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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DBS 


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:XLII«  ANNÉE.  -  SECONDE   PË 


M««    Cl      —     *•'  SEPTEMME  1872. 


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REVUE 


DBS 


DEUX  MONDES 


XLII*  ANNÉE.   —  SECONDE   PÉRIODE 


TOME   CENT-UNIÈME 


PARIS 


BUREAU   DE   LA  REVUE  DES  DEUX   MONDES 

tVB    BONAPAKTB,    47 


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LETTRES  FAMILIÈRES 


D'UN    MARIN 


IL  —  1848-1861^ 


A  bord  de  la  frégate  la  Retn&-Blanche, 
le  15  septembre  1848.  Rade  de  Booibay. 

le  n*ai  pas  reçu  le  moindre  petit  avis,  soit  direct,  soit  of&ciel,  sur 
mon  remplacement.  Je  suis  aujourd'hui  exactement  comme  il  y  a 
ak  mois.  J'sd  voulu  venir  ici  parce  que  j'avais  besoin  de  savoir  ce  qui 
se  passe  en  France.  A  Bourbon,  nous  étions  au  milieu  d'une  incer- 
titude étouffante;  les  nouvelles  qui  nous  arrivaient  tous  les  jours 
étaient  si  vagues,  si  contradictoires,  si  alarmantes,  qu'il  n'y  avait 
plus  moyen  de  tenir;  il  semblait  que  la  France  fût  plongée  dans 
une  abominable  anarchie  et  livrée  à  des  bandits.  Enfin  nous  respi- 
rons un  peu  :  toute  civilisation  n'est  pas  encore  éteinte  en  France. 
Nous  nous  croyions  menacés  d'une  invasion  de  barbares;  mais  l'as- 
pect de  cette  assemblée  nationale  n'est  pas  encore  rassurant  :  la 
république  nous  paraît  tituber,  il  nous  semble  qu'elle  est  bien  peu 
d^s  les  mœurs  et  les  besoins  de  la  France.  Et  pourtant  nous  n'a- 
percevons aucun  homme  de  cœur  et  de  talent  pour  nous  tirer  du 
gâchis  où  nous  allons  tomber.  A  l'allure  de  gaspillage  qu'adopte 
l'assemblée,  il  est  évklent  que  l'état  sera  obligé  de  suspendre  in- 
cessamment ses  paiemens;  c'est  la  crise  financière  qui  amènera  la 
vraie  crise  politique.  Tout  ce  qui  s'est  pasçé  depuis  février  ne  nous 
inspire  que  dégodt  et  horreur.  Le  roi  semble  avoir  été  frappé  de 

(1}  Voyei  la  Revw  da  15  août. 


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6  REVUE  DES  DEUX  MONBEB. 

paralysie,  les  princes  d'incapacité,  le  ministère  de  folie,  la  garde 
nationale  de  stupeur,  la  chambre  des  psdrs  et  des  députés  d'une 
insigne  lAcheté;  on  dirait  que  tous  ces  gens- là  avaient  tellement 
la  conscience  qu'ils  trahissaient  leur  pays,  que  pas  un  n'a  eu  le 
courage  de  rester,  dût-il  mourir  à  son  poste.  Cet  abandon  du  gou- 
vernement de  juillet  est  inimaginable.  La  république  n'a  été  qu'un 
escamotage,  personne  n'était  prêt.  Le  premier  qui  a  osé  prendre  le 
pouvoir,  délaissé  par  tous,  est  devenu  souverain.  Et  puis  ces  scènes 
de  juin  I  II  n'y  a  plus  de  sentiment  à  faire;  la  question  est  bien 
posée  :  entre  la  baii)arie  et  la  dvilisation,  qui  triomphera?  De  tout 
cela,  il  est  évident  que  nous  allons  avoir  en  France  de  bien  mau- 
vais jours  à  passer,  que  l'hiver  prochain  sera  dur,  et  l'année  sui- 
vante! Ohl  cette  assemblée  nationale  ne  méritera  que  le  mépris... 
Je  suis  venu  à  Bombay  pour  chercher  des  ordres;  dans  deux  mois, 
je  puis  avoir  une  réponse,  si  le  ministère  veut  bien  me  répondre 
par  le  prochain  courrier  de  l'Inde.  J'ai  fait  de  la  Reine-Blanche  une 
frégate  admirable.  Le  bâtiment,  l'équipage  et  la  musique,  qui  est 
délicieuse,  tout  cela  est  merveilleux.  On  ne  peut  rien  imaginer  de 
plus  complet,  de  plus  satisfaisant  pour  Torgueil  national,  et  main- 
tenant que  je  me  suis  donné  tant  de  peines  pour  obtenir  ce  ré- 
sultat, que  je  n'ai  plus  qu'à  en  jouir,  il  faut  que  je  le  remette 
aux  mains  d'un  successeur  I  Voilà  la  vie;  ce  n'est  jamais  pour  soi 
qu'on  travaille.  Au  moins  j'ai  la  satisfaction,  au  milieu  de  l'ébran- 
lement général  de  la  France,  d'avoir  conservé  et  préparé  à  mon 
pays  un  élément  de  force  dont  il  peut  être  fier.  Tout  est  soudé 
à  bord,  et  tout  fonctionne  avec  un  ensemble,  avec  une  habileté  1  on 
dirait  que  ce  n'est  qu'un  seul  corps,  qu'une  seule  âme.  Nos  amis 
d'Angleterre  n'en  reviennent  pas,  c'est  une  admiration  perpétuelle. 
On  m'a  dit  que  M.  Febvrier-Despointes  venait  me  remplacer;  je  n'en 
ai  reçu  aucun  avis  positif;  sa  nomination  n'est  même  pas  dans  te 
Moniteur.  C'est  une  chose  singulière  que  ce  mystère  qu'on  a  fait  : 
suis-je  donc  un  homme  si  redoutable  que  personne  n'ose  signer  et 
me  signifier  mon  rappel?  Le  fait  est  que  je  suis  peu  disposé  à  flé- 
chir lâchement.  Ma  correspondance  ne  doit  pas  leur  laisser  le 
moindre  doute  à  cet  égard.  J'irai  leur  demander  compte  de  ce 
qu'ils  font  de  ma  patrie  et  pour  ma  patrie,  et  si  je  puis,  par  un 
moyen  honnête,  devenir  membre  de  cette  assemblée  nationale,  je 
les  ferai  marcher  droit,  ou  ils  m'emporteront.  Je  ne  saurais  vous 
exprimer  l'indignation  dont  je  suis  saisi  à  la  vue  de  la  lâcheté  dont 
tous  les  partis  font  preuve.  Et  les  hommes  de  l'ancien  gouverne- 
ment et  les  républicains  sont  également  saas  caractère.  Il  n'y  a  que 
les  communistes  qui  montrent  du  nerf;  mais  c'est  le  féroce  cou- 
rage du  tigre,  ce  sont  des  cannibales  qu'il  faudra  traquer  et  ponr- 


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iVmE0  I>  UM  MAKH»  7 

flUTre.  Aiad  nous  eotross  dados  une  voie  de  révolutions  et  de  ba- 
tailles. 

Ab  !  la  Franee  a'eoniiyaît.  Eh  bien  I  elle  va  avoir  des  drames  pour 
se  distraijre,  nous  ne  faisons  que  commencer.  S'il  ne  s'établit  pas 
bientôt  un  bon  et  rude  despotisme  pour  fouetter  la  France  tous  les 
matins,  nous  nous  entre-décbirerons.  Je  ne  me  rends  pas  bien 
compte  de  la  conduite  de  Jkl.  de  Lamartine  et  des  motifs  qui  l'ont 
reoda  incompatible  à  tous  les  paortis.  Je  me  tiens  prêt  à  retourner 
«n  France  dès  que  j'en  aurai  reçu  l'ordre;  sera-ce  avec  ma  frégate 
oa  à  bord  d'une  gabare?  Sera-ce  comme  passager  ou  comme  com- 
mandant? J'espère  qu'ils  A'auroot  pas  eu  la  bassesse  de  songer  i 
me  rappela  comme  passager,  car  j'ai  le  droit  de  porter  le  front 
haut  et  fier.  Je  ne  souiTrirai  pas  la  moindre  insulte;  je  suis  par^ 
iaitement  résolu,  quoi  qu'il  arrive,  à  conserver  l'énergie  de  mon 
langage  tout  comme  celle  de  mon  âme.  Malheureusement  c'en 
est  fait  de  notre  mariue  :  dans  un  an,  l'argent  nous  manquera, 
les  armemens  seront  considérablement  diminués,  car  c'est  une 
chose  chère  que  la  flotte;  mais  tout  cela  n'est  pas  une  raison 
pour  se  dégrader  personnellement.  Que  vais -je  retrouver  en  ar- 
rivant en  France?  Si  vous  me  répondez  à  Bombay  par  le  courrier 
de  l'Inde  du  2A,  je  pourrai  recevoir  votre  lettre;  donnez-moi  des 
détails  sav  ce  qui  se  passe.  Nous  avons  bien  des  journaux,  je  les 
trouve  d'une  étrange  pâleur  :  le  National  lui-même  me  semble 
tomber  en  déconfiture.  Enfin  j'ai  perdu  le  fil  des  événemeas;  les 
hommes  et  les  caractères  m'échappent,  je  ne  vois  plus  les  ficelles 
de  la  coulisse.  Si  j'avais  le  Journal  des  DébaUy  à  son  ton,  à  son 
Jangage,  je  devinerais  bien  des  choses;  mais  le  NëUional  devenu 
journal  ministériel!  et  défendant  timidement  la  république!  c'est  à 
^'y  plus  rien  comprendre.  Je  n'écris  pas  à  M.  de  La  Grange  par  ce 
Gourrier-ci  :  je  vous  prie  de  lui  donner  de  mes  nouvelles.  Vous  voyex 
que  mon  esprit  n'est  pas  abattu,  je  mè  sens  des  forces  pour  la  pa- 
tà^  et  je  veux  les  aller  dépenser  là.  —  En  me  rendant  ici,  je  me 
suis  vu  repris  aux  Seychelles  d'une  atteinte  de  coliques  végétales 
ou  sèdies  qui  m'a  fût  bien  souffrir;  je  suis  resté  huit  jours  au  lit, 
an  lieu  d'ailer  courir  les  forêts  de  File  et  les  curiosités  naturelles 
qu'on  y  trouve.  Les  bains  chauds,  très  chauds,  m'ont  guéri.  J'y  ai 
mé  sang  et  eau.  La  transpiration  m'a  couvert  de  ce  qu'ils  appeUeoi 
ici  des  hourbouilles;  c'est  le  cachet  de  la  bonne  santé,  et  en  effet 
depuis  ce  moment  je  me  porte  bien.  Je  suis  ici  en  pays  de  connais- 
sance :  j'y  ai  eu  autrefois  bien  des  distractions  et  des  plaisirs;  je 
les  retrouverais  encore,  û  je  pouvais,  dans  l'état  de  convulsions  où 
est  anjeord'lnii  mon  pays,  chercher  des  distractioDS  et  des  plaisirs. 
Je  n'ai  jamais  compris  ces  bals  des  victimes  de  la  révolution.  Qud 


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8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

esprit  faut-il  donc  avoir  pour  se  réjouir  des  désastres  de  la  patrie? 
Les  Anglais  me  font  des  avances  et  des  gracieusetés  infinies;  je 
n'ose  m'y  livrer.  Je  ne  puis  plus  détacher  ma  pensée  de  la  France  : 
je  ne  savais  pas  ce  que  c'est  qu'une  révolution,  tout  en  est  ébranlé. 
Gomment!  le  roi  et  M.  Guizot  avaient  vu  la  révolution  de  juillet,  et 
ils  ont  pu  mener  leur  barque  avec  tant  de  maladresse?  J'en  reste 
stupéfait.  L'expérience  ne  sert  à  rien,  qu'à  faire  faire  plus  de  sot- 
tises. Je  ne  vois  pas  le  nom  de  H.  de  La  Grange  à  l'assemblée  na- 
tionale; je  suis  inquiet  de  sa  santé.  Ce  sont  de  rudes  coups  que 
ceux  qu'on  reçoit  sdnsi,  qui  menacent  votre  existence,  et  le  passé  et 
l'avenir.  Les  esprits  doivent  être  dans  un  vague  alarmant.  J'espère 
pour  vous,  pour  H.  de  La  Grange,  pour  H.  le  duc  de  La  Force,  que 
vous  aurez  passé  tout  l'été  à  la  campagne,  ne  vous  occupant  que  le 
moins  possible  de  tout  ce  bouleversement  social.  J'ai  bien  vu  votre 
nom  dans  des  réunions  de  bienfaisance,  mais  toute  cette  charité 
n'est  plus  bonne  à  rien.  C'est  les  armes  à  la  main  que  doit  mainte- 
nant se  décider  le  sort  de  la  patrie;  priez  Dieu  pour  nous,  et  aux 
armes  !  Je  vous  dépose  ici  tous  mes  souvenirs;  ne  m'oubliez  pas  ! 

A  bord  de  la  Reine-Blanche,  le  3  octobre  1848. 
Rade  de  Bombay. 

Je  VOUS  ai  prévenue  que  je  resterais  ici  jusqu'au  2â  novembre 
pour  recevoir  la  réponse  à  mes  lettres  du  15  septembre  dernier.  Je 
ne  sais  absolument  rien  sur  moi  ni  sur  ma  frégate.  C'est  une  chose 
surprenante  que  les  journaux  français  ne  renferment  rien  qui  nous 
soit  relatif.  La  chaleur  est  très  grande  en  ce  moment;  nous  avons 
une  quinzaine  de  jours  encore  de  ces  temps  lourds  à  supporter, 
puis  viendra  ce  qu'on  appelle  le  renversement  de  la  mousson,  et  le 
temps  sera  plus  frais.  Nous  employons  nos  heures  à  lire  vos  jour- 
naux, nous  nous  efforçons  de  comprendre  Je  passé  et  le  présent  et 
de  deviner  l'avenir.  Cependant  nous  sommes  enchantés  d'être  venus 
à  Bombay  chercher  des  nouvelles.  A  Bourbon,  nous  étions  comme 
étouffés  dans  une  ignorance  absolue  et  n'ayant  pour  alimenter  nos 
opinions  politiques  que  des  bruits  plus  ou  moins  absurdes ,  plus 
ou  moins  atroces.  Ici  nous  avons  des  communications  constantes 
avec  la  France  :  tous  les  quinze  jours  nous  arrivent  des  liasses  de 
journaux  qui  n'ont  que  vingt-huit  ou  trente  jours  de  date;  nous 
avons  pour  ainsi  dire  le  doigt  sur  le  pouls  de  la  France.  Au  moins 
je  puis  prendre  une  résolution  aujourd'hui  en  connaissance  de 
cause.  L'avenir  de  la  marine  ne  nous  semble  pas  beau  ;  la  grandeur 
de  la  marine  repose  sur  la  grandeur  des  finances,  c'est  purement  et 
simplement  une  question  d'argent.  Or,  à  la  manière  dont  l'assemblée 
nationale  manie  le  crédit  et  les  finances  de  notre  pays,  je  prévois  que 


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LETTRES  D'ON   MABIN.  9 

nous  ne  tarderons  pas  à  tomber  dans  un  désarroi  complet.  Vous  ai- 
je  déjà  dit  qu'à  Bombay  on  ne  veut  pas  recevoir  nos  traites  sur  le 
gouvernement  français?  Le  commandant  Lapierre  de  la  station  de 
Chine,  naufragé  sur  la  Gloire,  avait  tiré  des  traites  sur  le  trésor 
pour  ramener  en  France  les  équipages  naufragés;  le  gouvernement 
provisoire  a  laissé  protester  ces  traites  pendant  dix  jours,  et  notre 
crédit  est  déshonoré  dans  l'Inde.  A  Bombay,  je  suis  connu  :  le  com- 
merce m'ofire  sur  ma  seule  signature  200  ou  300,000  francs,  si  je 
les  déàre;  mais  il  refuse  les  traites  du  commandant  de  huit  bâti- 
mens  de  guerre,  de  2,000  hommes  et  de  100  canons.  Déplorable 
effet  des  révolutions  I  Tout  ce  qui  s'est  passé  en  France  cette  année 
nous  fait  pitié.  L'incroyable  mollesse  du  gouvernement  de  juillet, 
l'affreuse  alliance  des  républicains  et  des  communistes,  le  peu  de 
tenue,  de  dignité  et  d'intelligence  de  la  nouvelle  assemblée,  — 
tout  cela  nous  attriste.  La  grande  majorité,  la  presque  universalité 
de  la  France  veut  l'ordre,  mais  nous  n'apercevons  personne  qui  ait 
le  courage  de  prendre  les  mesures  propres  à  l'assurer. 

Enfin,  malgré  l'état  dans  lequel  je  vais  retrouver  ma  patrie,  je  ne 
sois  pas  fiché  d'y  retourner;  je  désire  être  témoin  de  ces  convulsions 
au  milieu  desquelles  elle  se  déchire  elle-même.  Et  puis  il  n'y  a  plus 
d'orgaeil  possible  pour  un  Français  en  face  de  l'étranger.  Nous  nous 
rendons  méprisables;  les  Français  apparaissent  comme  un  peuple 
de  gamins.  Je  fais  tout  ce  que  je  puis  pour  maintenir  la  dignité 
nationale  autour  de  moi;  la  Reine-Blanche  est  tellement  admirable 
que  les  anglais  en  sont  stupéfaits,  ils  y  sentent  comme  l'émanation 
d'un  grand  peuple.  Us  ne  comprennent  pas  que  la  même  nation 
puisse  produire  tout  ensemble  et  cette  honteuse  révolution  de  fé- 
vrier et  ces  ignobles  scènes  de  juin  et  un  noble  navire  comme  la 
Reine-Blanche.  Ils  font  sur  nous  les  plus  étranges  réflexions.  Pour- 
quoi n'êtes-vous  pas  Anglais?  Quant  aux  plaisirs  et  aux  distrac- 
tions, on  nous  en  offre  de  tous  les  côtés;  mais  je  n'ai  pas  la  moindre 
disposition  à  m'y  livrer.  Quelques  dîners  acceptés  et  rendus,  voilà 
à  quoi  se  borne  ma  représentation  ;  si  jt  n'ai  pas  refusé  tout,  c'est 
que  je  n'ai  pas  jugé  convenable  de  m' effacer  complètement.  Les 
dames  admirent  surtout  mon  appartement,  elles  sont  folles  de  mon 
cabinet  de  toilette;  cependant  j'ai  terminé  l'arrangement  de  tout 
cela  avec  le  dégoût  au  cœur.  Dans  un  mois  peut-être,  il  va  falloir 
livrer  cette  noble  Reine-Blanche  à  d'autres  mains. 

Hais  vous,  que  devenez-vous  au  milieu  de  tant  d'agitations,  de 
tant  de  bouleversemens?  Je  me  figure  que  vous  avez  été  chercher 
un  asile  à  la  campagne;  puis  en  d'autres  instans  je  me  prends  à 
penser  que  vous  êtes  restée  à  Paris,  que  vous  n'avez  pas  voulu  dé- 
serter la  patrie  en  vous  éloignant  des  hommes  et  des  événemens. 


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10  RETinB  BES  BEDX  MOSDES. 

que  TOUS  ares  tenu. bon  Aaas  votre  me  de  Grenelle,  sauf  quelques 
absences  forcées  pour  scrigiier  yos  iDtéréts  dans  le  midi  et  en  Nor^ 
maadie.  Enfin  tous  comprenez  que  je  suis  à  votre  égard  dans  te 
même  vague  où  j' états  à  Bourbon  à  Tégard  du  gouvernemezit  :  la 
chaîne  est  bnsée,  je  ne  devine  plus  rien;  il  y  a  des  événemeas  si 
grands  et  ai  inattendus  qui  m'échappent,  que  je  ne  sais  phts  rien 
conclure*  Gomme  la  physionomie  de  la  France  et  surtout  de  la  s<^ 
ciété  nous  est  inconnue,  nous  poussons  Ires  choses  au  piie  :  d'après 
nos  lectures,  il  semblerait  que  la  France,  qoe  Paris  surtout,  n'est 
plus  qu'une  agglomération  de  sauvages,  qu'une  ville  em^ahie  par 
un  déluge  de  barbares,  le  ne  vous  dis  plus  rien  de  M»  de  La  Grange^ 
je  comprends  son  affaire,  elle  n'est  pas  belle  :  il  a  eu  un  moment 
d'éclat,  puis  il  a  pu  jouer  un  grand  rôle  en  prenant  la  tftte  d'un 
mouvement  sinon  contre-révolutionnaire,  du  moîjss  cons^v&teur; 
mais  il  était  trop  engagé,  il  s'est  perdu.  La  position  était  critique; 
plus  forte  tête  que  la  sienne  y  aurait  péri.  Je  me  dis  encore  que 
tous  vos  amis  se  cachent;  pourtant  ce  n'est  pas  le  moment,  il  vau- 
drait mieux  se  montrer  et  se  rallier.  La  victoire  de  la  civilisation  sur 
la  barbarie  ne  me  semble  pas  douteuse,  mais  il  faut  livrer  bataille 
hardiment,  et  surtout  ne  pas  reculer  devant  les  conséquesices«  Il  y 
a  maintenant  en  France  deux  races  qui  ne  peuvent  plus  coexister;  il 
fisiut  faire  de  la  déportation  la  consécfuence  inexorable  de  la  défaite, 
la  foi  de  la  vktoire.  Nous  nom  reverrons  bientAt. 

A  bord  de  la.  Bêine-Blanch»,  le  17  octobre  1848. 
Rade  de  Bombay. 

Je  suis  toujours  ici  l'arme  au  bras,  attendant  des  ordres.  Croiriez- 
vous  que  je  n'ai  pas  le  moindre  avis  officiel  de  mon  remplacement? 
Quelques  bruits  vagues  seulement  me  sont  arrivés;  mais  j'ignore 
complètement  si  mon  successeur  est  déjà  parti  de  France.  J'ai  eu 
tout  le  temps  de  me  préparer  à  ce  changement;  aussi  je  n'en  serai 
en  aucune  manière  blessé.  À  vous  dire  vrai,  la  perspective  de  com- 
mander la  station  de  Bourbon  n'a  plus  rien  qui  me  charme  :  les 
embarras  ne  feront  que  s'accroître  de  jour  en  jour;  il  n'y  a  plus  que 
des  eimuis  à  attendre  sans  aucun  dédonmsiagement.  Ajoutez  à  cela 
que  le  séjour  de  Bourbon  m'est  insupportable,  qu'au  mouillage  j'y 
suis  exposé  à  d'intolérables  douleurs.  Je  n'ai  pas  encore  reçu  les 
lettres  que  vous  m'avez  adressées  à  Aden.  rai  écrit  au  gouver- 
neur, le  capitaine  Hiynes,  avec  lequel  j'û  eu,  il  y  a  sept  ans^  des 
relations  assez  intimes,  de  vouloir  bien  me  les  envoyer.  Je  les  at- 
tends avec  impatience,  j'espère  qu'elles  me  fixeront  sur  uml  posi- 
tion; le  prochain  pocket  du  2&  doit  me  les  apporter. 

Ifak  vie  est  toujours  austère,  monotone  et  triste  ;  je  ne  bouge  pas 


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LETTRES  d'un  MÀBUf.  11 

da  bord.  Lbs  nouvelles  de  France  ont  jeté  dans  mon  équipage  des 
idées  qu'il  m'a  iallu  comprimer  énergiquement  :  le  communisne 
n'est  pas  bien  venu  près  de  moi;  c'est  à  mes  yeux  Te^rit  du  bagne, 
et  je  fiais  résolu  à  l'éCouiTef  comme  on  étouffe  ume  sédition  de  for- 
çais. Tout  cela  ne  contribue  guère  A  aemer  des  fleurs  dans  ma  vie.«. 
11  faut  que  je  fasse  observer  une  discipline  rigoureuse,  cinnme  si 
nous  étions  devant  l'eBiDemL  Cependant  j'ai  accepté  pour  demain 
une  invitation  à  dîner  chez  le  gouverneur  lord  Falckland;  le  connais- 
se£-vous  ?  &  la  première  occasion,  je  vous  dirai  ce  qu'il  est,  je  vous 
parlerai  de  lady  Faickland.  Ces  dîners  anglais  me  sont  insupportar- 
bles.  Noitre  position  financière  ne  s'améliore  pas,  nos  traites  sur  le 
trésor  n'ont  pas  cours;  heureusement  que  j'ai  de  l'argent  à  bord; 
sans  cela,  je  me  trouverais  dans  un  grave  embarras.  Les  négocians 
n'ont  aucaue  confiance  dans  le  gouvernement  français.  Je  ne  sau- 
rais vous  dire  quel  seatiment  d'humiliation  nous  en  éprouvons. 
Quelle  impression  pénible  que  celle  qui  résulte  de  l'abaissement  de 
la  patrie  !  nous  en  sommes  suffoqués.  Autrefois  nous  supportions  lé- 
gèrement les  tracasseries  et  les  ennuis  de  la  navigation;  l'espoir 
de  revoir  la  France,  de  nous  y  reposer,  était  au  fond  de  nos  ccaurs 
comme  une  consolation  et  un  appui.  Aujourd'hui  tout  cela  est  as- 
sombri, nous  n'osons  plus  penser  à  notre  pays,  nous  écartons  toute 
conversation  qui  pourrait  en  ramener  l'idée;  ce  sont  de  sombres 
images.  La  révdution  de  février  ne  parait  justifiée  par  rien  aux 
yeux  des  étrangers;  il  en  résulte  une  sorte  de  dégradation  pour  le 
caractère  national.  Quel  peuple  est-ce  donc  que  ces  Français?  Que 
veulent-ils?  Où  tendent-ils?  Est-ce  seulement  un  besoin  de  chan- 
gement ?  Mais  alors  qaeà  fonds  faire  sur  une  pareille  nation?  Voilà  ce 
qu'il  est  impossible  de  faire  comprendre  clairement  aux  gens  que 
nous  sommes  appelés  à  voir  tous  les  jours.  Us  nous  examinent  avec 
nne  curiosité  moqneuse,  et  sont  tout  surpris  de  voir  que  nous  avons 
k  tournure  et  l'allure  de  bipèdes  doués  de  raison;  quand  ils  se 
sont  aperçus,  après  longue  conversation,  qu'il  n'y  a  rien  de  détra- 
qué dans  nos  cerveaux,  que  toutes  les  cordes  du  sens  {commun  sont 
bien  entières  chez  nous,  alors  ils  nous  prennent  en  pitié;,  ils  font 
tous  leurs  efforts  pour  chercher  à  nous  consoler  de  la  folie  de  nos 
compatriotes.  Il  faut  avaler  leurs  consolations  :  autre  amertume  I  Ge 
n'est  que  quand  ils  viennent  à  bord  qu'ils  se  sentent  saisis  d'un  as- 
pect inattendu  :  l'air  de  force,  de  puissance,  d'ordre,  d'autorité 
qu'ils  respirent  les  frappe  d'admiration ,  et  il  ne  leur  vient  plus 
d'autre  idée  sinon  qu'ils  ne  comprennent  rien  à  ces  Français. 

L'existence  dans  un  pays  comme  Bombay  offre  peu  de  distrac- 
tions. Quand  on  a  parcouru  la  ville  hmdoue  et  qu'on  s'est  donné 
le  spectacle  de  toute  cette  population  qui  descend  le  soir  dans  les 


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12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rues,  à  moins  qu'on  n'en  fasse  une  étude  philosophique,  on  se 
trouve  à  bout  de  curiosité.  On  ne  parle  pas  le  même  langage;  c'est 
une  race  dégradée  avec  laquelle  on  ne  peut  entretenir  aucun  com- 
merce, aucune  relation  ;  il  faut  donc  se  rejeter  sur  la  société  an- 
glaise, lourde,  suffocante,  qu'on  ne  peut  guère  fréquenter  qu'à 
table,  c'est-à-dire  au  milieu  d'orgies  que  notre  santé  ne  nous  per- 
met pas  d'affronter  dans  un  pareil  climat.  Restent  les  livres,  l'étude 
des  religions  et  des  monumens  de  l'Inde;  or  vous  savez  ce  que  tout 
cela  vaut  pour  des  Français,  c'est  stupide.  Pendant  les  premiers 
temps  de  notre  séjour  ici,  la  chaleur  était  accablante,  on  ne  pouvait 
guère  sortir  que  le  soir  et  en  voiture.  La  température  devient  de 
jour  en  jour  plus  tolérable,  mais  les  promenades  à  pied  sont  encore 
à  peu  près  impossibles.  Notre,  seule  ressource  est  donc  dans  la 
lecture  des  journaux  de  France,  et  Dieu  sait  quelle  désolation  nous 
ressentons  aux  scènes  sanglantes,  ou  barbares,  ou  avilissantes,  dont 
notre  pauvre  patrie  est  aujourd'hui  le  théâtre.  J'ai  lu  les  explica- 
tions de  M.  de  Lamartine;  je  l'ai  plaint  de  toute  mon  âme.  Sa  sen- 
siblerie et  sa  poésie  l'ont  perdu;  il  est  à  côté  de  la  réalité.  Si  son 
caractère  eût  été  d'une  trempe  énergique,  s'il  avait  été  homme 
d'action  autant  qu'il  est  homme  de  phrase  et  de  cadence,  il  aurait 
pris  l'autorité  que  la  nation  jetait  à  ses  pieds,  et  son  rôle  eût  été 
beau  et  grand.  Maintenant  nous  n'apercevons  plus  que  le  général 
Cavaignac,  qui  nous  fait  l'effet  d'une  fourmi  un  peu  plus  grosse 
que  les  autres  fourmis  dont  se  compose  l'assemblée  nationale.  Je 
ne  sais  vraiment  comment  en  France  vous  jugez  les  hommes  et  les 
choses,  mais  pour  nous  la  France  n'est  plus  qu'un  pays  de  Lilli- 
putiens; tout  y  semble  amoindri  et  dégradé.  Où  donc  tout  cela  va- 
t-il  aboutir?  Nous  désirons  la  république  et  un  président  énergique, 
car  c'est  la  seule  chose  qui  semble  pouvoir  nous  relever. 

Pendant  que  notre  patrie  se  vautre  dans  le  désordre,  qu'elle  se 
ruine  comme  à  plaisir,  qu'elle  perd  touj  crédit  à  l'extérieur,  toute 
force  au  dedans,  en  un  mot  qu'elle  descend  rapidement  dans  l'é- 
chelle des  nations,  l'Angleterre  poursuit  ses  plans  d'agrandissement 
avec  une  persévérance  et  un  succès  qui  nous  humilient.  Oh  I  quel 
spectacle  que  celui  de  tous  ces  établissemens  anglais  à  Bombay  ! 
Voilà  de  la  grandeur  nationale  !  Je  ne  conçois  que  trop  l'orgueil  des 
Anglais  en  présence  de  leur  noble  drapeau,  qui  flotte  ici  sur  des 
centaines  de  navires.  Tout  s'incline  devant  eux.  Vous  le  voyez,  mon 
âme  est  pleine  d'amertume,  j'ai  perdu  la  voie  que  va  suivre  la 
France,  je  n'entrevois  que  désastre  et  déshonneur.  Il  faut  que  j'aillt 
me  retremper  en  France;  il  n'est  pas  possible  que  nous  ne  nous 
relevions  pas,  il  y  a  trop  de  vitalité  chez  nous. 


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I.ETTBES  d'un  HABIN.  IS 

Bombay,  le  16  novembre  1848. 

Rien,  rien  encore  de  certain  sur  mon  sort.  J'attends  des  lettres 
de  France  et  des  ordres  da  ministère  dans  huit  ou  dix  jours  par  la 
malle  du  25  octobre  de  Paris.  Voici  ce  que  je  suppose  qui  doit 
m*arriyer.  Je  suis  remplacé  sans  doute.  Bien  que  mon  successeur 
ne  fût  pas  encore  arrivé  à  Bourbon  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui, 
àïlle  de  la  Réunion  le  12  septembre  dernier,  je  pense  qu'il  a  pu 
arriver  dans  les  premiers  jours  d'octobre.  J'espère  non  pas  retom*- 
Ber  en  France  avec  ma  Reine-Blanche  y  ce  serait  trop  beau  de  la 
part  de  la  république,  mais  tout  au  moins  que  mon  successeur  me 
transmettra  le  commandement  du  bâtiment  sur  lequel  il  sera  venu 
en  échange  du  mien.  Je  me  suis  donné  tant  de  peine  pour  faire  de 
la  Reine-Blanche  un  magnifique  instrument  de  navigation  et  de 
combat,  et»  maintenant  que  j'ai  complètement  réussi,  il  faut  que  je 
le  Uvre  à  un  autre.  Je  n'ai  pas  perdu  courage  un  seul  instant,  je  ne 
me  suis  pas  dépité,  je  suis  resté  jusqu'à  ce  jour  dans  tout  mon 
orgueil  de  commandant,  mais  je  ne  vous  dissimule  pas  que  depuis 
quelque  temps  je  ne  suis  abreuvé  que  d'amertumes.  La  révolution 
de  février  n'a  pas  grandi  la  France  à  l'étranger.  En  pareille  circon- 
stance, le  mieux  est  d'aller  s'ensevelir  dans  un  asile  ignoré  jusqu'à 
ce  que  l'heure  sonne  de  servir  honorablement  son  pays;  mais  ce 
malheureux  pays,  dans  quel  état  vals-je  le  trouver?  Ce  que  je  lis 
des  discussions  de  l'assemblée  nationale  est  loin  de  me  rassurer;  il 
faut  que  je  ne  comprenne  rien  à  l'état  des  esprits  en  France,  car,  si 
les  hommes  qui  font  des  discours  à  la  tribune  sont  sérieux  dans 
leur  langage,  il  faut  que  le  sens  commun  ait  disparu  entièrement  de 
notre  patrie.  Les  principes  les  plus  vulgaires,  les  idées  les  plus 
simples,  établis  par  l'expérience  de  plusieurs  siècles  de  révolutions, 
les  choses  sur  lesquelles  il  semblait  que  toute  contestation  était 
impossible,  sont  traités  de  nouveai^  et  résolus  dans  un  sens  re- 
connu absurde.  En  vérité,  notre  patrie  est  malheureuse,  le  nom 
de  Français  n'est  plus  un  honneur.  Rien  ne  peut  détourner  mon 
attention  de  ce  qui  se  passe  en  France,  j'en  suis  frappé  d'une  ma- 
nière singulière;  il  me  semble  que  nous  sommes  menacés  d'une 
guerre  civile  sanglante  malgré  l'adoucissement  des  mœurs.  La  vie 
que  je  mène  ajoute  encore  à  mes  sombres  appréhensions;  il  y  a  plus 
d'un  mois  que  je  n'ai  pas  quit^  mon  bord.  J'éprouve  en  face  des 
Anglais,  de  ce  peuple  si  stable,  dont  la  puiskance  va  toujours  pro- 
gressant, un  sentiment  d'humiliation  qui  me  suffoque.  Et  puis  il 
me  parait  toujours  qu'on  nous  regarde  comme  des  banqueroutiers  : 
B'obtenir  de  l'argent  que  sur  gage!  comprenez-vous  l'humiliation? 
Toutes  les  phrases  de  M.  de  Lamartine  ne  peuvent  consoler  de  cette 


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Il  REVUS  DBS  1>E0X  «MMS. 

insulte.  Au  senrice  de  quelle  cause,  grand  Dieul  cet  homme  a  mis 
son  talent I  II  couvre  de  vôtemens  d'or  des  idées  de  fange!  Il  jette 
aux  vents  de  pompeux  bavardages,  et  la  France  n'en  recueille  qae 
de  l'abaissement  et  des  mépris.  Je  voudrais  bien  savoir  si  tous  ces 
rbétoridens  qui  font  des  amplifications  françaises  sur  la  constitua 
tion  s'imaginent  de  bonne  foi  qu'ils  font  une  œuvre  sérieuse  et  du- 
rable et  même  possible.  J'ai  perdu  tout  à  fait  la  clé  de  ce  qui  se 
passe  chez  nous;  je  ne  comprends  rien.  Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas 
assez  de  journaux  de  diverses  couleurs  pour  me  rendre  compté  des 
choses;  en  outre  je  tix)uve  dans  tous  ces  journaux  un  air  contraint, 
mal  à  Taise,  comme  s'ils  étaient  menacés  au  moindre  mot  de  la 
mort  ou  du  cachot.  Alors  de  nouvelles  alarmes  naissent  dan&r  mon 
esprit;  quels  dangers  menacent  donc  la  France  pour  qu'une  pareille 
terreur  ait  saisi  toutes  les  Ames?  Pendant  que  je  me  ronge  le  foie 
dans  ma  prison  flottante,  les  Anglais  vivent  autour  de  moi  dsdis  une 
sécurité  qui  contraste  rudement  avec  mes  préoccupations.  Je  reste 
à  bord  volontairement,  mais  non  pas  de  mon  plein  gré;  j'y  suis 
enchaîné  par  le  devoir.  Les  folTes  idées  de  vos  tribuns  sont  arrivées 
jusqu'ici;  le  besoin  de  distraction,  d*insulte  à  toute  croyance,  à 
toute  autorité,  que  toute  Ame  française  renferme  plus  ou  moins  en 
soi,  s'est  réveillé.  II  y  a  eu  une  sorte  de  fermentation  dans  les  es- 
prits, mais  tout  cela  s'est  trouvé  bientôt  étouffé  sous  une  griffe  de 
fer.  Gomme  je  suis  parfaitement  décidé  à  me  foire  sauter  plutôt  que 
laisser  déshonorer  la  Rtine-Blanckey  comme  personne,  moi  vivant 
et  la  commandant,  ne  la  souillera  avant  de  m'avoir  arraché  le 
cœur,  l'agitation  est  tombée  soudain.  Il  m'eût  été  désagréable  d'être 
d>ligé  de  brûler  la  cervelle  de  ma  propre  main  à  deux  ou  trms 
mauvaises  têtes.  Tout  le  monde  a  senti  mon  inexorable  détermina- 
tion, et  tout  est  rentré  dans  Tordre.  Cependant  vous  comprendrez 
que  je  me  soucie  peu  d'abandonner  mon  bâtiment  quand  une  ex- 
plosion d'indiscipline  peut  tout  A  coup  éclater.  Rien  ne  bronche, 
mais  aussi  je  ne  néglige  rien;  ma  pensée  est  toujours  là  veillant  et 
menaçant. 

Je  veux  remettre  à  mon  successeur  ma  Reine-^Blanche  intacte  et 
a^imirable  de  tout  point,  véritable  honneur  pour  la  France.  11  me 
tarde  de  voir  ma  tâche  terminée;  je  ne  comprends  pas  que  ma 
santé  résiste  A  la  vie  que  je  mène.  J'ai  pourtant  dîné  un  jour  chez 
le  gouverneur  de  Bombay,  lord  Falckland;  je  ne  pouvais  pas  me 
dispenser  d'y  aller  au  moins  une  fois  officiellement.  J'étais  à  table 
à  côté  de  lady  Falckland.  Vous  savez  qu'elle  est  fille  de  Guillaume  IV 
et  d'une  actrice.  M"*  Jordan.  Elle  a  environ  quarante  ans.  Je  ne  croîs 
pas  qu'elle  ait  jamais  été  d'une  beauté  remarquable  :  ses  yeux  très 
saillans,  hors  de  la  tête,  rappellent  tout  à  fait  ceux  de  Guillaume 


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lATSKES  DCIC  MAB».  Ift 

de  flaaovie  ;  msdft  elfe  est  aussi  agréable  qu'il  est  possible  de  Tétre , 
aimable,  gncieme,  Tesprit  TÎf  et  plein  de  saillies.  Quoiqu'elle  n'aii 
jamais  été  en  Fraxioe,.  elle  parle  français  avec  une  grande  pureté. 
Du  reste  beaooonp  d'aoaace  daos  les  manières,  Thabitude  du  grand 
monde,  faisant  bien  les  bonneurs  de  sa  maisoa  sans  afféterie  ai 
coquetterie.  La  première  impression  lui  est  favorable.  Comme  je 
ne  Tai  plus  revue,  que  j'ai  refusé  toutes  les  invitations  qui  m'ont 
été  adressées,  je  ne  puis  vous  donner  d'autres  détails,  ni  porter  un . 
antre  jugement.  Le  Cas$im  est  veau  me  rej^iindre.  Je  ne  vous  ai 
lîea  dit  de  la  conduite  que  je  tiens  envers  M"**  de  Tb...;  elle  n'existe 
pas  |M>ar  moi,  je  ne  lui  ai  jamais  fait  de  visite,  j'ai  fui  toutes  les 
occamoDS  de  me  rencontrer  avec  elle,  et  biea  m'en  a  pris.  Le  peu 
de  jeurs  qu'elle  a  passés  ici  m'a  fait  sentir  combien  des  lappiHis 
plus  fréqueoB  avec  elle  aunieni  pu  âeveoâr  dangereux  :  iûmiie 
sans  nesure,  privée  du  moindre  tact,  active,  remuante,  habituée  à 
dominer,  d'un  e^>rii  infatigable,  discuâeuse,  bas-bleu  ;  quoique  je 
R*aie  pas  voulu  la  vor,  elle  était  pour  moi  un  grand  embarras. 
Je  m'en  suis  déKvré  depuis  neuf  jours.  —  J'ai  reçu  vos  lettres  du 
6  avril.  A  cette  époque,  vous  étiea  sous  une  compression  d'épou- 
VMite.  A  vous  entendre,  la  patrie  croulait,  la  société  craquait  de 
toutes  parts,  l'onivers  tremblait.  Je  comprends  cette  alarme  du  pre- 
mier mom^it;  mais  il  n'est  pas  possible  que  vous  ne  vous  soyez  un 
peu  rassurée.  Les  partis  ont  dû  se  ccMnpter  en  France;  on  doit 
s'être  familiarisé  avec  l'idée  de  ré^sler  à  l'invasion  de  la  barbarie; 
on  d(ttt  trouver  des  gens  décidés  à  combattre  et  à  mourir  pour  leur 
casse  et  pour  le  sens  commue ,  je  n'ose  pas  ajouter  pour  ia  graiv- 
deor  de  la  France.  Cette  ignominie  qoe  Je  système  de  M.  D...  avait 
imprimée  à  toutes  les  âmes  doit  s'être  un  peu  effacée.  On  doit  avmr 
bonté  de  l'abandon  où  on  a  laissé  tomba:  le  gouvernement  et  le 
pouvoir,  et  l'espérance  doit  revenir  avec  le  courage;  autrement  il 
fiuidrait  désespérer  de  notre  pays.  Aussi  j'ai  bâte  de  recevoir  une 
lettre  de  vous;  j'en  attends  une  dans  huit  ou  dix  jours,  sous  la  date 
da  2A  octobre*  J'espère  que  votre  langage  sera  un  peu  moins  dé- 
primé. Au  milieu  des  champs  où  vous  avec  passé  votre  été,  votre 
âme  se  sera  rassérénée*  Écartes  vos  appréhensions  dramatiques,  et 
vous  reconnaîtrez  qne  la  France  a  été  bien  plus  bas  autrefcHS  qu'elle 
se  semble  aujoard'boi  devcâr  descendre.  On  se  dégoûtera  de  la 
misère  plus  vite  qu'on  ne  s'est  ennuyé  de  la  paix  et  du  bien-être, 
poorvu  que  tout  courage  ne  soit  pas  encore  éteint  chez  nous  !  On 
fera  justice  des  folles  déclamations  de  M.  de  Lamartine  et  consorts; 
il  y  a  trop  de  vitalité  parmi  nos  contemporains  pour  que  cela  dure. 
Le  seul  danger  est  daos  la  guerre  civile,  car  elle  serait  effroyable 
ei  pourrait  réduire  la  France  à  l'extrémité. 


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16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  bientôt  I  C'est  peut-^tre  la  dernière  lettre  que  je  vous  écris 
d'ici  à  mon  retour  en  France;  je  suppose  que  j'y  serai  au  mois  d'a- 
vril prochain.  Quel  sombre  hiver  s'ouvre  pour  vous!  Que  de  sinis- 
tres appréhensions  I  II  ne  s'agit  pas  de  vaines  paroles,  ce  sont  de 
lugubres  scènes.  A  bientôt! 

A  bord  de  la  Rêine-Blanchê,  le  28  décembre  1848. 
Rade  de  Bombay. 

Je  suis  définitivement  remplacé,  et  de  la  manière  la  plus  désa- 
gréable qu'il  sût  été  possible  d'employer  à  mon  égard.  J'en  ai 
reçu  l'avis  du  ministre  de  la  marine,  M.  de  Verninac.  Le  citoyen 
Arago  m'a  remplacé  le  h  mars  dernier  dans  le  commandement  de 
la  station  de  Bourbon  par  le  citoyen  Febvrier- Despointes,  et  l'autre 
citoyen  Verninac  m'enjoint  de  remettre  audit  citoyen  Despointes  le 
commandement  de  la  Reine-Blanche ^  laissant  à  mon  successeur  le 
soin  de  pourvoir  à  mon  retour  en  France.'  C'était  précisément  dans 
la  prévision  de  ces  gracieusetés  que  je  m'étais  transporté  à  Bombay. 
En  demeurant  à  Bourbon,  je  restais  comme  une  victime  dévouée 
attendant  le  coup  de  ses  bourreaux;  encombré  de  bagages  dont  je 
ne  pouvais  me  défaire  dans  cette  malheureuse  colonie,  au  milieu 
de  tous  les  désagrémens  dont  la  charité  de  ces  misérables  créoles 
est  bien  aise  d'abreuver  un  chef  remplacé,  mon  successeur  serait 
tombé  sur  moi  à  l'improviste,  et,  livré  ainsi  à  sa  discrétion,  j'au- 
rais été  obligé  de  lui  demander  quelques  jours  de  grâce  pour  em- 
baller mes  débris.  Comme  tout  cela  m'allaiti  Je  ne  me  serais  plus 
reconnu,  si  je  m'étais  exposé  bénévolement  à  tant  d'humiliations. 
La  république  sortie  du  gâchis  de  février  ne  produit  pas  sur  moi 
l'effet  de  la  tôte  de  Méduse;  je  la  regarde  très  bien  en  face,  et  je 
lui  demande  sa  raison  d'ôtre  et  d'agir,  surtout  en  ce  qui  me  touche. 
Je  me  suis' donc  transporté  à  Bombay  :  là  je  me  trouvais  à  un  mois 
de  distance  du  cabinet  du  ministre;  je  lui  ai  déclaré  que,  pour  recon- 
naître des  ordres  émanés  d'un  gouvernement  précédant  le  2à  juin, 
j'avais  besoin  d'une  confirmation  de  la  part  des  ministres  actuels, 
car  tout  le  reste  me  paraissait  empreint  de  complicité  avec  de 
vrais  cannibales,  et  je  ne  pouvais  pas  remettre  à  pareille  race  la 
partie  de  l'honneur  de  la  France  dont  je  répondais.  Voilà  pour  le 
sentiment  général.  A  Bourbon,  j'étais  à  la  discrétion  de  mes  enne- 
mis ;  à  Bombay,  je  pouvais  tranquillement  juger  les  événemens, 
choisir  mon  heure  et  la  forme  de  mon  exécution.  A  Bourbon,  j'étais 
brutalement  chassé;  à  Bombay,  j'abdique,  et  j'ai  l'air  de  le  faire  bé- 
névolement; j'ai  presque  le  droit  d'exiger  qu'on  m'en  sache  gré.  A 
Bourbon,  on  m'aurait  f£t  perdre  près  de  8,000  ou  10,000  fr.,  sans 
compter  des  ennuis,  des  embarras,  des  dégoûts,  l'encombrement  et 


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LETTRES   d'un   HARIIC.  17 

la  marche  alourdissante  d'un  ménage  capable  de  charger  un  navire. 
k  Bombay,  j'ai  tout  vendu,  mon  vin,  mes  provisions  de  mer,  ma 
vaisselle,  et  sans  perte  sensible;  j'aurais  même  pu  gagner,  si  j'avais 
voulu  spéculer.  Je  n'ai  gardé  que  mes  livres,  chose  peu  gênante, 
puiscjue  ça  ne  se  casse  ni  ne  s'altère,  une  fois  bien  emballé,  mon 
linge  et  quelques  restes  de  ménage,  en  un  mot  un  bagage  de  simple 
particulier,  que  je  puis  envoyer  devant  moi  ou  dont  je  puis  me  faire 
suivre  sans  difficulté,  —  Au  reçu  de  la  lettre  du  ministre  qui  m'an- 
nonce les  dispositions  prises  à  mon  sujet,  j'avais  envie  d'expédier 
la  Reine-Blanche  à  mon  successeur  sous  les  ordres  de  mon  second, 
et  de  m'en  revenir  par  Suez  avec  la  malle  de  Bombay,  de  sorte  que 
vous  m'auriez  vu  arriver  le  1"  février  prochain.  Je  n'ai  pas  voulu 
mettre  à  pareille  épreuve  l'absurdité  de  mes  bons  amis  du  ministère. 
Je  pouvais  le  faire  sans  danger  pour  moi;  mais  un  sentiment  de  pa- 
trie m'a  retenu  :  rien  de  ce  qui  m'a  été  confié  ne  doit  péricliter  entre 
mes  mains,  ni  même  être  livré  aux  moindres  hasards.  Je  sais  que 
je  m'inflige  quatre  mois  de  mer,  et  quatre  mois  de  mer  non  plus 
de  commandant  en  chef,  mais  de  simple  passager  :  il  n'importe; 
notre  pauvre  France  a  bien  le  droit  d'exiger  cela  de  moi. 

