et qui ne con-
yenait à personne, elle avait été le jouet de la ligue, dont elle avait
espéré faire l'instrument de sa passion; et ce dernier échec de ses
calculs avait achevé de désorienter son âme. Vaniteuse, elle mou-
rait déchue de la réputation politique dont sa régence lui avait fait
une auréole, funeste à la France, bien souvent, mais du moins bril-
lante pour son esprit. On ne comprenait pas à Borne, à Madrid et
surtout à Venise les aberrations de Catherine à cet égard, et une
dépêche d'Olivarès nous montre le dépit qu'en éprouvaient les po-
litiques. Les dépêches vénitiennes de lippomano portent aussi le
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855 RETDE DES DEUX MONDES.
témoignage de l'étonnement général : elle demeurait dupe de tous
ceux qu'elle avait voulu jouer.
Le discrédit et l'impopularité de la maison royale atteignait le
roi de Navarre lui-même, qui n'avait pas laissé de tirer d'abord
grand avantage de son union avec Marguerite de Valois, mais sur
la personne duquel rejaillirent pourtant les déportemens incond-
dérés de la sœur d'Henri III. La supériorité de son esprit et Tex-
cellence de sa cause ont pu seules le sauver à cet égard de la déla-
veur publique attachée à la race régnante qui mettait la France au
ban de l'opinion et qui la noyait dans les ruines : les manifestes de
la ligue attaquaient les Capétiens en masse, et non les Valois seule*
ment (1). Il s'en fallait de beaucoup alors que l'éclat de la légitimité
des Bourbons fût aussi resplendissant qu'il apparut depuis. Leur
droit d'héritier légitime de la couronne était eflacé par la quaUté
d'hérétique, et l'on ne voulait pas même de leur conversion à la vraie
foi. C'était le sang qu'on excluait; il fallait donc, à vrai dire, con-
quérir le droit, et Henri IV l'a conquis, c'est là sa gloire ineffaçable
devant la postérité. S'il n'eût été qu'un simple héritier,, il n'eût
jamais porté la couronne. C'est par le droit de l'épée et de l'esprit,
autant que par le droit du sang, qu'il a forcé les obstacles et bit
sa place sur le grand trône de France. Son droit de succession était
fort disputé. La maison de Bourbon-Vendôme était sans doute issue
de Robert, comte de Glermont, sixième fils de saint Louis, mais elle
était séparée de Henri de Valois par vingt et une générations, et du
trône par un espace de trois cents suis. La maison de Courtenai, dont
l'origine royale n'était pas moins certaine, a vu son droit du sang
périmé par le temps, et vainement elle a réclamé son rang soit auprès
des parlemens, soit auprès de la cour. D'après le droit civil, Henri
de Navarre n'aurait eu aucun droit à l'héritage privé d'Henri IH par
proximité de lignage, et, quant au droit politique, il paraissait altéré
par la rébellion du connétable, dont la condamnation rejaillissait
sur sa race, et par les décrets d'Henri II, qui avaient privé Antoine
de Bourbon de ses prérogatives de prince du sang, au bénéfice de
Claude II de Guise, qui était d'ailleurs le plus proche parent du roi
par les femmes. Pourquoi les Bourbons seraient-ils affranchis de la
loi qu'avaient subie les Courtenai? Ainsi parlaient les ennemis; la
péremption et la déchéance écartaient, disait-on, Henri de Navarre.
Le caractère personnel du prince, en ce temps où tout était mis en
question, fut aussi l'objet des attaques. Son père était homme d'es-
prit et bonne lame, mais léger, inconsistant et de foi douteuse. Il en
(1) Voyez rouYrage de M. de Croze, t. I*% p. S35. « La race des Capétiens » était
réprouvée, disaient les manifestes, et Ton demandait la convocation des états-féoéraox
pour faire « le procès des princes capétiens. » Le délire allait Jasqu*à invoquer
Texemple de Timmolation de don Carlos.
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sixTE-Qunrr et l'église. 857
restait, disait-on, quelque chose au fils, avec beaucoup de finesse,
de rancune et de calcul en surplus. Il y avait donc des préventions
contre lui, même auprès des observateurs désintéressés. La relation
vénitienne de Lippomano est très curieuse sur ce point.
Le président De Thou témoigne que Montaigne lui disait à Blois
(1588) avoir autrefois servi de médiateur entre le roi de Navarre et
le duc de Guise, lorsque ces deux princes étaient à la cour; u que ce
dernier avoit fait toutes les avances; mais qu'ayant reconnu que le
roi de Navarre le jouoit et lui étoit au fond ennemi implacable il
avoit eu recours à la guerre, comme à la dernière ressource qui pût
défendre l'honneur de sa maison; que l'aigreur de ces deux esprits
étoit la cause première de la guerre civile; que la mort seule de
l'un ou de l'autre pouvoit la faire finir; que le duc ni ceux de sa
maison ne se croiroient jamais en sûreté tant que le roi de Navarre
vîvroit; que celui-ci, de son côté, croyoit bien ne pouvoir faire va-
loir son droit à la succession de la couronne pendant la vie du duc.
Pour la religion, dont tous les deux font parade, ajoutait Mon-
taigne, c'est un beau prétexte pour se faire suivre par ceux de leur
parti; mais la religion ne ks touche ni l'un ni l'autre. La crainte
d'être abandonné des protestans empêche seule le roi de Navarre
de rentrer dans la religion de ses pères, et le duc ne s'éloigneroit
pas de la confession d'Âugsbourg, si c'étoit le chemin d'un trône.
Tels étoient les sentimens que Montaigne avoit reconnus dans ces
princes lorsqu'il s'occupoit de leurs aiTaiires (1). » Voilà comment
jugeaient les contemporains. Tout en admettant quelques traits de
vérité dans le portrait tracé par le grand sceptique, il y avait cette
différence entre le duc de Guise et le roi de Navarre, que l'un ex-
ploitait le fanatisme et l'autre le bon sens public, dans un même
dessein d'intérêt personnel sans doute, mais chacun d'eux avec un
instrument qui devait conduire l'un à sa perte et l'autre au succès.
Celui-ci intéressa l'ordre et le repos public à sa cause; l'autre de-
vint un péril national par la qualité même des auxiliaires qu'il dut
employer. M. de Hiibner, trop nourri peut-être de correspondances
contemporaines, est sévère pour Henri IV et ses menées particu-
lières; nous croyons être plus près du vrai en les appréciant d'un
autre point de vue.
Jamais plus de difficultés ne s'accumulèrent sous les pas d'un pré-
tendant, et jamais prince ne se trouva mieux pourvu des qualités né-
cessaires pour les vaincre. Cette correspondance admirable, dont per-
sonne n'eût soupçonné l'existence, il y a cinquante ans, a révélé l'un
des esprits les plus aimables, les plus justes, les plus actifs qu'on
puisse imaginer, et, si je suis bien renseigné, on est fort loin de con-
(i) Mémoires de J.-A. De Thou, liv. UI, p. 628, édit. de Buchon.
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8M SETUK BES DEUX MOROBS.
Battre encore tout oe que les archives puUiques etprivées posBède&t
de correspondance inédite du Béarnais* Les ressources d'esprit, de
talent, de rase, de dextérité, de fermeté, de. courage persévérant,
qu'il a déployées pour débattre ses intérêts avec l'Espagne, les Lor-
rains et les Valois, sont incroyables. C'est à coup s6r un des princes
les plus babiles et les plus avisés qui aieQt régné sur la France. Dès
le début des guerres, il avait compris qu'il n'y avait pas de miliea
pour lui entre le trône et l'exil, et il avait pris le parti qui conve-
nait à sa grande âme. Ses premiers soins se portèrent vers l'orga-
nisation d'une résistance di^osée au besoin pour l'agression, et
sans argent, sans territoire , il réussit à former une petite armée
solide et dévouée, laquelle, bien conduite, lui ménagea une force
qui ne faillit jamais entre ses mains. Il avait respiré l'héroïsme dans
ses montagnes natives, et des bras d'une mère il le porta sur les
champs de bataille. Deux fois (en 1585 et en 1589), ses afiaiies fo-
rent compromises au point qu'on lui conseillait de passer en Angle-
terre, où la puissante Elisabeth lui ollrait un refuge, et deux fois il
s'attira l'estime universelle par le refus périlleux de quitter le sol
français, où ses résolutions magnanimes et sa valeur forcèrent la
destinée et furent couronnées par la victoire. Brave soldat autant
que ciq>itaine habile, il risquait cavalièrement sa tète dans une ren-
contre, comme le plus hardi de ses hommes d'armes. Résolu dans le
commandement, sympathique aux subordonnés, philosophe avec
ses amis, inspirant la conûance à ses soldats, il était à la fob son
ministre, son général, son secrétaire, son négociateur. Ses lettres
sont des chefs-d'œuvre, ses manifestes des monumens. Il avait une
diplomatie qui lui était propre, secrète malgré son franc-parler, s'es-
sayant envers tous sans répulsion pour aucun, sans fanatisme, ni
découragement. Il était disposé à s'entendre avec tout le monde,
même avec Philippe II, c'est M. de Hûbner qui nous l'apprend. Au
demeurant, homme de plaisir, charmant craipagnon, sceptique ai-
mable, profondément sensé dans le discernement des choses, et
connaisseur assuré dans le maniement des hommes» à la gueire
comme au civil. Ses vices, ses défauts même, il les faisait servir A sa
cause. Tel était l'homme qui devait rendre A la monarchie le res-
pect et la considération qu'elle avait perdus.
Il avait commencé la guerre civile en cadet de Gascogne» et il la
finit en monarque victorieux. Les regards de toute l'Europe étaient
depuis longtemps fixés sur loi» Lorsqu'il parut A l'entrevue du
Plessis-les-Tours (avril 1589) pour concerter avec Henri III la dé-
fense de la royauté agonisante, il frappa d'admiration les specta-
teurs, qui devinèrent en lui le sauveur de la France et le contem-
plèrent avec curiosité. « De toute sa troupe, dit Palma Gayet, nul
n'avoit de manteau et de panache que luL Tous avoient Téchaipe
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8IILTB-QUINT ET l'IGLISK. 850
Manche, et liri vêtu en scrfdat, le pourpoint tout usé sur les épaules
et aux côtés de porter la cuirasse, le haat-d&-chausse de relours de
feuille morte, le manteau d'écarlate, le chapeau gris avec un grand
panache blanc, où il 7 avoit une très belle médaille, estant accom*
pagné de MM. le duc de McmtbazoB et le maréchal d'Aumont, qui
Festoient venus trouver de la part du rd. » On lui a reproché uae
parole libre sur Paris et la messe. De quelque goût qu'elle soit,
cette plaisanterie courait tous les pays à l'occurrence. Olivarës écri-
vait à Philippe II qu'Elisabeth d'Angleterre avait dit qu'en cas de
trouble grave en son pays elle avait le remède entre les mains, qui
était d'entendre une messe de ceux de l'inquisition. On lit à ce pro-
pos, dans les Mémoireê de la cour de France de M"' de Lafayette,
que Tarchevêque de Reims, frère de M. de Louvois^ dit en voyant
Jacques II arriver à Versailles : « Voilà un fort bonhomm&qui quitte
trois royaumes pour ime messe. » Le parti prolestant s'offensait beau-
coup du reste des dispositions du roi de Navarre à cet égard. Le ca-
ractère propre du parti était la raideur : elle allait jusqu'à la vio-
lence dans l'occasion, et ce n'est point une des moindres habiletés
d'Henri IV d'avoir pu et su gouverner ce parti, qui a fini par relever
la monarchie dans la personne du roi de Navarre, après avoir entre-
tenu le soulèvement et la guerre avec l'idée d'une république, même
démocratique, ainsi qu'on le voit dans les mémoires du temps (1).
Lorsque dans le midi on rappelait aux réformés l'obéissance due au
roi, ils répondaient : Quel roy? nous sommes les roys. Celui-là que
TOUS dites est un petit reyot de m..., nous lui donrons des verges ^ et
lui donrons fnestier pour lui faire apprendre à gaigner sa vie
comme les autres. C'était d'ailleurs la conséquence de la guerre ci-
vile qui, appelant partout la participation populaire à l'action pu-
blique, introduisait nécessairement les passions égalitaires sous
tous les drapeaux.
Le caractère général des réformés et le caractère particulier du
roi de Navarre étaient au fond fort dissemblables, et ce dernier élu-
dait souvent des difficultés sérieuses sous le couvert d'une légèreté
qui lui valait de l'indulgence. L'édit de Nantes, comme toute autre
transaction, ne fut point du goût du parti calviniste, il fallut le lui
imposer. Là, comme chez les ligueurs, l'idée de l'intolérance et .do
l'absolu dominait, et les doctrinaires de la liberté religieuse étaient
en petit nombre. La liberté religieuse et la commodité du vivre
étaient au contraire du goût intime de Henri de Navarre. Aus^ ad-
(i) VojfM iM mémoires de Moatluc et les mémoires f«tigMi«, mais instructiff, de
BupleMis-Hornay, qui fat pendant cinquante ans le directeur spirituel de la cause
protestante en France (Paris 1822-25, 12 toI. in-8*). Henri de Navarre avait sa se
rattacher profondtaent, ce qui n'empôcha pas Bfomay dt se eéparer da prince.
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860 REVUE DES DEUX MONDES.
vint-Q bien des fois des scissions (1), des remontrances, des rup-
tures dans son camp, et au jour de l'abjuration d'éclatantes sépara-
tions, notamment celle de La Trîmouille, qui s'en retourna au Poitou,
à la tête de neuf bataillons, disant qu'il ne voulait plus combattre
sous les drapeaux d'un chef qui venait de s'engager à protéger V ido-
lâtrie. Ces vues étroites, absolues, des calvinistes français étaient
conformes au génie de leur chef de secte, si différent de celui de
Luther. Aussi la réforme allemande fut-elle dirigée et sauvée par
la politique, tandis que la réforme française, dirigée par l'esprit de
Genève, courut de faute en faute jusqu'à sa perte. Le tempérament
particulier de l'aristocratie française, toujours impolitique et indis-
ciplinée, y contribua aussi beaucoup. L'exemple de la maison d'O-
range a perdu les Ghâtillon, les Rohan, les La Trimouille, les Bouil-
lon, qui ont Gni par être les chambellans de la maison royale après
avoir eu l'envie de la détrôner, n'ayant pas eu l'habileté de partager
le gouvernement avec elle. Plus d'une fois les protestans ont obtenu
non-seulement la liberté religieuse, mais la plus ample part du
gouvernement de l'état. Ils n'ont pas su la garder, alors que le vé-
ritable intérêt de la monarchie tournait la politique de leur côté.
Alliée des princes protestans d'Allemagne et d'Elisabeth d'Angle-
terre contre Charles-Quint et Philippe II, la France était forcénaent
comprise dans le mouvement réformé. Les calvinistes n'ont pas
su s'y maintenir. Si les violences et les fautes ont déshonoré la
cause catholique à cette époque, la cause calviniste a bien aussi de
grands reproches à subir devant l'histoire. Cabrières et Merindol,
puis la Saint-Barthélémy, ferment la bouche aux catholiques; mais
la royauté n'a-t-elle pas tendu les mains à la réforme? Les réformés
n'ont-ils pas contribué à la chute du ministère de L'Hôpital par leur
jactance, après l'édit de 1562? N'ont-ils pas tué François de Guise
et sanctifié Poltrot? n'ont -ils pas eu Des Adrets, le rival de Hont-
luc? Après la mort de François II, l'état était dans leurs mains;
comment en ont-ils profité? N'ont-ils pas ébranlé l'unité française à
la paix de Monsieur? Calvm, qui brûlait Servet à Genève, ne pous-
sait *il pas les réformés français à défendre la cause sacrée y mime à
coups d'arquebuse? Et encore étaient-^s divisés entre eux! Le dé-
voûment des réformés à la cause d'Henri de Navarre était au fond
très modéré, le soin de leur intérêt prédominait, et réciproquement
il en était de même de Henri vis-à-vis des réformés.
Cependant, il faut l'avouer, c'est dans la ligue, à partir de l'unioD
de Péronne, que s'est produit le plus grand embarras de la France,
parce que la ligue est parvenue à dominer la situation, et qu'eDe
(i) Voyez dans les Mémoires de Villeroy, p. 566, édiu de Bachon.
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SIXTE-QUINT ET l'^GUSE. 861
y a porté la fougue et la fureur du fanatisme. Là il y eut un chef
dévoué, objet à son tour d'un dévoûment sans limites : c'était Henri
de Guise , dont la maison tout entière était l'idole de la population
parisienne. La lutte religieuse se personnifiait, dès le milieu du
xYi* siècle, dans la rivalité des maisons de Guise et de Bourbon. La
relation de l'ambassadeur vénitien, M. À. Barbare, en 1565, est à
cet égard un monument intéressant à l'appui de tant d'autres (1),
et l'opinion publique, en ces premiers temps], était peu favorable
aux Bourbons ; on les accusait d'exploiter la réforme pour ruiner
les Guises. La conjuration d'Amboise fut leur ouvrage et coûta la
vie à bien des victimes; mais les Guises, qui n'avaient eu d'abord
que l'ambition de la fortune, de la puissance et du crédit, conçurent
une ambition de plus, celle du trône, sous Henri III. Tout les y
conviait. Nous avons dit ailleurs (2) quels furent les services que
rendirent Claude et François de Guise à la France, sous Henri IL
Le siège de Metz et la prise de Calais avaient enivré toute une
génération. Marie Tudor disait en mourant : Si l'on m'ouvrait le
cœur, on y verrait gravé le nom de Calais; la reprise de Calais par
la France lui coûta la vie, et du même coup le trône d'Angleterre
à Philippe II (1558). Lisez Brantôme : rien n'égala l'enthousiasme
de la société française pour les Guises. La jalousie de leur grandeur
jeta beaucoup de grande noblesse dans le parti de la réforme, à la
suite des Bourbons. Le cardinal de Lorraine avait été l'un des per-
sonnages les plus considérables de son temps; il avait mené le con-
cile de Trente, tout en y. défendant noblement la nationalité du ca-
tholicisme français. Sa générosité était fabuleuse, comme celle de
tous les siens (3). Un jour à Rome, il remplit d'or la main ouverte
d'un mendiant. « Vous êtes le bon Dieu ou le cardinal de Lorraine, »
lui dit le pauvre stupéfait. Les Guises possédaient les charges
les plus importantes de l'état, les gouvernemens de provinces les
plus influons. Un moment, ils avaient eu toute l'administration du
royaume en leurs mains; ils jouissaient d'immenses bénéfices. Us
comptent sur leur puissance, disait un ambassadeur vénitien, non-
seulement pour payer leurs dettes, qui sont énormes, mais encore
pour en faire de nouvelles, et promettent des fortunes à tout le
monde. Nous avons parlé de la somptuosité de leur palais; leur état
de maison était à l'avenant; en 1552, on voyait journellement près
(1) Voyez les Relations dês ambassadeurs vénitiens, t. D, p. 57 et suit., dans les
Monumens inédits,
(2) Voyez le Siège de Met%, dans la Rewu des Deux Mondes, 1H70.
(3) Le duc de Mayenne passait pourtant pour avare. l\ fit enlever de force une Jeune
et riche héritière qu'il destinait à l'un de ses fils. Ces rapts étaient de mise alors dans
la noblesse, et Tusage s'en est consenré Jusque sons Louis XIV, témoin celui ie Bussy
tt de H*"* de Miramion.
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8<2 REVUE DES DEUX MORDBfl.
de eent personnes venant et mangeaM en leur hôtel, et ce nombre
ayiût augmenté sous la ligue.
Aussi considérable était leur popularité, fondée sur Tasceadant
naturel de trois générations d'hommes supérieurs. Leur qualité de
race étrangère leur suscitait des jalousies dans la grande n<^lesse :
les Montmorency les exécraient; mais le peuple de Paris n'en tenait
compte, non plus que la moyenne et petite noblesse. Leur séduc-
tion était, paratt-il, irrédstibie, et Parts raffolait d'eux. Us ne se
montraient jamais que suivis d'un cortège théâtral. Leurs légendes
de famille les faisaient passer pour la plus ancienne maison de la
chrétienté, et leur rivalité héréditaire avec la maison de Bourbon,
les princes des fleurs de lis, augmentait le lustre qui les entourait
Us tenaient d'ailleurs de près à tous les trônes par leurs alliances;
ils étaient les plus proches parens du roi. La reine Louise de Vanr
demont était de leur tige ; la première femme du duc de Lorraine
était sœur du roi, et Claude de Guise avait épousé Antoinette de
Bourbon. Rien n'égalait la beauté de leur sang et la noblesse de
leur allure, que le Tasse a célébrées. Franç(HS, le grand duc de
Guise, avait une figure héroïque, et les enfans que lui avait donnés
la gracieuse Anne d'Esté, sœur du duc de Ferrare (1), étaient beaux
comme des anges, selon l'expression d'un ambassadeur étranger.
Tout en eux était donc objet de sympathie pour la foule, en face
de la race royale, maigre, cbétive et grêle, devenue odieuse an
peuple par mille bruits abominables qui se sont renouvelés soas
Louis XY (2). Us aifectaient les magnanimités royales. Lorsque
François de Guise fit le prince de Condé prisonnier à la bataille de
Dreux, il lui offrit pour coucher la moitié de son lit, et dormit fort
bien à côté de son ennemi, qui lui ne dormit pas du tout (3); i
celui des Guises qui fut le plus adoré des Parisiens fut Btenri, Ta
sassiné de Blois.
« La France étoit folle de cet homme-là, dit un célèbre écrivain
du xvii* siècle, car c'est trop peu dire amoureuse, » et c'était vnL
Son entrée à Paris, à la veille des barricades, ftit une scène de d^
lire public. On savait qu'il désobéissait au roi, lequel pouvait l'ai
punir. La population entière se rua hors des maisons pour l'acda-
(1) Elle M consola an peu vite avec le due de Nemonre da metirtre de PoltroL Wf»n
de Guise ne fut guère plus heureux avec Catherine de Clèves et put s'en convainm
de son vivant; mais ces détails n*ôtèrent rien de leur prestige ni au père, ni an fils,
et ce n'était que Justice.
(2) Voyez dans Tommaseo, RelaVum des ambassadeurs vénitiens, t- H, p. 63A. —
Davila, favorable aux Valois, dit de Henri III : « Goneepûrono tanto odio oontio di M
l'una e Taltra parte, che la sua religione fn stinata ipocriftia, la aiia pradienxa mafiM»
la sua destrezza viltà d'animé, spregiata la sua domeatichestt, àetusaX» il m» mmb,
Imputate di viii enormi le sae domesticheiM. •
(3) Veyei V Histoire des princes de Condé, de M. le duc d'Aomata, u I-;
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shte-quiht bt l'eguse. Mt
mer; les vivat roulaieBt de rne en rue comme mi tonnerre. Ceux
qui pouvaient approcher baisaient le bord de son manteau. Il j en
avait qui l'adoraient comme un saint , et lui faisaient toucher des
chapelets. Les dames jetûent sur lui du haut des fenêtres une pluie
de fleurs , et à travers cette loule idolâtre il s'avançait lentement»
épanoui, radieux, caressant chacun de l'œil, du geste et de la voix
avec cette grâce magique dont on disait « que les huguenots étûent
de la ligue quand ils regardoient M. de Guise. » — « Il est de haute
taille et des mieux faits, dit un ambassadeur vénitien, sa figure
est majestueuse, ses yeux vifs, ses cheveux blonds et bouclés, sa
barbe élégante et courte, avec une balafre sur le visage, dont il a été
glorieusement marqué dans un combat (1). Dans tous les exercices
de corps il est admirable d'aisance et de grâce. Personne ne sauroit
lui résister à l'escrime. » Les hommes graves et clairvoyans décou-
vraient pourtant chez lui le factieux. Il y a une demi-page des
Mémoires de De Thou, qui est l'honneur du magistrat et la leçon de
l'histoire. Le duc lui offrait à Blois, ainsi qu'à tout le monde, ses
services, son crédit, de grands emplois, comme s'il en disposait
déjà. De Thou, qui fuyait toute sorte d'engagemens, ne répondit
qu'en peu de paroles, malgré les complimens et les caresses, et
quitta le duc au plus tôt. Celui-ci s'en plaignit à Schomberg, parent
et ami du président, et De Thou répondit a que les bonnes grâces
d'un si grand prince lui seroient fort honorables; mais qu'il avouoit
naturellement ne pouvoir approuver la politique qu'il suivoit; qu'on
ne voyoit autour du duc de Guise que tout ce qu'il y avoit de gens
ruinés et des plus corrompus dans le royaume, et presque pas un
honnête homme; que cette raison l'avoit obligé d'en user comme il
avoit fait; que de l'humeur dont il étoit, il aimoit mieux vieillir dans
une retraite honorable que d'acheter un peu d'éclat par une telle
liaison. » Quand le duc de Guise apprit de Schomberg cette ré-
ponse, ajoute le président De Thou, il dit a qu'il avoit toujours fait
son possible par ses soins et par ses bons offices pour gagner l'a-
mitié des honnêtes gens; que toutes ses démarches ayant été inu-
tiles, puisque plus il leur faisoit d'avances, plus ils sembloient s'é-
loigner, il avoit été bien obligé, dans un temps où il avoit besoin
de tant d'amis, de recevoir ceux qui venoient s'offrir à lui de si
bonne grâce. » C'est l'histoire étemelle des séditieux. Le cardinal
de Retz a fait quelque aveu de ce genre, et je ne veux pas des-
cendre aux temps modernes.
Si du moins il eût réussi I mais il a échoué, il le faut dire, et
sottement! Aussi un autre homme, de plus grande marque encore
(1) FruçMS de Guise portait ansii une balafre 46 bataille aur la figure; mais le nom
spécial de hcdafré est resté à Henri.
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86A REVUE DES DEUX MONDES.
que De Thou, Henri de Rohan, a-t-il jugé Henri de Guise avec la
sévérité du politique, dans un écrit trop peu connu où la plume
facile du grand seigneur se donne un libre champ (1). « Henri, duc
de Guise, dit-il, succédant à un père et à un oncle grands person-
nages en la conduite des affaires, et ne se sentant leur inférieur ni
en courage, ni en vertu, se met en l'esprit le dessein le plus relevé
qu'un homme né sujet puisse entreprendre, savoir d'usurper la
place de son roi. Il a déjà cet avantage de profiter du labeur de
son père, étant chose très difficile que la vie d'un homme puisse
suffire à telle mutation. Il rencontre un roi sans enfans, et de l'hu-
meur de ceux sous lesquels se peuvent mener pareils desseins; il
trouve un royaume déchiré par les factions, et attaqué de la plus
dangereuse de toutes les guerres civiles, qui estoit pour la diver^té
des religions. Il voit les premiers princes du sang dans la faction
la plus foible, un puissant roi d'Espagne prêt d'assister ceux qui
brouillent la France, et les papes intéressés de poursuivre par toutes
voies les protestans. Il estoit bel homme, adroit, courtois, libéral,
vaillant. Il emploie tous ces dons de la nature à s'insinuer parmi
les grands, la noblesse et les peuples ; il se montre zélateur de la
religion catholique, non hantant les cloistres, ni se promenant
parmi les rues en, procession, mais en persécutant les protestans et
se montrant leur capital ennemi. Il emploie les prêcheurs pour se
mettre en vénération parmi les peuples, et pour faire déclarer le
roi un fauteur secret d'hérétiques, un hypocrite, un vicieux, un
fainéant; tellement que, par tels moyens, il avoit élevé son entre-
prise au dernier échelon, quand sur le point de l'exécution il man-
qua lourdement à son intérêt et à lui-même, qui Tut en ce que,
après avoir chassé son roi de sa capitale, après avoir levé les armes
contre lui, et puis s'en être accordé comme avec son égal, il lui fia
sa vie en mal avisé, alors qu'il complotoit sa déposition, son aifaire
n'étant pas de celles qu'il soit permis de faillir deux fois.»
Et en effet ce roi maudit, qui semblait n'avoir agi qu'en fauve
désespéré dans le meurtre de Blois, avait par ce coup violent atteint
une des racines principales du tronc menaçant de la ligue, sans
profit immédiat pour lui en apparence, mais en vérité avec toute
chance de sauver la dynastie capétienne dans l'avenir prochain de
la vacance du trône. Le duc de Guise ne laissait que des enfans en
bas âge, et le frère qui le suivait, le duc de Mayenne, était incapable
de le remplacer, quoique doué de grandes qualités. Une relation
contemporaine dit de Mayenne qu'il n'y avait pas de plus beau
prince au monde. Il était grand, bien fait de sa personne, avait le
(i) Voyez les Discours politiques du duc de Rohao; et Bnchon, t. XVI* de m coUec-
tioQ de Chroniques, p. 424.
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8IXT£-QUINT ET l'eGLISE. 865
regard doux et de très belles manières (1). Son courage à la guerre
était bien établi, la conduite des troupes lui était même familière. Il
remplissait des charges considérables et possédait de grands biens
du chef de sa femme, qui était de Savoie; mais il était dépourvu de
ces moyens sympathiques par lesquels les siens avaient exercé tant
d'influence sur les masses. Égoïste, nonchalant, irrésolu, son esprit
s'anima vivement sous le coup d'une violence qui s'attaquait à l'exis-
tence même de sa race, et qui le menaçait personnellement lui-
même, car Tordre de l'arrêter à Lyon avait été donné à un homme
très déterminé, aux mains duquel il échappa. Proclamé lieutenant-
général du royaume, il s'est trouvé porté plus haut que son frère
n'avait été, recueillant le bénéfice d'une expl(tsion de révolte que ce
dernier n'aurait osé provoquer, investi de la dictature du parti catho-
lique en France, soutenu par Philippe II et les troupes espagnoles,
et par la surexcitation universelle de la ligue. Disposant ainsi d'une
force formidable, il n'a su ni conduire une si grande partie, ni garder
la confiance de ses alliés, ni recueillir une couronne tombée, ni la
placer sur la tête de personne, car les candidatures fourmillèrent.
Les autres membres de sa famille n'ont pu que l'aider à organiser
une rébellion qui a fini par s'user entre leurs mains. Dans le sein
même du parti, leur considération politique reçut un rude échec par
Tavortement d'un projet ayant pour but d'unir le fils du duc de
Mayenne avec une fille de Philippe II , mécontent de n'avoir pas été
nommé protecteur de la France. La dû^ection supérieure des affaires
de la ligue flotta donc entre les atrocités, les divisions d'influence,
les convoitises insensées et le ridicule. Je ne parlerai point des agi-
tations stériles de la duchesse de Montpensîer, ennemie personnelle
d'Henri 111, qui échangeait avec lui de sanglans quolibets, qui faillit
un jour mettre la main sur la personne royale, et qui ne fut pas
étrangère peut-être au régicide accompli à Saint- Gloud.
Il n'y avait qu'une lueur d'espérance et d'ordre pour la France
éperdue et réduite aux plus cruelles extrémités: elle était dans le
camp d'Henri de Navarre, proclamé roi par le dernier Valois expi-
rant, et reconnu tel conformément .à la loi nationale par son ar-
mée, par le parti protestant, par quelques corps de magistrature
restés fidèles au droit royal, par les catholiques modérés demeurés
attachés à la maison de France et formant ce qu'on nommait le
parti politique, avec une portion considérable de Tépiscopat français,
qui ne reconnaissait point à la cour de Rome le droit de contrôle
qu'elle s'arrogeait sur les conditions de succession à la couronne
de France. Ce tiers-parti avait été sinon fondé, du moins consacré
(1) Lippomano, dans le recueU du Tommaseo, t. U, p. 641.
lOMB a. - 1872. 55
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S6S RFrUE OE5 DEUX H0N1>C8.
au point de vire du droit par le chancelier de L'Hôpital, ce pontife
dô l'éqnîté, qui avait dit au parlement de Rouen, dans la séance dn
fkm«ux liî de justice de 156Î, après la pacification de la première
guerre civile : « Je vois chaque jour des hommes passionnés, eime-
ais ou amis des personnes, des sectes et factions, qui jugent pour
ou contre, selon le parti, sans considérer l'équité de la cause. Vous
êtes juges du pré ou du champ, non de la vie, non des mœurs, non
de la religion. Vous pensez bien faire d'adjuger la cause à celui que
vous estimez plus homme de bien ou meilleur chrétien, comme s'il
était question entre les parties de l'art, doctrine ou vaillance, non
de la chose mise en jijgement. Si ne vous sentez assez forts et jastes
pour commander vos passions, abstenez-vous de l'office de juge. Il
est aucuns qui craignent l'opinion, disant que dira le peuple? II
est écrit : in judicio non sequeris turbam* » Les Montmorency, en-
neBsis jurés des Guises, s'étaient plus tard comme emparés du parti
politique, auquel on avait affecté le nom de mécontenSy pour ledîs-
tiflguer des huguenots, mais qui souvent firent cause commune avec
eux, comme on le voit dans les monumens diplomatiques (1) et afl-
leurs; ils publièrent même un manifeste commun en 1574. Les po-
litiques ne se refusaient donc point à la réforme religieuse, mais
ils demeuraient catholiques, en demandant la réforme de Tégfise
par l'église elle-même, et en faisant appel sincère à un nouveau con-
cile général. Le président Séguier, Etienne Pasquier, A. de Harlay,
De Thou, Dumoulin, Dutillet, comptaient parmi les politiques. Ils
proclamaient la liberté de conscience, conseillaient la tolérance, et la
ligue les confondit dans ses anathèmes avec les huguenots. Le frère
d'Henri III, le duc d'Alençon, avait cru se donner de l'importance
en se prononçant pour les politiques, et de concert avec eux U mé-
nagea la paix de Monsieur (1576), dont les concessions excessives
eurent pour contre-coup la ligue de Péronne.
Les politiques, placés entre deux partis extrêmes, ne surent pas
toujours se défendre eux-mêmes de l'entraînement des partis; eux,
qui étaient le parti du droit et de la conciliation, s'abandonnèrent
aussi aux violences. On voit, par Lestoile et Palma Gayet, qu'ils
ont trouvé Henri III timide pour s'être borné dans les immolations
de Blois. Ils publiaient de petites feuilles dans lesquelles on lisait par
exemple : qu'avant trois jours il y aurait tant de ligueurs pendus,
qu'il ne se trouverait point assez de bois dans Paris pour les gi-
bets (2). On voit qu'elle est très vieille, l'histoire de ces enragés de
modérés. Plus tard, après Ivry, on les trouve impatiens de ce
(1) Voyei lo recueU de Tommaseo, t. II, p. 227-229, 623-^45, etc., et VBisUnred»
chancelier de UMôpUtU, par M. TaiUandier, 1862, in-8<'.
(2) Voyez le livre de M. de Croze, le plas abondant et le plos étudié qui ait pin
sur ces matières, t. II, p. 187.
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SIXTE-QOIlfT ET L'ÉGLISE. 867
qu'Henri IV ne marche pas sur Paris pour en faire un grand
exemple. Somme toute, la clientèle des Montmorency d'un côté,
l'influence de la magistrature de l'autre, donnèrent de jour en jour
plus de relief au parti politique. Jamais on n'a mieux vu ce que
peut faire une grande institution comme celle de la magistrature
française, si fortement constituée, si admirablement composée : la
formation, le développement et le crédit du parti politique ont été
son ouvrage. C'est l'autorité, la dignité, la fermeté de la magistra-
ture qui a préparé, facilité la grande transaction à laquelle la France
a dû son salut. Le chancelier de L'Hôpital a toujours vécu en elle;
elle a continué le grand sacerdoce héréditaire du droit et de la jus-
tice. Des légistes de Philippe le Bel, enfan^de la bourgeoisie pari-
âenne, était issu le barreau français, dont le xvï* siècle a été l'ftge
d'or, façonné dans nos vieilles universités, souche de notre noblesse
-parlementaire et rival de notre noblesse de race dans l'administra-
tion du royaume, où il a fini par la supplanter. L'école était si
bonne que, même dans le parlement ligueur installé dans Paris, on
retrouve des mouvemens que n'eût pas désavoués Achille de Har-
lay. Ainsi, lorsque le légat accrédité auprès de M. de Mayenne et
de la ligue révoltée fut, selon l'usage, reçu en séance solennelle au
parlement et introduit dans la salle d'audience à la grand'chambre,
les conseillers étant en leur place, il s'avança pour se placer dans
le coin où était un dais destiné uniquement pour le roi; mais le
président le retint et, le prenant par la main comme voulant lui
faire honneur, le fit asseoir sur le banc inférieur. Le légat, dit Les-
toile, qui s'était cauteleusement flatté de prendre la place du sou-
verain dans cette cérémonie, dissimula et cacha comme il put sa
déconvenue. Quant au parlement royal séant à Tours, il prit arrêt
contre le légat, portant défense à toute personne de communiquer
avec l'agent pontifical jusqu'à ce qu'il se fût présenté au roi et à son
parlement légalement reconnu et institué. Ainsi se forma, se main-
tînt et s'accrut le grand parti national dont, à l'époque de la mort
d'Henri III, un grand personnage vint augmenter l'importance, par
son suflrage et son accession. Je veux parler de M. de Yilleroy et
de la publication de son Avis sur les affaires du temps, qui fit une
grande sensation.
Si la magistrature offrait alors par sa dignité soutenue et par
ses nobles exemples quelque horizon rassurant aux gens de bien
consternés, il y avait aussi des espérances fortifiantes à recueillir
du côté de l'épiscopat français , qu'il ne faut pas confondre avec
cette démocratie catholique de la ligue, dont les passions et les
folies ont été si bien châtiées par la satire Menippée (1), et dont
(1) Voyez Charles Labitte, de la Dmocratie chez Us prédicateurs de la ligue, etc.,
2« édit., 1866, in-»%
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868 REVUE DES DEUX MONDES.
nous indiquerons bientôt nous-mêmes l'origine et les déportemens.
Au milieu du trouble si profond de la société française au xvi^ siècle,
quelle avait été l'attitude de Tépiscopat français? C'était la lumière
la plus éclatante du catholicisme européen. L'ébranlement de la*
réforme l'avait atteint sans doute, comme tous les autres corps de
l'état, mais non au profit de l'apostasie comme en Allemagne. La
dignité du clergé français était restée en général intacte. Il était
partagé cependant, et c'était naturel, à l'endroit de la conduite à
tenir par rapport aux propositions de réforme et vis-à-vis des
réformés déclarés, le bas clergé prononcé plutôt pour la ligue, et
c'était naturel encore : plus de passion et moins de lumières expli-
quaient cette propension. Le haut clergé avait été moins violent,
sauf quelques exceptions. Quant aux curés de Paris, ils étaient di-
visés d'opinion. Au colloque de Poissy (1), la conclusion eût été £i-
vorable à la transaction, si le cardinal de Lorraine n'eût fait pencher
vers la rupture et les extrémités. Mais, chose remarquable, dans ses
emportemens même le clergé ligueur demeura national et gallican,
si Ton excepte les moines, qui avaient une sorte de religion à part. Le
cardinal de Lorraine s'était montré intraitable au concile de Trente,
sur le point des maximes et libertés gallicanes. C'est en cela qae
les ultramontains du xvi« siècle diffèrent de ceux du xix*. Henri de
Guise et ses amis se déclaraient partisans de la pragmatique de
Bourges, qui avait laissé dans l'église de France des regrets non
éteints un demi-siècle après sa suppression. Les Guises se bornaient
à demander pour la cour de Rome la réception des décrets du
concile de Trente, que refusaient les parlemens, et où les questions
gallicanes paraissaient être réservées, bien que le césarisme papal
y reçût sa consécration.
La bulle privatoire de 1586 détermina une manifestation galli-
cane plus prononcée. Lorsqu'elle avait été portée au parlement, ce
grand corps avait refusé de l'enregistrer, et avait remontré au roi
que les princes de France n'étaient point justiciables du pape pour
le fait de la politique, et que les sujets n'avaient jamais eu droit de
prendre connaissance de la religion de leur prince ; le parlement
dénonçait aussi ces artifices romains qui, sous le nom des héritiers
du roi, s'attaquaient à l'indépendance de la couronne (2). C'étaient
les mêmes principes que l'assemblée des évoques réunis à Chartres
le 21 septembre 1591 consacra par un mandement où les bulles
privatoires d'un successeur de Sixte-Quint contre Henri IV étaient
déclarées nulles dans le fond et dans la forme, injustes et abusives,
données à la sollicitation des ennemis de la France, détournant au
(1) Voyez le curieux mémoire présenté à ce colloque, et dont Mézeraynoos acon-
Bervé des extraits importans. OEuvres de L'Hôpital, t. I*', p. 460.
(2) Voyez les Mémoires de la Ligue, 1. 1«', p. 222-227.
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SIXTE-QUINT ET l'eGLISE. 869
temporel une puissance qui n'est instituée que pour le spirituel, et
par conséquent incapables de lier les évêques et les autres catho-
liques de France (1). Les évoques avaient d'autant plus de mérite,
à cette occasion, que le pape Grégoire XIV avait accepté le titre de
protecteur de la France^ que le duc de Mayenne lui avait fait
décerner par le conseil général de la ligue. M. de Gondy, arche-
vêque de Paris, fut obligé de quitter son siège pour sauver sa vie.
Le caractère éminemment national de l'église de France a été la
principale cause de son influence, parce qu'elle y a trouvé, avec l'in-
dépendance, la force , la confiance et la popularité. Tel avait été le
résultat de l'admirable police religieuse qui gouverna ce royaume
pendant tant de siècles et qui est en péril de disparaître aujour-
d'hui au grand dommage de l'état, des populations et de l'église
elle-même. Le désaveu du passé de l'église de France est un des
signes les plus aflligeans des calamités publiques de notre siècle.
M. de Hûbner n'a pas fait ressortir peut-être avec assez d'éclat
.l'esprit public de la haute église de France au milieu des luttes du
xYi* siècle. Il est évident que ce caractère national du droit public
ecclésiastique français a sauve; le catholicisme dans notre pavs. La
pensée constante de la chancellerie romaine s'est appliquée à la
destruction des nationalités de ce genre. Elle a échoué par rapport
à la France, au xvi« et au xvii* siècle. Elle y a réussi au xix*, et
l'on ne peut prévoir les conséquences qui en adviendront. Sixte-
Quint a eu sur ce point quelques dissentimens avec Philippe II,
qui s'est montré jaloux lui-même de conserver à l'église espagnole
son caractère propre et national. Il y a sur ce sujet une dépêche in-
téressante de Philippe II à Olivarès (2).
Mais, si quelque jour s'ouvrait au règlement intérieur des affaires
de France par l'influence de la magistrature, de l'épîscopat et du
parti politique, un obstacle insurmontable paraissait s'élever du
côté de Paris et des grandes villes dominées par la démocratie de la
ligue et violemment hostiles à tout accommodement, à toute transac-
tion, sur le point de la transmission de la couronne au roi de Na-
varre. La population de Paris était fort mobile à cause de l'affluence
des étrangers et ouvriers de tout genre, tantôt considérable et tan-
tôt réduite, selon les circonstances; nombre infini d'hôtelleries,
auberges ou maisons meublées y étaient toujours ouvertes. C'était
alors comme aujourd'hui une des plus grandes villes connues du
monde. Sigismond disait que Paris était non pas une ville, mais un
monde, et Charles-Quint, interrogé sur laplusgrandevillede France,
répondit que c'était Rouen, car Paris, dit-il, est un pays entier. Et
(1) Voyez VArt de vérilier les dates des bénédictins, édit. citée, t. P', p. 340.
1%) Voyez Hûbner, Sixte-Quint, t. m, p. 33.
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870 REYUB DES DEUX MONDES.
en effet, la rive droite, la rive gauche et la cité au milieu présen-
taient des aspects et avaient des mœurs qui leur étaient propres..
Paris n'avait point cependant encore toute la circonférence que nous
lui avons vue avant l'annexion de 1856. Dans l'enceinte de Philippe-
Auguste, la ville avait renfermé 200,000 âmes, au conunencement
du XIII'' siècle, et près de 300,000 au début du xiv^; malgré les
guerres des Anglais et les troubles sanglans du xv'' siècle, elle
comptait A00,000 habitans au temps du ministre vénitien Barbaro,
1565, et arrivait au double (1) en 1580, réduite à 600,000, selon
Bentivoglio, en 1601, mais fort entassée en bien des points. « L'on
soûlait estimer à Paris plus de A, 000 tavernes de vin, plus de
80,000 mendians, plus de 60,000 escrivains; item de escoliers
et gens de mestier sans nombre; item la compaignie, prelatz et
princes à Paris assidûment conversans, les noblesses, les estais, les
richesses et diverses merveilles, solemnités et nouvelletés ne pour-
rait nul raconter parfaitement. » (Guillebert de Metz.)
Sur la rive gauche était le monde des disputes de l'esprit, l'uni-
versité, célèbre entre toutes et centre d'un actif mouvement
avec 30,000 étudians, pauvres la plupart, disséminés dans denom-
breux collèges, dont la trace a disparu, trois grandes et puissantes
abbayes, Saint-Victor, Sainte-Geneviève, Saint-Germain- des-Prés,
centres d'études et de lumières; enfin des couvens populeux qui
étaient autant d'agglomérations appliquées à l'étude, à la prédica*
tion, tels que les bernardins, les jacobins, les cordeliers, les jésuites,
derniers venus sur la montagne. Dans l'enceinte de chacun de ces
couvens vivaient des centaines de moines ou aspirans à la vie mo-
nastique. Sur la rive droite, les halles, les corps de métiers, le né-
goce avec son cortège agité, turbulent, les habitations seigneuriales
et royales, l'Hôtel de Ville, chef- lieu d'une constitution municipale
démocratique, et quelques abbayes fort riches comme Saint-Martin,
le prieuré du Temple, etc. Dans l'Ile ou la cité, séjour ancien des
rois, l'archevêché, le parlement, la vieille Notre-Dame, le palais,
agité comme une Bourse, les administrations, les institutions de bien-
faisance, centre d'action et de direction, resserré entre deux foyers
plus actifs encore, la marchandise et les écoles ; le tout mobile, re-
muant, comme la nation même, et perpétuellement tourmenté par
les préoccupations de la politique, de la fortune et de l'intelligenee,
où le déportement des jouissances allait de pair avec Tambitioni et
les rêves de l'esprit. L'université de Paris avait exercé sur l'activité
intellectuelle du moyen âge une influence prédominante. Tous les
grands esprits s'y étaient rencontrés, depuis Thomas d'Aquin jusqu'à
(1) Cf. Springer, Paris a% treuièma sUcU, iSÛO; — la VilU éê Paru m
stièmê siècle^ de GaiUebert de Metz, 1855, p. SI, «t Toomaïao, t U, p« SS, Ww
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SIXTE-QUINT ET l'iGUSE. 871
Gersos* La faculté de théologie ou la Sorbonne, le collège de }Ia*
yarre, y jouissaient d'une autorité admise dans toute la chrétienté.
Les grands conciles du xy* siècle avaient subi leur influence, et Abs
cbosesde la religion, l'université se porta aux chosesdelapolitique (1).
Aussi tout le monde ambitionna les suffrages de cette grande ville
déjà si présomptueuse et si portée aux excès en tout genre. Les dues
de Bourgogne l'avaient gâtée, établissant leur séjour joignant les
balles, et caressant la sédition. Les Guises continuèrent cette œuvre
déplorable. Henri de Navarre écrivit lui- môme aux Parisiens : «Tje
vous estime CQmme le miroir et l'abrégé de ce royaume. »
Le rôle de Paris n'avait été rien moins que patriotique dans les
guerres des Anglais, il ne le fut pas davantage dans les guerres de
religion. Dans l'une et l'autre occurrence, la passion communale égara
Paris, la violence étouffa la raLson, le bas entraîna le haut. Paria,
ville jadis bourguignonne et anglaise, devint au xvi' siècle une ville
guisarde et espagnole. La réforme avait bien trouvé à Paris la traee
des opinions dissidentes des sacramentaires ou sectateurs deBérea-
ger, au xi'' siècle, persistantes dans des traditions secrètes, mais les
relations de l'université avec les conciles et les papes avaient main-
tenu la masse de la population dans le giron de l'église romaine, et,
dans la grande réaction catholique du xvi* siècle, le peuple 4e
Paris prit parti pour le catholicisme; une minorité violente terrifia
la bourgeoisie éclairée, qui eût été favorable à des réformes reli-
gieuses, et dans l'université les couvens l'emportèrent sur les col-
lèges. Les jacd)ins, les oordeliers, les jésuites, machine espagnole,
imposèrent au collège royal, au collège de Navarre, à Sainte-Gen««-
yiève, conune le montrent Palma Cayet et autres chroniqueurs; cette
milice des moines, qui était en contact direct avec le peuple, entraîna
le peuple dans la ligue, flatta les passions démagogiques et donna
une couleur démocratique à la faction ultramontaine, qui parla même
de proclamer la république après le meurtre d'Henri de Guise, et de
brûler Paris plutôt que de le rendre à Henri HI, quand ce prince viat
l'assiéger» La sage Sorbonne fut entraînée jusqu'au moment où l'ioi-
prudence de Grégoire XIII et de Gr^oire XIV, réchauffant les pré-
tentions de Boniiace VUI, favorisa une réaction partie des raogs
élevés de la magistrature et de l'i^lise de France, les archevéqoM
de Paris et de Bourges en tête. Mais pendant de mortelles semaines,
la terreur régna dans Paris, telle qu'on l'avait vue au temps des Ar-
magnacs, telle qu'on la revit en 1793, telle que nous l'avons ime
en 1871, avec cette diiSéreace qu'en lôSO c'étaient des pré^cataars
de la ligue qui changeaient les églises en clubs, qui proclamaient
(1) On pent ToSr lUns Monttretol U jptrt <i«b prfft l'uniTinlIé 4a Par» à tomes lat
«fiOMft iwpminUi 49 son éfoqw.
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87S REVUE DES DEUX MONDES.
le régicide, qui désignaient les victimes à immoler, qui faisaient
pendre le président Brisson et les otages ; la peur conduisait alors
les timides au sermon, comme elle les conduisit plus tard aux
séances des jacobins ou à la décade. C'est du couvent des jacobins
de la rue Saint- Jacques que partit Jacques Clément, endoctriné par
son supérieur; c'est dans d'autres couvens que s'armèrent les bras
de Barrière et de Jean Chatel. La fureur démagogique des moines
ne respecta rien ni personne, et Sixte-Quint lui-môme, accusé de
modérantîsme, fut signalé par les prédicateurs à la haine des catho-
liques, (c Mes frères! s'écriait un jésuite espagnol, non- seulement
la république de Venise favorise les hérétiques, mais... silence, si-
lence ! ajoutait-il en mettant le doigt sur la bouche, le pape lui-même
les protège. » Bernard Rouillet à Bourges acquit une réputation par
ses sermons contre le pape, et, quand Sixte mourut, ce qui arriva
dès Tan 1590, les prêtres ligueurs de Paris firent des feux de joie;
le fameux Aubry l'annonça aux fidèles en ces termes: a Dieu, mes
frères, nous a délivrés d'un méchant pape et politique. S'il eût vécu
plus longtemps, on eût été bien obligé de prêcher dans Paris contre
le pape, et nous n'aurions failli le faire (1). » Mayenne lui-même
n'était plus le maître de ces atroces insensés, qui ont compromis la
cause catholique par leur démence, et qui sont devenus insuppor-
tables à ceux qui portaient le poids des affaires de la ligue. On laisse
à penser ce que purent être les états convoqués à Paris par le gou-
vernement des Guises et appelés à siéger dans une semblable four-
naise. Aussi la question du déplacement de la capitale se présenta
à cette époque à beaucoup d'esprits, et les villes de province comme
Tours, qui avaient vu siéger la royauté dans leur belle vallée, as-
piraient à la posséder encore (2).