Or  il  faut  que  vous  sachiez  ce  qui  m'a  mis  en  mesure  d'agir  avec 
tant  d'indépendance  au  milieu  du  discrédit  où  nous  a  fait  tomber 
la  révolution  de  février.  J'avais  à  bord  en  dépôt  de  l'argent  des- 
tiné à  la  colonie  de  Mayotte;  dès  que  j'appris  la  débâcle,  je  serrai 
mon  dépôt  en  prévision  de  circonstances  plus  difficiles,  —  instinct 
nécessaire,  car  à  Bombay  je  n'aurais  pas  trouvé  un  sou  de  crédit 
comme  général  de  la  république,  tandis  que  mon  dépôt  d'argent 
a  tout  à  coup  relevé  nos  affahres  et  donné  à  mes  traites  une  va- 
leur négociable  que  je  vends  pour  l'état  jusqu'à  12  ou  14  pour  100. 
Maintenant  me  voici  prêt;  dans  deux  jours,  je  me  mettrai  en  route 
pour  Bourbon,  lorsque  j'aurai  reçu  la  malle  du  25  novembre  de 
Paris,  qui  doit  nous  arriver  aujourd'hui  ou  demain.  J'ai  le  regret 
de  vous  dire  que  j'ai  cédé  le  baril  de  madère  que  je  vous  avais 
destiné.  Pendant  la  traversée,  j'emballerai  le  reste  de  mes  ba- 
gages avec  le  plus  grand  soin,  et  j'espère  pouvoir  me  présenter 
devant  mon  successeur  avec  le  porte-manteau  du  voyageur,  ma 
canne  à  la  main,  en  lui  disant  :  Cher  citoyen,  je  viens  réclamer  la 
place  que  la  république  a  retenue  pour  moi  dans  votre  diligence. 
Ce  n'est  pas  que  je  ne  m'attende  à  mille  tracasseries,  peut-être  à 
de  graves  désagrémens,  à  des  dangers  même,  car  je  rallie  Bourbon 
à  l'époque  des  ouragans;  mais  tout  ce  qu'il  est  donné  à  la  prudence 
humaine  de  préparer  à  l'avance,  je  l'ai  fait.  Ma  Heine" Blanche  n'a 
pas  un  seul  point  faible;  c'est  une  noble  frégate.  Maintenant  à  la 
grâce  de  Dieu  !  S'il  plaît  à  la  Providence  de  me  casser  la  tête,  cela 

1  CL  -  1878.  2 


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18  REfUE  DES  nsUX  UONDES. 

ne  me  regarde  pas;  je  ne  puis  faire  phis.  Le  s^our  de  Bombay  n'a 
pas  été  pom*  moi  ub  lit  de  roses;  c'est  un  oreiller  cruel  tjue  Tinquié- 
titdel  surtout  celle  qui  embrasse  la  patrie,  car  à  chaque  instant  b 
terreur  vous  prend  au  cœur  pour  tout  ce  que  Ton  aime,  et  l'onee 
fourre  dans  le  cerveau  des  scènes  de  désolation  et  d'épouvante.  Une 
chose  m'a  frappé  dans  le  bouleversement  de  février,  c'est  la  panique 
qui  s'est  emparée  de  tous  les  soutiens  du  gouvernement  de  juillet. 
Aujourd'hui  même,  je  ne  puis  pas  revenir  de  la  stupéfaction  qu'a 
produite  en  moi  la  lâcheté  de  tout  ce  qu'on  a  stigmatisé  en  le  qua- 
lifiant de  pays  légal.  On  peut  être  vaincu  et  tomber;  mais  se  jeter 
à  plat  ventre  dans  la  boue,  tout  armé,  sans  combati  Je  croyais  les 
Chinois  seuls  capables  de  tant  d'infamie.  Faut-il  que  j'aie  vécu  assez 
pour  voir  mon  pays  donner  un  tel  spectacle  I  Dieu  fera  bien  de 
protéger  la  France,  car  d'elle-même  elle  n'a  que  des  inspirations  de 
folie  vagabonde.  Je  ne  sors  guère  de  ces  sombres  idées,  je  m'en 
repais.  Cependant,  il  y  a  quelques  jours,  en  secouant  toutes  les 
pailles  de  mon  ménage,  voici  que  nous  mettons  la  main  sur  une  pe- 
tite bouteille  de  sirop  de  cerises  oubliée  depuis  bien  des  mois.  Quel 
souvenir  I  C'est  comme  si  un  autre  monde  s'était  ouvert  soudain. 
Mon  âme  s'est  décrampée  :  mille  images  ont  surgi  tout  imprégnées 
de  sentimens  affectueux  et  doux  ;  alors  j'ai  vu  dérouler  sous  mes 
yeux  les  scènes  calmes  de  nos  bois,  nos  sentiers  tracés  sous  des 
voûtes  de  branchages  et  la  nappe  tortueuse  de  la  rivière  de  Chan- 
day,  j'ai  respiré  Tair  tiède  de  vos  serres,  la  fraîcheur  de  vos  coteaux 
et  les  senteurs  de  l'atmosphère  pleine  de  mystères  de  votre  bou- 
doir, de  la  rue  de  Grenelle.  C'était  une  délicieuse  vision;  la  voix 
rauque  de  la  république  l'a  fait  fuir.  Sans  doute  la  fraternité  ci- 
toyenne exclut  la  charité  et  le  dévoument  affectueux,  et  l'amidé 
délicate  et  tendre. 

Je  viens  de  recevoir  votre  billet  du  24  novembre,  où  vous  dites 
qu'on  me  fait  un  grief  à  la  marine  de  m'être  servi  de  l'argent  que 
j'ai  en  dépôt  à  bord  pour  relever  notre  crédit  et  vivre.  Vous  pouvez 
être  tranquille,  je  n'ai  pas  fait  le  moindre  acte  en  vue  de  mes  inté- 
rêts. J'ai  jugé  cela  avantageux  au  gouvernement  de  la  France;  main- 
tenant, quant  à  l'appréciation  des  gens  du  ministère,  c'est  autre 
chose  :  en  révolution,  on  s'assassine,  on  ne  se  juge  pas.  La  hauteur 
de  mon  langage  les  gêne,  ils  voudraient  me  mordre  au  talon,  soit; 
mais  j'ai  fait  de  cet  argent  l'usage  que  j'ai  cru  le  plus  utile  à  Tin- 
térêt  de  la  marine.  Je  n'avais  aucune  instruction  relativement  à  ces 
fonds,  je  n'en  ai  même  pas  donné  reçu;  je  ne  possède  aucune  lettre 
du  ministère  qui  me  fasse  connaître  l'importance  ou  l'utilité  d*un 
prompt  envoi  de  ces  fonds;  je  sais  seulement  par  une  facture  qu'ils 
étaient  destinés  à  Mayotte.  J*explique  très  tranquillement  dans  mes 


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uxnBS  d'un  ji abiv.  iA 

lettrts  cetpii  est  arrivé.  L'argent  est  en  dép6t,  intact ,  tout  prât  i 
être  expédié  à  sa  destination.  Vous  comprenez  que  dans  toutes  cis 
affaires  je  n'agis  pas  seul;  j'ordonne,  mais  j'ai  des  gens  qui  signent 
avec  moi.  La  dépense  est  faite  par  la  frégate;  l'argent  en  répond, 
voilà  tout.  Que  le  ministère  acquitte  les  traites  émises  par  nous,  et 
f  aigeat  déposé  retourne  à  sa  destination  première.  II  faut  que  j'in- 
terrompe ici  ma  lettre;  j'ai  des  affaires  par-dessus  les  yeux. 

30  décembre.  —  J'ai  l'intention  de  partir  aujourd'hui  à  deia 
henres  de  l'après-midi,  si  rien  n'accroche.  Sans  l'argent  que  j'avais 
i  bord  et  que  j'sù  déposé  en  garantie  de  mes  traites,  j'aurais  été 
obligé,  pour  doBDer  à  manger  à  mon  équipage,  de  vendra  mes  oa- 
SODS  et  mes  boulets.  On  dit  que  la  Bayonnaiscy  en  Chine,  est  réduite 
i  la  dernière  extrémité.  Honte  et  misère  I  la  révolution  de  février 
nous  barbouille  de  iange.  Pas  un  sou  de  crédit,  môme  pour  vtvim. 
Gomprenez-voQS  la  nécessité  où  je  me  suis  trouvé  de  donner  ia  ga- 
rantie d'argent  qu'on  exigeait  impérieusmient  de  moi?  Comprenes- 
vous  aussi  la  vexation  du  ministère,  qui  sent  par  là  que  tout  crédit 
hd  est  refusé,  qu'il  subit  le  déshonneur  de  la  patrie,  et  que  bul  i 
rétranger  n'a  foi  dans  le  gouvernement?  Je  leur  ai  mis  le  poiguard 
sur  la  gorge  en  leur  faisant  toucher  au  doigt  le  mépris  qu'ils  inspi- 
rent, et  je  ne  lem*  ai  pas  mâché  les  termes.  Nous  sommes  en  révolu- 
tion, pettt*étre  en  guerre  civile;  il  ne  s'agit  plus  d'avoir  une  pru- 
dence timide.  Chacun  de  nous  doit  à  la  patrie  tout  ce  qu'il  peut. 

A  bientôt  donc  I  J'espère  être  en  France  dans  cinq  mois.  Qu'y 
«iia*i41  d'ici  là? 

Nantes,  le  21  mai  iSiS. 

J*arrive  à  Nantes  par  un  bâtiment  de  commerce.  Il  n'est  pas  pos- 
mble,  comme  vous  voyez,  d'être  plus  brutalement  traité  que  je  ne 
le  suis.  Je  vais  partir  pour  Paris.  Je  supprime  le  bavardage  que  je 
TOUS  avais  écrit  pendant  ma  traversée  :  ça  répond  à  des  choses 
bien  différentes  de  ce  que  je  trouve  ici.  Les  affaires  vont  très  mal. 
faurai  sans  doute  bien  des  tracasseries  personnelles  à  essuyer; 
mais  qu'est  cela  au  prix  de  l'état  où  je  trouve  cette  pauvre  Fiance 
et  des  appréhensions  que  tout  cela  m'inspire!  A  l'heure  qu'il  est, 
on  parle  de  coups  d'état;  des  combats  ignobles  en  perspective  et 
des  dégoûts  privés  sans  nombre  :  quel  retour  ! 

Je  vous  adresse  ce  griffonnage  à  Paris,  où  je  pense  bien  que  vous 
ne  serez  pas;  mais  sans  doute  on  vous  l'enverra,  soit  en  Norinandie, 
soit  dans  le  midi.  —  On  ne  sait  vraiment  plus  que  souhaiter  à  ses 
•mis,  quel  compliment  leur  faire.  Il  faut  serrer  les  rangs  pour  ré- 
lister  à  l'orage.  Si  l'on  en  croyait  tout  ce  qu'on  dit,  nous  serions  à 
la  veille  de  la  dissolution  de  toute  société.  Espérons  que  la  France 


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20  REVUE   DES  DEUX  HONDES. 

est  dans  un  état  de  fièvre  chaude  dont  elle  reviendra  ;  mais  que  de 
débris  en  perspective!  Reverrai-je  M.  le  duc  de  La  Force  et  M.  de 
La  Grange? 

Paris,  samedi  26  mai  1849. 

A  tout  hasard,  je  vous  écris;  le  pis-aller,  c'est  que  ma  lettre 
courre  après  vous  de  Paris  à  Blaye,  puis  de  Blaye  à  Paris.  Demain 
.  j'irai  voir  si  vous  êtes  arrivée;  je  ne  crois  pas  cependant  que  votre 
retour  s'eflectue  si  vite,  et,  dans  mon  esprit,  je  vous  donne  encore 
quelques  jours  de  campagne.  Vous  dire  pourquoi,  je  n'en  sais  rien. 
Je  ne  me  sens  pas  d'alarme  au  cœur;  vous  m'avez  si  bien  rassuré 
au  sujet  de  votre  indisposition  que,  malgré  la  malignité  universelle 
de  l'influence  cholérique,  je  ne  m'inquiète  pas.  Je  ne  dis  pas  moins 
partout  que  vous  avez  été  touchée  par  le  choléra,  et  peu  s'en  est 
fallu  qu'on  ne  l'annonçât  publiquement.  Enfin  venez  vous-même 
confirmer  tous  ces  bruits  vagues,  ou  plutôt  leur  donner  un  démenti. 
A  force  de  répéter  une  chose  qui  n'est  pas  rigoureusement  exacte,  si 
elle  allait  devenir  vraie!  II  faut  être  un  peu  superstitieux  pour  les 
gens  qu'on  aime;  l'instinct  à  leur  égard  doit  suppléer  souvent  à  la 
raison.  Ne  me  demandez  pas  des  bruits  de  Paris,  il  n'y  en  a  point. 
G^est  singulier  :  il  y  a  quelques  mois,  tous  les  esprits  étaient  préoc- 
cupés de  révolution,  et  voilà  que  tout  à  coup  cette  émotion  géné- 
rale est  tombée  comme  une  soupe  au  lait.  Le  général  Changarnier 
déclare  qu'il  n'y  a  aucun  danger;  tout  le  monde  le  croit  sur  pa- 
role, et  l'on  s'endort  comme  les  Napolitains  sur  la  lave  à  peine  re- 
froidie. A  part  toute  alarme,  il  serait  pourtant  bien  à  propos  de 
changer  de  ministère.  L'ineptie  et  l'inertie  des  hommes  qui  le  com- 
posent finiront  par  nous  amener  quelque  malheur.  La  secousse  im- 
primée aux  esprits  par  les  aflaires  de  Constantinople  a  fait  éclater 
à  tous  les  yeux  l'insuflisance  de  ce  malheureux  cabinet.  Il  y  a  aussi 
quelque  chose  de  risible  dans  ce  qui  se  passe  à  propos  du  drame 
de  Rome ,  c'est  l'ampleur  des  proportions  qu'on  lui  donne.  Ou  en 
parle  dans  les  mômes  termes  que  des  terribles  journées  de  juin 
1848.  Quel  ennuyeux  pays  pour  les  aflaires  I  On  n'y  a  qu'un  lan- 
gage, le  jargon  des  partis;  rien  de  sérieux  dans  les  expressions, 
dans  l'appréciation  des  choses,  des  hommes  et  des  évéoemens.  Au 
fond,  le  ministère  a  fait  une  sottise  en  laissant  jouer  le  pape  et 
l'armée.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  s'attendre  pour  cet  hiver  aux 
grandes  émotions  politiques  de  l'an  dernier,  l'attention  commence 
à  s'écarter  ou  à  se  détendre. 

Je  ne  me  fais  pas  une  idée  nette  de  votre  position  à  La  Grange. 
Je  vois  que  vous  y  soignez  votre  nid  comme  une  fauvette  des  ro- 
seauxi  que  tout  y  respire  le  bien-être,  la  douce  mollesse  de  la  vie; 


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lETTBES  d'un  UARIN.  21 

mais  qu'est-ce  qae  ces  vastes  terres  dont  voos  avez  hérité?  qu'y 
faites- vous  7  quel  charme  nouveau  ajoutent-elles  à  votre  existence? 
quelle  influence  y  exercez-vous?  Je  ne  sens  rien  de  tout  cela.  J'y 
vois  de  l'occupation  pour  M.  de  La  Grange,  quelques  traces  d'af- 
fadres;  mais  je  ne  vous  suis  pas  bien  dans  vos  pérégrinations  à  tra- 
vers vos  domaines,  je  me  figure  même  que  vous  restez  au  logis,  et 
c'est  là  que  ma  pensée  va  vous  chercher  et  s'établit  côte  à  côte  sur 
un  fauteuil  près  de  vous. 

Paris,  rendredi  matin,  15  Juin  1849, 

J'ai  passé  la  journée  d'hier  et  celle  d'avant- hier  à  courir  la  ville; 
il  m'importait  de  me  faire  une  idée  de  la  lutte  que  la  société  livre 
en  ce  moment,  j'ai  voulu  juger  par  mes  propres  yeux  de  la  physio- 
nomie de  Paris.  J'ai  recueilli  de  mes  courses  un  accroissement  de 
mépris  pour  l'administration  et  le  gouvernement  qui  se  sont  jetés 
dans  la  boue  le  2h  février,  un  dégoût  profond  pour  cette  population 
qui  se  laisse  insulter,  bafouer,  fouetter,  et  pis  encore,  par  une 
poignée  de  goujats,  la  bave  de  la  nation,  —  enfin  la  satisfaction 
de  ne  m'étre  pas  trompé  sur  le  compte  de  Changamier,  qui  a  très 
bien  mené  son  affaire;  mais  quel  spectacle  honteux  et  hideux  pré- 
sente aujourd'hui  Paris  I  En  pleine  paix,  une  armée  de  près  de 
100,000  hommes  bivouaque  sur  les  places  publiques,  aux  Tuile- 
ries, sur  le  Carrousel,  au  milieu  de  la  place  Royale  (c'est-à-dire 
des  Vosges),  au  Panthéon,  au  Conservatoire  des  arts  et  métiers, 
dans  la  cour  du  Palais-Royal;  nos  soldats,  nos  propres  soldats,  font 
bouillir  leurs  marmites  sur  des  pavés  arrachés  et  disposés  en  foyers. 
Des  patrouilles  innombrables  parcourent  la  ville.  A  la  tôte  de  plu- 
sieurs rues  qui  débouchent  dans  la  rue  Transnonain,  j'ai  vu  des 
pavés  remués,  des  blousiers  perchés  sur  ces  ruines  comme  des  vau- 
tours; une  fainéantise  sauvage,  l'œil  au  guet,  attendant  sa  proie, 
mais  refoulée  par  des  piquets  de  soldats;  j'ai  entendu  quelques  cris 
de  vive  la  Constitution  poussés  par  des  hommes  pris  de  vin  ou  par 
des  gamins  et  des  voyous;  les  boutiques  étaient  fermées  presque 
partout.  Au  faubourg  Saint-Marceau,  les  figures  m'ont  para  hé- 
bétées par  le  choléra.  Pas  le  moindre  mouvement  d'émeute;  des 
femmes  qui  pleurent,  des  convois  funèbres  qui  passent,  voUà  ce 
qui  m'a  frappé. 

Maintenant  nous  jouissons  de  la  tranquillité  de  l'état  de  siège. 
La  majorité  de  l'assemblée  se  conduit  avec  assez  de  résolution  et 
entraîne  le  ministère.  Le  président  de  la  république  se  conduit  avec 
calme  et  fermeté;  on  est  fort  content  de  lui.  Les  qualités  qu'il  déve- 
loppe, entièrement  exemptes  de  fanfaronnade,  surprennent  tout  le 
monde.  Il  a  l'esprit,  dans  ses  proclamations,  de  sortir  enfin  du  bul- 


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9t  RBYcr  tfBs  DE0r  wniMs. 

Itthi  impérial.  SI  les  hommes  qoi  sont  au  ponvoiTt  minislres  et  i 
jorîté,  ont  la  moindre  tenue,  a'ilâ  ne  se  dmseat  pas  sar  des  niair- 
séries,  sur  de  misérables  questions  d')amoar*in'oprey  ils  penreni 
rétablir  l'ordre  et  rassurer  la  civilisation. 

J'ai  peu  de  particularités  à  vous  écrire;  aujourd'hui  on  yit  dans 
la  rue,  on  imprime  tout.  Vous  trouvères  dans  les  journaux  des  dé* 
tails  sur  les  événemens  de  ces  jours  passés,  sur  le  rôle  de  Ledni* 
Rolliu  et  celui  de  votre  ami  Considérant,  décrétés  enfin  d'accusar- 
tion.  Voulez-vous  juger  de  la  valeur  de  toute  cette  canaille  et  de 
leur  estime  mutuelle?  Ledru,  Pyat  et  Pilhes  s'étaient  réfugiés  chez 
an  citoyen  de  ma  cpnnaissance  avec  leurs  papiers  pour  rédiger 
leurs  actes  révolutionnaires.  Pyat  écrivait  je  ne  sais  quelle  procla* 
mation,  Pilhes  s'approchait  de  temps  en  temps,  et  Ledru  disait  à. 
l'oreille  de  Pyat  :  «  Défie-toi  de  Pilhes,  c'est  un  espion,  il  te  trahira.  » 

Décidément  le  choléra  nous  quitte  :  la  mort  du  maréchal  Bu- 
geaud  semble  l'avoir  contenté,  il  ne  lui  fallait  rien  moins  que  cette 
grande  victime;  —  voilà  qui  nous  coûte  cher.  M.  Passy  va  mieux, 
il  assistait  hier  matin  au  conseil;  mais  il  est  encore  trop  faible  pour 
aller  à  la  chambre.  M.  de  Tracy  sort  à  présent.  On  a  poussé  Dufaure 
bien  malgré  lui;  il  est  enfin  dans  l'action,  il  en  mourra  bien  sûr 
d'émotion  et  d'effroi.  Ne  voilà-t-il  pas  qu'on  distribue  par  les  rues 
et  pour  rien  le  discours  de  M.  Dufeure  !  C'est  sans  doute  Carlier 
qui  lui  joue  ce  tour-là  et  qui  le  compromet  avec  lui. 

Quelle  leçon  ce  doit  être  pour  le  gouvernement  de  juillet  que  les 
événemens  de  ces  jours  derniers  1  S'est-il  abandonné  assez  lâche- 
ment I  Si  D n'étouffe  pas  de  Jbonte,  c'est  qu'il  a  rude  écorce» 

Et  ce  brave  roi  qui  répète  à  chaque  instant  que,  s'il  avait  à  recom- 
mencer, il  ferait  encore  de  même  I  Nous  allons  voir  maintenant  ce 
que  fera  l'assemblée  pour  rassurer  la  marche  du  gouvernement* 
C'est  surtout  la  question  finances  qui  est  grosse  et  difficile.  Je  n'en- 
tends parler  que  politique,  et  je  vous  en  renvoie  les  échos.  Pendant 
quelques  jours,  l'état  de  siège  vous  garantît  une  sorte  de  sécurité; 
vous  ferez  bien  d'en  jouir  et  de  vous  laisser  aller  au  charme  de 
Cbanday .  Présentez,  je  vous  prie,  à  M.  le  duc  de  La  Force  tous  mes. 
seniimens  de  fraternité  républicaine  et  autres,  et  dites  à  M.  de  La. 
Grange  que  nous  faisons  des  vœux  pour  son  retour  à  Paiîs  et  sur* 
tout  son  retour  à  la  santé. 

Paris,  le  17  Juin  1849. 

Malgré  le  succès  du  IS,  je  ne  rencontre  sur  mon  chemin  que  des 
prophètes  de  malheur.  Représentans  et  représentés  ont  le  môme 
langage  de  terreor  ou  d'appréhension.  Ces  premiers  craquemens 
de  la  société,  on  les  prend  pour  l'écroulement  prochain  de  notre 


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mmcle.  Personne  ne  voit  luire  à  Tborizon  la  mtrindre  étoile;  Poaiv 
tant  il  faudra  bien  que  quelqpie  ordre  social  sorte  de  tout  cela.  En 
ne  vivant  qu'au  jour  le  jour,  voici  déjà  deui  grands  points  de  ga^ 
gués  :  le  choléra  est  en  fuite  et  la  république  détnocratiqpie  et  sa- 
date  en  échec.  Jouisses  à  la  hâte  de  vos  beaux  ombrages  de  Ghan- 
day,  da  calme  et  du  silence  de  vos  bois;  fermez  votre  porte  aux 
échos  de  Paris,  a\uc  hurlemeos  des  passions  haineuses  qui  grondent 
autour  de  nous.  Laissez-vous  aller  à  l'espérance,  mais  surtout  hu- 
mez à  pleins  poumons  l'air  frais  et  parfumé  de  vos  prairies»  car  dès 
votre  arrivée  ici  vous  retomberez  dans  un  tourbilloa  de  désolation. 
Le  18.  —  J'ai  été  dérangé  par  des  visites  qui  m'ont  empêché  de 
terminer  ma  lettre.  —  Aujourd'hui  les  fronts  «sont  moins  sombres; 
les  nouvelles  des  provinces  sont  satisfaisantes,  et  l'on  se  livre  im- 
médiatement aux  plus  beaux  rêves  d'ordre  public.  Quel  peuple  que 
celui-ci  I  il  est  comme  son  ciel.  Dans  la  même  journée,  il  voit  des 
aspects  sombres,  des  tempêtes  et  puis  un  soleil  radieux.  Pas  la 
moindre  stabilité  dans  tous  ces  esprits  1  Hier  la  république  sociale 
criait  aux  armes  contre  la  constitution,  aujourd'hui  on  dit  que  les 
réactionnaires  vont  renverser  la  république.  C'est  fatigant  de  vivre 
an  milieu  de  toutes  ces  fluctuations.  11  y  a  pourtant  quelque  chose  qui 
me  rassure  :  la  jeunesse  n'a  pas  la  moindre  appréhension  de  l'avenir. 
Le  jeune  de  Caux  déclare  qu'on  ne  s'est  jamais  tant  amusé  que  de- 
puis la  révolution  de  février.  Il  est  fort  occupé  à  manger  son  oncle; 
absolument  comme  il  Teùt  fait  autrefois.  11  faut  conclure  de  tout 
cela  que  nos  terreurs  sont  imaginaires,  que  les  nuages  dont  nous 
Toyons  le  monde  enveloppé  n'existent  que  dans  notre  tête. 

L'alTaire  du  13  juin  a  balayé  les  mes  des  blouses  qui  les  racom- 
braient.  C'était  devenu  presque  intol<^rable.  Dans  les  jours  qui  ont 
précédé  cette  démonstration,  on  ne  pouvait  plus  s'aventurer  sur  la 
voie  publiqpie  sans  être  coudoyé,  heurté  et  presque  menacé  par  des 
groupes  de  gens  de  fort  mauvaise  mine;  maintenant  tout  ce  monde 
a  disparu.  On  ne  peut  guère  comparer  ces  êtres  qui  s'en  allaient 
rOdant  sur  les  boulevards  et  aux  abords  de  l'assemblée  qu'à  des  oi- 
seaux de  proie  qui  flairent  une  charogne;  la  majorité  a  donné  signe 
de  vie;  elle  leur  a  prouvé  par  la  main  de  Changarnier  qu'elle  n'était 
pas  encore  réduite  à  l'état  de  cadavre,  et  les  oiseaux  de  proie  se 
sont  envolés.  Du  choléra,  il  n'en  est  plus  question  que  comme  d'un 
onge  passé;  je  n'en  entends  plus  parler.  Il  me  semble  seulemrat 
qt'on  rencontre  par  la  ville  plus  de  vêtemens  noirs  que  de  coq» 
tome.  Dans  le  peuple,  personne  ne  veut  plus  avoir  été  rouge;  tous 
ceux  qui  se  partageaient  les  propriétés  des  riches  sont  d'une  humi- 
lité» d'une  cajolerie  dont  rien  n'approche.  Pas  un  ne  veut  avoir  fak 
partie  de  la  colonne  insurrectionneUe  ;  ils  ont  oublié  leurs  menaces. 


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2&  RETUE  DES  DEUX  HONDES. 

de  la  semaine  dernière;  ils  ne  respirent  et  n*ont  jamais  respiré  que 
Tordre.  Aussi  je  ne  puis  m'empécher  de  penser,  en  examinant  cette 
nouvelle  phase,  qu'il  n'y  a  rien  de  bien  sérieux  dans  tous  ces  ébran- 
lemens,  dans  ces  bouleveri^emens  dont  on  prétend  la  société  mena- 
cée. C'est  une  vapeur  noire  qm  n'a  d'importance  que  dans  nos 
cerveaux  malades,  qui  n'a  de  force  que  dans  notre  lâcheté.  Ce  mal- 
heureux gouvernement  de  juillet  n'a  eu  à  combattit  qu'une  ombre, 
et  c'est  devant  un  fantôme  qu'il  a  jeté  sceptre  et  couronne.  Eh 
bieni  aujourd'hui  c'est  à  peu  près  de  même.  Le  socialisme  n'a 
rien  de  sérieux;  notre  sottise  seule  peut  le  rendre  dangereux.  Si 
l'assemblée  nationale  veut  bien  ne  pas  se  détruire  elle-même  par 
des  nisdseries  d'amour-propre ,  elle  a  la  force  en  main  ;  elle  peut 
fonder  un  gouvernement  solide,  irrésistible ,  et  que  tout  le  monde 
respectera.  Que  l'assemblée  veuille ,  et  le  socialisme  disparaîtra  de 
la  France  comme  une  brume  du  matin  aux  rayons  du  soleil.  On 
ne  doit  redouter  que  les  hommes  de  trouble  et  de  désordre,  qui 
sont  toujours  prêts  à  profiter  de  nos  dissensions. 

Mais  voilà  bien  des  discussions  politiques;  je  suis  au  bout  de  mon 
papier.  Le  fait  est  que  je  ne  puis  guère  vous  parler  que  de  ce  qui 
remplit  l'air,  et  notre  atmosphère  n'est  que  politique.  Dites  à  M.  de 
La  Grange  que  la  chose  importante  c'est  la  santé,  le  reste  ne  suit 
que  de  bien  loin. 

Paris,  samedi  18  août  1849. 

Je  suis  en  mesure  de  vous  donner  des  nouvelles  de  tous  les  vôtres. 
J'ai  rencontré  avant-hier  au  Palais-Royal  votre  neveu  Edmond,  ac- 
compagné de  sir  William,  tous  deux  bien  portans  et  bayant  à  toutes 
lés  boutiques  comme  d'honnêtes  flâneurs;  j'ai  su  par  eux  que  M"*^  de 
L...  se  porte  bien.  Puis  voici  que  sur  la  place  Bourgogne  je  me 
trouve  nez  à  nez  avec  un  cheval  de  fiacre  traînant  un  milordy  et 
dans  ce  milord  je  reconnais  M.  le  duc  de  La  Force,  qui  flânait  aussi 
dans  les  rues  de  Paris.  Maintenant  il  faut  que  je  vous  parle  de  la 
république,  quelque  ennui  que  vous  puissiez  en  ressentir.  Tout  le 
monde  se  prononce  contre  l'impôt  de  1  pour  100  sur  le  revenu. 
Passy,  sentant  que  ses  lois  fiscales  trouveront  forte  résistance  et 
qu'elles  ne  passeront  probablement  pas,  est  tout  prêt  à  quitter  le 
ministère.  Les  citoyens  Odilon  Barrot  et  Dufaure  restent.  Voilà  donc 
l'ami  Dufaure  qui  s'en  va  colportant  de  rue  en  rue  le  portefeuille  de 
son  patron  et  qui  ne  trouve  point  placement  pour  sa  marchandise.  Je 
ne  connais  rien  de  plus  triste  que  ce  spectacle,  car  enfin  qu'est-ce 
que  Dufaure?  Un  homme  d'élite  de  notre  société,  et  voilà  où  nous 
en  sommes!  On  ne  peut  le  donner  à  Fould,  ce  portefeuille,  Fould 
est  à  l'index  et  n'offre  aucune  confiance.  Reste  Benoist-d'Âzy;  mais 


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UÈTTRES  d'un  HARIN.  26 

deux  portefeuilles  aux  mains  des  carlistes,  cela  donne  l'alarme.  On 
propose  alors  comme  expédient  un  revirement  dans  le  cabinet  : 
de  Falloux  passerait  aux  affaires  étrangères  en  place  de  Tracy  et 
réciproquement.  L'influence  carliste  se  trouverait  par  ce  moyen 
un  peu  amoindrie.  Pendant  que  les  chefs  s'agitent  dans  ce  misé- 
rable bourbier,  la  propagande  antisociale  chemine  sourdement  et 
gangrène  la  classe  ouvrière.  Ce  n'est  point  une  appréhension,  nous 
nons  ferions  en  vain  illusion,  les  ouvriers  regardent  la  guerre  comme 
déclarée  et  préparent  leurs  armes  avec  un  vif  sentiment  de  ven- 
geance. 

Ainsi  votre  La  Grange  est  charmant;  la  Gironde  caresse  douce- 
ment vos  rives;  vos  fleurs  sont  éclatantes.  Eh  bien!  je  dois  me  bor- 
ner à  voir  tout  cela  en  rêve  ;  je  n'irai  point  en  Anjou,  c'est  décidé. 
II  est  clair  que  je  n'ai  pas  eu  un  instant  la  pensée  de  me  rendre 
dans  les  Pyrénées. 

Ces  niaises  affaires  du  ministère  vous  assomment;  elles  mar- 
chent cependant.  Il  a  fallu  que  M.  Rullière  prît  un  instant  V intérim 
du  portefeuille  de  la  marine  pour  que  j'obtinsse  enfin  une  signa- 
tnre ,  car  arracher  de  ce  vizir  fainéant  nommé  Tracy  qu'il  appa- 
raisse un  instant  à  son  divan,  c'est  chose  presque  impossible.  Il  ne 
me  reste  plus  que  l'expédition  dans  les  bureaux  et  au  trésor.  Vous 
voyez  que  je  ne  suis  encore  qu'à  mi-chemin;  mais  tout  finit  pourtant 
dsoïs  ce  monde. 

Votre  lettre  vient  de  m' arriver.  Quant  au  choléra,  je  suis  obligé 
de  vous  dire  qu'il  y  a  trois  jours  une  sorte  de  recrudescence  nous  a 
pris  :  il  est  mort  200  personnes  ;  les  jours  suivans,  le  chiffre  a 
constamment  diminué  jusqu'à  60  et  &0.  C'est  l'effet  de  quelques 
jours  de  chaleur  soudainement  reparue. 

le  reviens  à  la  politique  :  avec  Passy  sauteraient  Tracy  et  La 
Crosse.  —  Je  suis  impatienté  d'être  retenu  par  des  bagatelles.  Ma 
pauvre  vieille  mère  m'attend,  et  je  sens  au  fond  du  cœur  un  grand 
besoin  de  l'embrasser  encore  une  fois.  Je  ne  sais  pourquoi  les  larmes 
me  montent  aux  yeux  ;  comme  si  je  pressentais  que  ce  sont  mes 
adieux  que  j'irai  lui  faire. 

Vendredi,  25  août  1849. 

Ce  n'est  que  dans  dix  jours  que  je  pourrai  recevoir  le  mandat  de 
solde  de  ce  qui  m'est  dû  en  arriéré;  au  moins  est-ce  une  affaire 
faite,  et,  comme  je  n'ai  pas  rigoureusement  besoin  d'argent,  je  puis 
laisser  là  le  mandat  et  courir  chez  ma  mère.  J'ai  eu  avant-hier  à 
dloer  Armand  Bertin  et  Génie  :  c'était,  vous  pouvez  le  penser,  une 
rénnion  de  souvenirs  ;  mais  pas  la  moindre  nouvelle  que  je  puisse 
vous  mander.  Je  crois  que  ce  pauvre  Génie  cherche  une  position  :  il 


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Sft  REVUE  BIS  DEOl  HORINBB. 

est  question  poar  lui  de  la  direction  d'une  usine  à  gaz;  ce  que  c'est 
que  de  nous  I  Quand  je  me  rappelle  la  physionomie  des  affaires  étran- 
gères il  y  a  deux  ans,  et  que  je  vois  tous  les  acteurs  de  cette  époque 
dispersés,  réduits  aux  expédiens  pour  vivre,  j'en  ressens  toujours* 
use  sorte  de  tristesse.  Quelle  nation  que  la  nôtre,  où  tout  est  si  in^ 
stable  I  quelle  foi  avoir  en  ces  hommes  qui  jouent  follement  leur  va- 
tout  dans  un  présent  où  tout  tremble  et  menace  à  chaque  instant  de 
se  bouleverser?  Avant  le  gâchis  de  février,  la  société  avait  pris  un 
ton  qu'elle  ne  pouvait  pas  soutenir;  le  luxe  extérieur  de  la  plupart 
des  particuliers  était  hors  de  proportion  avec  leurs  ressources,  oa 
escomptak  l'avenir,  et  les  événemens  sont  venus  bafouer  les  vaines 
espérances;  on  dirait  que  c'est  justice  divine.  Que  j'ai  applaudi  alors 
à  votre  résolution  de  ne  rien  changer  à  votre  établissement  de  mai- 
son au  moment  où  la  fortune  est  venue  vous  visiter  I  Tout  autour  de 
vous  était  convenable,  élégant,  marqué  d'un  cachet  particulier  de 
distinction  :  ce  caractëre-là  vous  est  resté;  c'est  de  tous  les  temps, 
de  tous  les  lieux,  de  tous  les  âges,  de  toutes  les  fortunes.  Tout  le 
monde  peut  aller  chez  vous  et  s'y  trouver  à  l'aise,  et  l'élégante  en 
équipage,  et  Thonnète  femme  à  pied,  et  l'incroyable  en  bas  de  soie, 
souliers  vernis,  qui  descend  de  son  tilbury  et  saute  dans  votre  saloa 
sans  toucher  terre,  et  le  promeneur  par  force  majeure  soit  de  ré- 
gime, de  santé  ou  de  bourse,  soit  même  par  goût,  par  caprice,  par 
horreur  du  coffre  à  mort  qu'on  appelle  voiture  sous  ce  maussade 
climat,  comme  un  certain  citoyen  de  votre  connaissance.  Enfin  c'est 
arrangé  de  manière  qu'avec  un  peu  d'esprit,  une  tenue  à  peu  près 
décente,  nul  n'est  déplacé  chez  vous.  £t  pourquoi  auriez -voua 
changé  cela?  Pour  un  ameublement  d'épicière  enrichie?  J'ai  par  le 
monde  un  ami  qui  a  épousé  la  fille  d'un  fournisseur  d'armée  dont 
les  coffres  se  sont  remplis  de  pillage  sur  les  nations  du  soldat  :  il 
faut  voir  ses  salons;  or  sur  blanc,  brocarts,  crépines  d'or  et  de  soie, 
dentelles,  tentures  éclatantes,  dorure,  on  tremble  de  poser  le  pied 
sur  les  tapis  fond  blanc  qui  couvrent  le  parquet.  Moi,  j'affront&tout 
cela;  je  suis  enchanté  de  trouver  des  affranchis  qui  étendent  sous 
ma  botte  poudreuse  de  riches  étoffes,  ça  m'amuss  de  les  fouler; 
mais  il  y  a  quelque  chose  qui  me  peine  :  c'est  quand  je  vois  entrer 
un  brave  et  digne  homme  qui  se  sent  humilié  de  ce  luxe  de  Turca- 
ret,  qui  perd  contenance  et  s'en  va.  Aussi  quelle  société  que  celle 
qu'on  trouve  là!  quels  sotsi  quelles  insupportables  créatures I  Voilà 
ce  que  vous  auriez  gagné  à  dorer  les  dossiers  de  vos  confortables 
fauteuils,  à  blanchir  à  la  céruse  et  à  lameller  de  feuilles  d'argent 
les  corniches  de  votre  salon.  Les  choses  à  usage  doivent  être  com- 
modes et  faciles;  qu'on  en  use  et  qu'on  en  abuse  sans  trop  de  re- 
gret. Autrement  vous  introduirez  l'abrutissement  dans  votre  cercle. 


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txrrKES  Tfmx  HàRtii*  97 

Vbtre  bon  esprit  ne  tous  eût-il  psts  rèrélé  tout  cela^  j'aurais  donné 
le  mot  cTordre  à  S...  pour  faire  une  razzia  dansTos  appartemens»  si 
?ois  les  aviez  transformés  en  boutique  d'ébéaisterie^  en  mombroi» 
Urie  en  un  mot.  — J'ai  eu  hier  la  visite  du  chef  de  cabinet  du  duc 
de  HoQtebeth)  au  moment  de  février  (depuis  il  s'est  retiré  dans  ses 
terres  à  Fontenay-le-Gomte,  sur  le  chemin  de  Saumur  à  La  Ro* 
dielle),  charmant  garçon  dont  je  vous  ai  parlé  et  qui  est  resté  ai- 
mable, spirituel  et  charmant  après  comme  devant  :  chose  rare  et 
que  je  vous  signale.  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  vomissemens 
dont  vous  me  parlez?  sont-ils  passés?  Est-ce  fatigue,  changement 
d'air,  de  nourriture?  Ces  chaleurs  caniculaires,  cette  sécheresse 
inexorable,  ce  ciel  d'airain,  sont  insupportables;  tout  le  monde  B9i 
plus  ou  moins  influencé,  plus  ou  moins  malade.  —  Ne  dédaignez 
pas  trop  le  plus  petit  malaise;  en  pareille  saison,  tout  est  redoutable; 
il  faut  vous  soigner.  J'ai  toujours  là  votre  veratrum  bien  cacheté, 
Imk  ficelé,  bien  enveloppé.  Je  n'ai  pas  eu  occasion  de  m'en  servir; 
que  vos  remèdes  vous  servent  à  vous-même  et  vous  maintiennent 
en  bonne  santé  I 

Vitiy-1&-Français,  le  i^  septembre  1849. 

Vous  voyez  par  la  date  de  ma  lettre  que  je  suis  chez  ma  mère. 
Une  lettre  de  ma  sœur  m'avait  tellement  alarmé  que  j*ai  quitté 
Paris  en  toute  hâte,  redoutant  d'arriver  trop  tard  pour  recevoir  un 
dernier  soupir.  Voici  ce  qui  est  amvé.  Ma  pauvre  vieille  mère  s'en 
va  s'affaîblissant;  à  cela,  il  n'y  a  rien  de  surprenant,  c'est  l'effet  de 
l'âge,  effet  progressif  et  pourtant  à  peine  sensible.  Il  y  a  quelques 
jours,  des  maux  de  tête  violons  l'avaient  saisie,  ce  n'étaient  sans 
doute  que  des  douleurs  rhumatismales;  cependant  le  médecin,  crai- 
gnant un  engorgement  de  cerveau  et  par  suite  une  paralysie,  lui 
appliqua  des  sangsues.  La  moindre  goutte  de  sang  retirée  d'un 
corps  si  frêle  est  une  perte  sensible  :  la  vie  sembla  s'être  retirée 
presque  tout  à  fait;  les  yeux  s'éteignirent,  l'effroi  gagna  l'entou- 
rage, et  Falarme  vint  jusqu'à  moi.  J'accourus  :  ma  vue  produisit 
snr  ma  mère  un  effet  électrique;  le  sang  reflua  vers  son  cerveau,  la 
vie  reprit  ses  fonctions  comme  par  enchantement,  et  en  l'exami- 
nant bien  il  m'est  presque  impossible  de  sûsir  en  elle  depuis  deux 
ans  d'autre  altération  qu'un  amoindrissement  général  très  peu  mar- 
qué. Quand  on  laisse  à  l'air  un  morceau  de  camphre  cristallisé,  il 
s'évapore  lentement,  et  peu  à  peu  le  cristal  diminue  de  dimensions; 
mais  il  faut  une  grande  attention  pour  constater  cette  diminution. 
Sh  bien  I  voilà  l'effet  que  me  produit  ma  pauvre  vieille  mère.  A 
moins  d'accident  imprévu  et  violent,  elle  s'éteindra  lentement;  ce 
qui  me  frappe  en  elle,  c'est  encore  la  fraîcheur  de  son  imagination. 


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L 


28  KEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  vous  voilà  dans  le  plein  exercice  de  vos  fonctions  de  reine 
d*ÂquitaineI  Eh  bien!  belle  majesté,  puisque  vous  daignez  parfois 
laisser  tomber  sur  votre  serviteur  un  regard  de  grâce,  il  faut  que 
je  vous  remercie  des  deux  lettres  de  M.  de  6...  et  aussi  des  ordres 
qu'il  vous  a  plu  de  donner,  afin  d'assurer  Tapprovisionnement  de 
ma  cave  pour  les  pèlerins  qui  s'aventurent  jusqu'à  mon  ermitage. 

Dans  ce  pays- ci,  on  n'est  point  socialiste,  la  république  n'y  est 
pas  non  plus  accueillie  avec  faveur,  je  ne  rencontre  point  de  chauds 
adhérens  à  cette  forme  de  gouvernement.  Nos  paysans  disent  :  Que 
fait  donc  cette  assemblée  nationale?  Comment!  il  leur  faut  tant  de 
temps  pour  nommer  un  roi  !  Leur  intelligence  ne  va  pas  jusqu'à 
comprendre  l'autorité  mobile  d'un  président.  Hier  j'ai  été  visiter 
une  ferme  au  sein  de  la  Champagne  pouilleuse;  vos  fraîches  pro- 
menades sur  les  bords  de  la  Gironde  me  revenaient  en  mémoire 
pendant  que  je  parcourais  les  champs  arides  et  brûlés  de  nos  col- 
lines crayeuses  ;  je  comparais  les  bouquets  de  pins,  que  nous  avons 
tant  de  peine  à  faire  prendre,  aux  riches  arbres  qui  jaillissent  pour 
ainsi  dire  de  vos  fortes  terres,  nos  frêles  graminées,  dont  la  tige 
tremble  seule,  sans  souffle  de  brise,  à  vos  riches  herbages.  Oh  !  il 
ne  me  viendrait  pas  dans  l'esprit  de  vous  inviter  à  partager  de  pa- 
reilles promenades;  il  faut  être  né  dans  la  Champagne  pour  en  to- 
lérer les  arides  aspects.  Et  puis  votre  beau  fleuve  tout  couvert  de 
voiles,  quelle  opposition  avec  nos  puits  qui  vont  chercher  l'eau  à 
des  centaines  de  pieds  dans  les  entrailles  de  la  terre!  Enfin  dans  un 
mois  nous  nous  retrouverons  sur  les  bords  de  la  Seine.  C'est  un  ter- 
rain neutre  qui  appartient  à  tout  le  monde. 

Vous  avez  vu  M.  de  S...,  qui  revient  courtiser  l'opinion  publique. 
En  vérité,  pour  ce  qu'il  en  doit  retirer,  ce  n'était  pas  la  peine.  Je 
vois  les  candidats  à  la  représentation  nationale  se  précipiter  dans 
les  professions  de  foi  les  plus  démocratiques;  mais  il  ne  me  paraît 
pas  que  ceux  qui  réussissent  soient  préciséjnent  ceux-là  mêmes  qui 
aient  flatté  les  plus  basses  passions.  Je  remarque  aussi  qu'il  n'y  a 
d'inquiétude  sur  les  afiaires  que  dans  la  classe  élevée  de  la  popula- 
tion; les  classes  inférieures  ne  semblent  pas  saisir  ou  sentir  le 
moindre  danger;  elles  s'étonnent  qu'au  milieu  de  l'abondance  le 
commerce  ne  reprenne  pas,  leur  sentiment  de  l'avenir  ne  va  pas 
plus  loin.  Est-ce  un  bonheur?  est-ce  un  nouveau  danger? 

Âuteuil,  le  14  septembre  i8S9. 

Me  voici  de  retour  à  Paris,  où  je  trouve  deux  lettres  de  vous  et 
un  journal  de  la  Gironde  qui  renferme  un  discours  de  M.  de  La 
Grange.  Nous  déplorons  tous  avec  vous  la  mort  de  M.  Ravez  :  c'est 
une  perte  pour  l'ordre  que  nous  devons  soutenir;  mais  enfin  il 


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LETTRES   d'un   HABUf.  29 

fallût  bien  nous  y  attendre  :  quand  on  a  vécu  soixante- dix-huit  ans, 
on  devrait  considérer  chaque  jour  comme  un  jour  de  grâce.  Ce  qui 
m*étonne«  c'est  qu'on  ne  veuille  pas  se  décider  à  faire  entrer  la 
mort  dans  les  conditions  de  l'existence,  à  ce  point  que,  lorsqu'elle 
nous  atteint,  on  est  tout  surpris.  Du  reste,  je  remarque  que  per- 
sonne n'est  indispensable  en  ce  monde,  et  j'admire  combien  faci- 
lement on  trouve  à  remplacer  les  hommes  qui  paraissent  le  plus 
nécessaires;  les  choses  n'en  vont  pas  mieux  pour  cela,  mais  elles 
vont.  J'ai  laissé  ma  pauvre  vieille  mère  aussi  bien  que  possible; 
on  souffle  peut  me  l'enlever,  et  pourtant  j'espère  la  conserver  en- 
core quelques  années.  Malgré  tous  mes  raisonnemens  sur  la  né- 
cessité de  mourir,  bien  que  je  me  sois  dit  depuis  vingt  ans  qu'il 
fallait  me  préparer  à  la  perdre,  quand  on  m' alarma  sur  son  exis- 
tence, j'en  ressentis  une  secousse  qui  retentit  jusqu'au  fond  de  mes 
entrailles  et  qui  me  glaça  le  cœur.  J'eus  beau  chercher  à  écarter 
cette  préoccupation,  j'en  étais  comme  étouffe.  A  quoi  bon  philoso- 
pher, si  dès  le  moment  où  l'on  se  trouve  en  face  des  malheurs  de 
la  vie  on  perd  sur-le-champ  contenance  et  courage? 

On  continue  à  vivre  ici  dans  une  parfaite  quiétude,  comme  si 
tous  les  dangers  qui  menaçaient  la  société  il  y  a  quatre  mois 
étaient  entièrement  dissipés.  Le  fait  est  que  tout  repose  en  ce  mo- 
ment sur  la  force  militaire  et  sur  l'usage  intelligent  que  le  général 
Changamier  parait  disposé  à  en  faire.  On  ne  parle  que  de  l'affaire 
de  Rome,  comme  si  c'était  quelque  chose  de  sérieux.  Eh  !  que  nous 
importe  au  fond  que  le  pape  octroie  ou  n'octroie  pas  les  garanties 
de  liberté  qu'on  exige  de  lui?  En  supposant  qu'on  nous  donne 
toute  satisfaction,  que  notre  armée  revienne  en  France,  en  serons- 
nous  moins  en  présence  de  notre  lutte  intérieure?  C'est  là  qu'est  le 
danger,  là  qu'il  y  aura  une  grande  bataille... 

Ne  me  demandez  pas  de  nouvelles,  il  n'y  en  a  point.  Falloux  ne 
veut  pas  quitter  le  ministère,  de  sorte  que  nul  changement  n'aura 
lieu.  Passy  dit  à  ses  collègues  :  Mes  lois  de  finances  alarment  le 
pays,  et  vous  voulez  me  sacrifier.  C'est  de  votre  aveu  que  je  les  ai 
présentées;  prenez -en  l'endos  tout  aussi  bien  que  moi  :  elles  ont 
été  discutées  en  conseil.  —  On  met  ici  sur  le  compte  du  choléra 
tous  les  cas  de  mort  subite  arrivés  soit  naturellement  comme  dans 
les  autres  années,  soit  par  maladresse  des  médecins,  qui  sont  en- 
chantés d'avoir  ce  manteau  pour  couvrir  leur  ignorance;  mais, 
soyez  tranquille,  il  n'y  a  plus  de  danger. 

Auteuil,  le  21  septembre  1849. 

Tout  dort  ici;  Paris  semble  plongé  dans  une  sorte  de  léthargie. 
Rien  ne  remue  l'attention  publique,  on  ne  s'émeut  guère;  on  vous 


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30  R£¥€B  DES  DBUX  MONDES. 

attend.  On  avait  répandu  beaucoup  de  bruits  sur  le  résultat  des  con- 
seilS'géséraux  :  en  réalité,  ils  n'ont  rien  produit;  ils  ne  nous  ont  rien 
appria.  La  composition  de  l'assemblée  nationale  et  son  eq>rit  re- 
présentent bien  l'esprit  de  la  France.  On  ne  sait  pas  ce  qu'on  veut, 
et  pourtant  on  voudrait  autre  chose  que  ce  que  nous  avons.  C'est 
étrange  comme  on  oublie  facilement  dans  ce. pays.  Je  ne  vois  quA 
gens  qui  cherchent  des  distractions  et  des  plaisirs.  L'effroi  dont  on 
était  suffoqué  l'an  passé  est  effacé,  on  n'en  trouve  presque  plus  de 
trace.  Chacun  s'étourdit  de  son  mieux.  La  république  se  traîne, 
mais  elle  tient  :  personne  ne  se  montre  ardent  à  la  soutenir,  pour- 
tant personne  n'oserait  lui  porter  les  premiers  coups.  Que  mettre  à 
la  place?  On  n'a  pas  la  moindre  nouvelle  à  se  communiquer,  pas 
d'espérances  pour  l'avenir;  le  présent  tolérable,  mais  nulle  sécu- 
rité sur  la  durée  de  ce  qui  existe;  beaucoup  d'inquiétude  sur  les 
finances;  on  parle  beaucoup  des  dispositions  de  la  Gironde  contre 
le  rétablissement  de  l'impôt  sur  les  boissons.  Le  fait  est  que  la  po- 
sition des  représentans  de  ce  pays  sera  difficile;  il  faudra  bien  qu'on 
s'assure  de  l'argent  par  ce  moyen;  comment  resteront-ils?  Gela 
m'intéresse  à  cause  de  M.  de  La  Grange.  Je  suis  tout  aise  de  savoir 
que  vous  avez  quitté  Bordeaux;  c'est  un  séjour  de  mauvsdse  répu- 
tation en  ce  moment.  Votre  retour  ici  est  retardé,  mais  ce  ne  peut 
être  que  de  quelques  jours;  il  faut  bien  que  vous  veniez  reprendre 
avec  M.  de  La  Grange  le  collier  de  misère.  Je  conçois  que  vous  n'en 
éprouviez  aucun  désir,-  vos  jours  doivent  ôtre  heureusement  rem- 
plis là-bas  au  milieu  des  charmes  de  la  campagne.  Je  me  figure  que 
vous  êtes  déjà  en  pleine  vendange,  occupée  et  distraite  du  malin 
au  soir,  avec  des  visiteurs  sans  nombre,  des  gens  d'afiaires,  des 
ouvriers,  des  bavardages  sans  fin.  Moi,  je  trouve  qu'il  y  a  bien 
longtemps  que  vous  êtes  absente.  —  J'ai  repris  ma  vie  de  travûl, 
de  méditation  et  de  rêverie.  Puisque  la  république  m'en  laisse  le 
loisir,  je  m'empresse  d'en  jouir;  je  n'en  ai  peut-être  pas  pour  long- 
temps. Depuis  des  mois,  j'avais  oublié  le  charme  de  l'étude  et  des 
lectures  :  je  m'y  remets.  Le  gouvernement  ne  ratifie  pas  le  traité 
signé  avec  Rosas  par  l'amiral  Le  Predour.  —  On  va  envoyer  l'ami- 
ral Romain- Desfossés  en  mission  temporadre  pour  tâcher  d'obtenir 
quelques  modiCcations  à  ces  terribles  conditions  qui  nous  sont  faites; 
cependant  on  ne  s'exprime  que  timidement,  c'est  une  grâce  qu'on 
va  demander.  Voilà  où  en  est  réduit  ce  pauvre  gouvernement  de  la 
France.  C'est  ce  qui  me  fait  craindre  que  Louis- Napoléon  ne  dure 
pas;  notre  pays  n'a  ni  tenue  ni  caractère,  mais  il  a  besoin  de  glo- 
riole, il  faut  flntter  sa  vanité;  or  tout  ce  qui  se  passe  est  loin  de  le 
fidre.  Ce  misf^rable  ministère  ne  sait  que  trembler.  Si  seulement  il 
avait  un  but  1  mais  rien.  —  J'ai  bien  pensé  à  vous  à  la  nouvelle  de 


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LETTRES  J>'UN  MARIN.  M 

la  mort  de  B^*  de  Nesselrode.  Voilà  comme  vos  amis  sont  successi- 
Tement  fauchés.  C'est  une  leçon^  il  faut  se  seiTcr. 

Que  d'agitations  vous  allez  avoir  cet  hiver  I  Tant  de  gens  pivote- 
ront autour  de  vous.  En  général  je  remarque  que  dans  le  désordre 
où  sont  les  esprits,  au  lieu  de  se  rapprodier  les  uns  des  autres,  on 
s'écarte;  c'est  une  fâcheuse  disposition.  Vous  serez  précieuse  avec 
votre  esprit  de  ralliement  et  de  concentration  au  milieu  de  cette 
société  qui  se  disloque.  —  Les  affaires  reprennent  un  peu;  l'anima- 
tion revient  aux  boutiquiers;  ils  se  remuent  beaucoup,  et  ils  espè- 
lent.  Vous  n'avez  pas  d'idée  du  monde  qui  va  à  Saint-Cloud  dans 
l'espérance  de  voir  le  président.  Vraiment  c'est  chose  curieuse.  Il  y 
a  plus  d'un  mois  que  je  n*ai  rencontré  personne  avec  qui  je  pusse 
parler  de  vous.  Je  ne  sais  plus  où  vous  en  êtes  ni  ce  que  vous  faites. 
J'ai  aperçu  H.  de  Saint-Mauris  avant-hier;  quel  air  défait!  J'en  ai 
ressenti  une  sorte  de  désolation  :  le  malheureux!  ce  n'est  que 
rombre  de  lui-même  !..  A  bientôt,  n'est-ce  pas? 

Auteuil,  le  24  septembre  1849. 

• 

Il  était  temps,  j'éprouvais  une  vive  inquiétude  à  votre  sujet; 
votre  lettre  m'a  tranquillisé.  Tous  ces  bruits  de  choh'ra  m'avaient 
jeté  dans  une  alarme  superstitieuse  qui  me  troublait  dans  ma  soli- 
tude. Je  cherche  en  vain  à  vous  féliciter  de  votre  vie  dissipée;  au 
fond  du  cœur,  je  sens  que,  malgré  tous  les  honneurs  dont  on  vous 
entourera  au  bal,  vous  serez  là  comme  iin  corps  sans  âme.  J'ai  re- 
marqué que  Dieu  vous  a  donné  une  véritable  grâce  d*état  :  vous 
êtes  habîmée  au  monde  à  peu  près  comme  un  écureuil  à  tourner 
dans  sa  cage;  c'est  un  manège  que  vous  n'aimez  pas,  mais  vous  le 
fautes  machinalement  avec  un  tel  naturel  qu'on  croirait  que  vous  y 
mettez  de  l'âme  et  un  vif  intérêt.  Je  vous  laisse  donc  applaudir  aux 
grâces  et  aux  muses  girondines,  inspirez-les,  encouragez-les;  mais 
je  suis  sûr  qu'un  vague  instinct  de  retraite  et  de  recueillement 
vous  fait  regretter  qu'on  ne  vous  laisse  pas  un  peu  plus  de  loisir 
pour  la  vie  intime.  Singulière  femme!  vous  arrangez  ce  qui  vous 
touche  de  près,  et  votre  salon  et  votre  boudoir  et  votre  chambre 
à  coucher,  comme  sainte  Thérèse  arrangeait  son  oratoire.  Évi- 
demment vos  goûts  secrets,  vos  instincts  les  plus  cachets,  les 
plus  profonds  de  votre  être,  se  révèlent  dans  cet  entourage,  dans 
cette  atmosphère  d'onction,  de  demi-mystère,  de  demi-dévotion; 
c'est  là  ce  que  vous  aimez,  et  la  plus  grande  partie  de  votre  vie  se 
passe  en  distractions  mondaines,  en  honneurs  de  salon,  rie  récep- 
tions, où,  par  une  double  faculté,  vous  circulez  comme  dans  votre 
véritable  élément,  dans  le  milieu  de  votre  choix.  Faut- il  que  je 
cflnciae  que  vous  êtes  tout  simplement  une  femme  d'esprit  qui  sa- 


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32  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

vez  vous  accommoder  à  tout,  vous  faire  toute  à  tous?  Ce  n'est  pas 
vrai,  car  vous  êtes  d'un  caractère  si  net,  si  tranché,  tellement  tout 
d'une  pièce,  que,  dès  qu'une  chose  froisse  vos  secrets  instincts, 
rien  ne  peut  vous  faire  plier.  J'aime  mieux  me  dire  que  pour  être 
femme  du  monde  admirable  il  faut,  avec  de  l'esprit,  n'avoir  pas  le 
goût  du  monde,  y  porter  un  certain  degré  d'indifférence,  pas  de 
passion,  ce  qui  vous  permet  de  sentir  délicatement  les  goûts  et  les 
passions  des  autres,  de  leur  donner  égale  satisfaction  sans  heurter 
personne.  Pourquoi  heurteriez-vous  qui  que  ce  soit?  Vous  ne  ren- 
contrez personne  dans  les  penchans  exclusifs  de  votre  âme;  mais 
aussi,  si  vous  plaisez  de  la  sorte  à  tous,  ou  du  moins  à  beaucoup, 
malheur  à  qui  met  le  pied  dans  l'étroite  enceinte  de  voti*e  for  inté- 
rieur, dans  la  partie  réservée  de  votre  âme  I  Là  vous  êtes  d'un  ab- 
solutisme, d'une  exigence,  d'une  impétuosité!  là  tout  doit  se  fondre 
en  vous;  autrement  c'est  une  bataille  incessante.  A  propos  de  quoi 
tout  cela?  Je  ne  m'en  souviens  plus.  Revenons  à  votre  vie  de  la  Gi- 
ronde. Les  représentans  accourent  à  Paris;  cependant  je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  nécessité  absolue  pour  M.  de  La  Grange  d'être  exact 
à  la  rentrée.  Malgré  la  rage  des  passions  qui  fera  explosion  tout 
d'abord,  les  premières  séances  ne  seront  guère  que  d'inutiles  passes 
d'armes.  Quant  au  résultat,  il  n'y  a  rien  à  attendre.  Ce  qui  jette  un 
assombrissement  sur  le  présent,  c'est  l'état  des  finances.  M.  Passy 
déclare  qu'il  est  au  bout  de  son  rouleau,  et  qu'il  ne  voit,  pour  sortir 
d'une  manière  quelconque  de  la  gêne  qui  l'étouffé,  qu'une  révolu- 
tion ou  la  banqueroute.  Oh  I  ce  ministère  est  pitoyable.  M.  de  Falloux 
ne  court  aucun  danger;  les  journaux  ont  singulièrement  aggravé 
sa  position.  L'amiral,  que  j'ai  rencontré  avant-hier,  m'a  dit  que  ja- 
mais il  n'y  avait  eu  d'inquiétude  sérieuse.  Quand  je  vous  dis  qu'il 
n'y  a  pas  d'homme  nécessaire,  je  ne  prétends  pas  que  la  perte  de 
tel  ou  tel  homme  de  tète  ne  soit  pas  un  grand  malheur;  je  dis  seu- 
lement que  le  monde  se  soucie  assez  peu  que  les  affaires  soient  me- 
nées par  des  sots  ou  par  des  hommes  de  génie.  Que  tout  prospère 
ou  s'abîme,  qui  s'y  intéresse?  qui  s'y  dévoue?  On  laisse  aller  la 
machine.  —  Tourne  ou  verse  !  et  l'on  dit  :  Il  devait  en  être  ainsi; 
c'était  écrit  ! 

Lundi,  15  octobre  1849. 

Allons,  exécutez-vous,  revenez,  revenez  dans  ce  sombre  Paris, 
dont  le  ciel  n'est  plus  qu'une  calotte  de  plomb,  —  le  soleil,  quand 
par  hasard  il  se  montre,  un  mauvais  plat  d'étain,  —  l'air  qu'on  est 
censé  respirer  un  verre  d'eau  glacée.  Revenez  jouir  des  nombreux 
plaisirs  que  vous  prépare  l'hiver,  à  savoir  les  rugissemens  des  mon- 
tagnards contre  M.  Thiers  et  l'Italie,  leurs  hurlemens  sur  le  che^ 


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LETTRES   DUN  MABIN.  33 

ffliû  de  Versailles,  la  maussaderie  générale  de  tous  les  hommes  qui 
prennent  part  aux  affaires,  soit  du  geste  ou  de  la  voix.  Je  vous  di- 
rais bien  à  quoi  tient  la  mauvaise  humeur  répandue  partout;  c'est 
que  personne  n'est  plus  à  sa  place,  personne  ne  fait  ce  qu'il  vou- 
drait, désirerait  ou  aimerait  faire.  Venez,  quoi  que  vous  en  ayez, 
faites  eomme  tout  le  monde  la  moue  et  grondez,  c'est  bien  porté. 
A  jeudi  donc,  et  tâchez  de  ne  pas  trop  vous  fatiguer.  On  nous  dit 
qu'à  La  Teste  le  choléra  fait  des  ravages  :  ce  n'est  pas  loin  de  Bor- 
deaux; ainsi,  pour  la  sécurité  de  la  vie,  vous  serez  mieux  à  Paris 
que  sur  les  bords  de  la  Gironde.  Après  tout,  que  perdez-vous  à 
revenir?  Hors  le  soin  de  votre  santé,  qui  vous  rendait  congénial  le 
climat  du  midi,  vous  perdez  quelques  beaux  jours.  C'est  beaucoup 
dans  la  vie,  mids  enfin  les  beaux  jours  reviennent  avec  le  prin- 
temps. M.  de  La  Grange  aurait  profité  sans  doute  de  son  séjour 
forcé  à  La  Grange  pour  surveiller  ses  travaux,  mais  la  république 
réclame  tous  ses  soins. 

M.  Thiers  fait  rage  sur  les  affaires  de  Rome,  et  ce  qui  m'amuse, 
c'est  que  voilà  le  Constitutionnel  qui  déclare  la  guerre  au  Journal 
des  Débats.  Nous  sommes  vraiment  des  Grecs  du  Bas-Empire.  L'as- 
semblée nationale,  assez  calme  dans  les  premiers  jours,  commence 
à  s'exaspérer;  en  revanche,  les  esprits  s'apaisent,  vous  serez  sur- 
prise de  la  tranquillité  qui  règne  ici.  On  s'endort  complètement  sur 
la  parole  du  général  Changamier. 

On  voudrait  bien  se  débarrasser  du  ministère,  mais  nous  l'avons 
sur  les  épaules  comme  le  vieillard  des  Mille  et  une  Nuits.  Ils  se 
tiennent  tous  par  la  main,  on  dit  môme  qu'ils  ont  pris  les  uns  pour 
les  autres  une  affection  très  tendre,  qu'Odilon  Barrot  et  M.  de  Fal- 
loux  mangent  à  la  même  écuelle.  Vous  savez  donc  quel  est  le  cabi- 
net sous  lequel  vous  aurez  le  bonheur  de  faire  votre  entrée  à  Paris. 
A  bientôt! 

Aateml,  le  23  août  1850. 

De  quelle  politique  voulez-vous  que  je  vous  parle  dans  mes  let- 
tres? Ne  savez-vous  donc  pas  qu'il  n'y  en  a  plus?  Tout  est  envolé 
avec  l'assemblée  et  avec  le  président.  II  n'y  en  avait  déjà  plus 
quand  ils  étaient  réunis;  ne  croyez-vous  pas  qu'il  puisse  y  en  avoir 
maintenant  que  chacun  vagabonde  de  son  côté!  Si  vous  voulez  ab- 
solument que  je  tâte  le  pouls  à  l'opinion  publique,  ce  que  vous 
pouvez  faire  tout  aussi  bien  que  moi,  je  vous  dirai  que  le  président 
a  pu  voir  dans  son  voyage  qu'il  n'y  a  pas  dans  ce  pays  matière  à 
coups  d'état,  —  il  faut,  bon  gré,  mal  gré,  qu'il  reste  M.  Bonaparte^ 
— qu'on  le  renverra  à  ses  choux  dans  dix-huit  mois,  que  la  républi- 
que se  fonde,  et  que  nous  y  sommes  rivés.  Envers  et  contre  tous, 

TOMs  CL  ^  1872.  3 


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ih  REYUE  D£S   DEUX  MONDES. 

la. France  s^a  républLoaine  :  nos  moeurs  orient  contre. cela,  soit;  il 
faudra  nous  y  façonner^  La  népuhlique  doit  Uîompherpar  la  raison 
qu'elle  est  seule  contre  trois  principes  monarchiques  antipathiques^ 
ainsif  vive  la  républiqpe.I  il  n'y  a  plus  que  cela.  Tout  ce  que  noua 
aurions  pu  désirer^  c'est  la  république  avec  un  président  à  vie  ouvà 
dix  ou  quinze  ans;Jes.  esprits  s'en  éloignent,  viYe>la  constitution l 

J'ai  rencontré  hies  S.».. y;  il  est  revenu. des  Pyrénées^  il  arrange 
ses  affaires.  Il  part  dans  trois  semaines  ou  un  mois  pour  aller  &a 
Syrie  résider  huit  mois  ou  un  an;  il  en  sent  le  besoin,  surtoiiUpouc 
son  ûls;  tâchez  d! expliquer  cela«  Il  se  plaint' de  votre  dureté.  Il  m'a 
parlé  de  la  mortdje  sa.  femme  en  des  termes  qu'il  aurait  voulu 
rendre  touchans.  Tout  cela  est  escompté  d'avance.^ 

M.,  de  L.... a  beau. faire  parler  de  lui,  ce  n'est  plus  qu'un  oripeau 
à. reléguer  chez. les  fripiers  du. Temple.  Êtes-vous  dui nombre  des 
femmes  qui  s'habillent,  là?  Quelle  chute!  Pourquoi  ne  pas  restes 
fidèle  à  sa  vie  entière?  Gh...  a  bien  fait  de  mourir,. il  a.  bien  choisi 
sonheure,  il  ne  survk  ni.à  lui-même  ni  à  son  idole.. 

le  vais  bientôt  partir  pour  aller  chez  ma  mère..  Je  viens  d'avoir 
l'avant-gpût  des  plaisirs  qui  m'attendent  en  Champagne;. tous  ces 
jours- d,  .je  me  suis  trouvé  au  milieu  de  messes,  de  déjeuners,  «  dî- 
ners et.  soirées  de  noce.  Comme  je  dois  jouer  bientôt  le  rôle  de  père 
noble,,  j'ai,  regardé  avec  attention  en  me  disant  :  Voilà  pourtant 
comme  je  serai  dimanche  I  Ce  n'était  pas  gai,  mais  enfin  telle  est 
la  .vie. 

L'amiral  de  Mackau  est  parti  pour  l'Angleterre,  il  voyage  sur 
mémoire  pour  cause  d'utilité  publique.  Sa  femme  m'a  beaucoup 
parié  de  vous,  et  j*ai  riposté  de  la.  plus  douce  manière. 

L'herbe  est  encore  fraîche,,  rien  ne  jaunit  sur  les  arbces,  excepté 
les  poires  et  les  mirabelles.  Il  pleut,  il  fait  froid,  c'est  tout. le  con- 
traire de  vos  étouffantes  chaleurs.  Vos  sujets  d'Aquitaine  vous  re- 
çoivent-ils avec  l'ardeur  du  climat?  J'ai  aperçu  dans  la  rue  du  Bac 
M"»*  de  L....y;  nous  nous  sommes  salués  comme  deux  bêtas  qui  dé- 
shrent  se  parler  et  qui  n!osent  se  rien^  dire;  elle  voulait,  me  dem'andcr 
de  vos  nouvelles;  je  ne  me  souviens  pas  quelle  niaiserie  m'a  fait 
filer  mon  chemin*  Je  voue  envoia  des.  riens»  des  ombres,  c'est  la 
représentation  fidèle  de  tout.ce  qui  se  passe^,-^  A  bientôt  I 

Âuteuil,  le  28  août  1850. 

Voilà  le  roi  mort.  C'est  la.  reine  qu'il,  faut  plaindre;  La  la- 
mille  va-t-elle  demeurer  unie?  Resteront-ils  eu  Angleterre? 

Vous  voulez  de  la  politique;.  eh,I  qiielje  politique  vous  servir? 
Voilà  ce  président  (vous  savez  ce  que  c'est)  qui  s'en  va  se  traînant 
d*un  point  à  Tautie  de  la  France,  s'offrant  à  tout  le.  monde  comme 
Tinstrument  qui  doit  détruire  le  pacte  national,  et  le  cri  de  vive  la 


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I.BTTRE8  Ï>'UN  MARIN.  8S 

république  est  un  cri  de  révolte!  C'est  ignoble!  Parlons  d'autre 
chose  :  la  France,  j'espère,  n'est  pas  tombée  si- bas  que  ces  misé^- 
rables  scènes  de  tréteaux  puissent  réussir.  Le  dégoût  nous  amve 
de  partout. 

C'est  le  10  que  se  marie  mon  neveu.  Je  vous/  écrirai  quand^  je 
partirai.  J'ai  rencontré  hier  M>.  V...«,  toujours. dans  ses  spéculations 
sur  Implantes  saosair.  Savez^vous  ce  qu'il  voit  dans  les  fleurs^qn'il 
fait  ainsi  pousser?  Ce  ne  sont  pas  les  pétales  qu'il  compte,  les^pûsn 
Uls  ou  les  étamines  qui  l'intéressent;  ce  sont  les  gens  qui  viennent 
le  visiter,  membres  de  l'Iastitut,  banquiers,  banquières  et  mar- 
quises. Nous  avons  parlé  de  S... .y,  de  son  voyage  en  Syrie;  il  n'en 
augure  rien  de  bon,  il  voit  de  la  femme  là-dessous.  Et  vous?  Il 
faudra  que  j'aille  voir  le  pauvre  S.... y  au  preaûer  jour;  je  n'esr 
père  pas  le  faire  changer  de  voie,  mais  enfin,  si  je  puis  lui  faire  en*- 
tendre  une  parole  de  sens  commun,  mon  temps  ne  sera  pas  perdu. 
—  M.  de  M....  est  en  pleine  fonction  de  censeur.  Il  est  venu  me 

voir  hier,  m'exprimer  sa  reconnaissance  pour  M.  de  L Ce  sera 

un  de  nos  assidus  l'hiver  prochain.  Dites  donc  après  cela  que  je  ne 
place  pas  votre  influence  à  intérêt;  mais  vous  êtes  une  ingrate,  c'est 
Gonnu^  -^  Paris  est  dépeuplé  de  Parisiens;  en  revanche  force  pro- 
vinciaux, force  étrangers,  tout  cela  arrive  par  les  trains  de  plaisic 
du  dimanche.  Aussi  le  lundi  a  une  physionomie  singulière.  —  Je 
ne  sais  plus  rien,  les  affaires  dorment.  Les  ouvriers  ne  veulent  pas 
travailler  plus  de  trois  jours  par  semaine,  ils  passent  les  quatre 
autres  à  boira  et  à  rêver  la  fortune  dans  la  prochaine  révolution.  A 
bientôt! 

Auteuil,  le  23  septemlMV  1S50^ 

Me  voici  de  retour  à  Auteuil.  Je  vais  prendre  langue  au  minis- 
t^.  Je  suis  à  moitié  abruti  par  la  vie  que  je  viens  de  mener.  Je 
respire,  et  j'en  ai  besoin.  J'ai  diverses  choses  à  faire,  continuation 
de  noces,  petits  cadeaux  à  acheter,  à  envoyer.  Quelle  corvée!  mais 
enfin  on  ne  marie  pas  son  neveu  tous  les  jours. 

Je  ne  vous  (tirai  pas  grand'cbose  de  la  politique  par  la  raison 
qu'il  n'y  en  pas.  C'est  un  chaos,  c'est  un  g&chis,  c'est  une  véri- 
table honte  pour  ce  pays.  Les  légitimistes  s'agitent  d'une  manière 
amusante;  ils  font  les  affaires  des  autres^  L'épouvantail  du  comte 
de  Chambord  fera  proroger  le  petit  Napoléon.  Pour  rien  au  monde, 
nos  campagnes  ne  veulent  de  la  légitimité.  Quant  à  la  fusion  des 
partis,  il  n'y  faut  pas  penser.  Je  ne  parle  pas  de  la  réunion  des 
deux  branches;  qui  diable  s'en  soucie,  hors  les  légitimistes?  U 
leupr  serait  commode  d'alisorber  tout  à  coup  l'ancien  parti  d'Or* 
léaas.  Les  gens  qui  reviennent  de  Wiesbaden  sont  loin  d'être  enr- 
obantes. Leur  héros  n'est  pas  propre.  Son  entourage  mériterait  des 
verges. 


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36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  a  ici  un  toile  général  contre  notre  ami^.  Il  parait  qu'à  Cla- 
remonton  s'est  exprimé  sur  son  compte  d'une  manière  plus  que 

verte  :  «  se  fait  tirer  des  coups  de  canon  par  tous  les  bâtimens 

anglais  pour  l'honneur  de  la  république,  et  il  n'a  pas  même  fait  une 
visite  à  son  vieux  roi  mourant,  ni  à  sa  famille  !  n  Puis  d'injurieuses 
épitbëtes  que  je  ne  veux  pas  vous  redire.  Le  prince  de  J...  ne  le 
ménage  guère.  Tout  cela  m'attriste.  Je  l'ai  fait  prier  d'aller  faire  sa 
visite.  Ce  que  c'est  que  de  se  mettre  dans  une  situation  équivoque  ! 
la  conduite  si  noble  de  Ghangamier  ajoute  encore  à  l'indignation 
de  nos  amis. 

Ne  rêvez  pas  coups  d'état,  il  n'y  en  aura  point.  Si  nous  arrivons 
jusqu'aux  élections,  le  prince  Louis  espère  être  renommé.  Je  suis 
persuadé,  d'après  ce  que  j'ai  vu  dans  mon  département,  que,  si  les 
élections  ont  lieu,  bien  des  représentans  actuels  resteront  sur  le 
carreau. 

Il  faudrait  être  dans  la  Gironde  pour  se  bercer  d'espérances;  au 
bord  de  la  Seine,  tout  est  sombre. 

Auteail,  le  14  octobre  1850. 

Définitivement  il  faut  que  je  renonce  à  l'idée  d'aller  à  Blaye.  Ge 
n'est  pas  que  je  sois  pressé  par  mes  commissions  :  l'amiral  L...  est 
en  voyage  et  ne  revient  guère  avant  la  fin  du  mois;  mais  mon  équi- 
page de  la  Reine-Blanche  réclame  tous  mes  soins.  Vous  ne  pouvez 
vous  figurer  l'état  d'abandon  où  sont  tous  ces  braves  gens.  Mon 
successeur  a  laissé  tomber  cette  noble  frégate,  que  je  lui  avais  li- 
vrée si  brillante,  si  fière,  à  un  degré  d'abaissement  vraiment  déplo- 
rable. Je  suis  resté  le  vrai  commandant  pour  tous  les  matelots,  et 
c'est  encore  à  moi  qu'ils  s'adressent  aujourd'hui.  Vous  dire  quel 
oubli  de  tout  droit,  quel  abandon  de  tout  devoir  pèsent  sur  cette 
estimable  race  d'hommes,  c'est  à  n'y  pas  croire.  On  dirait  qu'on 
tient  leurs  services  pour  un  souffle  de  vent;  dès  qu'ils  sont  passés, 
personne  ne  veut  s'en  souvenir. 

J'ai  vu  M y.  —  Sa  majesté  le  président  est  un  peu  désappointé 

de  la  revue  de  Satory;  on  espérait  plus  d'entrain,  plus  de  sponta* 
néité  :  on  n'a  réussi  qu'à  troubler  un  peu  les  gens  d'affaires.  G'est 
un  spectacle  misérable  que  celui  qui  nous  est  donné,  aussi  bien  du 
côté  du  président  que  du  côté  de  la  commission  de  permanence.  La 
France  a  bien  mérité  d'être  menée  par  de  pareils  hommes.  Elle 
n'a  pas  été  assez  punie,  il  nous  faut  de  grandes  misères;  ce  qui  se 
passe  est  trop  ignoble.  Tout  semble  privé  du  souffle  de  vie.  Les 
gens  à  fusion  sont  à  faire  pouffer  de  rire,  si  l'on  pouvait  rire  de  pa- 
reilles choses.  —  J'ai  rencontré  hier  dans  la  rue  des  Ghamps-EIy- 
sées,  par  un  grain  à  tout  noyer,  un  beau  cavalier  suivi  d'un  groom 
et  courant  à  bride  abattue,  le  nez  penché,  faisant  tête  à  des  nappes 


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LETTRES  d'dN  HA.RIN.  37 

d'eau;  ce  n'était  ni  plus  ni  moins  que  votre  frère  que  je  contem- 
plais, moi,  tranquillement  établi  au  sec  sur  le  trottoir  à  l'abri  de 
mon  parapluie. 

Le  traité  avec  Rosas  est  accepté  par  le  cabinet;  il  n'y  manque 
plus  que  l'approbation  de  l'assemblée,  à  qui  on  le  soumettra.  Il 
n'est  guère  meilleur  que  le  premier,  peut-être  même  de  prime 
abord  heurte-t-il  davantage  la  vanité  nationale;  mais  que  faire?  Le 
refuser  serait  une  folie,  il  faut  l'avaler. 

Vous  avez  dû  lire  dans  les  Débals  le  compte-rendu  des  deux 
séances  successives  de  la  commission  de  permanence;  c'était  Dupin 
lui-même  qui  avait  envoyé  les  notes.  Eh  bien  !  croiriez-vous  que  ce 
grand  citoyen,  en  allant  trouver  l'autre  président,  lui  a  dit  :  «  Ne 
vous  effarouchez  pas,  tout  cela  n'est  rien,  vrais  bavardages,  dont  il 
n'y  a  pas  à  tenir  compte.  »  Âmen  ! 

Mes  souvenirs  à  M.  de  La  Grange  et  au  duc  de  La  Force. 

Vitry-le-Français,  dimanche  2  février  1851. 

Je  n'ai  pas  pu  vous  écrire  hier.  Ce  sont  de  tristes  affaires  que  ces 
dépouillemens  de  succession.  Et  puis  ce  vide  sans  fond  de  la 
chambre  d'une  morte  où  l'on  retrouve  tout,  tout,  excepté  sa  mère. 
Ça  resserre  le  cœur.  Nous  sommes  à  la  porte  de  l'église,  les  cloches 
ne  font  que  sonner,  il  me  semble  toujours  entendre  un  enterrement, 
l'espère  être  à  Paris  demain. 

Vitry-le-Français,  mardi  4  février  1851. 

Tout  est  fini.  Hier  soir  en  rentrant  chez  moi,  j'ai  trouvé  quel- 
qu'un de  la  maison  de  ma  mère  qui  m'attendait.  Je  me  suis  mis  en 
route  dès  ce  matin;  à  mon  arrivée,  elle  rendait  le  dernier  souffle. 
Elle  s*est  éteinte  sans  que  personne  puisse  dire  le  moment  précis. 
La  vie  s'est  effacée  chez  elle  par  degrés  insensibles;  pas  un  soupir, 
pas  une  plainte.  Je  l'ai  bien  embrassée,  rien  n'a  changé  dans  son 
visage.  Chose  étrange  I  elle  sourit  encore;  mais  son  front  est  froid, 
froid  ;  oh  !  ce  froid  de  la  mort  vous  pénètre  jusqu'aux  os.  Quand  je 
la  regarde  attentivement,  il  me  semble  qu'elle  respire  encore.  Pour- 
tant sa  langue  est  glacée,  tout  est  consommé.  Pauvre  mère!  ses 
enfans  Font  ensevelie  de  leurs  propres  mains,  comme  elle  le  dési* 
rait  :  pas  un  étranger  ne  l'a  touchée,  ses  derniers  vœux  sont  tous 
remplis.  C'est  donc  bien  vrai  que  je  ne  l'entendrai  plus  I 

Mercredi  soir,  5  février  1851. 

Je  ne  veux  pas  vous  écrire.  Ce  sont  des  scènes  déchirantes,  mais 
elles  doivent  rester  au  fond  du  cœur.  A  demain  l'éternel  adieu  1  Je 
crois  toujours  qu'elle  va  se  réveiller.  Elle  n'a  pas  cessé  de  sourire* 

Page. 


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■¥i^ 


LES 


FORMES   PRIMITIVES 

DE  LA  PROPRIÉTÉ 


III. 

LES    COMMUNAUTÉS    DE    FAMILLES    ET    LE    BAIL    HÉRÉDITAIRE. 

VVilhge  eommunitiei  in  the  east  ani^weit,  by  Henry  Sumner  Maine,  18: 1.  -^  II.  Aneieni 
lM9,  its  emnecti$n  wilh  the  tvriy  hUtùry  of  Society,  hj  the  tame  aulhor,-5«  édit.,  1870.' 


A.  mesure  que  progresse  ce  que  nous  avons  coutume  d'appeler  la 
civilisation,  les  sentimens  et  les  liens  de  la  famille  s'aflaiblissent  et 
exercent  moins  d'empire  sur  les. actions  des  hommes.  Ce  fait  est 
si  général  qu'on  peut  y  voir  une  loi  du  dévelQppement  des  sociétés. 
Comparez  la  constitution  de  la  famille  chez  les  Romains  dans  l'an- 
tiquité ou  chez  les  classes. rurales  de  la  Russie,  encore  engagées 
dans  la  période  patriarcale,  à  celle  qu'on  rencontre  chez  les  Ânglo- 
Saxons  des  États-Unis,  qui  ont  poussé  à  l'extrême  le  principe  mo- 
derne de  l'individualisme  :  quelle  dilTérence!  En  Russie  comme  à 
Rome,  le  père  de  famille,  le  patriarche  exerce  sur  tous  les  siens  une 
autorité  despotique.  Il  règle  l'ordre  des  travaux  et  en  répartit  les 
fruits;  il  marie  ses  filles  et  ses  fils  sans  égard  pour  leurs  inclina- 
tions; ikest  Tarkitrede  lear  sort  et  comme  leur  souverain.  Aux  États- 
Uniaau  contraire,  l'autorité  paternelle  est  presque  nulle.  Les  jeunes 
gens  de  quatorze  et  quinze  ans  choisissent  eux-mêmes  leur  carrière 
et  agissent  d'une  façon  complètement  indépendante.  Les  jeunes 

(1)  Voyex  Ift^éftte  da  l»  JaUlet  et  da  !«'  août. 

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DES   F0BME8  PmMITiyES   DE  lA  PROPRIETE.  *30 

filles  sortent  librement,  voyagent  seules,  reçoivent  seules  qui  leur 
plaît,  et  choisissent  leur  mari  sans  consulter  personne.  La  généra- 
tion nouvelle  se  disperse  'bientôt  aux  quatre  coins  de  rtiorizon.  li^in- 
dividu  se  développe  ainsi  dans  toute «oq  énergie;  mais  le  groupe  de 
la  famille  ne  joue  aucun  r6Ie  social  :  il  ne  fait  qu'abriter  les  enfans 
jusqu'au  moment,  bientôt  arrivé, 'OÙ  âls  prennent  leur  essor.  Ces 
mœurs  domestiques  des  Américains  sont  un  des  traits  qui  frappent 
le  plus  les  étrangers. 

Dans  les  sociétés  primitives,  (tout  l'ordre  social  est  concentré  dans 
la  famille.  'La  famrlie  a  son  culte,  ses  dieux  particuliers,  ses  lois, 
ses  tribimanx,  son  gouvernement.  C'est  elle  qui  possède  la  terre. 
Toute  nation  est  composée  d'tme  réunion  de  familles  indépendantes, 
biblement  reliées  entre  elles  par  un  lien  fédéral  très  Iftche.  En  de- 
hors des  groupes  de  familles,  l'état  n'existe  pas.  Non-seulement  chez 
les  différentes  races  d'origine  aryenne,  mais  presque  chez  tous  les 
peuples  la  famille  présente  à  l'origine  les  mêmes  caractères.  C'est 
le  T^ç  en  Grèce,  la  yens  à  Rome,  le  clan  chez  les  Celtes,  ia  cogna" 
tio  chez  les  Germains, —  pour  emprunter  le  mot  de  César.  Comme 
l'a  très  bien  démomtré  M.Fustel  de  Goulanges  dans  son  livre  la  C-té 
antique^  la  gens  romaine,  qui  fait  encore  si  grande  figure  dans  les 
premiers  temps  de  la  république,  a  pour  base  la  descendance  d'un 
ancêtre  ccHmmun.  En  Ecosse,  chez  les  highlanders^  le  clan  se  consi- 
âère  comme  une  grande  famille  dont  tous  les  membres  sont  liés 
par  une  antique  parenté.  Dans  le  pays  de  Galles,  on  compte  encore 
fix-buH  degrés  de  parenté.  La  cousinerie  chez  les  Bretons  est  pro- 
vei4>iale  :  elle  s'étend  à  l'infini  dans  la  Basse- Bretagne;  le  15  août, 
—  jour  où  tous  les  habitans  d'une  paroisse  se  réunissent,  —  est 
appelé  la  fête  des  cousins.  Chez  tous  les  peuples  que  leur  isolement 
a  soustraits  aux  influences  des  idées  et  des  sentimens  modernes,  on 
peut  encore  juger  de  la  puissance  que  possédait  TancTenne  organi- 
sation «de  la  femille. 

Dans  les  temps  reculés  où  l'état  avec  ses  attributions  essentielles 
aVxiste  pas  encore,  l'individu  n'aurait  pu  subsister  ni  seMéfendre, 
sll  aviut  vécu  isolé.  C'est  dans  la  famille  qu'il  trouvait  la  protection 
et  les  secours  qui  lui  sont  indispensables.  La  solidarité  entre  tous 
les  membres  de  la  famille  était  par  suite  complète.  La  vendetta 
a'est  point  partîculiëre  à  la  Corse;  c'est  la  coutume  générale  de 
tons  les  peuples  primitifs.  C'est  la  forme  primordiale  de  la  justice. 
La  famille  se  charge  de  venger  les  offenses  dont  l'un  des  siens  a 
été  victime  :  «'est  Tunique  répression  possible.  Sans  elle,  le  crime 
serait  impuni,  et  la  certitude  de  l'impunité  multiplierait  les  méfaits 
au  point  de  mettre  fin  à  la  vie  sociale.  Chez  les  Geimains,  c'est 
aussi  la  famiUe  qui  reçoit  et  qui  paie  la  xançon  du  crime.  Je  voehr- 


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&0  REVUE  DES  DEUX  KONDES. 