Telle se dessinait la situation des affaires de l'église en France
après les meurtres de Blois et de Saint-Cloud; tel était à ce moment
le résultat de la grande réaction catholique du xvi* siècle et des
engagemens pris par Grégoire XIII : situation fausse, intolérable
pour un pape comme Sixte-Quint, obligé par son état à combattre
l'hérétique Henri de Navarre, obligé par la raison à faire des vœux
pour son triomphe, qui était celui du bon sens, le maître suprême et
définitif des affaires humaines; forcé comme chef de la catholicité
(i) Voyez les Mémoires de Nevers, t. n, p. 709, et Ch. Labitte, la ùémocratiê d$ la
liguê, p. 159-100. — Rien n'égale la liberté de langage des ultramontains contre les
papes lorsqu'un de ces derniers manque aux injonctions du parti. Les îafectires de
Joseph de Maistre contre Pie VH sont fabuleuses. Voyei sa Correspondance parfût»-
ment authentique publiée en 185S, p. 137 et 138. Baronius avait traité à peu près de
Btae Gerbert, devenu Sylvestre II, — et Clément XIV, comment a-t*il été traité par
les amis des Jésuites! Voyez Thistoire de ce pape par le père Thelner.
(2) Voyez ce curieux détail dans Palma Cayet, t. I"', p. 55 de Védit. de BachoB.
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SIXTE-QUINT BT l'ÉGLISB. 875
à recevoir avec une gratitude apparente les services du seul prince
qui la défendit enseignes déployées, Philippe II, et condamné par
l'intérêt secret de l'église romaine elle-même à craindre les succès
trop éclatans du roi catholique; obligé de ménager en face du monde
les milices dévouées de la ligue et de Loyola, quelque passionnées
qu'elles fussent, car enfin cette passion était celle de la cause catho-
lique, et souhaitant au fond de son cœur la disgrâce et la défaite d'un
parti qui poussait la prétention jusqu'à le subjuguer lui-même. Lui,
pape et chef suprême, devait être le simple agent des fureurs d'un
parti, et le serviteur de la politique espagnole. Aussi que de fluc-
tuations et d'incertitude dans la conduite diplomatique de Sixte-
Quint, que les jactances espagnoles affectaient de compromettre à
chaque instant par des perfidies, par des indiscrétions et même par
des mensonges 1 M. de Hûbner nous montre ce malheureux pape
aux prises avec les difiicultés et les dissimulations inséparables de
son rôle , avec les erreurs inévitables en pareilles circonstances et
avec les trahisons même de ses agens, qui bravèrent souvent son
courroux pour servir la cause espagnole.
C'est ce qui lui arriva notamment pour la légation de France. Nous
avons vu quelle avait été l'attitude du légat Morosini, lors du
meurtre de Blois : elle était irréprochable; mais la faction espagnole,
qui le détestait, profita de l'occasion pour le perdre, et, comme ce
triste événement avait rapproché forcément Philippe II de l5ixte-
Quint, l'habile et vindicatif Olivarès en tira le moyen de dénoncer
Morosini comme ayant été de connivence avec Henri III. Le billet
de ce prince, que Morosini avait envoyé à Rome, et qui courut les
cabinets, servit de prétexte à montrer le légat flattant les passions
de Blois par des propos prêtés à Sixte-Quint lui-même. Le pape
ne pardonna point à Morosini de n'avoir pas éclaté immédiatement
avec le roi, au sujet de l'insinuation approbative faussement attri-
buée au pontife, et, sans examiner plus à fond cette aflaire, il
sacrifia Morosini à la haine de l'Espagne et à son propre ressenti-
ment personnel (1), dont il aurait dû mieux approfondir les motifs.
Ce qu'il y eut de pire, ce fut le choix du successeur, Gaêtani, qui,
au fond de son cœur dévoué à l'Espagne, n'hésita point à faire à son
souverain des rapports en harmonie avec son dévoûment, et à l'oc-
currence agit au contre-pied des intentions pontificales. Les instruc-
tions données par Sixte- Quint à Gaêtani ont fait beaucoup de bruit.
Gaêtani lui-même a-t-il été dans la connivence de leur publication
intempestive et même altérée ? on ne saurait Tafllrmer, bien qu'on
(1) Voyez les pièces publiées par H. de Htkbner. n parait toutefois que Horosiol a
•a le tort d'affirmer au pape et à lltalie qu'Henri III n'attenterait pas à la yie du duc
de Guise. Voyez Palma Cayct, t. I«', p. 85, édit. citée.
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87& BSTUS DBS DEUX IfONDBfl.
puisse le soupçonner. Ce qui est certain, c'est que les instractions
diTuIguées par la publicité française sont inexactes, et que le texte
fourni par Tempesti lui-même est controuvé. Nous devons à H. de
Habner la publication authentique de ce document d'importance,
et il en résulte que, si en un sens absolu Gaëtani a suivi la ligne de
conduite qui lui était tracée hypothétiquement, ces instructions lui
prescrivaient une circonspection qu'il n'a point gardée; il était, il est
vrû, accrédité auprès du roi de la ligue, le cardinal de Bourbon, mais
en attendant information seulement. Le pape a été instruit de la
contravention de Gaêtani, s*en est plaint amèrement, mais sa colère
est restée sans résultat. Il est avéré aujourd'hui qu'immédiatement
après la mort d'Henri III Sixte-Quint avait cru nécessaire de s'al-
lier à Philippe II pour combattre Henri IV, soit à l'aide des ligueurs,
soit à l'aide des adhérens catholiques qu'il espérait détacher du
roi de Navarre; mais trois mois plus tard un revirement complet
s'opéra dans l'esprit du pape, que. des renseignemens plus assurés
informèrent de l'inclination d'Henri IV à l'adoption de la foi ca*
tholique. L'Espagne se montra irritée de ce changement des dispo-
sitions du pape, et c'est alors que la France et l'Europe furent inoo-
dées d'une pluie de pamphlets ayant pour objet de montrer la
vaine hypocrisie du nouveau roi de France et l'inadmissibilité de
son abjuration, attendu qu'il était relaps, maudit, etc. La politique
de Sixie-Quint fut, à partir de cette époque, de gagner du temps.
c( Pour gagner du temps, dit M. de Hûbner, le pape se retrancha
sur la nécessité d'être mieux informé des affiiires de France, non
par les ouï-dire, mais par les rapports officiels. » En attendant, il
accablait le légat de son blâme, l'appelant le légat de l'Espagne et
non le sien, et craignant cependant de le révoquer. Le pape était
d'autant plus confirmé dans ses impressions qu'elles coïncidaient
avec des victoires répétées d'Henri IV sur la ligue et avec use com-
munication officielle de ce prince annonçant ses intentions.
En effet, après la mort d'Henri III, le nouveau roi proclamé,
Henri IV, avait envoyé à Rome un personnage considérable, le duc
de Luxembourg (1), l'un des derniers représentans en France de la
maison impériale de ce nom. Cette ambassade fit événement à
Rome, et Olivarès employa de singulières violences pour en ftîre
avorter les résultats. Le duc arriva dans les premiers jours de
janvier 1590, et fut reçu le soriendemain par le pape malgré les
représentations de la faction espagnole. Il y eut de la résemî des
(1) L« duc do Piney-Lmombourg, dont ios bions tt Us titroo ont paMé plus twd
por mariage à la aaisai da MoBtoMroBojr, haUyuU aa charmairt kMk aploivd*|pi
oieora subeistaiit, raa CaolfiEojr-Lasnler, ■• S6. €*»t ana coMtnictiaA haHaima dt la
fin du zYi* sièda, dont la stylo rappaUo l'iiôlal d'Assasat h TaoloiiBa.
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SIXTB-QUINT ET l'ÉGUSE* 876
deux côtés à cette première entrevue, suivie d'une seconde et de
grandes démonstrations de cordialité de la part du pape. Il faut en
lire les curieux détails dans l'ouvrage de M. de Hûbuer, dont le
récit, appuyé de pièces probantes, est ici plein d'intérêt* Olivarès
était furieux et demanda, la menace à la bouche, le renvoi du duc
de Luxembourg. Aux cardinaux de la cabale espagnole. Sixte ré-
pondit : (( Vous voulez donc m'enseigner mon métier 7 qu'avez-vous
à me dire que je ne sache ? Je me suis fait moine à Tâge de neuf
ans, j'ai dépuis lors constamment étudié et observé, j'ai lu les
canons, l'histoire sacrée et les docteurs de l'église. Je n'aime pas
que tout le monde se croie appelé à être mon pédagogue, et j'en
sais plus long que vous tous. Il n'y a de possible que Béam, qui
se fera catholique, et sera reconnu par l'assentiment universel, »
et en consistoire, il dit en s'emportant : a II y a des aveugles, des
împrudens, qui nous blâment de traiter le duc de Luxembourg
avec courtoisie, de ne pas le congédier, de ne pas excommunier
ceux qui suivent le roi de Navarre ; mais ceux qui parlent ainsi
ne savent pas comment doit se conduire un chef de l'église. Moi,
j 8 le sais. Je ne pactise point avec l'hérésie, mais je l'écoute. Je
n'écouterais pas seulement Navarre, mais aussi le Turc, le Persan^
tous les hérétiques du monde, et le diable lui-même, s'il venait
demander à me parler. » Toutes les allures et paroles de Sixte-
Quint ne laissaient de doutes à personne sur son intention arrêtée
de s'arranger avec le roi de Navarre. Ses incartades bizarres et sa
loquacité ne permettaient pas de se méprendre sur sa résolution.
C'est alors qu'Olivarës eut recours à l'intimidation. Il fit entrevoir
des mesures coercitives contre le pape, des hostilités à main année,
la guerre avec l'Espagne. Sixte se contenta de répondre : u On veut
me prendre par la peur, on se trompe de route. » Les intrigues se
croisèrent, devinrent plus pressantes, et le 28 février Olivarès eut
avec le pape, au sujet de l'expulsion demandée du duc de Luxem-
bourg, une scène des plus violentes, suivie d'une autre plus violente
encore quelques jours après, toutes deux accompagnées de menaces
réciproques de se porter aux dernières extrémités. Le sacré-coUége
et Rome entière étaient dans les angoisses, et un moyen terme
ménagé par de prudens intermédiaires suspendit toute décisicm.
Gaëtani était d'accord avec les Espagnols pour faire échouer la mis-
sion du duc de Luxembourg; une nouvelle audience d'Olivarès
poussa le pape dans ses derniers retranchemens. Philippe II lui
faisait déclarer qu'il allait se dégager de l'obédience du pontife, en
faisant un appel à la catholicité désolée, ajoutant qu'il saurait bien
pourvoir aux besoins de la cause de Dieu, à défaut du pape qui
l'abandonnait. Le pape assembla les cardinaux, mit sous leurs
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876 REVUE DES DEUX MONDES.
yeux l'exact exposé de la situation, et, contre l'attente générale,
le sacré-coIIége approuva le pontife dans sa prudente lenteur à se
prononcer.
Cette mémorable séance est du 19 mars de l'an 1590. Le 14,
le duc de Mayenne avait perdu la sanglante bataille d*Ivry. Lestoile
raconte qu'au matin de la journée Henri IV avait dit à ses compa-
gnons d'armes : « SoyonsT vainqueurs, car nous serons incontinent ab-
sous; mais si nous sommes battus, nous demeurerons excommuniés,
voire môme aggravés et réaggravés plus que jamais. » Et en effet
les victoires de Henri, qui produisaient un effet si décisif sur l'esprit
public en France, aidaient singulièrement à la transaction en cour
de Rome, malgré les rapports envenimés de Gaëtani, lequel affir-
mait à sa cour qu'Henri IV se moquait du pape, et n'abjureradt pas
dès l'instant qu'il serait reconnu ou pleinement victorieux.
Un nouvol é\^énement, la mort du cardinal de Bourbon, le roi
de la ligue, survint le 8 mai 1590, et sembla devoir hâter la solu-
tion romaine. Le pape voulut en effet qu'elle fît un pas de plus. Il
proposa, dans une assemblée de la congrégation de France, d'en-
voyer deux prélats oonnus pour leurs sentimens pacifiques et con-
cilians auprès des princes et des prélats français, afin d'avoir le
témoignage plus authentique des sentimens nationaux et des dis-
positions du roi de Navarre. Les Espagnols rugirent et firent d'éner-
giques protestations. On était au 7 août. Tant d'émotions avaient
usé la santé du pontife, qui ne comptait cependant que soixante-
neuf ans. Quoique victorieux des difficultés jusqu'à ce moment, il
sentit ses forces s'épuiser, et une crise redoutable pour sa vie s'an-
nonçait. Il avait résolu que la papauté ne se ferait pas l'instrument
des ambitions politiques de la maison d'Espagne, ni de la maison
de Guise, et qu'elle ne prêterait ni à Philippe II, ni à la ligue, les
foudres du Vatican et les trésors du château Saint-Ange. Il expira
le 29 août (1590). On a dit que c'était du poison de l'Espagne. Rien
n'est plus faux; mais le môme jour les deux ministres espagnols à
Rome expédiaient à Madrid les deux dépêches suivantes. Olivarës:
« L'accès a été si fort que sa sainteté a trépassé. Il est mort sans
confession, et pis, pis, pis encore [peory peor, peor) ; que Dieu lui
soit miséricordieux, mais je le vois au plus profond de l'enfer. » Le
duc de Sessa : u Ce soir à sept heures, le pape est mort sans con-
fession. On assure que depuis bien des années il ne s'était pas
confessé. Il ne pouvait mourir à plus mauvais moment pour sa ré-
putation. Il laissera le renom du plus mauvais pape qu'on ait eu
depuis bien des années (1). »
(i) Voyez les détails dans le deuxième yolume de 11. de Hûbner, p. 363-371.
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SIXTE-QUINT ET l'ÉGLISK, 877
Sa mort arrêta les négociations. Dn successeur lui fut élu, dont
le règne ne dura que peu de mois, et à une élection subséquente
la faction espagnole obtînt l'élection d'un pape, Grégoire XIV, qui
reprît et suivit les erremens de Grégoire XIII , ce qui prolongea la
guerre civile en France pendant quatre ans encore. C'est la période
la plus anarchique, la plus affligeante de l'histoire de la ligue; tout
le monde en connaît les tristes péripéties. Paris soutint un siège
désespéré, avec les horreurs de la famine. C'est alors que les ca-
tholiques non ligueurs du parti politique et les plus éminens pré-
lats du royaume, d'accord avec les protestans modérés, convinrent
de l'abjuration d'Henri IV, laquelle fut reçue à Saint-Denis, malgré
les obstacles odieux suscités par le légat pour empêcher les prélats
français de la consacrer. M. Poirson en a raconté, dans son His-
toire d Henri IV ^ les principaux incidens, dont un jeune historien
va donner bientôt un récit plus complet, sur pièces nouvelles. Je
me contenterai d'y ajouter un détail qui m'est fourni par l'au-
teur trop peu consulté de la Chronologie novenaire (1). « Trois
grands prélats, dit-il, ont été les principaux instrumens de remettre
la France en la paix dont elle jouit. Ces prélats sont M. le cardinal
de Gondi et M. le cardinal du Perron,... et ce n'eust été rien des
deux sans messire Régnant de Beaune, archevêque de Bourges,
lequel reçut le roi en l'église, nonobstant tout ce que fit et dit le
cardinal de Plaisance (Espagnol, légat du pape), lequel envoya un
messager à Saint- Denis lui porter un ordre qui prohiboit à tous
ecclésiastiques de recevoir le roi en l'église ; lequel billet fut trouvé
sur sa chape en même temps que le roi entroit à l'église;... mais
ores que la lecture de ce billet rendit comme ébahis beaucoup des
ecclésiastiques assistans, qui s'en remirent à sa discrétion, il leur
dit : Ne voyez-vous pas que c'est une simple écriture privée qui
n'est en forme? et quand elle seroit en forme, elle ne vient en
temps deu. »
Le bon sens de Clément VIII s'écarta heureusement de la voie de
Grégoire XIV pour se rapprocher de la voie de Sixte-Quint, et l'on
sait comment l'affaire finit à Bome peu de temps après; mais Paris
résista longtemps encore. L'abjuration d'un côté, l'édit de Nantes
de l'autre, terminèrent cette affreuse guerre civile, qui avait mis la
France en péril de perdre son rang, sa puissance et même sa natio-
nalité. L'esprit l'emporta sur la sottise, la raison appuyée sur une
bonne armée prévalut sur les folies du fanatisme, et pour la France
comme pour l'Europe s'ouvrirent les destinées nouvelles de la civi-
lisation moderne.
Ch. GiRAUD, de rinstttut.
(1) Voyez Palma Cayet, 1. 1*', p. 7, édit. Buchon.
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LE CHOLÉRA INDIEN
AO POIRt Dl TOI
DE LA GÉOCRAPHIE IféoICALE ET DE L*HYGlèNB INTERNATIOHiLE
I. Discomrs sur U choléra prononcé i l'Académie da médecine par M. PavTel le % jmllet
Itm, — II. Ihirie du choléra aiiaiîque, par le D' Tholoian, 19n. — m. OHg/hu Mwdle
àm etwUra aikUique, par le même, 1671. — lY. Verbrrilun§tart dtr ChtUrm. in Indu», ten
ICax. T. Pettenkofer, 1871. — Y. Uibet Choiera emf Sehifm uni den Zweek dar Qutmr
tànm, roR U. Pettenkofer, 187S. — YI. La OmtOfUm du choléra, par le D' Pellara.
1878. — Yll. La Quntion det maladies infectieuta, par le D' Picot, 187t.
Il y a peu de temps encore, trois foyers de choléra menaçaient
l'Europe d'une terrible épidémie. Deux de ces foyers sont presque
éteints ou du moins ne sont plus à craindre; le troisième persiste, et
mérite, sans justifier toutefois trop d'alarmes, d'être connu et sur-
veillé. Le premier, celui qui a fait redouter un instant une inrasion
soudaine comme celle de 1865, était l'Arabie. Le choléra y séYissait
dans l'automne de 1871 & Médine, et, comme Tépoque du pèleri-
nage approchait, il était présumable que le moment de Fagglomé-
ration des pèlerins serait marqué par une violente épidémie. La
Mecque et une grande partie de l'Arabie furent effectivement at-
teintes; mais, grâce aux mesures prises par Tadministration sani-
taire égyptienne, l'Egypte et par suite l'Europe ont été préservées
du fléau. Il existait un autre foyer à Constantinople. A la fin de no-
vembre 1871, l'épidémie, qui durait dans cette ville depuis plus de
deux mois, y était encore dana toute sa force : on comptait près de
AOO victimes par semaine; mais cette épidémie» aojourd'hm en voie
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LE CHOliBA INDIEN. 879
d'extinction, n'a jamais manifesté de tendance expansive^et, sauf
quelques régions très drconscrites, on peut dire que le littoral de
la Méditerranée n'a pas souffert des irradiations cholériques éma-
nées de Gonstantinople.
Le dernier foyer et le plus dangereux est en Russie. Après une
rémission qui a duré à peu près tout l'hiver, le choléra a reparu l'été
dernier, et sévit dans toutes les contrées baignées par le Dniester et
le Dnieper. Les villes de Kiev et d'Odessa (1) sont particulièrement
frappées. M. Fauvel, dont l'autorité en ces matières est incontes-
table, n'hésite pas à considérer dès maintenant la Galicie et les prin-
cipautés danubiennes comme très menacées. Si ces dernières sont
atteintes, l'épidémie aura une voie largement ouverte pour gagner
le centre de l'Europe par la vallée du Danube. Deux autres écri-
vains compétens, M. Tholozan, médecin français à la cour de Perse,
et M. Pettenkofer, professeur à Munich, viennent de déclarer que
le choléra est à nos portes; d'autres encore vont jusqu'à dire qu'il
est déjà au milieu de nous. Il est vrai que des cas de choléra se
montrent en Allemagne et en France , beaucoup moins nombreux
chez nous que chez nos voisins; mais ce sont des cas isolés, ce n'est
pas une épidémie. Celle qui sévit en Russie depuis quatre ans, d'ail-
leurs avec une médiocre violence, y reste presque absolument con-
finée, et rien jusqu'ici ne nous autorise à en regarder la néfaste
visite comme imminente. Cependant il y a quelque opportunité à
retracer l'origine, la marche géographique, la nature, la prophy-
laxie internationale et le traitement du choléra. Aucune grande
question de médecine et d'hygiène ne présente, à côté de certitudes
aussi bien définies, autant de mystères et de contradictions.
I.
C'est le lundi 26 mars 1832 que le choléra épidémique se mon-
tra pour la première fois à Paris. Quatre personnes, qui demeuraient
dans des quartiers différens, furent atteintes dans la journée et
moururent en peu d'heures. Le 31 mars, trente-cinq quartiers de
la capitale se trouvaient envahis, et dès le lendemain les treize
autres. Les malades offraient tous le même ensemble de symptômes.
Déjà signalés par les médecins qui avaient observé la maladie dans
les pays voisins, ces symptômes devinrent bientôt plus familiers que
ceux de toute autre affection aux praticiens de Paris et du reste de
la France.
(1) Kiev est chtqne année le rendez-vous d'une foule de pèlerins qui viennent
y adorer des reliques eaferméea dans des galeries souterraines.
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880 RETUE DES DEUX MONDES.
Gomment le choléra était-il arrivé en France 7 Au mois d'août
1817, il sévissait avec une extraordinaire violence à Jessore, d'où il
s'étendit bientôt sur toute la province du Bengale, de Tembou-
chure du Gange au confluent de la Jumna. En 1819, il régnait dans
les Indes inférieures, à Sumatra, à TIle-de-France; en 1820 et 1821,
il occupait toute la Chine, Tarchipel des Philippines, Java. En même
temps, il traversait le golfe d*Oman, se propageait le long des bords
du Golfe-Persique et pénétrait en Perse. Il désola longtemps cette
dernière contrée avant de pénétrer en Europe. Enfin en 1823, par-
tant de Recht, dans la province de Ghilan, il longea le littoral de
la mer Caspienne et franchit la frontière russe. Dès le 22 septembre
de cette année, il avait atteint Astrakan. Il n'y fit cependant qu'une
courte apparition; mais en 1829 le choléra, qui n'avait pas cessé de
sévir dans le nord de la Perse et dans l'Afghanistan, fut apporté i
Orenbourg, puis à Tiflis, puis à Asti*akan, et cette fois pour gagner
décidément la Russie entière. Dès le 20 septembre 1830, il éclatait
à Moscou, où il régna un an. L'épidémie s'étendit ensuite jusqu'à
Kiev et à travers toutes les provinces occidentales de la Russie
jusqu'aux frontières de la Pologne. Les armées qui étaâent alors ea
campagne dans ce pays contribuèrent notamment à la propagation
de la maladie, et c'est là qu'on vit pour la première fois avec net-
teté la transmission de l'épidémie par les mouvemens de troupes.
En mai et juin 1831, la Moldavie et la Galicie, en août la Prusse,
furent envahies; puis vinrent la Hongriie, la Transylvanie et le litto-
ral de la Raltique. Le 27 janvier 1832, le choléra était annoncé à
Edimbourg, et le 10 février on le signalait à Londres. Des côtes an-
glaises, le fléau menaçait la France et la Hollande. Le 15 mars 1832,
il apparaissait à Calais, et le 26 mars il était à Paris. L'épidémie
dans la grande cité dura six mois; elle atteignit son maximum
d'intensité le 9 avril, où il y eut 81A décès, resta stationnaire pen-
dant quelques jours, puis commença de décroître : 18,A00 per-
sonnes furent enlevées sur une population de 9A 5,000 habitans. De
Paris, l'épidémie avait rayonné dans toutes les directions et gagné
peu à peu le reste de la France. Des émigrés anglais l'avaient
d'autre part transportée en Amérique, en Portugal et en Espagne.
Elle ne parvint en Italie qu'en 1835. La Suisse et la Grèce furent
épargnées. Cette première invasion a été, on le voit, très fente : elle
a mis vingt ans à gagner le monde. Les invasions ultérieures mon-
treront plus de diligence. Par suite de l'activité des transports, de
la fréquence et de la rapidité des communications, les germes da
choléra circuleront désormais avec une promptitude étonnante.
Entre les années 1837 et 18A7, l'Europe, délivrée du choléra,
n'en eut guère de souci; mais les médecins, qui suivaient d'un œ I
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L£ CHOLÉRA INDI£N. '881
attentif la marche des maladies à la surface de la terre, n'avaient
pas cessé d'appréhender le retoar plus ou moins prochain du fléau
asiatique. Une épidémie qui avait désolé l'empire birman en 18&2y
puis l'Afghanistan et la Tartarie, était parvenue en Pei-se à la fin
de 18&5. De là, elle se porta dans deux directions différentes, de
l'est à l'ouest par Bagdad et La Mecque, et du côté du nord vers
Tauris et les provinces caucasiennes. Dès les premiers jours de
18A7, le choléra éclatait à l'ouest du Caucase, dans les rangs de
l'année russe, qui tenait la campagne en Circassie, et il gagna peu
à peu le reste de l'Europe. Ainsi le 5 octobre 1848 un bâtiment
venant de Hambourg et ayant à bord des marins atteints du cho-
léra débarquait à Sunderland; le 24 octobre, une partie de la
Grande-Bretagne était infectée ; le 20 du même mois , immédiate-
ment après l'entrée d'un navire anglais à Dunkerque, l'épidémie
se montra dans le nord de la France. Lille, Calais, Fécamp, Dieppe,
Rouen, Douai, subirent successivement les atteintes du fléau. Le
29 janvier 1849, aussitôt après l'arrivée d'un bataillon de chasseurs
à pied venant de Douai, un premier cas de choléra fut observé à
Saint-Denis. Le 7 mars, la maladie était à Paris.
Les deux épidémies dont il vient d'être question sont donc im-
médiatement d'origine asiatique. On n'en saurait dire autant de
celle qui sévit en Europe de 1852 à 1855; du moins on n'a pas
suivi la trace d'un parcours épidémique effectué de l'est à l'ouest
et du sud au nord. Cette épidémie, après avoir sévi faiblement en
Bohême vers la fin de 1851, se montre avec une intensité extraor-
dinaire et soudaine, dès le mois de mai 1852, dans le grand-duché
de Posen, d'où elle se propage d'abord à l'est, du côté de la Russie,
puis à l'ouest, du côté de l' Allemagne. En 1853, on la voit en Dane-
mark, en Suède, en Norvège, puis en Angleterre et en France, où
elle acquiert toute son intensité en 1854. Pendant cette année né-
faste, le fléau ravagea l'Europe entière. Les grands mouvemens de
troupes qui eurent lieu à cette époque favorisèrent la diffusion du
poison, en même temps que les agglomérations considérables qui
se trouvaient en Turquie et en Crimée constituaient comme un foyer
secondaire pour la multiplication des eflluves épidémiques. Le cho-
léra de 1852-55 fit son entrée à Paris en novembre 1853, s'y as-
soupit en janvier 1854, se ranima en 'février, et sévit surtout en
mars et pendant le» mois suivans, pour quitter la capitale au mois
d'août. Soixante-six départemens, particulièrement ceux du nord-
est, reçurent la visite de l'épidémie. II est à noter que la Suisse,
qui avait résisté aux deux précédentes invasions, paya cette fois
son tribut.
Jusqu'alors, les épidémies n'avaient pénétré en Europe que par
roME CL - 1873. S6
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88% RE7UE DBS* mSUX MONDIS.
la- vcded^ terre. '^.L'épidémie dé 1865-66(7 a fait son entrée par
mer; pânrles^ ports > prinoipalemeBlapar Uaraeîlteet.CoafitBLQtiiMple.
Le'eboléra fui importé en 186fr dans l'Hadjas par lavoie de l'Inde
et deJafva^. 11 y fit d'épouvantables rayagea, et Ies.pëierifi&, affolas
de' terreur, se rendirent en masse à Sjeddab (1)« sur la Mer-Jtonge^
oùâte obtinrent presquede foi!ce/d*ftt0e. embaïaqnéa à.desti^iiÎQQde
Snez. Du 17 mai au 10 juin^ dix balffloix à vapeur amenèrent danai
cette \i(l6 de 12' à 15,000 pèlerins plus^ ou moins malades, quids
là* se répandirent dans toute l'Egypte. Dësi 1« 2 juin^ l'Égyipte était
envabiev et en moins de trois^mois^ony compta près de 6d,QO0i vic-
times. La panique qui s'empara des habitaiEs provoqua» uœ émigrar
tion considérable, qui se porta sunles graindês/villes. eommercialea
da littoral méduerranéen : Beyrouth, Cbypre^ Halte,. Smyjuiev Goii«-
standnople, Trieste, Marseille, d'où le cboléca pal facilement sft
propager dans le reste d^ l'Europe (2). Dans les^ autres épidémies»
la maladie cheminant par terre mettait des années à paroonrir des
voies difiiciles« Cette fois, emportée à travers les meca par lai va^
peur, il ne lui fallut que quelques mois peuir étfe maltcesse de
l'Europe.
En résumé, on compFte jusqn'ici en France quatlre^:g^alldes^ épidé-
mies, l'épidémie de 1882, celle de ISid,. oelte de: f 85A^56v enfin
ceHe die 1865, qui dure plu9 de deux ms. L'invaâîon de 1SS3 aÉ«
teint cinquante-six départemens, et fait dans. L'année de lliOiAQO à
120,000 victimes; en 18A9, le fléau désole cinquante-sept dépwr-
temens et cause de 100,000 à 110,0(H) dfkès; Tépidâmie de 186&
envahit graduellement soixcmte^-dix départeraens. et frappe^ plua de
150,600 personnes; celle de 1865 se montre au mois de juin» sévit
pendant quelque temps à Marseille et à Toulon, gagne Paris seule^
ment plusieurs mois plue tard, s'y réveiUe Tété aiiivaatvSe prolonge
pendant l'hiver dans le nordH>ue9t de la France,, et ne s'apaiae
complètement qu'à la fin de 1867, après avoir Eavagô;nuiin8 de tsr-
ritoim et occasionné mokis de mortalité qne^ les ^demies précé-
dentés.
Si la science a pu reconnaître avec quelque certitude la. marcbe.
géographiffue des symptômes du choiféca, elle a. été jusqu'ici im*-
puissante à déterminer les vrais rapport» de cette maUMlie a;vec l'en-
semble des conditienS'Clîn^tériques, géolQgiqueS).écoBoaiiques,etc«
Lés^ recherches nombreuses et persévérantes entreprises à ce sajel
(i) Djoâdah^ est un port de la Mer-Roiigf éloisné lenlemtnt de deux Jimnié« et
msrcJie de La Merque; c*est là que B*«ini>arquea[t la» pèlerins qui Teulentngagpar par
Bier rÉgypte, l'Asie-Mineure, etc.
(2) La morulité provoquée par cette épidémie en France n*eat pas «noon bit»
connue. A Pariai seulement, elle a ftll plus do 6,000 Tietimos.
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n^OBlreneore fbsnii que des résaltato douteux et eDatradictotresc Btt
EoFope, les'Iieox élevés ont éitè g^éoéralemeot préserrés, maisi Ifépii^
demie a violenrnsnt sé^' sur- lès plateaux da MemqpoB et sairlm'
sommets de rHtiiialaya. S» des loisalitée assise» sur te gvanit^et sur.
d'autres roches compactes ont paru jouir d'une iaiinunké paortîeu^
lière^ comme Ta montré M* P^tteakofer, on coanalt. des ofta,.tals
que celui d'Helfiangfors, en ISASt^où les parties, de la ville: hàtiee
sup le granit fwent dédniée», tandis que les pasties marécageaises
et voisines du rivage restèrent indemnes* Certaines contrées comme
le Wurtemberg, certaines ville» comme' Lyen^ ont écbappé jus-
qu^ici à peu près complètement aus atteintes du fléau^ sans qu'oai
puisse l'expliquer. Ce qu'il. y a de moina oontestabie, c'est que las*
granocEes agiglomératiens fànrocisent le développement de; L' épidémie.
Les armées en camipagne, les eités populeuses, coosiitueBt: comme
des foyers d-où elle rayonne. Ainsi la guerre de Pologne en iSSi.
semble avoir été la cause de la propagation rapide du choléra ea
Euixype. Ùa ne connaît pas d'exemple d'uno popuJatîcai rurale rava-
gée par l'épidémie sans qu'une ville des enviroDs> n^'en eût aupxnar*
vaot subi l'infliience; Dans les villes, les quartiers les plus, comh"
pactes et les plus malsains sont envahi» et éprouvés plus. qoB les
aatPeSb Bref, le choléra a} une affinité ^éciadepeur les agfégatkmsi
humaines; c''est e» elles qu'il se coiicentre et; par elles qu'il serè*
pand, A cet égard,, les Mts observés' sont décisif, et mil argument
ne* saurait prévaloir contre l'ensemble: des témoignages» L'étude,
attoative des épidémies* prouve que ce* n^est ni aux^ vems^ ni auxj
cours d'eau^ ni k de prétendues diffusions miaamatiquesv qu'il faut.
attribuer l'extension plus ou moins rapide du choléra, en dehoi?s> de
sonfoyer â:'écIo3ion,qu^ilfautrattribuer aus foires, aux pèlerinages^
aux mottvemens de troupes, et autres déplacemens eoilectifs d^ cette
sorte; De» voyaggeurs isolés et bien portaoïs n'ont, on le conçoit^ que-
peu de chances de transporter la maladie d'un pays infecté à ua
pay»i»defnne<; mais des voyageurs ea bandes, parmi lesquelsi il s'en
trouve toujours de plus ou moins maladesy emportent nécessaireh
ment avec eux les germes du fléau. La. guerre de Crimée en a fourni
maintes démonstrations ; cette fois ce sont nos troupes qui ont inoK
porté le choléra en Orient. Le fait suivant est particulièrement Idk
stFUCtif : la division Bosquet,, en proie au choléra, vint te 7 août
camper à Baltchick, où était mouillée une grande paotie de notre-
eacadrerjusqu'alofS' indemne. Au bout de dis jours» cellevci était eott
vahiev et- en> moins d'une semaine dte comptait^, sur un effectif dm
13^080 marina, plus de SOO morte. S'Ii étaât nécessaine d'iiisisterv
on pourrait rappeier^ encore l'importation du choléra de 1SÔ5 à la
Guadeloupe» Les travatade M» UanchaL de Calvl et d'un, savaat mé-
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88& REf U£ DES DEUX MONDES.
decin de notre marine, M. Pellarin, ont démontré que le choléra fut
introduit à la Pointe-à-Pitre par le trois-mâts la Sainte-Mariey
armé à Bordeaux le li septembre 1865, expédié le même jour pour
Matamores (Mexique), et arrivé en relâche à la Pointe- à -Pitre le
20 octobre suivant.
En somme, il est certain que le choléra se transmet d'ua pays à
l'autre par le déplacement des masses humaines, qui sont de véri-
tables foyers mobiles. Il suit constamment les grandes voies de
communication, les routes fréquentées, les fleuves navigables, etc.
Qu'il s'agisse des pèlerins dans l'Inde, des caravanes dans la Haute-
Asie et la Russie orientale, des armées à travers le Caucase ou dans
notre expédition de Crimée, des émigrans en Amérique ou des pè-
lerins musulmans de La Mecque, les conditions de transmissibilité
de l'épidémie sont toujours les mêmes, la propagation se fait tou-
jours d'autant plus vite que les moyens de communication sont plus
rapides.
Comment l'homme transporte- t-il le choléra? La question n'est
pas complètement résolue. Les uns admettent que les germes épidé*
miques sont fixés dans l'organisme même, où ils conservent leur
vitsdité. D'autres, comme M. Pettenkofer, qui a publié à ce sujet
de remarquables travaux, pensent que l'homme en tant qu'individu
ne joue presque aucun rôle dans la propagation du mal. Ce méde-
cin ailirme que ni le corps vivant, ni le cadavre, ni les excrétions
des cholériques n'ont le pouvoir de retenir et de multiplier le
miasme inconnu qui est la cause de la diffusion morbide. D'après
M. Pettenkofer, ce n'est même pas dans un état physiologique par-
ticulier des populations indiennes du bassin du Gange qu'il faudrait
chercher l'origine du choléra; le mal naîtrait de certaines circon-
stances de sol et de climat, et de même ne se propagerait que grâce
au concours de certains élémens telluriques et atmosphériques. Pré-
tendre que ni l'homme ni les matières animales ne jouent aucun
rôle dans la production des émanations cholériques, c'est peut-être
aller un peu loin, et il n'est pas probable qu'on accepte générale-
ment la théorie de M. Pettenkofer, si ingénieuse qu'elle paraisse.
Le choléra se répand quelquefois par l'intermédiaire de personnes
qui n'en sont pas atteintes : c'est le seul argument des partisans de
la Don-transmissibilité de la maladie, mais il n'a guère de valeur,
si l'on établit que les germes cholériques peuvent avoir pour véhi-
cule des vêtemens, des bagages, des marchandises, etc. Or c'est ce
qu'ont démontré plusieurs auteurs , entre autres M. Grimaud de
Caux. Ce dernier affirme même avoir observé à la poste de Mar-
seille des cas de choléra transmis par des paquets de lettres.
Le choléra est-il contagieux? Il est incontestable que le choléra
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LE CHOLÉRA INDIEN. 885
est importé dans un pays par des agglomérations qui l'ont contracté
dans un autre pays; mais la transmission n'est pas directe. Un cho-
lérique déterminé ne transmet pas le mal à telle ou telle personne
qui à son tour le communique à une autre, et ainsi de suite. Les
premiers malades qui arrivent dans une localité indemne infectent
l'atmosphère locale, et c'est dans cette atmosphère infecte que se
multiplient les germes de l'épidémie, qui fera plus ou moins de vic-
times; mais celles-ci peuvent se trouver aussi bien parmi les gens
qui se sont le plus tenus à l'écart que parmi ceux qui ont approché
les cholériques. Fort peu de médecins succombent en soignant ces
derniers. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler à ce sujet notre
expérience personnelle et les observations que nous avons faites
durant l'épidémie de 18Ç5, en compagnie de MM. Legros et Gou-
jon, dand le laboratoire de M. Robin, à l'école pratique de la Fa-
culté de médecine. Occupés pendant plusieurs mois, et sans nous
entourer d'aucune précaution, à manier et à étudier de toute façon
du sang et des déjections de cholériques, nous n'en avons éprouvé
aucune influence délétère, aucun malaise. M. Sédillot nous a ra-
conté que, pendant la campagne de Pologne (1831), il lui est ar-
rivé plus d'une fois de coucher impunément sur du linge qui venait
d'être quitté par des malades morts du choléra. Il est donc clair
que celui-ci ne se transmet point par le contact d'individus ou d'ob-
jets contaminés. C'est l'air qui, dans une région plus ou moins limi-
tée,' est le réceptacle de la matière subtile et inconnue où réside le
poison ; nous disons le réceptacle et non le véhicule, car le germe
cholérique qui se multiplie dans cette région ne tend pas spontané-
ment à s'en éloigner. Ce qui l'entraîne au dehors et le propage au
loin, ce sont les incessantes migrations de l'homme.
Les recherches de M. Tholozan ont mis hors de doute qu'indé-
pendamment des quatre grandes épidémies, le choléra n'a presque
jamais cessé, depuis 1830, d'exister en Europe à divers degrés
d'intensité et sous des formes variables. Chez nous, comme dans
l'Inde, il peut être épidémique, endémique ou sporadique. On a
essayé, il est vrai, d'établir une distinction entre le choléra qui
donne la mort à un grand nombre de personnes en même temps et
Celui qui ne fait que des victimes isolées (1); au fond les deux ma-
ladies ne présentent pas de différences spéciGques. La première,
quand elle a consommé son œuvre, s'assoupit et s'éteint en appa-
rence, mais elle ne cesse pas de trahir çà et là sa présence à des
intervalles plus ou moins rapprochés.
(1) Ce dernier a reçu le nom de choléra nostras, par opposition à celui de choléra
astatiqw.
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fSB REVIËE BES OEUX HOflDES.
H,
'On a Yu que k preisiëre grande épidémie obseirée aux Indes,
ayant ison apparition en Europe, s'est produite en 1817^ c'est & cette
époque que le choléra devint voyageur, mais il existait en Asie de-
puis longtemps. Les témoignages de la philologie et de l'archéolo-
gie établissent d'une façcm décisive qu'il y a, été comm de tonte
antiquité. La mythologie hindoue raconte que les ^enx 'Aswins ou
ftls de Surj'a (le soleil) enseignèrent la médecine à indra, lequel
coBoposa VAyur-VédOy le plus^ancien livre médical de llnde. A son
tour, Indra enseigna la médecine à Dhawantrie, et celai-ci eut poar
disciple Susnita, contemporain de Rama, le héros du Bamayana.
Or Susruta a laissé un ouvrage qui «xiste encore, que le docteur
Wïse, directeur du service médical au Bengale, a traAuit et rfearoé
en 1845, et où Ton trouve une description nette du choléra. Il est
^difficile d'a-ssigner la date de cet écrit; cependant M. Thplozan crwt
avoir de bonnes raisons dé la placer vers le in^siède avant Tère
•chrétienne. D'autres ouvrages sanscrits de 4a *mème époque men-
tionnent une maladie semblable. Le document le plus tcvrieni fst
une inscription relevée à Vizzianuggur par M. Sonderson, sur un
monolithe qui fait partie «des ruines d'un ancien tempile. Oetle in-
scription, qui est attribuée à un disciple de Bouddha et qui parsft
dater d'une époque antérieure à la conquête JAleiaiidre, porte ce
qui suit : « Les lèvres bleues, la face amaigrie, les yeux caves, le
ventre noueux, les membres contractée et crispés comme par Telfet
du feu, caractérisent le choléra, qui descend par la maligne oonjora-
tion des prêtres pour détruire les braves. La respiration épaisse
adhère à la face du guerrier, ses doigts sont t?oi*dus ^en dHKrens
sens et contractés; il meurt dsuns les contorsions, victfane de la co-
lère de Siva. » — Beaucoup d'ouvrages bindous et persans de date
plus récente renferment des docnmcns analogues. Quand les Pcbt-
tugais dès 1A98, plus tard les Hollandais et les Anglais, airordè-
rent sm* les côtes de l'Inde, ils eurent de nombreuses occasions
d'observer le choléra épidémique, et il n'est pas étonnailt que la
description de oetle mailadie ait pu être iaite au xvn* siècle par des
médecins européens. On a encore les annales détaillées des épidé-
mies qui sévirent au xvin* siècle, et dont la plus fameuse est celle
de Hurdwar. Bref, à quelque âge qu'on se reporte, on trouve m
des anneaux de la longue chahie chronologique du choléra, brqnelle
commence avec les plus anciens livres de la médecine hindoue.
Les causes qui de tout temps ont favorisé le développement da
choléra aux Indes y agissent encore aujourd'hui. Presque tous les
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LE CHOLÉBA IKDIECi. M7
ans la maladie se déclave dans les endroitsoù se réuniseent les pè-
lenns. Parmixes hicalitéi^, dont que^ues-^neBiSont^ussi des villes
de cominerce, trois «suif tout attirent la Joule : oessont Hurdwar, dans
le nord de rHindoustao^ sur le €ange, Juggurnath, enr la côte
d'Orisso, au Dord^ouest <dii golfe du Bengale, et Gon jeveran au sud
de Madras. Les pèlerins y arrivent pendant la saison diaude, après
un trajet souvent de plus de cent lieues presque toujours fait à
pied, dans un ôtat^d'épuîseraent et de misère dont il est difiicile de
se foFnijer une idée. Une iois dans ces lieux saints, l'agglomération,
la mauvaise nourriture, la malpropreté, la débauohe, les mettent
dans des -conditions telles rque les germes morbides se développent,
et qu« l'épidémie s-allume au miliea d'euz« Cette multitude infectée
se disperse ensuite, et traverse le pays en rtout sens, semant les
miasmes et la conlagion.
Ces immenses agglomérations favorisent donc la propagation du
choléra, lin sont^elies en même temps les causes productrices? On
ne saurait répondre catégoriquement à cette question. Toutes les
hypothèses possibles ont été faites sur Torigine du choléra aux
Indes, mais aucune n'explique vraiment la difficulté. Quelle est la
cause qui provoque la genèse du miasme? Est-ce l'agglomération
des pèlerins dans de mauvaises conditions hygiéniques? Est-ce la
putréfaction des détritus végétaux, bous un soleil torride, ou la
stagnation des eaux du Gange, chargées d'impuretés et de cadavres,
ou bien encore un état particulier do sol? On l'ignore. Ce qu'il y a
de certain, c'est que les pèlerinages aident à la propagation du
choléra, que oelui-oi recherche en quelque sorte une atmosphère
pestilentielle. 'Par conséquent il est sage de souhaiter que le gou-
vernen^ent brilaTinique surveille les pèlerinages et imprime plus
d'activité aux travaux de canalisation et de salubrité qu'il a entre-
pris pour assainir le pays. Quand de savans médecins proposent
d'aller attaqu*»r le mal à sa racine pour le détruire à tout jamais, et
prêchent une croisade aux Indes dans laquelle tous les peuples ci-
vilisés s'uniraient pour couper les têtes de l'hydre, comme autre-
fois Hercule coupa celles du monstre de Lerne, on peut applaudir
à la généreuse hardiesse du projet, mais on se demande par quels
moyens on le mettrait à exécirtion.
La Perse, siluée entre l'Inde «t l'Europe, n'est pas un foyer de
choléra, mais c'est un pays où la maladie trouve un terrain si ap-
proprié qu'elle y règne très souvent. Il y a peu d'années encore, le
royaume du shah offrait sous ce ^apport un triste spectacle. Les
immondices n'étaient pas enlevées; les cadavres des animaux, cha-
meaux, bœufe, chevaux, mulets, étaient dévora par les chiens, les
chacals et les oiseaux de proie dans les villes ou dans les environs.
Une croyance religieuse très enracinée y faisait considérer comme
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888 IREYCE DES DEUX MONDES.
un devoir de transporter les morts au loin pour les inhumer dans
des sépultures saintes. Ce transport se pratiquait dans des condi-
tions déplorables. Les corps, parvenus à différons degrés de putré-
faction, étaient enroulés dans de simples feutres, rarement enfer-
més dans des bières en planches minces et mal jointes. En cet état,
les cadavres étaient transportés à dos de chameau ou de mulet, en
toute saison, à des distances de trente ou quarante journées de
marche en moyenne. Il y avait des caravanes de cadavres, de
môme qu'il y a des caravanes de pèlerins, et il est arrivé à des
voyageurs d'en rencontrer qui portaient ainsi de 100 à 200 morts.
Il n'est pas besoin de dire combien ces charniers ambulans devaient,
en infectant l'atmosphère, favoriser l'activité des manifestations
épidémiques. La conférence internationale recommanda au gouver-
nement persan d'empêcher par tous les moyens possibles, sur son
territoire, la multiplication du poison cholérique. Elle insista poar
obtenir la suppression des pratiques et des coutumes qui ne peu-
vent qu'entretenir l'insalubrité dans le pays; elle réclama Tinstita-
tion de conseils de santé chargés d'assurer l'exécution des rëglemens
'^ reconnus indispensables pour défendre la Perse elle-même, et par
suite pour protéger l'Europe contre l'invasion du fléau. Des vœui
analogues avaient déjà été exprimés plusieurs fois devant le shah
de Perse par son médecin, M. Tholozan. Dès 1867, un ordre formel
du souverain interdisait partout le transport des cadavres; en môrae
temps, d'autres réformes sanitaires étaient préparées. Les avis de
la conférence ne pouvaient donc en général qu'être bien accueillis
par le gouvernement de Téhéran; mais, si ce dernier n'a fait au-
cune résistance, il ne lui a pas été et il ne lui est pas encore facile
de vaincre celle des habitans. On n'obtient pas en un jour, surtout
parmi les populations orientales, la suppression des coutumes sécu-
laires qui se lient à des préjugés religieux. Les membres de la con-
férence paraissent n'avoir pas toujours suffisamment tenu compte
des difficultés d'une pareille entreprise, et M. Tholozan a insisté
avec beaucoup de sagesse sur la nécessité d'y apporter de la cir-
conspection et de la mesure. Quoi qu'il en soit, M. Proust, méde-
cin des hôpitaux de Paris, qui a été chargé en 1869 d'une jnission
en Russie et en Perse, afin d'étudier la prophylaxie du choléra, a
pu constater par lui-même les excellentes dispositions de l'admi-
nistration persane. « La plupart des moyens dont le gouvernement
français recommanderait l'application, dit M. Proust, ont déjà été
inaugurés par le gouvernement du shah. Un conseil supérieur de
santé a été institué; dans ce conseil, les principaux médecins de la
Perse ont été invités à siéger. Ils se sont occupés des questions les
plus importantes de l'hygiène privée et publique. » Ajoutons que
le gouvernement persan a résolu, sur la proposition de M, Tholo-
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LE CHOLÉRA INDIEN. 889
zap, de décréter l'interruption de toute communication et d'empê-
cher les pèlerinages en cas d'invasion constatée du choléra dans
les pays limitrophes. Bref, la situation est fort améliorée en ce qui
concerne l'hygiène intérieure de la Perse, elle s'améliore chaque
jour davantage, et c'est un grand point; mais une nouvelle ques-
tion se pose maintenant : comment empêcher le choléra de passer
d'Asie en Europe? C'est une des plus sérieuses difficultés de la po-
lice sanitaire et de l'hygiène internationale. Examinons ce qui a été
fait pour la résoudre et dans quelle mesure on y a réussi ou plutôt
on peut espérer d'y réussir.
Le choléra vient d'Asie en Europe par terre et par mer, c'est-
à-dire par la frontière russo-persane et par la mer Caspienne. Il
peut y arriver aussi à travers la Méditerranée, soit de l'Asie-Mi-
neure, soit de rÉgypte, et par conséquent il y a lieu d'en empêcher
l'importation dans ces deux pays par les frontières qui les séparent
soit de la Perse, soit de l'Arabie. Cette simple indication géogra-
phique montre l'étendue et la complexité du système de préser-
vation qu'il s'agit d'établir. Tous les gouvernemens européens ont
mis une diligente activité à organiser l'ensemble des mesures pro-
phylactiques et à préparer le fonctionnement des institutions sani-
taires recommandées par les membres de la conférence, c'est-à-
dire le service des quarantaines. 11 serait prématuré de se prononcer
d'une façon définitive sur l'efficacité des quarantaines; il convient
pourtant de dire qu'un certain nombre de médecins compétens la
nient sans réserve, et qu'une telle opinion est malheureusement
trop justifiée par les faits.