Nous  avons  vu  que  partout,  à  Java  et  dans  l'Inde  comme  au  Pé- 
rou et  au  Mexique,  chez  les  noirs  d'Afrique  comme  chez  les  Aryens 
d'Europe ,  c'est  la  famille  qui  en  s'élargissant  a  formé  la  commu- 
nauté de  village,  groupe  social  élémentaire,  possédant  la  terre  et 
la  répartissant  également  entre  tous.  A  une  époque  postérieure, 
quand  la  possession  commune  avec  partage  périodique  est  tombée 
en  désuétude,,  la  terre  n'est  pas  devenue  immédiatement  la  pro- 
priété privée  des  individus;  elle  a  été  possédée  comme  patrimoine 
héréditaire  inaliénable  d'une  famille  vivant  en  commun  sous  le 
même  toit  ou  dans  le  même  enclos.  11  ne  nous  est  plus  donné  de 
retrouver  partout  ce  «  moment  »  transitoire  de  la  longue  évolution 
économique  qui  a  conduit  la  possession  territoriale  de  la  commu- 
nauté primitive  jusqu'au  dominium  quiritaire;  mais  nous  pouvons 
encore  l'étudier  aujourd'hui  sur  le  vif  chez  les  Slaves  méridionaux 
de  l'Autriche  et  de  la  Turquie.  Nous  possédons  des  détails  circon- 
stanciés sur  ce  régime  au  moyen  âge,  et,  même  après  qu'il  a  dis- 
paru, il  a  laissé  des  traces  nombreuses  dans  les  coutumes  et  dans 
les  lois.  Ainsi  dans  la  plupart  des  pays  il  est  interdit  de  disposer  des 
biens-fonds  sans  le  consentement  de  la  famille.  A  l'origine,  le  tes- 
tament est  complètement  inconnu,  les  peuples  primitifs  ne  compre- 
nant pas  que  la  volonté  d'un  homme  puisse  après  la  mort  disposer 
d'une  propriété  dont  la  transmission  dans  le  groupe  patriarcal  est 
réglée  par  l'autorité  sacrée  de  la  coutume;  même  plus  tard,  quand 
le  testament  est  introduit,  le  testateur  ne  peut  disposer  que  des  ac- 
quêts, non  de  ce  qu'il  a  hérité  (1).  11  est  le  maître  absolu  de  ce  qu'il 
a  créé  par  son  industrie  et  son  économie,  mais  le  fonds  patrimonial 
est  le  produit  héréditaire  des  travaux  accumulés  de  la  famille;  il 
doit  le  transmettre  comme  il  l'a  reçu.  Primitivement  les  femmes 
n'héritent  point  de  la  terre,  afin  que  par  le  mariage  elles  ne  la  fas- 
sent point  passer  dans  une  famille  étrangère.  De  là  la  fameuse 
maxime  de  la  loi  salique  :  de  terra  nulla  in  muliere  hereditas. 
Dans  le  nord  Scandinave,  où  les  anciennes  traditions  se  maintin- 
rent plus  longtemps  qu'ailleurs,  les  femmes  n'eurent  point  part 
à  l'héritage  jusque  vers  le  milieu  du  moyen  âge.  Chez  les  Anglo- 
Saxons,  elles  n'étaient  pas  complètement  exclues  de  la  succession 
du  boclandy  mais  dans  le  folcland  elles  n'avaient  aucune  part  à  ré- 
clamer. De  même  que,  sous  le  régime  de  la  communauté  de  village, 
nul  ne  peut  disposer  de  son  bien  propre,  —  la  maison  et  l'enclos, 
—  qu'avec  le  consentement  des  autres  habitans  de  la  marche,  ainsi 
plus  tard  l'on  ne  pouvait  aliéner  la  terre  qu'avec  le  consentement 

(i)  Voici  comme  exemple  une  disposition  d'une  ancienne  loi  anglaise  de  Henry  I*'. 
«  Adquisitiones  suas  det  cui  magis  velit;  si  bocland  autem  habeat,  quam  ei  parentes 
sui  dederint,  non  mittat  eam  extra  cognationem  suam.  »  La  môme  distinction  est  faite 
dans  la  plupart  des  coutumes  françaises. 


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DES  FORMES  PRIMITIVES   DE  Là  PROPRIÉTÉ.  &1 

des  membres  de  la  famille.  Â  défaut  de  cette  formalité,  l'aliéna- 
tioa  était  nulle,  et  le  bien  pouvait  être  revendiqué.  Le  u  retrait- 
lignager,  »  qui  s'est  maintenu  en  Allemagne  jusqu'au  xyV  siècle, 
et  en  Hongrie  presque  jusqu'à  nos  jours,  a  pour  fondement  l'ancien 
principe  qui  attribuait  à  la  famille  le  domaine  éminent.  Si  les  mem- 
bres de  la  famille  pouvaient  se  faire  rendre  le  bien  en  restituant 
le  prix,  c'est  évidemment  parce  qu'ils  avaient  sur  la  chose  un  droit 
supérieur  qui  avait  été  méconnu.  Le  fidéicommis  et  le  majorât,  qui 
transformaient  le  possesseur  en  simple  usufruitier,  sont  la  forme 
aristocratique  de  la  communauté  de  famille;  la  propriété  constitue 
encore  le  domaine  inaliénable  et  indivisible  de  la  famille,  seulement 
c'est  l'aîné  qui  en  jouit  et  non  plus  tous  les  descendans  en  commun. 
Étudions  d*abord  les  communautés  de  familles  chez  les  Slaves  méri- 
dionaux, nous  tâcherons  ensuite  de  les  reconstituer  telles  qu'elles 
ont  existé  au  moyen  âge. 

L 

Les  Slaves,  entrés  en  Europe  peut-être  avant  les  Germains,  ont 
conservé  néanmoins  plus  longtemps  que  ceux-ci  les  institutions  et 
les  coutumes  des  époques  primitives.  Quand  ils  apparaissent  pour 
la  première  fois  dans  l'histoire,  ils  sont  dépeints  comme  un  peuple 
vivant  principalement  des  produits  de  leurs  troupeaux,  très  doux, 
quoique  braves,  et  aimant  singulièrement  la  musique.  Us  n'étaient 
donc  pas  encore  sortis  du  régime  pastoral,  quoiqu'ils  eussent  re- 
noncé en  partie  à  la  vie  nomade.  La  terre  appartenait  à  la  gmina^ 
—  en  allemand  gemeindey  commune,  —  qui  opérait  chaque  année 
dans  des  assemblées  générales  {vieiza)  le  partage  du  sol  entre  tous 
les  membres  du  clan.  La  possession  annuelle  était  attribuée  aux  fa- 
milles patriarcales  en  proportion  du  nombre  des  individus  qui  les 
composaient.  Chaque  famille  était  gouvernée  par  un  chef,  le  gospo- 
dar,  qu'elle  élisait  elle-même  (1).  Ce  que  l'ancien  historien  des 
Slaves,  Nestor,  loue  surtout  chez  eux,  c'est  la  force  du  sentiment 
de  famille,  qui  était,  dit-il,  la  base  de  la  société.  Il  ajoute  que  c'é- 
tait par  excellence  leur  vertu  nationale.  Celui  qui  s'afiranchissait 
des  liens  de  la  famille  était  considéré  comme  un  criminel  qui  avait 
violé  les  plus  saintes  lois  de  la  nature.  L'individu  n'avait  de  droits 
à  exercer  que  comme  membre  de  la  famille.  Celle-ci  était  véritable- 
ment l'unité  sociale  élémentaire,  et  dans  son  sein  régnait  la  com- 

(1)  Si  Ton  veut  connaître  plus  en  détail  les  anciennes  institutions  des  Slaves,  il  faut 
lire  pour  la  Bobéme  la  belle  bistoire  de  M.  Palaçki,  pour  la  Russie  Ewers,  ÀtUestes 
hecht  der  Russen,  pour  la  Pologne  Rôssell,  Polniscke  Geschichte,  et  Hieroslawski ,  la 
ùmmune  polonaise  du  dixième  au  dix-huitième  siècle,  enfin  pour  les  Slaves  méridio- 
Bsiu  l'étude  si  complète  de  H.  UtiesenoTitcb,  Die  Hauskommunionen  der  SlidrSlaven. 


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A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mimauté  sans  mélange; 'Omnia  ^erarit  eis  communiay  dit  Dn  ancien 
chroniqueur. 

Les  anciennes  poésies  nationales,  dont  la  découverte  à  K(miginhof 
en  Bohême  a  donné  l'impulsion  au  mouvement  littéraire  tchèque, 
permettent  de  saisir  cette  antique  constitution  de  la  famille.  Dans 
le  poème  intitulé  Libusin  Sud  (le  Jugement  de  Libusa),  deux  frères, 
Staglav  et  Hrudos,  se  disputent  un  héritage,  et  cela  paraît  si  mon- 
strueux que  la  Moldau  en  gémit  et  qu'une  hirondelle  s'en  lamente 
sur  les  hauteurs  du  Visegrad.  La  reine  Libusa  prononce  son  juge- 
ment. «  Frères,  fils  de  Klen,  descendans  d'une  famille  antique  qui  est 
arrivée  dans  ce  pays  béni  à  la  suite  de  Tchek,  après  avoir  franchi 
trois  fleuves,  il  faut  vous  accorder  comme  frères  au  sujet  de  votre 
héritage,  étions  le  posséderez  en  commun  d'après  les  saintes  tra- 
ditions de  notre  ancien  droit.  Le  père  de  famille  gouverne  la  mai- 
son, les  hommes  cultivent  la  terre,  les  femmes  font  les  vôtemens. 
Si  le  chef  de  la  maison  meurt,  tous  les  enfans  conservent  l'avoir 
en  commun  et  choisissent  un  nouveau  chef,  qui  dans  les  grands 
jours  préside  le  conseil  avec'les  autres  pères  de  famille.  » 

fin  Pologne,  en  Bohème  et  même  chez  les  Slovènes  de  la  Carinthie 
et  ^e  la  Gamiole,  les  communautés  de  familles  disparurent  au  moyen 
âge  sous  l'influence  du  droit  romain,  qui,  datant  d'une  époque  où 
la  propriété  privée  est  constituée  dans  toute  sa  rigueur,  devait 
peu  à  peu  miner  l'antique  indivision  par  les  décisions  hostiles  des 
jurisconsultes.  Les  Slaves  méridionaux  échappèrent  à  l'action  du 
droit  romain  à  cause  des  guerres  perpétuelles  qui  dévastèrent  leur 
taritoire  et  surtout  par  suite  de  la  conquête  turque.  La  civilisation 
fut  brusquement  arrêtée  dans  sa  marche.  Les  Slaves  vaincus,  iso- 
lés, repliés  sur  eux-mêmes,  ne  songèrent  qu'à  conserver  religieu- 
sement leurs  institutions  traditionnelles  et  leurs  antonomiesJocales. 
C'e^t  ainsi  que  les  communautés  de  familles  sont  arrivées  jusqu'à 
nous  sans  subir  l'action  ni  des  lois  de  Rome,  ni  de  celles  de  la  féo- 
dalité. Aujourd'hui  elles  forment  encore  la  base  de  l'orgaoïisation 
agraire  chez  tous  les  Slaves  méridionaux  depuis  'les  bords  du  Da- 
nube jusqu'au-delà  des  Balkans.  Dans  la  Slavonie,  en  Croatie,  dans 
la  Voivodie  serbe,  dans  les  Confins  militaires,  en  Serbie,  en  Bosnie, 
en  Bulgarie,  en  Dalmatie,  dans  l'Herzégoviae  et  le  Monténégro,  l'an- 
tique institution  se  retrouve  avec  des  caractères  identiques. 

Sauf  dans  les  villes  et  dans  cette  partie  «rès  restreinte  du  littoral 
dalmate  où  l'influence  vénitienne  a  fait  pénétrer  le  droit  romain, 
les  vicissitudes  de  l'histoire  qui  ont  soumis  la  moitié  de  l'empire 
slave  de>Douchan  a;ux  Turcs  et  l'autre  moitié  aux  Hongrois  et  la  dif- 
féreAce  des  institutions  politiques  qui  ont  été  la  suite  de  ce  partage 
n'ont  point  porté  atteinte  aux  coutumes  rurales,  qui  ont  continué  à 
subâister.obscttrémeatt  sans  attirer  Inattention  des  conquéaBans^Xl'est 


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DES  FORMES   PRIMITIYES   DE   hA  PROPRIETE.  i3 

seolement  à  une  époque  récente  que  le  régime  des  cominuoautés 
de  familles  a  été  réglé  par  la  loi,  comme  en  Serbie  par  exemple.  Ail- 
leurs il  «n'existe  qu'en  vertu  de  la  coutume;  mais  partout  les  prin- 
cipes sont  les  mêmes,  parce  que  les  traditions  nationales  sont  sem- 
blables. Comme  le  dit  M.  Utiesenovitch,  la  reine  Libusa  pourrait 
dresser  son  trône  de  justice  dans  toute  la  Slavie  méridionale  et  pro- 
noncer, aux  applaudissemens  des  chefs  de  village,  le  .même  juge- 
ment que  jadis  sur  la  colline  du  Visegrad,  lors  du  débat  légendaire 
entre  les  frères  Stagiav  et  Hrudos. 

Étudions  maintenant  de  plus  près  cette  curieuse  institution  qui 
imprime  ici  à  la  propriété  foncière  une  forme  si  différente  de  celle 
qu  elle  a  prise  dans  notre  Occident.  L'unité  sociale,  la  corporation 
civile  qui  possède  la  terre  est  la  communauté  de  famille,  c'est-à- 
dire  le  groupe  de  descendans  d'un  même  ancêtre,  habitant  une 
même  maison  ou  un  même  enclos,  travaillant  en  commun  et  jou»- 
sant  en  commun  des  produits  du  travail  agricole.  Cette  communauté 
est  appelée  par  les  Allemands  hauskommunion  et  par  les  Slaves 
eux-mêmes  dnizina,  druztvo  eu  zadruga,  mots  qui  signifient  à  peu 
près  association.  Le  chef  de  la  famille  s'appelle  gospodar  ou  star- 
$kina.  II  est  choisi  par  les  membres  de  la  communauté,  c'est  lui  qui 
administre  les  affairesL  communes.  Il  achète  et  vend  les  produits  au 
nom  de  l'association,  comme. le  fait  le  directeur  d'une  société  ano- 
nyme. Il  règle  les  travauxà  exécuter,  mais  de  concert  avec  les  siens, 
qui  sont  toujours  appelés  à  délibérer  siu'  les  résolutions  à  prendre, 
lorsqu'il  s'agit'd'un  objet  important.  C'est  donc  en  petit  un  gouver- 
nement libre  et  parlementaire.  Le  gospodar  a  le  pouvoir  exécutif; 
les  associés  réunis  exercent  le  pouvoir  législatif.  L'autorité  du  chef 
de  famille  est  beaucoup  moins  despotique  que  dans  la  famille  russe. 
Le  sentiment  de  l'indépendance  est  ici  bien  plus  prononcé.  Le  gos^ 
podar  qaiYOudnAi  agir  sans  consulter  ses  associés  se  ferait  détes- 
ter, et  ne  serait  point  toléré.  Quand  le  chef  de  la  famille  se  eent 
vieillir,  il  abandonne  ordinairement  ses  fonctions  conformément  au 
proverbe  eerbe  :  ko  radi,  onaj  valja,  da  sudi,  «  qui  travaille  doit 
aussi  diriger.  »  Celui  qui  lui  succède  n'est  pas  toujours  l'alné;  c'est 
celui  des  fils  ou  parfois  celui  de  ses  frères  qui  paraltle  plus  capable 
de  bien  administrer  les  intérêts  communs.  Les  vieilianis  sont  res- 
pectés, on  écoute  volontiers  les  conseils  de  leur  expérience;  mais  ils 
ne-joaissent  pas  de  ce  prestige  presque  religieux  qui  les  entoure  en 
Rome.  La  femme  du  gospodar  ou  une  autre' femme,  choisie  dans  le 
sein  de^la.&mille,  dirige  le  ménage  et  soigne  les  Intérêts  domes- 
tiques. 

La  demeure  d'unexommunauté  de  village  «e  campose^d'un  assez 
grand  nombre  de  faftiimenB,  eouvent  construits  tout  en  bois,  prin- 
C9sy[eiMnt>enSeibie  et  en  Croatie,  où  les  chênes. abondent  en- 


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hà  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

core.  Dans  un  enclos  ceint  d'une  haie  vive  ou  d'une  palissade, 
ordinairement  au  milieu  d'une  pelouse  plantée  d'arbres  fruitiers, 
s'élève  d'abord  la  maison  principale,  occupée  par  le  gospodar  et  ses 
enfans,  et  parfois  par  un  autre  couple  avec  sa  progéniture.  Là  se 
trouve  la  grande  chambre  où  la  famille  prend  ses  repas  en  commun 
et  se  réunit  le  soir  pour  la  veillée.  Dans  des  constructions  annexées 
sont  les  chambres  des  autres  membres  de  la  famille.  Parfois  de 
jeunes  ménages  se  construisent  dans  l'enclos  une  demeure  séparée, 
sans  sortir  néanmoins  de  l'association.  À  côté,  il  y  a  les  étables, 
les  granges,  les  remises,  le  séchoir  de  maïs,  ce  qui  constitue  un 
ensemble  de  bâtimens  considérable.  C'est  un  corps  de  ferme  qui 
rappelle  assez  bien  les  grands  chalets  du  Simmenthal,  en  Suisse, 
avec  leurs  nombreuses  dépendances.  Chaque  communauté  est  com- 
posée de  10  à  20  personnes  :  on  en  rencontre  qui  comptent  50  ou 
60  membres;  mais  celles-ci  forment  l'exception. 

La  population  jusqu'ici  n'a  pas  augmenté  très  rapidement.  Les 
jeunes  générations  remplacent  celles  qui  s'en  vont,  et  ainsi  la 
composition  d'une  communauté  de  famille  reste  à  peu  près  fixe. 
Dans  celles  que  j'ai  visitées  en  Croatie  et  dans  les  confins  militaires, 
j'ai  trouvé  généralement  trois  générations  réunies  sous  le  même 
toit,  les  grands  parens  qui  se  reposent,  les  iàls  dans  la  vigueur  de 
l'âge,  dont  l'un  remplissant  les  fonctions  de  gospodar,  enfin  les 
petits-enfans  de  différens  âges.  Quand  il  arrive  qu'une  famille  de- 
vient trop  nombreuse,  elle  se  divise  et  forme  deux  communautés.  La 
difficulté  de  trouver  à  se  caser,  la  préoccupation  du  bien-être  de  la 
famille,  la  vie  en  commun,  font  obstacle  aux  mariages  trop  pré- 
coces. Beaucoup  de  jeunes  gens  vont  en  service  dans  les  villes, 
s'engagent  dans  l'armée  ou  dans  les  fonctions  libérales.  Ils  conser- 
vent néanmoins  le  droit  de  reprendre  leur  place  dans  la  maison  com* 
mune  tant  qu'ils  ne  sont  pas  définitivement  fixés  ailleurs.  Les  jeunes 
filles  qui  se  marient  passent  dans  la  famille  de  celui  qu'elles  épou- 
sent. Parfois,  mais  rarement,  quand  les  bras  manquent,  on  reçoit 
le  mari  de  la  fille,  qui  entre  alors  dans  la  communauté  et  y  acquiert 
les  mêmes  droits  que  les  autres. 

Chaque  ménage  obtient  souvent  pour  l'année  la  jouissance  privée 
d'un  petit  champ',  dont  le  produit  lui  appartient  exclusivement;  il 
y  sème  du  chanvre  ou  du  lin,  qui,  filé  par  la  femme,  fournit  la 
toile  nécessaire  aux  besoins  du  couple  et  de  ses  enfans.  Les  femmes 
filent  aussi  la  laine  de  leurs  moutons  sur  un  fuseau  suspendu 
qu'elles  peuvent  faire  tourner  en  marchant  ou  en  gardant  le  bétail. 
On  en  tisse  ces  étofies  de  laine  blanche  ou  brune  presque  exclusi- 
vement portées  par  les  Slaves  méridionaux.  Les  vêtemens  blancs 
des  femmes,  tout  brodés  à  l'aiguille  avec  les  couleurs  les  plus  vives, 
sur  des  dessins  qui  rappellent  l'Orient,  sont  d'un  effet  ravissant. 


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I 


DES   FORMES  PRIMITIVES  DE  LA   PROPRIÉTÉ.  i5 

Chaque  groupe  produit  ainsi  presque  tout  ce  que  réclament  ses  be- 
soins, très  bornés  et  très  simples.  II  vend  un  peu  de  bétail,  des 
porcs  surtout,  et  achète  quelques  articles  manufacturés.  Les  fruits 
de  l'exploitation  agricole  sont  consommés  en  commun  ou  répartis 
également  entre  les  ménages;  mais  le  produit  du  travail  industriel 
de  chacun  lui  appartient.  Chaque  individu  peut  ainsi  se  faire  un  petit 
pécule  à  lui  et  même  posséder  en  particulier  une  vache  ou  quel- 
ques moutons  qui  vont  paître  avec  le  troupeau  commun.  La  pro- 
priété privée  existe  donc,  seulement  elle  ne  s'applique  pas  à  la 
terre,  qui  demeure  la  propriété  commune  de  l'association. 

L'étendue  moyenne  du  patrimoine  de  chaque  communauté  est 
de  25  à  bOjochs  (1),  divisés  en  un  grand  nombre  de  parcelles,  con- 
séquence ordinaire  de  l'ancien  régime  du  partage  périodique,  depuis 
longtemps  abandonné.  Le  bétail  qui  garnit  cette  exploitation  se  com- 
pose de  plusieurs  couples  de  bétes  de  trait,  bœufs  ou  chevaux,  de 
i  à  8  vaches,  de  15  à  20  jeunes  bêtes,  d'une  vingtaine  de  moutons 
et  de  porcs,  et  d'une  grande  quantité  de  volaille,  qui  entre  pour 
une  large  part  dans  l'alimentation.  Presque  toujours  le  produit  des 
terres  et  des  troupeaux  de  la  communauté  suflSit  à  ses  besoins.  Les 
vieillards  et  les  infirmes  sont  entretenus  par  les  soins  des  leurs,  de 
sorte  qu'il  n'y  a  ni  paupérisme,  ni  même,  sauf  de  rares  exceptions, 
de  misères  accidentelles.  Quand  la  récolte  est  très  abondante,  le 
surplus  est  vendu  par  le  gospodar,  qui  rend  compte  de  l'emploi 
qu'il  fait  de  l'argent  ainsi  reçu.  Les  individus  ou  les  ménages  se 
procurent  les  objets  de  fantaisie  ou  les  vétemens  de  luxe,  dont  ils 
ne  se  privent  pas,  au  moyen  des  produits  de  leurs  petits  travaux 
industriels  ou  de  leur  champ  particulier.  Dans  certaines  régions,  les 
femmes  prennent  alternativement,  chacune  pendant  huit  jours,  la 
dh-ection  des  différons  soins  du  ménage,  consistant  à  faire  la  cuisine 
et  le  pain,  à  traire  les  vaches,  à  faire  le  beurre  et  à  nourrir  la  vo- 
laille. La  ménagère  temporaire  s'appelle  redma,  ce  qui  signifie  «  celle 
qui  arrive  à  son  tour.  » 

Les  communautés  qui  habitent  un  même  village  sont  toujours 
prêtes  à  s'entr'aider.  Quand  il  s'agit  d'exécuter  un  travail  pressant, 
plusieurs  familles  se  réunissent,  et  la  besogne  est  enlevée  avec  un 
e&tradn  général;  c'est  une  sorte  de  fête.  Le  soir,  on  chante  des  drs 
populaires  au  son  de  la  guzla,  et  on  danse  sur  l'herbe,  sous  les 
grands  chênes.  Les  Slaves  du  sud  se  plaisent  à  chanter,  et  les  ré- 
jouissances chez  eux  sont  fréquentes;  leur  vie  semble  heureuse. 
C'est  que  leur  sort  est  assuré  et  qu'ils  ont  moins  de  soucis  que  les 
peuples  de  l'Occident,  qui  s'efforcent  de  satisfaire  des  besoins  chaque 
jour  plus  nombreux  et  plus  raffinés.  Dans  cette  forme  primitive  de 

(1)  Le  joch  Aotricbien  éqnivant  à  57  ares  53  centiares. 

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Ad  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

la  société  où  il  n'y  a  point  d^héritage^  point  de  vente  on  d'achat  de 
terres,  le  désir  de  s'enrichir  et  de  change  sa  condition  n'existe 
guère.  Chacun  trouve  dans  le  groupe  de  la  famille  de  quoi  vivre 
comme  ont  vécu  ses  aïeux,  et  il  n'en  demande  pas  davantage.  Ces 
rëglemens  d'hérédité  qui  donnent  lieu  entre  parons  à  tant  de  con* 
testations,  cet  âpre  désir  du  paysan  qui  se  prive  de  tout  pour  arron- 
dir sa  propriété,  cette  inquiétude  du  prolétaire  qui  n'est  pas  assuré 
du  salaire  du  lendemain,  ces  alarmes  du  fermier  qui  craint  qu'on  ne 
hausse  son  fermage,  cette  ambition  de  s'élever  à  une  position  su- 
périeure, si  fréquente  aujourd'hui,  toutes  ces  sources  d'agitation 
qui  troublent  ailleurs  les  âmes  sont  inconnues  ici.  L'existence  s'é- 
coule uniforme  et  paisible.  La  condition  des  hommes  et  l'organisa- 
tion sociale  ne  changent  point;  il  n'y  a  pas  ce  que  l'on  appelle  le 
progrès.  Aucun  effort  vers  une  siUiation  meilleure  ou  différente 
n'est  tenté,  parce  qu'on  ne  s'imagine  pas  qu'il  soit  possible  ds 
changer  l'ordre  traditionnel  qui  existe^ 

Au  point  de  vue  juridique,  chaque  communaurtè  de  famille  fovme 
une  personne  civile  qui  peut  posséder  et  agir  en  justice.  Les  biens 
immeubles  qui  lui  appartiennent  constituent  un  patrimoine  indivi- 
sible. Quand  un  individu  meurt^  aucune  succession  ne  s'ouvi^,  sauf 
pour  les  objets  mobiliers.  Ses  enfans  ont  droit  à  une  part  du  pro- 
duit dtes  fonds  de  terre  non-  en  vert»  d^ua  droit  d'hérédité,  mais  à 
raison  d'un  droit  personnel.  Ce  n'est  point  parce  qu'ils  représentent 
le  défunt,  c'est  pai-ce  quUls  travailleront  avec  les  autres  à  faire  va- 
loir la  propriété  commune,  qu'ils  participent  à  la  jouissance  de  ses 
fruits.  Nul  ne  peut  disposer  d'une  partie  du  sol  par  donation  ou  par 
testament,  puisque  nul  n'est  véritablement  propriétaire  et  n'exerce 
qu'une  sorte<  d'usufruit.  C'est  seulement  dans  le  cas  où.  tous  les 
membres  dis  la  famille  sont  morts,  sauf  un  seul,  que  le  dernier  sur- 
vivant peut  disposer  de  la  propriété  comme  il  le  veut.  Celui  qui 
quitte  la  maison  commune  pour  s'établir  ailleurs  perd  tous  ses 
droits.  La  jeune  fille  qui  se  marie  reçoit  une  dot  en  rapport  avec 
les  ressources  de  la  famille,  mais  elle  ne  peut  réclamer  aucune  part 
de  la  propriété  patrimoniale.  Cette  propriété  est,  comme  le  majo- 
rât, le  fond  solide  sur  lequel  s'appuie  la  perpétuité  de  la  famille;  il 
ne  faut  donc  pas  qu'elle  puisse  être  réduite  ou  partagée. 

Dans  certaines  parties  dfe  la  Slavîe  méridionale,  les.  coutumes  qui 
régissent  les  communautés  de  familles  ont  reçu  une  consécration  lé- 
gale. La  loi  du  7  mai  1850,  qui  règle  rbrganisation^  civile  des  Con- 
fins militaires,  a  complètement  adopté  les  principes  de  Tinstitution 
nationale;  seulement  ce  qui  est  particulier  aux  Confins,  c'est  l'obli- 
gation de  porter  les  armes,  imposée  à  tous  ceux  qui  dans  les  com-- 
munautés  ont  droit  à  une  part  indivise  du  sol.  C'est  exactement  la 
base  du  régime  féodal..  La  terre  appartient  aux  hûmmâ&seuJs  parce 


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DES   FORMES   PBIHITIV£S   DE   LA   PROPRIÉTÉ.  47 

qa'ils  n*en  obtiennent  la  concession  que  sous  la  condition  du  service 
militaire.  Dans  les«pays  slaves  soumis  à  la  couronne  hongroise,  en 
Croatie  et  en  Slavonie,  les  lois  civiles  n*ont  point  eu  égard  aux  cou- 
tumes nationales  concernant  les  communautés.  £a  Serbie  au  con^ 
traire,  le  code  leur  a  donné  force  de  lois,  mais  non  toutefois  ^ans 
admettre  certains  principes,  empruntés  au  droit  romain,  qui^  s'ils 
étaient  appliqués,  amèneraient  infailliblement  la.  ruine  de  Tinstitur- 
tion.  Ainsi,  d'après  Tarticle  515,  un  msmbre  de  la  communauté 
peut  donner  en  hypothèque  sa. part  indivise  dans  le  bien  commun 
comme  garantie  d'une  dette  contractée  par  lui  personnellemen'u,  et 
ainsi  le  créancier  peut  se  faire  payer  sur  cette  part.  Cet  article  est 
en  contradiction  complète  avec  la.  coutume  traditionnelle  et  avec 
les  articles  précédens  du  même  code,  qui  consacrent  rindivisibllité 
du  domûne  patrimonial  (1). 

Dans  la  Bosnie»  dans  la  Bulgarie  et  dans  le  Monténégro,  la  cou- 
tume nationale  n!a  pas  été  réglée  par  la  loi,  mais  les  populations 
s*y  sont  montrées  d'autant, plus  attachées  qu'elles  ont  été  plus  op- 
primées*. Les  hommes  s'associent  d'instinct  pour  résister  à  ce  qui 
menace  leur  existence.  Le  groupe  de  la  famille  pouvait  bien  mieux 
que  llindividu  isolé  se  défendre  contre  la  rigueur  de  la  domination 
turque*  Aussi  est-ce.  dans  cette,  partie  de  la  région  slave  du  sud  que 
les  communautés  de  famille  se  sont  le  mieux  conservées  et  qu'elles 
forment  encore  la  base  de  l'ordre  social.  En  Dalmatie,  Venise  avait 
tiré  parti  de  cette  organisation  agraire  pour  établir  dans  les  cam- 
pagnes une  milice,  destinée  à.  repousser  les  incursions  des  Turcs. 
Quand  la  France  occupa  le.  littoral  iUyrien,  à  la  suite  du  traité  de 
Vienne  de  1809,  les  prioûipes  du  code  civil  fuirent  introduits  daas 
ce  pays,  et  la  légalité  du  régime  des  communautés  cessa  d'ôtre  re- 
connue* Celles-ci  n'eu  continuèrent  pas  moins  à  subsister,  et  dans 
l'intérieur  du  pays  elles  ont  duré  jusqu'à  nos  jours,  en  dehors  de 
la.  protection  des  lois,  tant,  cette  coutume  a  de  profondes  racines 
dans  les  mœurs  nationaJes.  Aux  environs  des  villes,  la  mobilité  des 
evstences  a  an  alTaiblir  l'antique  esprit  de  famille.  Beaucoup  de  com- 
munautés se  sont  dissoutes,  les  biens  ont  été  partagés  et  vendus, 
et  les  aoûicais  sociétali*es  so^t  devenus  des  fermiers  ou  des  prdé- 

(1)  D*a{yrès  rarticlo  508,  «les  biens  et  ravoir  de  la  communauté  apparticnnenlnon 
à  au  des  membres  en  particulier,  mais  à  tous  ensemble.  »  D'après  l'articlo  510,  a  au- 
cun des  membres  de  la  famille  ne  peut  ni  vendre  ni  engager  pour  dette  riea  de  ce  qui 
appartient  à  la  coounuaaaté  sans  Is  consentement  de  tous  les  homme»  majeu:-s.  »  — 
«  La  mort  du.  chef  de  la  famille,  porto  TarUole  516,  ou  celle  de  tout  autre  membre*  ne 
changrî  point  la  situation,  et  ne  modifie  aucunement  les  relations  qui  résultent  à^  la 
possession  en  commun  du  patrimoine  qui  appartient  à  tous,  n  —  «  Les  droits  et  les 
devoirs  d'an  membre  de  la  communauté  sont  les  mêmes,  quel  que  soit  le  degré  de 
parentô,  oa  même  si,  étant  étranger,  il  a  été  admis  dans  Tassociation  du  consentement 


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hS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taires.  On  cite  cependant,  même  dans  les  villes,  de  grandes  et  ri- 
ches familles  qui  vivent  sous  le  régime  de  la  communauté  [zadruga). 
Par  exemple,  dans  l'Ile  de  Lussin  piccolo,  la  famille  Vidolitch  se 
composait  de  plus  de  cinquante  membres;  elle  faisait  de  grandes 
affaires  de  négoce  et  de  transport  maritime.  C'est  un  type  curieux 
de  l'ancienne  communauté  agraire  transportée  dans  un  milieu  com- 
plètement différent. 

Bans  les  provinces  slaves  de  la  Hongrie,  après  18&S,  un  esprit 
d'indépendancç  et  de  mouvement  s'empara  de  la  population  tout 
entière,  et  amena  la  dissolution  de  beaucoup  de  communautés.  Les 
jeunes  ménages  voulaient  vivre  isolés  et  indépendans ,  et  récla- 
maient le  partage,  auquel  les  lois  ne  mettaient  point  obstable.  Le 
patrimoine  commun  était  morcelé,  et  il  se  forma  ainsi  une  classe  de 
petits  cultivateurs  dont  la  condition  fut  d'abord  assez  malheureuse. 
Le  pays  n'était  ni  assez  riche  ni  assez  peuplé  pour  que  la  petite 
culture  intensive  de  la  Lombardie  ou  de  la  Flandre  pût  y  réussir. 
L'Autriche  traversait  une  période  de  crises;  les  contributions  étaient 
subitement  presque  doublées,  et  le  recrutement  enlevait  les  jeunes 
hommes  valides.  Beaucoup  de  ces  petits  cultivateurs  isolés  furent 
obligés  de  vendre  leurs  parcelles  de  terre  et  de  gagner  leur  salabre 
comme  journaliers.  Pour  mettre  fin  à  un  morcellement  qui  allait, 
craignait-on,  ruiner  les  campagnes,  on  crut  devoir  décider  qu'en 
cas  de  partage  la  ferme  appartiendrait  à  l'alné,  et  on  fixa  en  même 
temps  un  minimum  au-dessous  duquel  on  ne  pouvait  point  diviser 
les  lots  de  terre  arable.  La  construction  des  chemins  de  fer,  l'ex- 
tension sans  cesse  croissante  des  relations  commerciales,  les  idées 
nouvelles  qui  pénètrent  dans  les  campagnes,  en  un  mot  toutes  les 
influences  de  la  civilisation  occidentale  contribuent  à  détruire  les 
communautés  de  familles  en  Croatie,  en  Slavonie  et  dans  la  Yoivo- 
die.  Elles  continuent  à  subsister  dans  les  Confins,  parce  que  la  loi 
en  fait  la  base  de  l'organisation  militaire,  et  au  sud  du  Banube, 
parce  que  dans  ces  régions  écartées  elles  sont  en  rapport  avec  les 
sentimens  et  les  idées  de  Tépoque  patriarcale,  qui  y  sont  encore 
en  pleine  vigueur. 

Les  hommes  les  plus  éminens  parmi  les  Slaves  méridionaux, 
comme  le  ban  Jellatchich,  l'archevêque  d'Agram,  Haulik,  et  Stross- 
mayer,  l'éloquent  évêque  de  Biakovàr,  ont  vanté  les  avantages  du 
régime  agraire  de  leur  pays.  Ces  avantages  sont  réels.  Ce  régime 
ne  s'oppose  pas  aux  améliorations  permanentes  et  à  l'emploi  du 
capital,  comme  la  communauté  de  village  avec  partage  périodique. 
Chaque  famille  a  son  patrimoine  héréditaire,  qu'elle  a  autant  d'in- 
térêt que  le  propriétaire  isolé  à  rendre  productif.  Grâce  à  ce  sys- 
tème, tout  cultivateur  prend  part  à  la  propriété  du  sol.  Chacun 
peut  se  vanter,  comme  (Usent  les  Croates,  d'être  domovit  et  imovii. 


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DES   FORMES   PRIMITIFES  DE   LA   PROPRIETE*  A9 

c*est-à'dire  d'avoir  à  lui  sa  demeure  et  son  champ.  Les  lois  an- 
gladses  ont  pour  résultat  d'enlever  la  propriété  foncière  des  mains 
de  ceux  qui  la  cultivent  pour  l'accumuler  en  immenses  latifundia 
au  profit  d'un  petit  nombre  de  familles  d'une  opulence  royale.  Les 
lois  françaises  au  contraire  ont  pour  but,  par  le  partage  égal  des 
successions,  de  faire  arriver  le  grand  nombre  à  la  possession  du 
sol;  mais  ce  résultat  n'est  atteint  que  par  un  morcellement  excessif 
qui  fréquemment  découpe  les  champs  en  languettes  presque  inex- 
ploitables, et  qui  s'oppose  ainsi  à  un  système  rationnel  de  culture. 
Les  lois  serbes,  en  maintenant  les  communautés  de  familles,  font 
de  tout  homme  le  co-propriétaire.  de  la  terre  qu'il  fait  valoir,  et 
conservent  aux  exploitations  l'étendue  qu'elles  doivent  avoir.  Grâce 
à  l'association ,  on  réunit  les  avantages  de  la  grande  culture  et  de 
la  petite  propriété  :  on  peut  cultiver  avec  les  instrumens  aratoires 
et  les  assolemens  en  usage  dans  les  grandes  fermes,  et  en  même 
temps  les  produits  se  répartissent  entre  les  travailleurs  comme  dans 
les  pays  où  le  sol  est  morcelé  entre  une  foule  de  petits  propriétaires. 

Les  charges  sociales  et  les  accidens  de  la  vie  sont  bien  moins  ac- 
cablans  pour  une  association  de  familles  que  pour  un  ménage 
isolé.  L'un  des  hommes  est-il  appelé  à  l'armée,  atteint  d'une  mala- 
die grave  ou  momentanément  empêché  de  travailler,  les  autres 
font  sa  besogne,  et  la  communauté  pourvoit  à  ses  besoins,  à  charge 
de  revanche.  Que  par  une  cause  quelconque  l'individu  isolé  ne 
poisse  gagner  son  pain  quotidien,  et  le  voilà,  lui  et  les  siens,  ré- 
duits à  vivre  de  la  charité  publique.  Chez  les  Slaves  méridionaux, 
avec  le  système  de  la  zadruga,  il  ne  faut  ni  bureaux  de  bienfai- 
sance comme  sur  le  continent,  ni  taxe  des  pauvres  comme  en  An- 
gleterre. Les  liens  et  les  devoirs  de  la  famille  remplacent  la  charité 
officielle.  Le  travail  ici  n'est  pas  une  marchandise  qui,  comme 
toutes  les  autres,  se  présente  sur  le  marché  pour  y  subir  la  loi  par- 
fois très  dure  de  l'offre  et  de  la  demande.  Très  peu  de  bras  cher- 
chent de  l'emploi,  car  il  n'y  a  presque  point  de  salariés.  Chacun  est 
co-propriétaire  d'une  partie  du  sol,  et  s'occupe  ainsi  à  faire  valoir 
Son  propre  fonds.  Il  n'y  a  par  suite  ni  paupérisme  endémique,  ni 
même  misère  accidentelle. 

Les  associations  de  familles  permettent  aussi  d'appliquer  à  l'agri- 
caltore  la  division  du  travail,  d'où  résulte  une  économie  de  temps 
et  de  forces.  Dans  trois  ménages  isolés,  il  faut  trois  femmes  pour 
veiller  aux  soins  domestiques,  trois  hommes  pour  aller  au  marché 
vendre  et  acheter  les  produits,  trois  enfans  pour  garder  le  bétail. 
Que  ces  trois  ménages  s'unissent  sous  forme  de  zadruga^  une  femme, 
an  homme,  un  enfant  suflSira,  et  les  autres  pourront  se  livrer  à  des 
travaux  productifs.  Les  associés  travailleront  aussi  avec  plus  d'ar- 

I  CL  —  1873.  4 


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50  BSTUl  DBS  MUX  MONDES. 

deiir  et  d'attention  que  des  valets  de  ferme  salariés,  car  ils  seront 
soat^us  par  l'intérêt  individuel,  puisqu'ils  participent  directement 
ans  produits  de  leur  labeur. 

La  réunion  dans  les  mêmes  mains  du  capital  et  du  travsâl,  que 
l'on  s'efforce  de  réaliser  dans  l'Occident  par  les  sociétés  coopéra- 
tires,  se  trouve  ici  complètement  en  vigueur,  avec  cet  avantage  que 
le  fondement  de  raâsociation  est  non  pas  l'intérêt  seul,  mais  l'affec- 
tion et  la  confiance  que  créent  les  liens  du  sang.  Les  sociétés  coopé- 
ratives de  production  n'ont  eu  jusqu'à  présent,  sauf  de  rares  ex- 
ceptions, qu'une  existence  éphémère^  tandis  que  les  communautés 
de  famille,  qui  ne  sont  autre  chose  que  des  sociétés  de  production 
Impliquées  à  Texploitatian  de  la  terre,  existent  depuis  un  temps 
inunémorial,  et  sont  le  véritable  fondement  de  l'existence  économi- 
que d'un  groupe  puissant  de  populations  pleines  de  vigueur  et  d*a- 
veair* 

Le  nombre  des  crimes  et  des  délits  est  moindre  chez  les  Slaves 
méridionaux  que  dans  les  autres  provinces  de  l'empire  hongro-au- 
trichien,  et  cela  semble  provenir  de  l'influence  favorable  qu'exerce 
l'organisation  agraire  des  zadrugas.  Deux  causes  contribuent  à  ce 
résultat*  D'abord  presque  tout  le  monde  a  de  quoi  satisfaire  à  ses 
besoins  essentiels,  et  cette  grande  source  de  méfaits,  là  misère, 
n'apporte  qu'un  assez  faiUe  centingeat  aux  tables  de  la  criminalité. 
En  second  lien,  les  individus  vivent,  au  sein  d'une  famille  nom- 
breuse, sous  le  regard  des  leurs;  ils  sont  contenus  par  cette  sur- 
v^aace  involontaire  de  tous  les  instans;  ils  <Hit  d'ailleurs  une  cer- 
taine dignité  à  conserver,  ils  ont  une  position,  un  nom,  comme  les 
nobles  des  pays  occidentaux,  et  on  peut  leur  appliquer  aussi  le  pro-' 
verbe  :  noblesse  oblige.  Il  parait  évident  que  cette  vie  de  famille  doit 
ex^cer  une  action  moralisante.  Elle  développe  la  sociabilité.  Le 
s<nr  à  la  veillée,  le  jour  au  travail  et  aux  repas,  tous  les  membres 
de  la  famille  sont  réunis. dans  la  grande  chambre  commune,  ils 
causent,  ils  se  communiquent  leurs  idées;  l'un  ou  l'autre  chante  ou 
raconte  une  légende.  Il  s'ensuit  qu'il  ne  leur  faut  pas  aller  au  ca- 
baret pour  chercher  des  distractions,  comme  le  fait  l'individu  isolé, 
qui  se  dérobe  ainsi  à  la  monotonie  et  au  silence  du  foyer. 

Dans  ces  communautés  de  familles,  l'attachement  aux  traditions 
aadennes  se  transmet  de  génération  en  génération;  elles  sont  un 
puissant  élément  de  conservation  pour  Tordre  social.  On  sait  la 
force  extraordinaire  que  la  gens  a  communiquée  à  la  république  ro- 
maine. Comme  le  dit  M.  Mommsen,  la  grandeur  de  Rome  s'est  éle- 
vée sur  la  base  solide  de  ses  familles  de  paysans  propriétaires.  Tant 
que  la  terre  est  aux  mains  des  communautés  de  familles,  nulle  ré- 
volution sociale  n'est  à  redouter,  car  il  n'existe  aucun  ferment  de 
bouIevei|ement. 


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DES  FOBJIfli  PinUTITIS  DB  LA   FBOPRiiTS.  51 

Ces  assocâationfl  ont  également  nm  rôle  très  utile  dans  l'orga- 
BisatîMi  politique.  Elles  sont  Tintermédiaire  entre  Tindlvidu  et  la 
comminie,  et  servent  ainsi  cTinîtiation  à  la  pratique  du  gouverne- 
ment local.  L'admimstration  de  la  zmiruga  ressemble  en  petit  à 
celle  d'une  commune  ou  d'une  société  anonyme*  Le  goêpodar  rem- 
plin  des  fiondioDS  sembhUes  à  celles  d'un  directeur  :  il  rend  compte 
de  sa  gestion  aux  siens,  qui  délibèrent  et  discutent.  C'est  comme  un 
mdîffient  du  régime  pailemeiitairs  qui  prépare  à  la  pratique  des 
libertés  pal^iqnes.  Si  la  Serbie,  à  peine  émancipée,  s'accommode 
ai  admirablement  d'im  régime  presque  républicain  et  d'un  système 
de  9€lf-gavemmenî  que  supporteraient  cBfficilement  bien  des  états 
ocdkfentaax,  cela  provient  die  ce  qoe  les  Serbes  ont  fait  au  sein  des 
communautés  l'apprentissage  des  qualités  nécessaires  pour  vivre 
libres  et  se  gouverner  eux-mêmes. 

La  vie  commune  dans  la  zadruga  a  encore  pour  effet  de  dévelop^ 
per  certaines  vertus  de  l'homme  privé,  l'affection  entre  parons,  le 
support  mutuel,  la  discipline  volontaire,  l'habitude  d'agir  ensemble 
pour  un  même  but.  On  a  dit  que  la  famille  n'était  plus  qu'un 
moyen  d'hériter.  11  est  certain  que  la  succession,  suite  ordinaire  de 
la  perte  d'un  parent,  évâlle  de  mauvais  aentimens  que  le  théâtre, 
le  roman  et  la  peiartnre  ont  souvent  mis  en  relief.  Dans  la  zadruga  y 
on  n'hérile  pas.  Cbaooft  ayant  df^  perscmndlement  à  une  part  du 
prodmt,  la  cupidité  n'est  pas  en  lutte  ooBtre  l'affection  «  familiale,  » 
et  à  la  douleur  que  cause  la  mort  d'un  père  ou  d'un  oncle  ne  vient 
pttnt  se  mêler  l'idée  d'un  héritage  à  recueillir.  La  poursuite  de  l'ar- 
geM  n'enfièvre  pas  les  âmes,  et  il  y  a  plus  d(  place  pour  les  senti- 
mens  naturels. 

Ai- je  trop  Tante  les  mérites  des  communautés  de  ûtmilles,  tracé 
UB  tableau  flatté  de  l'enstence  patriarcale  qu'on  y  mène?  Je  ne  le 
crois  pas.  Il  suffit  de  visiter  les  pays  daves  situés  au  sud  du  Danube 
pour  retrouver  exactement  l'organisation  sociale  que  je  viens  de 
décrire.  Et  pourtant  cette  oiiganisation,  malgré  tous  ses  avantages, 
tombe  en  ruines  et  disparaît  partout  où  elle  entre  en  contact  avec 
les  idées  modernes.  Cela  vient  de  oe  que  ces  institutions  conviennent 
à  l'état  statioimaire  des  sociétés  primitives;  mais  elles  résistent  dif- 
ficHeasent  aux  conditions  d'une  aadété  en  progrès,  où  les  hommes 
veulent  améliorer  à  la  fois  leur  sort  et  l'organisation  politique  et  so* 
dale  dans  laquelle  ils  vivent.  Cette  sotf  de  s'élever  et  de  jouir  tou- 
jours davantage  qui  agite  l'homme  moderne  est  incompatible  avec 
l'existence  des  associations  de  familles,  où  la  destinée  de  chacun  est 
fixée  et  ne  peut  guère  être  différente  de  celle  des  autres  hommes. 
Une  fois  le  désir  de  s^enrichir  éveillé,  l'homme  ne  peut  plus  sup<* 
porter  le  joug  de  la  xmdmgay  quelque  léger  qu'il  soit;  il  veut  se 
mouvoir,  agir,  entreprendre  à  ses  risques  et  périls.  Tant  que  rè- 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnent  le  désintéressement,  l'affection  fraternelle,  l'obéissance  au 
chef  de  famille,  la  tolérance  des  défauts  respectifs,  la  vie  commune 
est  possible  et  agréable  même  pour  les  femmes;  mais,  quand  ces 
sentimens  ont  disparu,  la  cohabitation  devient  un  supplice,  et  cha- 
que ménage  cherche  à  posséder  sa  demeure  indépendante  pour  s'y 
soustraire  à  la  vie  collective;  les  avantages  de  la  zadruga^  quels 
qu'ils  soient,  ne  sont  plus  comptés  pour  rien.  Vivre  à  sa  guise,  tra- 
vailler pour  soi  seul,  boire  dans  son  verre,  voilà  ce  que  chacun 
cherche  avant  tout.  Sans  la  foi,  les  communautés  religieuses  ne 
pourraient  durer.  De  même,  si  le  sentiment  de  famille  s'affaiblit,  les 
zadrugas  doivent  disparaître.  Je  ne  sais  si  les  peuples  qui  ont  vécu 
paisibles  à  l'abri  de  ces  institutions  patriarcales  arriveront  un  jour  à 
une  destinée  plus  brillante  ou  plus  heureuse;  mais  ce  qui  parait 
inévitable,  c'est  qu'ils  voudront,  comme  l'Adam  du  Paradis  perdu, 
entrer  dans  une  carrière  nouvelle,  et  goûter  le  charme  de  la  vie  in- 
dépendante malgré  ses  responsabilités  et  ses  périls. 

II. 

Les  chroniques,  les  chartes,  les  cartulaires  des  abbayes,  les  cou- 
tumes, nous  montrent  qu'il  existait  au  moyen  âge,  en  France,  dans 
toutes  les  provinces,  des  communautés  de  familles  exactement  sem- 
blables à  celles  qu'on  rencontre  encore  aujourd'hui  chez  les  Slaves 
méridionaux.  Ce  n'est  qu'à  partir  du  xv«  siècle  que  nous  trouvons 
des  détails  circonstanciés  sur  ces  institutions;  mais,  comme  le  dit 
M.  Dareste  de  La  Charnue,  il  n'y  a  pas  dans  l'histoire  de  la  France 
un  seul  moment  où  quelque  texte  ne  révèle  sur  un  point  ou  sur  un 
autre  l'existence  de  ces  communautés.  Les  documens  manquent 
pour  nous  apprendre  comment  elles  se  sont  formées,  et  les  opi- 
nions varient  à  cet  égard.  M.  Doniol  soutient,  dans  son  Histoire  des 
classes  rurales  en  France,  qu'elles  ont  été  «  créées  tout  d'une  pièce 
comme  la  corrélative  du  fief,  »  et  il  ajoute  que  a  cette  interpréta- 
tion est  celle  qu'ont  donnée  la  plupart  des  auteurs  chez  qui  l'étude 
du  droit  a  eu  pour  lumière  la  connaissance  de  l'histoire,  ))  notam- 
ment M.  Troplong  dans  son  livre  sur  le  Louage.  H.  Eugène  Bon- 
nemère,  qui  s'est  beaucoup  occupé  de  ces  communautés  dans  son 
Histoire  des  paysans,  est  d'avis  qu'elles  se  sont  développées  sous 
l'influence  des  idées  chrétiennes  et  sur  le  modèle  des  communautés 
religieuses.  «  Sous  l'inspiration  de  leur  faiblesse  et  de  leur  déses- 
poir, dit-il,  les  serfs  se  groupèrent,  à  l'imitation  des  moutiers, 
s'associèrent,  et  arrivèrent  à  la  possession  du  sol ,  non  plus  in- 
dividuellement et  isolés,  mais  rapprochés  en  agrégations  de  fa- 
milles. »  Ces  explications  sont  manifestement  erronées.  Elles  re- 
posent sur  les  témoignages  des  commentateurs  de  coutumes  du 


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DES   FORMES   PRIMITIVES  DE   lA  PROPRIETE.  53 

vr  et  du  XTi*  siècle,  qui  ont  parlé  les  premiers  de  ces  communautés 
en  France,  mais  qui  ne  soupçonnaient  pas  l'antiquité  reculée  de  ces 
institutions  primitives.  Ce  n'est  point  dans  les  circonstances  parti- 
culières à  la  France  et  au  moyen  âge  qu'il  faut  chercher  l'origine 
de  ces  associations,  qu'on  retrouve  chez  tous  les  peuples  slaves, 
chez  les  Hindous,  chez  les  Sémites,  et  qui  remontent  aux  premières 
formes  de  la  civilisation.  Déjà,  quand  tout  le  territoire  appartenait 
encore  en  commun  au  village,  les  lots  en  étaient  répartis  périodi- 
quement non  entre  les  individus,  mais  entre  les  groupes  de  familles, 
comme  cela  a  lieu  aujourd'hui  en  Russie  et  comme,  suivant  César, 
cela  avait  lieu  chez  les  Germains.  «  Nul,  dit-il,  n'a  de  terres  en 
propre,  mais  les  magistrats  et  les  chefs  les  distribuent  chaque 
année  entre  les  u  clans  »  et  entre  les  familles  vivant  en  société 
commune  (1).  »  Ces  cognationes  hominum  qui  una  coierunt  sont  ma- 
nifestement les  associations  de  familles  semblables  à  celles  de  la 
Serbie.  Comme  le  partage  primitif  avait  lieu  entre  les  familles  asso- 
ciées, il  arriva  tout  naturellement  que,  quand  ce  partage  fut  tombé 
en  désuétude,  les  associations  se  trouvèrent  en  possession  du  sol, 
et  elles  continuèrent  à  subsister  obscurément,  résistant  à  tous  les 
bouleversemens,  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent  attiré  l'attention  des 
juristes  vers  la  fin  du  moyen  âge  (2). 

Toutefois  il  est  certain  que  les  conditions  du  régime  féodal  favo- 
risèrent singulièrement  la  conservation  ou  l'établissement  des  coni- 
munautés,  parce  qu'elles  étaient  dans  l'intérêt  des  paysans  et  des 
seigneurs.  La  succession  n'existait  point  pour  les  serfs  mainmor- 
tables,  dont  la  propriété  à  chaque  décès  retournait  au  seigneur. 
Lorsqu'au  contraire  ils*vivaient  en  commun,  ils  héritaient  les  uns 
des  autres,  ou  plutôt  aucune  succession  ne  s'ouvrait;  la  commu- 
nauté continuait  à  posséder  sans  interruption  en  sa  qualité  de  per- 
sonne civile  perpétuelle,  u  Assez  généralement,  dit  Le  Fèvre  de 
La  Planche,  le  seigneur  se  jugeait  héritier  de  tous  ceux  qui  mou- 
raient :  il  jugeait  ses  sujets  serfs  et  mortaillables;  il  leur  permettait 
seulement  les  sociétés  ou  communautés.  Quand  ils  étaient  ainsi  en 
communauté,  ils  se  succédaient  les  uns  aux  autres  plutôt  par  droit 
d'accroissement  ou  jure  non  decrescendi  qu'à  titre  héréditaire,  et 
le  seigneur  ne  recueillait  la  mainmorte  qu'après  le  décès  de  celui 

(1)  Ce  texte  est  û  important  que  nous  croyons  devoir  le  reproduire  ici  :  «  Nec  quis- 
qoaai  agri  modum  certum  aut  fines  habet  proprios,  sed  magistratus  ac  principes  in 
aooot  singules  gentibus  cognationibusque  hominum  qui  una  coierunt,  quantum  iis 
et  quo  loco  yisum  est,  agri  attribuunt  atque  anno  post  alio  transira  cogunt.  » 

(3)  Avant  cette  époque,  on  saisit  d^à  de  temps  en  temps  des  traces  de  Texistence 
des  communautés.  Ainsi  nous  voyons,  dans  le  Polyptique  d*!rminon,  sur  les  domaines 
de  l'ibbaye  de  Saint*Germain-des-Prés,  une  association  de  trois  familles  de  colons  cul- 
tiuot  dix-sept  bonniers  de  terre;  seulement  ce  sont  les  commentateurs  du  droit  cou- 
tofflier  qui  les  premiers  ont  donné  à  ce  sujet  des  détails  précis. 


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5&  ItfiTUE  DEB  DEUX  IfOHOES. 

qni  restait  le  dersicor  de  la  commanauté.  »  Cest  donc  seulemeiit  aa 
sein  de  Tassociation  que  la  famille  serve  arrivait  à  la  propriété,  et 
trouvait  le  moyen  d'améliorersa  conditioa  en  accumulant  un  c^- 
tain  capital.  Grâce  à  la  coopération»  elle  acquérait  assez  de  force  et 
de  consistance  pour  résister  à  l'oppression  et  aux  guerres  inces- 
santes de  l'époque  féodale.  D'autre  part,  les  seigneurs  trouvaient 
un  grand  avantage  à  avoir  comme  tenanciers  des  communautés  plu- 
tôt que  des  ménages  isolés  :  elles  offraient  bien  plus  de  garanties 
pour  le  paiement  des  redevances  et  pour  l'exécution  des  corvées. 
Gomme  tous  les  membres  de  l'association  étaient  solidaires,  si  l'uB 
d'eux  faisait  défaut,  les  autres  étaietit  obligés  de  s'acquitter  des  près* 
tations  auxquelles  il  était  tenu.  C'est  exactement  le  même  principe, 
la  solidarité  des  travailleurs,  qui  a  permis  l'établissement  des  ban- 
ques populaires  auxquelles  se  rattache  le  nom  de  M.  Schulze-De- 
litsch.  On  ne  peut  escompter  les  promesses  d'un  artisan  isolé  parce 
que  les  chances  de  perte  sont  trop  grandes;  mais  associez  un  groupe 
d'ouvriers,  établissez  entre  eux  une  responsabilité  collective  ap- 
puyée sur  un  capital  que  l'épargne  aura  constitué,  et  le  papier  de 
l'association  trouvera  crédit  aux  meillenres  conditions,  parce  qu'il 
présentera  pleine  garantie.  Les  documens  du  temps  nous  montresit 
partout  les  seigneurs  favorisant  rétablissen^nt  ou  le  maintien  des 
communautés,  u  La  raison,  dit  un  ancien  juriste,  qui  a  fadt  établir 
la  communion  entre  les  mainmortables  est  que  les  terres  de  la  sei- 
gneurie sont  mieux  cultivées  et  les  sujets  plus  en  état  de  payer  les 
droits  du  seigneur  quand  ils  vivent  en  commun  que  s'ils  faisaient 
autant  de  ménages.  i>  Souvent  les  seigneurs  exigent,  avant  d'accor- 
der certaines  concessions,  que  les  paysans  se  mettent  en  comma- 
nauté. Ainsi,  dans  un  acte  de  1188,  le  comte  de  Champagne  n'ac^ 
corde  le  maintien  du  droit  de  paccaiurs  que  a  si  les  enfans  habiteat 
avec  leur  père  et  vivent  à  son  pot  »  En  1545,  le  clergé  et  la  no- 
blesse font  rendre  un  édit  qui  interdit  aux  cultivateurs  sortant  de  la 
mainmorte  de  devenir  propriétaires  de  terres,  s'ils  ne  s'y  consti- 
tuent pas  en  communauté.  Jusqu'au  xvn*  siècle  dans  la  Marche,  les 
propriétaires  font  de  l'indivifion  une  cradition  de  leurs  métayages 
perpétuels  (1). 

L'organisation  de  ces  0)nuninuuntés  reposait  sur  les  mêmes  prin- 
cipes que  la  zadruga  serbe.  L'association  exploitait  une  terre  en 
commun  et  habitait  une  même  demeure.  Cette  demeure  était  vaste 
ou  composée  de  plusieurs  bâtimens  annexés,  en  face  desquels  s'é- 
levaient les  granges  et  les  étables»  Elle  s'appelait  cella^  celle,  et  ce 
nom  est  resté  sous  différentes  formes  à  une  foule  de  villages,  comme 

(1)  Powr  les  tooroes,  noas  remrojODi  spécialement  le  lecteur  «nx  trois  oatragn  dé{à 
cités  de  MjL  Dtreste  de  La  ChsTaone,  Deniol  et  BOBBemère ,  ainsi  qa'aux  ttvi«&  de 
TroploDg  sur  le  Louage  et  le  ConUnU  de  iêàéti» 


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DES   FORMES  FtmiTITES  SE  XA  PEOPRIÉTÉ.  &5 

La  Celle-Saut-Cload,  Havrissel,  Goarcelles,  Yaucel.  Les  associés 
étaient  appelés  compains,  oompam^  parce  qu'ils  vivaient  du  même 
pain,  pariçormiersy  parce  que  chacun  prenait  sa  part  du  produit, 
frart$ehenXy  parce  qu'ils  vivaient  comme  frères  et  sœurs.  La  so- 
ciété était  nommée  compagnie,  coterie,  fraternité,  datmu  f rater- 
nitatis^  dit  le  Polyptique  dC Irminon.  Le  plus  ancien  auteur  qui  fasse 
connaître  la  constitution  juridique  des  conuDunautés,  Beaumanoir, 
explique  ainsi  le  nom  qui  les  désignait  souvent  :  u  compagnie  se 
fait  par  notre  coutume,  par  seulement  manoir  ensemble,  à  un  padn 
et  i  un  pot,  un  an  et  un  jour,  puisque  les  meubles  des  uns  et  des 
antres  sont  mêlés  ensemble,  a 

La  communauté  était  généralement  reconnue  comme  existant  de 
iait  quand  les  paysans  babitaient  la  même  maison  et  vivaient  t  au 
méaie  pot  n  pendant  un  an  et  un  jour.  Cest  seulement  assez  tard  et 
pour  éviter  les  procès  naissant  du  partage,  alors  que  l'institution 
tendait  déjà  à  disparaître,  que  quelques  coutumes  exigèrent  un 
contrat  pour  la  mise  en  commun  des  immeubles.  Certaines  cou- 
tumes n'admettent  la  communauté  que  quand  «  il  y  a  lignage  entre 
les  parsonniers.  »  C'était  li  évidemment  la  forme  primitive  de  ces 
associations  agraires  ;  ce  n'est  que  plus  tard  et  sous  l'influence  du 
régime  féodal  qu'il  se  constitua  às  communautés  entre  p^sonaes 
qui  ne  descendaient  pas  d'un  auteur  commun.  On  appelait  oommu- 
aautés  laisibUs  celles  qui  s'établissaient  tacitement,  sans  inven- 
taire, et  qui  se  continuaient  indéfiniment  entre  les  survivans.  Comme 
dans  la  tadruga  slave,  les  associés  cboi^ssaient  un  chef,  le  mayor, 
maistre  de  cownmnauti  ou  chef  du  chanteau  (du  pain).  C'est  lui 
qui  distribuait  la  besogne,  achetait  ou  vendait,  administrait  et  gou- 
vernait; il  exerçait  k  pouvoir  exécutif  (1).  Une  femme  était  aussi 

(1)  Cn  andtn  Juriste  da  droit  ooataxnidr,  Guy  Coqaille,  décrit  d'une  façon  nalye 
«owomtt  se  fdnieiit  les  trarftui  agricoles  dans  ces  aasocîactloBs  de  paysans,  c  Selon 
l'aacieB  élabliafleiDeot  du  ménage  des  cbamps,  plusieors  perionnes  doivent  être  aa- 
seaiblte  cn  une  famille  pour  démener  un  ménage  qui  es4  fort  laborieux  et  OOA- 
aiste  en  ploaieurs  fonctions  en  ce  pays  de  Nivernais,  cpii  do  soi  est  de  culture  mal 
aisée.  Les  uns  servent  pour  labourer  et  pour  toucher  les  bœufs,  animaux  tardifs, 
et  il  fimt  communément  que  les  charrettes  soient  tirées  de  six  bœufs,  les  autres 
psor  saener  les  Taches  «t  les  Jeunes  jomeiis  ea  champs,  les  autres  pour  mraer  les 
brebis  et  les  moutons,  les  autres  pour  conduire  les  porcs.  Ces  familles,  ainsi  com* 
postes  de  plusieurs  persoanes,  qui  toutes  sont  employées  selon  leur  âge,  sexe  et 
moyeas,  sont  régies  par  ub  seul,  qui  se  nomme  mattre  de  communauté,  élu  à  cette 
cfaaigs  par  les  «uCres,  lequel  commande  à  to«s  les  autres,  va  aux  affaires  qui  se  pré- 
sealMt  daos  les  vUles,  foires  et  aiHears,  a  pouvoir  d'obliger  ses  parsonniers  en 
choses  mobiliaires  qui  concernent  le  fut  de  la  commuaauté,  et  hrf  seul  est  nommé 
tu  rUea  des  taélttes  et  sobiides.  Par  ces  argvmens,  il  se  peut  comprendre  que  ces 
rwMBMaiités  sont  de  vmies  fieiraiUes  «t  oolWges  qui  par  considération  de  rinteltoct 
tau  comme  «b  corps  composé  de  plusieurs  a«embres,  bien  que  les  membres  soient 
s^arés  Fun  de  l'autre,  mais  par  fraternité,  amitié  et  liaison  économique  font  un  seul 


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56  REYDE  DES  DEUX  MONDES. 

élue  pour  s'occuper  de  tous  les  soins  domestiques  et  pour  diriger  le 
ménage.  C'était  la  mayorissa,  qui  figure  déjà  dans  la  loi  salique  et 
dans  l'ancien  cartulaire  de  Saint-Père  de  Chartres.  Les  Français, 
plus  défians  quQ  les  Slaves,  ne  permettaient  pas  que  la  mayorissa 
fût  la  femme  du  mayor^  afin  qu'ils  ne  pussent  point  s'entendre  au 
détriment  de  l'association.  Quand  les  filles  se  mariaient,  elles 
avaient  droit  à  une  dot,  mais  elles  ne  pouvaient  plus  rien  réclamer 
de  la  communauté  dont  elles  ^étaient  sorties. 

Tous  les  travaux  agricoles  s'çxécutaient  pour  le  profit  commun. 
Cependant  les  ménages  avaient  parfois  un  petit  pécule  qu'ils  pou- 
vaient grossir  par  certains  travaux  industriels.  La  femme  filait,  le 
mari  tissait  les  étoffes  de  laine  ou  de  chanvre,  et  ainsi  le  groupe 
familial  produisait  lui-même  tout  ce  dont  il  avait  besoin.  Il  avait 
peu  de  chose  à  vendre  et  à  acheter.  Cependant  plus  tard,  quand 
l'industrie  se  développa,  les  communautés  n'y  restèrent  point  étran- 
gères; elles  s'y  livrèrent  en  appliquant  la  division  du  travail,  mais 
cependant  au  profit  de  tous.  Legrand  d'Aussy  décrit,  dans  son 
Voyage  en  Auvergne^  qui  date  de  1788,  des  communautés  adon- 
nées à  la  coutellerie.  «  Tous,  dit-il,  travaillent  en  commun  pour  la 
chose  publique,  logés  et  nourris  ensemble,  habillés  et  entretenus 
de  la  même  manière  et  aux  dépens  du  revenu  général.  Tout  ce  qui 
leur  sert,  tout  ce  qu'ils  portent,  linge,  meubles,  habits,  chaus- 
sures, est  fait  par  eux  ou  par  leurs  femmes.  Faut-il  construire  un 
bâtiment,  couvrir  un  toit,  fabriquer  des  instrumens  d'agriculture, 
des  tonneaux  de  vendange,  ils  n'ont  recours  à  personne.  Eux  seuls 
remplissent  les  différens  métiers  qui  leur  sont  nécessaires.  » 

Tous  les  auteurs  contemporains  qui  ont  parlé  des  communautés 
disent  qu'elles  assuraient  aux  paysans  l'aisance  et  le  bonheur.  Il 
paraît  que  vers  la  fin  du  moyen  âge,  quand  un  certain  ordre  fut 
établi  dans  la  société  féodale,  le  bien-être  des  classes  rurales  et 
la  production  agricole  étaient  parvenus  à  un  niveau  beaucoup  plus 
élevé  que  sous  la  royauté  centralisée  du  xvii*  siècle  (1).  Les  juristes 
du  droit  coutumier  affirment  que,  quand  ces  associations  venaient  à 
se  dissoudre,  c'était  la  ruine  pour  ceux  qui  auparavant  y  avaient 
vécu  dans  l'abondance.  Ce  qui  prouve  qu'elles  devaient  être  en 
rapport  avec  les  nécessités  sociales  de  l'époque,  c'est  que  nous  les 

corps.  Or,  parce  qae  la  yraie  et  certaine  ruine  de  ces  maisons  de  village  est  quand 
eUes  se  partagent  et  se  séparent,  par  les  anciennes  lois  de  ce  pays  tant  dans  les  mé- 
nages et  familles  de  gens  serfs  que  dans  les  ménages  dont  les  héritages  sont  tenus  à 
bordelage,  il  a  été  constitué  que  ceux  qui  ne  seraient  point  en  la  communauté  ne  suc- 
céderaient aux  autres,  et  qu'on  ne  leur  succéderait  aussi.  » 

(1)  Cette  phase  curieuse  de  l'histoire  économique  de  la  France  a  été  parfaitement 
étudiée  dans  un  mémoire  de  Thistorien  belge  Moke  sur  la  Richesse  et  la  population 
de  la  France  au  quatorzième  siècle.  (Voyez  les  mémoires  de  TÂcadémie  de  Belgique, 
t.  XXX.) 


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DES  FORMES   PRIMITIVES   DE   LA   PROPRIETE.  57 

retrouvons  dans  toutes  les  provinces,  dans  la  Normandie,  la  Bre- 
tagne, l'Anjou,  le  Poitou,  l'Ângoumois ,  la  Saintonge,  la  Touraine, 
la  Marche,  le  Nivernais,  le  Bourbonnais,  les  deux  Bourgognes,  l'Or- 
léanais, ]e  pays  Cbartrain,  la  Champagne,  la  Picardie,  le  Dauphiné, 
la  Guyenne,  à  l'est  et  à  l'ouest,  au  centre  et  au  midi.  «L'association 
de  tous  les  membres  de  la  famille  sous  un  même  toit,  sur  un  même 
domaine,  dit  M.  Troplong,  pour  mettre  en  commun  leur  travail  et 
leurs  profits,  est  le  fait  général,  caractéristique,  depuis  le  midi  de  la 
France  jusqu'aux  extrémités  opposées.  La  géographie  coutumière 
en  conserve  les  traces  dans  les  provinces  les  plus  opposées  d'usages 
et  de  mœurs.»  On  peut  donc  dire  que,  sous  l'ancien  régime,  le  tra- 
vail agricole  était  exécuté  dans  toute  la  France  par  des  associations 
coopératives  de  paysans,  exactement  comme  il  Test  encore  aujour- 
d'hui chez  les  Slaves  méridionaux. 

Quand  et  comment  les  communautés  de  familles  ont-elles  dis- 
paru? On  l'ignore.  Les  changemens  profonds  dans  l'organisation 
sociale  des  campagnes  se  sont  toujours  opérés  insensiblement  et 
sans  attirer  l'attention  des  historiens.  À  partir  du  xvi^  siècle,  les 
juristes  se  montrent  moins  favorables  et  même  plus  tard  hostiles  au 
régime  de  l'indivision.  Dès  que  l'esprit  de  fraternité  qui  en  faisait 
la  base  venait  à  s'aiTaiblir,  ce  régime  donnait  lieu  à  beaucoup  de 
^f&cultés  et  de  contestations,  parce  qu'il  reposait  sur  la  coutume  et 
non  sur  un  acte  écrit.  Il  rencontrait  deux  causes  de  ruine,  l'une 
dans  Tesprit  d'individualité  qui  caractérise  les  temps  modernes. 
Vautre  dans  ce  goût  de  la  clarté  et  de  la  précision  en  matière  juri- 
dique que  les  juristes  contractaient  dans  l'étude  du  droit  romain. 
D'autre  part,  la  disparition  successive  du  servage  et  de  la  main- 
morte enlevait  à  ces  associations  uue  de  leurs  plus  puissantes  rai- 
sons d'être.  Tant  que  les  serfs  et  les  gens  de  mainmorte  n'héritaient 
que  dans  l'association  familiale,  ils  ne  pouvaient  sortir  du  régime 
de  la  propriété  collective;  mais,  dès  que  les  droits  du  seigneur  se 
bornaient  à  recevoir,  sous  la  forme  de  diverses  prestations,  l'équi- 
valent de  la  rente,  les  paysans  pouvaient  se  laisser  aller  à  cet  esprit 
d'individualisme  qui  les  poussait  à  se  rendre,  par  le  partage,  pro- 
priétaires indépendans.  Les  progrès  de  l'industrie,  l'amélioration 
des  routes  et  l'extension  des  échanges  portèrent  aussi  les  popula- 
tions rurales  à  se  mouvoir  et  à  jeter  les  yeux  au-dessus  d'elles,  et 
ces  aspirations  nouvelles  devaient  être  funestes  à  des  institutions 
faites  pour  abriter  des  cultivateurs  soumis  aux  règles  invariables 
des  antiques  coutumes. 

Les  communautés  de  familles  ont  duré  depuis  les  premiers  temps 
de  la  civilisation  jusqu'à  l'époque  moderne.  Quand  le  besoin  de  tout 
changer,  de  tout  améliorer ,  s'est  emparé  des  hommes ,  elles  ont 
peu  à  peu  disparu  avec  les  autres  traditions  des  époques  anté- 


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58  «BTUB  MS  BEDl  HONDES. 

rieures.  Cependant  an  xvii^  et  au  i^ni*  tiëcle,  il  existait  encore 
beaneoup  de  ces  associations  raraJies  :  les  terriers  et  les  Sitbts  de 
partage  en  font  fréquemment  mention;  seulem^it  on  sent  qu'elles 
soulèvent  une  hostilité  presque  générale.  Un  rapport  adressé  à  ras- 
semblée provinciale  du  Berry  de  1783,  analysé  par  H.  Dareste  de  La 
Gbavanne  (1),  montre  parfaitement  comment  les  sentimens  de  la 
personnalité  égoïste  devaient  détruire  une  institution  qui  ne  pou- 
vait durer  que  par  une  mutuelle  confiance  et  une  fraternelle  en- 
tente. C'est  seulement  dans  les  provinces  les  plus  isolées,  dans  le 
Nivernais,  l'Auvergne  et  le  Bourbonnais,  qu'il  s*en  est  conservé 
quelques  vestiges  jusque  dans  ces  derniers  temps. 

M.  Dupin  atné  a  décrit  une  de  ces  communautés,  qu'il  avait  visi- 
tée vers  18A0  dans  le  département  de  la  Nièvre.  Les  détails  qu'il 
donne  sont  si  caractéristiques  qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  les  repro- 
duire ici.  «  Le  groupe  d'édiflces  dont  se  composent  les  Gault  est 
situé  sur  un  petit  mamelon,  à  la  tête  d'une  belle  vallée  de  prés.  La 
maison  principale  d'habitation  n'a  rien  de  remarquable  au  dehors; 
à  l'intérieur,  on  trouve  au  rez-de-chaussée  une  vaste  salle  ayant  i 
chaque  bout  une  grande  cbendnée,  dont  le  manteau  a  environ 
9  pieds  de  développement,  et  ce  n'est  pas  trop  pour  donner  place  i 
une  si  nombreuse  famille.  L'existence  de  cette  communauté  date 
d'un  temps  immémorial.  Les  titres,  que  le  maître  garde  dans  une 
arche,  remontent  au-delà  de  1500,  et  ils  parlent  de  la  communauté 
comme  d'une  chose  déjà  ancienne.  La  possession  de  ce  coin  de  terre 
s'est  msûntenue  dans  la  famille  des  Gault,  et  avec  le  temps  elle  s'est 
successivement  accrue  par  le  travail  et  l'économie  de  ses  membres; 
au  point  de  constituer,  par  Ik  réunion  de  toutes  les  acquisitions,  un 
domaine  de  plus  de  200,000  francs,  et  cela  malgré  les  dots  payées 
aux  femmes  qui  avaient  passé  par  mariage  dans  des  familles  étran- 

(1)  La  rapporteur,  qui  tait  le  procès  aux  communaotés,  affirme  qaa  les  asaociéft  ne 
visaient  qu'à  le  tromper  rédproquemeat  au  profit  4e  leur  intérêt  iadividueU  «  On  yoit, 
disait-il,  un  des  associés  acheter  pour  son  compte  et  placer  du  bétail,  pendant  que  le 
maître  de  la  communauté  n'a  pas  d'argent  pour  remplacer  un  bœuf  mort  ou  tatropié. 
Aucun  des  communiera  ne  met  en  éridence  Us  profits  particuliers  qu'il  fait,  ancun 
n'achète  d'immeubles,  et  oè  ils  oai  des  mchee  et  des  bètes  à  laine,  il  aufilt  qu'Us 
▼oient  les  afbires  oommuaes  dans  le  délabremest  pour  qu'ils  cachent  leurs  alfeu  mo- 
biliers. •  Le  rapportaor  ajoute  que,  chacun  voulant  profiter  des  aTantagea  de  Tassod»- 
tlon  sans  prendre  sa  part  des  charges,  il  en  résulte  qu'avec  beaucoup  de  bras  il  s'y 
fait  très  peu  d'ouvrage.  En  outre  le  chef  de  Tassociation  administrait  et  ne  travaillait 
pas.  Les  autres  associés,  n'ayant  à  gérer  aucun  intérêt,  demeuraient  plongés  dans  llgno- 
rance  et  dans  l'ioertie.  —  Le  tableau  est  probablement  quelque  peu  assombri,  mais  il 
révèle  en  tout  caa  deoi  ùMa  certains,  l'opposition  que  rencontrait  l'existence  des  com- 
munautés et  Teaprit  individualiste  qui  devait  en  amener  la  ruine.  Les  mêmes  causes 
agissent  de  la  même  façon  aujourd'hui  ches  les  Slaves  méridionaux.  L'évolution  éco- 
nomique est  partout  fort  semblable,  même  dans  des  pays  très  éloignés  et  très  dliSé- 


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DES  FORMES  niHITITCS   M  tk  FBOPRIETÉ.  50 

gèares  (1)^  »  Plus  loin,  dans  la  commune  de  Pr^rcfaé,  M.  Dapin 
trouTa  les  traces  d'une  communauté  autrefois  très  florissante  et 
tEès  nombreuse,  celle  des  €ariots;  mais  depu»  la  révolution  elle 
avait  opéré  le  partage,  et  la  plupart  des  partçonniers  étaient  tom- 
bés dans  la  misère.  Les  grandes  chambres  avaient  été  divisées;  la 
grande  cheminée  avait  été  partagée  en  deux  par  un  mur  de  refend. 
Les  habitations  isolées  étaient  chétives,  malpropres.  Les  habitans 
étaient  mal  vêtus  et  avaient  un  aspect  sauvage,  a  A  Gault,  dit 
tf.  Dupin,  c'était  l'aisance,  la  galté,  la  santé;  aux  Gariots,  c'était 
la  tristesse  et  la  pauvreté.  » 

M.  Emile  Souvestre,  dans  son  livre  sur  le  Finistère,  signale  l'exis- 
tence des  comnounautés  agraires  en  Bretagne.  Il  dit  qu'il  n'est  pas 
rare  d'y  trouver  des  fermes  exploitées  par  plusieurs  familles  asso- 
cia en  camortisey  et  il  constate  qu'elles  vivent  en  paix  et  pro- 
spèrent, quoiqu'aucune  stipulation  écrite  ne  détermine  l'apport  et 
les  droits  des  associés.  D'après  la  notice  de  M.  l'abbé  Delalande, 
dans  les  ilots  d'Hcadic  et  d'Houat,  situés  non  loin  de  fielle-lie-en- 
Mer,  les  habitans  vivrat  en  communauté.  La  terre  n'est  point  di- 
visée en  propriétés  privées.  Tous  travaillent  dans  l'intéi^èt  général 
et  vivent  des  fruits  de  l'industrie  collective.  Le  curé  est  le  chef  de 

(I)  Mi  DapIn  expoie  très  daixomeat  les  c&iActèrai  jDricUqaM  de  ces  iiistîtixiians, 
c  Les  faadê  de  la  comimaiiaiijté  ae  composent  :  1*  des  biQtm  aBcisna,  2<»  des  acquisitions 
faites  ponr  le  compte  commun  avec  les  économies,  3»  des  bestiaox  et  meubles  de 
toute  nature,  4®  de  la  caisse  commune.  En  outre  chacun  a  son  pécule,  composé  de  la 
dot  de  sa  femme  et  des  biens  qu*elle  a  recueillis  de  la  succession  de  sa  mère,  on  qoi 
lui  sooe  «dfenos  par  don  on  legs.  La  eoBimnnauté  ne  compte  parmi  ses  membres  tP- 
iecti£i  que  les  mâles  ;  onz  seuls  feni  tftte  daaa  la  cemmunanté.  Lorapie  les  filles  se 
aarient,  on  les  dote  en  argent  comptant.  Ces  dota,  qui  étaient  fort  peu  de  cbose  à 
TarigiDe,  se  sent  élevées  dans  ces  derniers  temps  Jusqu'à  la  somme  de  i,3&0  francs. 
Moyennant  ces  dots  une  fols  payées,  elles  n*ont  plus  rien  à  prétendre,  ni  elles  ni 
leim  deseendans,  dans  les  biens  de  la  communauté.  Quant  aux  femmes  du  dehors 
qui  épousent  l'un  des  membres  de  la  communauté,  leurs  dots  ne  sV  confondent  point, 
par  le  laolif  qa*on  ne  yeut  pae  qu'elles  acquîèroat  un  droit  personneL  Tout  homme 
qd  menrt  ne  transmet  rien  à  personne.  C'est  une  tftte  de  moins  dana  la  communauté, 
qui  demeure  aux  autres  en  entier  non  à  titre  de  succession  de  la  part  qu'y  avait  le 
d&mt,  mais  par  droit  de  non  décroissement;  c'est  la  condition  originaire  et  fonder 
mentale  de  l'association.  Si  le  défunt  laisse  des  enfans,  ou  ce  sont  des  garçons,  et  ils 
deiîennettt  membres  de  la  communauté,  où  chaenn  d'eux  fait  tête  non  à  titfe  hérédU 
tafaa,  car  le  pèce  ne  leur  a  rien  traasmia,  mais  par  le  seul  fait  qu'ils  sont  nés  dans  la 
eonunonaoté  et  à  son  profit,  ^  ou  ce  sont  des  fiUes,  et  elles  n'ont  droit  qu'à  une  dot.  On 
▼oit  quel  est  le  caractère  propre  et  distinctif  de  ces  communautés.  II  n'en  est  pas 
csnme  des  sociétés  conventionnelles  ordinaires,  où  la  mort  de  l'un  des  associés  em- 
porte la  dissolation  de  la  société,  parce  qu'on  y  (lût  ordinairement  cboii  de  l'industrie 
^  capacité  des  personnes.  Ces  anciennes  <fommunautés  ont  un  autre  caractère  :  elles 
eosititaeac  mie  eapèce  de  eoi^,  de  collège,  une  personne  dvUe,  comme  un  couvent 
oa  vm  boorgade  qni  se  perpétue  par  la  subslitntion  des  personnes  sans  quil  en  r^ 
■site  d'altération  dana  l'existence  même  de  la  corporation,  dans  sa  manière  d'être  et 
daos  le  gouvernement  des  choses  qui  lui  appartiennent.  » 


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60  REVUS  DES  DEUX  MONDES. 

la  communauté;  mais  en  cas  de  résolutions  ifnportantes  il  est  assisté 
d'un  conseil  composé  des  douze  vieillards  les  plus  considérés.  Ce 
régime,  s* il  est  bien  décrit,  présente  une  des  formes  les  plus  ar* 
chaïques  de  la  communauté  agraire.  En  1860,  la  commission  pour 
la  prime  d'honneur  de  l'agriculture  dans  le  Jura  a  été  frappée  d'un 
fait  que  le  rapporteur  a  pris  soin  de  faire  ressortir  (1)  :  presque 
toutes  les  fermes  sont  dirigées  par  un  groupe  de  ménages,  de  mœurs 
patriarcales,  vivant  et  travaillant  en  commun.  —  Il  reste  donc  en- 
core par-ci  par-là  quelques  traces  de  ces  anciennes  .communautés 
qui  ont  abrité  pendant  tant  de  siècles  l'existence  des  populations 
agricoles;  mais,  comme  ces  représentans  de  la  faune  primitive  qui 
sont  sur  le  point  de  disparaître,  c'est  dans  les  endroits  les  plus 
sauvages  et  les  plus  écartés  qu'il  faut  aller  les  chercher.  On  ne  peut 
se  défendre  d'un  sentiment  de  regret  en  songeant  à  la  ruine  com- 
plète de  ces  institutions  qu'inspirait  un  esprit  de  fraternité  et  d'en- 
tente mutuelle  aujourd'hui  inconnu.  Elles  ont  jadis  protégé  le  serf 
•  contre  les  rigueurs  de  la  féodalité,  et,  fait  non  moins  important, 
elles  ont  présidé  à  la  naissance  de  la  petite  propriété,  qui  caracté- 
rise la  condition  agraire  de  la  France. 

Nous  avons  vu  qu'en  Angleterre  la  noblesse  avait  profité  de  sa  su- 
prématie dans  l'état  pour  constituer  des  latifundia  aux  dépens  des 
petites  exploitations,  qu'elle  s'est  annexées  peu  à  peu  en  rendant 
leur  existence  de  plus  en  plus  difficile.  D'où  vient  qu'en  France,  où 
la  noblesse  était  armée  de  privilèges  bien  plus  excessifs  qu'en  An- 
gleterre, et  où  les  paysans  étaient  beaucoup  plus  dénués  de  droits 
et  plus  écrasés,  ime  évolution  économique  semblable  ne  se  soit  pas 
produite?  Gomment,  même  sous  l'ancien  régime,  la  petite  propriété 
a-t-elle  fait  des  progrès  dans  le  pays  où  tout  lui  était  contraire,  et 
a-t-  elle  disparu  dans  celui  où  la  liberté  politique  semblait  devoir 
lui  donner  une  garantie  complète?  Je  n'ai  point  encore  rencontré 
d'explication  de  ce  contraste  si  frappant  que  présentent  les  deux 
contrées  voisines.  La  cause  principale  de  ce  fait  me  parait  être  que 
les  communautés  agraires  se  sont  conservées  en  France  jusqu'au 
XVIII*  siècle,  tandis  qu'elles  ont  disparu  en  Angleterre  de  très  bonne 
heure.  Tant  qu'elles  ont  existé,  elles  ont  fait  obstacle  à  l'extension 
du  domaine  seigneurial,  d'abord  parce  qu'elles  avaient  une  exis- 
tence assurée  et  une  durée  permanente,  ensuite  parce  que  la  col- 
lectivité leur  donnait  une  grande  force  de  cohésion  et  de  résistance, 
enfin  parce  que  leur  propriété  était  pour  ainsi  dire  inaliénable,  et 
se  trouvait  à  l'abri  des  morcellemens  et  des  vicissitudes  des  par- 

(1)  J*emprunte  cette  mention  à  un  petit  livre,  la  Commune  agricole,  où  M.  E.  Bon- 
nemère.a  réuni  un  grand  nombre  de  faits  curieux  sur  les  conununaatéi  de  familles. 
Voyez  aussi,  dans  la  Revue  du  15  avril  1872,  l'étude  de  M.  Baudrillart  sur  la  familh 
en  France. 


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DES   FORJfES   PRIMITIVES   DE  LA   PROPRIETE.  61 

tages  de  succession  et  des  ventes.  Ces  associations  ont  traversé 
tout  le  moyen  âge  sans  changemens  notables,  comme  les  couvens, 
parce  qu'elles  avaient  une  constitution  semblable  :  étant  des  cor- 
porations, elles  en  ont  eu  la  pei-pétuité.  Quand  les  paysans  sont 
sortis  des  communautés  et  ont  créé  par  le  partage  la  petite  pro- 
priété rurale,  la  noblesse  avait  perdu  toute  force  d'extension,  et  déjà 
approchait  la  révolution,  qui  allait  anéantir  ses  privilèges  et  donner 
pleine  garantie  aux  droits  des  cultivateurs.  Entre  le  moment  où  l^s 
communiers  se  sont  transformés  en  petits  propriétaires  et  celui  où 
le  code  civil  est  venu  les  émanciper  complètement,  l'aristocratie 
féodale,  affaiblie  déjà,  n'a  pas  eu  le  temps  d'user  de  sa  supréma- 
tie et  de  sa  richesse  pour  agrandir  ses  domaines.  En  Angleten-e  au 
contraire,  les  communautés  ayant  cessé  d'exister  à  une  époque  où 
la  noblesse  était  encore  toute-puissante,  les  petits  propriétaires- 
cultivateurs,  se  trouvant  isolés,  n'ont  point  su  défendre  leurs  droits, 
et  leurs  terres  ont  été  successivement  absorbées  par  le  lord  of  the 
manor.  Les  populations  rurales  sont  donc  arrivées  trop  tôt  à  la  pro- 
priété privée,  et  ainsi  les  latifundia  ont  pu  se  constituer  à  leurs  dé- 
pens. Si  la  propriété  collective  s'était  maintenue  plus  longtemps,  les 
associations  rurales  auraient,  en  disparaissant,  laissé  à  leur  place, 
comme  en  France,  une  nation  de  propriétaires.  Chose  étrange,  c'est 
parce  que  l'Angleterre  est  arrivée  plus  tôt  que  les  autres  pays  à 
sortir  de  l'organisation  agraire  des  temps  primitifs  que  la  noblesse 
féodale  a  pu  s'y  perpétuer,  et  c'est  l'établissement  trop  hâtif  du 
régime  moderne  qui  a  empêché  une  démocratie  rurale  de  s'y  con- 
stituer comme  en  France. 

le  régime  des  communautés  familiales  a  été  aussi  très  général 
autrefois  en  Italie.  Il  en  subsiste  encore  des  traces  nombreuses  dans 
différentes  provinces.  M.  Jacini,  dans  son  excellent  livre  sur  la  Lom- 
bardie,  a  décrit  celles  qu'on  rencontre  dans  la  région  des  collines  de 
ce  pays.  Elles  s'y  combinent  avec  le  métayage,  dont  elles  facilitent 
la  pratique.  Le  propriétaire  aime  mieux  avoir  pour  tenanciers  des 
cultivateurs  associés  que  des  ménages  isolés.  L'association,  on  l'a 
dit,  a  plus  de  ressources  et  présente  plus  de  garanties  pour  le  paie- 
ment des  redevances  en  nature  et  pour  l'exécution  fidèle  du  con- 
trat :  elle  est  plus  capable  de  diriger  une  culture  étendue,  de  résister 
aux  pertes  des  mauvaises  années  et  à  tous  les  accidens  inséparables 
d'une  entreprise  agricole.  Les  communautés  jouissent  en  général 
d'une  aisance  relativement  grande,  et  se  distinguent  par  ce  que  l'on 
appelle  les  vertus  patriarcales.  Ces  associations  se  composent  habi- 
tuellement de  quatre  ou  cinq  ménages  qui  vivent  en  commun  dans 
de  grands  bâtîmens  de  ferme.  Elles  reconnaissent  l'autorité  d'un 
chef  nommé  reggitore  et  d'une  femme  de  ménage,  la  massara.  Le 
reggitore  règle  les  travaux,  vend  et  achète,  place  les  épargnes, 


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02  B£VU£  D£S  DEUX  MOimES. 

mais  non  sans  consulter  ses  aessociés.  La  masiora  s'occupe  de  tous 
les  soins  domestiques.  Le  chef  des  étables  se  nomme  hifolco;  c'est 
lui  qui  dirige  prinôpalement  les  labours.  Le  goût  de  Tindépen- 
dance,  le  désir  de  s'enrichir,  Tesprit  moderne  en  un  mot,  minent 
ici,  comme  aux  bords  du  Danube  et  autrefois  en  France,  ces  anti- 
ques institutions.  M.  Jacîni  a  parfmtement  analysé  les  difiërens  sen- 
timens  qui  vont  en  amener  la  complète  disparition.  Les  hommes 
commencent  i  dire  :  a  Pourquoi  resterions- nous  arec  tous  les 
nôtres  sous  l'antmltë  d'un  mattre?  Il  vaut  bien  mieux  que  chacun 
travaille  et  pense  pour  soi.  «  Les  bénéfices  résultant  du  travail  in* 
dnstriel  formant  un  pécule  particoliar,  les  associés  sont  tentés  de 
grossir  celui-ci  au  détriment  du  revenu  commun,  et  ainsi  les  dis- 
sensions et  les  querelles  d'intérêt  troublent  l'entente  fraternelle. 
Les  femmes  surtout  excitent,  paralt*il,  l'iasubordinalîon  des  maris. 
L'autorité  de  la  massara  leur  est  à  charge;  elles  éprouvent  le  besoin 
d'avoir  un  ménage  i  elles.  Chacun  voit  bien  les  avantages  de  l'as- 
sociation patriarcale,  le  vivre  et  le  couvert  plus  assurés,  les  mar* 
ladies  mieux  supportées  et  moms  ruineuses,  les  travaux  agricoles 
plus  facilement  exécutés,  et  malgré  cela  le  désir  de  vivre  indépen- 
dant l'emporte;  on  sort  de  la  comnmnauté. 

Aujourd'hui  il  semble  qu'on  vemlle  reconstituer  les  anciennes 
communautés  agraires  sous  une  forme  nouvelle.  En  Angleterre,  plu- 
âeurs  exploitations  agricoles  ont  été  établies  sur  le  principe  coopé- 
ratif. L*une  des  plus  anciennes  est  celle  de  Balahine,  en  Irlande, 
établie  en  1S30  par  un  disdple  d'Owen,  John  Scott  Yandeleur.  Elle 
donnait,  paratt-il,  les  meilleurs  résultats,  tant  au  point  de  vue 
économique  que  moral  (1),  lorsque  l'expérience  prit  fin  tout  à  coup 
par  la  faite  de  Yandeleur,  qui  s'était  ruiné  complètement  au  jeu. 
Le  rapport  du  révérend  James  Fraser,  aujourd'hui  évéque  de  Man- 
chester, commissaire  du  gouvernement  dans  l'enquête  sur  l'emploi 
des  femmes  et  des  enfans  dans  l'agriculture,  fait  connaître  deux 
sociétés  agricoles  coopératives  qui  semblent  réussir  parfaitement. 
Elles  ont  été  établies  sur  les  terres  et  par  le  concours  de  M.  J.  Gur- 
don,  d'Assington-HalI,  près  de  Sudbury,  dans  le  Suflbik.  La  pre- 
mière remonte  à  1830.  Elle  s'est  constituée  sous  Tinspiradon  de 
M.  Gurdon  par  l'association  de  15  simples  ouvriers  des  champs,  qui 
versèrent  chacun  8  liv.  sterl.,  et  à  qui  le  propriétaire  en  prêta  &00, 
Aujourd'hui  ils  ont  porté  l'exploitation  de  60  à  130  acres;  ils  ont 
restitué  la  somme  prêtée,  et  chaqoe  part  vaut  environ  50  livres,  ce 
qui  représente  plus  de  16  fois  la  mise  primitive.  L'un  des  coopéra- 
teurs,  élu  par  ses  associés,  dirige  l'exploitation  avec  le  concours  de 

(1)  Voyez  le  livre  de  H.  William  Pare,  Coopérative  agrictdtur$.  U  contient  des  dé- 
tails intëressans;  mais  lenteur,  sédait  par  Tattrait  de  ses  propres  utopies,  pourrait 
bien  &Toir  m  les  choMt  trop  en  beM. 