M. Proust, qui a exploré avec soin la frontière russo-persane, où
la Russie a établi des quarantaines et des postes de cosaques, croit
qu'on peut exercer sur ce parcours une surveillance assez active
pour empêcher de ce côté le passage du choléra. 11 avoue toutefois
que sur quelques points il est difficile de s'opposer à la circulation
des contrebandiers. Pour ce qui est de l'importation par la mer
Caspienne, la question est moins simple. Tous les navires qui s'é-
loignent du littoral persan de ce grand lac ont pour objectif, du
côté russe , un certain nombre de ports dont les principaux sont
Bakou, Dçrbent et Astrakan. Quelques-uns de ces ports ont des la-
zarets; d'autres, comme Astrakan, ne possèdent aucun établissement
sanitaire. Le personnel ne semble pas non plus suffisant; nulle part,
la visite et l'interrogatoire des passagers ne sont faits sérieusement.
Voilà du moins ce qu'a vu M. Proust. Ce médecin a insisté auprès
des gouvernemens de Russie et du Caucase pour obtenir un con-
trôle plus effectif et plus sévère. Il a réclamé surtout l'installation
de postes de surveillance le long du littoral , de façon a empêcher
au besoin le débarquement des navires qui voudraient enfreindre
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800 RE7UE B£S DEUX MOKDES.
les^prescrîptions 'réglementaires. RiaiDe serait pins aisé, puisqu'il
n'y a 9ar la Caspienne que des bâtimens Tusses. D'autjfe pari, les
observations de M. iProust venaient d'autant ^alus à ipropos que les
locaux quarantenanres , construits à une autre époque contre la
peste, sont en voie de transformation* 1I« Proust a entretenu de oes
intérêts si importons plusieurs hauts fonctinnoaires russes; il a dé-
veloppé ses idées À ce sujet devant la Société de médecine de Tiflîs,
et il est revenu avec la conviction que, si l'on applique exactement,
comme il l'espère, les mesures qu'il a indiquées, sur le littoral de
la mer Caspienne, toute importation nouveUede la Perse en Russie
deviendra très difficile; maïs ceci est le secret de l'avenir.
Transportons<<nous maintenant aux limites de la Perse et delà
Turquie d'Asie. Sur toute l'étendue de la frontière turco-persane,
depuis le mont kmmt jusqu'au Golfe-Persique, l'intendance otto-
mane entretient des postes d'observation qu'Ole transforme au be-
soin en quarantaines. Or ces postes^ dispendieux pour le trésor,
vexatoires pour les populations, surtout pour celles de Perse, ont
été jusqu'ici complètement impuissans à préserver le territoire ot-
toman de l'invasion du choléra. Cela tient à ce qu'il y a sur cette
frontière un grand nombre de tribus nomades, — Kurdes, Bacthkres
et autres, — qui l'été mènent paître leurs troupeaux sur les hauts
plateaux de la Perse, et l'hiver descendent vers les plaines de 1* Asie-
Mineni^. Il se produit ainsi sur cette ligne un mouvement conti-
nuel de migration qu'il est impossible de soumettre aux règlemcns
quarantenaires. M. Tholozan pense avec raison que de ce côté les
mesures recommandées par la conférence internationale ne seraient
pas applicables.
Un système de quarantaine plus utile est celui qui a empêché la
propagation en %ypte de l'épidémie qui en 1871 sévissait dans
î'Hedjaz, sur le littoral ouest de la Mer-Rouge. Cne partie de ce
pays, celle où se trouvent Médîne et La Mecque, était ravagée par
le choléra vers la fin de 1871. En présence du danger qui menaçait
rÉgypte an moment du retour des pèlerins, l'administration sani-
taire égyptienne décida d'abord qu'au besoin toute communication
marHime serait interrompue entre l'fledjaz et l'Egypte; mais, ne
trouvant pas le péril imminent, elle .modiik .plus tard cette déci-
sion, et prescrivit que tous les pèlerins revenant de La Mecque par
l'Egypte iraient d'abord faire quarantaine à El-Wedj, petit port de
la côte arabique, situé à SfiO jnilles de Suez^ après quoi ils pour-
raient traverser l'isthme par le canal, :sans passer en Egypte, ou
bien subir une .nouvelle observation dans un campement installé
à cet effet aux sources de Moïse. Un laxaret sous tentes fut donc
organisé à El-Wedj sous la direction de deux médecins. Cne com-
mission spéciale fut placée à Suez pour inspecter tous les arn-
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ya^eSy et les médecins préposés à la ;aunfBillBiice de TEtedjaz fa-
rent invités à transmettre «en Egypte des rappoits'sur la condition
^sanitaire des pèlerins. Les cérémonies eurent lieu sans que le cho-
léra fit swà appariticm ordinaire^ et Ton crut un moment pouvoir
autoriser les navires chargés de pëledns à se rendre directement
à Suez. Un premier départ allait avoir lieu quand Tépidémie se
déclarait à La Mecque. Dn courrier apporta aussitôt à Djcddah
l'ordre de délivrer patente brute aux navires et d'envoyer ceux-ci
à El-Wedj. On imagine facilement la déception des agens d'embar-
quement et des capitaines. Aussi plusieurs de ces derniers déclare-
3-ent qu'ils n'en iraient pas moÎDS tout droit à Suez. L'énergie des
jnédecîns ne parvint qu'à grand'peine k les en empêcher. En même
temps, ce réveil du choléra à La Mecque produisit une si grande
panique parmi les pèlerins que ceux-ci quittèrent la ville au plus
vite, de façon à rendre impraticable l'échelonnement des départs.
Quoi qu'il en fût, le lazaret d'El-Wedj remplit convenablement son
oflîce, grâce à l'intelligence et au dévoûment des médecins, et le
choléra ne pénétra point en Egypte.
Soi dans certains cas le système des quarantaines par mer est
efficace, la plupart du Hemps il ne fournit pas aux gouvernemens
le moyen d'intercepter sûrement le choléra. Voici un nouvel exem-
ple, qui est des plus instructifs et par lequel nous terminerons ces
remarques sur la prophylaxie internationale du fléau asiatique.
Jusqu'au mois de mai 1856, la quarantaine était obligatoire et
générale pour les personiies qui arrivaient par mer en Russie. Tous
les passagers sans exception étaient soumis à une inspection sani-
taire et à un intemement de dix à vingt jours. Un vigneron français
établi en Grimée racontait dernièrement à M. de Valcourt qu'en ttr-
Tivant à Odessa en 18&8, on le fit débarquer avec sa famille et les
autres voyageurs sur le quai à dix heures du matin, puis on retira
la planche qui avait servi de communication entre le navire et la
terre. Les passagers, surveillés par les soldats de la quarantsâne,
durent Tester sans manger ni boire, au grand soleil, jusqu'à quatre
heures de l'après-midi. Enfin, entourés par une haie de faction-
naires, ils furent conduits à la salle d'infection. Là, un médecin
les interrogea et les ut complètement déshabiller. On leur remit
ensuite une chemise grossière et une capote de soldat russe. Leurs
vôtemens ne leur furent rendus, après purification, que vingt-
quatre heures plus tard. L'internement dura quinze jours, quoi-
qu'il n'y eOtt aucune épidémie ni en Russie, ni dans ç^ucun des ports
auxquels le navire avait abordé. En 1856, ces rigueurs furent sup-
primées. On les rétablit par la suite en les adoucissant quelque
peu. Aujourd'hui, comme le choléra règne à Odessa, la quaran-
taine fonctionne et occupe un nombreux personnei. Or M. de Val-
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892 REVUE DES DEUX MONDES.
court, qui revient de Russie, aifirme que trente passagers par jour,
en moyenne, débarquent à Odessa et y subissent la quarantaine,
tandis que quatre cents voyageurs arrivent par le chemin de fer et
entrent librement en ville. Du côté de la Turquie, il n'est pas moins
facile d'éluder les prescriptions quarantenaîres. Cette année, l'ad-
ministration ottomane, pour protéger le pays contre le choléra qui
règne en Russie, a établi une quarantaine de dix jours pleins à Su-
lina pour les navires se rendant sur le Danube, au Bosphore pour
ceux qui vont à Constantinople, à Batoun pour ceux qui viennent
des ports du Caucase. De plus elle a supprimé le service à vapeur
entre Galatz et Odessa. Qu'arrive -t-il? C'est que les voyageurs quit-
tent la Russie par le chemin de fer de Wolociska (frontière austro-
russe) et gagnent Constantinople par Vienne et Barrach, comme
vient de le faire l'ambassadeur de Russie près la Sublime-Porte.
Bientôt le chemin de fer qui reliera Kichenef à Yassy sera terminé,
et le trajet sera encore considérablement abrégé. La quarantaine
est donc inutile.
Il faut le reconnaître, le système des quarantaines présente des
complications et des difficultés qui le rendent dans beaucoup de cas
inefficace et inexécutable. Non-seulement il est malaisé de trouver
des fonctionnaires assez vigilans, mais il est souvent impossible de
s'opposer aux transports et aux mouvemens de voyageurs qui sont
les agens de la propagation épidémique.
III.
S'il est impossible de détruire le choléra dans sa source, s'il est
très difficile de l'empêcher d'arriver jusqu'à nous, la science ne
possède-t-elle pas au moins une antidote à lui opposer, un remède
pour le combattre lorsqu'il est parvenu à s'introduire parmi nous?
De même que le médecin doit confesser, quant à la nature du mal,
l'obscurité à peu près complète du savoir, de même il doit avouer,
en face des victimes de l'invasion cholérique, l'impuissance presque
toujours irrémédiable de l'art. Les remèdes proposés pour guérir
le choléra sont aussi nombreux que les hypothèses faites pour l'ex-
pliquer. De part et d'autre, l'illusion est la même. Ceux qui consi-
dèrent le choléra comme une maladie due à des parasites recher-
chent naturellement les moyens de détruire ces parasites (1). Les
médecins qui le regardent comme une affection virulente, provo-
quant une sorj;e d'altération moléculaire de toute la masse des hu-
(1) Parmi les partisans de cette idée, il faut citer an professeur allemand, IL Bal-
lier, qui regarde comme démontré que le choléra est dû à des micrococcus, M. HalUer
explique d^ailleurs toutes les maladies par des micrococcus ou par des infiniment
petits du même ordre.
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LE CHOLÉRA INDIEN. 803
meurs et surtout des^ matières albuminoîdes, sont d'avis que les
acides pourraient jouer ici un rôle salutaire. D'autres, pensant qu'il
importe avant tout de rétablir la liquidité du sang coagulé dans les
vaisseaux, ont recours aux alcalis. On s'est servi aussi des sels de
cuivre, que quelques praticiens considèrent comme de véritables
spécifiques, d'alcaloïdes, comme la caféine, etc. Les physiologistes,
gui localisent le mal dans le système nerveux du grand sympathi-
que, ont été amenés à préconiser les drogues antispasmodiques. En
somme, les remèdes ont presque tous paru sans action utile, et le
traitement le plus rationnel est encore celui des premiers temps du
choléra, le traitement des symptômes. Il consiste non pas à terras-
ser la maladie en bloc en lui livrant une seule et héroïque bataille,
mais à la combattre par une suite d'escarmouches en attaquant les
divers symptômes du mal les uns après les autres. Les cholériques
ont des crampes, on essaie de les faire cesser. Ils ont froid, on les
réchauffe par des frictions et des boissons. Us n'ont plus qu'une
circulation lente et difiicile, on tâche d'en rétablir les conditions
normales en stimulant le flux sanguin. Les sécrétions sont taries,
on les sollicite par des moyens appropriés. De la sorte, et sans at-
taquer le mal à sa racine, on arrive souvent à d* heureux résultats.
Ce qui empêche surtout les remèdes d'agir sur les cholériques, c'est
que ces derniers ne peuvent rien absorber. Quelques médecins ont
eu l'idée d'injecter directement les principes médicamenteux soit
sous la peau, soit dans les veines. Plusieurs tentatives de ce genre
ont réussi, et cette voie est la bonne. Seulement il faut y avancer
désormais avec une persévérante et méthodique hardiesse, si l'on
veut réaliser de vrais progrès dans le traitement du choléra et des
autres maladies. Au lieu de tâtonner timidement et aveuglément
dans les expérimentations sur l'homme vivant, il est nécessaire d'y
procéder avec énergie et décision. C'est le seul moyen d'avoir un
jour des armes solides et bien trempées pour les luttes contre la
maladie.
Il convient peut-être de signaler sous ce rapport à l'attention des
médecins les propriétés remarquables des borates et silicates alca-
lins que M. Dumas a révélées récemment (1). Ces sels, qui n'exer-
cent pas d'action toxique trop prononcée sur les organismes supé-
rieurs, sont mortels au contraire pour les êtres microscopiques et
les agens subtils organisés ou amorphes dont le rôle est incontes-
table dans les maladies infectieuses. Les expériences faites dans ces
derniers temps ont prouvé du moins que de telles substances en-
travent le développement des fermentations de toute sorte, arrêtent
(1) Recherchés sur Us fermentations {Comptes-rendus de V Académie des Sciences,
5 août 187 ].
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SUA REVUS DES DEUX HONMSS.
lesi décompoi^tioss putrides, s'oppoeont wm comiptioss de la ma*
tière organique. Il est permis de présumer que gos ¥er<«8, censt»-
tées daiB le laboratoire des cliiaiîaAes, seront efiicaoss dans le labo»
ratoire det l'économie animale.
Indépendamment des remède» qu'on oppoeep. aa dudérn déckié,
il en est de prôventifa qu'il es^ sage d'employer ev temps utile r.
ce sont les substances désiofectantesr et andsepiiques, comme l'a-
cide pbëniqne, le codtar, le chionii-e de ehauK*. La nature corrosivc
de ces prodiiits empëcbe de les administrer à l'urtérieur et d'en
éprouver l'iufliience thérapeutique ; mais il est certain qu^ils exer^
cent une action destractive sur tous les corpuseules oi^aniques, et
leplussouvesit en paralysent les propriétés malfaisantes. A ce titre,
il est ralimmei de s'en servir pour purifier et assainir ratmosphëie,
surtout l'atmosphère conrinée des appartemens et des hôpitaux do-
rant ks périodes épidémique& C'bst à Tadministration. de prendre
des raesui-es promptes et de fournir des indicaitione claires pour
assurer partout, en temps opportun, TusagB de ces scbstaoces.
Au point) de vue de l'hygiène inâiyiduellet, la seule pveseriptfani
est de vivre avec régularité et sobriéité. Les excès^ tODJoors ft-
nestesi, le sont plus^.que jamais en temps* ^'épidémie. H Ta sans'diie
qu'une extrême propreté n'est pas moins indiquée; ce qui l'est
peut-être encore pinSy c'est: le cakne etb sérénidè de^ l'écrit, fia
force moi-ale importe ici non moins que la: santé physique. Quand
le cboléFa sévit, les dérangemens intestînam sont très fréquens, et
dans rknmense majorité des cas la maladie sonnent noo pas d'ane
manière foudroyante, maîs'à. la suite d^iHie diarrhée qui dure pfais ou
moins de temps. L'expérience? a démontré quien combattant cette
première maDifestation par les opiacés et par le sous-nitrate de
bismuth, on prévient souvent l'explosion dit choléra, lo Angle^rre,
le gouvemenienft organise,, quand Fépidémie sévit, dë9 visites do-
miciliaires pour faire constater et traiter, s'il y a lieu, les prodromes
de ce genre.
On le voit, il n'y a.poiniaaoor&de spéciilqve contre le cboiém*
La thérapeutique peut-elle concevoir l'espérance d'en découvrirun
dans l'avenii^? Rien n'autorise à en douter. On a trouvé un remède
héroïque contre les fièvres intermittentes, le quinquina, sans «on-
nattre le meôns dii monde la cause première de- cette maladie, sans
avoir la moindre notion du miasme paludéen^. Peut-être de même
appcaidra-t-CNS à détruire le miasme cholérique- avant d'en péné-
trer la nainre intime. Bn attendant, ii est permis de compter qoe
le-dioléra, soumis eu/ceci à la mystérieuse loi qui* gouverne révo-
lution séculaire des épidémies, perdra de son intensité au fur et à
mesure qu'il s'éloignera de son origine* Ces g^rmes morbides» cal
virus, semblent n'être point doués du pouvoir de se reproduire ia*
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LE GHOLEAii INDIEN. 805*
déGnimenti Ils a^épuisent par. leur proprt jacikité.. La. mort qa'ils.
sèment finit par les:atteindre un. jour. E^-ce Tinflueiioe da laicivir-*
lîsation qui^ met ainsi ua tenne à lear sinistre OAvrage, ou cette, fin
assignée à^ leurs destinéi» est-elle laréaliautioni d'un déeceir.fatal?
En' tout cas, le choléra doit s-'élÛQdraanjmir. D'ici 1% le meilleur
moyen- de- trayaUler ài ranéautic est d'en pouraûwe. scientifique-
ment l'étude.
Il fout doBc ¥oir ce que lâ soiénoe et la dociarioe suggèrôQt pour
l'ayenir en fai6 de travaux capables d'élucider le grave problème
de lar nature dHs choléra et en ^néral des* maiadies infectieuses. Les
imnestigations de la physique et de U chimie deviennent de pLua ea
plus faciles^ tantles phénomènes y sont. simples, Jes formules pré-
cises, les théories coordbnoées^ les méthodes sûres. La. part de
rinventioa et de l'originalité y est de plus en plus réduite,, celle du
calcul et des nie8ui;e3 y prenant (fea proporlious croissantes. Les
maîtres ont/ donné les* grazules lois et les procédée, fondanientaux;
les disciples ne font pUie guère que résoudre des cas particuliers.
Il n'en est pas de même dans la scienee de la vie et des maladies.
(Test une- roche où les filons pcécieux ei inexplorés abondent en-
core. De belle» fortunes sontréservéesiàxeux qui sauront extraire
et mettre en circulation cet or; mais ce travail demande, autant
d'initiative hardie que d'industrie savante^
I1'7 a des maladies qui sont bcaJisâes* dans un viscère et ne font
guèrô^ souffrir tout d'abord que œ. viacèce. C'est ainsi que le pour
mon^ le foie, l'estomac, le cerveau^ peuvent être diversement atr-
teints. D'autres s'étendent à tout un sysitènoe organique, comme le
système nerveux, le système musculaire, le. système articulaire^. la
peauv etc. D^ autres* enfin s'empaoent de toute l'écûnomie, et c'est à
celles-là qu'on a donné le nom de maladies générales.. Ce sont
celles dont on connaît le moins les causes extérieures et les^désor^-
dres intérieurs, attendu que lés uns et les autres sont restés jusqu'à
présent inaccessibles à Tinvestigation médicale.. Cependant on peut
affirmer que le sangv qui* baigne tout l'oi^anisme et.y entretient la
liaison des parties, est dans ces cas le siège priocipal.de l'altération
morbide. Sans entrer ici dans le détail des divisions que. les patho-
légistes^ établissent enti*e les affections de. ce genre, il suffira' de
dire qu'ils ont rangé le choléra parmi les. maladies infectieuses,,
c*est^à-dire parmi lès empoisonnemensi d'.origine atmosphérique,
comme Iti fièvre jaune, la^pesite, le typhus,, la variole, la fièvre ty-
phoîde^, etc.
Quelque hypothèse qu!on fiisse sur ^origine atmosphérique dont
il vient d'être question, il est visible que ces maladies infectent le
sang. Le liquide nourricier y éprouve une transformation non-
seulement dans l'ordre et dans la proportion, mais encore dans la
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896 REYUE DBS DEUX MONDES.
nature de ses ingrédiens, surtout du plus important de tous, la ma-
tière albuminoïde. Cette dernière, qui est la partie essentielle et
nutritive du sang, la partie plastique, grâce à laquelle il rend aux
tissus épuisés le corps et le ressort, subit alors une altération pro-
fonde dans rintimité même de sa constitution moléculaire. Elle ne
change pas notablement d'aspect physique, mais elle perd ses pro-
priétés organiques normales. Elle devient incapable de jouer le
rôle réparateur qui lui est dévolu. De quel genre est cette corrup-
tion de l'albumine? Voilà ce qu'on ne saurait dire tant qu'on igno-
rera la nature de cette même albumine à 8on état normal. Eq
d'autres termes, il n'y aura lieu d'entrer dans l'étude des corrup-
tions du sang qui constituent les maladies infectieuses que le jonr
où le sang de l'homme sain sera convenablement connu, c'est-à-
dire où l'on aura établi avec une définitive précision chimique
la nature des substances albuminoïdes. Là est, pour le moment,
le grand desideratum de la biologie. La chimie est très avan-
cée, la physiologie se développe; ce qui reste stationnaire, ce sont
les questions qui marquent la transition de ces deux sciences, et
dont la solution, indifférente peut-être à la première, serait pour
la seconde la source des plus désirables clartés. La nutrition ne
sera expliquée que lorsqu'on établira avec certitude la formule
des transformations par lesquelles passe l'aliment depuis l'instant
où il est dissous dans l'estomac jusqu'à celui où il est rejeté sons
forme de produits de désassimilation par les divers émonctoires.
Une telle explication ne suerait pas seulement la clé des difficul-
tés physiologiques qui arrêtent encore les savans, elle serait d'un
bénéfice considérable pour la connaissance des maladies et sur-
tout, — ceci nous ramène à notre sujet, — pour celle des ma-
ladies infectieuses. C'est donc vers l'étude des madères albumi-
noïdes et des métamorphoses complexes, précipitées et infinies
qu'elles subissent dans le sang, que doivent se tourner aujourd'hui
les chercheurs compétens. Ceux qui l'entreprendront ne mérite-
ront pas le reproche de s'engager sur une route battue, car ils
auront tout à créer, à (commencer par les méthodes. A l'heure qu'il
est, on n'a pas encore comparé et l'on ne saurait pas encore com-
ment comparer, au point de vue de l'élaboration moléculaire dont
ils ont été le siège, deux échantillons de sang pris en deux points
du corps. Quand on connaîtra la constitution de Talbumine et quand
on sera en mesure de faire la comparaison qui vient d'être indi-
quée, la question des maladies infectieuses ne sera pas loin d'être
élucidée, et le choléra ne sera plus un lugubre mystère.
Ferkand Papilloic.
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JEAN DES BAUMES
Quand j*étai$ petit garçon, volontaire et tèta à lasser toute pa-
tience humaine, le vieux Pascal, fermier de notre domaine, disait
parfois à mon père : — Monsieur, laissez-moi aller chercher Jean
des Baumes, et vous verrez si monsieur Ritou ne se tient pas tran-
quille ! — Cette menace produisait toujours sur moi un grand effet,
et, tant que Timpression durait, il était rare que monsieur Ritou
commit quelque nouvelle sottise.
Qu'était-ce que ce terrible Jean des Baumes, qui remplissait si à
propos le rôle des croquemitaines et des loups-garous pour la plus
grande terreur des marmots? J'aurais été fort empêché de répondre,
et j'ai vécu bien longtemps avant de savoir au juste s'il apparte-
nait au monde réel ou au monde des.légendes. .
Comme tous les enfans élevés en plein air, à la campagne, dans
le libre épanouissement naturel, monsieur Ritou trouvait la société
des fermiers infiniment préférable à celle des gens du château. Que
de fois j'ai passé des journées entières à suivre les pâtres sur la
montagne, voire à garder les cochons dans la vallée ou les dindons
dans la plaine I Tout me semblait bon à la ferme; le pain y était
meilleur et la soupe sans rivale. J'avais beau sortir à peine de table,
je retrouvais tout de suite de l'appétit pour m'attabler avec les
amisy et l'on me surprenait devant d'énormes assiettées de choux,
mangeant gravement et lentement comme mes hôtes.
Il y a entre le paysan et l'enfant des affmités naturelles et une
attraction incontestable. Tous deux vivent dans un horizon borné
et ne dépassent pas une certaine moyenne de raisonnement. Quand
le langage des gens de la ville, invités du château, était si souvent
pour moi rempli d'obscurités, jamais le langage du père Pascal ne
me mettait l'esprit à la torture : nous parlions ensemble de choses
TOHi Cl. — 1872. 57
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soft H£TUE DfiS DfiUX MONJDftS-
simples, et nous nous comprenions à merveille ; en outre il ne pa-
raissait tenir aucun compte de la différence d*âges, et il causait
avec moi aussi volontiers qu'avec une grande personne.
Rien au monde, en cet âge heureux, ne me paraissait au-dessus
d'une veillée au coin de l'âtre, sous le manteau de la cheminée, pen-
dant que cuisait à petit feu l'énorme marmite, ration quotidienne
des porcs à l'engrais. Que de beaux récits de ehassei Quels bons
tours avait faits Robin de Florans ou ChristDl des SaotousIElSiffrein,
le vieux chasseur d'abeilles, et Pain-Bénit l'ermite, et tant d'autres
dont je savais l'histoire par le menu, et dont j'écoutais toujours les
aventures avec le même plaisir que la première fois! Mais dans ces
récits, celui qui l'emportait incontestablement sur tous les autres,
c'était Jean des Baumes, la terreur des gendarmes, l'effroi des
douaniers et des gardes-chasse. Quel homme! quelles aventures!
quelle audace dans l'entreprise et quel courage dans l'exécution !
Qu'on joge si ma curiosité était excitée à son endroit, et si je o'eosse
pas donné tout a« monde pour voir de mes yeux le myslédem
héros de tant de belles histoires de braconnage et de çoBtrdbande.
Un soir d'automne, pendant qu'une pluie d'orage fouetUftt les
vitres, que le vent poussait dans les cheminées de grands gémisse^
mens lafnentables, j'étais à la ferme, écoutant pour la. vingtième
fois peut-être la légende de Jean Brkou, lorsque les elûeas de garde
se mirent à aboyer avec violence dans la basse-cour. — Qai vient
là par an tempe pareil? dit le père Pascal en décvochant la lampe
4e fer et en se^ levant pour éclairer le visiteur.
La port» s'ouvrit brusquement, et un homme grand, sec, basané,
déjà grisonnant, apparut ruisselant de pluie. — G'esit toi» Jean^ dit
le vieux fermi^ en se rasseyant leutemeat; approcfae-toi du feu,
mon garçon, tu dois en avoir besoin.
•^ Bonsoir la compagnie, dit le nouveau-venu esa s'installant saas
façon à la meilleure place; sapristi! qud temps, les amis! ou n'y
voit goutte sur la route, pas plu« que dans un four. Ah ! Jésus 1
Il se débarrassa d'un énorme carnier de chasse ^ui paraissait fort
leurd, et se mit à essuyer avec le plus grand soin les ca»ons de son
fasil i deux coups.
— ^ Femme, dit le père Pascal , sers à Jean le reste de la soupe,
et toi, Zine, tire-lui un bon pichet de piquette nouvelle.
— Voilà qui est parié, père Pascal,... la faim me brûle et la
aeif aussi; c'est qu'il y a tout de même dix heures que je marche
saos m'arrêter, et tout le temps par les crêtes.
— D'où viens-tu?
— De trois lieues plus loin que le diable, de Ferras^ères» a«
bout du monde t
DigitizedbyCïOOQlC
JEAN DES BAUMES. 8M
— n y a loi» en effet de Ferrassières ici, dît tnmquillement le
père Pascal; ta jambe est boime, Jean I
— Grâce à Dieu, ce n'est pas ça qui niatiquel.. Voilà, sans vous
flatter, une fiëre piquette, Ztnel A l'amitié I
— A l'amitié! répétèrent à la rende tous les assistans, mettant
l'occasion à profit pour boire encore an bon coup.
Je voulus tout naturellement, pour faire l'homme, trinquer comme
les autres, et je tendis bravement mon verre.
— Tiens, tiens, fit le visiteur, voilà un petit qui aura an fameosc
coup de gosier... Quelle lampée 1 A l'amitié, petit I
L'attention d'un pareil juge m'avait rendu tout fier, et je vidai
mon verre d'un seul trait, une seconde fois, comme un homme.
La soape mangée et la dernière rasade bue, maître Jean vint se
rasseoir sous la cheminée, et bourra lentement une pipe noire et
courte dont la fumée ftcre remplit bientôt toute la salle. Je le regar-
dais avec admiration; à cette époque, nos paysans étaient loin de
fumer comme aujourd'hui, et, sauf quelques faraude de village,
singes des élégans de la ville, il était fort rare de rencontrer dans
les champs quelqu'un la pipe à la bouche. — Je n'ai pas oublié vos
commissions, père Pascal, dit Jean en ouvrant son carnier : voici
votre livre de poudre, vous m'en direz des nouvelles.
— Est-ce toi qui l'as faite, Jean, comme la dernière?
— G'est moi!., et je la crois fameuse, père Pascal.
— Alors, je m'en rapporte à toi, mon garçon.
— Non pas! éprouvez-la, s'il vous plaît I J'ai trempé une rude
chemise à la piler dans Combe-Obscure I
Le père Pascal ouvrit le paquet, prit une pincée de poudre, en
examina le grain en connaisseur, la roulant entre le pouce et l'index,
comme il eât fait d'une prise de tabac, pais il l'étendit sur la paume
de sa main gauche et en approcha une brindille de genêt enflannné.
La poudre éclata aassitôt avec une légère détonation, et une spi-
rale de blanche fumée s'éleva jusqu'au plafond, dégageant une
assez forte odeur de soufre. — Tu avais raison, Jean, dit le père
Pascal en regardant très attentivement te creux de sa main; c'est de
la fameuse, et qui n'encrassera pas les canons. Combien te dm-je?
— Je n'ai pas deux prix avec vous ; ce sera comme pour la
dernière. — 11 s'était remis à fouiller dans son carnier et en tirait
successivement plusieurs paquets en tout semblables au précédent,
— Ceci, dit-il, est pour Dominique des Grégories, ced pour le
Champenois et ceci pour Jepté de la Fontaine-aux-Loups,... les
premiers qui iront de ces côtés voudront bien les porter, n'est-ce
pas?
— Sois tranquille,... et n'as-ta rien pour notre curé?
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&00 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que si! Que deviendrait le pauvre cher homme sans son tabac
d'Espagne 7.. Ah 1 j*ai eu du mal à en trouver cette fois, par
exemple; les bleus nous ont donné une chasse 1
— Conte-nous cela, Jean, s'écria-t-on en chœur; quel nouveau
tour as- tu joué aux bleus? Conte-nous celai — Les chaises se rappro-
chèrent, et le cercle se resserra, afin de ne rien perdre du récit qui
allait commencer. On pense si j'étais tout oreilles et de quels yeux
je regardais le conteur ! Hélas I au moment même où Jean prenait la
parole, la porte s'ouvrit de nouveau, et le valet de chambre de mon
père parut :
— Allons! monsieur Ritou, dit- il, il est dix heures, il faut rentrer!
La foudre fût tombée à mes pieds, qu'elle m'eût moins boule-
versé que ces simples mots... Rentrer! s'en aller se couchera un
si beau moment ! à la veille d'entendre de si belles choses ! Était-il
au monde rien de plus dur? Je me levai pourtaqt, voulant faire
bonne contenance malgré mon chagrin; mais ce fut plus fort que
moi, deux grosses larmes s'échappèrent de mes yeux et roulèrent
le long de mes joues. Jean vit mon désespoir et y compatit. — Ce
brave petit, dit- il, aimerait bien mieux rester avec nous, n'est-il
pas vrai? mais il faut qu'il obéisse... Attends, attends, petit, je
crois bien qu'il y a quelque chose pour toi dans le camier... Il ve-
nait en effet d'en tirer deux ou trois merles à collerettes et trois on
quatre pluviers dorés, et il les entassait dans le repli de ma blouse.
— Tu donneras le bonsoir à M. le baron de la part de Jean des
Baumes, dit-il en m'appliquant sur la joue une petite tape d'ami-
tié; nous sommes de vieilles, connaissances, ton père et moL.«
Je sortis, le cœur gros, maudissant l'ordre social qui me condam-
nait à coucher dans un lit douillet pendant que les amis allaient
si bien dormir sur la bonne paille après avoir écouté de belles his-
toires! Toute la nuit, je rêvai de Jean des Baumes, de ce Jean qui
fumait la pipe, fabriquait de la poudre, vendait du tabac et livrait
bataille aux douaniers. Jamais héros de roman ne m'a fait, à au-
cune époque, une impression aussi vive, et ce n'est pas sans une
certaine émotion que mon souvenir, à près de quarante ans de
distance, se reporte de son côté.
L
Jean des Baumes méritait bien son surnom (1); depuis qa'H avait
âge de raison, on ne lui connaissait ni gtte, ni demeure fixe. Tou-
jours par voies et chemins sur la montagne, il couchait ici et là.
Cl) Baume ou btUme, mot qui signifie grotte dans le midi.
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JEAN DES BAUMES. 90^
sans souci de la dure, et le plus souveut à la belle étoile. Toutes les
baumes, grottes, crevasses ou cavernes du Mont- Yen toux lui ap-
partenaient de droit naturel, et sa souveraineté s'étendait au be-
soin sur quarante lieues à vol d'oiseau, du Barroux à la lisière de
Savoie.
Il s'appelait de son vrai nom Jean Gravier; mais quel est le pay-
san comtadin qui soit connu sous son nom patronymique? Excepté
le curé et le notaire peut-être, nul au village ne savait qui était
Jean Gravier; mais Jean des Baumes, à la bonne heure 1 Les plus
petits enfans savaient ce nom, et lui-même ne répondait guère qu'à
celui-là.
Orphelin dès Tenfance, abandonné en quelque sorte à lui-même,
Jean était dans toute la force du terme un enfant de la nature; très
jaloux de sa liberté et même un peu farouche, il ne put rester long-
temps en condition chez les autres, et s'affranchit bien vite de toute
tutelle. Adroit comme un singe, dur à la fatigue, patient et sobre,
il devint rapidement un braconnier émérite capable de rendre des
points aux plus habiles. Bientôt il eut tout naturellement maille à
partir avec les brigades de gendarmerie chargées de la bonne garde
du pays, et il s'était fait une telle renommée de batailleur dans les
vogues que c'était toujours à lui qu'on attribuait les plus beaux ho-
rions des mêlées. Les choses en étaient là, et son bagage judiciaire
n'allait pas, somme toute, au-delà de quelques procës-veibaux in-
signiCans, contraventions de chasse ou querelles de cabaret, lors-
qu'un événement décisif vint le mettre en état de rébellion ouverte
contre la société française tout entière.
Le jour de la conscription, Jean ne parut pas pour tirer au sort
avec les camarades; le maire tira à sa place et amena un des plus
mauvais numéros. Voilà donc Jean soldat pour sept ans, à la merci .
et discrétion de l'autorité militaire. Soldat, luil Habiter les villes,
porter l'uniforme, obéir sans réplique, se plier à la discipline, cou-
cher au quartier, et tous les jours, pendant sept ans, recommencer
comme la veille cette triste et monotone besogne I pauvre Jean,
était-ce possible? Si encore il s'était agi d'aller se battre, comme
naguère; mais moisir lentement dans une caséine du roi et n'être
qu'un soldat de procession, le pauvre garçon en avait des nausées
rien que d'y penser.
Il reçut un matin son ordre de rejoindre et n'en tint aucun compte.
Le maire, qui était un brave homme et qui l'aimait au fond, le prit
à part le dimanche suivant au sortir de la messe. — Prends garde,
Jean, lui dit-il, tes affaires se gâtent; il est encore temps, et si tu
veux rejoindre, je justifierai tes retards par un bon certificat. Je
ne peux faire plus, mon garçon, la loi est la loi 1
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fi02 REVUE »BS DEUX MONDES.
— Grand merci de votre bonne volonté, monsieur le maire, mais
c'est trop fort pour moi,... si j'avais le malheur de parUr^ je déser-
terais avant un mois, je le sens; j'aime autant rester ici réfractaiie
et non déserteur.
— Mais, malheureux! tu vas être traqué comme un lièvre! Ta
n'échapperas pas longtemps aux poursuites des bleus.
— Faudra voir, monsieur le msûre, £aMxdra voiri
— Comment feras-tu?
Jean montra en souriant la semelle de ses.souliers, armés de cloos
formidables.
— Tenez, dit-il, j'avais déjà là mon permis de chasse en tout
temps, gageons que j'y ai aussi ma feuille de route!
— Au diable ! dit le maire, te voUà averti; si tu te laisses prendre
maintenant, je m'en lave les mains !
Jean fit ainsi qu'il l'avait dit; pendant près de quinze ans, il se
déroba merveilleusement à toute poursuite et déconcerta toutes les
combinaisons ennemies avec un bonheur que rien ne dénsentit. Il
faut reconnaître que le Mont-Ventoux semblait fait tout exprès pour
servir de cadre à une existence de ce genre. Qu'on se figure en effet
un immense cône écrasé, dernier soulèvement des grandes Alpes,
montant lentement jusqu'à près de deux mille mètres au-dessus da
niveau de la mer. A perte de vue, de la base au sommet, sur une
étendue de quarante ou cinquante mille hectares, une nudité déso-
lée, la roche à vif, le désert morne et stérile. De larges ravines dé-
chirent profondément les flancs gigantesques de la montagne et
ferment ea dtscsiidant jusqu'à la plaine d'étroites combes nourri-
cières, où les troupeaux trouvent en tout temps une herbe coarte et
savoureuse. Pas une habitation, pas une cabane, seulement çà et
• là quelques jas en pierres sèches, abris grossiers élevés par des
pâtres.
Qui le croirait? Cette immense solitude était, il y a un peu moins
d'un siècle, peuplée d'arbres magnifiques, pins, mélèzes, fayards,
chênes blancs, chênes verts. Le grand gibier abondait alors dans
ces forêts inabordables, dont quelques restes épars du côxé da
Reveâs et de Sault attestent encore la beauté; mais le bouquetin, le
cerf et le sanglier ont depuis longtemps fui sans retour devant la
dévastation aveugle qui sembla presque partout l'accompagnement
obligé de la révolution française : seuls le loup, le renard et la
mart]*e sont restés fidèles à la montagne. Le menu gibier, presque
anéanti dans la plaine, trouve sur le Mont-Ventoux un dernier re-
fuge, la perdrix rouge, le pluvier s'y rencontrent par compagnies,
et la caille de passage s'y attarde volontiers. Le lapin abonde, UB
petit lapin, courtaud, râblé, exclusivement nourri de serpolet et de
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nAN DES CAUSES. 90â:
tbym. Qixant aa Kèyre, U est iraiiaeiit saiis pareil au monde, et jus-
tifie faauteœentla préférence marquée que les fias geariMts lui ac-
cordent.
Braconmer, rérractaire, coDâamné à vivre sans cesse en alertes»
rœii au guet et roreilie au vent, Jean des Baumes ne pouvait sou-
haiter pour ses exploits un théâtre plus favorable. Très aimé de la,
population de trente villages à la ronde, estimé pour sa probité, Jean
trouvait toujours quelqu'un de bonne volonté pour aller vendre son
gibier à la ville le jour du marché. Si par hasard un tricorne de
gendarme se montrait à J'improviste dans un village ou près d'une
ferme, à l'instant même un cri particulier s'élevait, tout ausât&t
répété de ferme en ferme, et Jean était averti ainsi de proche en
proche de la présence de l'ennemi. Il avait de certaines façons de
frap[)er aux portes, la nuit, pour se faire ouvrir en tout temps, et
dans nombre de granges il savait la cachette des clés et entrait à
toute heure comme chez lui. Le dimanche, d'ordinaire il venait en-
tendre la grand'messe au village, et des enfans postés à tous les
carrefours assuraient au brave Jean la liberté de ses dévotions*
Quand, par impossible ou par prudence, il était retenu sur la mon-
tagne, on eût pu le voir s'agenouiller au son des clocèes de sa
paroisse, et s'associer d'intention aux fidèles réunis dans l'église;
il appelait oé^genre de messe la messe des crêtes.
Dans les premiers temps, les poursuites avaient été si vives que
par deux fois Jean avait été poussé jusqu'en Maurienne. C'était là
qu'il avait appris la fabrication de la poudre de chasse, et que la
première idée de contrebande lui était venue. Plus tard, quand il
fut à peu près reconnu d'un aveu tacite que Jean ne pouvait être
pris que par hasard, il y retournait d'ordinaire deux fois par an, à
des époques fixes, et alimentait presque seul la consommation ex-
centrique de quarante lieues de pays,
A la suite de la révdution de juillet, une amnistie générale fut
proclamée, et Jean aurait pu rentrer librement au village et re-
prendre ses droits civiques. Il n'en fit rien, et resta sur la montagae^
comme devant; le pli était pris, il était fait désormais à cette vie-
de privations, de fatigues, de luttes et d'aubaines, et ne pouvait
plus en goûter d'autre; on le laissa tranquille, vivre à sa guise.
Il pouvait avoir alors de trente-trois à trente-cinq ans, et c'était
certes, sans exagération aucune, le plus beau garçon du pays mal-
gré le hâle. Plus d'une fille le regardait d'un œil doux le dimanche
à la messe, et se disait intérieurement : — Quel dommage qu'un si
fier homme soit un vagabond! — Jean n'«vait aucune vanité, mais
quel homme se trompe sur ce chapitre? Il ne laissait pas que d'être
flatté à part soi de l'attention féminine qu'il excitait.
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90& REVUE DES DEUX MOfiOES.
Il y avait en ce temps-là, à la grange de Tinet, un beau brin de
fille qui tournait toutes les tètes des jeunes gens et qui était l'objet
de bien des convoitises. Félise, la belle Félise, passait pour riche,
bien que le père Martin (Martinet ou Tinet) vécût de la façon la plus
sordide, dans la plus crasseuse avarice. Félise était orpheline, et
possédait du chef de sa mère quelques hectares de prairies du cdté
des Saintes- Marguerites. Elle était grande, bien faite, dégourdie,
avec des yeux à la perdition de son âme et un pied mignon, joli à
croquer. Elle se savait un parU, portait des rubans à ses coiffes, et
coquet^t volontiers avec les beaux garçons qui lui contaient fleu-
rette.
Jean la connaissait dès l'enfance, et l'avait bien des fois, toute
petite, fait chevaucher sur ses genoux, mais jamais son œil ne s'é-
tait arrêté sur elle d'une façon plus particulière depuis qu'elle était
grande fille et bonne à marier. Jean venait fréquemment à cette
grange de Tinet, que sa situation avancée dans la montagne, à près
d'une heure de marche du village, mettait à l'abri des surprises, et
bien souvent il y avait trouvé le repas réparateur et la sécurité né-
cessaire.
La première fois qu'il s'avisa de trouver Félise jolie, le pauvre
Jean fut pris d'un grand trouble. C'était un 1*' de mai, un di-
manche, après vêpres; il traversait sans songer à mal la petite
place où les platanes du presbytère donnent une ombre si fraîche,
quand il fut tout à coup entouré de filles rieuses quêtant pour la
maia.
— Donne-nous quelque chose, Jean !
— Jean, cela te portera bonheur I
— La sainte Vierge te le rendra au centuple !
— Regarde, Jean, si notre mata en vaut la peine.
Jean regarda pour son malheur.
Assise sur une estrade élevée, sous un arceau de verdure et de
fleurs, vêtue de blanc, couronnée de fleurs blanches, des fleurs
blanches à la main , la maia trônait d'un air de reine^ et provo-
quait par ses plus jolis sourires la générosité des passans. Jean,
ébloui d'admiration et de surprise, s'arrêta court. — Félise! mur-
mura-t-il d'une voix altérée par l'émotion.
C'était bien Félise en effet, choisie cette année-là par ses com-
pagnes, comme la plus belle, pour figurer l'incarnation du prin-
temps.
L'origine de la maîa se perd dans la nuit des âges; il est plus
que probable que c'est un reste du culte de Gybèle, debout encore
malgré bientôt vingt siècles de christianisme. Autrefois la mata se
célébrait le 1" mai dans tout le Comtat venaissin, villes et villages,
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JEAN DES BAUMES. 905
et je me souviens parfaitement de la jolie boulangère gui fut la der-
nière mata de Garpentras, voici bientôt quarante ans. Aujourd'hui
cet usage va partout se perdant, et il faut remonter haut dans la
montagne pour le retrouver dans sa simplicité primitive.
Jean vida ses poches jusqu'au dernier sou dans les sébiles qui
tournoyaient galment autour de lui, et, tout étourdi, alla s'accouder
à l'autre bQut de la place, près de la fontaine. Ses yeux charmés ne
pouvaient se détacher de la blanche vision; l'essaim des filles rieuses
passa et repassa plusieurs fois devant lui sans qu'il y prit garde; il
sentait sa poitrine se soulever sous les battemens de son cœur et
une chaleur singulière parcourir tout son être. — Félise ! répétait-
il, sans même se rendre compte qu'il prononçait tout haut ce doux
nom, Félise I — Le brave Jean des Baumes était féru d'amour.
La belle Félise, pour sa part, rentra toute songeuse à la grange
de Tinet. Elle aussi n'avait pu sans un certain trouble voir ce hardi
garçon la regarder si obstinément de ses grands yeux ardens comme
des braises. Involontairement elle comparait Jean aux autres jeunes
paysans qui faisaient la cour à ses écus, et la comparaison ne tour-
nait guère à leur profit. Elle les trouvait tous lourdauds et gros-
siers, dépourvus de grâce et d'élégance, même les jours de fête,
dans leurs plus beaux habits. Il fallait les voir à côté de Jean! Avec
quelle tournure il entrait à l'église, la veste négligemment jetée sur
l'épaule gauche, et comme il se tenait debout pendant le prône!
Jean n'avait jamais courbé son corps aux durs travaux des champs,
et il s'était merveilleusement conservé, comme un adolescent souple
et alerte. Au lieu de la patte noueuse, pleine de durillons et de
callosités des arracheurs de jgarance, Jean avait la main fine et ner-
veuse du chassQur, et c'était plaisir de se sentir serrer à la taille
par cette étreinte délicate. Pourtant une honnête fille pouvait-elle
songer à Jean en tout bien tout honneur? Que penserait-on de Fé-
lise, si par hasard on venait à découvrir ses préférences secrètes?
Jean le vagabond, sans sou ni maille, sans feu ni lieu, Jean le bra-
connier, gibier de gendarmes, habitant des baumes, voilà bien
l'amoureux préférable entre tous pour la belle Félise! Ah! comme
on en rirait aux prochaines veillées, et quel charivari à de si belles
noces ! — Et quand même on devrait en rire et en chuchoter mali-
cieusement, après? Jean ne valait-il donc pas le prix de la lutte? II
était pauvre sans doute; mais qui l'égalait en probité et en droiture?
Tout le monde l'estimait à la ronde malgré sa vie errante, et les
plus huppés du village lui donnaient la main de grand cœur. D'ail-
leurs qui pouvait aflirmer qu'il fût incapable de reprendre goût à la
YÎe régulière des gens établis? Un amoureux ne fait-il pas tout
pour plaire à sa belle, et Jean serait-il le premier que l'amour eût
changé du tout au tout ?
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906 REVUE DES DEUX KONDES.
Mais à quoi pensaît-elle là rraîmentf N'étaît-cc pas à rexchadon
fiévreuse de Tiasomnie qu'elle devait des idées pareilles? lean
amoureux? Qu*en «avait-elle, qui l'autorisait à le croire? H Tavait
regardée, il est vrai, et d'une de ces façons auxquelles les femmes
ne se trompent gufere; était-ce assez pour échafauder tant de sup-
positions et superposer tant d'espérances? — La pauvre Félise était
bien tiraillée, bien tourmentée et par-dessus le marché un peu hon-
teuse d'elle-même. Bientôt elle perdit toute sa gaîté, et la fraîcheur
de son teint s'altéra sensiblement. Un feu sombre brillait dans ses
yeux agrandis par l'amaigrissement de ses joues^ et i! lui venait i
propos de rien des langueurs et des lassitudes inexplicables.
Jean ne se déclarait pas; cependant il était visible pour tout le
monde que lui aussi était sous le coup d'une préoccupation imique
et en grande lutte contre lui-même. Il ne quittait presque plus les
environs, et ses vJsites à la grange de Tinet s'étaient multipliées
outre mesure. Le vieux Martin ne fut pas sans en prendre un cer-
tain ombrage. — Qui te ramène encore? lui dit-îl un jour en le re-
gardant dans le blanc des yeux; voici, sans reproche, ta troisième
visite de la semaine.
Jean, ainsi pressé à l'improvîste, prit sur-le-champ son parti. —
Voici ce qui me ramène, dii-il hardiment, je viens pour jpar/^r avec
Félise, si elle y consent.
— Félise est libre, dit le vieux Martin sans paraître autrem«ït
surpris de la demande; mais je crains que tu ne perdes ton temps,
mon garçon !
— C'€st affaire à moî, dit Jea»; dites à Félise qu^ je reviendra
ce soir.
Dans toute la montagne et jusqu'assez avant dans la plaine, c'est
sous cette forme que les galans en quôte de femme s'introduisent
dans les familles. On se parle pendant plus ou ilioins longtemps
avant de pousser les choses; quelquefois on se parle pendant des
années entières sans résultat, ou bien même on y renonce tout à fiût,
sans que pour cela la réputation des filles reçoive la moindre at-
teinte. Tout se passe en public delà fa^n la plus simple du monde:
l'amoureux arrive le «oir, après le souper, et vient passer la veîîlée;
la jeune fille lui fait une place à côté d'elle et continue à filer au
rouet ou à tricoter comme si de rien n'était. De temps ea tenîps, ils
échangent quelques rares paroles à voix basse; le plus souvent ils
restent silencieux, s'observant mutuellement, épiant les occasions
où l'humeur naturelle se trahit, préoccupés exclusivement de se bien
connaître et tous les deux en garde pour ne pas montrer trop leurs
c6tés faibles., Quand vient Theure de la retraite, l'amoureux salue
la compagnie et regagne son gîte en chantant des chansons qui ei-
priment la joie de son âme, et ainsi du lendemain et des jours soi*
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JfiAJX D£S BAUMfS. 907
YJiQâ, jusqu'à ce qu'il se décide à franchir le pas. On voit que rien
n'est plus simple que ces amours-là.
L'entrée de Jeaa, comoie amoureux autorisé à parler^ se £t sans
bruit et sans fanfare. Il alla s'asseoir aux côtés de Félise, sur l'invi-
tation muette de ]a jeune fille, etse tint col toute la soirée, ne trouvant
rien à dire, bien heureux niéanmoins, comme on peut croire. Félise
filait à la queBoullle et faisait tourner son fuseau avec nne rapidité
extraordinaire; le vieux Martin avait l'air de sommeiller, mais du
coin d'une paupière entr'ouverte surv>eillait les moindres mouve-
Boeas de nos jeunes gens. Tout se. passa selon l'usage antique ^
comme k voulait la coutume.
On venait d'atteindre les derniers jours de juillet, et, malgré l'ar-
deur d'un soleil torride, depuis l'aube du jour jusqu'à la tombée de
la nuit, on dépiquait le blé sur les aires. Jean, plein d*un beau
xèle^ voulut prendre part à ces travaux et montrer son savoir-faire:
il étonna tout le monde par sa solidité et son adresse à mener les
mules; Félise rougissait de plaisir et se disait à part soi : — Cela
fera un fier mari tout de même, quoi qu.'on en dise I
Le vieux Martin ne voyait pas précisément les choses du même
œil que sa fille. — Voilà une belle ardeur sans doute, disait-il,
mais quel feu plus clair que feu de paille? Âttendoos la chasse^ et
nous verrons si le vieil homme est vraiment mort. Quand j'aurai vu
Jean renoncer à la poursuite d'un lièvre pour creuser un sillon de
garance, je croirai. — Il n'avait pas tout à fait tort dans ses réserves;
aux premiers chants des couvées nouvelles de perdrix rouges, aux
premières marques du passage nocturne des lièvres, Jean se sentit
pris d'un violent désir de regagner la montagne et de renouer le
fil de ses exploits passés. Il lutta longtemps contre la tentation et se
raidit contre lui-même; mais les soirs de claire lune, après une jour-
née de travaux écrasans, comment entendre sans tressaillir les dé-
tonations nocturnes des braconniers à l'alTùt? Au seul cri des cailles
de passage, il se sentait de terribles démangeaisons dans les jambes,
et il se tenait à quatre, comme on dit, pour rjster derrière sa char-
me, fidèle au sillon commencé.
Quelque chose de plus puissant encore donnait à Jean comme des
remords : la protestation muette de Maripan, son vieux compagnon
d'aventure, conscience vivante du chasseur renégat, lui faisant
honte de son parjure et le poursuivant de son regard incessant, tour
à tour suppliant et indigné. Maripan, grand chien maigre tenant du
grifibn et du chien de berger, brave, hardi, presque sauvage, avait
les paites sèches et nerveuses, le poitrail fortement busqué, le
ventre évJdé, les reins vigoureux et souples, la queue droite, Toreille
inquiète, r<nil curieux, mobile et ardent sous son abat-jour de poils
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908 BEYUB DES DEUX MONDES.
drus et grisâtres, les crocs sailians et pointus, d'une blancheur
éclatante, le nez frais comme une mousse, luisant comme une mûre,
noir comme une châtaigne, brûlée. Aussi connu que son maître,
c'était à qui le fêterait au village, e( les bons morceaux ne lui fu-
saient pas faute depuis qu'on s'était aperçu qu'au retour même de
ses courses les plus folles il préférait s'allonger sur ses pattes et
dormir plutôt que de toucher aux pâtées vulgaires dont le pain n'é-
tait pas irréprochable; les airs princiers de chien grand -seigneur
dont ce vagabond dédaignait alors sa pitance lui avaient valu ce
surnom de Mari -pan (mauvais pain), sous lequel il partagent la
célébrité de Jean des Baumes et défrayait avec lui les récits de la
veillée.
Profondément troublé dans ses habitudes d'activité fiévreuse,
Maripan ne pouvait se résigner à cette vie fainéante; au moindre
fumet que lui apportait la brise, au moindre bruissement sous les
herbes, il partait comme l'éclair, bondissant, frétillant de la queue,
donnant joyeusement de la voix, mais en vain. Ses appels restaient
sans réponse, et chaque fois il revenait déçu, triste, découragé, re-
prendre sa place aux talons de son maître, qu'il suivait piteusement,
comme le chien du Convoi du pauvre^ la queue basse et balayant
la glèbe de ses oreilles inertes. Parfois cependant la révolte l'em-
portait; il dépassait alors la charrue d'un bond vigoureux, s'allait
camper résolument en travers, fortement arc-bouté sur ses deux
pattes de devant, dans l'attitude énergique de quelqu'un qui veut
une explication, et là, gravement assis sur son derrière, comme un
Juge à son tribunal, le cou fièrement ramené, la tète inclinée en
point d'interrogation, l'oreille dressée, les yeux écarquillés, il fixait
sur son maître un regard plein de reproches qui semblait dire : —
Ah çàl te moques -tu de moi? et s'il te plaît de renoncer lâchement
à notre belle vie errante, penses-tu donc que je sois fait pour tour-
ner la broche et servir de jouet aux marmots du village 7 — Il y avait
cela dans le regard de Maripan , bien d'autres choses encore, qui
venaient ébranler chez le pauvre Jean les derniers vestiges de ses
résolutions et ruiner les efforts affaiblis de sa volonté chancelante.
Ajoutez à cela les récits des bons coups faits par les autres, le cha-
grin de voir la belle besogne gâtée par des mazettes, la passion si
exclusive et si irrésistible qu'un vrai chasseur seul peut comprendre,
et vous vous expliquerez comment le pauvre Jean devait fatalement
succomber.
Ce fut un grand chagrin pour Félise. A vrai dire, elle n'en ûma
pas moins Jean et de toute son âme; mais d'un instinct sûr elle
comprenait que ce retour à la vie errante compromettait tout l'édi-
fice de son bonheur, déjà si fragile. Elle sentait bien qu'il serait
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JEAN DES BAUMES, 900
impossible de faire accepter par son père un tel gendre, et si avant
le mariage, dans la ferveur des premiers désirs, elle n'avait obtenu
qu'une victoire passagère, que n'était-on pas en droit de redouter
de l'avenir, après la pleine possession et la satiété conjugale 1
De son côté, le vieux Martin, qui n'avait jamais été flatté plus que
de raison des préférences de Jean, fut enchanté du prétexte qu'il
venait si à propos de fournir contre lui-même, et ne chercha plus
qu'une occasion honnête pour lui signifier son congé. — Je ne t'ai •
pas contrarié dans tes inclinations, disait-il à sa fille : si Jean fût
véritablement redevenu un homme comme les autres, je n'aurais
certes pas refusé mon consentement; mais je t'en fais juge toi-même,
où te mènerait-il par le chemin qu'il prend? Laisse-le chasser tout
à son aise, et oublie-le. Quand on est belle fille comme tu l'es, et
qu'on a de quoi, pardiennel on ne court pas le risque de manquer
d'amoureux I
Félise sentait toute la force de ces raisons et ne trouvait rien à
répondre. Elle passait une partie de ses nuits à pleurer, priant et
suppliant tous les saints de sa connaissance de la tirer de peine;
mais elle ne pouvait se résoudre à rompre sans retour et à renon-
cer ainsi à toute espérance.
— Allons I allons I se dit un soir le père Martin, puisque Lise est
si lente à se décider, il faut que je m*en mêle; il n'y a que trop
longtemps que ce commerce dure 1
II.
La première fois que Jean revint à la grange de Tinet, Félise ne
se trouva pas assise, comme de coutume, sous le 'manteau de la
cheminée; seul le vieux Martin faisait bouillir pour le porc. — Où
est Lise? demanda Jean, non sans un vague pressentiment de mal-
heur, et avec un léger tremblement dans la voix.
— Elle est un peu malade, répondit le père; mais, fût-elle bien
portante, ce serait la même chose, Jean,... elle ne serait pas là.
— Que voulez-vous dire?
— Que Lise ne veut plus parler avec toi, mon garçon, et que tu
perds ton temps en venant ici.
A ces cruelles paroles, dites d'un ton des plus indiiïérens, Jean se
sentit au cœur une douleur si forte qu'il fut sur le point de pousser
un cri. Il se contint pourtant, et reprit en se mordant les lèvres jus-
qu'au sang : — Et c'est Lise qui vous a chargé de me parler ainsi?
— Hélas I oui, mon garçon, et pas plus tard que tantôt, ici même,
elle m'a dit comme ça : Si Jean vient, dites-lui qu'il s'en retourne;
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910 RETUE DES DEUX HONDES.
je ne veux ph» qall me parle. Sur ma part de paradis, elle me Ta
dit comine je te le die là, mon pauvre garçon.
— Ahl répéta Jean, dont les yeux flai^boyaient, dttes-luî qaTl
s'en retourne !.. Et vous croyez que cela suffit pour tout arranger,
père Martin?
— Air! pour dur, c'est âm, j'en conviens;...' mais Lise est bien
Kbre, n'est-ce pas?.. Yeux-tu boire un coup pour te remettre?
— Merci! je me remettrai bien tout seul. Je pars, mais je ne
vous dis pas adieu, père Martin, et je crois qu'avant peu vous aurez
de mes nouvelles.
Il sortit d'un air menaçant, tout pâle et tout tremblant de co-
lère, sans que le vieax fermier parût se préoccuper le moins du
monde de ce changement de ton et d^allures. — Voifà un I>on boot
de besogne de fait, murmurait le vieux en se frottant les mains, et
non le plus facile. Ce diable de Jean en tenait ferme et en tiendra
longtemps, j'en ai peur. Ce n'est pas tout qu'il cesse de venir id,
il feut absolument que j'en débarrasse le pays; je vais y songer.
Les songeries du père Martin ne tardèrent pas à se traduire en
farts. Sous prétexte de vendre une vieille chèvre, il partait le len-
demain pour Mormoiron accompagné de son petit pâtre, jeune gar-
çon de quatorze à quinze ans, enfant de l'hospice de Carpentras,
m«s nourrisson de sa défonte femme et gardé à la grange pour
son pain. Ce petit garçon s'appelait Simon; il avait été si longtemps
grôle et malingre qu'on l'avait surnommé Quinze-Oncesy et le sur-
nom lui était resté, bien qu'il fût devenu robuste et bien établi à la
longue. Quinze-Onces n'était pas un grand clerc, mais c'était déjà
un bon pâtre. Il connaissait à merveille la montagne et menait tou-
jours ses moutons paître aux meilleurs endroits. Le pauvre enfant
n'était jamais sorti du village, et l'idée d'aller à Mormoiron avec le
maître le remplissait à la fois de joie et d'inquiétude. — Si nous
vendons bien la ctièvre, il y aura une bonne étrenne pour toi, avait
dit le père Martin. — Et Quinze-Onces, qui de sa vie n'avait eu k lui
un sou vaillant, songeait à cette merveilleuse étrenne tout le long
de la route , et se livrait à des écarts d'imagination incroyables.
— De quoi aurais-tu le plus envie, Quinae-Onces?
— Ahl maître, je n'ose pas dire...
— Dis toujours, il y a tout ce qu'on peut désirer chei ïes mtr-
cfaandls de jMformoiron. Youdrais-tu un beau couteau par exemple?
— Obi oui, maître, un beau couteau!., à manche de corael..
avea un trou dans le mancbe pour pouvoir y passw une counuie et
le porter attacké aux braies^ de peur de perte...
— Peste I conime tu y vas, Quinze-Ctacicesl mais un td couteau
va coûter les yeux de la tête l
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JEAN DES BAUM£S. OU
— Vraiment! fit le pauvre petit, tremblant déjà de voir s'éva-
nduîr son rêve, si cher que cela?
— Tu n'en as pas idée. 11 faut être raisonnable, mon garçon. Moi
ausfii, j'ainyiis les beaux couteaux à ton âge, et j'étais fils de maître.
Eh bien! jamais mon père ne m'eût payé un couteau pareil avant
d'avoir tiré au sort;.«. et encore, ai je n'avais pas eu la main chan-
ceuse*. •
— Alors^ fit piteusement Quinze-Onces découragé, n'y pensons
plus.
— Khi reprit le père Martin, qui voulait surexciter les convoi-
tises de l'enfant, tu sais ce que je t'ai dît ; vendons bien la chèvre
d'abord; tout ce qui dépassera dix écus sera pour toi^ làl.. £s-tu
content cette fois?
Quinze-Onces ne se rendait pas très exactement compte de la
somme que dix écus représentaient, mais elle ne pouvait manquer
d'être énorme, et le moindre excédant devait suffire à combler tous
ses vœux. Il regardait la chèvre, la flattait de l'œil et de la main et
soupesait son pis plein de lait, car on n'avait eu garde de la traire,
comme on pense. — C'est une fière chèvre tout de mémel mur-
murait-il, et qui vaut le prix. Âhl grand saint Simon, faites que
nous la vendions un peu plus de dix écusl — C'est dans ces dispo-
sitions fébriles, plein de concupiscence et d'idées de lucre, que Si-
mon Quinze-Onces alla s'installer sur la place du marché» où les
chalands arriv^ent déjà de toutes parts.
Qui dira jamais ce qu'il souflrit pendant deux ou trois mortelles
heures, en voyant le dédain et le mépris dont sa triste marchandise
était l'objet? C'était comme un fait exprès; il semblait qu'on ne
s'arrêtât devant sa chèvre que pour en dire pis que pendre; les
plus bienveJlIans passaient outre sans même la regarder. Quinze-
Onces souffrait mort et passion et contenait à grand'peine les tem-
pêtes de son âme. Le marché tirait à sa fin, les achieteurs se fai-
saient de plus en plus rares; Quinze-Onces songeait en frémissant
au lamentable retour qu'il faudrait faire avec cette vieille carcasse
affamée, car la chèvre était décidément une vieille carcasse, il n'y
avait plus d'illusion qui t!nt. Et le beau couteau à manche de corne!
Ah ouil il s'agissait bien de couteau à cette heure I Quel retour!
quel mécompte!
Au dernier moment, et sans doute par l'intercession mhraculeuse
du grand saint Simon, un acheteur se présenta. — Combien la
chèvre, petit?
— Quinze écus, répondit Quinze-Onces avec refiroateirie du dé-
sespoir.
— ijeryiteur I c'est trop cher pour moi...
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9)2 BEVUE DES DEUX UOKDES.
Ehl dit Quinze-Onces enhardi, qu'est-ce qu'elle vaut donc
pour vous, cette bète ?
L'acheteur était un petit bourgeois des environs qui n'avait ja-
mais acheté chèvre de sa vie. Il faisait l'entendu sur le marché et
hochait la tête en connaisseur, mais le père Martin n'étdt pas
dupe de ces grimaces ; d'un coup d'œil sûr, il venait de juger son
homme. — Vous avez une fière chance, dit-il; j'avais à faire en ville
et j'ai laissé le petit seul, sans cela il y a beau temps qu'elle serait
vendue. Qu'est-ce que vous cherchez? Due bonne chèvre, n'est-ce
pas? et pour un malade peut-être?
— Oui, balbutia le bourgeois, pour ma pauvre femme.
— Prenez-moi ça de confiance, mon bon monsieur, c'est doux,
c'est apprivoisé, ça vous suit comme un chien, ra vous mange dans
la msdn, quoi ! Et quel lait ! Le médecin a dû vous le dire, il ne faut
pas donner aux malades du lait de chèvres trop jeunes; rien n'est
plus dangereux !
Le bourgeois, ahuri de tous ces discours, tâtait ses écus dans sa
poche sans se décider à dépasser l'offre de vingt-cinq francs.
— Tenez, dit le père Martin, finissons-en; si je n'avais pas pro-
mis à ma femme de lui rapporter de l'argent, jamais je ne vous
aurais cédé. Prenez-la pour trente francs, et donnez quelque chose
au pedt; mais, sur mon salut éternel, c'est bien mon dernier mot!
Le marché fut enfin conclu, et Quinze-Onces reçut dix sous pour
ses étrennes. — On n'a pas grand'chose chez le coutelier pour dix
sous, dit le père Martin; mais nous avons bien vendu la chèvre, et
j'ajouterai ce qu'il faudra.
Quinze-Onces ne pouvait en croire ses>oreilles, la générosité du
maître le touchait jjusqu'au fond de l'âme.
Comme on arrivait chez le marchand, le père Martin et le briga-
dier de gendarmerie se croisèrent et se saluèrent au passage. — H
y a du nouveau, dit le père Martin en clignant de l'œil; si vous vou-
lez m'aider à vider bouteille chez le grenadier, nous pourrions cau-
ser un brin.
— A vos ordres, répondit le brigadier; je vous rejoins dans un
quart d'heure.
Il se trouva que le moindre couteau à manche de corne, troué
par le bas, ne coûtait pas moins d'une trentaine de sous. Le père
Martin eut l'air de se faire effroyablement tirer l'oreille, et pour
donner plus de prix à son sacrifice, jura par tous les saints et sur sa
part de paradis qu'il ne dépasserait pas vingt-cinq sous. Le mal-
heureux Quinze-Onces suivait, haletant, les diverses phases de
cette lutte, et passait alternativement de l'espérance folle au déses-
poir. Sa langue, desséchée dans son gosier, eût en vain voulu arti-
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JEAN DES BAUMES. 913
culer une parole; ses yeux brillaient comme des escarboucles et
dévoraient le couteau, dont le marchand se plaisait à faire reluire
la lame polie. — Gomme tout devient cher! répétait le père Martin,
qui faisait évidemment traîner la chose en longueur; de mon temps,
on n'eût pas osé demander plus de vingt sous,... oh ! non, certes I
Voyons, votre dernier mot? Ce n'est pas pour moi, c'est pour le
petit. — Le marchand tint ferme; il fallut en finir. — Allons ! dit
le vieux avec un gros soupir, voilà vos trente sous !.. mais tu vois,
petit, ce qu'il en coûte.
Quinze-Onces faillit se trouver mal, et saisit sa proie avec une
avidité de sauvage. Enfin le couteau était à lui, et quel couteau I
Ah ! comme il allait s'en donner sur la montagne, et les beaux man-
ches de fouet qu'il se taillerait dans les jeunes pousses ! Le père
Martin suivait de l'œil, avec une satisfaction visible, les gambades
joyeuses de l'enfant. En quelques minutes, on arriva chez le gre-
nadier, et l'on s'attabla galment devant une bonne bouteille avec
le brigadier de gendarmerie, qui se promenait de long en large en
les attendant.
Après avoir échangé quelques propos insignifians sur le temps,
les apparences de la récolte, le prix des denrées et autres banalités
courantes, il fallut bien en venir au fait et au prendre. — J'ai
besoin de vos services, brigadier, dit le vieux en baissant la
voix.
— Je m'en doute. Que peut-on faire pour vous?
— Il faut me débarrasser une fois pour toutes de Jean des
Baumes.
— Ah ! pour ça, je ne demande pas mieux; mais par quel moyen?
Vous savez comme moi que le drôle est insaisissable.
— Eh ! eh.! brigadier,... si on vous le mettait là, sous la main, en
plein flagrant délit, à trois contre un, vous en auriez bien raison,
que diantre!
— Oui certes, et, comme il se rebellerait à coup sûr, son cas de-
viendrait grave, vu les précédens; mais comment le surprendre
quand toute une population semble veiller pour lui?
— Je sais bien, je sais bien;... voyons pourtant, ne pdurriez-
vous pas vous déguiser, vous et vos hommes, avec de vieilles blouses
et des vieux chapeaux, et pousser devant vous sur la route quelque
vieille bourrique, comme gens qui vont faire leur trousse de serpo-
let? Je me chargerai du reste, moi I
— Vous?
— Quand je dis moi, je me trompe, c'est le petit que j'aurais dû
dire.
— Moi? fit Quinze-Onces en ouvrant des yeux démesurés.
TDMB CI. — 1873. 58
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91 â BEYCS DES DEUX MONDES.
— Toi-même, mon garçon; fais donc TOir au brigadier le beau
couteau que nous avons acheté tant&t.
Comme si un instinct sûr FeÛt averti, renfant éprotnrart une ré-
pugnance extrême à se dessaisir de son trésor; mais, quand le Tieox
avait parlé, il n'y avait rien à répliquer, et le mieux était de s'exé-
cuter de bonne grâce,
— C'est un beau couteau effectivement, dit le gendarme.
— Eh bien ! voilà ce pauvre petit qui n'en est encore propriétaire
que pour un tiers et qui ne demanderait pas mieux que de le pos-
séder en entier, n'est-ce pas, petit f
Qninse-Onces sentit ]sl petite mûri lui courir dans le dos et fris-
sonna des pieds à la tête. £b quoil le couteau n'hélait plos à loi!
Il ne l'avait touché de ses mains, porté dans sa poche, possédé pen-
dant un quart d'heure, que pour le reperdre l'instant d'après!
Était-ce possible? A tout prix, il fallait le reconquérir; il était prêt
à tout pour cela,... à tout, jusqu'à courir pieds nus sur des braises,
s'il le fallait I Le vieux semblât lire dans les yeux de l'enfant comme
dans une glace fidèle; il reprit avec bonhomie : — J'avais d'abord
pensé à garder le couteau et à ne le donner au petit qu'après qu'il
l'aurait loyalement gagné pour le reste; mars ça lui ferait trop de
peine de s'en dessaisir, et j'ai confiance; n'est-ce pas, petit, que je
peux compter sur toi?
— A la vie, à la mort, maître!
— Bien parlé I Écoute maintenant : demain tu iras garder sur la
Lauzière, dans l'après-midi?
— Oui, maître.
— Tu rencontreras à la croisière M. le brigadier que voici, dé-
guisé en paysan et monté sur une mule; tu le reconnaîtras?
— Oui, maître.
— Tu le conduiras jusqu'au champ de blé noir où les perdrix
doivent commencer à picorer, et tu lui feras voir Vespero de Jean.
— Oui, oui.
— Ce n'est pas tout ; tu verras Jean, et tu lui diras que tu as re-
connu que les perdrix mangent au blé noir, — le reste est affaire à
nous; est-ce compris?
— Oui, je ferai tout cela, maître.
— Tu es un brave enfant, Simonet; tiens, voîlà le couteau.
Cette fois il était bien à lui, mais à quel prix, grand Dieu! II
fallait trahir Jean des Baumes, le livrer sans défiance aux mains de
ses ennemis! Quinze-Onces, si peu dégrossi qu'on le suppose, sen-
tait qu'il se rendait complice d'une mauvaise action; cependant
comment résister à cette lame brillante du couteau neuf? QuîDze-
Onces, ébloui, devait succomber.
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IBAN OfiS BAUMES. 015
Les choses s'arrangëreot au mieux, et telles que te père Martin
pouvait les souhaiter. Jean , qui depuis quelque temps n'avait pas
paru à la gr^^ge du Tinet, vint précisément à deux ou trois jours
de là se jeter^ comme on dit, de lui-même dans la gueule du loup.
Le vieux Martin Ta^cueillit comme à Thabitude et sans paraître lui
garder la moindre rancune des violences de la dernière entrevue.
— Gomment va Lise? demanda Jean en s'assejant à sa place accou-
tumée.
— Lise va bien, tout à fait bien; merd pour elle, Jean«
— Puis-je lui parler aujourd'hui?
— Sans <loute, si elle est là et si elle y consent; mais est-elle là?
Je rentre à peine, et n'ai encore vu personne.
— Ne vous dérangez pas, je verrai bien moi-môme, — Jean se
leva, ouvrit la porte de l'escalier qui conduisait au premier étage,
et d'une voix forte et doucement impérieuse : — Lise, cria-t-il, c'est
moll descendez un peu qu'on vous parle I
A cet appel, à l'accent reconnu d'une voix si chère, toutes les
belles résolutions de Félise s'évanouirent comme par enchante-
ment. Elle accourut, ainsi que l'alouette au miroir, entraînée par
un invincible attrait, et parut aussitôt* — Que me voulez-vous, Jean?
demanda-t-elle rougissante et charmée.
— Voici ce que je venais vous dire , Lise. 11 y a longtemps que
nous nous parlons, et je suis certain maintenant que j'ai pour vous
une tendresse que rien ne pourra vaincre ni lasser; voulez-vous être
ma femme, et me permettez-vous de vous demander en maiiage?
Félise devint toute pâle et resta un moment interdite, regardant
tour à tour son père et son amant, hésitante, troublée jusqu'au fond
de l'âme. Le vieux Martin, sans paraître le moins du monde sur-
pris de la hardiesse inattendue de la demande, se versa tranquille-
ment un verre de vin et but rasade. — Voici ma main, Jean, dit
enfin Félise d'une voix distincte à peine; faites selon votre volonté.
Jean prit la petite main, qui tremblait extraordinairement dans
les siennes, la serra doucement et gravement deux ou trois fois, et
s'arrêtant devant le vieillard, à qui toute cette scène n'avait pas fait
perdre un coup de dents : — Père, dit-il, je vous demande Lise
pour femme et vous promets d'être pour elle un bon et fidèle mari.
— Lise est libre,, répoodit le vieux, et je ne doute pas que tu ne
fasses un mari fidèle ; mais songes- tu vraimesnt à Temmener avec
toi dans la montagne et à lui faire habiter les baumes?
— Non certes 1 dit Jean; j'ai bien compris qu'il fallait renoncer
à lise ou à la vie que j'ai menée jusqu'ici; aucun sacrifice ne
me coûtera. Je suis prêt à toutes les épreuves, car je comprends
aussi que ma parole ne peut suffire, et ^ue j'ai besoin de donner
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016 RETUB DES DEUX MONDES.
des gages. Écoutez donc ce que je propose : si pendant un an je
suis resté assidu au trayail de la ferme, sans tirer un coup de fusil,
même le dimanche, me croirez- vous un mari digne d'elle?
— Tôpe là! mon garçon, et que Dieu te maintienne dans ce bon
vouloir. Oui, sur ma part de paradis, si tu fais ce que tu dis, Jean,
Lise est à toi I
Jean mit sa main dans celle du vieillard et la serra cordialement;
Félise, radieuse, leur présenta un verre plein de vin, et tous trois
trinquèrent à Theureuse issue de ces accordailles.
— Ah ! fit le vieux Martin en reposant son verre vide, ce qui est
dit est dit; mais tu renonces tout de même à un fier coup de fusil,
mon pauvre Jean.
— Comment cela?
— Il parait qu'une magnifique compagnie de perdrix tréve^sm la
Lauzière et picore le sarrasin de Jean de Christol. Le méchant
Quinze-Onces l'a fait lever tous ces jours derniers; il en a compté
jusqu'à quatorze.
— Vraiment?
— A ce qu'il dit; pourtant on peut assez s'en rapporter à lui
pour cela. Les petits sont si gros, dit-il encore, qu'il n'a pas pu les
distinguer des père et mère. Ça fera joliment l'aflaire de Domini-
que, puisque tu as renoncé à Satan.
— îlinique est fichu de tirer ce coup-là comme moi de dire h
messe, et vous n'aurez que de la besogne gâchée avec lui, soyez-
en sûr.
— Dame! je sais bien qu'il ne te vaut pas, mon garçon; Minique
en tuera deux ou trois, et en blessera autant qui iront crever çà et
là sans profit pour personne; il n'a qu'un vieux fusil à pierre et pas
de chien, tandis que toi I
— Ce n'est pas pour me vanter, dit Jean , mais ce ne serait pas
la première compagnie que j'aurais détruite en deux coups de fusil...
Bahl n'y pensons plusl parole donnée, parole tenue.
— C'est parler en homme, Jean, et je te reconnais bien là; ce-
pendant si on te rendait ta parole pour une fois seulement? Au der-
nier marché de la ville, les perdreaux étaient hors de prix ; il me
semble que c'est grand dommage de perdre un beau louis d*or
quand on n'a guère qu'à se baisser pour le ramasser.
— Oui certes, fit Jean, qui n'était au fond du cœur que trop de
cet avis; mais pourquoi me tenter? Est-ce une épreuve? est-ce
raillerie?
— Sur ma part de paradis, je te jure que je dis la chose comme
je la pense; je ne verrais aucun mal à ce que ta conversion ne date
que de demain, par exemple.
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J£AN DES BAUMES. 917
— Et VOUS, Lise? reprit Jean, qui hésitait encore, quoique très
ébranlé, comme on pense.
— Moi? dit Lise, je veux ce que vous voulez, Jean, vous le savez
bien. Et puisque mon père n'y trouve pas à redire...
— Bon ! c'est décidé, je vais tirer ce dernier coup de fusil. Dieu
veuille que nous n'en ayons regret ni les uns ni les autres I
— Amenl dit le père Martin pour brusquer le dénoûment. Allons!
allons I bois vite un bon coup et file !
Jean partit. Malgré lui, une inquiétude vague lui serrait le cœur;
il allait à cette dernière expédition sans goût, sans ardeur, comme
à regret. On eût dit qu'un pressentiment tenace retardait sa marche
silencieuse. En passant devant la grange de Christel, il s'arrêta
pour renfermer Maripan, qui ne pouvait être qu'une gêne dans Yes-
pero. Gomme si le brave animal eût flairé le danger de son mattre,
Jean eut toutes les peines du monde à s'en faire obéir, et il est cer-
tain que jamais Maripan n'avait tant fait de façons que ce jour-là
pour se laisser mettre à l'attache. Jean, tout à ses pensées, n'en-
tendit ni les grognemens significatifs, ni les abois tristes comme
des plaintes, il ne fit point attention à ces regards, qui voulaient
dire tant de choses, et gagna la Lauzière à grandes enjambées.
La solitude du large plateau était complète; à perte de vue, au-
cune créature humaine ne se montrait; seul le troupeau de Quinze-
Onces, paissant çà et là au pied des Roches-Noires, troublait le si-
lence du clairin aigre de ses clochettes. Jean, satisfait de cette
première inspection, s'approcha d'un grand clapier situé à une sorte
de carrefour informe où des sentiers à peine tracés se croisaient ; il
souleva une large pierre, et regarda attentivement la disposition de
trois petits cailloux arrangés évidemment d'une façon convenue.
— Voilà qui est bienl dit-il en replaçant la pierre; ce Quinze-Onces
est un brave enfant, il faudra que je lui donne une belle étrenne à
la Saint-Antonin prochaine. — Tout à fait rassuré du côté des hlem
par ce qu'il venait de voir, Jean gagna rapidement le champ de
sarrasin, et se mit à examiner le sol avec une minutieuse attention.
Partout de petites crottes sèches et lustrées attestaient l'incontes-
table présence des perdreaux ; des crottes plus fraîches indiquaient
que le jour même la compagnie était venue prélever sa dlme mati-
nale. A la forme de ces repaires, Jean reconnut que Quinze-Onces
avait dit vrai , et que les petits devaient être grands comme père
et mère. — Allons! dit- il, tâchons de finir par un coup d'éclat.
— Il arracha quelques poignées de blé noir, et en disposa les tiges
sur une seule ligne, un peu en avant du champ cultivé. Si, selon
toute apparence, les perdrix descendaient des hauteurs, elles s'ar-
rêteraient nécessairement à ces premières javelles et se trouveraient
ainsi presque toutes sous le coup de feu.
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018 RETUE filES DEUX MONDES.
Ces dispositions prises et un dernier coup d'ooil jeté rapidement
autour de lui, Jean arma son fusil et entra dans Vespero, C'était un
monument d'une simplicité primitive, formé de larges pierres dis-
posées en rond, pouvant tout juste abriter une personne et ouvrant
sur k ctiamp par une sorte de meurtrière grossière habilement dis-
simulée. A première vue, il était difficile de distinguer Yespero de
Jean des autres clapiers de. la Lau2ière. Le soleil déclinait de plus
en plus, le moment propice approchait; au loin, on n'entendait (jue
Quinze-Onces chantant à tue-téte un vieux noêl du pays.
Il y avait près d'une heure que Jean attendait, l'oeil au guet,
retenant son souffle, immobile et silencieux, avec la patience carac-
téristique du chasseur à l'aiTût. et rien n'indiquait eoccure qu'il n'en
serait pas ce jour-là pour une vaine attente. 11 faut si peu de chose
en effet pour détourner ce gibier méfiant dont la vie s'écoule dans
une continuelle alerte 1 Un renard qui glapit, un chien qui pille,
un pâtre qui s'exerce à la fronde, en voilà souvent assez pour que
la compagnie détale eflarouchée et abandonne son quartier pour un
certain temps. Le soleil se couchait dans une pourpre enflammée,
et déjà l'ombre commençait à descendre que Jean attendait encore,
mais de moment en moment avec moins d'espérance. Tout d'un
coup un grand bruit d'ailes se fit entendre par derrière, venant des
hauteurs, et tout aussitôt le mâle et la femelle, perchés sur des
roches plus élevées, se mirent à battre le rappel de la couvée. —
Got-cot-cot, — cot-cotl — Cot-cot-cot, — cot-cot! — En un clin
d'œil^ toute la bande dispersée se réunit et courut d'un pas allègre
à la picorée. Comme Jean l'avait pensé, les premières javelles
furent aussitôt attaquées avec avidité, et les malheureuses bêtes se
trouvèrent bien vite alignées à souhait pour la mort. Le coup par-
tit : dix victimes foudroyées jonchèrent le sol; trois ou quatre à
peine échappaient au désasti'e et fiiyaient à tire-d'aile. Jean lâcha
son second coup sur un blessé qui faisait mine de fuir, et se leva
pour courir ramasser sa proie. Un cri de rage s'échappa de ses
lèvres, et la stupeur le cloua en place : le brigadier de Mormoiron
et ses hommes entouraient Yespero et gardaient la seule issue de
sortie; Jean était pris dans son propre piège.
— Rends-toi, Jean, dit le brigadier, et ne gâte pas tes af&ires
par une résistance inutile. Je t'avais bien dit que je finirais par te
pincer au demi- tour... Allons, bas les aimes! et de bonne gricel
Mais Jean voyait rouge; la fureur, la honte, l'impuissance, fai-
saient bouillonner sa pauvre cervelle; lui pris, lui désarmé 1 lui
malmené comme un conscrit! Était-ce possible? et qui osait le
croire? — Place! cria-t-ii d'une voix tonnante en faisant le mou-
linet avec son fusil; place! ou malheur au premier qui me toucbel
— Hardi ! cria le brigadier en s'élaziçant courageusement ea
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JEÂir DES BAUMES. 919
ayant, bardî, camarades I an nom de fa loi T.. Il ne put achever,
Jean yenait de Tatteindre à la tête d'un coup de crosse et il retom-
bait à moite assommé da coup.
— A vous autres maintenant, bandits I hurlait fean au paroxysme
de la fureur et en faisant tourbillonner sa terrible crosse comme
une massue.
Les gendarmes, un peu intimidés par la chute de leur chef, re-
venaient à la rescousse avec ce sentiment aveugle dn devoir qui a
tant d'empire sur ces braves gens ; la lutte continua, acharnée,
bien que l'issue ne pût être douteuse. Si Jean avait été Fibre, en
pleins champs, il eût certes eu raison du nombre, n^eût-il gagné
qne de vitesse; mais là, traqué comme un loup dans sa fosse, que
pouvait-il faire? Donner la mort ou la recevoir. Il étoit bien perdu
cette fois, et il se battait en désespéré. Dn moment vint où l'un des
gendarmes opposa si à propos sa carabine à la crosse tourbillon-
nante, que celfe-ci se cassa net, et Jean se trouva tout à fait dé-
sarmé. Ivre de fureur, il s'élança comme un tigre, saisit à la gorge
son heureux adversaire et roula avec lui sur le sol ensanglanté. Ce
fut la fin; cinq minutes après, Jean, fortement garrotté, gisait écn-
mant à côté du brave brigadier, qui commençait à reprendre ses
esprits. — Positivement, disait celui-ci en essuyant son front tumé-
fié, j*ai reçu un rude coup tout de même, et je dois un beau cierge
à Notre- Dame -de -San té; allons, en route, camarades! ne pw-
dons pas notre temps à geindre ici comme des femelles ! 11 se leva
péniblement, rajusta son ceinturon, but une légère gorgée d'eau-
de-vîe, et, d'une voix ferme : — Pas accéléré ! marche! cria-t-il.
A ce commandement, la petite troupe s'ébranla; Jean, les mains
liées derrière le dos, fortement maintenu à droite et à gauche par
des poignets solides, dut céder à la force, et emboîta le pas en silence.
Il paraissait calmé, comprenant enfin qu'il n'avait aucun secours à
attendre de la violence et que son seul espoir était désormais dans
la ruse. Arrivés à la croisière, la brigade rencontra Qninze-Onces,
qui rentrait avec son troupeau. A la vue du petit pâtre, Jean sentit
son cœur se soulever de colère, et darda ses yeux ardens sur le
traître. Celui-ci paraissait très ému de voir le pauvie Jean en si
triste état, et n'osait lever les yeux sur lui. — Ah I tonnerre I fit sou-
dain le brigadier en se frappant le front, et le gibier qui est resté
sur le carreau. Petit, petit! cours vite au champ de sarrasin, ra-
masse les perdreaux et porte-les de ma part au père Martin.
Ces derniers mots jetèrent une vive lumière dans l'esprit de
Jean; tout ce qu'il cherchait en vain à s'expliquer jusqu'ici deve-
nait clair désormais. Qainze-Onces, le père Martin et le brigadier
étaient des complices, et chacun avait joué son rôle dans la conju-
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920 BETUE DES DEUX MONDES.
ration contre lui. — C'est bon I murmura-t-il les dents serrées;
je vous retrouverai, mes amis,... avec l'aide de Dieu 1 — Et conunesi
cette certitude acquise eût débarrassé sa poitrine d'un grand poids,
il se remit en marche d'un pas ferme, au grand soulagement de ses
gardiens.
Il était nuit noire lorsqu'on arriva à Mormoiron; la brigade et le
brigadier étaient sur les dents, et l'on remit d'un commun accord le
transport du prisonnier dans la prison de la ville au lendemain ma-
tin. Jean fut enfermé à double tour dans une salle de la mairie, et
chacun alla bien vite manger sa soupe et se reposer un peu d'une si
rude journée.
Le brave brigadier n'ét^t pas un méchant homme; son front le
faisait horriblement souffrir; mais, quand il fut bien repu, il se mit
à songer à Jean sans rancune. — Ce pauvre garçon, j'en suis sûr,
crève de faim, dit-il; voyons, femme, une bonne écuellée de soupe
et un pichet de vin ! Le devoir ne doit pas empêcher l'humanité, que
diantre! — Il alluma une lanterne et sortit, suivi de sa feomie, qui,
il faut le dire, portait de très grand cœur la soupe du prisonnier.
Jean dormait profondément, étendu de tout son long sur le carreau;
l'odeur de la soupe le réveilla presque autant que la lueur de la
lanterne. II fît un mouvement instinctif, mais ses bras liés le rappe-
lèrent aussitôt à la triste réalité. — Je sais que tu as de l'honneur
à ta manière, Jean, dit le brigadier, donne-moi ta parole de ne rien
tenter pour t'enfuir, et je te délie les mains tout de suite.
— Je ne peux vous donner parole pour cela, dit Jean ; mais lais-
sez-moi librement manger la soupe, et vous pourrez me reQceler
après tant qu'il vous plaira.
— Soit, dit le brigadier.
Jean mangea et but de grand appétit, et, le souper fini, tendit
loyalement ses mains aux entraves.
— Je voudrais t'épargner cela, mon pauvre garçon; mais tu sais,
je suis responsable de ta prise...
— Faites votre devoir, brigadier ; pourtant, si vous vouliez ne
pas me lier les bras par derrière, ça me gêne joliment pour doimir
sur le dos.
Le brigadier allait refuser cette faveur quand son œil rencontra
l'œil suppliant de sa femme. Ce diable de Jean avait toujours les
femmes pour lui, et bien lui en prenait cette fois encore. — Effecti-
vement, dit sentencieusement le brigadier, cela doit être fort gê-
nant pour dormir,... j'y consens; seulement, pour plus de sûreté,
Bérard passera la nuit ici. Va chercher Bérard, femme!
Le brave Bérard aurait préféré, comme on pense, coucher dans
son bon lit de gendarme; mais le devoir avant tout! Il s'assit sans
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JSAN DES BAUMES. 921
répliquer sur une chaise à côté du prisonnier, et le brigadier, les
enfermant tous deux sous la même clé, se retira rassuré.
Deux bonnes heures se passèrent sans qu'aucun bruit vînt trou-
bler le morne silence de la nuit. Jean s'était remis à dormir de plus
belle, et le brave Bérard luttait de son mieux contre la fatigue écra-
sante du jour et les sollicitations de plus en plus impérieuses du
sommeil; la lampe fumeuse ne répandait plus qu'une lueur rou-
geâtre, et ses yeux troublés cessaient par momens de percevoir dis-
tinctement les objets. Deux ou trois fois déjà il s'était surpris
s'abandonnant tout à fait, et il était positif qu'il s'était réveillé en
sursaut à plusieurs reprises. Tout d'un coup, au moment même où
il rêvait que le brigadier venait lui^annoncer la fin de sa consigne,
le pauvre Bérard se sentit saisir, renverser, bâillonner et garrotter
en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. C'était Jean qui, de
ses dents aîguës, avait rongé lentement ses entraves et en utilisait
les débris contre son gardien. Une fois libre de ses mouvemens,
Jean courut à la porte avec la lumière, et d'une pesée énorme la fit
sortir des gonds comme autrefois Samson les portes de Gaza. Il
ouvrit alors la première fenêtre venue, sauta lestement dans la inie,
et, la main haute, la lèvre frémissante, d'un fier sourire, lançant
un muet défi au destin, disparut aussitôt dans l'ombre.
III.
Qu'on juge de l'effet produit à la grange de Tinet par Quinze-
Onces chargé de gibier et racontant la terrible bataille dont il avait
été témoin. Malgré ses habitudes de dissimulation et son empire
sur soi-même, le père Martin eut grand' peine à cacher son conten-
tement intérieur, et but coup sur coup deux ou trois rasades pour
se donner une contenance. — Malheureux Jean! fit-il enfin, tu dis
qu'il en a assommé deuxl C'est épouvantable alors, et le moins qu'il
risque, c'est les galères !
Félise à ces mots éclata en sanglots et se tordit les mains de dé-
sespoir. Jean prisonnier, Jean condamné, Jean aux galères de Tou-
lon accouplé à un bandit, était-ce possible? était-ce croyable? Eh
quoil dire qu'il était là tout à l'heure, assis sur cette chaise, l'air
radieux, lui contant tout bas de douces paroles, lui parlant d'avenir,
d'amour, de mariage prochain, et qu'il y serait encore sans cette
maudite compagnie de perdreaux, et que c'était elle-même qui l'a-
vait poussé en riant à aller tirer ce dernier coup de fusil ! 0 misère!
ô tortures! Ses pauvres yeux auraient-ils jamais assez de larmes
pour une douleur comme la sienne?
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922 R£YUE DES DEUX IfÛNDES.
Le père Martin ne faisait rien pour La confioler, et préférait,
comme il disait, laisser couler l'eaiL. Quand il la crut plus calme
pourtant, il se mit à la raisonner à sa façon. — Tu fais grandement
bien de pleurer, ma pauvre fille; pleurer soulage, mais que faire
contre le sort? Tôt ou tard, Jean devait mal finir, vivant comme il
vivait; mieux vaut tôt que iard« vois-tu, et tu dois un l>el me à ta
patronne pour te tirer à temps du guêpier I Où en seraîs-tu à cette
heure, si par maie chance tu étais la femme de ce malheureux? Et
quand je disais les galères, qui sait? c'est peut-être bien l'échafaud
qui l'attend I
— Ah I dit Félise avec emportement, vous aurez beau dire; tous
ne me ferez pas renier mon pauvre Jean. 11 me vojlaitpour femme,
et je resterai sienne, quoi qu'il arrive!
— Lai la! sans doute, et c'était un brave garçon; qui dit le con-
traire? Après ça, nous ne savons rien de l'aflaîre que ce que Quinze-
Onces en raconte; peut-être n'est-ce pas aussi grave qu'il dit. Voyons,
petit, répète un peu pour voir,.«. est-ce bien deux gendarmes que
Jean a tués, dis?
Malgré l'empire que le vieillard exerçait sur lui, Quinze-Onces re-
cula épouvanté devant ce qu'on voulait lui faire dire , et recom-
mença son récit en rétablissant les faits sans trop d'exagération.
— Eh! que disais-je tantôt? Tu vois bien, ma fîUe, on se presse
toujours de pleurer! Si Jean n'a tué personne, il n'a plus d'écha-
faud à redouter. Essuie tes yeux. Je sais bien qu'il reste les galères;
mais enfin, nous n'y sommes pas encore. 11 sera toujours temps de
nous désoler après les assises! n'est-ce pas, Lisette?
Ce vieux Martin avait une manière de consoler les gens faite tout
exprès pour rendre leur chagrin plus cuisant et leur 4ouleur plus
vive. Sans avoir l'air d'y prendre garde, il excellait à retourner le
couteau dans la plaie, et énuméraU avec une complaisance atroce
tout'ce qui pouvait l'envenimer ou l'aigrir. Félise ne put supporter
plus longtemps ces discours, qui l'affolaient, et se réfugia dans sa
chambre pour pleurer tout à l'aise et sans contrainte.
Quelle nuit! elle s'était jetée sur son lit tout habillée, et ses
larmes rubselaient silencieusement sur l'oreiller. Elle songeait à sa
jeunesse perdue, à ce grand amour dont elle n'avût jamais mieux
senti la plénitude, à tous &e& projets d'avenir, de famille, si cbèie-
ment caressés, maintenant brisés sans retour. Et Jeanl n'était-il pas
cent fois encore plus malheureux qu'elle ? Comment, avec sa na-
ture indomptable, supporterait-il jamais cette vie déboute, de tra-
vail, de discipline et de privations? U y succomberait, c'était sûr;
mais, leaB mort, le monde n'était-il pas vide pour Fél^7 Ahl que
son père était bien venu à lui dire ; Sèche tes larmes, il est ton-
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JEAN DBS BAUMES. 923
jours temps de se désoler F — Bon Dieu, priah-elle en sanglotant,
faites-moi mourir! mon Keu, prenez-moi 1 emportez-moi ou ren-
dez-moi mon bien-aimé [
0 miracle! d'où vient ce bruit? peut-eFle en croire ses oreilles?
n'est- elle pas le jouet d'une hallucination décevante?.. Non, non!
c^est bien lui cette fois, c'est bien son coup de sifflet, c'est son si-
gnal, c'est Jean! Jean qui revient, Jean qui l'appelle !
Félise éperdue court à la fenêtre et l'ouvre toute grande; Jean
est là en effet, seul, libre, les bras tendus vers elle, plus beau et
plus fier d'allure que Jamais, — Oh! Jean, dit Félise avec un ac-
cent d'indicible tendresse, et mpî qui vous pleurais comme mort,
ô mon Jean !
— Félise, dit Jean d'une voix grave, me tenez- vous toujours,
comme par le passé, pour un homme droit et sincère?
— Oh ! certes !
— Voulez- vous toujours être ma femme?
— Oh ! oui, plus que jamais, Jean.
— Je vais quitter le pays pour longtemps peut-être, Lise; la
femme suit son mari, voulez- vous me suivre?
— Je suis vôtre, Jean, disposez de moi à votre volonté.
— Eh bien I faites vite votre paquet et descendez; nous n'avons
pas de temps à perdre.
Félise, sans hésiter, ouvrit son coffre, prit un peu de linge, une
robe et des chaussures dfe rechange, et descendit bravement par
l'échelle que Jean venait de dresser contre sa fenêtre. L'aube nais-
sait; les deux amoureux gagnèrent la montagne d'un pas rapide et
disparurent du côté des Grégories. Comme ils atteignaient les pre-
mières maisons du hameau, ils rencontrèrent Jean Gendrous en
train de coupler ses bœufs pour les derniers labours de la saison.
— Eh! eh! fit gaillardement celui-ci, je croyais être le premier
levé de toute la combe, mais il parait que tu es encore plus matinal
que moi, mon compère I
— Jean Gendrous, dit résolument Félise en s'avançant vers le fer-
mier, je vous prends à témoin que j'enlève Jean des Baumes que
voici, et je vous prie d'en faire la dénonce à mon père aujourd'hui
même.
— Oui-da! ma belle, c'est bien du dérangement que tu me
donnes là; mais on ne refuse pas de dénoncer un robbage. Que
Dieu vous conduise, mes enfans I
Le robbage est une vieille coutume comtadine qui survit à l'in-
vasion des mœurs françaises. G'est la fille qui enlève {robbe) son
amant et qui le met ainsi, par sa déclistration, à l'abri de toute
poursuite; le robbage est la suprême ressource des amoureux à
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92i BETUE DES DEUX MONDES.
bout de patietace.. Quand on refuse obstinément de vous unir, on
se robbeyet tout est dit; le mariage ne tarde guère, et l'autorité
paternelle en reçoit peut-être moins d'offense que des sommations
respectueuses, inventées par le législateur du code civil.
Le père Martin écouta sans sourciller la dénonce de Jean Cen-
drous. — C'est bon! dit-il, qui a fille doit s'attendre à tout; mais
je crains qu'il ne passe bien de l'eau sous le pont avant que nous
allions à la noce!
Jean et Félise passèrent la journée dans les baumes de Maraval,
l'oi'eille et l'œil au guet, comme on imagine. La nuit venue, ils ga-
gnèrent le village, et bras dessus bras dessous vinrent frapper à
la porte du presbytère.
— Que viens-tu faire ici, malheureux? dit le curé; ne sais-tu pas
que toutes les brigades du département sont à tes trousses, et qu'on
veut en finir avec toi? Sauve-toi vite, et Dieu veuille qu'il soit en-
core temps 1
— Bah ! bah ! soyez donc tranquille, monsieur le curé; j'sd vrai-
ment à cette heure d'autres soucis en tête, et je m'occuperai des
bleus un peu plus tard. Allons, s'il vous plaît, au plus pressé.
— Et que peut-il y avoir de plus pressé pour toi que de fuir?
— Voici Félise, reprit Jean avec gravité; nous nous sommes ro6-
bés ce matin, et je ne veux pas l'emmener avec moi sur la mon-
tagne sans l'avoir prise pour femme légitime. Dites -nous notre
messe de mariage sitôt minuit sonné, et priez le bon Dieu pour les
pauvres novil
Dans la simplicité de son âme, Jean trouvait sa proposition la
plus naturelle du monde, et l'honnête curé eut bien du mal à lui
faire comprendre que le concordat autant que le code s'opposait
formellement à ce genre d'unions, et qu'il commettrait un délit pu-
nissable en cédant à son désir.
— Comment faire alors, monsieur le curé? dit Jean en jetant sur
Félise un regard découragé, comment faire?
— Jean, dit le prêtre, éniu de l'éloquence muette de ce regard,
je te connais de longue main, et je te sais homme d'honneur et
craignant Dieu. Vous voilà, Félise et toi, comme mari et femme,
sans le sacrement, et par tous les moyens il faut rendre à Félise sa
bonne renommée. Vous êtes jeunes, et la fatigue ne vous fait pas
peur : gagnez la Savoie par le plus court; en ce pays, les prêtres
marient les gens sans que le parquet s'en mêle. A genoux, mes
enfans , et recevez ma bénédiction pour votre voyage I — Jean et
Félise s'agenouillèrent et prièrent un moment sous la main étendue
du pasteur. — Jean, ajouta le curé en les relevant, je te confie Fé-
Jise et la mets sous ta garde; tu la respecteras comme ta propre
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. JEAN DES SAUMES. 925
sœur, de jour et de nuit, jusqu'au bout de la route, le promets- tu?