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DES  FORM£S  PRIHITIVCS  Bfi   LA  PROPRIETE.  6S 

quatre  commissaires.  Les  associés  peuvent  vendre  leur  part;  ce- 
pendant il  faut  le  consentement  du  propriétaire  et  de  l'association 
pour  que  la  vente  soit  définitive  et  le  nouvel  associé  admis.  La  se- 
conde société  a  été  fondée  en  185&  dans  les  mômes  conditions»  et 
avec  le  même  succès.  M.  Gurdon  a  également  fait  une  avance  de 
&00  livres  sterling,  qui  lui  ont  été  remboursées*  L'exploitation  s'est 
successivement  agrandie  ;  elle  s'étend  aujourd'hui  sur  212  acres, 
dont  le  fermage  s'élève  k  325  livres  (environ  8,000  fr.)*  Les  parts 
primitives,  sur  lesquelles  3  liv.  10  ahill.  ont  été  versés,  valent  main- 
tenant plus  de  30  livres»  M.  Fraser  n'hésite  pas  à  vanter  les  avan- 
tages du  système,  et  un  autre  écrivain,  qui  a  visité  également  les 
Assington  coopérative  agricuUural  oêsociaiions,  a  confirmé  dans  le 
PaUnmall  gazette  du  k  juin  1870  l'exactitude  des  faits  rapportés 
par  H.  Fraser.  Le  célèbre  économiste  allemand  von  Tbunen  avait 
introduit  après  i8&8,  sur  sa  terre  de  Tellow,  dans  le  Mecklembourg, 
le  système  de  la  participation  aux  bénéfices  en  faveur  de  ses  ou- 
vriers agricoles.  D'après  les  indications  fournies  par  le  docteur 
Brentano  du  bureau  de  statistique  de  Berlin,  l'expérience,  qui  se 
poursuit  malgré  la  mort  de  von  Tbunen,  donne  d'excellens  résul- 
tats, car  chaque  travailleur  touche  annueU^nent  un  dividende 
d'environ  25  tbalers,  et  les  plus  anciens  d'entre  eux  ont  à  la  caisse 
d'épargne  un  capital  de  500  thalers. 

L'idée  d'appliquer  la  coopération  au  travail  agricole  est  en 
grande  faveur  aujourd'hui  en  Angleterre  parmi  les  classes  ou- 
vrières; elle  est  même  patronnée  par  M.  Mill,  qui  voudrait  que 
l'état  concédât  une  partie  des  terres  communales  qui  existent  encore 
à  des  sociétés  agricoles  coopératives.  Ces  plajas  ont  trouvé  de  l'écho 
jusqu'aux  antipodes,  et  il  vient  de  se  constituer  à  Melbourne,  en 
Australie,  une  association,  la  Land  reform  league^  qui  a  pour  but 
d'obtenir  que  l'état  cesse  de  vendre  les  terres  publiques  et  en  con- 
serve la  propriété  en  prévision  de  l'avenu:  (1).  Nul  doute  qu'il  ne 
soit  désirable  de  voir  appliquer  l'association  coopérative  à  l'exploit 
tation  du  sol.  Plusieurs  économistes,  entre  autres  Bossi,  en  ont  par- 
faitement montré  les  avantages.  Les  deux  principaux  sont  premiè- 
rement qu'on  opère  ainsi  la  conciliation  du  travail  et  du  capital, 

(1)  n  est  certainement  regrettable  de  Toir  Tétat  en  Amériq[uo  et  en  Australie  vendre  à  . 
tQ  prix  des  terres  dont  le  revena  suffindt  plus  tard  pour  remplacer  tous  les  impôts.  Aux 
Êtate-Ca»,  le  congrès  a  concédé  aux  écoles  des  millions  d*acres  qui  sont  aliénés  au  prix 
de  I  deUmr  Tacre,  et  même  à  meilleur  marché.  On  pourrait  concéder  ces  terres  on  Itas^ 
pfur  qaatr&-viagi-dix  ou  cent  ans,  comme  od  le  fait  pour  les  chemins  de  fer.  Puisque 
ce  terme  est  assez  long  pour  permettre  les  énormes  dépenses  qu'entraîne  rétablisse- 
ment des  voies  ferrées,  à  plus  forte  raison  il  ne  ferait  pas  obstacle  au  travail  agricole, 
qui  n*exlge  pas  une  semblable  immobilisation  de  capitaux.  A  la  fin  du  lease,  les  terres, 
comme  les  cbemiat  de  fer,  feraient  retour  à  l'état,  qui  le»  louerait  oa  les  concéderait 
à  nouveau* 


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Qi  RETUE  DES  DEUX  MONDES* 

aujourd'hui  partout  engagés  dans  une  lutte  déplorable,  secondement 
qu'on  associe  la  petite  propriété,  très  désirable  au  point  de  vue  so- 
cial, à  la  grande  culture,  très  profitable  au  point  de  vue  économique 
parce  qu'elle  emploie  des  machines  et  des  assolemens  rationnels. 
Cependant,  il  ne  faut  point  se  faire  illusion,  l'association  entre  cul- 
tivateurs sera  difficile  à  généraliser.  Le  succès  des  expériences  faites 
à  Assington,  en  Angleterre,  et  en  Allemagne  sur  le  domaine  de  Tel- 
low,  est  dû  en  grande  partie  à  l'influence  prépondérante  de  M.  Gur- 
don  et  de  von  Thûnen.  Les  anciennes  communautés  agraires  étaient 
en  réalité  des  sociétés  agricoles  coopératives;  elles  avaient  pour 
fondement  les  liens  du  sang,  les  affections  de  la  famille  et  des  tradi- 
tions immémoriales,  et  pourtant  elles  ont  disparu,  non  par  l'hos- 
tilité des  pouvoirs  publics,  mais  lentement  minées  par  ce  sentiment 
d'individualisme,  d'égoïsme,  si  l'on  veut,  qui  caractérise  les  temps 
modernes.  A  la  place  de  l'esprit  de  famille,  qui  s'est  affaibli,  un  nou- 
veau sentiment  de  fraternité  collective  se  développera-t-il  avec  assez 
de  puissance  pour  servir  de  ciment  aux  associations  de  l'avenir?  On 
peut  l'espérer,  et  les  difficultés  de  la  situation  actuelle  le  font  sin- 
gulièrement désirer;  néanmoins  il  est  trop  évident  que  les  classes 
laborieuses,  surtout  celles  des  campagnes,  manquent  encore  des 
lumières  et  de  l'esprit  d'entente  mutuelle  qui  sont  indispensables  à 
la  bonne  marche  de  l'association  coopérative.  Tout  en  espérant  pour 
celle-ci  un  brillant  avenir,  on  peut  dire  que  son  heure  n'est  pas  en- 
core venue. 

Il  est  une  autre  forme  ancienne  de  la  propriété  que  les  législa- 
teurs et  les  économistes  ne  doivent  point  négliger  d'examiner,  parce 
qu'elle  peut  apporter  un  élément  de  conciliation  dans  le  débat  en- 
gagé partout  entre  celui  qui  met  la  terre  en  valeur  et  celui  qui 
touche  la  rente  :  cette  forme  est  celle  du  bail  héréditaire,  connu 
en  Hollande  sous  le  nom  de  beklem-regt^  en  Italie  sous  celui  de 
corUratto  di  livellOj  en  Portugal  sous  celui  Saforamento.  On  le  re- 
trouve également  en  France  dans  différentes  provinces  et  sous  dif- 
férentes dénominations.  En  Bretagne,  on  l'appelle  quevaises,  ailleurs 
domaine  congéable  et  en  Alsace  erbpacht.  Comme  dans  le  système 
féodal,  la  pleine  propriété  est  pour  ainsi  dire  scindée  en  deux  droits 
distincts,  le  droit  du  propriétaire,  qui  n'est  au  fond  qu'une  sorte  de 
créance  hypothécaire,  et  le  droit  du  tenancier,  qui  est  comme  un 
usufruit  héréditaire.  En  Portugal,  Yaforamento  (1)  donne  à  celui  qui 
occupe  une  terre  le  droit  de  continuer  à  la  détenir  indéfiniment  à 
la  condition  qu'il  remplisse  exactement  les  clauses  du  contrat.  Il 

(1)  J'ai  eu  Toccasion  d*étudier  sur  place  ce  curieux  mode  de  tenure,  avec  Taide  de 
réconomiste  M.  Venanzio  Deslandes  et  de  réminent  historien,  mort  récemment, 
M.  Rebello  da  Sylva,  qui  tous  deux  se  sont  spécialement  occupés  de  l'économie  rurale 
du  Portugal  dans  le  présent  et  dans  le  passé. 


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DES   FORKES  PRIMITIVES   DE   LA   PROPRIETE.  65 

doit  d'abord  payer  la  rente,  fixée  une  fois  pour  toutes  et  que  le 
propriétaire  ue  peut  augmenter.  Quand  la  terre  change  de  mains,  Iq 
propriétaire  touche  aussi  un  certain  droit,  que  Ton  appelle  luctuosa^ 
quand  la  transmission  a  lieu  à  la  suite  d'un  décès,  et  laudemium 
quand  elle  a  lieu  par  suite  d'une  vente.  La  terre  tenue  en  afora- 
mento  est  essentiellement  indivisible;  ilïaut  donc  que  Tua  des  hé- 
ritiers prenne  tout  le  domaine  en  donnant  un  équivalent  aux  autres^ 
ou  que  le  bien  soit  vendu.  A  défaut  d'héritiers  au  degré  successible, 
Vaforamento  expire,  et  le  nu- propriétaire  arrive  à  la  pleine  pro- 
priété. M aforamenlo  est  plus  ou  moins  en  usage  dans  tout  le  Por- 
tugal; il  n'est  pas  inconnu  dans  l'Àlemtejo,  et  il  est  assez  fréquent 
dans  les  Àlgarves,  mais  au  nord  du  Tage  c'est  le  mode  de  tenure  le 
plus  usité,  et  on  lui  attribue  l'excellente  culture  et  l'aisance  des 
cultivateurs  qui  distinguent  la  province  du  Mlnho.  Uaforamento 
semble  remonter  aux  premiers  temps  de  la  monarchie;  on  suppose 
qu'il  a  été  établi  d'abord  sur  les  terres  des  moines  bénédictins. 

En  Italie,  le  contralto  di  livello  était  très  général  au  moyen  âge, 
et  il  existe  encore  dans  plusieurs  provinces,  notamment  dans  la 
Lombardîe  et  la  Toscane.  Dans  d'anciens  documens  du  vi*  au 
xni'  siècle,  on  voit  souvent  figurer  les  libellarii.  Les  règles  princi- 
pales du  contrat  datent,  croit  M.  Jacini,  du  temps  de  l'empire  ro- 
main. M.  Roscher  en  trouve  l'origine  dans  l'empby  téose,  que  le  moyeu 
âge  emprunta  au  droit  romain.  Aliéner  un  immeuble  dont  on  ne 
pouvait  tirer  parti  à  des  cultivateurs  qui  s'engageaient  à  le  faire  va- 
loir moyennant  une  rente  fixe  ou  canon  et  le  paiement  de  certains 
droits,  laudemiiy  en  cas  de  transmission,  c'était  un  contrat  avanta- 
geux aux  deux  parties,  et  il  n'est  pas  étonnant  qu'au  moyen  âge 
les  grands  propriétaires,  qui  manquaient  de  capitaux  et  de  fermiers 
pour  exploiter  leurs  vastes  domaines,  aient  eu  recours  à  ce  moyen 
de  s'assurer  un  revenu  parfaitement  garanti.  Aujourd'hui  les  livelli 
tendent  à  disparaître  en  Italie,  d'abord  parce  qu'ici,  comme  en  Por- 
tugal, la  législation  civile  et  les  tribunaux  sont  hostiles  à  ces  rentes 
perpétuelles,  qui  rappellent,  dit-on,  les  droits  féodaux,  —  en  second 
lieu  parce  que  le  régime  de  la  pleine  propriété  parait  désormais 
seul  rationnel,  et  qu'on  supporte  difficilement  tout  ce  qui  le  res- 
treint. Le  bekletn-regt y  qui  est  général  dans  la  province  néerlan- 
daise de  Groningue  (l),  est  entièrement  semblable  à  Yaforamento 
portugais.  C'est  une  preuve  de  plus  à  l'appui  de  cette  remarque  de 
Tocqueville  qu'au  moyen  âge,  sous  les  dehors  d'une  grande  diver- 
sité, les  coutumes  étaient  au  fond  partout  les  mêmes.  Pour  que  le 
beklem-regt  et  Yaforamento  présentent  aujourd'hui  des  caractères 

(1)  Pour  les  détails,  voyei  mon  Essai  sur  Véoonomie  rurale  de  la  Néerlandê, 
XOMB  eu  —  1873.  ^ 


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66  l£TUi;  DES  I>EDX  MON0B8. 

identiques  aux  deux  extrémités  de  l'Europe,  il  faut  que  ce  contrat 
ait  été  autrefois  en  usage  dans  les  régions  intermédiaires.  Il  en  est 
de  ces  antiques  institutions  exactement  comme  de  certaines  plantes 
alpines  qu'on  retrouve  à  la  fois  au  pôle  nord  et  sur  les  hautes  mon- 
tagnes de  la  Suisse»  et  qui  vivaient  à  l'époque  glaciaire  dans  toute 
l'Europe.  En  Néerlande,  l'opinion  se  montre  très  favorable  au  be- 
klem^regty  et  les  économistes  n'hésitent  pas  à  lui  attribuer  la  ri- 
chesse agricole  et  le  bien-être  des  classes  rurales  de  la  Groningue. 
Ce  contrat  exceptionnel,  respecté  avec  raison  par  le  code  civil  néer- 
landais, loin  de  disparaître,  gagne  au  contraire  du  terrain,  et  il  est 
même  appliqué  aux  polders  nouvellement  conquis  sur  la  mer  au 
moyen  de  digues.  Dans  L'Ile  de  Jersey,  le  même  mode  de  tenure 
est  aussi  en  usage.  En  France,  les  quevaises  avaient  également  tous 
les  caractères  du  bail  héréditaire;  mais,  d'après  les  renseignemens 
qu'a  bien  voulu  me  communiquer  M.  de  Lavergne,  le  propriétaire  a 
peu  à  peu  acquis  le  droit  de  donner  congé  au  tenancier  en  lui  rem- 
boursant, à  dire  d'expert,  la  valeur  des  édifices.  C'est  du  moins  ce 
qu'autorise  le  domaine  congéabley  encore  usité  en  Bretagne.  Anton, 
dans  son  Histoire  de  t agriculture  en  Allemagne^  cite  de  nombreux 
exemples  de  baux  héréditaires  qui  remontent  au  xii*  et  au  xm""  siècle. 
Ce  contrat  était  aussi  très  fréquent  dans  les  colonies  agricoles  fon- 
dées en  Allemagne  au  moyen  âge  par  des  cultivateurs  flamands  et 
hollandais.  En  Prusse,  en  Saxe,  en  liesse,  dans  la  plupsurt  des  pays 
de  l'Allemagne,  Verbpacht  ou  bail  héréditaire  fut  établi  sur  les  do- 
maines de  l'état  au  commencement  du  xv!!!""  siècle  ;  on  condamnait 
alors  les  baux  temporaires.  Au  contraire  les  lois  qui  datent  du  siècle 
actuel  interdisent  ce  qui  est  l'essence  même  du  livelloy  la  consti- 
tution de  rentes  non  rachetables,  parce  qu'on  y  a  vu  un  reste  du 
régime  féodal.  Cependant  le  bail  héréditaire  avec  les  conditions  du 
beklem-regt  et  de  Yaforamento  présente  des  avantages  réels.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  la  prospérité  exceptionnelle  qu'il  assure  à  deux 
régions,  qui  d'ailleurs  n'ont  absolument  rien  de  commun,  le  Mioho 
en  Portugal  et  la  Groningue  dans  les  Pays-Bas.  Ces  avantages  sont 
incontestables.  MaforamenlOy  imposant  l'indivisibilité  du  domaine, 
empêche  le  morcellement  excessif;  il  donne  pleine  sécurité  au  te- 
nancier, et  l'encourage  ainsi  à  faire  toutes  les  améliorations  néces- 
saires, même  les  plus  coûteuses.  Il  est  donc  bien  supérieur  sous  ce 
rapport  au  bail  temporaire,  qui  enlève  au  fermier  toute  garantie 
pour  l'avenir  et  tout  stimulant  pour  l'immobilisation  du  capital. 

J'ai  cru  faire  chose  utile  en  appelant  l'attention  sur  ces  formes 
anciennes  de  la  propriété ,  parce  que  je  pense  que  les  sociétés  mo- 
dernes ne  sont  pas  encore  arrivées  à  une  organisation  agraire  par- 
faite et  définitive.  L'avenir  social  est  assez  sombre  pour  que  Ton 


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DES   FOBMES  PBIUITITES  DE  JJL  PROPRCÉli.  67 

cherche  partout,  même  dans  le  passé,  les  moyens  d'en  conjurer  les 
dangers.  Sans  doute,  ces  institutions  des  époques  primitives  ne  re- 
naîtront pas;  les  besoins,  les  idées,  les  sentimens  de  l'âge  patriar- 
cal les  avaient  produites  et  pouvaient  seuls  les  faire  durer.  Or  tout 
cela  s'est  évanoui  sans  retour.  La  confraternité  et  l'association  in- 
time qui  en  résultaient  ont  disparu  d'abord  du  village,  puis  de  la  fa- 
mille. Aujourd'hui  l'individu  reste  isolé  en  face  de  la  société  ano- 
nyme et  du  couvent,  qui  prennent  la  place  des  communautés  et  des 
familles  patriarcales.  Or  qui  l'emportera  définitivement,  du  petit 
propriétaire  indépendant,  comme  on  l'a  vu  en  France  depuis  la  ré- 
volution, ou  des  latifundia j  comme  à  Rome  et  en  Angleterre?  Une 
opinion  très  accréditée  veut  que  ce  soient  les  latifundia^  par  les 
mêmes  raisons  qui  permettent  à  la  grande  industrie  d'écraser  la  pe- 
tite, l'emploi  des  machines,  la  supériorité  d'intelligence  du  grand 
entrepreneur,  la  toute-puissance  des  capitaux;  mais  en  agriculture 
le  triomphe  des  grandes  entreprises  n'est  pas  aussi  décisif,  parce 
que  les  travaux  agricoles,  étant  intermittens,  n'admettent  pas  aussi 
bien  l'application  de  la  machine,  ensuite  parce  que  l'étendue  bor- 
née des  terres  productives  fait  que  le  prix  des  denrées  agricoles  se 
règle  sur  les  frais  de  production  de  celles  qui  reviennent  le  plus 
cher.  Néannroîns  il  n'est  pas  impossible  que,  comme,  le  croient 
beaucoap  d'économistes,  la  suprématie  du  capital  n'amène  à  la 
longue  l'absorption  de  la  petite  propriété  par  les  latifundia^  de 
même  que  les  petits  artisans  succombent  sous  la  concurrence  des 
maBufactures  géantes.  Si  le  résultat  final  devait  être  de  nous  ra- 
mener ainsi  à  une  situation  agraire  semblable  à  celle  de  l'empire 
romain,  où  quelques  propriétaires  immensément  riches  vivent  en  un 
faste  orgueilleux  trop  souvent  accompagné  de  dépravation,  tandis 
qu'au-dessous  d'eux  le  travailleur  agricole  reste  plongé  dans  un 
état  d'ignorance  et  de  misère,  où  l'envie  et  la  haine  mettent  sans 
cesse  deux  classes  en  hostilité  et  presque  en  guerre  ouverte,  on  ar- 
riyerait  i  jeter  en  arrière  un  regard  de  mélancolique  regret  sur  ces 
époques  primitives  où  les  hommes,  unis  en  groupes  de  familles  par 
les  liens  du  sang  et  de  la  confraternité,  trouvaient  dans  le  travail 
collectif  de  quoi  satisfaire  à  leurs  besoins  peu  nombreux  et  peu  raf- 
finés, comme  aujourd'hui  encore  en  Serbie,  sans  les  grandeurs, 
mais  aussi  sans  les  amers  soucis,  sans  les  cruelles  incertitudes,  sans 
les  luttes  incessantes  qui  troublent  nos  sociétés  modernes. 

ÉMItE  DE  L&fELEtE. 


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LA 


DÉLIA  DE  TIBULLE 


O   Richter,  Délia,  ein  Beitrag  zur  UbenigeschiclUe  Tibull's,  {Wuinisehts  Muteum  fur 
Philologie.  N.  P.  xxt,  518^27.  Fraakftirt  a.  M.  1870.) 


Le  souvenir  que  les  belles  âmes  laissent  après  elles  sur  la  terre 
s'évanouirait  tôt  ou  tard,  si  la  piété  de  T historien  n'aimait  à  re- 
cueillir jusqu'aux  moindres  reliques  de  ceux  que  l'humanité  acclamie 
comme  ses  héros  et  dans  lesquels  elle  contemple  l'Idéal  de  sa  propre 
nature.  Le  plus  pur,  le  plus  tendre,  le  plus  sympathique  des  poètes^ 
le  doux  TibuUe,  ne  nous  est  connu  que  par  ses  poèmes  et  par  quel- 
ques vers  d'Horace  et  d'Ovide.  Celui-ci  n'était  guère  fait  pour 
comprendre  cette  âme  simple  et  candide,  et  celui-là  n'avait  point 
l'idée  de  cette  exquise  sensibilité,  déjà  un  peu  maladive,  qui  fait  de 
Tibulle,  comme  de  Virgile,  un  poète  presque  tout  moderne.  Certes 
ils  sont  bien  tous  deux  de  notre  sang  et  de  notre  race.  Notre  langue 
est  comme  un  écho  alTaibll  de  l'idiome  fort  et  sonore  dans  lequel  ils 
chantèrent,  et  jusqu'au  plus  profond  de  notre  conscience  retentit  et 
vibre  toujours  la  note  aimée  que  nul  n'oublie  lorsqu'il  l'a  une  fois 
entendue. 

Même  langue,  mêmes  idées.  Cette  Italie  romaine  peut  à  peine 
s'appeler  une  moyenne  antiquité;  notre  civilisation  moderne  y 
plonge  par  toutes  ses  racines.  Cet  héritage  de  Rome,  qui  fit  jadis 
notre  force,  fait  aujourd'hui  en  partie  notre  faiblesse.  Notre  concep- 
tion de  l'état,  notre  idée  de  l'administration,  notre  façon  d'entendre 
la  liberté,  nos  formules  naïves  d'égalité,  la  creii^se  rhétorique  à  qui 
nous  décernons  les  premiers  honneurs  de  l'esprit  français,  tout, 
jusqu'à  nos  codes  et  à  nos  méthodes  d'enseignement,  est  un  legs  de 
l'antique  génie  romain.  Voilà  pourquoi,  lorsque  nous  lisons  une 


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Lk  DÉLIA  DE   TIBULLE.  69 

^logue  de  Vîrgîle  on  une  élégie  de  TibuUe,  U  nous  semble  par 
momens  que  c'est  un  compatriote,  un  ancêtre  divin  de  notre  La- 
martine qui  nous  tient  ainsi  sous  le  charme. 

Tandis  que  d'autres  peuples  ont  eu  de  vraies  épopées,  une  poésie 
lyrique  et  dramatique  incomparable,  une  littérature  originale,  puis- 
sante, éternelle  comme  la  beauté  et  la  vérité  qu'elle  reflète,  la  lit- 
térature des  Romains  n'a  été,  pour  ainsi  dire,  qu'une  littérature  de 
seconde  formation,  comme  la  nôtre,  dans  la  période  classique,  n'a 
été  qu'une  littérature  tertiaire.  Et  cependant  aucun  des  glorieux 
chantres  de  l'ionie,  aucun  poète  de  THelIade,  aucun  écrivain  d'A- 
thènes n'a  trouvé,  comme  Virgile  et  Tibulle,  ces  accens  pénétrans 
de  tristesse  sereine,  de  douce  mélancolie,  qui  vous  font  rêver  des 
choses  infinies. 

C'est  surtout  dans  cinq  élégies  célèbres  du  premier  livre  de  Ti- 
bulle, toutes  consacrées  à  Délia,  que  l'on  retrouve  cette  note  suave 
et  attendrie  de  la  muse  latine.  Tibulle  est  bien  de  cette  famille  de 
poètes  qui,  comme  Virgile,  ont  la  rougeur  prompte  et  «  la  tendresse 
du  front  (i).  »  Timide  et  réservé,  un  peu  gauche  et  naïf  peut-être, 
l'âme  sereine  et  constamment  élevée,  Tibulle  a  l'innocence,  la  grâce 
chaste  et  suprême  d'un  bel  enfant  pensif.  A  ne  considérer  que  l'en- 
semble, ses  compositions  ne  sont  guère  que  des  lieux-communs 
poétiques,  des  réminiscences,  très  affaiblies  il  est  vrai,  d'écrivain? 
grecs,  des  thèmes  d'école  sans  aucune  originalité,  qu'on  a  lus  cent 
fois  chez  tous  les  poètes  du  temps.  Telle  élégie  n'est  qu'une  mo- 
saïque où  chaque  pièce,  travaillée  avec  un  goût  exquis,  a  été  rap- 
portée avec  un  art  consommé.  Tibulle  avait  évidemment  dans  ses 
tiroirs  des  descriptions  du  Tartare  et  des  Champs-Elysées,  des  ta- 
bleaux de  l'Aurore  et  de  la  Nuit,  des  incantations  et  des  malédic- 
tions de  sorcière,  petits  chefs-d'œuvre  de  ciselure  dont  il  se  servait 
comme  d'ornemens  pour  relever  la  beauté  de  son  œuvre  immortelle. 

Notez  que  ces  ornemens,  qui  nous  semblent  si  artificiels,  sont 
précisément  ce  qui  valait  déjà  le  plus  d'applaudissemens  aux  poètes 
dans  les  lectures  publiques.  La  difficulté  vaincue,  l'habileté  de 
mdn,  la  science  approfondie  de  tous  les  secrets  de  la  langue  et  du 
rhythme,  étaient  comme  aujourd'hui  bien  plus  estimées  que  l'inspi- 
ration véritable.  La  poésie  d'Ovide  nous  donne  une  très  juste  idée 
des  goûts  littéraires  qui,  dès  l'époque  de  Tibulle,  commençaient  i 
régner.  Nul  doute  que  Tibulle  lui-même  n'ait  cru  s'immortaliser 
par  le  genre  de  perfection  dont  nous  parlons.  On  voit  de  reste  qu'il 
ne  songe  qu'à  bien  dire,  et  il  y  a  pleinement  réussi.  Il  est,  comme 
dit  Quintilien  (2),  le  plus  pur  et  le  plus  élégant  des  élégiaques. 

(1)  Mut.,  Ep.,  IV,  yi. 

&)  Inst.  onUar.,  1.  X,  i,  03. 


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70.  BEYUB.  ras  DSCX  ]IOn>E8« 

Toutefois  TibuIIe  ne  nous  ferait  guère  songer  à  Virgile,  s'il  n'a*« 
yait  été  qu'un  virtuose  de  la  fbrme«  Si  nous  associons  volontiers 
ces  deux  noms,  si  le  souvenir  de  Tamant  de  Délia  nous  paraît  uni 
à  la  mémoire  du  chantre  de  Didon^  im  peu,  il  est  vrai,  comme  ie 
lierre  au  chêne,  c'est  que  Tibulle  est  tout  autre  chose  qu'un  versi- 
ficateur, c'est  qu'il  a  laissé  échapper,  malgré  lui  peut-être,  de  ces 
cris  du  cœur  qui  retentissent  jusque  dans  les  âges  futurs,  c'est  qu'il 
a  aimé  avec  assez  de  puissance  pour  faire  entrer  dans  l'idéal  les- 
êtres  qui  ont  charmé  et  torturé  son  cœur,  c'est  qu'il  a  tressailli  du 
frisson  sacré  qu'éprouvent  les  grands  poètes  devant  la  nature. 

h 

«Marchand,  jette  l'ancre,  décharge  ton  vaisseau,  tout  est 
vendu  (1).  »  C'était  là  un  dicton  passé  en  proverbe  parmi  les  gens 
de  mer,  pirates  ou  marchands,  qui  des  côtes  de  Phénicie,  de  Syrie, 
de  Pamphylie,  de  Cilicie,  abordaient  avec  leurs  cargaisons  d'es* 
claves  dans  l'île  de  Délos.  La  traite  des  blancs,  fort  commune  dans 
toute  l'antiquité,  était  un  trafic  comme  un  autre,  mais  plus  lucratif, 
bien  connu  pour  procurer  des  fortunes  colossales.  Les  pirates  de 
l'ancien  monde,  Phéniciens  ou  Grecs,  de  l'Asie  antérieure  aux  co- 
lonnes d'Hercule,  n'ont  jamais  cessé  d'être  les  rois  de  la  mer.  Aux 
temps  môme  où  Rome  était  dans  toute  sa  puissance,  on  vit  ces  au* 
dacieux  marins  pousser  leurs  barques  jusque  dans  les  ports  d'Italie, 
enlever  des  préteurs  romains.  Pompée,  d'un  coup  terrible,  fit  tomber 
leur  insolence;  mais  le  commerce  des  hardis  écumeurs  de  mer  n'en 
fut  nullement  atteint.  D'ailleurs  Rome  consommait  en  quelque  sorte 
à  elle  seule  plus  d'esclaves  que  le  reste  du  monde,  et  ses  pour- 
voyeurs étaient  bien  aises  qu'il  existât  de  grands  marchés  où, 
comme  à  Délos,  on  pouvait  en  un  jour  importer  et  exporter  des 
«  myriades  »  d'individus  de  cette  espèce. 

L'Asie-Mineure  et  la  Syrie,  pays  où  la  misère  et  la  servitude 
semblent  avoir  été  de  tout  temps  des  fatalités  sociales,  étaient  na- 
turellement les  régions  les  plus  riches  en  ce  genre  de  denrée.  On 
volait  sans  vergogne  ce  qui  d'aventure  ne  voulait  point  se  vendre* 
Là  où  le  marchand  avait  échoué,  le  pirate  triomphait,  entraînant 
pêle-mêle  dans  une  razzia  des  gens  de  tout  âge  et  de  toute  condi- 
tion.  Si  quelque  homme  libre,  si  quelque  citoyen  romain  se  trouvait 
parmi  eux,  protestait,  devenait  un  embarras,  on  lui  rendait  la  li- 
berté après  l'avoir  rançonné,  ou  l'on  se  dédisait  de  cette  marchan- 
dise compromettante  en  la  vendant  à  quelques  receleurs  discrets 
qui,  avec  le  fouet  et  les  supplices,  tiraient  presque  autant  d'un 

(1)  Strab.,  XIV,  668-69. 


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lA'  DélffA  I»  TIBCLLE.  71 

bomiiie  libre  qae  d*on  esclave  véritable,  et  n'avaient  garde  de  lais- 
ser arriver  aax  magistrats  la  voix  du  malheureux.  A  Rome,  dans  les 
bouges  de  la  v<He  Suburra  ou  de  la  voie  Sacrée,  près  du  temple  de 
Castor,  le  Grec  des  tles,  au  fin  et  dur  profil,  montrait  à  racheteur 
des  créatures  de  prix  fort  divers,  les  pieds  blanchis  à  la  craie,  ex- 
posées sur  une  sorte  d'échafaud  tournant.  Là,  entassés  comme  un 
vil  bétail,  des  troupeaux  de  Lydiens,  de  Gariens,  de  Mysiens,  de 
Ciliciens,  tous  gens  de  peu  de  valeur,  étaient  pargués  près  des 
foules  de  Syriens,  «  Tespèce  d'hommes  la  plus  dure  au  mal  (1),  » 
de  Sardes  et  de  Corses  d'un  prix  encore  moindre,  de  Gappado- 
dens,  de  Bithyniens,  de  Libumes,  de  Germains  et  de  Gaulois,  esU- 
més  comme  porteurs  de  litières,  de  Numides,  coureurs  excellens, 
d'Éthiopiens,  baigneurs  athlétiques,  de  Phrygiens,  de  Lyciens  et 
de  Grecs  asiatiques,  fort  recherchés  pour  le  service  de  table,  les 
belles-lettres,  la  musique  et  la  danse.  On  rencontrait  dans  ces  ba- 
zars jusqu'à  des  Indiens,  des  Parthes,  des  Daces,  des  Alains.  Quant 
aox  Juifs,  qu'on  ne  distinguait  pas  toujours  des  Syriens,  des  Phé- 
nidens,  des  Égyptiens  et  des  Chaldéens,  ils  devaient  être  fort  nom- 
breux. Tout  cela  payait  l'impôt,  les  droits  d'exportation,  d'importa- 
tion et  de  vente  (2);  mais  les  esclaves  de  choix,  les  sujets  rares  et 
de  haut  goût,  les  objets  de  luxe  en  un  mot,  que  le  marchand  dé- 
Ttbsài  aux  regards  du  vulgaire,  c'étaient,  avec  les  tout  jeunes  en- 
ians  d'Alexandrie,  les  nains  difformes,  les  monstres,  les  fous,  les 
bouffons,  les  pantomimes  et  les  histrions,  qui,  depuis  la  fin  de  la 
république,  formèrent  avec  les  joueurs  et  les  joueuses  de  flûte,  de 
psaltérion  et  de  sambuque,  l'accompagnement  obligé  des  repas  et 
des  fêtes  de  tout  riche  Romain. 

Pourquoi  la  sainte  Délos,  lieu  de  pèlerinage  pour  toute  la  Grèce 
du  continent  et  des  lies,  où  tous  les  cinq  ans  des  théories  parties 
d'Athènes,  de  Milet,  de  Samos,  célébraient  encore  à  l'époque  ro- 
maine ces  fêtes  d'Apollon  et  d'Artémis  où  des  chœurs  de  jeunes 
gens  et  de  jeunes  filles,  au  son  de  la  flûte  et  de  la  cithare,  chan- 
taient des  hymnes  et  exécutaient  ces  danses  fameuses  dans  les- 
quelles on  représentait  le  drame  sacré  de  la  sombre  Latone  et  la 
naissance  de  ses  blonds  enfans,  — pourquoi  l'Ue  flottante  de  Délos, 
dont  aucune  sépulture  ne  souillait  les  flancs  vierges,  était-elle  de- 
venue un  des  plus  célèbres  marchés  d'esclaves  de  l'ancien  monde, 
une  terre  maudite  où  les  captifs,  entassés  sur  le  sable  des  grèves, 
devaient  laisser  toute  espérance?  Je  ne  sais;  mais,  outre  qu'il  faut 
se  bien  garder  de  transporter  dans  l'antiquité  notre  philanthropie 
romantique,  Délos  devait  à  sa  position  géographique  et  à  l'inviolar- 

(1)  Plant.,  Trinumus,  II,  iv,  599. 

(2)  Voyez  le  sayant  ourrage  de  H.  H.  WaUon,  Histoire  de  Vesclavage  dans  Vanti" 
Tiité  (f  $47). 


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72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bilité  de  son  territoire  le  renom  d'être  une  des  places  de  commerce 
les  plus  sûres  et  les  plus  fréquentées.  Après  la  destruction  de  Go- 
rinthe,  c'est  de  Délos  que  l'Italie  tira  tous  les  articles  de  luxe  d'ori- 
gine orientale  jusqu'à  l'époque  des  guerres  de  Mithridate,  époque 
où  fut  anéantie  dans  un  épouvantable  massacre  presque  toute  la 
population  commerçante  de  l'tle,  composée  surtout  d'Italiens.  C'est 
alors  que  Pouzzole,  cette  o  petite  Délos,  »  comme  l'appelait  le  poète 
Lucilius,  trafiqua  directement  avec  la  Syrie  et  Alexandrie. 

Délos  n'est  point  la  seule  lie  de  la  mer  Egée  où  le  commerce  d'es- 
claves ait  été  florissant.  Chios,  Samos,  Lesbos,  les  grandes  cités 
d*Éphèse  et  de  Milet,  sur  les  côtes  de  l' Asie-Mineure,  ont  eu  la 
même  célébrité.  Les  esclaves  gardaient  souvent  le  nom  du  pays 
d'où  ils  venaient  (1),  et,  bien  que  cet  indice  soit  quelquefois  trom- 
peur, on  doit  cependant  en  tenir  compte.  Ainsi  il  pouvait  arriver 
qu'on  appelât  «  Lesbienne  »  une  esclave  achetée  à  Lesbos,  maïs 
venue  d'une  tout  autre  contrée,  dont  nul  ne  savait  plus  le  nom, 
pas  même  l'esclave,  laquelle  avait  peut-être  été  enlevée  tout  en- 
fant, ou  était  née  de  parens  déjà  captifs.  Cependant  les  noms  d'es- 
claves que  nous  trouvons  dans  Plante  et  dans  Térence,  Joriy  Ephe- 
siusy  Thessala^  Lydus^  Syra^  Lesbia^  Phrygia^  etc.,  sont  un  bon 
critérium  de  l'origine  ou  de  la  provenance  des  classes  serviles  à 
Rome.  Si  l'esclave  avait  été  élevée  avec  soin,  si  elle  dansait  avec  la 
grâce  voluptueuse  des  Ioniennes,  si  au  son  des  crotales,  du  tam- 
bour de  basque,  des  castagnettes  de  Bétiqne,  elle  était  habile  à 
imiter  les  pas  et  les  mouvemens  lascifs  des  danseuses  de  Cadix,  si 
elle  savait  chanter  avec  charme  une  ode  de  Sappho,  quelque  molle 
mélodie,  quelque  légère  chanson  des  bords  du  Nil,  en  frappant  du 
plectrum  d'ivoire  les  cordes  d'une  lyre,  ou  en  promenant  deux 
belles  mains  sur  la  harpe  de  Phénicie,  ou  tout  simplement  si  elle 
était  jolie  et  plaisait  à  quelque  Romain,  celui-ci  achetait  au  mar- 
chand la  belle  captive  et  la  faisait  affranchir.  C'était  là  Thistoire  de 
presque  toutes  les  femmes  du  demi-monde  (de  celles  du  moins  qui 
n'étaient  pas  étrangères  et  ae  s'étaient  point  rachetées  de  leur 
p^'opre  pécule),  de  toutes  ces  affranchies^  adulées  comme  des  reines 
par  la  jeunesse  de  Rome,  célébrées  à  Tenvi  par  les  élégiaques  la- 
tins, par  Gallus,  Tibulle,  Properce  et  Ovide.  Cette  histoire-là  était 
aussi  ancienne  que  commune;  on  était  habitué  à  la  voir  représenter 
dans  les  comédies  :  c'est  le  sujet  du  Persan  de  Plante  par  exemple 
où  Toxile,  pour  le  dire  en  passant,  conseille  à  un  leno  (sorte  de  ruf-- 
ftano  antique)  d'acheter  une  belle  fille  que  des  piiates  sont  censés 
avoir  enlevée. 

Si  quelque  fière  matrone  romaine,  très  pure  encore  dans  quel- 

(1)  Morera,  Die  PhOnnier,  B.  m,  p.  81. 


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LA   DÉLIA  DE   TIBULLE.  73 

qoes  grandes  familles,  les  cheveux  noués  avec  la  vitta^  superbement 
drapée  dans  les  longs  plis  de  la  stola  et  de  la  palla  tombant  jusqu'aux 
talons,  écrase  d'un  regard  hautain  la  petite  aiTrancbie  d'hier,  —  vile 
esclave  qui  peut-être  porte  encore  au  sein  et  sur  les  bras  la  trace 
des  coups  de  fouet  et  des  piqûres  d'épingle,  créature  vénale  qu'un 
beau  fils  a  tirée  à  prix  d'or  de  quelque  impur  repaire,  mais  qu'on  ne 
saurait  sans  doute  ni  aimer  ni  prendre  au  sérieux,  —  celle-ci,  l'af- 
franchie, n'a  pas  moins  de  mépri^  pour  les  malheureuses  aux  bot- 
tines crottées,  à  la  mitre  peinte,  qui  parcoucent  la  voie  Sacrée  ou 
se  tiennent  aux  environs  du  Cirque.  Bonnes  amies  de  gardes-mou- 
lins, reste  de  galans  enfarinés,  délices  des  canailles  d'esclaves, 
horreurs  parfumées  de  lavande  que  jamais  homme  libre  n'a  voulu 
toucher,  filles  à  deux  oboles,  scorta  diobclariay  quelles  injures  les 
affranchies  ne  jettent -elles  pas  à  la  face  des  pécheresses  de  bas 
étage  I  Elles  se  vengent  ainsi  du  dédain  des  matrones,  a  Elles  font 
de  nous  grand  mépris  parce  que  nous  ne  sommes  que  des  affran- 
chies, 9  s'écrie  une  femme  de  cet  ordre  dans  la  Cassette  (1).  «  Oui, 
moi  et  ta  mère,  dit-elle  à  Silenium,  nous  avons  fait  le  métier  de 
courtisane.  Elle  t'a  élevée  comme  j'ai  élevé  ma  fille,  pour  moi;  vos 
pères  étaient  de  rencontre.  Ce  n'est  point  par  dureté  de  cœur  que 
j'ai  fait  prendre  à  ma  fille  l'état  qu'elle  exerce,  mais  je  ne  voulais 
pas  mourir  de  faim.  »  Et  comme  Silenium  insinue  avec  une  naïveté 
touchante  qu'il  aurait  mieux  valu  la  marier  :  «Par  Castor!  ricane  la 
vieille,  elle  se  marie  tous  les  jours.  » 

Bien  des  affranchies  ne  pensaient  point  ainsi  et  préféraient  marier 
leur  fille.  Elles-mêmes  allaient  avec  leur  enfant  habiter  la  maison 
du  mari.  Voilà  précisément  comme  Délia  et  sa  mëje  nous  apparais- 
seift  dans  les  poèmes  de  Tibulle.  Nous  savons  d'une  manière  posi- 
tive que  ces  deux  femmes  appartenaient  à  la  classe  des  affranchies. 
Après  comme  avant  son  mariage.  Délia  n'attacha  jamais  ses  blonds 
cheveux  avec  la  vitta  des  matrones,  jamais  elle  n'embarrassa  ses 
pieds  dans  les  plis  de  la  «  longue  stola.  n  C'est  un  de  ses  amans, 
Tibulle  lui-même,  qui  nous  l'apprend  dans  des  vers  où  il  n'y  a  pas 
ombre  de  dépit  ou  d'amertume  d'aucune  sorte  (2).  On  pense  bien 
d'ailleurs  qu'un  poète  comme  Tibulle,  dont  les  manières  étaient 
naturellement  grandes  et  délicates,  se  serait  bien  gardé  de  faire 
une  telle  allusion,  si  elle  avait  pu  blesser  Délia;  mais  jamais  sans 
doute  il  ne  vint  à  l'idée  de  cette  jeune  femme  de  vouloir  passer 
pour  une  patricienne.  Elle  connaissait  sa  condition,  et  savait  qu'il  lui 
manquait  bien  plus  qu'une  longue  robe  et  des  bandelettes  pour  de- 
venir l'égale  de  la  mère  et  de  la  sœur  de  Tibulle. 

(1)  Plant.,  Cistell,,  I,  i,  39  wi^, 

^)  I,  Tf,  68-€9.  —  Taraèbe,  Vobs,  Heyne  et  DisseD,  sans  parler  des  derniers  édi- 
teoTB  de  UbaUe,  sont  unanimes  sur  ce  point. 


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7i  RETiri  DES  DEUX  MOMDES. 

Délia  paraît  avoir  été  une  étrangère,  uno  fille  de  rAsie-Mineare 
ou  des  lies  de  FArcbipel,  peut*^tre  une  Syrienne.  Il  n*est  pas  dit 
un  seul  mot  de  son  père,  qui  semble  bien  aussi  «  avoir  été  de  ren- 
contre. »  Sans  avoir  la  prétention  de  dire  avec  certitude  quelle  fut 
la  patrie  de  Délia,  on  peut  supposer  qu'elle  ou  sa  mère  venait  des 
pays  d'Orient,  d'où  la  plupart  de  ces  femmes  tiraient  leur  origine. 
Ëtait-elle  de  Délos?  Elle  y  naquit  peut-être,  mais  elle  n'était  certes 
pas  plus  Grecque  qu'Italienne.  Contentons-nous  de  ce  résultat  né- 
gatif. Telle  autre  amie.de  poète  à  jamais  immortelle,  dont  on  croit 
savoir  le  vrai  nom,  n'est  guère  mieux  connue.  Je  ne  voudrais  pas 
ébranler  la  foi  de  ceux  qui  voient  dans  la  Lesbia  de  Catulle  la  pa- 
tricienne Clodia,  la  sœur  du  fameux  agitateur  Clodius,  la  femme  de 
Q.  Metellus  Celer;  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  nous  n'en  avons 
aucune  preuve  directe,  aucun  témoignage  contemporain,  et  que 
l'opinion  actuelle  demeure  une  supposition  vraisemblable,  sinon 
une  pure  hypothèse  (l).  Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  tenir  grand 
compte  du  fameux  passage  d'Apulée  (Apol.,  p.  106,  Oud.),  où  l'on 
a  cru  retrouver  les  noms  des  amantes  de  Catulle,  de  Ticidas,  de 
Properce  et  de  TibuUe.  C'était  un  esprit  prodigieusement  actif 
et  curieux  que  celui  d'Apulée,  mais  si  faux  et  si  bizarre  que  le 
personn-ige  semble  avoir  quelque  chose  de  fantastique,  d'équi- 
voque, de  glissant  et  de  peu  sûr,  comme  ces  gros  serpens  sacrés 
qu'il  dut  voir  bien  souvent  au  fond  des  vans  mystiques,  enroulés 
sous  des  feuilles  de  lotus,  dans  les  innombrables  mystères  auxquels 
il  se  fit  initier.  Songez  que  le  passage  en  question  est  dans  un  plai- 
doyer, sorte  d'écrit  où  l'on  se  pique  rarement  de  critique  histo- 
rique, que'  notre  avocat  se  propose  uniquement  d'écarter  une  ac- 
cusation, et  déclare  que,  si  ses  adversaires  ont  raison,  ils  devront 
aussi  incriminer  Catulle,  Ticidas,  Properce  et  TibuUe,  lesquels  ont 
tous  chanté  leurs  belles  sous  des  noms  fictifs.  «  Plania  est  dans  son 
coeur.  Délia  dans  ses  vers,  »  s'écrie-t-il  en  parlant  de  TibuUe.  L'an* 
tithèse  est  jolie,  et  de  cette  élégance  recherchée  qu'on  aimait  fort 
dans  les  écoles  d'Afrique;  mais  qui  donc  a  révélé  à  ce  rhéteur  car- 
thaginois tant  de  choses  précieuses  sur  la  biographie  intime  des 
plus  grands  poètes  latins?  Où  les  a-t-ii  prises  ?  Comment  personne 
ne  paralt-il  les  avoir  connues  avant  lui?  Je  ne  dis  pas  qu'il  a  forgé 
les  noms  qu'il  cite;  il  les  a  sans  doute  tirés  de  quelque  inâ«- 
pide  recueil  anecdotique  de  ces  temps  absolument  dénués  de  cri- 
tique. En  somme,  on  comprend  la  réserve  de  Catulle,  si  ce  poète  a 
été  l'amant  de  la  patricienne  Clodia;  mais  quelle  apparence  que  Ti- 
buUe ait  eu  les  mêmes  scrupules  à  l'endroit  d'une  affiranchief  Dirar- 

(1)  Rud.  WettphaL,  CaiitUs  (sMBcftto  i»  ikrev^  gêichiBhtIkhm  Zu9amnmnhan§$ 
Ubwsetzt  und  erldutert,  p.  34-35.  Breslaa,  1^3. 