— Devant Dieu, je le jure, monsieur le curé 1
— Je prends ta parole; adieu, mes enfans ; que Dieu vous con-
duise et vous ramène !
Au moment où Jean allait franchir la porte, le curé le tira un
peu à part et lui dît tout bas : — Voici deux louis d*or, ménage-
les, et si par fortune tu trouves là-bas un peu de tabac d'Espagne,
pense à moi !
Pendant que Jean et Félise allaient, pair des chemins à effrayer
des chèvres, chercher la bénédiction nuptiale, le brigadier de Mor-
moîron, jaloux de venger son échec, fouillait le Mont- Yen toux en
tout sens et exténuait son monde dans une vaine poursuite. Par-
tout, il est vrai, il retrouvait la trace de Jean, ici un gîte, là un af-
fût, plus loin de larges dalles noires encore de charbon pilé, mais
de Jean, point. Ce diable incarné était insaisissable autant qu'invi-
sible. Un soir qu'il redescendait par Combe-Obscure, après avoh-
poussé aussi loin que possible dans la Baume-Noire , et tout aussi
inutilement que devant, il s'arrêta un moment à la grange de
Christel pour s'y rafraîchir. Le chien de Jean était resté à la grange
depuis la soirée de la grande lutte, et attendait philosophiquement
que son maître vînt le reprendre. A la vue du brigadier, peut-être
aussi à l'odeur caractéristique de la gendarmerie, le vaillant ani-
mal s'élança avec des aboiemens furieux et fit mine de jouer des
crocs. — Quel chien avez-vous donc là, ChrisLol? dit le brigadier
en se garant; il n'est pas commode, non !
— C'est Maripan, le chien de Jean des Baumes, répondit Chris-
tel; c'est vrai qu'il n'aime pas les tricornes, à part ça,,. Ici! Mari-
pan, ici! veux-tu te taire à la fin! — A l'appui de son objurgation,
le paysan allongea à la bête un terrible coup de pied et l'envoya
rouler sous la table. Le pauvre Maripan connaissait sans douté de
longue date ce genre d'argumens, car malgré la douleur et la honte
il se le tint pour dit et resta coi dans son coin; ses yeux seuls étin-
celaient de colère et regardaient menaçans.
— Ah! c'est le chien de Jean, fit le brigadier; j'ai bonne envie
de le faire prisonnier de guerre; qu'en penses-tu, Bérard?
— Que diantre voulez-vous faire de cette méchante bête, mon
brigadier? répondit le gendarme, qui se souciait médiocrement de
pousser les choses à l'extrême avec un chien dont les yeux ardaient
comme braise... Il ne peut donner que de l'embarras.
— ^'ai mon idée, fit majestueusement le brigadier en portant le
doigt à son front; emparons-nous de lui instantanément.
Ce ne fut pas chose facile ; Maripan se défendit longtemps avant
de battre la chamade; mais enfin, grâce à l'adresse de Bérard et
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99e REYUB DBS BEIHC ITOUDES.
malgré ^elques écorehures, force resta k la loi, et le Taincii, dû-
ment muselé, suivit les yainqueurs, Toreille basse et la queue entre
les jambes.
L'idée du brigadier en valait une autre; grftce & Maripan et à
la finesse exquise de son nez, il serait peut-être possible de dé-
pister Jean des Baumes et de le prendre à Timproviste. Pour cela, il
fallait avant tout vaincre la répulsion invétérée de l'animal et mo-
difier son humeur par de bons procédés. Maripan fut en consé-
quence recommandé aux soins particuliers de la femme du briga-
dier et connut bientôt toute la douceur des pâtées corruptrices.
C'est triste à dire, mais pourquoi ne pas l'avouer? après quelque
temps de ce régime, Maripan n'était guère reconnaissable ; son
horreur pour la gendarmerie française s'était affaiblie à tel point
qu'il supportait parfaitement que Bérard lui passât la main sur
le dos. C'était un chien perdu pour la vie libre, et la chaîne qui
le maintenait attaché dans la cour de la caserne était vraiment
inutile.
A son retour de Savoie, Jean apprit bien vite par les amis la re-
cherche acharnée dont il avait été l'objet, mais îl ne parut pas s'en
préoccuper autrement. Il avait installé Félise dans une vaste grotte,
presque inaccessible, connue seulement de quelques rares chas-
seurs, et il s'était remis à son ancienne vie de braconnage et de
contrebande. Rien ne paraissait changé dans ses allures, sinon qu'il
ne couchait plus comme autrefois çà et là, à l'aventure, et qu'il
était devenu inGniment moins confiant et beaucoup plus soupçon-
neux. La perte de son chien lui avait été particulièrement sensible,
et il s'était brouillé tout à fait avec Christot, gardien défaillant,
sinon même infidèle. Il descendait rarement au village et entendait
la messe des crêtes de préférence à toute autre.
De son côté, le brigadier semblait avoir pris son parti de son
échec et paraissait décidément éloigné de toute idée de revanche.
Les premières neiges venaient de tomber; le Mont -Venteux était
tout blanc jusque bien au-dessous des bois de fayards. Jean descen-
dit à Manval, craignant que Félise, dont la grossesse commençait
à s'accuser, n'eût trop à souffrir de la rigueur du froid et de la vio-
lence des vents. A Maraval, l'abri était doux, et il en serait quitte
pour un peu plus de vigilance.
La nuit de Noél arriva sans que rien de notable se fût produit
Jean et Félise étaient restés à veiller au coin de Fâtre primitif qui
leur serrait de foy^, attendant le signal des cloches du village
pour s'unir d'intention aux fidèles et célébrer de leur mieux la nais-
sance du Sauveur. Entre temps, ils devisaient et parlaient un peu
de tout. — J'ai grand'peine à croire que Quiaw-Onœs soit traître,
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JEAN OBS BAUHBS, 027
disait Félise. Pourquoi t'aurait-il vendu d'ailleurs? Qu'est-ce que
cela pouvait lui rapporter?
— Je l'ignore, répondait Jean; mais je finirai bien par le savoir tôt
ou tard, et il n'aura rien perdu pour attendre. Ahl le petit gueuxl
Sans lui, tu serais à cette heure à mon bras, la tête haute, sur le
chemin de l'église, et tu préparerais tes couches avec honneur dans
la maison de ton père!
— C'est vrai, dit Félise avec tristesse. Mon pauvre père! que
deyient~ll tout seul là-bas, sans moi I
— Il se porte à merveille ; le curé, que j'ai vu ce soir môme,
l'a rencontré revenant de la ville, gaillard et dispos comme à son
ordinaire. En voilà encore un du reste dont je tirerai la conduite au
clair quelque beau jour, s'il plaît à Dieul
— Tu vois des traîtres partout, Jean.
— C'est qu'il y a partout des traîtres. Lise... Ce Christol, quel
besoin avait-il de dire aux gendarmes que Maripan était à moi?
J'appelle ça trahir, moi!
— Pauvre Maripan I dit Lise, c'était un bon chien, et je le re-
grette.
— Oh I oui I c'était un bon chien, et tel qu'on aurait eu peine à
trouver son pareil. Je ne peux m'imaginer qu'il soit vraiment perdu,
et je m'attends toujours à le voir revenir ici, les restes de sa chaîne
au cou. Qu'est-ce que ce damné brigadier aura pu en faire? — Et
involontairement pour ainsi dire, pai* la seule force de l'habitude,
Jean se mit à pousser le coup de sifflet strident qui ramenait jadis
Maripan dans ses plus grands écarts de vagabondage. Comme s'il
n'eût attendu que ce signal, dans le calme silence de la nuit claire,
le jappement lointain d'un chien monta de la plaine en réponse au
coup de siiQet.
Jean frémit de la tête aux pieds et se leva tout droit, lialetant.
— As-tu entendu. Lise? dit-il. J
— Oui, mais il ne manque pas de chiens dans la plaine, mon
pauvre Jean , — cette nuit surtout, où tout le monde veille. \
— C'est luil te dis-je, je l'ai reconnu. Au reste, écoute plutôt. — i
Il pinça fortement sa lèvre inférieure, et de l'entrée de la grotte,
dans le grand silence nocturne, lança, à des intervalles égaux,
trois vigoureux coups de sifflet. Quelques secondes après, la voix
Idntaine du chien répondit par trois abois bien séparés; plus de
doute cette fois, c'était Maripan qui revenait. — Ah I brave chien !
meilleur que les hommes I Quelle fête pour ton retour I II ne sera
pas long maintenant, je t'en réponds, et il va courir droit devant
lui sans souci des chemin^ et des sentes! Ahl voilà la plus belle
Noël que je pusse souhaiter I
Digitizedby Google J
928 RETUE DES DEUX MONDES.
Jean multipliait ses appels; à son grand étonnement, la voix
du chien restait toujours lointaine, et le ton en semblait être de
plus en plus triste et plaintif. — Ah I tonnerre ! s'écria Jean en de-
venant tout à coup sombre, c'est bien Maripan; mais il n'est pas
libre!
— Que veux -tu dire, Jean?
— Je dis qu'il devrait être déjà ici. Oui, oui, c'est lui, il tient one
piste, mais il est tenu en laisse... Alerte! Lise, c'est à nous qu'on en
veut, et Maripan, lui aussi, est un traître I
Jean n'avait que trop raison, le chien tenait la piste et servait de
guide à ses ennemis. II n'y avait pas de temps à perdre; coûte que
coûte, il fallait fuir. Félise fit rapidement un paquet de ses meil-
leures bardes, et Jean, déplaçant une pierre énorme, cacha ses ou-
tils à fabriquer la poudre; puis, après avoir mis deux pains dans son
carnier et s'être assuré du bon état de ses amorces, il prit Félise
par la main et gagna les crêtes en marchant droit devant lui.
Il faisait un froid vif, et la lune à son dernier quartier étincelait
sur la neige durcie; la voix du chien arrivait de plus en plus dis-
tincte, à mesure qu'il s'engageait plus avant dans la montagne. A un
certain moment, les aboiemens répétés prirent un accent si pard-
culier que Jean s'arrêta pour écouter. — Ils sont à Maraval, dit-il,
et le chien jappe sur la place chaude ; mais nous tenons une bonne
avance. Lise, et ce serait bien du diable s'ils nous rejoignent.
A n'en juger que par les cris du chien, la poursuite continuait
sans relâche avec un acharnement marqué. Le jour était levé de-
puis longtemps que Jean et Félise marchaient toujours en silence;
la fatigue commençait visiblement à gagner la jeune femme. A plu-
sieurs reprises déjà, Félise avait été obligée de s'arrêter pour re-
prendre haleine; malgré son courage, la pauvre enfant se sentait
à bout de forces et retardait la marche de Jean, au bras duquel elle
pesait de plus en plus. Enfin elle s'arrêta tout à fait. — Jean, dit-
elle, je n'en peux plus; laisse-moi ici et sauve-toi. On ne peut rien
me faire, à moi, et tu sauras bien me retrouver.
^- Moi, t'abandonner? jamais, jamais I Voyons, ma fille, encore
un eSbrt I
— C'est inutile, Jean, j'ai fait plus que je ne pouvais. Sauve-toi,
sauve- toi , je t'en conjure I
— Non, mille fois non! Nous sommes à cent pas à peine dnjas
de la Sainte-Croix, viens t'y reposer, et laisse-moi faire.
Félise se traîna péniblement jusqu'au jas, dont l'entrée était à
demi obstruée de neige, et retomba écrasée sur l'épaisse couche de
lavande et de serpolet que la prévoyance des pâtres entretenait dans
cette sauvage demeure.
Digiti
zedby Google _
JEAN DES BAUMES. 929
— Reste là et attends-moi sans impatience ; avec l'aide de Dieu,
jie n'en ai pas pour longtemps.
Jean venait de prendre une grande résolution; il tourna sur ses
pas, redescendit vivement du côté de Maraval , et courut se poster
derrière un rocher qui barrait l'étroit sentier et le forçait à faire un
coude. Il n'attendit pas longtemps; Maripan, tenu en laisse par un
gendarme» venait de déboucher et fouillait la piste à plein nez, don-
nant de la voix, la langue pendante comme en temps de canicule; le
brigadier et ses hommes suivaient, ruisselans de sueur. Jean abaissa
son fusil, visa lentement, et le malheureux chien tomba foudroyé
d'une balle en plein front.
— Hardi I camarades, cria le brigadier en s'élançant en avant; à
toi, Bérard I à toi, Bassy !.. Hardi, les amis! — Mais Jean, plus leste
qu'un izard, était déjà loin et gagnait du côté de Curnier, laissant
derrière lui, avec intention, le jas de la Sainte-Croix. Le brigadier
comprit que c'était partie perdue, et donna le signal de la retraite
à ses hommes. Le cadavre de Maripan, déjà raidi par le froid, restait
seul, les pattes en l'air, pour le plus grand régal du premier loup de
passage.
IV.
Ce ne fut que le soir, à la tombée de la nuit, que Jean put re-
joindre Félise au jas de la Sainte-Croix. Il la trouva demi-morte de
froid et de terreur, grelottant la fièvre et répétant des mots décou-
sus, vides de sens, comme en disent les gens en délire. Il alluma
vite un grand feu et frictionna énergiquement les membres glacés
de la pauvre femme en l'appelant des noms les plus tendres. Félise
se laissait faire insensible; son œil fixe semblait regarder sans voir,
et elle paraissait ne répondre qu'à des interlocuteurs invisibles.
Pour comble de malheur, le vent venait de se lever, le vent du Ven-
teux, un vent glacial qui brisait la neige en poussière et l'empor-
tait en tourbillons violens. Impossible de songer à redescendre par
un temps pareil, force était de rester là jusqu'au jour.
Jean, désolé, le cœur gros d'inquiétudes, disposa dans le coin le
mieux abrité quelques brassées de lavandes sèches et y étendit la
pauvre Félise; puis il la couvrit avec ses prop.res habits et entretint
toute la nuit un grand feu à l'entrée de la misérable masure. Par
momens, la rafale, redoublant de fureur, ébranlait les murs et sem-
blait leur arracher des gémissemens lamentables; la fumée, violem-
ment repoussée à l'intérieur, venait ajouter à toutes ces misères des
menaces d'asphyxie. Félise, dévorée d'une soif ardente, demandait
à chaque instant à boire, et le pauvre Jean ne pouvait lui donner
TOMB a. — i872. 59
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930 BETUE DES DEUX MONDES.
que des morceaux de neige durcie qu'il brisait menus à coups de
couteau.
Quand cette épouvantable nuit fut enfm passée, le malheureux
homme sortit un moment pour s'orienter un peu. Le vent était
tombé avec le lever du soleil, mais sa situation n'en était pas
moins affreuse. Seul, au sommet du Ventoux, par douze ou quinie
degrés de froid, avec une femme malade, délirante, incapable de
mettre un pied devant l'autre, et lui, rompu, brisé, épuisé par les
fatigues de la veille et les angoisses d'une telle nuit, il n'avait de
secours à attendre de personne, et nul ne pouvait le sauver que lui-
même. Pour la première fois de sa vie, Jean sentit le cœur lui man-
quer, et de grosses larmes vinrent silencieusement sillonner ses
joues creuses. Il leva les yeux au ciel avec une expression desespé-
réç et rentra s'asseoir désolé près de Félise, qui pour la ceniième
fois demandait à boire.
Cette grande défaillance fut courte; rendu bientôt à lui-même, Jean
regarda sa cruelle position bien en face. Avant tout, il fallait sortir
dix jas, coûte que coûte, et, pour ce faire, il fallait absolument re-
prendre des forces. Jean mangea la moitié d'un pain et but deux ou
trois gorgées de neige fondue. Ce repas frugal achevé, il fit une
courte prière, prit Lise à bras-le-corps et la chargea sur ses épaules;
puis, se servant de son fusil comme d'un bâton, descendit la pente
raide à petits pas.
Si robuste qu'il fût, si sûr que fût son pied, Jean était de temps
en temps obligé de s'arrêter pour reprendre haleine. Il déposait
alors son précieux fardeau sur quelque roche à sa portée, et le re-
chargeait vaillamment après un court repos. Il pamnt ainsi, en
cinq mortelles heures d'une marche écrasante, à la baume de Ma-
raval, et il constata avec bonheur que le rapide passage de l'en-
nemi n'avait pas causé de trop grands dégâts dans sa demeure de
prédilection. Il était temps; Jean, exténué, était littéralement i
bout de forces. La première fatigue une fois passée, il s'occupa ex-
clusivement de Félise, dont l'état lui inspirait des inqpiiétudes de
plus en plus vives. Aux violences de la fièvre et du délire, une tor-
peur profonde avait succédé. Félise semblait comme engourdie dans
une somnolence léthargique, et son corps inerte gisait sans mouve-
ment. Jean fit de grands efforts pour ranimer la pauvre femme, et
épuisa toutes les ressources d'un cœur aimant rendu ingénieux par
la nécessité. Rien n'y fit; son désespoir égala bientôt son épou-
vante. Le jour baissait; allait-il donc passer une seconde nuit d'an-
goisses et de terreur, seul, abandonné de tous, impuissant & donner
à sa chère malade le moindre soulagement, témoin inutile de tant
de souf&anoes? Jean sortit vivement et promena un regard avide
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JEAN DE9 BAUMES. 9S1
tout aulovr de hii et jusqu^à perte de me. Hélas f pas une âme, pas
un pâtre, pas un troupeau, pas un chien I Rien, rien que le sîtence
et ia solitode.
Toot là-bas, dans la vallée^ Tégîise du village tintait lentement
Tangelus du sw, et pour la première fois de sa vie, à cet appel
religieux, Jean sentit monter à ses lèvres un sourire amer. Dans son
âroe pleine de tempêtes, ce chant des cloches du soir lui parut une
ironie de plus, le défi tranquille de la vie paisible, la protestation
inflexible de Tordre établi triomphant dans sa régularité égoïste. —
Va donc, vagabond! disait clairement la petite cloche, crève comme
un chien sur ta montagne I Nos soins, nos services, nos secours,
nos médecins, nos prêtres ne sont pas pour toi ! Nous ne devons as-
sistance qu'à ceux qui vivent de notre vie, partagent nos charges,
se courbent sous les mêmes obligations que nous, et ne s'arrogent
pas, comme toi, le droit de vivre à leur guise, en dehors de toutes
lois et de tous devoirs I
Au moment où Jean allait rentrer, la mort dans Tâme, deux coups
de feu retentirent à peu de distance, et un malheureux lièvre, blessé
à mort, vint expirer à quelques centaines de pas de la baume. Jean
courut le ramasser et s'élança au-devant du chasseur, qui venait
de quitter son affût. 0 bonheur! c'était Siffrein, un camarade, un
frère en braconnage, un ami! En quelques mots, Siffi*ein fut mis
au courant, et s'empressa de se mettre à la dévotion de Jean. Aussi-
tôt rentré au village, Siffrein devait voir le médecin et le curé et
leur raconter en quel état il avait laissé Félise. Jean, soulagé parla
certitude d'un secours prochain, rentra dans la baume, et, brisé de
fatigue et d'émotion, ne tarda pas à s'assoupir lourdement au coin
du feu.
Des cris déchirans le réveillèrent. Félise se tordait sur sa misé-
rable couche; le délire l'avait quittée, mais avec la raison l'épou-
vante était rentrée dans son esprit. — Je vais mourir! criait-elle.
Jean! ne me laisse pas mourir!.. Jean, fai peur! Jean, je meurs!
A moi f à moi! Ne me laisse pas mourir, Jean, je t'en conjure!
— Félise! Félise! répondait Jean éperdu, calme-toi, je suis là,
je ne te quitte pas! De quoi peux-tu avoir peur?.. Je suis ta!..
Mon DicuT mon Dieu! tu souffres donc bien» pauvre Lise!
Elle se cramponnait à lui avec une énergie extraordinaire et le
serrait à T étouffer dans ses bras crispés. Un sanglot convulsif mon-
. tait du fond de sa poitrine et sortait, à travers ses dents serrées,
par hoquets violens, comme un râle, tandis qu'une légère écume
frangeait les commissures des lèvres d'une mousse blanche. — Ahl
Jean! cria Félise avec un accent désespéré, adieu, Jean! adieu I
c'est fini !
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932 BETCE DES DEUX MONDES.
Ses bras se détendirent aussitôt, et elle retomba inanimée sur
son grabat.
Quand Siffirein, le curé et le médecin arrivèrent enfin, un peu
avant minuit, ils trouvèrent Jean sanglotant à genoux sur les mains
glacées de Félise. Le docteur chercha en vain un signe de vie dans
le pouls muet, et hocha tristement la tête. Toutefois une petite glace
approchée des lèvres livides se ternit aussitôt d'une buée blanche.
— Elle a encore le souffle, dit le praticien, mais ce n'est vraiment
pas la peine d'en parler; nous arrivons trop tard} monsieur le curé!
— Hélas ! je le crains. Pensez-vous qu'elle puisse encore en-
tendre?
— C'est plus que douteux.
— Je vais le tenter tout de môme.
Le vieux prêtre s'agenouilla à côté de la mourante, et, prenant
une de ses mains dans les siennes : — Ma fille, dit-il, c'est moi,
votre curé, qui viens prier avec vous ; si vous m'entendez, faites-le
connaître en me serrant la main. Voulez-vous recevoir l'absolution
de vos fautes? Dites, ma fille, le voulez-vous? — La main de Félise
resta inerte. Le curé lui parla quelque temps ainsi, essayant par
tous les moyens d'obtenir un signe quelconque. Quand il eut re-
connu rinutilité de ses efforts, il se releva d'un air fort triste, dé-
noua un surplis, passa une étole, tira d'un petit étui en cuir les
saintes huiles de l'extrême-onction , et commença les prières de
Tagonie chrétienne. Ceux qui assistaient à cette scène lugubre
priaient agenouillés sur la pierre, à la lueur vacillante d'un feu de
genêts; Jean sanglotait à fendre l'âme. Au moment où le prêtre di-
sait ces paroles : ouvrez-vous, portes éternelles, Félise parut se
ranimer, son sein se souleva légèrement et ses paupières s'ouvri-
rent toutes grandes. — Jean ! murmura-t-elle d'une voix à peine
distincte, et, inclinant la tête du côté du bien-aimé, elle expira
doucement, sans souffrances nouvelles.
Après la mort de Félise, le brave curé voulait à toute force em-
mener Jean avec lui et l'arracher au spectacle de cette désolation.
— Viens, disait-il, allons tout préparer ensemble pour faire honneur
à la pauvre morte; nul ne savait mieux que moi combien Félise était
une brave fille, et j'entends qu'elle soit considérée ainsi par cbacon
malgré les apparences. Viens, mon pauvre Jean, viens.
— Monsieur le curé, vous êtes la bonté même; mais, s'il vous
plaît, laissez-moi ici pleurer tout à mon aise, à côté d'elle. Nous
nous étions promis, Félise et moi, de ne jamais nous qidtter et de
nous aimer uniquement : si belles funérailles que vous puissiez loi
faire, il faudra toujours l'emporter d'ici; laissez-la-moi jusque-là!
Ahl monsieur le curé, si vous vouliez...
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JEAN DES BAUMES. 933
— Quoi donc, pauvre Jean?
— Est-ce possible? Je l'ignore; mais, si cela se pouvait, je serais
vraiment bien heureux dans ma misère. Ma pauvre Lise doit repo-
ser en terre bénite, comme bonne chrétienne, mais n'y a-t-il de terre
sainte qu'au cimetière? Si vous bénissiez ce coin-là, au pied de ce
grand genévrier, ne serait-elle pas tout aussi bien? De cette façon,
je resterai avec elle sans la quitter, comme je le lui avais promis
à nos accordailles I
Le curé, ému jusqu'aux entrailles de cette demande, qui témoi-
gnait si simplement d'un si profond et si parfait amour, serra Jean
dans ses bras et lui répondit sans hésiter : — Qu'il en soit selon ton
désir, Jean; creuse toi-même la fosse de ta femme, et j'en ferai de-
main la terre bénie de son repos jusqu'au jour du jugement.
Ainsi fut-il fait. Dès l'aube, Jean travaillait à sa besogne funèbre,
et avec une ardeur extraordinaire. En vain Siffrein, Simon et quel-
ques autres, accourus à la première nouvelle de la mort de Lise,
voulurent-ils l'aider, Jean refusa doucement tout secours. Il creusa
ainsi avec des difficultés infinies un trou profond, dont un bon tiers
dans la roche vive. Son œuvre était à peine achevée quand le fu-
nèbre cortège arriva chantant les psaumes des morts.
Jamais la baume de Maraval n'avait vu telle affluence de monde;
non-seulement tout le village avait suivi le curé pour honorer la
pauvre défunte, mais des hameaux d'alentour, des Baux, de Sainte-
Colombe et jusque de la Grange-Neuve et des Bemardes, hommes
et femmes, filles et garçons, étaient accourus à Tenvi. Le vieux
Martin s'était jeté dans les bras de Jean à l'arrivée, et montrait une
douleur que peu de gens l'eussent cru capable d'éprouver. Pendant
toute la cérémonie, il resta à genoux, sanglotant auprès de la bière
découverte où la pauvre Félise semblait dormir dans la sérénité. En
quelques paroles émues, le curé raconta la lamentable histoire de
cette pauvre enfant, que tous avaient connue naguère encore si
fraîche, si vivante, et dont plus d'une avait été jalouse. Aussitôt de
tous côtés les larmes et les sanglots éclatèrent; ce ne fut plus
que lamentations et cris de femmes mêlés aux répons des dernières
prières.
Au moment où l'humble bière, enfin clouée, descendait à grands
renforts de bras dans la fosse, un mouvement se fit dans la foule,
qui s'écarta pour faire place à un dernier venu. C'était Simon
Quinze-Onces, pâle, tête nue, les yeux aveuglés de larmes. Sans
paraître tenir compte de l'aversion évidente qu'il inspirait, Quinze-
Onces alla s'agenouiller au bord de la fosse et baisa la terre à plu-
sieurs reprises avec humilité; puis, s'adressant à haute voix à Jean,
qui le regardait faire avec stupeur : — Jean, dit-il, c'est moi, mi-
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93& RETUE DES DEUX MONDES.
sérable, gui suis cause, pour une bonne part, de la mort de Félise, et
Je viens t'en demander pardon devant tous. Quand ]e t'ai trahi, j'é-
tais loin de penser que les choses en viendraient là et feraient de
moi un maudit I Depuis ce jour, je n'ai plus connu le sommeil, et
je vis dévoré de chagrin, de remords; nul de ceux qui me méprisent
ne me méprise autant que je le fais moi-même. Jean, au nom de la
morte que tu as tant aimée, veux-tu m'accorder mon pardon 7
A cette demande, faite en un tel moment et en un tel lieu, Jean
sentit toute colère s'éteindre dans son âme généreuse, et, tendant la
main au coupable : — Tu m'as fait bien du mal, Simon, dit-il; mais
ce ne sera pas en vain que tu auras invoqué le nom de Félîse au
bord de sa tombe; du fond du cœur, je te pardonne, et si tu veui
que Dieu te pardonne aussi, donne-lui des marques certaines de
repentir.
Quinze-Onces tira de sa poche le couteau maudit, cause première
de son crime, et le jeta résolument dans la fosse , à demi comblée
déjà, grâce à la pieuse ardeur des assistans. — Ah ! fit-il avec un
grand soulagement de cœur quand il vît la terre et les cailloux le
recouvrir tout à fait, c'était bien sûr le couteau de Satan ; il ne ten-
tera plus personne.
Y.
La mort de Félise décida définitivement de la vîe de Jean des
Baumes. Jusque-là, le réfractaire, l'insoumis pouvait encore, les cir-
constances aidant, redevenir un homme comme les autres et rentrer
dans l'ordre; marié, père de famille, Jean eût été le premier à sen-
tir la nécessité de se réconcilier avec la société, et eût certainement
mis à profit l'amnistie générale qui suivit la révolution de 1830;
mais veuf, seul, n'ayant plus de raisons pour lutter contre l'entraî-
nement naturel, Jean devait fatalement retomber dans ce vagabon-
dage qui était devenu pour lui comme «une seconde nature. Sur sa
montagne inaccessible, où les bleus avaient fini par le laisser déci-
dément tranquille, s'il vivait d'une vie dure, il ne relevait de per-
sonne, il était vraiment son maître dans toute la force du mot.
Grâce à quelques pans de mur en pierres sèches, élevés du côté
du vent, il avait fait de la baume de Maraval un logis presque ha-
bitable pour une créature humaine. C'était là son quartier-général,
son grenier à provisions et son atelier; il y revenait chaque soir
pour la couchée, souvent de fort loin et par tous les temps. Le ma-
tin, avant de repartir en courses, il s'agenouillait près du tombeaa
de Félise, disait dévotement ses heures, puis jetait pieusement une
pierre sur le tumulus grossier, qui bientôt, augmenté de la pierre
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J£AN D£S BAUMES. 9S6
de tous les passans, s'appela et s'appelle encore le clapier de la
morte.
Il vécut ainsi de longues années dans cette solitude farouche,
seul avec le souvenir de celle qui n'était plus, et ne descendant
guère au village que le dimanche et les jours de fêtes chômées,
pour entendre la messe. Il parlait peu et fréquentait les gens le
moins possible; mais, par une sorte de convention tacite, il sem-
blait 6*être constitué le gardien naturel des vieilles coutumes du
pays. Le samedi saint par exemple, on était toujours sûr de le
trouver posté à l'angle de la place, le doigt sur la détente , atten-
dant le carillon des cloches revenant de Borne ^ pour fusiller le ca-
rême, figuré par des coquilles d'œufs, des arêtes de poissons et des
légumes secs suspendus à quelque vieux cercle de barrique , à la
hauteur des toits. C'était lui qui donnait les aubades des confrères
de Saint-Marc, et il n'avait pas son pareil pour les roulemens sur
la grande caisse de la confrérie. Quand venait la Saint-Jean, c'était
lui encore qui allumait sur la montagne le premier feu de joie en
l'honneur de son saint patron. Il était aussi bombardier, et pour la
Saînt-Ântonin, patron du village, ou la Sainte-Barbe, patronne des
artilleurs, c'était Jean qui tirait les boîtes de la commune, et ne
les chargeait guère avec la poudre de l'état, comme on pense. Il
savait la chanson qui fait revenir les essaims d'abeilles, et la prière
qui fait retrouver les objets perdus. Il était aussi quelque peu re-
bouteux, pansait au secret, découvrait les sources à la baguette,
et avait une drogue souveraine contre la morsure des chiens enragés.
Chacun l'aimait à dix lieues à la ronde, et on le consultait volon-
tiers dans les circonstances graves, car on le savait aussi prudent
qu'entendu. Les jeunes gens étaient unanimes pour proclamer la
supériorité de la poudre de Jean sur la poudre de bureau, et les
filles lui donnaient toujours la préférence, s'il s'agissait de dénoncé
pour un robbage. Aussi, quand après chaque grande récolte Jean
s'en allait de ferme en ferme, le sac au dos, comme un ermite quê-
teur, était-il sûr de toucher partout sa bonne causse de grain , sa
poignée d'olives ou sa fiole de vin nouveau. Quand on tuait le porc,
il y avait toujours pour Jean une bonne portion de fricassée, et il
ne se faisait guère de grands repas de noces ou de baptême sans
que Jean y fût invité comme de plein droit. Ainsi cet homme, qui
n'avait rien au soleil, ni terres, ni maisons, qui, semblable au phi-
losophe antique, portait tout son avoir sur lui-même, ce déclassé
vagabond, moilié contrebandier, moitié braconnier, sans profession
connue, sans industrie avouable, vivait, somme toute, dans une
abondance relative, et jouissait sans conteste de la cordiale estime
de tous ses voisins.
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936 R£TD£ DBS DEUX MONDES.
La dernière fois que je vis Jean des Baumes remonte à quelques
années déjà. On s'était décidé à faire jouer la mine, pour enlever
un grand rocher de grès rose, à fleur de sol, qui faisait le dés-
honneur d'une belle pièce de terre à garances. Dominique, fils de
Pascal et successeur de son père, alla quérir le bombardier, qui
vint dès le lendemain avec sa bonne poudre et ses outils. C'était, à
ce moment, un homme de soixante- cinq à soixante-dix ans, mais
qui en paraissait cinquante à peine; sec, nerveux, basané, il me
frappa par les formidables enjambées de son jarret agile. Il travailla
tout le jour à creuser ses trous de mine, et, bien qu'il fût exposé
en plein soleil et que la besogne fût très pénible, c'est à peine si
de temps en temps une goutte de sueur vint perler sur son front
ridé. Ses cheveux étaient tout blancs, coupés très court, mais drus
et serrés comme à vingt ans; sa vue donnait positivement la sen-
sation de l'indestructible , et l'on comprenait d'emblée qu'un tel
homme n'avait jamais dû être malade et pouvait indéfiniment défier
la mort.
Hélas I le pauvre Jean devait avoir une fin aussi tragique que
prochaine. L'hiver de l'année dernière a été singulièrement rigou-
reux, comme chacun peut s'en souvenir; dès les premiers jours
de novembre la neige couvrit le Ventoux d'un immense linceul,
et, contre toute habitude, resta jusqu'au printemps sans se fondre.
Jean avait dispam à peu près vers cette môme époque, et tout
l'hiver se passa sans qu'il eût donné signe de vie. Les premiers
pâtres qui se hasardèrent sur la montagne trouvèrent au fond de la
déchirure de Curnier un amas informe, composé de quelques os
humains et de quelques restes de vêtemens, tout auprès un fusil
de chasse à deux coups encore chargé, enfin, un peu plus loin, un
carnier éventré, plein de poudre. Le fusil fut reconnu pour celui
de Jean des Baumes, et l'on pensa généralement que le pauvre
homme, surpris par les neiges, était misérablement devenu la pâ-
ture des loups. Le curé fit ramasser avec soin tous ces tristes dé-
bris et les inhuma chrétiennement dans le clapier de la mortes à
côté des restes de Félise.
Simon Quinze- Onces a racheté de celui qui en fit la trouvaille le
bon fusil de Jean des Baumes, et c'est lui maintenant qui détruit
les dernières compagnies de perdrix rouges du Ventoux avec une
poudre de sa fabrique dont on commence à dire grand bien dans
les veillées.
Henry de La Madelânb.
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LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JÉRÔME BONAPARTE
d'après LK8 DOCUMENS ALLEMANDS ET FRANÇAIS
I. Le Moniteur w€$tphalien^ 1 807-181 8. joarnal bilingue. — U. Mémoiret et Correipondanee
du roi Jéràme, 7 toI., 1861-1866 (renfermant le Journal de la reine Catherine, les rapports
de Reinbard, etc.). ~ m. CorrHpondanee de Napoléon ht, t. XIII et suiv. — IV. U
Royaume de WestphaHe, Jérôme Dutmnparte, sa cour, set favoris, ses ministres, Paris 1820.
— V. Bmestine von L., Kônig Jérôme und seine Familie im Exil, Leipzig 1870. —
YI. Lyncker, Gesehiehte derInswreetionenwiderdaswestphàlisehéGouivemêment, Oœttingen
1860. — VII. Vehse, GesehiefUe der deulsehen HÔfe seit der Re formation, 48 vol., Hambourg
1851-55. —Vin. Berlepsch, Sammlung wichtiger Urkunden und Aetenstûcke. — IX. Rûck-
blieke auf die Zeit des westphâlischen Kwnigreiehes, dans la àtinerta, juillet 1826.
III.
LE GOUVERNEMFNT ET LA COUR DE JÉRÔME BOnAPARTE (1).
I.
Les finances, la guerre, les relations extérieures, peuvent bien
être regardées comme les trois services les plus considérables d'un
état indépendant. On se rendra mieux compte de la situation pré-
caire du royaume de Westphalie en voyant comment les exigences
de Napoléon avaient d'avance ruiné le nouvel état; comment l'ar-
mée westphalienne, organisée par ses ordres, d'après ses plans, de
la main de ses généraux, était avant tout une division de l'armée
française, comment enfin la Westphalie n'avait et ne pouvait avoir
(1) Voyez la Bevw da !«' octobre*
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938 RETUE DES DEUX MONDES.
de diplomatie sérieuse, puisqu'elle ne pouvait avoir d'amis ou d'en-
nemis que ceux de Napoléon, et qu'elle ne devait pas survivre à la
chute de l'empire.
Le ministre provisoire des finances, le comte Beugnot, comme la
plupart des Français employés en Westphalie, avait la nostalgie de
la France, de Paris, d'une scène plus en vue. II demanda bientôt
à quitter Gasselt et devint ensuite l'administrateur du graodrduché
de Berg. Le successeur de Beognot au ministère des finances fiit un
Allemand, le baron de Bûlow, âgé alors de trente-quatre ans. Sa pa-
renté avec Hardenberg lui avait valu d'abord une assez belle carrière
dans l'administration prussienne. A l'époque d'Iéna, il était président
du trésor à Magdebourg : il fit preuve de fidélité à son gouvernement
en dérobant sa caisse k toutes les recherches des Français, bien
différent de son ennemi et successeur Malchus, qui n'avait fait, dit-
on, son chemin dans le monde qu'en dénonçant au gouvernement
prussien les caisses du chapitre d'Hildesheim et au gouvernement
français les caisses prussiennes, Bûlow, après s'être acquitté loya-
lement envers la Prusse, accepta de passer au service de la West-
phalie. Dans son ministère, U favorisa autant que possible les in-
térêts de la population allemande, donna les places surtout à des
Allemands. Il considérait le rot Jérôme comme la seule garantie
contré une annexion à la France, mais il regardait l'empereur Na-
poléon comme l'oppresseur de son pays. Tout en trafaillant de
son mieux à l'organisation des services financiers, en s'ingéniant i
remplir le trésor toujours vide et à diminuer les charges toujours
croissantes, en se montrant même, semble-t-îl, complaisant pour
le roi jusqu'à l'excès, il se tenait au courant des mouvemens de
l'opinion allemande, et passait bientôt pour être en rapport avec
le Tiigendbund et les sociétés secrètes. Aussi, le 8 avril 1811, le
roi crut devoir faire arrêter le secrétaire- général des finances et un
autre employé de Bûlow : il exigea la démission du ministre, mais
lui fit un cadeau de 60,000 francs et une pension de 6,000. Récem-
ment Biilow avait été élevé à la dignité de comte. Il vécut alors
dans la retraite et dans l'étude jusqu'au moment où la Prusse, qui
l'avait pour ainsi dire prêté au royaume de Westphalie, le trouva
bon à reprendre comme ministie des finances prussiennes en 1813.
Son administration des finances westphaliennes, comme on va le
voir,, avait été pour lui un rude apprentissage. Malchus^ que Jérôme
lui donna pour successeur, était peu estimé ; on savait que rien ne
l'arrêterait pour conserver la faveur du roi. « C'était le pire des
pires, dit Vehse, et sa comptabilité était susceptible d*erreurs qui
pouvaient se monter à 1 million de florins. » On adjoignit à Mal-
chus, en qualité d'intendant-général du trésor, Pichon, cet ancien
consul de France à Washington à qui Jérdme dans sa jeanesse avait
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LE BOTACHE DE WESTPHAUE. 939
donné tant de souci; mais le surveillé et le surveillant furent en
lutte perpétuelle, et c'est le dernier, Plchon, qui dut céder sa
place.
Les exigences de Napoléon étaient simplement insensées. Un traité
pour Tarrangement des difficultés financières, entre l'empereur des
Français et son frère, avait été signé à Berlin, le 22 avril 1808, par
Malchus, conseiller d'état, et Daru, intendant-général de la grande
armée. Ce traité distinguait d'abord entre les créances que pou-
vaient avoir les anciens souverains, états, abbayes ou corporations
ecclésiastiques de la Westphalie sur des princes ou des particuliers
étrangers au royaume^ et celles qu'ils pouvaient avoir sur des nobles
ou des particuliers ^ly'e/^ du royaume ou domiciliés dans le royaume.
Les premières. Napoléon se les réservait a en vertu du droit de
conquête : » or Télecteur de Hesse-Cassel à lui seul avait prêté
12 millions au Mecklembourg, 4,600,000 francs à Waldeck, 2 mil-
lions à la Bavière, 2,600,000 à la Hollande, 3 millions à Bade et
des sommes considérables à d'autres états. Les créances de la se-
conde catégorie. Napoléon les abandonnait à son frère, mais uni-
quement pour lui donner « les moyens d'augmenter et d'entretenir
son armée. » Par l'article 2 de la constitution. Napoléon s'était ré-
servé la moitié des domaines allodîaux des princes dépossédés
« pour être employés aux récompenses que nous avons promises
aux officiers de nos armées qui nous ont rendu le plus de services
dans la présente guerre. » Plus tard, il avait déclaré qu'il lui fal-
lait la moitié de tous les domaines des princes, allodiaux ou autres^
protestant contre « le ridicule de telles distinctions. » Dans le
traité de Berlin, il se contentait de 7 millions de revenus en do-
maines; or les domaines entiers de la Westphalie ne rapportaient
que 12 ou 14 millions, et ne pouvaient atteindre qu'après de lon-
gues années de bonne administration un revenu de 18 ou 19 mil-
lions. Les contributions de guerre dues par la Westphalie à Na-
poléon étaient fixées à la somme totale de 26 millions, payables en
dix-huit mois à dater du 1*' mai 1808, au moyen d'obligations
souscrites par les principaux propriétaires et banquiers du pays.
Enfin Napoléon déclarait « ne point se charger des traitemens et
appointemens, soit fixes, soit casuels, des fonctionnaires publics
westphaliens, pensions, rentes et autres charges des provinces,
pendant tout le temps de son occupation; » il laissait à son frère la
faculté d'en user à cet égard a comme bon lui semblerait. » Il créait
ainsi à la charge du budget westphalien un déficit équivalent à une
année de dépenses pour ud certain nombre de services (1), au total
etmron 8 mîhioiis.
(1) Non compris la liste civile et rarméa, qui en 1807 ja*éudeat point enooro «on-
stJtuées.
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9A0 REVUE DES DEUX MONDES.
En résumé, par le traité de Berlin, Napoléon enlevait à la West-
pbalie 7 millions de revenus, 20 ou 30 millions de créances sur les
princes allemands ou éti*angers, 26 millions de contributions ex-
traordinaires, 8 millions d'impôts ordinaires. Il ruinait financière-
ment sa propre création. Il condamnait Y état modèle à vivre d'ex-
pédiens, à pleurer misère, à tenter inutilement des emprunts, à
laisser ses engagemens en souffrance, à côtoyer perpétuellement la
banqueroute, et cela au moment même où il allait exiger de lui les
efforts les plus extraordinaires pour soutenir son aventureuse poli-
tique (1). À toutes les lettres larmoyantes de Jérôme, il répondait
gaillardement : a Je n'entre pas dans ces détails... Cet ordre que
Ton veut mettre dans le budget est de l'enfantillage... Ces circon-
stances ne sont point nouvelles pour moi. J'ai été deux ans en
France sans finances. Le roi de Naples commence à peine à régula-
riser les siennes. £n Italie, j'ai été ainsi six ans, etc. (2). »
En attendant, le budget du royaume de Westpbalie s'établissait,
pour la première année de son existence, de la manière suivante :
1° l'arriéré de l'année 1807, évalué à environ 8 millions; 2*» les dé-
penses probables de 1808, à 35 millions; 3* 20 millions à payer sur
la contribution de guerre : total, environ 60 ou 70 millions de dé-
penses. Or les revenus de cette année ne montaient pas à plus de
20 ou 30 millions : c'était un déficit d'environ àO millions.
Les états de 1808 avaient autorisé un emprunt de 20 millions,
que deux de leurs membres devaient aller négocier en Hollande.
Malheureusement le crédit du royaume était fort mal établi. En
outre, à ce moment même, l'empereur Napoléon ouvrait pour son
propre compte un emprunt en Hollande; il fallut bien lui céder le
pas. On trouva seulement quelque 1,800,000 francs à emprunter à
des Juifs de Cassel. Enfin le ministre Bulow résolut de recourir à
un emprunt forcé de 20 millions. On émit 100,000 obligations de
200 francs, et tout sujet westphalien, en proportion de sa fortune,
dut souscrire depuis une demi- obligation jusqu'à 100 obligations.
Malgré les primes offertes aux souscripteurs qui s'empresseraient
d'opérer les versemens, malgré les flatteries, les menaces, les pro-
messes des décrets royaux, l'emprunt ne fut couvert qu*à moitié.
Jérôme avait donc bien raison d'écrife à son frère : a II est certain
que le royaume de Westpbalie ne peut résister plus de six mois au
mauvais état de ses finances (3 février 1809). »
Aux états de 1810, Bûlow put enfin présenter un budget parfai-
(1) La Westphalio, de 1807 à 1813, ne vécut que d*exp4dieD8 qui sembleot renou-
Télés des époques les plus besoigneuses de notre histoire financière : empronti osa-
raires, confiscation des biens des couvens, aliénation des domaines ou du produit des
mines, retenues sur les rentes et les traitemens, etc.
(S) 4 Janvier 1808.
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LE BOYAUME DE WESTPHALIE. 9&1
tement régulier, mais qui n'en découvrait que mieux l'irrégularité
de lasituation« Les recettes montaient à 3i,i00,000 francs, les
dépenses ordinaires, y compris le service de la dette publique,^
34,820,000 fr. Il ne subsistait plus qu'un déficit de 420,000 fr.;
mais il y avait les dépenses extraordinaires, c'est-à-dire environ
11 millions, consacrés à la solde de la division westphalienne en-
voyée en Espagne et à l'entretien de 12,500 Français de Magde-
bourg. Cependant en 1810 le traité du 14 janvier» qui céda le
Hanovre au roi de Westphalie, avait arrêté la contribution extraor-
dinaire de guerre à 16 millions seulement et accordé dix années
de délai. L'âpreté de l'empereur et de Daru avait été vaincue par
la résistance passive du débiteur westphalien.
Ou a peu de détails sur le budget de 1811. Quant à celui de 1812,
« l'armée westphalienne, selon les Mémoires du roi, ayant péri à
peu près tout entière dans la campagne de Russie, non-seulement
le trésor n'eut pas à la solder et à la nourrir pendant les six derniers
mois de Tannée, mais le budget des dépenses se trouva dégrevé
d'une dizaine de millions qui représentaient l'entretien de ces troupes
pendant ce semestre : triste économie réalisée sur la mort, et qu'au-
cun financier n'eût su faire entrer dans ses calculs! »
Une dépense qui pesa lourdement sur le budget westphalien était
celle de la liste civile. Elle était fixée pour le roi et sa famille à
5 millions, somme énorme pour un budget dont les ressources va-
riaient entre 25 et 30 millions. « Les employés des bureaux et les
médecins des hôpitaux ne sont plus payés depuis quatre mois, écri-
vait JoUivet; il n'en est pas ainsi des 5 millions que le trésor fournît
à la liste civile. Ils sont payés très exactement, et souvent quinze
jours ou trois semaines avant l'échéance. » Si encore Jérôme s'était
contenté de ces 5 millions! mais les témoignages contemporains
constatent que le roi de Westphalie gardait pour son trésor privé
une partie des revenus publics. Ainsi les créances que l'empereur
lui avait abandonnées par le traité de Berlin, uniquement pour lui
donner u les moyens d'augmenter et d'entretenir son armée, » les
revenus d'une partie des domaines qui étaient administrés en son
nom, ceux des domaines qui faisaient retour à la couronne, Jérôme
n'hésitait point à se les attribuer. En outre il faisait verser à son
trésor les sommes destinées aux relations étrangères et à la solde de
la garde royale, et s'en appropriait une partie. Tout cela représen-
tait près de 2 millions par an; la liste civile s'élevait ainsi à 7 mil-
lions, et absorbait près du cinquième des revenuâ bruts du royaume.
On essaierait vainement d'atténuer cette coupable dilapidation des
trésors arrachés à cette même Westphalie dont Jérôme dépeint la
misère en termes si pathétiques. Ce n'est que 2 millions, ditron.
Mais Jérôme a eu beaucoup de mal à se faire prêter par ses sujets,
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d&2 AETUS MS DEUX MUNIMES*
même sous forme d'emprunt foroé, uoe somoie égale à cette liste
civile de 1 mîUioDS; les étrangers ne lui ont prêté 2 millions qu'avec
des intërêlâ usuraires; les 1,800^000 francs qu'il avait empruntés i
la caisse des consignations française, et ifsH'ù ne pouvait payer, lui
ont attiré de Mapoiéon les paroles les plus dures et les plus humi-
liantes* Voilà ce qu'étaient 2 millions pour la Westpbalîel li faut
ajouter que l'empereur, parfaitement instruit des prodigalités de
49on frère, ne se souciait pas de lui abandonner un ai^gent dont la
grande armée avait l)esoin. Jérôme était mal veau à se plaindre à
l'empereur de ses embarras ûnanciens quand il donnait à on Le
Camus en don gratuit un domaine qui rapportait iO,000 francs; il
était mal venu à déplorer les souffrances du pays quand il c(msa-
crait 300.000 francs par an à. la création d'un ordre inutile. On ne
saurait imaginer combien Jérôme a fait ainsi de mal 4 ses sujets :
il les appauvrissait non-seulement de l'argent qu'il gaspillait, mais
de celui que l'empereur était bien décidé à ne pas laisser gaspiller.
Quel intérêt pouvait porter Napoléon aux embarras financiers de la
Westphalie lorsqu'il lisait en tête d'un rapport de Jollivet 4 Cham-
pagny ces reproches trop véridiques : « monseigneur^ j'ai perdu
maintenant Tespérance que sa majesté le roi de Westphalie, nMD{-
gré ses excellenies qualités et son e^xtrême sagacUé^ qui est Vapa--
nage de la famille^ puisse sortir de la position embarrassante où
l'ont entraîné de mauvais conseils» l'inexpérience du gouverne-
ment, des passions trop ardentes et un penchant irrésistible 4 la
prodigalité. »
11.
Le ministère de la guerre, après le départ nn peu précipité du
général Lagrauge, fut donné au général Morio, aide-de-camp de
Jérôme pendant la campagne de Silésie, ancien'élève de TÉcole po-
lytechnique, et qui avait quelque mérite. Établi sans idée de retour
en Westphalie, il avait épousé la sœur de Le Camus, favori du roi.
H fut destitué au mois d'août 1808 pour avoir pris, à l'insu de Jé-
rôme , le titre de capitaine des gardes et les avoir fait manœmTer
sans prendre d'ordre. Cet essai de prétorianisme lui coûta son por-
tefeuille, mais non l'affection du roi; il resta grand-écuyer jusqu'en
1811. Il fut assassiné par un maréchal ferrant nommé Lepage,
à qui !1 avait fait perdre la clientèle de la cour (1). Son successeur
(1) On trouTe dans le Jewmal de la mue un fait curieui à frapoa de
Une femme du peuple « est allée chez le ministre de la Justice et a demaDdé la grâce
de Lepage, qu'elle Toulait épouser. Cette demande et cette proposition se ratuchaieat
à un aaden usage allemand. En Tertn de cet nsa^, si le criminel trenve ane feouM
vonlfat l'épouser, le aouvofain liabitaelleiiieot lui fait gitce* » OsMe ttachaoïe et
abanrde ooatamô n*awd> peint été respectée par la légaUtioa no»? eiie>
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LS BOTADMB I>B WESTFHAIIE. 9A3
à la guerre n'est autre que cet admirable général Eb)é, qui, tenu
pendant toute la prospérité de Tempire dans une demi-disgrâce,
resta simple général, tandis que tant d'autres, qui n'avaient pas
contre eux d'avoir été amis de Moreau on officiers de l'armée du
Rhin, arrivaient au marécbalat. Dès le mois d'octobre 1809, il avait
manifesté le désir de retourner en France, et Jérôme Pavait recom-
mandé en termes chaleureux à Napoléon. « Votre majesté peut être
convaincue que je fais une perte dans le général Eblé. Les hommes
comme lui sont rares. Je suis trop juste pour ne pas sentir la vérité
de son raisonnement lorsqu'il me dit : Votre majesté ne peut rien
pour moi, puisque je suis Français, et elle voit très bien qu'en res-
tant à son service je suis entièrement oublié de l'empereur; je com-
mence à vieillir, et je sens le besoin de voir mon sort fixé (1). » Son
sort fut fixé par l'acte suprême de dévoûment qu'il accomplit trois
ans après an passage de la Bérésina. 11 eut pour successeur le gé-
néral d'Albignac, puis Salha, ancien officier de marine et compa-
gnon de Jérôme en Amérique. Gomme on le voit, le portefeuille de
la guerre resta constamment en des mains françaises.
La constitution westphalienne avait porté à 20,000 fantassins,
3,500 cavaliers, 1,500 artilleurs, le contingent du royaume : pro-
visoirement il se composerait pour moitié de troupes françaises. La
conscription était devenue loi fondamentale et le remplacement à
prix d'argent interdit. Napoléon, dans plusieurs lettres remarqua-
bles, avait développé ses intentions et communiqué les résultats
de son expérience à Jérôme. Il devait plutôt travailler à dépasser le
contingent que rester au*dessovis : l'électeur de Hesse, qui ne pos-
sédait qu'une partie de la Westphalie actuelle , n'avait-il pas une
armée de 33,000 hommes? Il blâmait l'institution de gardes du
corps comme contraire u à l'étiquette de notre famille; » mais il
conseillait de former une garde composée de cbevau-légers , de
grenadiers et de chasseurs à pied. Chacun de ces trois corps com-
prendrait dOO hommes, total : 1,200. Il essayait de prémunir son
frère contre Técueil où échouaient tous les roitelets de fabrique
napoléonienne : « il ne faut se modeler en rien sur la formation de
ma garde, qui, étant destinée à offrir des récompenses à une grande
armée, me coûte immensément cher. » Sur ces 1,200 hommes de
la garde, 300 devaient être Français, vieux soldats, parlant alle-
niand, dévoués à la dynastie, « propres & donner l'esprit militaire
à la jeunesse et à faire l'amalgame avec la France. » Les 900 au-
tres devaient être pris parmi des a jeunes gens de famille, c'est-
à-dire de bons bourgeois ou des fils de fermiers » auxquels leurs
parens pourraient faire une pension, n Jeune, ajoutait-il, prenez,
(i) Reinhard, dans un rapport d*août 1800, disait cependant : « Eblé ne tait pas
défendre son trayaif, qne le roi n'étudie ni ne reçoit avec confiance. «
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9ii REVUE DES DEUX MONDES.
pour voas servir, de la jeunesse, qui s'attachera à vous. » La garde
devait être complétée par une compagnie de 100 gendarmes, tous
Français parlant allemand. Ces quatre corps seraient commandés
par quatre capitaines-généraux « équivalons à mes quatre maré-
chaux, )) qui devraient être oi&ciers de la couronne et dont deux
seraient Français. Pour l'armée de ligne, il fallait commencer à
former quatre régimens d'infanterie, a selon la mode hessoise, qui
est si économique, pour employer les officiers et soldats des différeos
princes qui régnaient dans les états où vous êtes. » Napoléon ne
trouvait pas utile pour son frère d'avoir des cuirassiers : « vous
n'êtes pas une puissance assez grande pour avoir un corps respec-
table de grosse cavalerie; ce qu'il vous faut, c'est de la cavalerie
légère. » II lui faisait donner des canons et des fusils, ceux-ci assez
médiocres d'ailleurs, pris sur la Hesse et la Prusse. Il recomman-
dait de veiller à bien organiser le service des transports, d'avoir
tant de caissons par mille hommes, de pourvoir les troupes en cam-
pagne de bonnes capotes et de fusils de rechange, etc.
Jérôme prit des conseils de son frère ce qu'il lui plut d'en suivre,
mais travailla avec une certaine ardeur à organiser son armée. Il
espérait se débarrasser de 12,500 Français qui vivaient les uns
dans les garnisons de Magdebourg, Bri^nswick et Cassel, les autres
en quartier chez l'habitant. Naturellement ils coûtaient plus cher
que les troupes allemandes, et leur présence était compromettante
pour la dignité de la couronne westphalienne. Napoléon avait en-
voyé dans le royaume des troupes polonaises en supplément. Jé-
rôme réclama avec énergie. « Tout le monde est soldat dans la
Westphalie, et l'on voit avec peine que, tandis que les naUonaux,
officiers et soldats, meurent de faim, je prenne à mon service
9,600 Polonais. » Il finit par obtenir leur départ pour la France.
Alors il se mit à l'œuvre : le royaume fut partagé en trois divisions
et huit subdivisions militaires; les généraux de division étaient
Rewbell à Cassel, Rivaud à Brunswick, Eblé à Magdebourg. Us
avaient sous leurs ordres les généraux de brigade Diemar et Bœrner
à Osnabruck et Marbourg, Webern et Lehstea à Heiligenstadt et Gœt-
tingen, Motz à Halberstadt. Rivaud ayant été remplacé par Lepel,
ancien officier de l'électeur, on voit que la presque totalité des cfaefe
supérieurs étaient de nationalité allemande. L'armée westphalienne
était tombée un peu dans le vice des petites armées, le trop grand
nombre des généraux, car le Hessois Von Usslar, les Français Mono,
Sabla, Ducoudras, d'Albignac, étaient également des généraux.
D'autres décrets organisèrent la conscription, une caisse des in-
valides, enfin la garde royale. Malgré les avis de Napoléon, elle
fut composée de gardes du corps , de grenadiers, de chasseurs et
de chevau-légers. La solde de l'armée de ligne, inférieure à celle
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 9A5
des troupes françaises, était pourtant supérieure à celle des au-
tres troupes allemandes. « La solde de l'infanterie hessoîse et
prussienne, écrivait Jérôme à Napoléon, était trop faible; le soldat
était obligé de vivre chez l'habitant, qu'il ruinait, et chez lequel il
perdait son esprit militaire en détruisant l'esprit public. Par cette
mesure vexatoire, citoyens et soldats, tous étaient mécontens. »
Dn décret du 2 avril était ainsi conçu :
« Considérant que l'honneur est le premier mobile du soldat, et qu'il
importe de bannir à jamais, dans les punitions des fautes de discipline,
celles qui, en rappelant les souvenirs de la féodalité, te^idraient à avilir
la dignité de l* homme ;
« Sur le rapport de notre ministre de la guerre :
« Art. 1". Les coups de bâton sont expressément défendus dans notre
armée. »
Ainsi se réalisa, par les soins de Jérôme, la promesse que Cus-
tine, général de la république, avait faite autrefois aux soldats de
Guillaume IX. L'armée westphalienne fut alors la seule armée alle-
mande et, à part l'armée française, la seule armée monarchique où
le soldat ne fût pas fouetté ou bâtonné. Cette mesure du roi Jérôme
eut à ce moment un grand retentissement en Allemagne. Peu de
temps après, Scharnhorst en Prusse, l'archiduc Charles en Autriche,
apportèrent des restrictions momentanées à l'usage des verges et
du bâton.
Enfin le !«' juillet 1808 l'armée westphalienne se trouva ainsi
constituée : cinq réglmens d'infanterie de ligne, un bataillon d'infan-
terie légère, quatre compagnies d'artillerie, un régiment de cuiras-
siers, un régiment de chevau-légers, ce qui, avec les 1,800 hommes
de la garde, formait un total d'environ 10,000 hommes. Le roi les
pas($a en revue, ayant la reine à ses côtés, leur remit les drapeaux,
blanc et bleu, les exhortant à la bravoure et à la fidélité. Officiers
et soldats accueillirent son allocution par des vivat presque en-
thousiastes.
Ces régimens se recrutèrent avec la plus grande facilité, non-
seulement par la conscription, mais aussi par les enrôlemens. Le
roi avait cru devoir publier un décret de rappel pour tous les mili-
taires westphaliens au service étranger; mais il n'avait aucun in-
térêt à faire exécuter son décret à la rigueur, les hommes ne lui
manquaient pas. Aussi un très petit nombre seulement de réfrac-
taires eurent leurs biens placés sous le séquestre. Soldats et offi-
ciers des anciennes armées hessoise ou brunswickoise répondirent
avec le plus grand zèle à l'appel du roi : tous se morfondaient dans
leurs foyers, quelques-uns périssaient de misère. La Prusse avait été
TOMB a. — 1872. ÔO
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J 0&6 EBYUE DES DEUX MONDES.
^. obligée de réduire son armée de 200,000 hommes à &2,000 hommes.
\ •■ On peut croire que les militaires de la rive gauche de l'Elbe ^xr
cueillirent avec joie les offres westphaliennes; beaucoup d'hommes,
même des provinces conservées à la Prusse, vinrent s'enrôler. Ils
apportaient dans l'armée nouvelle d'excellentes habitudes mili-
taires, mais d'amers ressentimens. Jérôme se montra libéral, ceax
des officiers qu'on ne put placer immédiatement reçurent une soUU
d' attente {wartegeld). Malgré la constitution nouvelle, qui sup-
primait les privilèges nobiliaires, il fallut bien se résigner à com-
poser le corps d'officiers, pour les deux tiers, de nobles des an-
ciennes armées. Les écrivains allemands eux-mêmes sont forcés de
constater qu'en 1808 les réformes du roi furent très bien accueillies
dans les régimens de nouvelle formation. On ne trouvait plus trace
des résistances ou de la mauvaise volonté qu'on avait opposée aux
enrôlemens de Lagrange; on avait cessé d'espérer ou de craindre
le retour de l'électeur. Ce n'était pas encore la fermentation natio-
nale de 1813; à défaut de la patrie allemande, on se trouvait bien
dans la patrie westphalienne. Les Juifs surtout, qui pour la pre-
mière fois arrivaient à des grades d'officiers, étaient pleins de
ferveur pour la constitution nouvelle; les Niepce et les Wolff comp-
taient parmi les plus dévoués et les plus brillans militaires de l'ar-
mée (1).
On introduisit dans la nouvelle armée les règlemens de service
et les exercices à la française. Les commandemens se faisaient en
français pour la garde et les corps d'élite, en allemand pour les
troupes de ligne. Cette armée, où l'on apprenait l'art de la guerre
à la première école du monde et sous les généraux de la grande ar-
mée, où l'officier et le soldat s'imprégnaient d'idées ëgalitatres et
françaises, où le catholique de Paderbom, le luthérien de la Hesse,
le calviniste de la Prusse, le juif de Gassel, étaient soumis aux
mêmes obligations et jouissaient des mêmes droits, où les babitans
de tant de provinces jadis étrangères l'une à l'autre se confon-
daient sous les plis du même drapeau, eût été assurément le meil-
leur instrument d'unification et de transformation pour la Westpha-
lie, si on lui avait laissé assez de temps pour accomplir son œuvre.
Il est certain que Napoléon n'avait pas pressé l'organisation d'une
armée westphalienne pour fournir à son frère les moyens de jouer
aux soldats. Jérôme alla au-devant de ses désirs. Dès le 12 sep-
tembre 1808, il mit à la disposition de l'empereur son régiment de
chevau-légers, fort de 550 hommes. « Lorsque, pour les tranquil-
liser, écrit-il, je leur ai fait dire qu'il n'était pas certain qu'ils aillent
(1) Uautear des Mémoires estime qu'un quart des officiera westphaliens étaient des
Français ou des Polonais. Parmi les soldats, il n'y ayaît d'étrangers qa'enTiron
1,100 Hollandais.
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 0A7
en Espagne, ils ont toujours répondu que c'était un malheur pour
eux, puisque c'était le seul endroit où Ton se battait, et que le
plus grand plaisirqué le roi pût faire au régiment était de l'envoyer
vis-à-vis de l'ennemi. Les officiers, sous-officiers et soldats restés
au dépôt sont au désespoir de ne pouvoir rejoindre le régiment. »
Ils partirent en effet pour l'Espagne, de tout aussi bon cœur qu'ils
avaient pu s'embarquer autrefois pour l'Indoustan ou l'Amérique,
ils se distinguèrent au combat d'Hinojosa contre les guérillas de
l'indépendance espagnole. Napoléon leur faisait les mêmes reproches
qu'adressait naguère Jérôme aux auxiliaires bavarois ou wurtember-
geois dans la campagne de Silésie : « votre régiment est indisci-
pliné et a fait du tapage en France; écrivez-lui que cela est mal. »
Il usait pourtant de grands ménagemens et insistait auprès de son
frère pour qu'on ne lui envoyât que des troupes a qui vinssent vo-
lontiers. »
Après Baylen, Napoléon demanda 1,000 ou 1,800 hommes à son
frère. Celui-ci mit toute une division à ses ordres : elle se compo-
sait de trois régimens d'infanterie de ligne, de deux batteries à
pied, deux régimens de cavalerie, se montait à 6,000 hommes en-
viron, et était placée sous le général de division Morio et les géné-
raux de brigade Bœrner et Webern. Elle arriva le 12 mars 1809 à
Metz, où le général français Roger la félicita de sa bonne tenue, de
son attitude militaire, de son instruction, de sa discipline; elle partit
aussitôt pour l'Espagne. Nous la retrouvons sept mois après, cette
malheureuse division; il en est question dans une lettre de Jérôme
à son frère, datée du 10 octobre, u Sire, je prie votre majesté de
permettre que je fasse revenir d'Espagne une division qui, de
5,800 hommes qu'elle était, se trouve réduite à i/êOO hommes^ de
sorte que, si elle reste plus longtemps, je n'en retirerai pas l'avan-
tage que je m'en étais proposé, celui d'aguerrir des troupes et de
former des fonds de régimens qui, de retour dans leur pays et étant
complétés, seraient très bons... Je suis assuré en outre que cela
produira un effet excellent en leur prouvant qu'ils ne sont pas ven-
dus à la France, comme ils se le sont persuadé. » En cette même
année 1809, les autres troupes westphaliennes eurent à lutter contre
l'insurrection de Dœmberg et Martin, contre les incursions de Katt,
de Schill, de Brunswick-OEls, etc.
Pendant les campagnes de 1809, l'armée westphalienne reçut
un nouveau développement. Le royaume ayant fourni cette année
16,000 conscrits et 1,000 enrôlés volontaires, on forma un nouveau
régiment de cavalerie légère, d'infanterie de ligne, un bataillon d'in-
fanterie légère. Après l'annexion du Hanovre, on mit encore sur
pied trois régimens d'infanterie, le 2* cuirassiers, le 2* hussards. En
1812, l'armée westphalienne fournit pour l'expédition insensée de
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9A8 BEVUE DES DEUX MONDES.
Russie toute la garde, sauf les gardes du corps, toute l'artillerie,
deux régimens de hussards, deux de cuirassiers, quatre d'iufan-
terie de ligne, trois bataillons d'infanterie légère, au total environ
25,000 hommes. Ils se battirent bravement en Russie comme en
Espagne, à Smolensk, à Yaloutina, à la Moskova, à la Bérésina. Ils
étaient partis 25,000, ils revinrent 500. Il n'y avait plus d'armée
westphalienne , il allait ne plus y avoir de royaume. Jérôme eut
beau s'épuiser à créer de nouveaux régimens, à reconstituer les
anciens : la désertion provoquée par la fermentation nationale alle-
mande lui enlevait ses soldats. Leipzig vint mettre fin à ce labeur
désespéré. Au moment de se dissoudre ou de passer à l'ennemi,
l'armée westphalienne avait reçu un dernier témoignage de Napo-
léon : aux débris de l'armée d'Espagne, il distribua 13 rubans de la
légion d'honneur, aux revenans de Russie 81. C'était peu; a mais
on pouvait dire, s'écrie Hellrung, que le soldat qui portsdt ces dé-
corations était brave entre des milliers de braves I »
Outre l'armée, la garde, la gendarmerie, les compagnies de vété-
rans, il y avait dans certaines villes, notamment à Gassel, une
garde bourgeoise pour la police municipale.
A l'organisation militaire de la Westphalie peut se rattacher la
création de l'ordre royal de la couronne de Westphalie, bien que
cette décoration ait été attribuée indistinctement au mérite civil et
aux services militaires. Dès le H juillet 1808, Jérôme en envoyait
le projet à Napoléon; il essaya de désarmer sa rude ironie, dont
Louis de Hollande avait essuyé tant de boutades. « Je sais, insi-
nuait-il, que cette institution plaira beaucoup aux Allemands. Votre
majesté connaît leur caractère. Beaucoup d'entre eux ont été obli-
gés de quitter leurs décorations, et rien ne leur sera plus agréable
que de voir fonder un nouvel ordre de leur royaume. » Napoléon,
parait-il, montra de l'indulgence pour cette faiblesse des Allemands
et pour celle de son frère.
Les biens de l'ancienne abbaye de Quediinburg, de rancienne
prévôté de Magdebourg, et bientôt ceux des ordres de Malte et teu-
tonique furent affectés à la dotation de cet ordre, exactement calqué
sur celui de la Légion d'honneur. Le roi était grand-maltre. Le Ca-
mus grand-chancelier provisoire. Les chevaliers avaient un revenu
de 250 fr., les commandeurs de 2,000; les trois grands-commandeurs
avaient de 6,000 à 12,000, le trésorier 12,000 et le grand-chancelier
20,000, dépense excessive dans la situation financière du royaume.
La décoration consistait en une médaille à jour surmontée d'une
aigle couronnée et tenant dans ses serres un foudre avec cette in-
scription : je les unis. L'aigle impériale unissait en effet d'autres
animaux héraldiques : les deux lions de Brunswick et de Hanovre,
le eheval de la Hesse, l'aigle de Prusse. Un serpent qui se mordait
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 9&9
la queue formait le bord de la médaille. Une inscription servait de
devise : Character und Aufrichligkeit (caractère et loyauté). L'em-
pereur voulut bien accepter pour le roi d'Italie, pour le prince-
primat, pour Ghampagny, et porta lui-même la grand'croix en
public.
Le portefeuille du ministre secrétaire d'état et celui des affaires
étrangères étaient entre les mains de Le Camus. C'était lui qui avait
accompagné autrefois Jérôme dans ses voyages d'Amérique, et qui
avait été son confident dans l'affaire Patterson. L'éducation de ce
jeune créole avait été fort négligée, il manquait des premiers élé-
mens. Personne n'était moins fait pour diriger les affaires étrangères
d'un état. Sachant peu, rfapprenant rien, ne travaillant pas, il ne
pouvait avoir d'influence sur aucune question, ne cherchait même
pas à en avoir, et on lui savait quelque gré de cette réserve, u II est
devenu nécessaire au roi, qui a pris avec lui une habitude d'inti-
mité, et qui presque littéralement a besoin de sa présence pour
s'endormir. 11 ne fait guère d'autre mal que celui de ne faire guère
de bien; c'est un excellent favori, c'est un mauvais ministre. » Seu-
lement, comme le meilleur des favoris ne vaut rien. Le Camus coû-
tait horriblement cher. Un jour, le roi lui faisait don d'une terre
avec 40,000 livres de revenu; un autre jour, on créait pour lui la
charge de grand-chancelier de l'ordre de Westphalie,avec 20,000 ou
30,000 francs d'appointemens. En revanche, il laissait la liste ci-
vile puiser à pleines mains dans les fonds des affaires étrangères.
On conçoit que la politique extérieure de la Westphalie ne devait
pas avoir un grand essor, ni une grande liberté : Napoléon se char-
geait de négocier et d'agir pour elle. Pourtant Jérôme avait des
ambassadeurs à Paris, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Dresde, à
Munich, à Stuttgart, à Berlin, à Copenhague, à Darmstadt, à Frano-
fort, à Carlsruhe. Toutes ces cours étaient également représentées
à Cassel. Avec la cour de Saxe à cause de la solidarité d'intérêts,
avec celles de Bade et de Wurtemberg à cause des liens de parenté
ou d'amitié, on était en très bonne intelligence. Avec les petits états
voisins, Jérôme était hautain et menaçant: on sentait qu'il n'a-
vait pas perdu l'espérance de s'annexer ou de se subordonner les
principautés de Thuringe , d'Anhalt , de Waldeck , etc. Tantôt il
représente à Napoléon les habitans de Francfort comme animés de
sentimens antifrançais et le prince-primat comme « tombé en en-
fance; » tantôt il lui envoie une carte dressée de sa propre main
pour lui montrer a de combien son royaume est découpé et quelle
irrégularité présentent ses frontières. » Le plus affairé de tous les
ambassadeurs westphaliens, c'était celui de Berlin, M. de Linden,
« espèce de furet politique qui recueille tous les bruits et tous les
faits concernant la malveillance du cabinet ou des sujets de Prusse.»
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950 RBTUE DES DEUX MONDES.
Jérôme craignait la Prusse, convoitait ses possessions; il sentait
qu'avec elle il ne serait jamais en sûreté à Casse), et ses courtisans
disaient couramment qu'il n'y avait que Berlin qui pût être une
capitale pour la Westphalie. Entre les deux royaumes, c'était une
question de vie ou de mort. Aussi recueilIait-on avidement tous les
bruits et tous les commérages sur les armemens de la Prusse, les
fanfaronnades de Blûcber, les témérités des professeurs, les indis-
crétions des sociétés secrètes. Tous ces rapports, quelquefois sin-
gulièrement amplifiés et envenimés , allaient de Cassel à Paris. La
Westphalie jouait le même jeu que le grand -duché de Berg en
1800; elle excitait l'empereur contre la Prusse. Les événemens de
1809 prouvèrent qu'elle avait raison dans ses craintes.
Le premier rang à la cour de Westphalie appartenait naturelle-
ment à l'ambassadlsur de France Reinhard, en sa qualité de a mi-
nistre de famiHe. » Reinhard était né à Schœndorff, dans le Wur-
temberg (1761). Il avait fait ses études de théologie àTubingue:
c'était donc un Allemand, un Souabe de naissance et d'éducation ; mab
c'était en France qu'il avait fait sa fortune. 11 avait été secrétaire
aux affaires étrangères sous Sieyès, ambassadeur à Londres sous
Dumouriez, appelé au ministère des relations extérieures sons le
directoire; Napoléon, qui ne l'aimait pas, l'avait, après le 18 bru-
maire, exilé dans la légation de Suisse; puis on l'avait promené à
Hambourg, à lassy, où il avait été enlevé par les Russes et emmené
dans l'intérieur de l'empire, flnalement à Cassel, où il représentait
Napoléon auprès de son frère. On le retrouve plus tard accrédité à
Francfort sous les Bourbons, auprès des cours de Thuringe sous
Louis -Philippe. Le fils du pasteur de Schœndorff meurt pair de
France en 1837. Les instructions de 1808 pour la légation de
Cassel lui prescrivaient de renseigner le gouvernement impérial sur
toutes les branches et tous les détails de l'administration du royaume,
sans négliger cependant les nouvelles de l'Allemagne. Aussi les rap-
ports adressés par lui à M. de Champagny, et plus tard à Maret,
sont-ils les documens les plus curieux où nous puissions puiser
pour faire connaître cette étrange création napoléonienne. Sur l'état
général des services publics, sur les troubles qui un moment agitè-
rent le royaume, sur le caractère du roi, de la reine, des favoris,
des ministres, on trouve chez lui des aperçns clairs et concis, des
mots vifs et profonds, assez de finesse, beaucoup de franchise. En
sa qualité d' Allemand francisé, il s'intéressait vivement à la pro-
spérité de cet état moitié germanique, moitié français. Sans cesse il
recommandait de ménager les Allemands : on ne pouvait rien fon-
der de sérieux, assurait-il, sans leur concours. Comme il n'était
le complaisant ni de Napoléon ni de Jérôme, il n'avait intérêt ni à
flatter les défiances du premier ni à pallier les fautes du second.
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LE ROTACME DB WESTPHAUE. 951
Il indiqna toujours avec certitude les moyens qui auraient fait
prospérer le royaume et les vices par lesquels il tomba.
IIL
Les hommes d'état de la Westphalîe ne pouvaient, dans leurs
finances» que songer à satisfw*e aux exigences de l'empereur, dans
leur armée que lui préparer des auxiliaires, dans leurs relations
extérieures qu'attendre et suivre docilement son impulsion. Ils
avaient plus de liberté d'action dans la réforme de l'église, des lois
et des tribunaux, dans l'organisation intérieure de l'état, dans le
service de l'enseignement public. Là, ils avaient un modèle à suivre
plutôt que des ordres à exécuter. Jusqu'à présent, nous les avons
vus forcés de sacrifier à Napoléon la fortune, les bommes, l'indé-
pendance politique de la Westphalie; maintenant nous les trouvons
imitant avec joie des institutions presque démocratiques dont ils
avaient déjà admiré la supériorité. Les bienfaits de la révolution de
1789 viennent indemniser les Allemands des sacrifices que leur
impose le despotisme militaire. L'égalité civile, que nous avions
achetée en France au prix de si cruelles épreuves et de si formi-
dables bouleversemens, va être réalisée dans le peuple westpha-
lien sans qu'il lui en coûte ni révolution, ni terreur y ni guerres ci-
viles, m journées. L'empire passera, la conscription à outrance, les
contributions de guerre, les volontés impérieuses du césar welche
passeront; mais l'égalité, une fois inscrite dans la loi, restera.
En dépit des restaurations légitimes, le paysan en Westphalie ne
pourra plus être serf, ni le dissident persécuté, ni le bourgeois
humilié par le seigneur. La suppression même du code civil n'ef-
facera pas de la conscience des peuples de l'Allemagne occidentale
les principes qu'il aura proclamés : ils restent, dans les pays que
nous avons occupés, l'âme des institutions ou le germe de l'avenir.
Ces principes introduits dans les lois westphaliennes, ce sont ceux
que les populations germaniques des bords du Rhin avaient ac-
clamés en 1792, à l'aurore de cette liberté française qui promet-
tait d'être celle du genre humain, lorsque, suivant l'expression de
Goethe (1), « la danse joyeuse commença autour des nouveaux
étendards. » Parmi les hommes qui rédigèrent les codes nouveaux,
plus d'un Français avait été entraîné dans l'ardente mêlée de la ré-
volution parisienne, plus d'un Allemand avait salué « les joyeux
arbres de liberté » plantés en 1792 sur la terre rhénane.
La constitution n'avait établi qu'un seul ministère pour l'intérieur
et la justice; en réalité, il y en eut deux. La justice fut confiée à un
(i) Eermarm tl Dorothée,
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I
952 REVUE DES DEUX. MONDES. „
Français, Siméon, un vétéran de nos luttes révolutionnaires, qui,
après avoir assisté au laborieux enfantement du nouveau droit fran-
çais, était chargé d'en surveiller la transplantation en Westphalie,
C'était un esprit libéral et étendu, un caractère probe et ouvert.
Son titre de conseiller d'état de l'empire français lui donnât une
gi*ande situation en Westpbalie. Quand la haute police osa faire une
perquisition chez son collègue Bûlow, Siméon seul dans le conseil
du roi eut le courage de flétrir ces procédés. Il fut heureusement
secondé, dans les travaux pour l'introduction du code civil et l'or-
ganisation des tribunaux, par plusieurs jurisconsultes allemands;
dans les universités et les anciens tribunaux, il ne manquait pas
d'hommes qui avaient suivi avec intérêt le progrès des idées nou-
velles en-deçà du Rhin, et qui avaient fait une étude particulière
des lois révolutionnaires et du code Napoléon. C'est le professeur
Leist qui eut la plus grande part à la traduction de nos lois en alle-
mand.
Chargé également du service des cultes, Siméon avait la double
tâche de rallier les clergés indigènes à l'ordre de choses établi et
de faire prévaloir les principes nouveaux de tolérance. Partout, ex-
cepté peut-être dans le Brunswick, sous^la libérale administration
de Charles-Guillaume, on avait vécu sous le régime des religions
d'état. Dans la Hesse, c'était le protestantisme, dans les ci-devant
évêchés c'était le catholicisme, qui étaient religions dominantes,
quelquefois oppressives. Toutes les sectes s'unissaient pour per-
sécuter et humilier les Juifs. Ces derniers avaient eu un com-
mencement de réhabilitation dans le Brunswick, grâce au géné-
reux lacobson, un de leurs coreligionnaires, qui avait été le
principal ministre du dernier duc. Jacobson continua son œuvre
d'affranchissement sous la nouvelle domination. Il finit par ga-
gner sa cause. Un décret du 27 janvier, par l'abolition des taxes
spéciales imposées aux Juifs, acheva de leur donner l'égalité ci-
vile et politique. Le 8 février 1808, vingt- deux délégués juifs
des huit départemens westphaliens se réunirent à Cassel pour re-
mercier le roi Jérôme et le ministre Siméon. Trois jours après, un
office religieux fut célébré à la synagogue en action de grâces.
« Quelques Juifs d'un état voisin, dit le Moniteur westphalien, as-
sistaient à cette fête avec des sentimens moins heureux et compa-
raient douloureusement la différence de leur sort à la même époque.»
En janvier 1809, sur la demande du ministère westphalien, le roi
de? Saxe accorda aux sujets Israélites du roi Jérôme le droit de s'é-
tablir librement aux foires de Leipzig et de Nauembourg, et de va-
quer à leurs affaires aux mêmes conditions que les chrétiens.
Les partisans des anciennes religions d'état ne manquèrent pas
de se plaindre, sans voir que, s'ils perdaient un privilège dans tel
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LE ROYAUME DE WESTPHAUE. 953
pays, ils recoavraient les avantages du droit cooâmun dans tel
autre. Les catholiques surtout se déclaraient sacrifiés; à Duderstadt
par exemple, on avait donné la plus grande église aux protestans.
Il est possible que, dans la ferveur nouvelle des principes de tolé*
rance, on ait pris plaisir à renverser en quelques localités les an-
ciens rapports entre les diverses religions; il est dli&cile de croire
pourtant que ce soient les catholiques, sous un roi catholique, à
une époque où Napoléon affectait de protéger les catholiques à
Dantzig et en Saxe, qui aient été le plus à plaindre. Le seul grief
bien fondé de leur clergé, c'est Tâpreté avec laquelle Jérôme, moins
par principe révolutionnaire que par besoin d'argent, poursuivit
la clôture et la vente des couvons. Les religieuses expulsées ne re-
cevaient qu'une pension de 200 francs; le Juif Jacobson honora sa
religion et ses principes libéraux en y ajoutant une rente viagère
de 100 francs.
La haute police, qui aurait dû être dans les attributions du mi-
nistère de la justice, en était au contraire entièrement indépen-
dante. Elle avait pour chef Legras de Bercagny, qui portait le titre
de secrétaire des commandemens. « M. Bercagny, écrivait Reinhard,
est un homme très actif et très intelligent; il serait à désirer seule-
ment qu'il sût l'allemand : une traduction de propos, de lettres, de
livres, de mœurs et d'usages fait disparaître le coloris, et en ma-
tière de police le coloris fait beaucoup. » Les employés supérieurs
de ce service laissaient également à désirer sous ce rappprt : la
police, privée en quelque sorte de moyens sûrs et directs d'informa-
tions, en devenait à la fois plus impuissante et plus tracassière. La
violation du secret des correspondances faisait qu'on n'osait plus
confier de lettres à la poste westphalienne. Les perquisitions in-
tempestives ou maladroites, l'espionnage dans les promenades,
la corruption par la police des domestiques de grande maison,
étaient des moyens bas et vexatoires qui ne pouvaient pas suppléer
à une vraie connaissance de l'esprit public. Les agens de bas étage
ne manquaient pas, surtout parmi les Allemands; dans le roman de
Kœnig, on met en scène Bercagny lui-môme, qui refuse d'employer
des Français. « Les Allemands, lui fait-on dire, soDt plus empres-
sés à dénoncer, à découvrir, à trahir les secrets; si je puis m'expri-
mer ainsi, ils rapportent mieux, » Tout cela ne constituait pas une
bonne police. Bercagny pouvait communiquer au roi, tous les ma-
tins, beaucoup de commérages, d'histoires scandaleuses et de bruits
de ville; mais Napoléon avait raison de trouver « qu'il y avait peu
de police dans le royaume, » et qu'impunément « les agens des
princes s'y agitaient de toutes manières. » Le ministre de France
estimait donc que cette institution était plus nuisible qu'utile, et
que son budget de 200,000 francs était dépensé en pure perte, a II
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96i REVUE DBS DEUX MONDES.
est dans le caractère allemand, prétendait Reinhard, quelque chose
qui répugne indéracinablement à une pareille institution. Sa bonne
foi s'en inquiète, et comme, dans la conscience qu'il a de manquer
d'adresse, il se sent sans défiance, un agent de la haute police à
ses yeux n'est qu'un assassin... La haute police est en guerre avec
tou» les ministères, celui des relations extérieures excepté, avec
toutes les administrations départementales; elle rend irrémédiable
la scission entre les Français et les Allemands en exaltant les craintes
et les défiances des uns, en inspirant aux autres ou l'indignation ou
la terreur (1). »
IV.
Le ministère de l'intérieur était aux mains du baron de Wolfiradt,
ancien ministre du duc de Brunswick, homme intelligent, dévoué à
la Westphalie par crainte de l'annexion, et qui s'entourait indistinc-
tement d'hommes de mérite français et allemands. Il esta remarquer
cependant que les huit départemens du royaume étaient administrés
par huit préfets allemands, dont quelques-uns, comme de Harden-
berg, Reinmann, Gossler, avaient été élevés à l'école de la Prusse.
II en était de même assurément pour les sous-préfets, et à plus forte
raison pour les maires, conseillers de département, d'arrondisse-
ment, conseillers municipaux. Tout au plus pouvait- on trouver
quelques légistes français dans les conseils de préfecture. Confié
aux Allemands, du haut en bas de la hiérarchie, le service de Tin-
térieur était de tous le plus suspect et le plus hostile à la haute
police. Bercagny et Wolfradt étaient en lutte perpétuelle.
Au ministère de l'intérieur devait se rattacher la direcdon de
l'enseignement. Elle fut d'abord donnée à Jean de MûIIer. Le « Tadte
allemand, » comme les Français se plaisaient à l'appeler, avait, i
Tavénement de Jérôme, cinquante-six ans; né à Schaffoase, mab
élève de l'université de Gœttingen, il pouvait passer à la rigueur,
quoique républicain suisse, pour un sujet du royaume. Dans sa
carrière un peu nomade, oscillant sans cesse des recherches scien-
tifiques aux affaires politiques, il avait servi presque tous les gou-
vernemens de l'Allemagne et des pays voisins. A Genève, il avait
professé devant un auditoire de jeunes étrangers, la plupart An-
glais, l'histoire universelle. Dn voyage à Berlin et une dédicace à
Frédéric 11 n'avaient pas réussi à lui ouvrir l'administration prus-
sienne. On le retrouve ensuite à Cassel, à Mayence, à Vieime, in-
vesti des charges les plus diverses. A Berlin en 1804, il est consdller
intime de la guerre et historiographe. Il allait écrire l'histoire de
(1) Rapports de mars 1809 et du 10 août 1809.
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LE ROYAUME DE ^ESTPHAUE. 956
Frédéric II, lorsque la guerre de 1806 éclata. Il se montra un des
plus ardens contre Napoléon ; pourtant il resta à Berlin en atten*
dant le vainqueur. Le 20 novembre, il eut un entretien avec l'em-
pereur, qui le séduisit par ses flatteries, ses prévenances, l'étendue
de ses connaissances et l'élévation apparente de ses aperçus philo-
sophiques. Jean de MUUer fut conquis; d'ardent Prussien, il devint
un admirateur de Napoléon. Au reste, étranger à l'Allemagne par
sa naissance, sinon par son éducation, l'ardeur des passions natio-
nales n'avait pas prise sur lui. Gomme il avait fréquenté les princes
plus que les peuples, il ne pouvait guère se laisser enthousias-
mer par l'idée d'une Allemagne libre et une. Républicain, quoique
assez tiède, il n'avait aucun motif pour préférer les princes de droit
divin aux parvenus de la révolution. Il fit partie des délégations
westphaliennes à Paris, fut distingué, par le roi Jérôme, qui le
nomma d'abord secrétaire d'état et ministre des affaires étrangères,
puis lui confia la direction de l'enseignement dans cette même ville
de Gassel où il avait été professeur. Aucune conversion de cette
époque n'est plus explicable; aucune peut-être n'a plus excité la
bile des teutomanes. II faut convenir que la transition fut un peu
brusque. Toutefois il se fit beaucoup pardonner à cette époque par
son administration libérale, son affection pour les jeunes gens, son
zèle pour la science et l'opiniâtreté avec laquelle il défendit les
vieilles institutions universitaires de la Germanie.
A sa mort (20 mai 1809), la direction de l'enseignement passa
entre les mains du professeur Leist. « C'est un homme instruit, di-
sait Reinhard, et d'un caractère pliant. » On ne saurait mieux le
connaître que par cette autre appréciation d'un ami du gouver-
Bement qu'il a servi. « Il fit disparaître des universités westpha-
liennes les associations des étudians, cause de grands désordres. On
lui fit un grand mérite de cette mesure. Il sut insinuer adroitement
aux professeurs de ne pas se mêler de politique... Les professeurs,
sachant qu'ils étaient surveillés, s'observèrent à leur tour, et les
élèves s'abstinrent de politiquer. M. de Leist était du reste un homme
fort ambitieux, présomptueux comme un véritable professeur alle-
mand, aimant la louange. D'abord dévoué à l'ancien gouvernement
de son pays, il n'avait pas été plus tôt nommé conseiller d'état, qu'é-
bloui, son amour pour cet ancien gouvernement (celui de Hanovre)
était devenu de la haine. Il se figurait quelquefois que la West-
phalie n'avait pas besoin de la France, et que Jérôme pouvait et
devait se passer de son frère. »
La grande affaire qui tourmenta les derniers jours de Jean de
Millier, et qui ne fut terminée que grâce au « caractère pliant )> de
Leist, est celle des universités. Elles étaient au nombre de cinq
dans le royaume de WestphaUe : une université hanovrienne, G^t-
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956 REVUE DES DEUX MONDES.
tingen {Georgia Augusta\ fondée en 173& par George II d'Angle-
terre; deux hessoises, Marbourg, fondée en 1527 par le landgrave
Philippe le Magnanime, et Rinteln, en 1627, par Ernest III, comte
de Holstein et Schaumburg; une brunswickoise , Helmstaedt, en
1575, par le duc Julius; enfin une prussienne, Halle, en 169&, par
le roi Frédéric V^ (1).
Napoléon n'aimait pas les universités allemandes, qui différaient
si fort du type qu'il avait adopté pour l'enseignement français. Un
autre péril venait de la détresse financière du roi Jérôme; il n'eût
pas mieux demandé que de traiter les biens des universités comme
ceux des couvens. Gœttingen seul avait déjà perdu 150,000 francs
de ses revenus. Jean de MûUer, élève de ces universités, imbu des
grands souvenirs de la réforme allemande, dont elles étaient des
monumens, lutta pour leur conservation. Le 28 mars 1809, Jérôme
déclara positivement à son ministre de l'intérieur qu'il voulait un
projet de suppression pour Marbourg, Rinteln et Helmstaedt. Mûiler
était au désespoir : vainement il s'efforça de démontrer que « cha-
cun de ces établissemens littéraires faisait la seule ressource d'un
district entier par l'argent qu'ils y faisaient circuler et dont une par-
tie y était apportée par des étrangers, qu'ils y tenaient place d'une
industrie qui n'existait pas et qui ne pouvait être introduite, que
les pensions à payer aux titulaires actuels emporteraient la plus
grande partie des profits que le trésor pouvait se promettre de la
suppression. » Si on l'invitait à choisir, il avait de bonnes raisons
en faveur de chacune de ces universités : Helmstaedt n'avait besoin
que de 10,000 francs de subvention, Rinteln vivait de ses propres
ressources, Marbourg était la seule université calviniste du royaume.
Le souvenir des fondateurs était cher aux peuples. Si l'on vou-
lait travailler à une régénération de l'esprit allemand, on n'avait
pas de plus puissant moyen d'action. Reinhard lui-même, qui com-
prend la situation financière, mais qui, lui aussi, a été l'élève d*une
université allemande, s'émeut à l'idée de ces destructions. « Lors*
qu'on pense que tous les frais d'entretien de tous ces établissemens
respectables et utiles sous tant de rapports, écrit-il à Champagny,
n'excèdent guère 600,000 francs, que l'ameublement d'un palais de
moins suffirait pour couvrir cette dépense, comment croire à la né-
cessité indispensable de les supprimer ? » Dans son rapport du 10 août
1809, il constate que Rinteln et Helmstaedt n'existent plus, que Mar-
(i) SiméoD, dans son eiipoBé de juillet 1808, dit que ces cinq aniversités aTaieot
cent quarante professeurs, que 1 instruction publique, dans son ensemble, coûtait on
million, « luxe de professeurs et d*établissemens que pourrait envier un vaste empire.»
n pose déjà la question s*il ne serait pas possible de a concentrer davantage ces grands
foyers de lumière. » Voyes de pins amples détails sur ces imifersités dans le MomUmir
w$stphaliên du Sd Juillet 1808.
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LE BOYAUMJS DE WESTPHALIE. 067
bourg même est menacé. Le mouvement insurrectionnel allemand
de 1800 parut même devoir tout emporter; le roi, exaspéré, comme
autrefois son frère, par le « mauvais esprit de cette jeunesse, »
voulait tt brûler toutes les universités. » Une autre source de dif-
ficultés, c'étaient les conflits entre les antiques juridictions univer-
sitaires et les nouvelles juridictions, juges de paix, tribunaux de
police, tribunaux de district. Après beaucoup de luttes, les privi-
lèges des étudians disparurent sous le niveau de la loi commune,
et leurs associations mêmes tombèrent en dissolution.
Cependant nous voyons, par l'exposé présenté aux états de 1810,
que quelques progrès put été accomplis. Halle a été réorganisé et
pourvu de professeurs illustres : le philologue Schûtz, les médecins
Reil, Heckel, etc. Le roi a donné à Gœttingen sa collection d'his-
toire naturelle; on y construit une serre chaude et un nouvel ob-
servatoire. Les revenus et les professeurs des deux universités
supprimées sont réunis à ceux des trois universités conservées. A
Brunswick, on a réorganisé une école militaire pour soixante élèves*
« La littérature westphalienne, dit M. Reinhard, a pris une direction
utile vers le code Napoléon, la statistique et la constitution du
royaume. Deux ouvrages remarquables qui lui appartiennent sont
le Dictionnaire allemand de M. Campe (1) et la Théorie du mou-
vement des corps célestes^ par M. Gauss. »
L'idée de réconcilier les Français et les Allemands sur le terrain
de la science et de la littérature, d'opérer entre les deux nations
« la fusion des mœurs et des lumières, » avait été entrevue; mais
ceux qui s'imaginaient en prendre l'initiative avaient plus de pré-
tentions que d'idées claires. Pendant qu'on supprimait les univer-
sités, la feuille officielle consacrait de longs articles à la littérature
westphalienne. Le lA novembre 1808, on représente, devant le roi
et devant 1,200 invités, un opéra en trois actes dont le héros était
Jérôme Napoléon lui-même allant en 1805 délivrer les Génois pri-
sonniers à Alger. Sommé de restituer ses captifs, a chrétien, ré-
pond le dey, tu connais nos usages; acquitte leurs rançons. — Je
vais les acquitter, » répond Jérôme :
Vois^tu tous ces vaisseaux qui bordent tes rivages 7
Ils renferment, sultan, de quoi te contenter I
Dans une heure, au plus tard, si ceux que Je réclame.
Sans en excepter un, ne me sont point rendus.
J'apporte en ton palais et le fer et la flamme,
Et des torrens de sang couleront répandus.
Je te laisse y penser. Ce sont là les tributs
Que désormais prétend payer la France...
Ce n'est pas plus mauvais en somme que toute autre poésie of-
(1) Déjà décoré du titre de c\U)]ien français par l'assemblée législative (1702).
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95S RETUB DES DEUX MONDES.
ficielle; mais ce n'était guère ^estpbalien : l'auteur était un Fran-
çais nommé Brugniëres.
Le gouvernement dut se préoccuper aussi de la situation faite au
beaux-arts dans la Westphalie. Guillaume VIII, n'étant encore que
prince héréditaire et gouverneur de la Frise pour la république de
Hollande, avait commencé à former une galerie de tableaux, pour
la plupart de l'école hollandaise. Devenu landgrave, il entretint
dans les Pays-Bas un agent chargé de continuer les achats. La col-
lection n'avait cessé de s'accroître sous ses successeurs, et le land-
grave Frédéric II l'avait ouverte au public et aux artistes. Elle devait
être alors presque aussi considérable qu'aujourd'hui (1,592 ta-
bleaux). Les écoles allemande, espagnole, italienne, y étaient bril-
lamment représentées , mais les écoles flamande et hollandaise,
avec Rubens, Snyders, Teniers, Jordaens, Van Dyck, Gérard Dow,
en constituaient la majeure partie. Après le renversement de l'élec-
teur. Napoléon, avec cette barbare passion pour les beaux-arts qu'il
semble avoir imitée des contemporains de Mummius, s'empressa de
faire trophée de tous ces chefs-d'œuvre. Il envoya le directeur-gé-
néral Denon à Gassel avec mission de choisir les meilleurs tableaux
pour le musée du Louvre. Denon fit aux Casselois ce singulier com-
pliment : « j'ai déjà eu mission dans plusieurs galeries ou musées
de choisir pour nous ce qu'il y avait de plus beau, mais jamab je
n'ai été si embarrassé de mon choix qu'aujourd'hui ; tous vos ta-
bleaux sont des perles et des bijoux. » Pour sortir d'embarras, il
expédia à Paris la plus grande partie de la collection. D'autres ta-
bleaux furent donnés en présent à l'impératrice Joséphine pour sa
galerie de la Malmaison : ils figurent aujourd'hui à l'Ermitage de
Saint-Pétersbourg. D'autres furent donnés à différentes personnes :
un Raphaël tomba entre les mains du général Lagrange. D'autres
enfin furent vendus aux enchères (1).
L'avènement de Jérôme vint, quoique un peu tard, mettre un
terme à ce vandalisme. Ce qui restait encore de tableaux fut ré-
servé à l'académie des beaux-arts et mis à la disposition des ar-
tistes. Les courtisans ne manquèrent pas de voir dans cet acte in-
complet de réparation le point de départ d'une ère nouvelle de
prospérité pour Vari westphalien.
Y.
Quels que fussent les qualités ou les défauts des ministres du
roi, ceux du roi lui-même devaient avoir une plus grande influence
sur les destinées de l'état. Reinhard lui reconnaît de la bonté et
(i) Eq 1815, la coUection de Casael fut reconstituée. Voyez MûUer, Zur Geschkkt4
der Kasselfr Galerie. Casiel.
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LE ROYAUME DE WS8TPHAUE. 959
de rintelligence. On ne peut nier en effet que Jérôme n'ait fait en
mainte occasion preuve d'humanité et de clémence : aux émigrés
qui refusaient de rentrer dans le royaume, aux réfractaires qui se
dérobaient à la conscription, aux conspirateurs de 1809, il ne fit
jamais sentir toute la rigueur des lois impériales. Il était attaché à
ses amis, fidèle aux vieilles affections; mais ses amis étaient trop
souvent des favoris, et sa bonté, trop prodigue pour eux, devenait
cruauté pour ses sujets. Dans sa correspondance, il se montre vive-
ment ému de la misère des paysans ou des pensionnaires de l'état;
mais il ne demanda jamais un million de moins pour la liste civile.
Au conseil, on admirait « son coup d'œil, sa perspicacité, son talent
pour résumer les opinions; » mais la représentation, le théâtre,
les ballets, les parties de campagne, les parties de chasse, ne lui
laissaient pas le temps d'étudier les affaires, u Ses décisions, dit
Reinhard, résultent de cette conviction vive qui jaillit du moment;
elles sont l'ouvrage du génicy puisqu'elles sont autant de décou-
vertes... Peut-être, entravé par des études préliminaires, son coup
d'œil serait-il moins juste. » Le ministre de France ne tardera pas
à revenir de cet enthousiasme pour les princes qui improvisent
leurs décisions et qui font des « découvertes » au conseil. Plus tard,
il souhaitera au jeune roi « d'écarter de ses heures consacrées au
travail la frivolité et l'inexpérience. » On a vu que JoUivet était
bien autrement sévère.
Reinhard a remarqué aussi que le caractère de Jérôme, qui d'ail-
leurs n'avait que vingt-trois ans à son avènement, n'était réelle*
ment pas formé. « Avoir ses volontés, c'est à ses yeux avoir du
caractère, taddis que trop souvent c'est en manquer. L'empereur
aime qu'on ait du caractère, voilà son refrain. » De là ces emporte-
mens violens où il ne parlait d'abord que de juger en personne les
rebelles et de brûler les universités, puis ces accès de clémence
qui allait jusqu'à la faiblesse; de là cette impuissance absolue de
suivre avec fermeté une réforme commencée, et surtout de se ré-
former lui-même. Un éloge que les contemporains lui attribuent
sans restriction, c'est de savoir bien représenter, a Rien n^est com-
parable à l'aisance et à la dignité avec laquelle il représente. Rien
n'est appris, rien n'est étudié. On voit que la couronne ne lui pèse
pas parce qu'il se sent digne de la porter. » Une telle qualité, si
elle est seule, peut bien faire un mannequin royal, non un roi.
Malheureusement le talent de représenter s'alliait chez lui à un
amour exagéré du faste, de l'ostentation, de l'étiquette. C'est une
des choses qui ruinèrent la Westphalie et qui autorisèrent l'empe-
reur à écrire le 5 janvier 1812 : « La France n'a pas demandé que
la cour de Gassei rivalisât de luxe et d'éclat avec la cour impé-
riale. »
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060 ftEVUli 0£S D£UI MONDES.