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t-on  que  cette  afirancbie  était  mariée?  Oui,  certes,  elle  Tétait: 
rezcellent  travail  de  M.  Otto  Richter  a  surtout  pour  objet  d'établir 
que  les  cinq  élégies  où  il  est  fait  mention  de  Délia  s'adressent 
toutes  à  une  femme  mariée;  mais  à  Rome  comme  à  Paris  il  y  avait 
bien  des  sortes  de  mariage.  C'est  peu  de  dire  que  Délia  était  ma- 
riée, ffi  l'on  ne  demande  tout  aussitôt  :  comment  l'entendez-vous? 
Oq  n'attend  pas  de  nous  sans  doute  quelque  nouvelle  déclama- 
tion sur  cette  fameuse  «  orgie  romaine,  »  qui  n'a  jamais  existé  que 
dans  l'imagination  des  ascètes,  des  rhéteurs  et  des  poètes,  tous 
gens  de  peu  de  critique.  Les  mœurs  de  Rome  aux  temps  de  César 
et  d'Auguste  ne  différaient  guère  des  nôtres.  Elles  rappelaient  celles 
qu'on  a  toujours  observées  dans  les  grands  centres  de  population 
cosmopolite  aux  époques  de  civilisation  très  avancée.  Il  y  avait  à 
Rome  des  patriciens,  des  chevaliers,  des  affranchis,  dont  les  richesses 
prodigieuses,  accrues  par  l'usure,  le  fermage  des  impôts  publics  et 
les  rapines  de  toute  sorte  exercées  sur  le  monde  entier,  dépassaient 
de  beaucoup  les  plus  grandes  fortunes  de  ce  temps-ci.  II  y  avait 
dans  la  même  ville  320,000  citoyens  inscrits  sur  les  registres  de 
distribution  de  vivres.  César  réduisit  en  vain  ce  nombre  à  150,000. 
Le  «  paupérisme,  »  sorte  de  maladie  sociale  qui  se  développe  fata- 
lement avec  le  luxe  au  sein  des  grandes  agglomérations  d'hommes» 
n'est  point  chose  qui  cède  à  des  mesures  administratives.  Avec  l'o- 
pulence des  uns,  la  misère  des  autres  avait  augmenté.  En  haut,  sur 
les  sommets  inaccessibles  d'un  lumineux  olympe,  loin,  bien  loin  de 
la  terre  où  les  nations  leur  dressent  des  statues,  le  chœur  des  dieux 
et  des  demi-dieux,  pour  qui  l'existence  est  une  fête  éternelle;  en 
bas,  aux  plus  obscures  proifondeurs,  misérable  et  famélique,  la  vUe 
multitude,  ohl  la  plus  vile  et  la  plus  hideuse  qui  fut  jamais,  dirais- 
je,  si  elle  s'était  saturée  d'alcool  autant  que  notre  populace  I  Quant 
à  la  classe  moyenne,  il  y  avait  longtemps  qu'elle  avait  entièrement 
disparu  à  Rome,  a  Grands  seigneurs  etmendians,  tous  deux  cosmo- 
polites à  égal  degré,  voilà,  dit  Mommsen,  tout  ce  qui  restait  dans 
la  ville.  »  Lorsqu'à  l'avènement  du  principat  ce  qu'on  appelait  en- 
core le  peuple  romain  perdit  le  prix  de  ses  votes  et  de  ses  cris 
dans  les  émeutes,  il  fallut  bien  le  nourrir,  ce  peuple,  et  TamJi'-er. 
lavénal  a  dit  le  mot,  mais  la  chose  existait  depuis  longtemp^>.  I 
suffit  de  relire  l'inscription  d' Ancyre  pour  se  bien  persuader  qu  .^.u- 
gttste  amusa  le  peuple  par  les  jeux  du  cirque  qu'il  donna,  les  spec- 
tacles de  gladiateurs,  les  combats  d'athlètes,  les  chasses  de  bêtes 
d'Afrique,  de  môme  qu'il  le  nourrit  par  ses  innombrables  distri- 
butions de  blé,  de  sesterces  et  de  deniers.  Ce  peuple  -  là  n'avait 
plus  de  romain  que  le  nom.  a  Depuis  longtemps,  dit  Appien,  le 
penple  romain  n'était  plus  qu'un  màange  de  toutes  les  nations.  Les 
affranchis  étaient  confondus  avec  les  citoyens,  l'esclave  n'avait  plus 


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70  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  qui  le  distinguât  de  son  mattre.  Enfin  les  distributions  de  blé 
qu'on  faisait  à  Rome  y  attiraient  les  mendians,  les  paresseux,  les 
scélérats  de  toute  ritalîe.  »  Admirez  maintenant  la  naïveté  des  his- 
toriens modernes  qui,  après  le  meurtre  de  César,  après  la  mort 
d'Auguste,  de  Tibère,  et,  j'imagine,  de  tous  les  empereurs,  s'éton- 
nent et  s'indignent  de  ne  pas  voir  renaître  la  république  I  II  ne 
manquait  pour  cela  que  des  citoyens.  Quelques  misérables  halluci- 
nés, sorte  de  maniaques  dangereux,  un  fou  furieux,  Cassius,  un 
hypocondriaque,  Brutus,  un  esprit  étroit  et  borné,  Caton,  purent 
bien  éteindre  en  un  instant  l'immortel  génie  qui  avait  assuré  pour 
des  siècles  la  durée  de  la  puissance  romaine  et  propagé  jusqu'aux 
limites  de  l'Occident  une  civilisation  supérieure  d'où  est  sorti  le 
monde  moderne  :  l'univers,  étonné  de  tant  d'impiété,  laissa  aux 
dieux  eux-mêmes  le  soin  du  châtiment,  et,  loin  de  répondre  aux 
cris  de  délivrance  qu'avaient  poussés  les  conjurés,  les  peuples  se 
rangèrent  en  silence  pour  éviter  jusqu'au  contact  des  parricides. 

Dans  une  telle  société,  il  y  aVait  longtemps  que  le  caractère  sacré, 
essentiellement  religieux  du  mariage  antique  avait  disparu  des 
mœurs.  En  se  mariant,  l'homme  n'associait  plus  la  femme  au  culte 
secret  de  ses  ancêtres  et  des  dieux  de  sa  famille  :  il  suivait  la  cou- 
tume, recherchait  quelque  avantage,  ou  obéissait  aux  lois.  D'an- 
cêtres, il  ne  pouvait  en  être  question  pour  cette  tourbe  cosmopolite 
d'affranchis,  sans  passé  et  sans  tradition,  qui  à  la  troisième  géné- 
ration devenaient  dans  leurs  petits- fils  des  citoyens  romains,  des 
chevaliers,  voire  des  sénateurs.  Tout  homme  né  libre,  à  moins  qu'il 
ne  fut  sénateur  ou  fils  de  sénateur,  pouvait  épouser  une  affranchie; 
il  en  avait  des  enfans  légitimes.  La  loi  Julia  permit  aux  chevaliers 
cette  sorte  d'union.  Rome  fut  ainsi  peuplée  d'étrangers  qui  servi- 
rent à  recruter  les  tribus,  les  décuries,  les  cohortes  même  de  la 
ville.  Par  contre,  on  ne  voyait  que  Romains  et  Italiens  dans  les 
provinces,  en  Gaule,  en  Asie-Mineure,  en  Afrique.  La  vie  commune 
à  Rome  était  celle' d'une  ville  où  le  luxe  et  le  plaisir  sont  la  grande 
affaire,  où  s'enrichir,  faire  fortune  à  tout  prix,  parait  à  chacun  le 
commencement  de  Ja  sagesse,  où  les  classes  serviles,  —  nous  di- 
rions aujourd'hui  les  classes  industrielles,  —  pâles  et  frémissantes 
de  désirs,  trouveraient  douce  la  mort,  s'il  leur  était  donné  de  s'é- 
tendre un  instant  sur  le  lit  d'or  des  voluptés  banales  où  se  vautrent 
leurs  patrons. 

Les  élégans,  les  petits-mattres,  tous  les  gens  du  bel  air  ne  se  ma- 
riaient plus.  Avoir  des  enfans,  procréer  des  «  citoyens  »  pour  l'état, 
cela  paraissait  grossier  et  presque  ridicule  à  de  fins  lettrés  comme 
Properce.  Le  mal,  on  le  sait,  datait  de  loin.  Bien  avant  l'époque  de 
Tibulle  et  d'Horace,  le  censeur  Q.  G.Métellus  le  Macédonique,  ISl  ans 
avant  notre  ère,  exhortait  déjà  les  Romains  à  ne  pas  s'exempter  d'une 


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Lèi  DELIA  Dfi   TIBUtLE.  77 

charge  publique,  bien  lourde  sans  doute,  mais  qu'il  fallait  subir  par 
devoir  et  en  boa  patriote.  Auguste,  qui  lut  dans  le  sénat  et  fit  con- 
naître au  peuple  par  un  édit  le  discours  de  Métellus,  Auguste,  qui  se 
présente  à  nous,  dans  Tinscription  d'Ancyre,  comme  un  réformateur 
des  mœurs,  qui  par  de  nouvelles  lois  entreprit  de  faire  revivre  les 
coutumes  et  les  usages  des  ancêtres,  essaya  vainement,  dès  727  de 
Rome,  de  combattre  le  célibat  chez  les  deux  sexes.  Neuf  ans  après, 
il  ne  fut  guère  plus  heureux  avec  les  lois  juliennes,  ni  plus  tard 
encore  avec  la  loi  Papia  Poppœay  qui  frappait  de  peines  très  sé- 
vères les  hommes  de  vingt  à  soixante  ans  non  mariés,  ou  qui,  au- 
delà  de  vingt-cinq  ans,  n'avaient  point  d'enfans,  et  les  femmes  de 
vingt  à  cinquante  ans  non  mariées,  ou  qui,  au-delà  de  vingt  ans, 
étûent  sans  enfant.  Cette  loi,  dit  Tacite,  ne  fit  pas  contracter  plus 
de  mariages  ni  élever  plus  d'enfans.  On  s'en  douterait  bien  un  peu, 
même  sans  ce  grave  témoignage.  Là  où  nous  ne  voyons  aujour- 
d'hui qu'un  assez  lourd  contre-sens  d'Auguste,  une  faute  de  goût 
toute  romantique  qui  surprend  fort  dans  un  esprit  si  lucide  et  si 
juste,  les  contemporains  que  la  loi  atteignait  ont  vu  un  véritable 
attentat  contre  ce  que  les  modernes  devaient  appeler  la  liberté  in- 
dividuelle, notion  encore  bien  confuse,  mais  dont  on  commençait 
d'avoir  un  vague  sentiment.  En  cessant  d'être  citoyen,  le  Romain 
devenait  homme.  Une  très  haute  philosophie,  peu  comprise,  bien 
qae  très  répandue  à  Rome,  la  doctrine  d'Épicure,  présentait  volon- 
tiers le  célibat  comme  une  condition  de  paix,  de  sérénité,  d'indé- 
pendance spirituelle  et  de  vraie  liberté.  Sans  doute,  chacun  usait 
de  cette  liberté  d'une  manière  un  peu  dilTérente,  et  ce  n'était  pas 
toujours  la  philosophie  qui  gagnait  ce  que  l'état  perdait. 

Mais  il  faut  avouer  que  le  mariage,  tel  que  l'avaient  fait  les  nou« 
velles  mœurs,  n'était  guère  de  nature  à  tenter  les  gens  délicats, 
amoureux  du  repos  et  de  l'étude,  ou  simplement  soucieux  de  leur 
honneur.  Dans  les  derniers  temps  de  la  république,  le  mariage  était 
devenu  une  union  passagère,  une  sorte  de  contrat  de  louage  aussi 
facilement  rompu  que  conclu;  renouvelé  à  volonté  sans  le  moindre 
empêchement,  il  laissait  aux  deux  époux  toute  liberté  de  se  livrer 
à  leurs  fantaisies.  Le  divorce,  si  contraire  à  l'institution  religieuse 
du  mariage  et  à  peu  près  inconnu  à  Rome  jusque-là,  était  mainte- 
nant un  événement  de  tous  les  jours.  Les  registres  publics  étaient 
couverts  d'actes  de  divorce.  Les  grands  avaient  donné  l'exemple. 
Sflla,  comme  Pompée,  épousa  cinq  femmes.  César  quatre  comme 
Antoine,  sans  compter  Gléopâtre.  La  fille  bien-aim(2e  de  Cicéron, 
ToIIia,  eut  trois  maris.  On  comprend  que  Sénèque,  avec  sa  manière 
de  dire  un  peu  exagérée  qui  rappelle  le  convitium  sœculi  de  nos 
prédicateurs,  ait  eu  quelque  raison  d'écrire  que  certaines  femmes 


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78  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  noble  race  ne  comptaient  plus  leurs  années  par  le  nombre  des 
consuls,  mais  par  celui  de  leurs  maris.  La  grande  liberté  qui  régnait 
dans  ces  sortes  d'unions  dégénérait  bien  vile  en  nne  tolérance  réci- 
proque souyent  très  large.  Un  moyen  infaillible  de  se  couvrir  de 
ridicule,  de  passer  pour  un  ruBtre  qui  n'entend  rien  aux  belles  ma- 
nières de  la  ville,  c'était  de  paraître  jaloux.  Ovide  et  Sénèque,  le 
poète  libertin  et  Taustère  moraliste,  notent  tous  deux  à  leurs  points 
de  vue  les  mêmes  traits  de  mœurs.  «  Amusez-vous,  ô  belles,  dit  la 
Dipsas  du  poète  de  Sulmone;  celle-là  seule  est  chaste  que  personne 
ne  prie  d'amour.  Si  elle  n'est  point  novice,  c'est  elle  qui  fait  le 
premier  pas...  Se  fScber  contre  une  épouse  adultère,  quelle  gros- 
sièreté!.. Si  tu  es  sage,  sois  indulgent,  qoitte  cet  air  sévère  et  ne 
revendique  pas  tes  di  oits  d'époux.  Cultive  les  amis  que  te  donnera 
ta  femme  (elle  t'en  donnera  beaucoup!).  Honneur  et  crédit  te  vien- 
dront ainsi  sans  fatigue  aucune.  Tu  seras  de  tous  les  festins  de  la 
jeunesse,  et  tu  verras  dans  ta  maison  mille  objets  que  tu  n'y  auras 
point  apportés  (1).  »  Et  le  philosophe  :  <c  A-t-on  aujourd'hui  la 
moindre  honte  de  l'adultère?  On  en  est  venu  au  point  qu'une  femme 
ne  prend  un  mari  que  pour  irriter  les  désirs  de  l'amant.  La  chas- 
teté est  une  preuve  de  laideur...  (2).  n 

L'homme  du  monde  le  mieux  doué  pour  la  tie  innocente  et  fa- 
cile, pour  les  studieux  loisirs,  un  TirgiJe,  un  Tibulle,  échappait 
difficilement  à  l'élégante  corruption  d'une  telle  société.  Tout  jeune 
homme  bien  né  qui  ne  se  serait  pas  affiché  avec  une  courtisane  cé- 
lèbre, qui  n'aurait  pas  entretenu  une  femme  mariée,  aurait  passé 
aux  yeux  des  dames  romaines  pour  un  débauché  de  bas  étage, 
pour  un  coureur  de  servantes  (3).  Les  lois  juliennes  semblèrent 
surtout  tyranniques  à  cette  classe  de  délicats  et  de  raffinés  qui 
avaient  appris  à  connaître  aux  dépens  d' autrui  tous  les  inconvéniens 
du  mariage.  Quant  aux  femmes,  on  pense  bien  qu'elles  avaient 
trouvé  le  moyen  d'éluder  ces  lois  tout  en  paraissant  s'y  soumettre. 
Prendre  pour  mari  un  homme  pauvre,  sans  autorité  dans  la  maison, 
qui  supporte  sans  plainte  les  amis  de  sa  femme  et  sache  à  merveille 
qu'au  moindre  signe  de  rébellion  il  sera  mis  à  la  porte  comme  un 
amant  ruiné,  voilà  un  des  artifices  dont  usaient  souvent  les  riches 
affiranchies.  D'autres  au  contraire  avaient  un  mari  avide,  une  vieille 
mère  rapace,  qui  les  poussaient  en  quelque  sorte  dans  les  bras  de 
l'amant.  L'adultère  passait  dans  les  mœurs  de  la  famille;  on  en  vi- 
vait. Horace  nous  montre  l'épouse  qui  se  lève  devant  l'époux,  mn 
complice,  pour  suivre  quelque  vil  ruffkmo  ou  quelque  patron  de 

(1)  Ovi<k,  Amor.,  î,  vm,  43;  m,  i?,  37. 
(8)  Scnec,  De  Benef.,  m,  xti. 
(3)  /M.,  I.  IX. 


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LA  DÉLIA  DB  TIBULLE.  79 

mmre  dont  la  ceintiire  renferme  assez  d'or  pour  payer  toutes  les 
hontes  (1).  Dans  Juvénal,  cet  honnête  homme  (je  parle  du  mari)  a 
i'aÎT  de  compter  les  soUves  ou  de  ronfler  sur  les  veiTes  (2).  II  ne  voit 
rien,  ne  sait  rien,  n'ent^d  rien;  il  dort.  Pour  tout  le  monde?  Non, 
certes.  De  là  le  vienx  proverbe  :  non  omnibus  dormio.  Que  le  mot 
soit  de  Cepins  ou  d'un  autre,  il  peint  fort  bien  en  sa  brièveté  Tin- 
tërieur  de  certaines  maisons  romaines.  Le  madré  compère  distingue 
très  nettement  dans  son  rôve  le  geste  furtif  de  l'esclave  qui  s'ap- 
prête à  saisir  quelque  coupe  de  falerne;  mais  ce  qui  parfois  le  fait 
vaguement  sourire,  ce  qui  l' empêche  en  s^parence  de  voir  et  d'en- 
tendre, c'est  la  vision  de  son  propre  nom  qui  luit  en  lettres  d'or 
dans  le  testament  des  galans  de  sa  femme. 

Telle  se  montre  Délia  entre  son  mari ,  sa  mère  et  ses  amans. 
IRbulle  se  vante  en  propres  termes  d'avoir  plus  d'une  fois  endormi 
le  mari  :  il  lui  faisait  boire  du  vin  pur;  lui,  il  mettait  de  l'eau  au 
fond  de  sa  coupe,  si  bien  que  la  victoire  lui  restait  (3).  Tibulle 
étaitrU  dupe?  J'ai  bien  peur  que  le  mari  eût  pu  dire  avec  Ovide  : 

Ip«e  miser  vidJ,  qamn  me  donnire  putarei. 

Le  poète  ét^t  jeune  et  sans  doute  fort  novice  lorsqu'il  connut  Dé- 
lia. Que  lui  importait  d'ailleurs?  Jamais  il  n'a  été  jaloux  du  mari. 
Celui-ci  tensdt  peu  de  place  dans  la  maison,  il  s'effaçait  à  propos, 
et  n'était  mis  en  avant  par  la  vieille  mère  que  lorsqu'il  s'agissait 
d'éloigner  un  amant  importun  ou  ruiné. 

Kous  avons  eu  la  mère  d'actrice  ;  les  anciens  avaient  la  mère 
d'a/Tranchie  et  de  courtisane.  Dans  les  poèmes  de  Tibulle,  la  mère 
de  Délia  n'est  appelée  qu'une  seule  fois  de  son  nom  de  «  mère.  » 
Selon  que  le  poète  est  dans  la  joie  ou  dans  la  douleur,  c'est  une 
0  bonne  et  douce  vieille,  attentive,  précieuse  comme  l'or,  »  ou  une 
«  sorcière  rapace,  »  et  même  une  a  entremetteuse.  »  Alors  il  accu- 
mule sur  le  chef  branlant  de  la  misérable  ces  malédictions  terribles 
dont  tous  les  poètes  du  temps  se  montrent  si  prodigues  à  l'endroit 
des  vieilles  de  cette  sorte.  «  Que  les  âmes  dolentes  des  amans  mal- 
heureux voltigent  autour  d'elle,  et  qu'en  tout  temps  la  chouette  si- 
nistre crie  du  haut  de  son  toit  I  Bondissant  sous  l'aiguillon  de  la 
faim,  qu'elle  aille  arracher  l'herbe  des  tombes  et  ramasser  les  osse- 
mens  abandonnés  par  les  loups  voracesl  Qu  elle  coure  nue  par  les 
villes  en  hurlant,  poursuivie  de  carrefour  en  carrefour  par  des  chiens 
XorleujL  (&).  »  Au  contraire,  si  des  resseniimens  plus  ou  moins  graves 

(i)  Horat.,  Od.,  m,  Yi,  29. 
(S)  Jav.,  Sat.,  ly  55  sqq. 
C3)  Tib.,  I,  VI,  27-28. 
(4)  TIb.,  I,  ▼,  51-56. 


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80  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

ne  régarent  point,  TibuIIe  reconnaît  volontiers  tout  ce  que  la  mère 
de  Délia  a  fait  pour  le  rendre  heureux.  Dans  la  sixième  élégie,  il  a 
laissé  percer  un  sentiment  affectueux  très  réel  sous  l'expression  dé- 
daigneuse de  sa  reconnaissance.  «  Si  je  t'épargne,  ce  n'est  pas 
pour  toi,  ma  Délia;  mais  ta  mère  me  touche,  et  cette  excellente 
vieille  désarme  ma  colère.  C'est  elle  qui  t'amène  vers  moi  dans  les 
ténèbres,  qui,  toute  tremblante,  nous  met  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.  C'est  elle  qui  la  nuit  m'attend  immobile  à  la  porte,  et  de 
loin  reconnaît  mon  pas.  Vis  longtemps  pour  moi,  douce  vieille! 
Combien  je  voudrais  pouvoir  ajouter  mes  années  aux  tiennes  I  Toi, 
et  ta  fille  à  cause  de  toi,  toujours  je  vous  aimerai.  Quoi  qu'elle  fasse, 
c'est  ton  sang  (1).  n 

Je  ne  sais,  mais  il  me  semble  que  la  mère  de  Délia  revit  pour 
nous  avec  des  traits  au  moins  aussi  nets  et  accusés  que  le  triste 
mari  de  la  belle  enfant.  Décrépite,  hideuse  comme  toutes  les  vieilles 
femmes  des  pays  méridionaux,  elle  aime  sa  fille  comme  une  louve, 
et  la  défendrait  avec  ses  ongles  contre  tout  le  genre  humain.  Mi- 
sérable esclave  de  Syrie  ou  des  lies  de  l'Archipel,  vendue,  re- 
vendue peut-être  à  des  maîtres  cupides  et  cruels,  elle  hait  les 
hommes.  Ignore  profondément  la  morale  des  gens  qui  naissent  libres 
et  riches,  et  n'a  d'estime  au  monde  que  pour  le  fauve  éclat  des 
pièces  d'or.  A  la  vue  des  dariques,  ses  petits  yeux  perçans  comme 
des  vrilles  s'allument  et  pétillent,  son  cou  se  gonfle  comme  celui 
d'un  reptile,  et  sur  son  front  terreux  s'agitent  quelques  rares  che- 
veux gris  qui  semblent  jaunes  sous  l'étoffe  rouge  dont  se  coiffaient 
à  Rome  les  femmes  de  cet  âge  et  de  cet  état. 

IL 

Quand  il  vit  Délia  pour  la  première  fois,  Tibulle  n'était  guère 
qu'un  enfant.  Tibulle  était  alors  un  gentil  cavalier,  riche,  élégant, 
de  manières  douces  et  distinguées.  Bien  que,  par  bon  ton,  il  affecte 
parfois  d'avoir  les  mœurs  des  Cœlius,  des  Dolabella  et  des  Curion,  il 
ne  parait  pas  que  la  débauche,  môme  brillante  et  de  noble  appa- 
rence, ait  jamais  eu  pour  lui  un  attrait  réel  et  durable.  Quoi  qu'il  en 
dise,  on  ne  l'imagine  guère  enfonçant  la  nuit  les  portes  des  belles 
Romaines,  faisant  tapage  dans  les  rues  et  provoquant  le  passant 
attardé  dont  le  falot  jette  une  lueur  indiscrète  sur  ses  traits  qu'il 
s'efforce  de  dissimuler  dans  l'ombre  (2).  Il  n'y  a  là  que  réminis- 
cences de  Plaute  et  de  Térence.  Parce  qu'il  mourut  jeune,  il  ne  faut 
point  faire  de  Tibulle  un  poète  phthisique,  mais  il  ne  faut  pas  ou- 

(i)  TibuU.,  VI,  57-CC. 

(2)  m.,  I,  I,  73-74î  II,  33,  36-37. 


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LA  DÉLU  DE  TIBULLE.  81 

biier  non  plas  qu&  lui-même  se  donne  comme  étant  d'une  com- 
plexion  délicate.  Horace,  qui  le  connaissait,  parle  de  sa  beauté  (1). 
Dn  ancien  biographe  du  poète,  Hieronymus  d'Alexandrie,  vante  sa 
belle  stature,  la  souplesse  et  l'agilité  de  ses  membres,  la  grâce  ai- 
mable de  sa  parole  et  la  douceur  de  ses  mœurs.  Le  môme  auteur  a 
bien  raison  de  s'élever  contre  ceux  qui  prêtaient  à  notre  poète  un 
visage  triste  et  austère;  il  a  tort  de  le  représenter  hilare  et  joyeux. 
Sur  le  visage  de  TibuUe,  où  brillait  alors  l'heureuse  sérénité  de  la 
jeunesse  et  de  la  force,  il  n'y  avait  que  l'expression  sérieuse  et 
calme  d'un  paysan  latin,  né  à  Rome,  il  est  vrai,  mais  qui  plus  que 
personne  tenait  au  sol  de  ses  pères,  à  sa  terre  et  à  ses  bois  de  Pédum, 
à  la  rustique  habitation  de  sa  famille,  à  la  religion  de  ses  ancétYes, 
aux  rites  et  aux  cérémonies  sacrées  de  ses  dieux  lares. 

Tibulle  réalisait  pour  Horace  Tidéal  que  cet  esprit  excellent  s'é- 
tait formé  de  l'homme.  Il  avait  celte  santé  de  l'esprit  et  du  corps 
qui,  en  un  temps  où  l'épanouissement  harmonieux  de  la  nature  hu- 
maine était  encore  le  but  de  la  vie,  paraissait  être  le  souverain  bien. 
Rarement  l'homme  accompli  selon  les  idées  grecques  s'était  déve- 
loppé avec  plus  de  bonheur  parmi  les  descendans  plus  ou  moins 
civilisés  des  gens  agrestes  du  Latium.  Toutes  les  qualités  de  l'âme 
et  du  corps,  toutes  les  «  vertus  »  rares  et  précieuses  dont  Platon  et 
Aristote  ont  doué  à  l'envi  leur  citoyen  idéal,  —  beauté,  force, 
santé,  richesse,  noblesse,  tous  les  dons  exquis  de  l'intelligence  la 
plus  cultivée,  —  Tibulle  les  avait  reçus,  ces  biens,  de  la  nature  et 
des  siens.  Il  y  a  dans  cette  existence  naturellement  heureuse  je  ne 
sais  quoi  d'antique  qui  fait  qu'on  songe  aux  paroles  d'Hippias  :  «  ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau  pour  un  homme,  c'est  d'être  riche,  bien  por- 
tant, honoré  par  les  Grecs,  de  parvenir  à  la  vieillesse,  de  faire  de 
belles  funérailles  à  ses  parens  quand  ils  meurent,  et  de  recevoir  lui- 
même  de  ses  enfans  une  belle  et  magnifique  sépulture  (2).  » 

Toutefois  on  ne  vit  pas  impunément  en  des  temps  aussi  profon- 
dément troublés.  La  plante  humaine  a  beau  être  forte  et  vivace,  si 
tout  change  et  se  transforme  autour  d'elle,  si  la  terre  et  le  ciel  se 
montrent  inclémens,  elle  s'arrêtera  net  dans  son  développement, 
elle  languira,  stérile,  et  mourra  sans  pousser  de  rejeton.  Telle  fut  la 
destinée  du  poète.  Non-seulement  il  ne  parvint  pas  à  la  vieillesse, 
mais,  loin  de  faire  de  belles  funérailles  à  ses  parens,  ce  furent  sa 
mère  et  sa  sœur  qui  recueillirent  ses  cendres  sur  le  bûcher.  Ajoutez 
que,  si  les  affaires  publiques  et  la  guerre  sont  la  chose  par  excel- 
lence du  citoyen  antique,  nul  ne  fut  jamais  moins  citoyen  que  Ti- 

(1)  Epi>f.,  1,  IV,  6. 
(^  Platon.,  Hipp.  maj,,  2(1. 
lOiiB  CI.  —  i}(72.  6 


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sa.  REVCE:  DBfi  jDBQXiUOMDBa. 

buUe*  Enfin  ^  bien  que  rioer.  ne  nous  ait  éftéi  tranaixôs  sor  renfiance- 
du  poète  et  sur  son  ééuoajtion,  il  suffit.de  lire,  dix  vers  de  n'im^- 
porte  quelle  élégie  pour  être  intimemeot  persuadé  qu'il  a  été  élevé 
pac  des  feoimes,  et.  que  jamais  il  n'a  pu  vivre,  même  ea  pensée^ 
loin  de  sa  mère  et  de  sa  sœur.  Parfois  on  serait  tenté. de  croire 
que  ce  sont  pclut-étre  les  seules  fenunes  qu'il  ait  aimées.  H  est  si 
ikcile  de  s'imaginer  qu'on  aime  les  autres,  j'entends  les  Délia,  les 
Némésisl  Lorsqu'on,  a  le  maiheur  de  se.  survivre,,  que  l'on  a  tout 
loîsîr  de  descenîdre  en  soi-même,  les  premiers  êtres  cliers  qu'on  a 
aimés,  et.  qui.  nous  oat  aimés  pour  nous-mêmes,  se  dressent  seuls 
dans  les 'lointains  fuyans  de  nos  joui-s  écoulés.  Bien  que  la  mère 
et. la  sœuir  du  poète  ne  soient  nommées  qu'une  fois  dans  les  élé- 
gies, on  devine  dans,  toute  l'ceuvre  la  présence  sanctifiante  de  ces 
âmes  élues,  qui  sans  doute  ont  été  lâ>meilLeure  part  du  génie  de 
Tibulle. 

Le  poète  ne  pado  pa&  de  son  père.  II  semble  l'avoir  à  peine 
connu.  Peut-être  pérît-iji  dans  les  proscriptions  et  dans  les  épou*< 
vantabiles  massacres  qui  eDBanglan  talent  le:moaàe  après  Je  meurtre^ 
de  César,  à  l'avènement  du  triuniivicat  d'Ocrave,  d'Antoine  et  de 
Lépide,  dans  les  mois  (711-&3).qui  précédèrent  la.  bataille  de  Piû-* 
lippee.  (712-/1)2).  Au  rapport  d'Appien,  2,000  chsevaiierset  30O  sé^- 
Bajteuirs  furent'  tué^  Llltalie  fat  livrée  aux'vétéians,  qui  brutale- 
ment dépossédèrent  les  anciens  maîtres  du  sol  et  se  partagèrent  les.^ 
terres-  Virgila  et  Properce  furent  atteints  comme  TîbuUe  sans  doute 
par  ce  fléau  te-rrible;  d'ailleurs  ceux  qui  avaient  échappé  au  «  par- 
tage »  de  711.  n'échappèrent  pas  à  celui  de  713-  Avant  comme 
après  Phili[)pes,  et  plus  tard  encore,  après  Actiam  (723-31),  nœili 
ne  fut  sûr  de  possédcir  en  pais  le  champ  paternel.  L'enfarce  de 
Tibulle  s'écoula  dans  le  domaine,  certainement  amoindri  (t),  de 
ses  ancêtres  (il  était  d'une  ancienne  famille  de  chevaliers  latins), 
entre  sa  mère  et  sa  sœur,  sous  la  protection  dos  bon&s  vieux  dieux 
eu  bois  que  l'on  vénérait  dii  génération  en  génération  dans  la  clw- 
pelJe  de  famille. 

Dans,  la  dixième  élégie  du  premier  livre,  laqîiello  trahit  çietlà 
quelque  ijnexpérience,  et  eu  tout  cas  est  bien  de  la  première  ma- 
nière de  Tibulle,  le  poète  nous  a. parlé  de  son  Miliy  ou,  si  l'on 
veut,  de  ses  Feuillantines,  mais  en  quelques,  vers  seulement,  avec 
le:tact  et  le  bon  goût  d'uu  ancien.  Nous  le  voijons,  tout  enlant, 
dansla  vieiJIe  maison  de  Pédum,  courir  sons  his  beaux  arbres  du 
v:îrger  ffue  garde. quoique  Priape  rougi  de  vermilloo,  effroi  des  oi- 
seaux du  ciel.  Il  passe,  repasse  tout  le  jour  devant  ces  antiques 
dieux  lares  qui  l'ont  nourri,  dit-il,  et  dont  la  bienfaisante  provi- 

(i)  I,  I,  19  sqq. 


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LA/ .  VEUkf  DE  •  TOWLLE.  8t  * 

doDcen'ax^essé  de  veiller  sur  lui  da  berceau,  à  la  tombe.  Ces  pren 
miëres  impressions,  à  la  fois  douc&s  et  religieuses,  déposèrent  dans 
rAme  de  TenfaDt  un  fonds  de  piété  qui  devait  très  bien  s'allier  avec 
sa  nature  tendre  et  sérieuse.  Tibullewra  pieux^  superstitieux  mèmet 
comme  un  vieux  paysan  du  Latium«  S'il  voit  en  un  cbamp  une . 
pMtre  isolée,  une  berne  antique  dans  un  carrefour,  il  adore  (1).. 
Qiaque  année,  il  ne  manque  pas  de  purifier  ses  bergers  et  d'as- 
pecger  de  lait  le  simulacre  de  la. bonne  déesse  Paies,  patronne  de»> 
troupeaux.  Tous  les  dieux  ont  leur  part  des  fruits  nouveaux  de 
l'année  :il  la- leur  offre  dans  les  vases  d'argile  <le  ses  pères.  Lui-- 
même en  de  blancs  vétemens,  le  front  couronné  de  myrte,  et  te- 
nant dans  ses  mains  la  corbeille  sacrée,  il  suit. la  victime  qu'il  va 
immoler.  Quant  aux. lares,  il  sait  qu'on  les  apaise  avec  une  grappe 
de  raosin  ou  une  couronne  d'épis  placée  sur  leur  chevelure  vénérée. 
On  vœaa-t41  été  exaucé,  ces  divinités  amies  se  contentent  de  quelr- 
qoes  gâteaux,  et  d'uni  rayon  de  miel  qu'une  petite  fille,  —  la  sœur 
du  poëte^  j'imagine, . —  leur  apporte  dans  la  rustique  chapelle.  Le 
culte  officiel  de  Rome,  avec  des  pompes  et  ses  cérémonies,  laisse: 
TUnille  assez  froid  et  indifférent;  mais  tous  les  vieux  cultes  natura- 
listes des  ancêtres  revivent  avec  une  étrange  puissance  dans  cette 
âme  antique.  Certes  voilà  un  vnd  descendant  de  ces  graves  Latin»,, 
de  ces  nobles  tribus  aryennes,  qui,  comme  les  Germains,  adoraient 
dans  les  mystérieuses  solitudes  des  bms  et  des  forêts  ce  que  leurs. 
yeux: ne  voyaient  points  et  tenaient*  leurs  assemblées  auprès  des. 
sources'  et  des  fleuves  sacrés. 

Tous  les  ans,  Tibulle  venait  sans  doute  avec  sa  famille  passer 
l'hiver  à  Rome.  Nous  avons  vu  qu'il^était.  né  dans  cette  ville.  II  y 
suivit  certainement  les  cours  des  maîtres  les  plus  célèbres  du  temps*. 
A  l'âge  où  les  fils  de  sénateurs  et.de  chevaliers  allaient  aeliever 
leers  études  à  Athènes:,  Tibulle  demeura  auprès  des  siens.  Il  semble 
YAea  que,  moins  heureux  qu'Horace,  le  fils  du  digne  affranchi,  ii 
descendit  chez  les  ombres  sans  avoir  visité  la  ville  sainte  d'Athéné.. 
Naturellement  il  n'en  appliqua  pas  moins  son  esprit  à  cette  élude 
approfondie  de&  modèles  grecs,  qui  était  le  fond  et  la  substance 
même  de  toute  éducation: libérale.  Tout* Romain  bien  élevé  savait 
écrire  et  déclamer  dans  l'une  ou  l'autre  langue^  Il  n'y  avait  d  autre^. 
littérature  proprement  dite  que  celle  des  Grecs.  Les*  Italiens  s'^é- 
talent  essayés  dans  tous  les  genresi  ils  avaient  même  créé  quelque». 
œuvres  admirables;  mais,  pour  être  écrite  en  latin,  leur  littérature: 
n'en  restait  pas  moins  toute  grecque  d'inspiration.  Bour  ne  pas. 
nous  écarter  de  l'époque  de  Tibulle,  que  l'on  songe  à  Virgile,. à. Car 
tulle,  qui  a  non  pas  imitév  ^^  traduit  Sappho,  —  à  Horace,  dans  les . 


(l)I,i,fMt. 


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8&  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

odes  duquel  on  retrouve  la  moitié  des  fragmens  connus  des  lyriques 
grecs,  —  à  Properce,  qui  lui-même  s'appelle  le  Callimaque  romain, 
et  qui  s'est  souvenu  de  son  modèle  au  moins  autant  peut-être 
que  Gallus  d'Euphorion  de  Chalcis.  Quelques  historiens  de  la  litté- 
rature latine,  comme  Bernhardy,  ont  remarqué  que  TibuIIe  est  le 
seul  poète  du  siècle  d'Auguste  dont  l'œuvre  ne  trahisse  aucune  trace 
d'imitation  grecque.  Un  examen  plus  attentif -des  élégies  et  un  plus 
grand  souci  de  l'ordre  chronologique  dans  lequel  elles  ont  été  com- 
posées ne  permettent  plus  de  douter  de  l'influence  tiès  réelle  que 
les  poètes  alexandrins  ont  exercée  sur  les  premiers  essais  de  Ti- 
buIIe. Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'avec  une  connaissance  très  étendue 
de  la  littérature  grecque ,  Tibulle  a  su  rester  Latin ,  et  de  bonne 
heure  s'est  abandonné  au  cours  paisible  de  ses  douces  rêveries. 
Dne  très  grande  paresse  de  mémoire  s'allie  très  bien  au  sentiment 
exquis  de  l'art  le  plus  raffiné.  Tibulle  est  allé  à  la  postérité  avec 
une  vingtaine  d'élégies  dont  la  moitié  seulement  lui  a  paru  digne 
d'être  publiée.  Toute  son  œuvre  immortelle  tiendrait  dans  deux  co- 
lonnes du  Times.  Il  n'écrivît  pas  pour  écrire,  comme  Ovide  ou  Mar- 
tial. En  toute  chose,  Tibulle  montra  cette  nonchalance  de  grand 
seigneur,  disons  mieux,  de  chevalier  romain  opulent  et  lettré,  sans 
dédain  ni  amertume,  qui  n'est  plus  guère  dans  nos  mœurs  litté- 
raires. Jamais  il  ne  s'imagina  qu'il  avait  charge  d'âmes,  que  la 
poésie  est  un  sacerdoce,  que  le  poète  a  pour  mission  d'éclairer 
et  de  conduire  l'humanité.  Tout  ce  pathos  était  réservé  à  d'autres 
temps.  Il  n'est  pas  fait  une  seule  allusion  h  un  événement  politique 
dans  l'œuvre  de  Tibulle.  Malgré  tout,  si,  plus  heureux  dans  l'élégie 
amoureuse  que  dans  l'ode,  lea^Romaîns  peuvent  être  sans  trop  d'in- 
fériorité comparés  aux  Grecs,  c'est  à  Tibulle  qu'ils  le  doivent. 

On  ne  peut  dire  en  quelle  année  il  connut  Délia  à  Bome,  mais 
ce  fut  sûrement  avant  l'époque  où  il  suivit  en  Gaule  M.  Valerîas 
Messala  Corvinus,  l'an  de  Rome  723  (=31).  Bien  qu'il  paraisse  peu 
vraisemblable  qu'en  des  temps  aussi  troublés  les  fils  des  chevaliers 
fussent  encore  astreints,  comme  au  temps  des  Scipions,  suivant 
Polybe,  à  servir  pendant  dix  ans,  on  peut  admettre  que  Tibulle 
avait  passé  quelques  années  dans  les  armées  romaines  ;  autrement 
on  s'expliquerait  peu  l'espèce  d'horreur  que  lui  inspire  tout  ce  qui 
rappelle  la  guerre  et  le  métier  des  armes.  Tibulle  avait  alors  envi- 
ron vingt-trois  ans.  Aucun  document  ne  nous  a  transmis  la  date  de 
la  naissance  du  poète.  Un  vers  de  la  cinquième  élégie  du  livre  III 
a  longtemps  fait  reporter  cette  date  à  711  (=43),  l'année  même 
où  naquit  Ovide,  où  périrent  les  deux  consuls  Hirtius  et  Pansa 
dans  la  victoire  de  Modène  remportée  sur  Antoine;  mais  le  même 
vers  se  retrouve  en  propres  termes  dans  les  Tristes  (IV,  x,  6).  En 
appeler  à  Horace,  qui  nommait  Tibulle  «juge  sincère  de  ses  écrits,  » 


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LA   DiUk  DE   TIBULLE.  85 

pour  soutenir  que  notre  poète  devait  être  plus  âgé  qu'Ovide,  et  en 
conclure  avec  Scaligeret  Heyne  que  le  vers  en  question  est  inter- 
polé, voilà  qui  parait  assez  inutile  aujourd'hui,  J.  Heinrich  Yoss 
ayant  établi,  il  y  a  bientôt  un  siècle,  que  le  troisième  livre  des 
âégies  n'est  point  authentique.  Ce  résultat  de  la  critique,  adopté 
parle  plus  docte  des  éditeurs  de  TibuIIe,  par  Dissen,  confirmé  par 
bien  d'autres  fins  connaisseurs  de  notre  poète  et  de  la  littérature 
latine,  comme  Paldamus,  Lachmann,  Gruppe,  Hertzberg,  Binder, 
Eberz,  est  désormais  acquis  à  la  science.  Le  Romain  inconnu  qui 
s'est  caché  sous  le  nom  grec  de  Lygdamus,  inscrit  en  tête  du  troi- 
sième livre,  a  pu  naître  la  même  année  que  le  poète  de  Sulmone  ; 
voilà  tout.  Aussi  bien  celui-ci  a  marqué  lui-môme  sa  place  dans  le 
cortège  des  poètes  ses  contemporains  et  ses  «  aînés,  n  II  nomme  le 
vieux  Hacer,  qui  lui  lut  ses  Oiseaux  y  Ponticus  et  Bassus,  ses  com- 
pagnons, Horace,  Properce,  qui  n'avait  qus  quatre  ans  de  plus  que 
loi.  A  peine  a-t-il  entrevu  Virgile.  Quant  à  TibuUe,  les  destins  ja- 
loux l'avaient  nivi  trop  tôt  à  son  amitié.  Tibulle  avait  succédé  à 
Gallos;  Properce  succéda  à  Tibulle.  «  Dans  la  série  des  temps,  dit 
Ovide,  je  vins  le  quatrième.  »  A  la  mort  de  Virgile  et  de  Tibulle, 
en  735  (s=  19),  Ovide  n'avait  encore  que  vingt-quatre  ans,  car,  si 
l'on  ignore  l'époque  de  la  naissance  de  Tibulle,  on  connaît  l'année 
de  sa  mort  par  une  épîgramme  d'un  précurseur  de  Martial,  Domi- 
tîus  Harsus,  ami  de  Mécène,  qui  composa  aussi  des  élégies,  une 
épopée  et  d'autres  écrits  encore  :  a  Toi  aussi,  Tibulle,  la  mort  inique 
t'a  envoyé  jeune  retrouver  Virgile  dans  les  Champs-Elysées,  afin 
qu'il  n'y  eûit  plus  personne  ni  pour  pleurer  les  molles  amours  dans 
J'éJ^ie  ni  pour  chanter  en  vers  héroïques  les  guerres  des  rois.  » 
Ainsi,  quand  Tibulle  expira,  peu  après  Virgile,  en  735  ou  736,  il 
était  0  jeune,  »  ou,  suivant  l'expression  même  de  son  ancien  bio- 
graphe, Hiéronymus  d'Alexandrie,  «  dans  la  fleur  de  la  jeunesse.  » 
Comme  on  étsât  juvenis  au  moins  jusqu'à  quarante  ans,  Tibulle  n'a- 
vait donc  alors  pas  plus  de  trente-cinq  à  quarante  ans,  et  partant 
il  doit  être  né  en  l'an  695  ou  700  de  Rome  (1). 

Nous  laissons  de  côté  l'hypothèse  d'Oebeke,  qui  a  cru  recon- 
naître le  poète  Cassius  de  Parme  dans  l'auteur  du  troisième  livre 
des  Élégies,  et  celle  de  Gruppe,  pour  qui  Lygdamus  ne  serait  autre 
({u'Ovide,  ce  qui  rendrait  raison  et  du  vers  prétendu  interpolé  et 
des  réminiscences  de  ce  poète,  assez  fréquentes  dans  ce  livre  :  on 
abandonne  bien  vite  cette  manière  de  voir  quand  on  connaît  les  ar- 
gamens  que  Hertzberg  a  produits  contre  cette  supposition ,  et  qu'il 
a  tirés  de  l'examen  du  style  et  de  la  versification.  Lygdamus  n'est 

(1)  Vo9s  et  Dissen  ont  adopté  la  première  de  ces  dates,  Eberz  et  la  plupart  des  exé- 
iHes  réoens  la  seconde. 