La royauté nouvelle héritait naturellement des palais et des nom-
breuses maisons de plaisance qu'avaient élevés plusieurs généra-
tions de landgraves, presque tous marchands d'hommes, mais tous
passionnés pour les arts et les bâtimens. A Gassel, c'était lepalaii
de r Orangerie avec son splendide bain de marbre^ qu'un sculpteur
français, Monnot, éleva de 1692 à 1728 pour le landgrave Garl. Les
statues et les bas-reliefs en marbre de Carrare offrent un choix de
sujets mythologiques que n'eussent pas désavoué les plus raflbiés
épicuriens de la Rome impériale : Europe enlevée par Jupiter, Tin-
discrétion d'Âctéon, Diane découvrant la faute de la nymphe Ga-
listo, etc. On a toujours mené joyeuse vie dans le palais des land-
graves : les Allemands peuvent-ils être si sévères pour la nouveUe
cour, qui n'aurait fait, après tout, que suivre les traditions de l'an-
cienne? Mais la plus magnifique des résidences électorales, c'est
Wilhemshœbe. Qu'on imagine un château de la renaissance, avec
toutes les élégances de l'art italien, dans un des sites les plus pit-
toresques de rHaJ)ichtswa1d, au milieu d'une forêt de sapins solen-
nels comme des piliers de cathédrale, parmi les rochers, les préci-
pices et les senteurs résineuses, dans une solitude à tenter un
fondateur de chartreuse. Le Versailles hessois a un double avan-
tage sur celui de Louis XIV : il est à la fois plus solitaire et plus
rapproché de la capitale; mais il témoigne chez les anciens maîtres
du pays d'un despotisme autrement impérieux que celui du grand
roi. Le château des Géansy qui derrière le château d'habitation se
dresse au sommet de la hauteur, avec sa pyramide et sa statue co-
lossale de l'Hercule Farnèse, avec ses esodiers de 8A2 marches, ses
immenses cascades de 100 mètres de longueur, ses précipices artifi-
ciels qui donneraient pourtant le vertige, cet entassement inutile et
prodigieux de blocs énormes semble appartenir à l'Orient plutôt qu'à
l'Europe. Si les Nemrod et les pharaons avaient eu à bâtir des don-
jons, c'est dans ces proportions qu'ils auraient travaillé. La colline
disparaît sous ces masses de granit, naturellement ou artistement
brut : beaucoup de ces blocs ont deux fois la hauteur d'un hooune;
on dirait les alignemens de Gamac à l'assaut de cette colline de
300 mètres de hauteur.
Le landgrave était revenu d'Italie, résolu à rivaliser avec les cas-
cades de Tivoli et à éclipser, à force de labeur, les merveilles de
la nature. De la pyramide, de THercule en cuivre forgé, qui, vu de
la plaine, parait une statuette, et qui peut loger sept ou huit per-
sonnes dans une de ses jambes, on a une vue splendide sur la
Hesse. De là les landgravesvoyaient à leurs pieds leur capitale, et
embrassaient du regard une immense étendue de leurs états : c est
la seule utilité de cette construction; le massif château des Céans
n'a pas été fait pour être habité. Que de journées de travail ce ca-
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 961
price du landgrave Garl et le tour de force de son artiste favori,
ritalien Guerneri, ont dû coûter aux populations serves de la Hesse!
Ce fut comme une plaie d'Egypte qui de 1701 à 171& s'abattit sur
les pauvres gens. On dit que 2,000 ouvriers travaillèrent pendant
ces quatorze années, et que le landgrave brûla les livres de compte
pour ne pas révéler l'énormité de la dépense. Le jour de l'inaugu-
ration des cascades , toute la cour était dans une admiration et une
allégresse de commande, et le landgrave, orgueilleux de son œuvre
comme un autre Nabuchodonosor, se demandait seulement quelle
statue il mettrait au sommet de la pyramide. « Le meilleur cou-
ronnement d'un tel édifice, dit alors le prince royal Frédéric, ce
serait une potence pour l'architecte dont les plans ont fait verser
tant de larmes à ce peuple (1). » Jérôme Bonaparte, qui venait au
contraire affranchir le paysan, n'avait nulle envie de rivaliser avec
le faste titanesque de ses prédécesseurs; il jouissait en bon prince,
en bon vivant si l'on veut, de ces enchantemens de l'art et de la
nature. Une cour brillante, d'une vivacité toute française malgré
le mélange germanique , emplissait de ses rumeurs cette solitude
trop imposante. Une société légère, avide de plaisirs comme celle
de l'ancien Versailles, un peu plus mêlée cependant, venait égayer
ces tritons, ces nymphes, ces néréides, qui se trouvaient sans
doute fort dépaysés au milieu de cette ^sapinière teutonique , où
Ton se fût attendu à rencontrer plutôt le dieu Thor ou le loup
Fenris.
A tort ou à raison, la légèreté de cette cour a laissé un souvenir
vivace dans les imaginations hessoises. Les Allemanda étaient por-
tés à regarder Wilhemshœhe comme une espèce de Caprée ou de
Babylone française. Ils ne tarissûent pas sur les complaisances attri-
buées aux dames de la cour envers leur jeune maître, chose as-
surément peu honorable pour leur noblesse, — sur les complots de
Jérôme et de son chambellan Marainville contre la vertu des jolies
bourgeoises, — sur les actrices parisiennes qui trouvaient moyen
de se glisser dans la société casseloise pour rappeler à Jérôme d'an-
ciennes relations, et que l'empereur, en haine du scandale, faisait
enlever d'autorité et ramener à Paris, — sur cette loge discrète et
obscure qu'affectionnait Jérôme au théâtre et dont les rideaux se
fermaient parfois d'une façon compromettante, — sur ces bains d'eau
de Cologne ou de vin de Bordeaux où Jérôme cherchait à retremper
ses forces épuisées. Il faut ici tenir compte de l'exagération des té-
moins; la vertu en Allemagne, le vice lui-même est prude; la lé-
gèreté française y a toujours paru de la corruption . Jérôme avait
(1) Emilie Wepler, GescMchU der WUMmshœhe, Gaasel 1870. j
Tom CI. — 1879» 61
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062 RETUS IMBS DEUX MONDES.
parmi ses sujets beaucoup d'ennemis; le meilleur moyen de dépcH
pulariser le gouvernement était de calomnier le roi. Les princes de
Brunswick et de Hesse-Gassel, à leur retour en ISli^ étaient peu
disposés à réprimer les mauvais propos contre leur prédécesseur;
plus d'un pamphlet reçut même une haute autorisation. Il faut re-
marquer que le scandale n'alla jamais assez loin pour altérer a la
manière dont le roi et la reine sont ensemble en public, et qui offine
quelque chose de mieux que des égards. » Enfin les distracii(Ris
extra-matrimoniales de Jérôme influèrent peut-être sur son appli-
cation, nullement sur la politique. One seule femme de la cour eut
sjiT lui un grand empire, c'est la comtesse de Waldburg-Truchsess,
grande-maltresse de la madson de la reine. Elle devait son autorité,
non à ses complaisances, mais, parait-il, aux idées de grande poli-
tique et de régénération allemande dont elle entretenait le roi.
La reine Catherine, qui avsdt un an de plus que son mari, était
grande, un peu forte de taille, fort majestueuse par conséquent
«. Elle se prête plutôt qu'elle ne se piait à l'apparat des grands cer-
cles; on la dirait hautaine, parce qu'elle est timide. » De là une
certaine raideur dans les cérémonies publiques, peu d'éloquence
quand il faut répondre aux complimens d'une députation. Un autre
^et de cette timidité, c'est que o les affections de la reine sont
constantes : une dame ou deux seulement ont obtenu sa confiances
Des deux souverains, la fille du roi de Wurtemberg et le fils do
bourgeois d'Ajaccio, c'est celui-ci qui représente avec le plus d'îû-
aance. Toutefois Catherine avait un rôle important dans la cour et
dans le gouvernement ; l'aristocratie allemande trouvait, dans la
présence sur le trône d'une descendante des Welfs de Brunswick et
des ducs de Wurtemberg, une raison suffisante pour s'empresser
à la cour du parvenu français. Elle n'était guère faite pour modé-
rer les goûts de dissipation de scm mari; elle dépensait elle-même
énormément pour sa toilette ; « la reine a beaucoup de robes à
distribuer à ses dames parce qu'elle en change très souvenL >
Plus tard déchue de sa haute fortune, dépouillée par sou père, ré-
duite à un plus modeste budget, on la verra dans son exil près de
Tienne faire ses commandes aux fournisseurs par cent paires de
Mulieis. Sa première éducation, elle le reconnaît elle-mêinet avait
été un peu négligée : de là une certaine frivolité et un certain
désœuvrement pendant toute sa vie. Son journal de ISll, où elle
piétend écdre a l'histoiie de sa vie, » a ce caractère de puérililé
persistante.
« %0 janvier. — J'ai été au bal masqué, où j6 me suis beaucoup amu-
sée. J*ai mis plusieurs déguisemens, entre autres celui d'une vidlle ven-
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LÉ ROYAUME DE WESTPHALIE. 963
deuse de fleurs, sous lequel personne ne m'a reconnue... » — « 3i jan-
vier. — Il y a eu ce soir bal masqué chez le comte de Fùrstensteîn...
Nous avons dansé un quadrille tiré des bayadères. Nos costumes nous
allaient parfaitement bien... Je me suis trouvée mal pendant le sou-
per... » — « Nous avons été déjeuner au Pas. Le soir, nous avons eu
concert et spectacle sur le petit théâtre. » — « 11 y a eu spectacle dans
les petits apparlemens. » — « Tai visité la mine de Franckenheimer...
Mes dames et moi, nous étions habillées en mineurs, ce qui avait Tair
très drôle. » — « La veille du nouvel an, nous avons fait toutes les fo-
Ees imaginables, entre autres celle de faire chercher une bague en or
dans un grand plat à farine; il est presque impossible de la trouver avec
la bouche. »
Francbement ce n'est guère la peine de rédiger « l'histoire de sa
vie » pour dire qu'un tel jour on a entendu « M"* Lenghy, fameuse
barpiste italienne, » et que tel autre jour on a « fait la plaisanterie
de faire couper à trois de ses dames leurs cheveux d'après la nou-
velle mode. » Pourtant lorsqu'on 1812 Jérôme, en partant pour l'ar-
mée, lui a confié la régence de Westphalie, dans sa correspondance
ayec lui elle parle assez pertinemment des ventes de domaines, de
la dette publique, des fournitures de Tannée, mais sans aucune
espèce de goût et par pur dévoûment pour son mari.
La cour de Westpbalie, on l'a vu, étsdt brillante et animée, mais
mineuse pour la liste civile et pour le royaume. Jérôme voulut avoir
un grand-maréchaî , deux préfets et trois maréchaux de palais, un
grand-chambellan et une dizdne de chambellans, un grand-maître
des cérémonies et sept ou huit maîtres ou aides des cérémonies, un
maître de la chapelle, un directeur des concerts, un gouverneur des
pages, xme douzaine d*aîdes-de-camp, quantité d'écuyers, un grand-
aumônier, qui était un très haut baron et avait le titre d'évoqué»
un grand- veneur avec tout le personnel des grandes chasses» etc.
Pour la maison de la reine, il avait voulu une grande-maltresse des
dames du palais, des chambellans « des écuyers d'honneur, etc.
Jérôme et Catherine ne furent pas toujours heureux dans le choir
de leurs intimes; c'est un chambetlan du roi, Dœmberg, qui se ré-
volta contre lui en 1809; c'est un écuyer d'honneur de la reine,
nEaubreuil, qui lui enleva ses diamans en 1813. II se fît là une
nouvelle expérience de ce que peut apporter de force à un état Te
dévoûment d'une domesticité de nobles.
VL
En 1812 „ à la veiJie de l'expédition de Russie, le royaume dé
IPèstphaCe, à part sa persistante détresse fhancière, se trouvait à
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d6& REVUE DES DEUX MONDES.
l'apogée de sa splendeur et de sa prospérité. De grandes choses
avaient été faites : on avait créé une armée toute nouvelle, qui
comptait 25,000 hommes disponibles et 33,000 hommes sur les états;
on avait constitué toute une hiérarchie nouvelle d'administrations,
de conseils consultatifs, de tribunaux ; on avait fait prévaloir par-
tout le principe de l'égalité devant la loi ; la terre et la personne
avaient été affranchies, le justiciable avait la garantie du jury et
de la procédure publique ; le contribuable ne portait plus la part
de fardeau des privilégiés; le paysan avait été affranchi des derniers
restes du servage, l'artisan des entraves des corporations, le dissi-
dent religieux des prétentions des églises d'état. Le Brunswickois,
le Hessois, le Prussien, le Hanovrien, naguère si différens de carac-
tère, d'éducation, de principes, de civilisation, avaient commencé à
prendre un esprit de solidarité et à concevoir un certain patriotisme
westphalien.
Le revers de la médaille est que « l'amalgame » entre les Français
et les Allemands ne se faisait pas aussi bien, que les passions ger-
maniques subsistaient et grandissaient dans bon nombre de loca-
lités, que l'intervention perpétuelle de Napoléon dans les affaires
westphaliennes ne permettait pas aux Allemands d'oublier la con-
quête, que de perpétuelles conspirations ne permettaient pas au
roi d'oublier que beaucoup de ses sujets étaient ses ennemis. La
perte presque totale d'une division westphalienne en Espagne avût
fait très mauvais effet dans l'armée; on entendait dire aux soldats
(( qu'ils n'iraient ni là ni en Pologne, qu'on pouvait les fu^ller,
mais qu'ils ne marcheraient point. »
Certaines parties du royaume étaient devenues presque irrécon-
ciliables : ainsi le pays de Hesse-Gassel si souvent agité par les
révoltes, la ville de Hanovre, qui avait cessé d'être une capitale et
où une maison de &0,000 francs se donnait pour 6,000, celle de
Hagdebourg, qui succombait sous le poids d'une garnison française
de 12,000 hommes (dont 7,000 à la charge du bourgeois), et qui
voyait son commerce presque entièrement ruiné. A Brunswick
même, à la fin de janvier 1812, il y avait eu une rixe entre soldats
français et westphaliens, et la populace de Brunswick, qui est « très
insolente, » ainsi que les polissons, a qui sont ici plus polissons
qu'ailleurs, » s'en étaient mêlés. Dans plusieurs petites émeutes
de ce genre, des soldats avaient été tués. Napoléon, se substi-
tuant à son frère, avait fait prendre des mesures par trop exception-
nelles, exigé de nombreuses arrestations, institué des commissions
extraordinaires, fait entrer à Brunswick des régimens français
mèche allumée. Reinhard ne pouvait assez déplorer ce luxe de ré-
pression.
A Cassel , les choses allaient un peu mieux. Cette ville avût déjà
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LE ROYAUME DE WESTPHALIE. 965
été presque française au temps de ce landgrave Frédéric II, à la
table duquel un de ses convives disait : a II n'y a aujourd'hui
étranger que monseigneur. » Le gouvernement, ses amis, les in-
térêts nouveaux s'y trouvaient en majorité. Le luxe et les dépenses
de la cour y faisaient prospérer certaines branches de commerce;
les ministères, les assemblées d'états, les cours suprêmes, y atti-
raient un nombreux personnel de consommateurs. Pour prendre
part à cette fortune, de nombreux négocians ou artisans bronswic-
kois, prussiens ou hanovriens étaient venus s'établir dans la capi-
tale, au grand dépit des bourgeois de Gassel, qui se plaignaient
d'abord qu'on vint leur ôter le pain de la bouche. La France y était
représentée par des tailleurs, modistes, coiffeurs, par les articles de
Paris, les meubles, les voitures. Elle y était représentée aussi par
un élément peu recommandable d'aventuriers exerçant de petites
industries ou sollicitant de petites places. Presque partout s'éta-
laient des enseignes en deux langues. Les marchands arboraient
avec orgueil les armes du nouveau royaume et le titre de fournis-
seurs brevetés de la cour. De même que dans la caisse des négo-
cians tombaient pêle-mêle, avec les monnedes décimales françaises,
les thalers et les groschen^ les albusstûcken de la Hesse et les carlus
d'or de Brunswick, de même dans les rues on entendait tous les
dialectes de l'Allemagne se heurtant avec les idiomes des soldats
français, italiens, hollandais ou polonais.
Gomme la cour donnait le ton à la noblesse et la noblesse à la
bourgeoisie, le luxe gagnait; dans les austères maisons du vieux
Gassel apparaissaient déjà les meubles, les glaces, les draperies
françaises. Le confortable et l'élégance .battaient en brèche la vieille
simplicité allemande; les modes françaises faisaient disparaître les
dernières traces du costume national. Dans les établissemens en
renom où l'on allait prendre du vrai café (1) à un demi-thaler la
tasse, en maudissant le blocus continental et la chicorée du mé-
nage, dans la Rue-Royale {Kœnigstrasse)^ la plus animée des rues
de Gassel, dans le parc royal, que Jérôme ouvrait libéralement à ses
sujets lorsqu'il résidait lui-même à Wilhemshœhe, on discutait avec
chaleur, mais avec circonspection, par crainte des agens de M. Ber-
cagny, l'avenir de la Westphalie. Les obstinés partisans des vieilles
dynasties déploraient surtout la dégermanisation des jeunes gens,
qui commençaient à goûter les bons côtés du régime nouveau. Les
(i) On lit dans le Mon. westph. du 2 norembre 1810, aux Tariétés : « Parmi les tiom-
breux végétaux indigènes qu'on a tenté de substituer au café, il faut classer la graine
de V asperge;,,, dès qu'elle est séchée, on la fait torréfier et préparer comme le café«
dont elle a le goûL M. Rûdiger, professeur à Halle, croit que ce café éCEurope « pour-
rait remplacer celui qui nous vient de l'étranger. • On faisait également du thé avec
de la feuille de tremble, etc.
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0Ô6 BETCB DES DEUX MONDES.
pessimistes admettaient volontiers les progrès réaliàés.dans la con-
stitution westphalienne, mais ils pensaient que le jour où Napoléon
tomberait, ce serait non pas ce qu'il avait fait de bon qui loi survi-
vrait, mais bien ce qu'il avait fait de mauvais. Les anciens souverains
rétabliraient soigneusement les anciennes inégalités entre nobles et
vilains, seigneurs et paysans, églises d'états et dissidens, maîtres
et compagnons; mais ils garderaient très précieusement le monopole
des tabacs, l'impôt des patentes, les contributions indirectes, le
timbre et l'enregistrement, etc.
Une chose qui préoccupait singulièrement ceux qui s'intéressaient
à l'existence de la Westpbalie, c'était de savoir si elle était un
royaume français ou un royaume allemand. On recueillait soigneuse-
ment les indices qui pouvaient faire préjuger dans un sens ou dans
l'autre. Pas plus que l'empereur, le roi n'était Allemand; il apparte-
nait même à la partie de la France la plus étrangère au sang et à l'es-
prit germanique. S'il disait quelquefois à l'empereur : a Ce peuple
est bon,... l'Allemand n'est point faux,..* » il lui échappait dans
ses momens d'humeur d'avouer u qu'il n'aimait ni l'Allemand ni
l'Allemagne. » La reine était Allemande, fille de prince allemand;
mais est-il vrai, comme on l'a dit, qu'elle ne voulait recevoir de
suppliques qu'en langue française? A la cour, les militaires et les
courtisans français coudoyaient la noblesse indigène. Pour atténuer
un peu cette bigarrure, Jérôme avait imaginé de décorer ses favoris
créoles, corses ou gascons, de titres du saint-empire; c'est ainsi que
Le Camus était devenu prince de Fûrstenstein, Meyronnet, Dacoa-
dias et d'Àlbignac comtes de Wellingerode, de Bemterode et de
Bied, La Flèche baron de Hundelstein. Parmi les ministères et les
grandes directions, trois avaient pour titulaires des Allemands:
l'intérieur, les finances, l'instruction publique; mais la justice, la
guerre, les affaires étrangères et la haute police étaient entre les
mains de Français. Tous les généraux de subdivision étaient Alle-
mands, mais deux généraux de division sur trois étaient Français.
L'armée était allemande par la composition des troupes, polonaise
ou française dans une partie de ses officiers.
Quelle était la langue officielle? Reinhard lui-même en était à se
le demander, a J'ai questionné des conseillers d'état, ils m'ont ré-
pondu que c'était la langue allemande, puisqu'elle étût employée
dans les tribunaux et les administrations, puisque le texte allemaiid
du code Napoléon était déclaré code du royaume. Toutefois dans
trcHs ministères au moins, toutes les affaires se traitent en françiJa,
les discussions du conseil d'état ont lieu en français, la rédaction des
décrets est française. Les traductions allemandes sont sans unifor-
mité et souvent inexactes* » U était difficile qu'une langue devint
officielle quand le chef de l'état ne pouvait en prononcer trois ]
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LE ROYAUME DE W£STPHAIIE« 067
correctement. Si la Westphalle avait été dans une situation nor-
male, si on eût pu lui appliquer les lois générales de l'histoire,
c'était évidemment la langue des masses qui était appelée à absor-
ber l'idiome des conquérans. Reinbard, Wurtembergeois lui-même,
était d'avis de suivre dès lors ce principe. « Si les départemens de
la rive gauche du Rhin sont devenus et restent pendant une ou
deux générations encore la France allemande^ on pourrait, ce me
semble, regarder la Westphalie comme Y Allemagne française... On
pardonnera aux Allemands leur flegme, leur amour- propre, leur
langue, leur littérature. Que les Allemands sentent qu'on est dis-
posé à les estimer comme Allemands, et tous les cœurs seront con-
quis. » Aussi Reinhard était-il compté parmi les soutiens de ce
qu'on appelait le parti allemand, qui avait pour chefs Bûlow et
Wolfradt, et qui cherchait à rallier à lui le prince de Fûrstenstein et
autres Français baronisés. Au contraire Bercagny était le chef du
parti français, qui voulait voir avant tout dans la Westphalie une
colonie française et une dépendance perpétuelle de l'empire. Mal-
chus, quoique natif de Deux-Ponts, tenait pour ce point de vue, qui
était celui de la haute police, des suppôts directs de Napoléon et
des aventuriers étrangers.
Sans doute, en écartant la terrible éventualité d'un écroulement
prématuré de l'empire, la Westphalie aurait eu quelque chance de
durée. Pourtant le royaume était miné dans son existence par des
causes profondes. Jérôme n'était point à la hauteur de la situation,
ses habitudes de dissipation ajoutaient aux embarras financiers.
L'armée westphalienne était beaucoup trop lourde pour le budget;
mise en coupe réglée par l'ambition de Napoléon, elle périssait pour
un but étranger au maintien et à la défense du royaume. Les exi-
gences financières de Napoléon avaient rendu tout équilibre dans
les budgets impossible; ses exigences économiques, et notamment
le blocus continental, comprimaient l'essor du commerce. La dé-
pendance trop visible de Jérôme, les incessantes ingérences de Na-
poléon dans les affaires intérieures du royaume, la présence ou le
passage continuel des troupes impériales, les perpétuels remanie-
mens territoriaux, l'exemple trop récent de Louis Bonaparte, em-
pêchaient la Westphalie de crohre à sa propre indépendance et à
sa propre durée. La persistance croissante du mouvement national
allemand, les intrigues de la Prusse et des princes dépossédés,
rendaient plus difficile encore la situation d'un roi étranger, soumis
lui-même à un empereur étranger, et les fausses démarches de la
haute police aggravaient le dissentiment entre le prince et les sujets.
On le voit, plusieurs des vices essentiels de cette fondation de
Napoléon remontaient à Napoléon lui-même. Le créateur n'avait
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968 REVUE DES DEUX MONDES.
pas été suffisamment désintéressé dans sa création et s'était préoc-
cupé moins d'assurer à son œuvre les moyens de subsister que
d'en tirer pour lui-même le plus grand profit possible. Gomme
le dit très bien un des amis du roi Jérôme, Napoléon aurait dû
comprendre qu'il était matériellement et moralement le mattre de
ce royaume; il aurait dû ne pas tarir les sources d'une richesse
qui était la sienne, aliéner des hommes qui étaient ses sujets, susciter
à son frère des embarras qui devaient en définitive retomber sar
lui. La situation du roi Jérôme était fausse : était-il prince français
ou souverain allemand? roi indépendant ou préfet de Napoléon? En
tout cas, il n'avait le choix qu'entre l'abdication de Louis ou l'o-
béissance la plus absolue. La situation du royaume était plus fausse
encore : les Westphaliens enviaient le sort de la Prusse, qui, char-
gée de contributions comme la Westphalie, avait du moins gardé
son indépendance; ils enviaient le sort des états de la confédération
du Bhirij qui étaient des alliés de Napoléon, mais qui avaient con-
servé leur nationalité sous leurs princes naturels; ils enviaient le
sort des départemens allemands de la rive gauche, qui ne suppor-
taient que les charges et participaient à tous les avantages du
peuple français. Ni libre, ni sujette, ni conquise, ni indépendante,
cette Allemagne française^ malgré le code civil et tous les présens
du génie de 1789, se croyait plus malheureuse qu'aucun départe-
ment français et qu'aucun état allemand. Voilà pourquoi en 1812,
suivant l'expression de Reinhard, u s'il n'y avait de fermentation
nulle part, le malaise était partout. »
Dans cette création du royaume de Westphalie, quelle est la part
qui revient à la France? Était-ce la conquête qui avait dû servir de
base à l'édifice? Non, car la France de 1789 a proclamé le droit
absolu des peuples à disposer d'eux-mêmes et condamné le pré-
tendu « droit de la guerre. » Était-ce l'établissement d'une monar-
chie française en Allemagne? Non, car la France de 1792 ne lutte
pas plus pour imposer un maître à d'autres peuples qu'elle n'en
souffre chez elle. Ce que la France peut revendiquer dans cette créa-
tion, pour laquelle on ne l'a pas consultée, ce sont les idées d'égalité
entre les hommes, de tolérance religieuse, d'affranchissement du
travailleur, celui des champs comme celui des villes, de publicité
dans la justice, de contrôle dans le gouvernement; mais ce magni-
fique présent qu'on faisait à la Westphalie était gâté par un vice
originel : il était imposé par les étrangers.
ÂLFHED RaMBAUD.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 octobre 1872.
Faut-il que ce généreux et infortuné pays de France soit vivace et
merveilleusement doué! Depuis deux ans, il a passé par des épreuves que
pas un seul pays d'Europe peut-être n'eût supportées. Il a été dévasté,
mutilé, démembré par la guerre, et il n'a pu se racheter encore complè-
tement d'une occupation étrangère. Ce n'était pas assez des désastres
militaires qui l'ont accablé, il a été menacé d'une dissolution intérieure,
et il a résisté à tout, il se soutient par une sorte de miracle permanent
de vitalité inépuisable. Certes, s'il y a une chose évidente, saisissante,
c'est que dans cette situation, qui reste toujours si difficile, quoiqu'elle
n'ait rien d'insurmontable, il n'y a qu'une politique possible, imposée
par les circonstances, celle de l'union des volontés, de la trêve des par-
tis, du désintéressement des ambitions. Non, c'est trop demander, à ce
qu'il paraît, les partis ne peuvent pas se résigner. Ils sont bien obligés
quelquefois de mordre leur frein, de plier sous le poids des fatalités qui
les dominent, de laisser faire par d'autres ce qu'ils ne sauraient pas
faire eux-mêmes. Ils se donnent un maintien modéré, il ont des mo-
mens de sagesse relative et involontaire dans les crises aiguës, en pré-
sence des difficultés trop gênantes. Qu'on leur rende une certaine paix,
qu'ils croient voir déjà l'horizon s'éclaircir, aussitôt ils en profitent, ils
se remuent, ils se défient les uns les autres, ils relèvent leurs drapeaux
bariolés. C'est l'éternelle histoire des banquets, des manifestations, des
processions qui recommence. La légitimité réclame ses droits, le radi-
calisme se déchaîne et s'exalte comme s'il croyait son heure déjà venue,
le bonapartisme fait des visites en France pour qu'on ne l'oublie pas.
Ils font tous depuis quelque temps en vérité xin bruit assourdissant.
Cependant, au milieu de tous ces partis légués et multipliés par les
révolutions, il se forme par degrés un parti nouveau qui grandit de
jour en jour, qui grandira encore certainement : c'est le parti de la
France, de la vraie France libérale, conservatrice, laborieuse, paisible,
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070 RETUE DES DEUX MONDES.
éclairée par ses malheurs et animée du plus sincère désir de les répa-
rer. Geqx qui composent ce parti sont de tous les rangs, de toutes les
classes, de toutes les nuances d'opinions ; ils se rencontrent dans on
sentiment unique, le patriotisme, et dans une volonté commune, celle
de travailler d'un cœur désintéressé, d'un esprit libre, à la recoostita-
tion du pays, sans subordonner cette œuvre nationale à une préférence,
à un souvenir, à une question de drapeau ou de forme politique. On
leur dit quelquefois d'un ton superbe qu'ils sont des sceptiques, qu'ils
manquent de principes. Nullement, ils croient au pays, au pays seul, et
ils n'ont de scepticisme que pour toutes ces forfanteries *de partis aussi
impuissans que bruyans. Depuis un demi-siècle, ils ont assisté à tant de
défaites de ces prétendus principes par lesquels on prétend nous sau-
ver, ils ont vu tant de régimes passer comme des ombres, qu'ils sont
assez pardonnables, on en conviendra, de ne pas croire absolument à
Tefficacité triomphante de ces régimes qui n'ont pas même su vivre dans
des circonstances où tout leur était facile. Quand la monarchie leur
promet la stabilité, ils ont bien le droit de demander quel est le genre
de stabilité qu'on se flatte d'assurer, et ce que durera cette stabilité;
quand on veut les entraîner par le seul mot de république, ils ont bien
le droit de savoir avant tout si ce qu'on leur offre est cette républiqoe
qui enfante périodiquement les dictatures césariennes. Oui , ils ont ce
droit, justement parce qu'ils mettent au-dessus de tout la France et la
liberté, et, s'ils s'attachent à la situation actuelle, au gouvernement qui
dirige depuis un an les affaires du pays, c'est qu'il est plus facile de dé-
crier puérilement cette situation que de la changer, c'est qae ce gouver-
nement de réparation, de bon sens, de prudente et honnête médiation,
en empêchant tous les partis de se déchirer, laisse ao moins à la France
le temps de respirer, de puiser dans l'expérience de ses malheurs la force
de se défendre contre tous les excès qui la menacent. C'est le gouver-
nement de la France en détresse, en travail de reconstitution, et le parti
qui se forme sur ce terrain strictement national est le parti de la France,
tandis qu'autour de ce parti et de ce gouvernement tourbillonnent étoar-
diment toutes ces agitations, ces manifestations, qui ne tiennent compte
de rien , qui ne font parfois que rendre plus sensibles les difficultés
d'une situation dont hier encore nous avions à dévorer une suprême
amertume.
Qu'arrivait-îl l'autre jour en effet? Au moment où le radicalisme en
voyage se donnait des fêtes à lui-même et où un brave habitant d'An-
necy rappelait avec un à-propos singulier à M. Gambetta les gloires de
sa dictature, la France passait par une de ces heures de deuil où l'on de-
vrait au moins savoir se taire, ne fût-ce que pour n'avoir pas Tair de
mêler des ovations équivoques et des banalités jactancieuses à la réafité
la plus cruelle. C'était tout juste le l»*- octobre, et le 1" octobre était le
jour des déchiremens et des séparations douloureuses dans toute TUr
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1l£TDE. — CHRONIQUE. 971
sace, dans la partie de la Lorraine que noas avons perdue. La politique
allemande n'a pas voulu que les Aisadens et les Lorrains qui refuseraient
de renoncer à leur vieille patrie, qui tiendraient à rester Français, pas-
sent rester dans le pays. L'option pour la nationalité fraoçaise empor-
tait le changement de domicile réel, l'expatriation, l'abandon du foyer
domestique, le sacrifice des habitudes les plus chères et des intérêts les
plus sérieux.
On croyait peut*être avoir affiaiire à une fantaisie d'opposition momra-
tanée, et décourager par les obstacles, par ces sacrifices qu'on imposait,
l'attachement de ces malheureuses et fortes populations pour la France.
On n'a réussi à rien, cm n'est arrivé qu'à offrir au monde un des specta-
cles les plus émouvans, le spectacle de Fexode des Alsaciens et des Lih'-
rains. Tout ce qui a pu partir est parti. Les exilés n'avaient pas attendu
le l*** octobre; pendant bien des jours, ils ont couvert toutes les routes,
emportant avec eux tout ce qu'ils possédaient. Femmes, enfans, vieil-
lards, malades, se mêlaient dans cette grande et douloureuse évasion du
pays natal, de la maison de famille* Presque toute la jeunesse qui de-
vait être prise pour la conscription six jours après a passé la frontière.
L'émigration a été immense, elle atteint un chiffre de près de 200,000 per-
sonnes. La population de Metz est tombée à 20,000 habitans, sur les-
quels on a trouvé 17 conscrits disposés à servir TÂllemagne. A Obernai,
en Alsace, il est resté 3 conscrits; à Bischwiller, une des villes les plus
industrieuses et les plus prospères, huit grandes manufactures ont été
vendues, patrons et ouvriers sont partis, 2,000 personnes ont quitté la
ville. Sur 200 magistrats français qui étaient en Lorraine, il en est resté
cinq I Tous ces braves exilés ont voulu donner à la France cette marque
de fidélité touchante, c'est à la France aujourd'hui de recevoir comme
elle le doit ceux qui n'ont pas craint de tout sacrifier pour elle. Un fonc-
tionnaire prussien parlait l'autre jour dans une cérémonie, à Strasbourg,
du service que l'Allemagne avait rendu à l'Alsace en la « délivrant du
joug des Welchesl » Le « joug des Welches, » à ce qu'il semble, n'était
pas si dur pour ces pauvres Alsaciens qui, librement, volontairement,
s'arrachent à la terre natale pour venir le retrouver, et ceux qui restent,
ceux qu'on dit « délivrés, » ne se considèrent pas peut-être comme les
plus heureux. Au fond, ils restent Français d'âme et de cœur aussi bien
que ceux qui sont partis, ils ne laissent échapper aucune occasion de
l'attester; ils ne veulent pas être « délivrés, » et il faut bien que cette
œuvre de l'assimilation de l'Alsace à l'Allemagne semble difficile, puisque
déjà on commence à menacer les Alsaciens d'un régime exceptionnel in-
défini, de la prolongation de la dictature que le prince-chancelier s'est
réservée sur les « provinces annexées, » sans doute pour pouvoir mieux
leur assurer les bienfaits de la « délivrance. »
Ces scènes d'expatriation populaire ont pu se passer à l'heure du siècle
où nous sommes. Elles ont retenti partout, et ce ne sont pas des Fran-
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972 REVUE DES DEUX MONDES.
çais qui ont été les premiers à les raconter. Il y a des deuils que la
France doit savoir porter dans son âme sans descendre à des plaintes
mutiles, à des démonstrations qui ne feraient qu'aggraver le mal. Elle
subit les fatalités de la guerre, on ne lui en ménage pas les rigueurs, et
si de ces fatalités mêmes il résulte une situation nécessairement tou-
jours dangereuse, ce n'est pas elle du moins qu'on peut cette fois ac-
cuser d'être la perturbatrice de la paix, du repos universel. Qu'on étouffe
tous les sentimens du cœur, qu'on se borne strictement à la politique,
à la froide et sévère politique : pour un homme à si vastes et à si longs
desseins, qui a la prétention d'être pratique, M. de Bismarck n'a peut-
être pas été aussi habile qu'il l'a cru, il s'est risqué plus qu'il ne l'a
sans doute pensé. A voir les résistances qu'il rencontre et l'impression
profonde que les récentes désolations de l'AIsace-Lorraine ont causée
partout, en Angleterre, en Autriche, en Italie, en Suisse, il peut com-
mencer à soupçonner que tout ne se fait pas impunément, qu'il y a
des excès de prépotence qui réveillent une sorte de conscience uni-
verselle dont les protestations finissent par être un embarras pour les
victorieux. M. de Bismarck a voulu refaire une Allemagne puissante par
l'unité, soit; mais il n'a pas vu qu'en faisant de la conquête l'instrument
de cette reconstitution germanique, en dépassaqt les limites naturelles
de cette œuvre par elle-même assez gigantesque, en s'abandonnant
sans retenue aux tentations de la force, il créait pour cette Allemagne
nouvelle un péril perpétuel. Il a voulu avoir la Lorraine et l'Alsace, il
les possède aujourd'hui, il y règne en dictateur toujours armé, tandis
que les esprits et les cœurs lui échappent, et déjà il en est à présenter à
l'Europe des spectacles qui troublent le sentiment public, qui rappellent
les grandes migrations des peuples, qui ressemblent à une dérision
amère de toutes les idées de civilisation et d'humanité de notre temps.
Tranchons le mot, c'est comme politique surtout, c'est dans l'intérêt
même de la sûreté, de la durée de son œuvre, que M. de Bismarck a
commis une faute. 11 est tombé dans le piège dont les omnipotens ont
souvent tant de peine à se défendre; il n'a pas su avoir cette habileté
suprême de la modération dans la victoire et dans la puissance. On a dit
plus d'une fois qu'il attachait une Vénétie au flanc de l'Allemagne nou-
velle. Rien n'est plus vrai; la Prusse est aujourd'hui en Alsace ce que
l'Autriche a été autrefois en Italie, avec cette différence toutefois que
l'Autriche ne prétendait pas changer la nationalité des provinces où elle
régnait, qu'elle ne se proposait pas d'abolir le sentiment italien dans
l'àme des habitans de la Vénétie et de la Lorabardie. La Prusse veut
abolir le sentiment français en Alsace, elle s'efforce de faire disparaître
tout ce qui rappelle la France dans ces pays qui ne veulent pas être al-
lemands. Elle se livre elle-même comme une proie orgueilleuse à la fa-
talité des dominations qui n'ont d'autre garantie que la force. Elle se
place, par un excès d'ambition imprévoyante ou par un faux point
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RETUE. — CHRONIQUE. 07S
d'honneur, dans cette situation où elle est contrainte d'avoir Toeil tout
à la fois sur les résistances, qu'elle ne fera qu'irriter en cherchant à les
dompter, et sur la France, qu'elle croira toujours disposée à saisir les
occasions de reprendre ses provinces perdues. L'Allemagne est puissante
et forte, elle est en mesure de se défendre, c'est possible; elle n'a pas
moins créé un foyer d'incandescence inextinguible, en présence duquel
elle s'oblige à rester armée, et en restant armée elle provoque toutes
les autres puissances à se tenir sur un perpétuel qui-vive, d'autant plus
que ce principe de conquête dont elle se fait le porte-drapjau, dont elle
est désormais la personnification vivante, est une menace plus ou moins
directe, plus ou moins dissimulée, pour tous ceux qui ont une popula-
tion balbutiant un mot de langue allemande. Elle arrive ainsi à entre-
tenir un malaise qu'elle n'est môme pas maîtresse d'apaiser, à réveiller
partout ce sentiment, que la paix est sans avenir, que de nouvelles luttes
sont inévitables à un jour donné.
On ne s'y trompe pas en Europe, en Angleterre, en Autriche, même
en Russie; après avoir laissé l'Allemagne accomplir jusqu'au bout ses
desseins de conquête en France, on se demande ce qui sortira d'une
situation livrée à tant de hasards, et cette impression si vive qui s'est
récemment produite au spectacle des dernières misères de TAlsace-Lor-
raine n'est que le déguisement d'une prévoyance plus politique. Qu'on
s'évertue encore à Berlin et dans les journaux d'Allemagne à crier sans
cesse que c'est la France qui est le grand trouble-fête par ses projets
de revanche, par ses armemens, ce n'est plus qu'un thème banal, l'é-
ternelle objurgation du conquérant à l'égard de celui qu'il a dépouillé,
Ehl non, ce n'est pas la France qui peut méditer pour le moment des
revanches et des guerres nouvelles, môme lorsqu'elle remplit le devoir
le plus simple, en s'efforçant de relever sa puissance militaire au niveau
du rang qu'elle entend ne pas perdre; c'est la Prusse qui, en amassant
des fermens redoutables au cœur du continent, a préparé pour tout le
^ monde un avenir incertain et précaire. C'est la Prusse qui a fait entrer
l'Europe dans cette voie où toutes les combinaisons anciennes ont dis-
paru sans être remplacées, où rien n'est assuré, où tous les droits, tous
les intérêts se heurtent dans une sorte d'obscurité sous la surveillance
de la force, dernière gardienne des sécurités en péril. Il ne s'agit pas,
bien entendu, de la paix d'aujourd'hui ni même de demain. C'est une
situation nouvelle qui s'ouvre pour l'Europe, qui a commencé ou qui du
moins s'est aggravée par les revers, par le démembrement de notre
patrie, et qui en nous laissant à tous un but national, patriotique à
poursuivre^ nous crée par cela même l'obligation de la prudence la
plus attentive, de la réserve la plus sévère, d'une trêve permanente ,
indéfinie, volontaire, de toutes les dissensions et de toutes les agitations.
Eh bien! lorsqu'il en est ainsi, lorsque les exilés de nos provinces
perdues arrivent dans nos villes pour nous parler de la fidélité de l'Ai-
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97& BETUE DES DEUX MONDES.
sace et de la Lorraine , lorsque de toutes parts en Europe on en vieat
peu à peu à s'inquiéter des incohérences de cette situation générale où
nous sommes, à s'apercevoir du vide laissé par la France, est-ce le mo-
ment d^'ofifrir de notre côté le spectacle de nos divisions et de nos pas-
sions, môme quelquefois de nos puérilités? Rien de mieux à coup sûr
que d'aller en pèlerinage à La Salette ou à Lourdes, si on le veut, et
ceux qui font ce voyage de piété ont certes le droit de n'être point expo-
sés aux intolérances révolutionnaires qui les ont assaillis à Grenoble et
à Nantes. Ici ce n'est pas môme une question d'ordre public, c'est une
question de liberté de conscience sur laquelle il n'y a point à hésiter. Il
resterait toujours à savoir si la dévotion qui ferait un peu moins de
bruit ne serait pas tout aussi méritoire, et si ces manifestations reli-
gieuses, qui ne sont pas toujours exemptes d'une certaine ostentation^
où la politique ne laisse pas quelquefois de faire une certaine figure,
sont absolument de circonstance. Que les républicains à leur tour, môme
les républicains avancés, ne dissimulent pas leurs opinions, c'est leur
droit, ils en usent et ils en abusent tous les jours de façon à ne pas se
laisser oublier; mais, de bonne foi, est-ce le moment d'entreprendre avec
fracas des campagnes de propagande radicale et de popularité, d'aller
de ville en ville semant au passage les paroles enflammées, cherchant
les banquets offerts à la vanité en voyage? Assurément, s'il y eut jamais
une campagne engagée à contre-temps, c'est celle que vient de faire
M. Gambetta, et il en a été le premier puni par les mécomptes qu'il y a
trouvés.
Les historiographes à la suite du radicalisme ont pu raconter de leur
mieux les ovations, les pérégrinations triomphales de l'ancien dictateur.
Sans doute, c'est d'un bel effet de boire des « vins d'honneur » avec les
braves Suisses venus de Genève à Annecy, de se faire escorter par quel-
ques agens municipaux ou quelques conseillers-généraux, de recevoir
dans les hôtels les députations conduites par les maîtres de cérémonies
de la localité. Au fond, les suivans de M. Gambetta ont pris leur propre
enthousiasme pour l'enthousiasme des populations, et le prince bruyant
du radicalisme a eu, chemin faisant, plus d'une déception. Les ovations
étaient décidément plus médiocres qu'on ne l'a dit. Il fallait se donner
du mal pour chauffer la représentation. Les « sommités du parti d n'a-
bondaient môme pas, puisqu'un soir M. Gambetta n'a pas pu trouver un
complaisant interlocuteur avec qui échanger seulement un petit discours.
Quant aux républicains modérés, ils se sont abstenus, et la foule allait
voir le « grand citoyen » comme une curiosité, si bien que le « grand
patriote » a fini par brusquer le voyage et par s'en aller faire une halte
à Vevey pour méditer à l'aise sur l'éternelle comédie qui s'appelle « beau-
coup de bruit pour rien 1 » C'était juste. On a joué à M. Gambetta le mau-
vais tour de publier ses discours. Des mots, des mots, des déclamations,
des excitations, et pas une idée. On a de la peine en vérité à se dépêtrer
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KETtTE. — CHRONipUB. 975
avec cette éloquence parlant de ceux qui se jettent « dans les bras de la
république comme dans un port, » représentant !a magistrature comme
« Karbre de couche du mécanisme social, » pour s'écrier aussitôt qn^il
faut (c introduire là à pleins bords le flot démocratique. » M. Gambetta
s^est trompé , il n'a pas vu qu'il s^exposait à la plus dangereuse des
épreuves, celle de donner sa vraie mesure, et de faire dire à tous ceux
qui ont un peu de bon sens que te hasard a d*étranges caprices pour
avoir fait un jour un dictateur d'un assez médiocre tribun de banquets.
L'orateur de Grenoble et d'Annecy n'a pas moins fait ce qu'il a pu pour
enflammer les instincts révolutionnaires, tout en ayant l'air quelquefois
de vouloir les contenir, pour se créer une sorte de candidature au gou-
vernement par la complicité de toutes les passions radicales, au risque
de semer sur ses pas une agitation qui, si elle était sérieuse, serait aussi
compromettante pour la France que pour la république elle-même.
C'est là jusquici en effet ce que cette campagne d'agitation a produit
de plus clair. Elle n'a pas pu sans doute compromettre sérieusement la
France, elle a seulement relevé pour un instant aux yeux de l'Europe ce
fantôme du radicalisme et laissé entrevoir comme une réalité possible ce
qui n'est qu'une menace des passions soulevées en courant par un tribun
étourdi. Pense-t-on qu'à l'heure où nous sommes, avec le besoin pres-
sant, impérieux, que nous avons de retrouver des amis, de compléter
l'affranchissement de notre territoire, il soit indifférent pour le pays
d'inspirer de la confiance ou de fournir à nos ennemis un prétexte de
plus pour nous représenter comme le peuple éternellement révolution-
naire? M. Thiers disait récemment avec une tristesse bien naturelle : « Je
souffre plus que vous de ce qui s'est passé à Grenoble, parce que cela
entrave notre libération... On peut compter par des chiffres énormes le
mal que le discours de Grenoble a fait à l'industrie et aux affaires... n
Voilà ce que les campagnes du radicalisme peuvent coûter à la France,
immédiatement atteinte dans son travail, dans son crédit, dans sa bonne
renommée et même, jusqu'à un certain point, dans son intégrité. M. Gam-
betta s'est donné à Grenoble une satisfaction ambitieuse ou un plaisir
dont la nation tout entière paie les frais. On a certainement exagéré
l'autre jour en racontant que le ministre de l'intérieur de Russie, M. de
lîmaschef, en ce moment à Paris, avait adressé quelques représentations
au gouvernement français au sujet de toutes ces agitations radicales.
M. de Timaschef n'avait aucun caractère diplomatique, il n'était qu'un
voyageur : il n'a pas pu adresser au gouvernement les paroles qu'on lui
a prêtées, et aucune puissance n'a pu se croire le droit de faire des ob-
servations sur un incident tout intérieur; mais ce qu'on n'a pas dit offi-
ciellement, on a pu le dire sous la forme d'un témoignage d'intérêt,
d^une crainte amicale, on l'a sûrement pensé dans tous les cas. Cest
inévitable. Devant des manifestations dont il n'est pas toujours facile de
mesurer la portée, les défiances se réveillent natureflement, les sympa-
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976 RETUE DES DEUX MONDES.
thies, sans cesser d^être réelles, hésitent à se prononcer, et on en vient
à cette conséquence malheureusement assez simple dans une situation
par elle-même si extraordinaire : pendant que le gouvernement met tout
son zèle, toute son habileté, tous ses efforts, à rétablir par degrés le
crédit politique et moral de la France, des agitateurs sans respect poar
leur patrie, sans ménagement, sans prévoyance, passent leur temps à
défaire l'œuvre laborieuse et patriotique de ceux qui ont reçu la mission
de diriger les destinées de leur pays.
11 faut dire les choses telles qu'elles sont et regarder cette situation
en face. Qu'on imagine le radicalisme, qui se croit sûr de son prochain
triomphe, arrivant au pouvoir maintenant, dans six mois, dans un an,
en un mot avant la libération déGnitive du territoire : qui donc sera la
première victime, si ce n'est la France elle-même? M. Gambetta ne re-
prendrait pas aussitôt la guerre à outrance contre l'Allemagne, c'est très
vraisemblable; on peut soupçonner au contraire que son premier soin
serait d'envoyer un émissaire à Berlin pour rassurer la Prusse sur ses
intentions, si par hasard la Prusse tenait à être rassurée. L'effet ne se-
rait pas moins exactement le même. De toutes parts, la conûance se re-
tirerait de notre pays, le crédit serait suspendu, la réalisation complète
de l'emprunt deviendrait peut-être impossible, et le résultat serait l'oc-
cupation indéfinie de BelfortI Ce serait le dernier prix d'une victoire
révolutionnaire. Voilà la vérité qu'il ne faut pas se dissimuler, voilà le
danger auquel on expose le pays. Il y a des radicaux, il est vrai, qui ne
s'inquiètent pas de ces détails, et qui font une propagande d'un autre
genre. Ils s'en vont dans les campagnes, répétant aux paysans que la
seule revanche pour la France, c'est la république, que la république
radicale, une fois proclamée dans notre pays, c'est la mort de tous les
gouvernemens en Europe, — que par conséquent on n'a pas besoin de leur
prendre leurs enfans, de créer des armées nombreuses, et que par suite
enfln tous les impôts qu'on leur inflige sont des impôts inutiles, des im-
pôts monarchiques. Ce sont là les indignités qu'on propage dans une
intention malsaine de popularité; si elles pouvaient arriver jusqu'à l'es-
prit simple des habitans des campagnes, si elles réussissaient par sur-
prise dans un jour de vote, ce serait la ruine déûnitive de notre patrie,
et c'est ainsi que le radicalisme, par ses ambitions avouées comme par
ses propagandes clandestines, est un péril permanent pour la France,
pour notre gran^ur nationale. Qu'arriverait -il donc, s'il triomphait,
puisqu'il lui suffit aujourd'hui de se montrer pour qu'on ressente aus-
sitôt le contre -coup de son apparition dans tout ce qui reste à faire
pour la libération du territoire?
Le radicalisme, par ses équipées agitatrices, sert la république elle-
même comme il sert la France; il compromet tout ce qu'il touche, tout
ce qu'il prétend soutenir, et M. Thiers a pu dire l'autre jour avec la plus
grande netteté de raison et d'observation, devant la commission de per*
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RETUE' — CHRONIQUE. 977
manence de rassemblée, que les discours de M. Gambetta avaient n plus
fait rétrograder la république qu'elle ne pourrait rétrograder par la
main de tous ses ennemis. » Voilà le résultat aussi évident que la lu-
mière, et rien en vérité n'est plus simple. Le radicalisme a beau se dé«
guiser, faire le diplomate, flatter M. Thiers quand il s'y croit intéressé,
protester de son respect pour la loi, et même se donner, comme il le fait
plaisamment quelquefois, pour le vrai défenseur de l'ordre, il ne peut
jouer longtemps cette comédie; il porte en lui une sorte de violence in-
née, il vit d'agitations, de surexcitations, de tout ce qui effraie, de tout
ce qui fait reculer une société régulière, qui a ses intérêts, ses habitudes,
ses traditions, et qui a besoin de paix, de tranquillité, de sécurité dans
le travail. Il s'ensuit que, lorsqu'il se montre, ne fût-ce qu'un instant,
dans ses vrais instincts, dans sa nature essentielle, il épouvante le pays
au lieu de le gagner à sa cause. Son concours est plus funeste à un ré-
gime, à un gouvernement, que son hostilité. Oui, assurément le coup
le plus terrible qui ait été porté à la république depuis un an, c'est le
discours que M. Gambetta a prononcé à Grenoble comme le résumé de
la campagne qu'il poursuivait, parce que ce discours est le programme
de toutes les passions, de toutes les prétentions exclusives du radica-
lisme, parce que ce n'est qu'une exhibition jacobine tombant au milieu
d'une société en possession régulière de ce qu'il y a eu de légitime dans
la révolution par laquelle elle s'est transformée. M. Gambetta semble
ne pas soupçonner qu'à l'heure où nous vivons, si la république n'est
pas le gouvernement de tout le monde sans distinction de classe ou de
date^dans les opinions, s'il y a des républicains de privilège et des répu-
blicains convertis de la « onzième heure, » qu'on s'arroge le droit de
tenir à distance, s'il y a des citoyens dont on peut dire qu'on les trai-
tera comme des « pénitens, » en les laissant u à la porte de l'église, » si
la république est soumise à ces restrictions et à ces tyrannies, elle n'est
plus qu'une faction, une usurpation de parti. M. Gambetta ne voit pas
qu'à force de rétrécir le terrain sur lequel il fonde sa république, à force
d'exclure, c'est la majorité, c'est le pays qu'il met hors de son église, et
le pays après tout n'est pas d'humeur à subir la domination des inca-
pables et des brouillons qui n'auraient d'autre titre que de se dire les
représentans privilégiés de la république.
M. Gambetta a cru fort habile de faire appel à ce qu'il désigne sous .
le nom de « nouvelle couche sociale, » à cette génératiot qui est entrée
dans les affaires depuis deux ans, qui remplit aujourd'hui les conseils
locaux. Hélas I on ne demanderait pas mieux que de voir cette généra-
tion nouvelle attester son existence par la capacité, par le zèle, par le
patriotisme. Malheureusement la « nouvelle couche sociale » n'est pas
aussi féconde qu'on le dit. Sans doute, depuis deux ans, il y a eu une
certaine invasion de radicaux dans les conseils des départemens et dans
TovB CI. - 1872. 62
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978 BETDB DES DEUX MOII0ES.
les mnnicipalités, ils ne sont pas encore aussi nombreux qu*<m le croit;
mais il y en a, et là où ils dominent, que font-Us? ils sont radicaux et Us
restent radicaux; au lieu d'administrer les affaires locales, ils font de la
politique, ils soulèvent des conflits avec les préfets, ils portent Tesprit
de parti dans les moindres incidens, ils respectent la loi quand la Id
leur plait S'il y a des troubles dans une ville, si on insulte l'armée, les
maires radicaux se mettent avec les insnlteurs. A Marseille, un oonsdller-
général est élu trois fois; on casse son élection, on refuse de l'admettre,
on le laisse hors du conseil, « à la porte de l'église, » parce qu'il n'est
pas du parti. A Lyon, les radicaux gouvernent depuis deux ans les affaires
municipales, et comment vont ces affaires? Récemment encore un con-
seiller peu suspect, puisqu^il est lui-même radical, donnait sa démis-
sion parce qu'on prétendait soustraire le budget à tout contrôle, pares
qu^on portait dans les comptes près de 200,000 francs de « dépenses
imprévues » sans rien justifier, 25,000 francs de frais d'administration
sans expliquer l'affectation de cette somme, appliquée peut-être à une
distribution illégale de jetons de présence aux membres du conseil.
Cest ainsi que les radicaux gouv^ nent, et c'est pour ce gouvernement
de la « nouvelle couche sociale » que M. Gambetta s'est cru permis d'agi-
ter le pays, d^entreprendre une campagne dangereuse pour les intérêts
nationaux, c(Hnpromettante pour la république elle-même, qui naturd-
lement sous cette figure ne fait pas beaucoup de prosélytes, qui par le
fait est moins avancée qu'elle ne l'était il y a trois mois.
Et toutefois il ne faut pas se plaindre. Cette aventure du radicalisoie
semée de banquets et de discours aura eu un résultat auquel ne s'atten-
daient peut-être pas ceux qui l'ont préparée, et qui peut être heureux.
Elle aura dissipé les confusions qui pesaient sur notre politique inté-
rieure, elle éclaircit les situations, elle a déjà provoqué dans la com-
mission de permanence de l'assemblée les explications les plus décisives.
Jusqu'ici, il y avait des esprits chagrins qui se plaisaient à chercher
partout réquivoque, à imaginer on ne sait quelle alliance secrète ou
pour mieux dire un système de ménagemens réciproques entre le gou-
vernement et les radicaux. Ceux qui ont suivi depuis longtemps M. Thiers
dans sa carrière, et qui savent à quel point cet esprit d'une supériorité
si séduisante est résolu sur certaines questions de patriotisme aussi bien
que sur tout ce oui touche à l'ordre public sous toutes ses formes, ceux-
là ne pouvaient avoir un doute. Ils savaient bien que la patience droon-
specte de M. le président de la république était une conséquence de sa
situation, que M. Thiers était réduit quelquefois à souffrir ce qu'il ne
pouvait empêcher, mais qu'il n'était point homme à se laisser gagn^ par
quelques flatteries de radicaux intéressés à le compromettre dans leur
cause, à laisser croire tout au moins qu'il ne les désapprouvait pas. Se
figurer que M. Thiers pouvait avoir des faiblesses pour le radicafisme,
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RETUE. — CHBONIQUE. 979
c'était une imagination assez singulière, dont l^esprit de parti a seul pu
faire un thème de polémiques. M. Thîers a des faiblesses pour le radicalisme
comme il en a pour les épidémies qui courent dans le pays, et il Ta bien
montré le jour où un acte décisif a été nécessaire. Ce jour-là, il n'a pas
seulement suspendu les agens municipaux qui étaient sortis de leur rôle
en se mêlant à des manifestations poliiiques, il n'a pas seulement puni
quelques officiers qui avaient pris part à la réunion de Grenoble, il a
voulu aller lui-môme porter devant la commission de permanence l'ex-
pression du jugement le plus net et le plus péremptoire. Tout ce qu'il
pouvait faire, il Ta fait; il n'a pas eu à rompre avec les radicaui^, dont
il n'était certes pas l'allié; il a maintenu l'indépendance de sa situation
et du gouvernement, marquant d'un sceau indélébile le discours de
Grenoble, montrant au pays, dont il est le guide justement écouté, les
dangers de ces manifestations, de ces agitations de partis. Il a répété le
mot invariable de la sagesse et de la nécessité : <( n'agitez pas le pays;
il réclame l'union; servons la France en étouffant nos vaines que-
relles..- »
Il faut bien comprendre aussi les complications au milieu desquelles
se débat ce gouvernement obligé de tenir tête à toutes les difficultés
dans une situation sans exemple. II ne peut être d'aucun parti, et il est
réduit à contenir tous les partis. Il remplit, autant qu'il le peut, son
rôle de médiateur, arrêtant résolument les radicaux dans leurs excès,
avertissant quelquefois aussi l'extrême droite dans ses imprudences, et,
au besoin, s'il croit avoir à soupçonner quelques menées bonapartistes,
il n'hésite pas, il prend des mesures comme celle dont le prince Napo-
léon vient d'être l'objet. Le prince Napoléon se trouvait depuis quelques
jours aux environs de Paris; il a été invité à quitter la France, et, sur
son refus de se conformer à cette invitation, il a été poliment reconduit
à la frontière. Il va sans dire que cet acte de sévérité ou plutôt de pré-
caution ne devait à aupun degré, dans la pensée du gouvernement,
s'appliquer à la princesse Glotilde, qui se trouvait avec le prince Napo-
léon et qui n'a pu être atteinte que par circonstance. Sans doute c'est là
une mesure tout exceptionnelle, discrétionnaire, qu'aucune loi n'auto-
rise, M. Thiers en est convenu sans détour, et c'est précisément pour
cela qu'il n'y a point à discuter. En prenant un tel acte sous sa respon-
sabilité, le gouvernement n'a pas pu se décider sans avoir quelque rai-
son sérieuse, et, dans tous les cas, il faut l'avouer» les bonapartistes
seraient les derniers qui pussent être fondés à se plaindre de cette in-
tervention exceptionnelle et modérée de la raison d'état. Il faut bien ad-
mettre qu'un gouvernement, qui agit d'ailleurs sous le contrôle inces-
sant du pays et d'une assemblée, qui a chaque jour à rendre compte de
ce qu'il fait, peut se trouver en face de circonstances qui lui imposent
un acte de résolution et d'initiative.
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980 REVUE DES DEUX MONDES.
Le rôle du gouvernement actuel est de défendre la situation, dont il
est le gardien, et le caractère de sa politique résulte précisément de
cette attitude qu'il prend vis-à-vis des partis, surtout des déclarations
de M. Thiers au sujet des agitations récentes du radicalisme. Ces dé-
clarations restent évidemment aujourd'hui le fait important et décisif,
parce qu'elles déûnissent mieux le terrain sur lequel on va se retrou-
ver, parce qu'elles dissipent toutes ces obscurités, toutes ces méfiances,
tous ces ombrages dont notre politique était encombrée, parce qu'enfin
elles rendent naturel et facile le rapprochement de toutes les fractions
modérées, dont les divisions ont fait jusqu'ici la faiblesse. M. Gambetta,
sans le vouloir, a remporté cette victoire par son discours de Grenoble;
il a rappelé à toutes les opinions modérées le devoir et la nécessité de
s'entendre pour mettre le pays à l'abri des hasards et des irruptions ré-
volutionnaires. Il ne s'agit plus de discuter sur un nom, sur une forme.
La situation qui nous a été faite, qui est le résultat de la force des choses
encore plus que de la volonté des hommes, cette situation existe; il s^a-
git de l'organiser, de l'affermir, de la régulariser par des institutions
complémentaires, par une seconde chambre, par une vice-présidence,
par une loi électorale, de telle façon que la France puisse aborder ave
quelque fermeté les crises qui l'attendent encore. C'est là l'œuvre de
la prochaine session de l'assemblée, et la campagne du radicalisme, en
révélant le danger, aura fait beaucoup pour préparer les rapprochemens
qui peuvent rendre cette œuvre fructueuse. ch. de m azade.
REVUE MUSICALE.
Qui vraiment s'intéresse à l'art aujourd'hui? C'est une question qu'il
devient impossible de ne pas s'adresser quand on fréquente les théâtres.
Vous assistez à des représentations détestables, et la salle est remplie
jusqu'aux combles. A quoi sert de vouloir protester en pareille circon-
stance, quand le public afflue, applaudit, et qu'un directeur peut vous
répondre : la preuve que tout est pour le mieux, c'est que je fais de
Targent? A cet argument, il n'y a point en effet de réplique, et ce qui
nous étonne, c'est qu'un directeur ne ^e dise pas que cette troupe,
telle quelle, lui coûte encore trop cher, et qu'il en pourrait avoir une à
moindres frais. Ce que nous avançons là n'est point pour chagriner
rOpéra, mais simplement pour constater ce fait regrettable, que le public
de l'heure présente ou ne s'y connaît plus, ou n'a que de l'indiffé-
rence. Réagir contre tant d'ignorance ou d*apathie serait assurément
une œuvre très méritoire, attendu que rien ne vous oblige à vous
amender, ni le goût du public, ni les remontrances de l'administration
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RETUE. — CHRONIQUE* 981
supérieure, qui, placée à Tinstruction publique, c'est-à-dire hors de la
question, continue h tout approuver ou à tout laisser faire. Nous disions
dernièrement que la troupe actuelle pourrait encore rendre des ser-
vices; oui certes, mais à la condition d'être employée à monter des ou-
vrages nouveaux sous la direction de leurs auteurs, qui lui imprime-
raient une force d'ensemble et de cohésion dont elle a grand besoin, et
c'est toujours dans des reprises qu'on nous la montre comme pour l'ex-
poser aux plus écrasantes comparaisons.
En outre voilà maintenant que cette troupe se dédouble, et qu'on
met en avant les seconds sujets alors que, même avec les chefs d'em-
ploi, la partie ne serait déjà point trop belle. Ainsi, dans cette reprise
du Prophète, pourquoi M"« Bloch quand on avait M"« Gueymard? pour-
quoi M"' Arnaud quand on avait M"« Mauduit? L'intérêt de la soirée,
nous le savons, se portait tout entier sur Jean de Leyde, qu'avait choisi
M. Sylva comme rôle de second début; était-ce donc une raison pour
négliger l'ensemble, qui n'a pas été ce qu'il aurait pu être? L'œuvre de
Meyerbeer s'en allait tiraillée de tous côtés, et c'était comme un im-
mense ennui qui s'exhalait de cette grande musique exécutée de la
sorte, sans entrain et sans conviction. Il faut toujours que les faiblesses
d'un homme aient leur châtiment. Meyerbeer avait ce travers de prendre
la mesure de ses rôles sur des sujets exceptionnellement doués, in-
carnant son idéal dans le virtuose qui posait devant lui, se préoccu-
pant jusqu'à la superstition d'un timbre de voix particulier ou d'un
détail de mise en scène. Qu'il obtînt par là tout ce que le moment
pouvait donner de satisfaction à sa dévorante soif de succès, cela se
conçoit aisément, mais ces prodiges d'exécution achetés par des pro-
diges de persévérance, d'obstination, ne devaient durer qu'un temps, et
ne se retrouveront pas, ce qui lui faisait dire avec mélancolie : « Nous ne
reverrons plus le premier ensemble des Huguenots. » En effet, dans
de telles conditions d'enfantement, la première exécution est toujours la
meilleure, celle-là seule rend tout; plus tard apparaissent les défauts,
les lacunes. La musique de Mozart s'éclaire elle-même, vous la jouez au
piano, et c'en est assez pour qu'elle vous livre tous ses trésors; la mu-
sique de Meyerbeer compte beaucoup sur son appareil théâtral, spécule
sur l'âme et la voix du chanteur, en veut à sa pantomime, à son cos-
tume, et lorsque dans le système quelque chose vient à manquer, vous
avez des représentations comme cette reprise du Prophète, des soirées
qui, sans renverser de fond en comble votre admiration, en ébranlent
fort l'édifice.
Mais n'allons pas trop loin, et qu'une impression défavorable ne nous
rende pas injustes envers les beautés de l'ouvrage, ce finale du troi-
sième acte par exemple et son admirable prosopopée, qui jaillit du
sein des masses harmoniques en éblouissante irradiation. Quel en-
thousiasme dans ce début et quelle habileté de déduction quand le
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982 RETUE DES DEUX MONDES.
maître passe de l'accent solenuel des premières mesures aa style fleuri
des vieux italiens! Cette phrase, d'un art composite si merveilleux,
M. Sylva la dit vaillamment. Faible, incertain et traînant jusqu'alors, il
s'affirme à ce moment et s'y relève roi. Rien encore de formé dans œ
talent, mais des promesses tant et plus. La voix est franche, abondante
et d'un médium resplendissant; l'éclat seul fait son défaut, elle sort
par saccades à larges nappes, se donnant toute sans réserve. Un pro-
verbe dit : aux innocens les mains pleines; M. Sylva est un innocent II
s'agit de régler, d'assouplir, et je crains maintenant que M. Daprez ne
porte préjudice à son élève, s'il continue à le vouloir pousser du côté de
la déclamation. Savoir chanter est le grand point, et ce n'est pas en
jouant Robert et le Prophète que cet art s'apprend. M. Sylva possède à
part lui de précieux avantages : il a la jeunesse, la voix, l'intelligence,
tout ce qu'il faut pour devenir, en travaillant, un chanteur de preiçier
ordre. Qu'il prenne donc un vigoureux parti et se tourne résolument
vers la grande école vocale italienne, en dehors de laquelle il n'y a que
perdition. Zingarelli, Paesielio, Rossini, Bellini môme, force est toujours
d'en venir là. Qu'était-ce que Duprez avant sa campagne d'Italie? Le
jour où M. Sylva sera capable d'enlever seulement la cavatine de Niobij
le royaume des Huguenots lui sera ouvert. Le répertoire de l'Opéra n'en-
seigne rien. Vous chanteriez vingt ans cette musique, et vous n'en smiez
pas plus avancé : sa fonction est de tuer les voix que d'autres ont éda-
quées; c'est le Minotaure, — tandis que le répertoire italien n'a que sa-
lutaires influences pour ceux qui s'y adonnent, et qu'on en peut dire ce
que les anciens disaient de la bonne Gybèle : Almaparens!
Puisque cette heureuse chance vous arrive d'avoir mis la main sur
on jeune ténor, veillez à ce que la rare plante se développe et fructifie.
Ce n'est certes pas nous qui viendrons déranger ce travail de perfection-
nement, nous y voudrions au contraire pousser de toute notre f(H^, et
ce que nous déclarons au sujet de M. Sylva s'appliquerait également à
la nouvelle administration du théâtre. Mais quel grand ouvrage est à
l'étude? Sans aucun doute la reprise de la Juive, rajustée, restaurée,
avec ses décors et ses costumes en partie renouvelés, a porté coup. Celle
du Prophète, assurément moins réus^e, nous a fait voir l'aurore d'un
ténor. Cependant le Roi de Thulé ne saurait indéûniment garder la
chambre, le public s'ennuie à demander toujours de ses nouvelles et
réclame impatiemment qu'on le lui montre. Nous savons qu'on s'occupe
aussi de deux ballets, le premier appelé GretnchGreen, et dont la mu-
sique est de M. Guiraud, le second ayant pour titre le Preneur de rats,
et confié à M. Masseuet; mais ce programme ne nous révèle dans l'a-
venir aucune œuvre importante. Admettons que l'administration ait
des scrupules, qu'entre C Esclave de M. Membrée, le Sigurd de M. Reyer
et la Jeanne d'Arc de M. Mermet son cœur balance; un tel cas de con-
science ne saurait pourtant se prolonger. Il se peut même que, par des
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BEYUE* — CHRONIQUE. 98S
motifs ignorés de nous, pas un de ces ouvrages ne soit finalement adopté.
Serait-ce donc vrai qu'aux yeux de la raison d'état le sujet de Jeanne
dArc aurait tort à l'heure où nous sommes? a La meilleure âme de la
France^ celle en qui renaquit la France^ Jeanne d'Arc, prit sa première
inspiration aux marches lorraines, dans la mystérieuse clairière où se
dressait, vieux de mille ans, l'arbre des fées, arbre éloquent et qui lui
parla de la patrie. » L*héroîne dont M. Michelet parle en ces termes se-
rait en disgrâce; s'il en est ainsi, qu'on annonce la mise à Tétude de
quelque chef-d'œuvre du passé.
Reprendre Armide fut le rêve de Tancienne administration; pourquoi
ne reviendrait-on pas à cette idée? Dans l'effacement des générations pré-
sentes, les chefs-d'œuvre classiques sont encore la meilleure ressource.
Nous ne demandons point qu'un directeur de l'Opéra se lance de gaîté
de cœur à travers les aventures et qu'il dépense 100,000 francs pour la
plus grande gloire d'un auteur qui ne lui offre que de médiocres garan-
ties; — ce que nous voudrions, cf est que la subvention fut employée utile^
ment, qu'on fit quelque chose, et quelle plus belle occasion de se mettre
en frais? Du reste, ces sortes d'entreprises ont ce double avantage, que,
tout en profitant à l'art, elles enrichissent aussi le théâtre. Montée avec
la splendeur que le sujet réclame, Armide aurait pour le public d'aujour-
d'hui l'intérêt et l'atiraction d'une nouveauté. Â la place du quatrième
acte, désormais impossible, on mettrait un ballet, dont la musique se-
rait habilement choisie dans les œuvres de Gluck. A défaut d'un con-
cours actif, M"« Viardot apporterait sa longue expérience, et pour ré-
viser les textes et conduire les répétitions les piaîtres spéciaux ne
manqueraient pas. On nous dirait qu'un tel projet va se réaliser que
nous y applaudirions vivement. Quelle que soit notre prédilection pour
les ouvrages nouveaux, nous accepterions de grand cœur ce pis-aller où
nous verrions la preuve la plus convaincante de la bonne foi d'une ad-
ministration résolue à n'éluder aucune charge, et qui, rebutée dans le
présent, se retourne vers le passé plutôt que de laisser dire qu'elle ne
cherche qu'à gagner du temps.
L'Opéra-Gomique continue après comme devant à vivue de son réper-
toire. Au bout de trois mois de clôture, ses portes se sont rouvertes et
son affiche imperturbable fonctionne avec la ponctualité d'une horloge
marquant, au lieu des heures, tantôt la Dame blanche, tantôt le Pré aux
CUrcs, tantôt Haydée et tantôt Zampa; puis, quand la liste est finie, on
recommence. Ge n'est pas que la litanie soit désagréable, bien exécutée,
on trouverait même qu'elle a du charme. Le malheur veut que la crise
qui tourmente l'Opéra travaille aussi l'Opéra-Gomique. Des débuts presque
chaque soir, et pas un sujet, pas une espérance! Sans cette vaillante
}â^ Garvalho, que deviendrait^on ? Autour d'elle au moins règne un peu
d'ensemble, l'autorité de sa présence maintient encore quelque discipline
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98& REVUE DES DEUX MONDES.
parmi ces voix trop souvent, hélas! réfractaires au ton et à la mesure;
mais le Prè ava Clercs a ses lendemains, et quand on joue Zampa, force
est aux amis du pauvre Hérold de reconnaître que pour eux ce n'est pas
tous les jours fête I L'exécution d'Haydèe vaut à peu près celle de Zampa,
Dans l'une comme dans l'autre de ces deux partitions, la musique dé-
passe les conditions ordinaires du genre, et si l'Opéra semble avoir ren-
contré son ténor, rOpéra-Gomique cherche toujours le sien. L'absence de
M. Capoul produit un vide irréparable. Ck)mment faire cependant, si
M. *Gapoul, mis en goût par ses succès de Londres et d'Amérique, ne
veut plus désormais que du répertoire italien? La concurrence que l'é-
tranger nous oppose finira par rendre nos théâtres impossibles; voilà
maintenant que le Nouveau-Monde vient peser sur notre marché de tout
le poids de ses dollars. Un million pour une tournée en Amérique, ou
500,000 francs, s'il vous plaît de ne point sortir d'Europe et d'exercer
votre art en vous promenant de capitale en capitale, c'est généralement
le prix dont se paie aujourd'hui la virtuosité de choix! Que peut à cela
répliquer un modeste directeur de l'Opéra ou de Favart? Quel argument
fera-t-il valoir à son profit? Le patriotisme? Assurément, selon les bien-
séances, cet argument devrait avoir quelque prise sur MM. Faure et Ca-
poul, que notre Conservatoire a formés,. que la Franco a produits, lancés
et consacrés : sur les talens exotiques, il reste sans crédit. Aussi n'est-
ce point par ce côté que nous voudrions que la question fût discutée,
et, laissant le point de vue sentimental et philosophique, nous aime-
rions à n'envisager que l'intérêt même du chanteur, son propre avantage
dans le présent et l'avenir. Nous demanderions par exemple à M. Faure
si le million qu'il se prépare à s'en aller chercher en Amérique le ré-
compensera des traverses innombrables auxquelles il s'expose. En jouira-
t-il seulement de ce million gagné au prix de tant de périls, de servi-
tudes, d'exhibitions foraines? On sait ce qu'on quitte, on ignore ce qu'on
trouvera, et ne valait-il pas mieux prolonger sa carrière en se conten-
tant des gros appointemens que donnait l'Opéra? Cest l'ôternelle his-
toire de l'homme qui court après la fortune et de Thomnie qui l'at-
tend chez lui, enpfamille, applaudi, qhoyé d'un public qui l'apprécie à son
mérite et sait distinguer jusqu'aux moindres nuances de son talent, il
semble que, si quelque chose devrait dégoûter un chanteur de cette vie
errante et vagabonde, c'est l'exemple de Mario. Pauvre illustre ténor,
usé, vieilli dans les aventures! de tant de trésors cherchés au loin, rou-
bles de Saint-Pétersbourg, onces d'Espagne, écus, florins, ducats, livres
sterling, que lui reste-t-il à cette heure? Moins nomade, peut-être eût-il
mieux administré sa fortune. Penser qu'à son âge, à l'âge sonné de la
retraite et du repos, il en est à s'embarquer pour de nouvelles migra-
tions ! Où le mène-t-on? A la conquête du million légendaire, le reste
lui importe peu; c'est à l'entrepreneur Strakosch de fixer l'itinéraire. On
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REYUE. — CHRONIQUE. 986
ira d'abord à New- York, puis à San-Fraocisco, puis en Chine, au Japon,
que saiHe ? ^^ ^^ cavatine en cavatine on aura fait le tour du monde,
en se refaisant une fortune.
L'Opéra - Comique promet à son public pour cet hiver le Roméo de
M. Gounod. M. Capoul, sur qui on avait beaucoup spéculé, manquera
probablement à la fête; mais en revanche, on aura dans Juliette M^ Car-
valho, toujours plus jeune de ses quinze ansi Triste sujet que celui-là,
bien lugubre pour l'aimable scène delà Dame blanche et du Domino noir,
et qui d'autant plus contrastera que l'auteur semble s'être davantage
appliqué à sombrer la teinte. Il existe quelque part, sur ce motif des
amans de Vérone, une autre partition pétulante de verve, joyeuse jusque
dans la passion, où se meuvent dans l'entrain familier et la belle humeur
d'une musique de demi-caractére tous les personnages secondaires de
Shakspeare, où la nourrice et Mercutio se renvoient l'apostrophe, où le
frère Laurent cueille ses plantes et marie les jeunes gens avec la même
bonhomie, sans se croire obligé d'officier pontificalement. Cette musique
charmante, émue, toute de genre, faite pour s'adapter an cadre, vous
croiriez que le théâtre, voulant donner un Roméo, l'aurait choisie? Nul-
lement, on retourne à la tragédie de Ducis. Entre deux œuvres, dont
Tune n'obtint à son aurore qu'un assez mince succès d'estime et ne peut
phis rien avoir à nous apprendre , tandis que l'autre encouragerait, dé-
ciderait peut-être une vocation, on prend la première, celle pour laquelle
aux yeux du public aucune prévention favorable, aucun attrait de curio-
sité, ne sauraient exister. C'est ainsi que les choses marchent et mar-
cheront aussi longtemps qu'il y aura des directeurs de théâtre pour
pratiquer les saintes voies de la routine et des subventions pour les
y. aider.
Aux Italiens, la première saison n'a jamais compté beaucoup , même
aux périodes les plus florissantes du théâtre; il n'y a donc point à '^
prononcer jusqu'à présent, et, si ce que nous entendons et voyons n'est
que fort médiocre, on ne doit pas se hâter d'en conclure rien de trop
fâcheux pour l'avenir. L'accueil assez froid du public d'ouverture s'ex-
plique en ce moment, et par le choix des ouvrages qu'on lui donne, et
par l'insuffisante exécution de ces ouvrages d'ailleurs vieillis et démo-
dés. La Traviata est une des partitions les plus incolores de Verdi; vous
trouvez là tous les défauts du maître : absence d'idées, accumulation
d'effets contradictoires. Cette scène de mardi gras par exemple, inter-
calée grossièrement au milieu d'une situation qui s'efforce de pousser
à l'élégie, ces langoureuses romances de ténor, ces cavatines de prima
donna, tout ce sentimentalisme, toute cette bravoure à outrance , em-
pruntent la meilleure partie de leur valeur à la personnalité du virtuose;
ôtez de ce cadre Mario ou Nicolini, la Patti ou la Nilsson, et il ne vous
restera que la parodie musicale d'un vaudeville larmoyant. — M. Capoul
réussira-t-il à conjurer l'indifférence du public à l'égard d'une scène jadis
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086 RETUE DES DEUX MONDES.
si noblement fréquentée? Je n'oserais trancher d'aTance la qnestkn,
et me garderais bien surtout de dire non. Le public est deveno à ce
point fantasque et versatile que c'est probablement par sa qualité de
Français et de tenorino d'opéra-comique que l'ex-pensionnaire de Favan
passionnera le haut dilettantisme, qui ne jure que par Bubini et Ma-
rio, Tamberlick et Fraschini. « Monseigneur, disait autrefois l'abbé de
Bemis au duc de Choiseul, qui lui refusait une place, vous m'empê-
chez de faire une petite fortune; très bien, j'en ferai une grande I »
Cest exactement la situation de M. Gaponl vis-à-vis de ses directeurs,
refusant de céder à ses exigences. L'opéra-comique l'ennuyait, et c'est
Topéra-comique qu'il nous ramène aux Italiens avec Marta. Nous atten-
drons plus ample information, puisque nous n'avons encore jusqu'à pré-
sent que le Capoul de la première manière, l'agréable ténor de Fra
Diavolo, de Marie et du Jour de bonheur. Nos renseignemens sur la
nouvelle vocation de M. Capoul ne seront guère complets que lorsque
nous l'aurons entendu dans quelque ouvrage du répertoire, par exemple
la Sonnanbula, musique de chanteur, où vibre la corde émue et pathé-
tique, et qu'on ne saurait aborder avec suocès qu'en ayant dans l'âme
et dans la voix l'accent et le style de l'école. Chanter le Rêve dTanrnr
on les Puritaifis n'est point le même art. Il est vrai que, le Théâtre-Ita-
lien proprement dit n'existant plus, on peut aujourd'hui parcourir à
moindres frais la cairière de virtuose. Il s'agit tout simplement de s^en-
r61er dans une troupe d'élite, celle de Londres on de Saint-Pétersbourg.
M. Capoul savait bien qu'il retrouverait là son ancien répertoire, et
qu'en se dénationalisant il ne se transformait qu'à demi, puisqu'il n'y
a désormais de véritable Théâtre-Italien en Europe que celui où l'on
joue des opéras-comiques français. f. de lagenevab.
BS8AIS BT NOTICES.
EXPLORATION NOUVBLLB OB LA PALBSTIRB.
DaurifHom, çéognpktqui, htOariqne ei ûrdtéoUifiqm éê la PotefiM^
accoiapagnéo de cartot détaiUéas, par H. V. Onéiin (1).
Les publications érudites qui honorent la France sortent rarement
du cercle restreint pour lequel, il est vrai, elles sont composées. Le pa-
blic éclairé, qui aime à s'instruire, perd beaucoup à ne pas les suivre
toujours avec assez d'attention : il s'étonnerait de Tintérèt général
qu'elles présentent; il y verrait aussi par combien d'efforts notre pays
maintient sa place dans la science. Quelques esprits chagrins n'ont guère
d*éloges que pour les travaux qui nous viennent de l'étranger. Ce pessi-
(f ) 3 ToL in-S», Paris, ChallaiBel, éditeur.
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RETUE. — CHRONIQUE. 987
misme donne lieu de leur part à des appréciations sévères pour nos sa-
vans. Un simple inventaire des bons ouvrages qui paraissent chez nous
montrerait ce qu'il y a de faux, ce qu'il y a de léger dans ces juge-
mens prononcés d'un ton si grave, et avec si peu de souci de la gloire
nationale.
L'ouvrage que publie M. Guérin est de ceux qu'on peut opposer à ces
détracteurs. Il compte déjà trois forts volumes in-8^, consacrés à la seule
province de Judée, L'œuvre entière. Description géographique, histo-
rique et archéologique de la Palestine, comprendra encore quatre vo-
lumes et peut-être six. Le concours de l'eut, indispensable à une pareille
entreprise, ne lui a pas manqué. Il n'est pas en Europe, sans excepter
.l'Allemagne, un seul pays où les grandes publications soient rendues
plus faciles par l'intervention des pouvoirs officiels. Nos voisins savent
bien que cette libéralité publique pour les œuvres de haute érudition
est chez nous une habitude. Ils y ont recours parfois et non sans succès.
La tâche que s'est imposée M. Guérin demandait un courage peu
commun. Pour ne parler que des trois volumes aujourd'hui parus, la
Judée, à laquelle ils sont exclusivement consacrés, — l'auteur laisse
provisoirement de côté Jérusalem, qui fera l'objet d'une publication à
part, — ne compte pas moins de six cents villes, villages, bourgs, lieux
remarquables. Ce sont ces six cents localités que le voyageur a visitées»
ne laissant rien en dehors de sa route, revenant plusieurs fois sur le
même point. Il en donne l'état actuel, la statistique, recherche les noms
que ce lieu a portés depuis leDeutéronome jusqu'à nos jours , les transcrit
en grec, en hébreu et en arabe, emprunte aux historiens sacrés, aux:
écrivains de l'âge classique, aux pèlerins du moyen âge, aux voyageurs
et aux érudits modernes tous les passages qui éclairent l'histoire de ce
point particulier, et les cite d'ordinaire en entier. Il fait ainsi l'his-
toire, à travers une période de plus de quatre mille ans, de chacune de
ces localités; il retrouve et restitue la géographie biblique, encore m
incertaine malgré les travaux de Robinson et de tant d'autres, examine
les opinions et se prononce entre elles. Il a soin de recueillir les tradi-
tions, toujours précieuses, surtout en Orient, les noms différens que le
même lieu a portés, et qui souvent rattachent une dénomination mo-
derne ou aux croisades ou aux premiers âges du judaïsme. Les ruines ne
sont pas nombreuses dans la Judée, il les recherche et les décrit avec
d'autant plus de soin. On voit ce qu^est un pareil livre; c'est une oeuvre
de grande érudition , mais où la science se fortifie de la connaissance
minutieuse du pays, où les discussions s'éclairent des enseignemens
que donne le voyage fait pas à pas avec une attention toujours soutenue,
où les découvertes personnelles tiennent la plus grande place. La topo-
graphie biblique n'a pas proëuit de travail plus complet, plus rempli de
faits nouveaux et œrtains. Quant à la géographie moderne, elle ne troo-
V6I9 nulle part pour la Judée un tel ensemble de renseignemens stàfi^
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988 RBTUE DES DEUX MONDES.
tiques, une plus fidèle description de tous les détails du sol. On recon-
naît ici les qualités que M. Guérin avait déjà montrées dans ses précé-
dentes explorations. Nous possédons peu de voyageurs érudits qui aient
plus de passion et de patience. Très jeune encore, il décrivit Rhodes,
Patmos et Samos; plus tard, sur les instances et par les conseils d'un
homme dont la science garde la mémoire, M. le duc de Luynes, il entre-
prit de visiter la régence de Tunis. En 1852, en 185/i, en 1863, et enfin
en 1870, il réunit les matériaux du présent ouvrage; sa lâche n'est pas
finie, et un cinquième séjour en Palestine lui parait nécessaire pour que
son œuvre, déjà si avancée, réponde aux scrupules d'une conscience
toujours difficile pour elle-même.
La méthode d'exposition adoptée par l'auteur est celle du jourruU,
Il y a quelque inconvénient à suivre ainsi, sans vouloir s'en écarter,
l'ordre des temps et les incidens de chaque heure; des résumés, des
considérations d'ensemble, donneraient au récit plus de clarté, la pen-
sée s'élèverait en devenant plus générale; mais le journal a des mé-
rites de sincérité et de précision qui le font préférer par des esprits
très exacts. Les Anglais surtout l'adoptent volontiers; le grand ouvrage
du colonel Leake sur la Grèce est en ce genre un modèle. Le voyage
est une enquête; ce sont les détails de l'enquête qui sont mis sous les
yeux du lecteur à mesure qu'elle fait des progrès; il la suit, il la juge à
chaque instant, et, s'il tient surtout aux opinions qu'il s'est formées
par lui-même, non sans travail, il est pleinement satisfait. Le journal,
dans ces trois volumes consacrés à la Judée, est toujours sévèrement
scientifique; ce ne sont pas des impressions que donne l'auteur, ce
sont des faits. Il semble qu'une telle suite de détails, exposés avec une
sévérité de ton qui ne se dément pas, doive fatiguer l'esprit 11 en est
tout autrement parce que l'histoire anime sans cesse le sujet. Les ci-
tations qui cous montrent Taspect de la Palestine à tous les âges, et ce
concours de sentimens si divers et si profonds qu'elle a inspirés depuis
les patriarches jusqu'aux apôtres, jusqu'aux dames romaines et à saint
Jérôme, jusqu'aux chevaliers francs et aux soldats de Bonaparte, la des-
cription des mœurs modernes, le tableau des sites célèbres, assurent an
livre un intérêt littéraire que l'auteur n'a pas cherché. Le pays est vivant
dans ces pages; on ne peut les parcourir sans éprouver cette impression
unique que donne la terre sacrée qui a produit la religion, comme un
autre sol, également béni et non moins cher à ceux qui ont eu le bon-
heur de le voir, a fait connaître à l'humanité le type idéal de la per-
fection plastique.
Nous avions de nombreux ouvrages sur la Palestine. Ce coin du vieux
monde s'impose sans cesse aux méditations et aux recherches de la science;
mais tous ces ouvrages étaient entrepris à un point de vue très particu-
lier. Les recherches d'archéologie chrétienne font le mérite du livre de
M. de Vogué sur les églises de terre-sainte. C'est surtout aux antiquités
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REYUfi. — CHRONIQUE. 989
hébraïques que s*est attaché M. de Saulcy. Les monumens militaires des
croisades ont été étudiés par M. Guillaume Rey. La topographie biblique
est restée la préoccupation presque unique de Robinson. Le nouveau
livre ne veut pas reprendre tous ces sujets; l'auteur résume ce qui a été
écrit avant lui, il y ajoute beaucoup. Si Tœuvre est achevée sur le plan
adopté pour les trois premiers volumes, elle constituera une véritable
encyclopédie de la Palestine. albert dumomt.
Dti origines du royoïmw d'YvitPi, par If. le ▼icomte Osoar de Poli; Paris, Amjot.
Rien n'est plus historique que ce royaume d'Yvetot que Béranger a
tourné en plaisanterie, et que beaucoup de personnes ne regardent plus
que comme un joyeux mythe. Vertot même, qui ne voit dans Ténig-
matiqué royauté des sires d'Yvetot qu'une simple usurpation, nie que
le royaume ait jamais existé. Et pourtant les documens abondent où le
titre de roi d'Yvetot figure sans la moindre intention d'ironie. Il est vrai
que depuis le sac du château seigneurial et de l'église d'Yvetot par les
vandales révolutionnaires, les archives qui auraient pu éclaircir ce point
d'histoire n'existent plus, et qu'il faut péniblement, à l'aide de vieux
titres que la hasard met au jour et de conjectures plus ou moins har-
dies, refaire la filiation de ces seigneurs presque disparus de la mémoire
des hommes. Toutefois les témoignages qui existent sont sérieux, et en les
rapprochant on voit se dégager avec netteté les destinées diverses de cette
seigneurie aussi authentique que peut l'être aujourd'hui la principauté
dé Monaco ou la république d'Andorre. Si elle n'a guère marqué dans
l'histoire de la féodalité, on voit cependant plus d'une fois ses repré-
sentans faire bonne figure dans les récits de cette époque. Louis XI,
en passant sur le territoire de son humble voisin, interrooapt un cour-
tisan qui l'appelle sire : « Il n'y a plus de roi de France ici, nous sommes
dans le royaume d'Yvetot. » Henri IV, un jour, fait placer aux premiers
rangs dans une cérémonie Martin Du Bellay, roi d'Yvetot, en disant :
« C'est un petit roi, mais c'est un roi. » Jean Boucher, qui signe Le Roy
(FYuelot, écrit en 1490 à la fille de Louis XI : a Madame, je nous prye
uous remonstrer les afayres de mon royaume, auquel si nous ne mectez
la main, par ma foy ils sont bien au bas. »
Jusqu'où faut-il remonter dans le passé pour découvrir l'origine de
cette royauté? Une légende fort peu vraisemblable veut qu'au commen-
cement du vi« siècle Clotaire I*^' ait érigé le fief d'Yvetot en royaume en
faveur des hoirs de son chambellan Gautier, qu'il avait assassiné mal-
gré ses victoires sur les Sarrasins. Au vi® siècle en effet, on ne s'occupe
pas encore des Sarrasins. Yvetot ne devait même pas exister à cette
époque. Ce nom, que l'on écrivait d'abord Ivestot, signifie maison d'Yves,
comme d'Houdetot maison d'Eudes; Yves ou Yvar, Iver, Ivais, est un pré-
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OdO REVUE DES DEUX MONDES.
nom danois, tôt un mot de provenance Scandinave qoi veut dire maison,
habitation; le prénom et la terminaison se rencontrent à chaque instant
sur la carte de l'ancienne Normandie, o Étant d'origine Scandinave, dît
M. de Poli, le nom d'Yvetot ne peut guère remonter plus haut que les
invasions des hordes du nord dans la Neustrie, c'est-à-dire au x* siècle.
Le fondateur d'Yvetot fut probablement un des guerriers conquérans
auxquels Rollon en 911 distribua des terres sous condition d'hommage
et de service militaire. » Dès 1024t Richard II, confirmant les donations
faites à l'abbaye de Saint-Wandrille, parle de « cent acres de terre à
Ivetot. » Vers le milieu du xi* siècle, une charte mentîoDne le chevalier
Anafred d'Yvetot, qui tient son fief à foi et hommage de Gautier Gyfard,
comte de Longueville en Gaux; ce dernier cède tous ses droits à Saint-
Wandrille, mais avant la fin du siècle le seigneur d'Yvetot semble avoir
racheté de l'abbaye les droits et redevances qui pesaient sur lui.
Au xu^ siècle, Yvetot est un franc fief; c'est à cette époque que paraît
avoir vécu le Gautier de la légende, que des historiographes complai-
sans ont peut-être vieilli de six cents ans, afin de donner plus de lustre à
la légende de la maison royale qui fleurit au xiv® siècle. Ge qui est cer-
tain, c'est que le franc fief d'Yvetot survit à la destruction de la grande
féodalité, gardant ses privilèges, son autonomie, sa haute justice; les
seigneurs qui portent ce nom battent monnaie, créent des nobles, ont
droit de vie et de mort sur leurs vassaux, ne relèvent que de Dieu :
c'étaient vraiment des rois. En 1401, Martin, roi d'Yvetot, presque ruiné,
vend son trône à Pierre de Villaines pour 1,400 écus d'or; le contrat de
vente est passé à Paris, devant soixante et un notaires du Châtelet.
Après Pierre !•' et Pierre II de Villaines, le petit royaume est successive-
ment gouverné par Jean Holland, sous la domination anglaise, puis par
les Ghenu, qui l'avaient acquis des héritiers de Villaines, par Jean Bau-
cher, gendre de Jacques Ghenu, par les marquis du Bellay» les mar-
quis d'Albon, descendans des anciens souverains du Dauphiné. Ce fief
d'Yvetot, qui se composait de quatre-vingts feux en 1260 et de cinq
cents en 1738, est aujourd'hui un chef-lieu d'arrondissement d'environ
9,000 habilans. Ce n'est point le seul exemple d'un royaume exigu. La
petite île de Man, dans la mer d'Irlande, formait autrefois un royaome
de dix-sept villages, dont les rois peu fortunés se contentaient d^un
diadème en étain. L'ancien royaume d'Esterno et celui de Mande, près
de Toumay, n'avaient que pour trois charrues de terres de labour. Ma-
jorque et Minorque furent également des royaumes, et en Allemagne
on trouve encore de ces principautés que Henri Heine n'ose traverser
par un temps de pluie et de boue, de peur d'en emporter la moitié après
ses bottes.
JU dùnetaarférmU, C
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TABLE DES MATIÈRES
CENT UNIEME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. —XLI1« ANNÉE.
BIPTEKBRB — OCTOBRE 1872
UvrAlMMi eu !•' Scptemlirc.
CoRiBSPomAiicB FAMiuteB D*Dii KARiii. — » H. — 1848-1851, psT M. le vice-
amiral PAGE 5
Les Formes privitivbs db la PROPiiiré. — m. — Les cowiiunâutés db fa-
miXBS ET LB BAIL H^RÉDITAIRB, par M. ÉviLB VK LAVELEYË 38
01IB ÉTUDE DB MOTORS AimQOBS. -^ Là DELTA DB TÏBULLB, par H. lOLES SOURY. 68
Lb Socialisme au xvi*' siècle. — IL — IjA Propagande anabaptiste après la
GUERRE DES PAYSANS, par M. ALFRED MAURY, do Tliistitut de France. . . 105
Impressions de totagb et d*art. — V. — Souvenirs de Bouroogne, Semur,
LES CHATEAUX D*AnGT, DE TiRLAT BT M BoSST-RaBDTUI, par M. ÊMILB
MONTfiGOT I 147
Rra, in Récit de votaisb dans l'Atlantiqdb, par M. Edmond PLAUCHUT. • 180
L'iLB DB Madagascar. — III. — Lbs tbntaitvbs db golonisatyon, la rature du
PATS, UN RÉCENT VOYAGE SGIENTIFtQUB, pRT H. É. BLANGRAfVD, de 1*Aca-
déflsie des Sciences. ..••...••••...•• 104
La HiSRfavB D*ÉCRiiiE L*nsTOiRB BN fÏLARCB BT BN Allbmaghb, par H. FOSTEL
DE C0ULAN6ES 241
Chronique de la Qoirsairb. — fiisToiBB tolthove bt utiÉbairb 230
CORRBSPORDARGB » 251
B»l
La Gubrbb de Tbamce bn 1870-^1871. — I. — La première armée de la Loire
BT LB GÉNÉRAL D'AuRELUB, par H. CHARLES. DE MAZADE • 257
fA SOOALISMB AU XV^ SIÈCLE. — III. — LbS ARARAPTISTES MÉBRLAUDUS BT IM
8IÉ0B DB MoRBTBR, derflfîère partie, psr M. Alfred MAORY, de rinstitift. ftt
1a Fiance au lbndemain db Rosrach, d*après dbs documbns iréoits, par
M. Charles AUBERTIN 331
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002 TABtE DES HATliRES.
La TÉLfoBAPHiB inmnATToiiALc. — I. — L«s Aifcims TRAiris r la eaRFi-
HBNCB DB Paris, par M. Edgar SAVENEY : • 359
LB RoTAUHB DB WbSTPHALIB El JéRÔMB BO!IAPARTB, D'APHÉS LES DOCOWBIIS ALLE-
MANDS ET FRANÇAIS. — I. — La FONDATION DU ROYAUME, par M. ALPRBD
RAUBAUD 385
La Reine do atoMBNT, un roman anglais, par M. Arvède BARINB 401
L'Ile de Madagascar* — Les tentatives de colonisation, la nature du pats,
DN récent VOTAGE SCIENTIFIQUE. — IV. — XjA FaUNB DE LA GrANDB-TBRRB,
par H. É. BLANCHARD, de l'Académie des ScieDces 443
SaTE- QOINT, son INFLUENCE SUR LES AFFAIRES DE FrANCB A^ EVI« SitCLB. — I. —
L'ÉGUSB ET LA FRANCE AVANT 1585, par M. Cb. GIRAUD, de l'Institut. . . 46i
Le BRIGADIER Trickbàll, par M. Horace STAPFëR 487
Chromiqdb de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 499
Essais et Notices 511
Uvralson ûu !•' oclolire.
Lord Btron bt le btronishe,. a propos d'une publication nouvelle, par
M. Hbnri BLAZE de BURT. 513
La Télégraphie internationale. — II. -^ Les conférences de Vienne vr de
Rome, par M. Edgar SAVENEY 551
Le R6lE DBS FBMMB8 DANS L'HISTOIRB DE FRANCE. — LES FAVORITES, par
H. Charles LOUANDRE 584
Le Royaume de Wbstphalib et Jérôme Bonaparte, D'APRks les documens alle-
mands ET FRANC VIS. — II. — La CONSnTUTION DU ROYAUME DE WbSTPHALIE,
par M. Alfred RAUBAUD 681
SlXTE-QuiNT, SON INFLUENCE SUR LES AFFAIRES DB FRANCE AU XVI* SiftCLE. —
II. — L'ÉGLISE ET LA FRANCE DB 1585 A 1580. — Lb MeURTRE DU DUC DB
Guise, par M. Charles GIRAUD, de l'Iastitat 614
L'AGITATION pour L'ÉMANCIPATION DBS FEMMES EN ANGLETERRE ET AUI ÉTATS-UNIS,
par M. Henri BAUDRILLART, de l'Institut 851
Souvenirs de l'Aorutique (1871-1872). — I. — La Dalmatie et les Slaves
DU SUD, par M. Albert DUMONT 678
Don Juan de Kolohea, par M. SACHER-BfASOCH 107
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et lattérairb 741
Livraison du tS OeioM*c.
La Guerre de France en 1870-1871. — IL — La deuxième armée de la Loire
ET LE général CHANZY, pRT M. CHARLES DB HAZADË 743
Les Amenés a Paris. — I. — La Possession autrefois, la Foue awourd'hoi,
par M. Maxime DU CAMP 786
Rabelais, sa vie, ses okivrbs et ses idées sur l'éducation, d'après un alle-
mand DB 1872, par M. Albert RÉVILLE 898
Sixte- Quint, son influence sur les affaires de France au xvi* siAclb* ^
III. — L'ÉGLISE ET LA FRANCE DB 1589 A 1593. — Le MEURTRE DB HbHRI
DE Valois, par M. Charles GIRAUD, de Tlastitut 848
Lb Choléra indibn au point de vue de la géographie médicale et de l'hygiérb
INTERNATIONALE, pST M. FeRNAND PAPILLON 878
Jean des Baumes, récit du Comtm-, par M. Henry de La MADELÈNE. ... 897
Le Royaume de Westphaub et Jérôme Bonaparte, d'après les documbns auB-
MANDS ET français. — III. — Le GOUVERNEMENT ET LA COUR DU »Ot ttttùltM
A Cassel, dernière partie, par M. Alfred RAMBAUD 937
Chronique de la Quinsaine. — Histoire poutiqub et LrrrÉRAiRB 968
Revue musicale. ~ La reprise du Prophète, lis tbéatres lyriques. • • • . • 980
Essais et NoncES • • 986
Paris. ^ I, CULTB, Imprimear, 7, ma Salat-BaBott.
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