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86  REVUE   DES  DEUX  ^MONDES. 

pas  plus  Ovide  que  Tibulle,  qu'il  imite  et  suit  commodes  modèles. 
Ce  Romain  appartenait,  comme  notre  poète,  à  la  société  de  Mes- 
sala,  dans  la  maison  duquel  doit  être  fié  le) recueil  des  poésies  de 
Tibulle.  On  connaît  les  vues  de  Fr.  Haase  à  ce  sujet.  Messala,  qui 
est  avec  Asînius  Pollion  et  Mécène  un  des  protecteurs  des  belles- 
lettres  les  plus  éclairés  et  les  plus  magnifiques  de  l'époque  d''Aa- 
guste,  Messala,  l'ami  d'Horace,  qu'il  avait  connu  à  Athènes,  le 
patron  de  Tibulle,  le  guide  d'Ovide  en  ses  premières  études,  vivait 
•au  milieu  d'une  cour  de  lettrés  et  de. beaux  esprits  qu'il  aimait 
fort,  protégeait  au  besoin  contre  les  violons  et  les  puissans  de' la 
terre.  Sa  maison,  qui  devait  ressembler  beaucoup  à  celle  de  Lh- 
cullus  et  des  grands  seigneurs  romains  du*  temps,  était  en  petit  use 
sorte  de  nmsûe  d'Alexandrie,  ain  centre  de  culture  raffinée,  un  col- 
lège de  lettrés  hellènes  qui  retrouvaient  sous  les  portiques  et  daas 
les  salles  les  chefs-d'œuvre  incomparables  de  la  sculpture  et  de  la 
peinture  grecques  de  tous  les  siècles.  La  bibliothèque  devait  être 
'  très  riche  et  renfermer  les  ouvrages  les  plus  rares  et  les  plus  pré- 
cieux. Orateur  déjà  illustre  au  temps  des  guerres  civiles,  puisque 
dès  711  Cicéron  fait  son  éloge  à  Brutus,  Messala  avait  une  élo- 
quence tempérée,  élégante  et  sobre.  Tibère,  qui  vit  Messala  dans  sa 
vieillesse  (il  ne  moumt  qu'à  soixante-douze  ans,  l'an  762  de  Rome), 
goûtait  fort  son  genre  d'éloquence,  et  se  le  proposa  pour  modèle. 
Grammairien  érudit  comme  César,  il  connaissait  à  fond  la  langue 
latine,  et  estimait  que  l'on  pouvait  tout  dire  en  cette  langue  sans 
rien  emprunter  aux  Grecs  et  sans  recourir  aux  néologisme».  11  n'en 
recommandait  pas  moins; avec  Horace  de  lire,  relire  nuit  et  jour 
les  livres  grecs.  A  l'exemple  de  Crassus  et  de  Cicéron ,  il  conseillait 
de  traduire  les  orateurs  attiques;  lui-même  fit  sans  douteiun  grand 
nombre  de  traductions  de  ce  genre.  Quintilien  parle  de  sa  version  du 
'  discours  d'Hyp(^ride  pour  Phryné.  Il  écrivit  en  grec  des  poésies  bu- 
coliques; peut-être  rc^digea-t-il  aussi  en  cette  langue  ses  mémoires 
sur  la  guerre  civile,  où  Plutarque,  Appieu  et  Suétone  ont  maintes 
fois  puisé.  Je  ne  parle  pas  de  l'homme  politique  et  de  Thomme  de 
guerre  :  ce  que  je  viens  de  dire  du  lettré  peut  donner  une  idée  de  la 
culture  raffinée  et  étendue  d'un  patricien  romain  à  cette  époque. 

Tibulle  n'ayant  publié  lui-même,  vers  728  (=  26),  que  le  premier 
livre  jde  ses  Élégies,  les  trois  autres  ont  dû  être  mis  au  jour  par  les 
soins  de  Messala.  Prêter  à  un  patricien  les  scrupules  et  l'exactitude 
d'un  éditeur  moderne  serait  quelque  peu  naïf.  Le  recueil  des  poé- 
sies de  Tibulle,  dans  l'état  où  il  nous  est  parvenu,  est  une  sorte  de 
«  livre  de  famille  »  dans  lequel  les  actions  d'éclat,  les  honneurs  et 
les  triomphes  de  Messala  et  des  siens  occupent  une  très  grande 
place.  A  coup  sûr,  plusieurs  poèmes  ne  sont  pas  de  Tibulle  :  ils 
sont  donc  l'œuvre  des  poètes  et  des  lettrés  qui  fréquentaient  fat  ] 


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LA  DiUA  DE  TIHTOLE.  ^«7 

son  de  Messala.  Le  célèbre  panégyrique,  si  étrangement  feîbte,  tjui 
oavre  le  quatrième  livre,  est  d'un  contemporain  demeuré  incomîu. 
Quant  aux  petites  élégies  tii-xh  du  livre  FV,  elles  sont,  conrme  tm 
sait,  de  quelque,  grande  et  belle  dame  du  temps,  qui  vivait  dans 
rintiunté  de  Messala.  Elle-même  se  nomme  «  Suîpicia,  fille  de 
Servias.  »  11  est  probable  qu'elle  descendait  de  la  vieille  gent  p»- 
tricieDDe  des  Sulpicii.  Horace,  en  ses  satires,  parle  d'un  Servitis 
qui  est  ie  mdme  que  celui  que  Pline  le  Jeune  compte  parmi  les  au- 
teurs de  poésies  erotiques;  ce  Servius,  sans  doute  fils  du  jurisco»- 
suite  Servius  Sufpicius  Rufus,  est  le  père  de  la  Sulpicîa  dont  l'œuvre 
est  venue  jusqu'à  nous  dans  le  volume  de  vers  qiii  porte  en  tête  le 
nom  de  Tibulle.  Bien  de  moins  authentique,  on  le  voit,  que  ce  re- 
cueil pris  eq  bloc.  Depuis  éeux  siècles,  les  plus  doctes  philologues 
de  rAltemagne  se  sont  évertués  à  résoudre  les  mille  problèmes  de 
cridque  et  d'histoire  littéraire  que  soulèvent  ces  textes,  et  leur» 
descendans  ont  eu  au  moins  la  piété  de  consacrer  tant  de  savantes 
veilles  en  faisant  passer  dans  les  livres  classiques  les  résultats  prin- 
cipaux auxfjuels  on  est  arrivé*  Dans  une  édition  populaire  de  Teub- 
ner  datée  de  1870,  revue  par  M.  L.  Muller,  les  élégies  du  livre  JII 
poiteBt  le  nom  de  Lygdamus,  le  panégyrique  de  Messala  estaUri- 
bué  à  un  auteur  inconnu,  et  les  petites  élégies  vii-.xii  du  livne  iY 
^Dt  rendues  à  Sulpicia. 

C'est  dans  l'île  de  Corcyre,  l'antique  Pha)acia,  en  vue  des  côles 
d'Épire,  que  Tibulle  malade,  seul,  abandonné  de  ses  compagnons 
d'armes,  a  composé,  en  songeant  à  Délia,  la  première  des  élégies 
qui  nous  occupent  (1).  Depuis  douze  mois  déjà  (on  était  dans  Taii- 
toffioe  de  7âÂ),  il  avait  quitté  Rome  pour  suivre  en  Gaule  son  tout- 
puissant  protecteur,  M.  Valerius  Mcssala  Corvinus,  à  qui  il  devait 
peut-être  ie  rétablissement  de  ia  fortune  de  sa  famille.  Après  avoir 
embrassé  le  parti  du  sénat,  combattu  à  Phi  lippes  avec  Brutus  et 
Cassius  et  servi  quelque  temps  Antoine,  Messala  avait  passé  dans 
les  rangs  d'Octave,  et,  nommé  consul  avec  le  jeune  dictateur  à  la 
place  d'Antoine,  il  avait  commandé  à  ALCtium  le  centre  de  la  lotte. 
Agrippa  et  Mécène  pouvaient  seuls  l'emporter  sur  Messala  dansla 
faveur  du  maître.  La  lutXe  suprême  pour  l'empÂre  du  monde  avait 
été  livrée  le  2  septembre  723  (=  31).  Quelques  jours  ou  quelques 
semaines  après.,  Octave  envoyait  en  Gaule  Messala  pour  étouiler 
une  formidable  insurrection  qui  venait  d'^édater  dans  rAqultaioe. 
Tîlmlle,  qui  dans  la  guerre  civile  n'avait  pris  les  armes  pour  aucun 
parti,  accompagna  son  ami  dans  les  forêts  et  sur  les  monts  4les 
Pyrénées,  où  les  druides  entretenaient  vn  foyer  de  rébellions  to*- 

(1)  ttMsi  1. 1,  sié  -*  l«V>rtre  dironologiqtie  de»  elti<i  <él^gle9  Miennes;  mdopl&  par 
i  it'tinvi  pu"  M.  0«to>  Rkbter,  est  le  -Baivaiit  t  tu,  ly  n,  ▼,  ru 


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SS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  renaissantes  contre  l'autorité  romaine  (1).  Les  coutuofies  et  les 
cultes  indigènes  disparaissaient  rapidement  dès  que  le  sol  d'une 
province  avait  été  colonisé  et  couvert  de  places  fortes  :  les  dieux 
gaulois  qui  persistaient  devaient  prendre  des  noms  latins  comme 
Jupiter  Axur  et  adopter  les  rites  de  la  religion  des  vainqueurs;  mais 
la  conquête  était  loin  d*étre  achevée  dans  toute  cette  partie  des 
Gaules,  qui  offrait  aux  révoltés  des  retraites  presque  inaccessibles. 
Toute  révolution  politique  à  Rome  ou  dans  les  provinces  avait  là 
son  contre-coup.  On  ne  sait  presque  rien  de  cette  campagne,  qui 
se  termina  rapidement  par  une  victoire  remportée  sur  les  bords  de 
l'Aude,  et  pour  laquelle  Messala  obtint  le  triomphe  quatre  ans  plus 
tard,  en  727  (2).  C'est  à  cet  événement,  auquel  un  client  de  Mes- 
sala ne  pouvait  rester  indifférent,  au  moins  en  apparence,  que  nous 
devons  la  septième  élégie  du  premier  livre.  Le  poète  revendique  sa 
part  d'honneur  dans  les  hauts  faits  qui  ont  été  accomplis  : 

Non  sine  mest  tibi  parlas  honos, 

et  îl  prend  à  témoin  les  tribus  de  l'Aquitaine,  au  pied  des  Pyré- 
nées, les  rivages  de  l'Océan  qui  baigne  les  côtes  de  Saintonge,  la 
Saône,  le  Rhône  rapide,  la  vaste  Garonne,  et  la  Loire,  dont  les 
flots  bleus  arrosent  le  pays  des  blonds  Garnutes.  Il  parait  probable 
qu'après  la  soumission  des  .montagnards,  Messala  parcourut  avec 
TibuUe  toute  l'Aquitaine,  qui  s'étendait  alors  des  Pyrénées  à  la 
Loire,  pour  pacifier  toutes  les  tribus  et  recevoir  leur  soumission. 

Tibulle  ne  revint  pas  immédiatement  à  Rome;  il  s'embarqua  avec 
Messala  pour  l'Orient  :  il  fallait  achever  de  soumettre  à  la  domina- 
tion d'Octave  l'Asie -Mineure,  l'Egypte  et  la  Syrie;  mais  à  Cor- 
cyre  il  tomba  malade,  et  ne  put  suivre  l'armée  plus  loin.  C'est 
^,  au  milieu  des  flots  de  la  mer  Ionienne,  que  Tibulle  dit  adieu  à 
ilessala,  et  pensa  mourir  loin  de  tout  ce  qu'il  aimait  sur  la  terre, 
tt  0  mort,  noire  mort,  je  t'en  supplie,  retiens  tes  mains  avides  !  Je 
n'ai  point  de  mère  ici  pour  recueillir  dans  son  sein  mes  ossemens 
brûlés,  point  de  sœur  pour  verser  sur  ma  cendre  des  parfums  de 
Syrie,  pour  pleurer,  les  cheveux  épars,  devant  mon  tombeau.  »  Puis 
il  songe  à  Délia.  Avant  son  départ,  elle  avait  consulté  tous  les  dieux. 
En  vain  les  sorciers  du  Cirque,  les  oracles  ambulans  du  Forum,  les 
devins  de  carrefour,  toute  la  tribu  nomade  des  Chaldéens  et  des 
Égyptiens,  lui  assuraient  qu'elle  reverrait  Tibulle.  Elle  pleurait,  la 
pauvre  Délia,  et  maudissait  ces  courses  lointaines.  Tibulle  la  conso- 
lait; il  s'évertuait  d'ailleurs  à  trouver  mille  prétextes  pour  retarder 
l'heure  fatale  :  le  vol  des  oiseaux,  quelque  sinistre  présage,  le  jour 

(1)  E.  Henog,  Gallim  narboMmis  prov.  rom.  hùioria  (Lipi.,  iSM),  p.  933. 

1%)  FasU  Capit.;  App.,  B.  C,  iv,  38;  Ut.  cixxv,  4;  Tibul.,  I,  vu;  II,  i,  33,  t,  117$  IV,  i. 


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LA   DÉUA  DE   TIBULLE.  SP 

de  Saturne,  tout  lui  était  bon.  Le  jour  de  Saturne  I  Nous  savions 
bien  que  Tibulle  était  superstitieux;  mais  voilà  qui  le  rend  sem- 
blable au  Fuscus  Aristius  d'Horace,  aux  têtes  faibles,  aux  petites 
gens,  uniis  tnultorum.  A  ses  vieilles  superstitions  de  paysan  latin,  il 
avait  mêlé,  dans  une  certaine  mesure,  les  superstitions  orientales 
des  Juifs,  de  la  horde  fantastique  qui  tout  le  jour  grouillait  sur  les 
places  ou  dans  les  rues  de  Rome,  étalait  ses  lèpres  et  ses  haillons 
SOT  le  pont  Sublicius  et  à  la  porte  Capëne,  mendiait  à  Toreille  des 
passans,  vendait  pour  quelques  as  des  prophéties  renouvelées  d'Ézé- 
chiel  ou  de  Jonas,  interprétait  les  songes  en  vraie  fille  de  Jacob,«  col- 
portait des  philtres  et  des  amulettes  dans  les  maisons  des  dames 
romaines  ou  échangeait  des  allumettes  soufrées  contre  des  mor- 
ceaux de  verre  cassé.  Il  observait  au  moins  le  sabbat  de  ces  hôtes 
étranges  de  la  grande  cité,  qui,  avec  un  panier  pour  tout  mobilier, 
campaient  en  pleine  civilisation  comme  des  nomades  dans  le  dé- 
sert, de  ces  créatures  aux  allures  équivoques  et  lubriques,  vives, 
souples,  agiles  et  sombres  comme  des  serpens,  qui,  la  nuit  venue, 
disparaissaient  dans  les  quartiers  d'au-delà  du  Tibre  ainsi  que  dans 
les  profondeurs  de  la  terre,  se  blottissaient  aux  fentes  obscures  des 
villes  pierres,  et  faisaient  qu'on  disait  de  leur  nation,  comme  on 
le  dira  des  chrétiens  et  de  leur  vie  souterraine,  «  qu'elle  fuyait  le 
jour,  n  Tibulle  observait-il  aussi  les  jeûnes,  les  cérémonies  judaï- 
ques, comme  beaucoup  d'autres  Romains  de  ce  temps,  où,  à  côté 
d'esprits  éclairés  et  cultivés,  surtout  sceptiques,  tels  que  Gicéron 
et  Horace,  on  rencontrait  tant  d'hommes  distingués,  instruits  même, 
au  sens  qu'avait  ce  mot  à  Rome,  comme  Yarron  et  Nigidius  Figu- 
lus,  qui  étaient  adonnés  à  toutes  les  pratiques  de  la  magie,  de  la 
tbéurgie  et  de  la  nécromancie?  Je  ne  crois  pas,  mais  peu  de  Romains 
portant  l'anneau  d'or  et  l'angusticlave  devaient  être  aussi  connus 
des  sorcières  de  l'Esquilin. 

Quant  à  Délia,  dès  le  premier  mot  que  son  amant  nous  dit  d'elle, 
nous  voyons  qu'elle  est  non-seulement  superstitieuse,  mais  dévote, 
qu'elle  est  initiée  à  tous  les  cultes,  affiliée  à  toutes  les  confréries 
religieuses,  qu'elle  fréquente  toutes  les  communautés  monastiques, 
tous  les  couvens  de  moines  mendians,  qui  dès  cette  époque  fai- 
saient déjà  de  Rome  «  la  ville  sainte  »  par  excellence  (1).  Le  poète 
consacre  dix  vers  de  la  troisième  élégie  à  nous  montrer  Délia  ve- 
nant assister  chaque  jour,  le  matin  et  le  soir,  aux  offices  de  la  «  Notre- 
Dame  »  du  temps,  de  la  grande  déesse  Isis,  qui,  depuis  Sylla,  avait 
à  Borne  et  dans  les  faubourgs  des  sanctuaires  et  des  prêtres  égyp- 
tiens. Que  de  fois,  mêlée  à  la  foule  des  adorateurs,  les  cheveux  cou- 
verts d'un  yoile,  Délia  agita  le  sistre  d'airain,  tandis  que  les  prêtres 

il)  Apjml.,  Meiamarph.,  xi. 


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90  REVDE  DES  DEUX  MOMDES. 

à  la  iéte  rasée,  aux  blaires  vétemens  de  lin,  après  Touvertare  des 
portes  da  temple,  emonnaient  4e  salut  du  maUin  et  oonsacraient  les 
offrandes  apportées  but  l'autel  !  La  flamme  jaillissait,  activée  par  le 
flabellum  d'un  desservant,  le  chant  des  flûtes  ^datait,  lea  cymbales 
retentissaient,  les  tambours  de  basque  mugissaient,  la  statue  peinte 
d'Isis,  habillée  d'oret  de  pierreries,  '  tenant  d'une  main  le  eistre  et 
la  croix  ansôe  de  l'antre,  étincelaît  aufond  du  6anctuan*e,  le  Aom- 
bino  Harpocrates,  un  doigt  dans  la  bouche,  suivait  d'un  vague  re- 
gard la  cérémonie,  Anubis^  le  dieu  à  la  téite  de  chacal,  paraissait 
flaiier  quelqpie  piste  funèbre^  ies'  longues  fites  de  brun»  personnages 
sculptés  sur  des  tables  isiaques,  couvertes  de  caractères  hiérogly- 
phiques, semblaient  s'animer  et  s'avancer  en  silence,  d'un  pas  hié- 
ratique, vers  le  trône  d'un  Osi rie  infernal  de  couleur  verte,  au  diar- 
dème  blanc.  Alora,  l'ime  envahie  par  mille  terreurs,  subji)guée  par 
le  sombre  génie  des  dieux  d'Egypte,  écrasée  sous  le  pcûds  de  ses 
souillures.  Délia  se  traînait  aux  pieds  des  prêtres  pour  obtenir  l'ab- 
solotion  de  ses  péchés;  elle  donnait,  promettait  tout,  faisait  des 
vonix,  se  livrait  à  de  longues  et  minutieuses  purifîcatioiis  dans  une 
cella  du  temple,  éloignait  ses  amans,  demeurait  pute  pendant  un 
certain  nombre  de  jours,  puis,  vêtue  de  lin,  la  chevelure  dénouée, 
prosternée  devant  les  portes  du  sanctuaire,  deux  fois  par  jour  elle 
disait  tes  louanges  d'Isis  (1).  Ces  dévotions  à  Isis,  avec  leur  cortège 
de  purifications,  d'heures  d'oraison  et  de  retraite,  n'étaient  point 
rares  d'ailleurs  danjj  le  monde  ^ies  affrancbies,  presque  toutes  d'ori- 
gine orientale,  et  il  serait  facile  d'indiquer  dans  les  poèmes  de 
Properce  et  dOvide  plus  d'un  passage  analogue. 

Bien  qu'au  milît^u  de  ses  langueurs  maladives  le  poète  cherche 
à  dissiper  sa  tristesse  en  évoquant  de  riantes  visions  d'amour, 
bien  qu'il  se  laisse  aller  à  peindre  en  un  ravissant  tableau  d'inté* 
rieur  la  scène  de  son  retour  dans  la  maison  de  Délia,  un  soupçon 
jaloux  le  mord  au  cœur,  et  il  envoie  dans  son  enfer  quiconque  a 
violé  ses  amoiirs  et  désire  qu'il  reste  longtemps  dans  les  camps; 
mais  il  se  rasséi-ène  bientôt.  Le  sentiment  des  basses  réalités  l'aban- 
donne; d'un  puissant  coup  d'aile,  son  génie  l'emporte  loin  de  oe 
monde.  Grandie  et  purifiée  dans  l'idéal.  Délia  apparaît  au  poète 
comme  une  «  Gretchen  au  rouet,  »  et  l'homble  vieille  qui  la  garde 
comme  une  mère  attentive  et  tendre  qui  pendant  la  veillée  ra- 
conte à  son  enfant  toute  sorte  de  merveilleuses  légendes  des  anciens 
temps.  «  Reste  chaste,  ma  Délia,  je  t'en  prie;  gardienne  de  la  sainte 
pudeur,  que  ta  vieille  mère  veille  toujours  auprès  de  toi.  Qu'elle 
te  conte  des  histoires  à  la  lueur  de  la  lampe,  tout  en  dévidant  sa 

• 

(1)  Tib.,  1. 1,  m,  27-32.  Cf.  Antiquités  d'Herculanum,  gravées  par  Th.  PiroU.  Pein- 
ture!, t.  U,  pi.  XXX  et  xxxr. 


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lA  DELIA  DE  TIBITLIB.  .01 

qoenouille.  Et  toi,  toute  i  ta  tâche,  cédaat  peu  à  peu  au  sommeil, 
laisse  lonber  l'ouvrage  de  tes  mains.  Puissé-je  venin  tout  àtcoup, 
sans  être  annoncévetapparaltretàtescdlés  comme  un  envoyé  du 
dell  Alors,  comme  tufseras,  tes  longs  cheveux  en  désordre,  accours 
au-devant  de  moi,  ma  Délia,  les  piedfi.nus.  Voilà  ma  prière  :  que 
sur  ses  coursiers  de;  rose  TAunore . blanchissante  m'apporte  ce  Jour 
radieux!  » 

Je  ne  voudrais  point  affaiblir  rimpressiont^uave  et  pure  que  lais- 
seot  dans  rame  les  beaux  vers  detTibuIle,  cependant  il  ne  faut  pas 
être  dupe  deS' apparences.  Non  <*  seulement  le  poète  idéalise  ici  des 
choses  et  des  personnes  qu'il  sait  fort  teiTestres,  mais  il  compose  6on 
tableau  avec  des  réminiscences  et  des  lieux-^conimuAS  poétiques.  Sa 
Délia  est  une  Lucrèce  quelconque  qu'Ovide  ou  tout  autre,  artisan 
de  poésie  vous  montrera,  la*  quenouille* en  nutin,  entourée  de  cor- 
beilles et  de  flocons  de  laine,  distribuant  l'ouvrage  à  ses  servantes, 
avec  lesquelles  elle  s'entretient,  à  la  rouge  lumière  d'une  lampe 
fumeuse,  des  hauts  faits  de  Collatin.  En  Tab^ence  de  l'ami,  éloigné 
pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  toute  jeune  amante  doit  filer 
solitaire  au  milieu  denses  lescbves,  être  vôtue  de  vétenïens  som- 
bres, avoir  les  cheveux  épars  ou  rejetés  négligemment  autour  de  la 
tète,  et  laisser  dans  l'écrin  les  colliers  d'or  et  Jes  pierreries.  Ce 
type  était  classique,  populaire  même,  depuis  que  Ménandre  et  ses 
imitateurs  l'avaient  njis  sur  la  scène  (1).  Vérité  et  poésie  sont  les 
denx  élémens  constitutifs  de  toute  œuvre  d'art.  Dans  l'éclosion  in- 
consciente des  images  et  deSirhythraes,  le  poète  confond  ces  élé- 
mens dans  une  synthèse! supérieure  et  crée  ainsi  des  formes  immor- 
telles, des  types  héroïques  ou  divins,  des  modèles  de  vertu,  de 
grâce  ou  de  bonté,  dans  lesquels  l'humanité  aime  à  se  contempler 
comme  en  une  sorte  d'apothéose.  L'ofiteede  la  critirfue,  après  avoir 
isolé  ce  que  le  génie  avait  combiné  d'instinct,  est  de  îaire  la  part 
de  vérité  et  de  poésie  qui  entre  dans  œs  grands  composés  orga- 
aiqaes  qu'on  nomme  œuvres  d'art. 

Quand  TibuUe  put  :  supporter  la  mer,  il  quitta  l'Ile  de  Corcyre, 
s'embarqua  pour  l'Italie,  et  alla^sans  doute  passer  quelques  semaines 
inprès  die  sa  mère  et  de  sa  sœur  dans  son  domaine  de  Pédum.  C'est 
li,  dans  l'automne  de  724,  qu'il  écrivit  les  premiers  vers  de  la  se- 
conde élégie  d/'lienne  {*!),  Tout  entier  au  bonheur  de  retrouverce 
qu  il  aime,  les  êtres  chers,  les  dieux  du  foyer,  la  vieille  maison 
latine,  ses  bois,  ses  champs,  le  poète  convalescent  s'abandonne 
d'abord  à  un  sentiment  de  bien-être,  de  joie  in:ime  et  profonde 
<iuilai  iasf  ire  fies  plus  beaux  vers.  Nul  doute  qu'en  suivant  Mes- 

(1)  Tcrent,  Beautonlimorumenosi  11^  m,  44    Cf.  Prop.,  HI,  vi,  9-18;  Ovîd.,  Fatt., 

n,:4i 

pj  Tib.,  L  I,  I. 


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02  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

sala,  Tibulle  n'ait  eu,  comme  tout  Romain,  l'espoir  de  s'enrichir  à 
la  guerre.  Gloire  et  butin  sont  deux  mots  qui  ne  vont  guère  l'un 
sans  l'autre  chez  les  écrivains  latins.  Patriciens  et  chevaliers,  divi- 
sés sur  tout  le  reste,  s'entendaient  à  merveille  pour  piller  les  pays 
conquis,  c'est-à-dire  les  provinces.  Tibulle  savait  sans  doute  à  quoi 
s'en  tenir  sur  la  promenade  militaire  que  Messala  faisait  alors  dans 
la  Gilicie,  la  Syrie  et  l'Egypte.  Lui,  revenu  pauvre  comme  devant, 
car  il  s'en  fallait  qu'on  lui  eût  rendu  tous  les  biens  de  sa  famille, 
il  charme  ses  loisirs  en  chantant  l'heureuse  médiocrité  de  sa  for- 
tune, aussi  éloignée  de  l'opulence  que  de  l'indigence.  C'est  là  en 
effet,  comme  le  poète  d'ailleurs  nous  le  dit  lui-même,  ce  qu'il  faut 
entendre  par  ce  qu'il  appelle  «  sa  pauvreté.  »  Nous  verrons  plus 
tard,  en  relisant  l'épttre  qu'Horace  lui  adressa  vers  la  fin  de  sa  vie, 
que  la  «  pauvreté  »  d'un  chevalier  à  cette  époque  serait  la  richesse 
de  plus  d'un  grand  seigneur  de  notre  temps. 

Qu'importe?  Voici  les  froides  soirées  d'automne,  et  la  flamme 
brille  dans  l'âtre  antique  (1).  Le  poète  s'abandonne  avec  délices  à 
une  de  ces  rêveries  délicates  et  tendres  od  l'imagination  et  le  sen- 
timent l'emportent  tour  à  tour,  et  finissent  par  s'unir  dans  une 
prière.  «  Qu'il  est  doux  d'entendre  de  son  Ut  les  vents  furieux  et 
de  presser  son  amie  contre  son  sein  !  ou,  quand  le  vent  d'hiver  ré- 
pand à  torrent  l'eau  glacée,  de  s'endormir  libre  de  souci  au  bruit 
monotone  de  la  pluie I  Que  ce  bonheur  soit  le  mien!..  Je  n'ai  cure 
de  la  gloire,  nia  Délia;  pourvu  que  je  sois  près  de  toi,  qu'on  m'ac- 
cuse, si  l'on  veut,  de  mollesse  et  d'oisiveté  1  Quand  mon  heure  su- 
prême sera  venue,  puissé-je  te  contempler,  t' embrasser  mourant  de 
ma  main  défaillante  I  Tu  pleureras.  Délia,  quand  on  me  placera  sur 
le  bûcher,  tu  me  couvriras  de  larmes  et  de  baisers,  tu  pleureras... 
Pourtant  n'afilige  point  mes  mânes  :  épargne  tes  cheveux  dénoués, 
tes  tendres  joues,  ma  Délia  !  »  Tibulle,  on  le  voit,  a  le  don  heureux, 
le  parfait  bon  goût  de  sourire  dans  les  larmes,  comme  cette  statue 
mélancolique  du  «  Sommeil  éternel  »  que  j'ai  si  souvent  admirée  au 
Louvre.  Jeune  et  triste  comme  elle,  il  a  la  grâce  touchante  de  ceux 
qui  meurent  à  la  fleur  de  l'âge  parce  qu'ils  sont  aimés  des  dieux.  Je 
ne  connais  pas  de  meilleur  commentaire  de  l'œuvre  de  Tibulle  que 
le  charme  énervant,  la  suprême  morbidesse  de  ce  doux  génie 
funéraire. 

IIL 

A  Rome,  Tibulle  trouva  Délia  souffrante,  peut-être  très  malade. 
11  semble  qu'elle  était  en  proie  à  ces  fièvres  d'automne  si  fâcheuses 

(IjTib.,  1,1.». 


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LA  déha  de  tibclle.  98 

à  Rome  (1)  alors  qu'un  froid  vif  succédant  brusquement  à  une  cha- 
leur accablante  on  se  sent  affaibli,  énervé,  brisé  de  langueur.  Le 
bon  TibuUe  fut  navré.  De  sa  tristesse,  il  ne  dit  rien,  mais  il  n'a 
garde  d'oublier  toutes  les  cérémonies  religieuses  qu'il  célébra  auprès 
du  lit  de  la  dolente  créature.  Tandis  que  quelque  sorcière  de  l'Es- 
quilin  murmure  des  paroles  magiques,  il  promène  trois  fois  le  soufre 
puriflcateur  autour  de  la  malade.  Yétu  de  lin  et  la  tunique  flottante, 
il  fait  neuf  vœux  à  Hécate  dans  le  silence  de  la  nuit.  Que  ne  fit-il 
pas  dans  sa  ferveur  mystique  de  poète  et  d'amant  (2)  I  Enfin  Délia 
guérit,  et  pendant  quelques  jours  au  moins  Tibulle  put  croire  qu'il 
allait  voir  revenir  les  jours  heureux  dont  le  souvenir  avait  charmé 
et  torturé  son  cœur  depuis  douze  mois,  douze  siècles  pour  lui  !  Il 
revoyait  Délia  telle  qu'elle  lui  était  apparue  pour  la  première  fois, 
semblable  à  Tbétis  portée  sur  les  vagues  par  un  dauphin,  ses  blonds 
cheveux  lissés  comme  ceux  des  nymphes  océanides,  entrelacés 
d'algues  marines,  de  corail  et  de  violettes  (3).  Comme  à  un  vrai 
poète  antique,  il  suffit  à  Tibulle  d'un  seul  trait  pour  nous  montrer 
la  beauté  du  visage  de  Délia,  ses  bras  souples  et  nerveux  et  sa 
blonde  chevelure  ;  mais  c'est  moins  un  portrait  qu'une  légère  vi- 
sion aussi  vite  évanouie  qu'évoquée.  Délia  n'est  rien  moins  qu'une 
créature  unique  de  son  espèce,  une  sorte  de  déesse  descendue  des 
hauteurs  de  l'olympe,  à  laquelle  aucune  mortelle  ne  saurait  être 
comparée  sans  impiété. 

Ses  pareilles  n'étaient  point  rares  sous  les  portiques,  rendez- vous 
habituel  du  monde  élégant,  au  théâtre,  dans  le  cirque,  au  temple 
d'Isis,  partout  où  l'on  allait  pour  voir  et  être  vu.  On  ne  rencontrait 
qu'el/es  à  la  promenade,  précédées  et  suivies  par  des  esclaves  noirs, 
ou,  si  elles  redoutaient  le  pavé  de  basalte  des  rues,  en  chaises 
à  porteurs  et  en  litières.  Vêtues  d'écarlate,  de  violet  et  de  toutes 
les  sortes  de  pourpre,  on  les  apercevait  de  loin.  Le  goût  des  belles 
et  riches  affranchies  n'était  pas  toujours  très  pur  et  rappelait  leur 
origine  asiatique.  Beaucoup  ne  savaient  pas  assortir  et  marier  les 
couleurs  ;  les  tons  rouges  ou  jaunes  du  vêtement  de  dessus  tran- 
chaient parfois  avec  une  crudité  excessive  sur  les  teintes  bleues  ou 
blanches  de  celui  de  dessous.  Que  dire  de  celles  qui,  comme  des 
rdnes  d'Orient,  portaient  de  lourdes  étoffes  de  brocart  d'or  constel- 
lées de  pierreries (4)?  La  plupart  au  contraire  préféraient  de  beau- 
coup ces  fins  tissus  de  soie,  d'un  vert  tendre  comme  celui  de  la 
vague  marine,  apprêtés  dans  l'Ile  de  Cos,  si  légers  et  si  transpa- 

(1)  p.  Menière,  Études  médicales  sur  les  poètes  UUins,  p.  243.— Ovid.,  A,  amat,  II, 
où  ceUe  maladie  est  décrite;  mêmes  circonstances,  mômes  incantations  magiques,  etc. 
(î)  Tibul.,  I,  V,  9-17. 

(3)  Ibid.,  45-46. 

(4)  Ovid.,  A.  amat,  lU. 


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9i  REVUE   DES  DEUX  HORDES. 

rcB^qu'oB  voyait  hûre  dèucement,  ainsi  qu'à  fleur  d*eau,  1»  blan- 
ches nudités  de  ces  Néréides. 

Presque  toutes,  à  Rome,  étaient  bbndès.  La  Délia  dèTibulIe 
avait  de  blonds  cheveux  comme  la  Gynthia  de  Properce*  Cela  ne 
laisse  pas  d'abord  que  de  paraître  étrange  en  Italie,  ou,  puisqu'il 
s'agit  d'afiranchies,  en  Syrien  en  Judée,  à  Alexandiie;  mais  chacun 
sait  qu'on  donnait  aux  cheveux  ia'couleur  d'un  bran  roux  ou  l'éclat 
fauve  de  l'or  en  les  teignant  au  moyen  de  certaines  préparations 
caustiques,  souvent  trèe  funestes  à  la  conservation  de  la  chevelure* 
témoin  la  jeune  fille  devenue  chauve  dont  parte  Ovide^  Lesfemmes. 
riches  aimaient  mieux  acheter  dans -les  tavernes  élégantes  ûes  por- 
tiques de  Minucius  ceschevelarespostiobesd'un  blond-ardent  qui 
venaient  de  la  Germanie.  Tonte  dame  romaine  un  peu  soigneuse  de 
sa  parure,  à  moins  qu'elle  n'affectit  l'austérité  d'une  antique  ma- 
trone, avait  de  faux  cfaeveux.de  cette  nuance  ou  d'une  couleur  plus 
foncée.  Les  blondes  chevelures  soyeuses  en  effet  ne  furent  d'abord 
portées  que  par  des  courtisanes.  Quand' Messaline,  devenant  Ly- 
cisca,  qaittait'pour  une  étroite  cellule  mal  odorante  son  lit  d'ivoire 
d'impératrice,  elle  avait  soin  de  rouler  les  tresses  rudes  et  épaisses 
de  ses  lourds  cheveux  noirs  sous  une  perruque  blonde  (1).  D'ail- 
leurs, avec  les  mille  façons  de  se  coilfer  alors  connues^  par  exemple 
avec  la  coiffure  étagée-en  forme  de  tour,  aucune  femme  n'aurait  en 
assez  de  cheveux  si  elle  n'en  avait  emprunté  à  autrui.  Voilà  com- 
ment Délia  était  blonde.  Pas  plus  aveugle  que  Properce  ou  Ovide 
n'était  Tibulle  lorsqtfil  chantait'lesbkMids  cheveux  de  sa  maîtresse; 
il  acceptait  en  toute  simplicité  une  gracieuse  fiction  consacrée  paor 
la  mode. 

D'ailleurs,  comme  tous  les  jeunes- élégans,  il  avait  dû  assister 
souvent  an  petit  lever  et  à  la  toilette  de  Délia,  alors  qu'une  esclave 
enfermait  ses  cheveux  dans  un  réseau  d'or,  ou  les  enserrait  dans  un 
bandeau  de  lin  orné  de  broderies  qui  rétrécissait  le  front.  Le  front 
bas  et  mat  des  dames  romaines  a  passé  dans  tous*  nos  révcs  d'ado- 
lescens ! 

Jnsignem  teirai  fi^te  L^j^eoridi^ 

a  dit  Horace  précisément  dans  l'ode  qu'il  adtessa  à  Tibulle  (2).  Il 
savait  de  reste  comment  on  donne  à  la  peau  des  tons  d'ambre  otx 
des  teintes  nacrées^  avec  quels  philtres  préparés  par  ses  bonnes 
amies  de  l'Esquilin  on  dilate  la  pupille  de  l'œil  pour  lui  faire  lan- 
cer des  flammes.  Les  sourcils,  les  cils,  les  lèvres,  les  veines  des 
timpcîs  de  sa  maîtresse  exerçaient  tour  à  tour  l'industrie  délicate 

(1)  JDV.,iSaf.,  ▼1,120. 

(2)  I,  uxiii,  5. 


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desrbelles  esclaves  empressées  au  natliea  des  boites  à  parfums  en 
iroire  avec  oq  anoaoïsr  ciselé  en  bas-reiÎL'f,  des  magnifiques  peîgneS': 
de  bronze  incrustés  de  pierres  de  couleur,  des  aiguilles  à  cheYv.*ux. 
d'or  ou  d*iYoire,  terminées  par  une  petite  statue  de  Vénus  sortant^ 
des  flots  et  tordant  sa  chevelure  ruisselante.  Quand  elle  se  regar- 
dait dans  un  de  ces  grands  miroirs  de  métal  poli  où  elle  se  voyait 
des  pieds  à  la  tête,  combien  Délia  devait  se  trouver  différente  des 
filles  de  sa  nation  qu'elle  avait  pu  connaître  dans  son  enfance  I  Le 
front  étoile  de  pierreries,  les  poignets,  les  bras  et  les  chevilles  ser- 
rés dans  des  nœuds  de  serpens  d'or  incrustés  d'émaux,  les  oreilles 
ornées  de  grosses  perles  blanches  venues  des  pêcheries  du  golfe  Per- 
siqne  ou  de  l'Océan  indien,  les  doigts  chargés  d'anneaux  et  de 
bagues  où  hrillaieait  enchâssés  des  diamans  et  des  pierres  gi*a- 
Tées,  le  con  et  la  poitnne  couverts  de  colliers  à  plu^urs  rangs, 
coo^Kfiés  d'étoiles  d'or,  de  vipères  enlacées  ou  de  feuilles  de  lotus, 
séparés  par  des  perles,  des  pendeloques  de  rouge  corail,  de  vertes 
éineraudes  ou  de  bleues  turquoises^  et  terminés  par  une  chaînette  à 
laqnelle  pend  une  petite  bulle^  merveilleux  chef-d'œuvre  de  cise- 
lure, où  sa  vieille  mère  a  enfermé  quelque  grimoire  de  papyrus 
contre  le  mauvais  œil,  qu'elle  ressaesr^lait  peu,  la  Délia  de  Tibulie, 
à  la  Syrienne  des  Momormeurs  de  Théocrite,  à  la  pauvre  joueuse 
de  flftie,  maigre  et  brûlée  du  soleil  (1)  ! 

Le  moyen  d'imaginer  qu'une  fille  aussi  pieuse,  livrée  corps  et 
âfoe  aux  sombres  cultes  d'Egypte  et  de  Syrie,  n'ait  point  aimé  par- 
fcns,  dans  ses  mystérieuses  retraites,  à  se  couvrir  d'habits  somp- 
tueux comme  une  Notre-Dame^  je  veux  dire  comme  la  statue  d'Isis 
ou  de  Cybèle^  qu'elle  voyait  les  prêtres  stolist^s  coiffer  de  la  cidaris 
baate  et  droite  assyrienne,  charger  de  colliers ,  de  bracelets  et  de 
périscélides,  habiller  de  la  tunique  sacro-sainte  que  serrait  une 
ceinture  ornée  de  gemmes,  de  l'épfaod  et  de  la. longue  stola  talaire 
couverte  de  broderies?  Avec  ses  grands  yeux  vagues,  avivés  d'an-. 
tiflioioe,  noyés  d'eilluves  mystiques,  ses  mollesses  infinies,  ses  lan- 
gueurs et  ses  fiëvrest  Délia  n'avait  pas  même  besoin  de  ses  jolis 
bras  souples  et  nerveux  dont  parle  Tibulie  pour  l'entraîner  au  pâle 
séjoor  des  ombres  avec  les  derniers  fils  épuisés  de  la  Grèce  et  de 
Rome.  Pour  Tibulie,  Délia  n'était  que  tendresse,  et  il  semble  bien 
en  effet  qu'elle  fut  toute,  d'amoureuse  et  sensuelle  bonté.  J'ai  noté 
qne  le  mot  tener  se  rencontre  sous  le  calame  du  poète  toutes  les 
f(âs  qu'il  parle  d'elle.  Peut-être,  comme  il  arrive,  lui  prêtait-il  un 
peu  du  sentiment  dont  son  cœur  débordait;  mais  en  même  temps 
il  sait,  à  ne  s'y  point  tromper,  que  dans  cette  fiile  rêveuse  et  douce, 
en  proie  à  quelque  mal  sacré,  humble  comme  une  esclave,  il  y  a 

P)  Théocr.,  tdylh,  X,  20-27. 


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96  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

une  créature  singulièrement  fine,  habile,  rusée,  perfide  (1),  qui, 
instruite  par  les  leçons  de  sa  mère ,  trouvera  peut-être  un  jour  que 
plusieurs  amans  rapportent  plus  qu'un  seul ,  et  montre  déjà  une 
habileté  pratique  au  moins  aussi  raffinée  que  Test  sa  piété  et  sa 
science  profonde  de  la  volupté. 

TibuUe  eut  bientôt  tout  loisir  de  méditer  sur  cette  étrange  fille 
«  à  double  langue,  »  dont  la  grâce  tour  à  tour  languissante  et  vive, 
les  allures  équivoques  et  sinueuses,  rappelaient  le  colubrinum  in- 
genium  du  vieux  poète  comique.  La  porte  de  Délia  se  ferma  devant 
celui  qui  n'avait  pas  même  su  rapporter  d'Orient  quelques  millions 
de  sesterces.  Nul  doute  qu'à  sa  manière  Délia  n'ait  aimé  TibuUe; 
peut-être  l'aimait-elle  encore.  Elle  ne  l'avait  pas  vu  partir  sans  dou- 
leur. Quand  son  amant  la  trouvait  seule,  il  lui  suffisait  sans  doute 
d'un  long  regard  muet,  tout  chargé  de  tendresse  et  de  reproches, 
pour  l'amener  à  ses  pieds,  aimante  et  dévouée  comme  une  prêtresse 
introduite  dans  la  cella  du  dieu.  Elle  devait  éprouver  une  sorte  de 
vénération  pour  cet  homme  d'une  autre  race  dont  la  belle  âme,  les 
grandes  manières  et  le  contact  exquis  semblaient  purifier  et  en- 
noblir. Elle  avait  certainement  une  conscience  obscure  de  Fim- 
mense  supériorité  morale  de  son  amant.  Toutefois  elle  était  plutôt 
étonnée  que  touchée.  Elle  avait  porté  avec  amour  le  doux  joug  du 
maître,  mais  l'idée  ne  lui  était  jamais  venue  qu'elle  pût  être  de  la 
même  espèce  que  lui.  Dans  les  premiers  jours,  quand  Tibulle  com- 
prit qu'il  avait  une  sorte  de  rival,  il  bondit  sous  l'aiguillon  de  l'or- 
gueil et  de  la  douleur,  parla  en  maître,  se  rendit  impossible;  on  se 
sépara  (2).  Rien  ne  prouverait  mieux  au  besoin  que  l'affection  de 
Tibulle  pour  Délia  n'avait  rien  de  commun  avec  les  banales  amours 
des  jeunes  élégans  pour  les  belles  affranchies.  Gelies-ci  avaient  na-- 
turellement  beaucoup  d'amis.  Le  trouver  mauvais  eût  paru  d'un 
Scythe.  Le  premier  précepte  du  codç  de  la  haute  galanterie,  c'est 
qu'on  doit  avoir  le  bon  goût  de  supporter  un  rival,  et  que  le  mieux 
est  de  paraître  tout  ignorer  (3).  Tibulle  connaissait  les  maximes  de 
ce  code  :  il  les  pratiquera  plus  tard  avec  Némésis;  mais  il  aime  Dé- 
lia avec  la  simplicité  sérieuse  d'une  âme  neuve  et  naïve.  Il  l'aime 
assez  pour  faire  taire  son  ressentiment  et  pour  étouffer  son  orgueil; 
il  revient  le  premier  aux  pieds  de  son  amie,  il  s'y  roule  avec  des 
emportemens  de  tendresse  enfantine,  veut  qu'elle  le  foule  sous  ses 
sandales  de  papyrus  (4). 

Il  était  trop  tard.  Pendant  les  douze  longs  mois  qu'il  avait  passés 
loin  d'elle.  Délia,  obsédée  par  sa  mère,  par  son  mari  peut-être, 

(i)  Tib.,  I,vi,  5-Cetl5. 

(2)  Discidium,  Tib.,  I,  v,  1-8. 

(3)  0?id.,  A.  amat.,  JI,  539. 
4)  Tib.,  I,  V,  1  »qq. 


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LA  DELIA   DE   TIOULLE.  97 

céda  sans  résistance,  se  soumit,  passive.  Un  amant  plus  riche  pos- 
sédait l'affranchie.  Tibulle  s'avoue  qu'alors  que  Délia  était  sienne, 
il  a  follement  agi  en  lui  préférant  o  le  butin  et  les  armes  (1).  »  Qu'un 
autre  triomphe  des  Giliciens  et  revienne  à  Rome  couvert  d'or  et 
d'argent;  quant  à  lui,  pourvu  qu'il  soit  près  de  Délia,  volontiers  il 
attellerait  lui-même  ses  bœufs ,  ferait  paître  son  troupeau  sur  un 
mont  solitaire.  Malheureusement  (qui  le  sait  mieux  que  Tibulle?)  la 
mère  de  Délia  ne  partage  point  ces  goûts  champêtres.  Aussi  n'est.-ce 
point  l'amant  qui  parle  ainsi,  c'est  le  poète,  l'artiste,  qui  se  livre  à 
son  génie  et  trouve  de  beaux  vers  dans  sa  tristesse.  Les  plus  beaux 
à  mon  sens  sont  encore  des  vers  inspirés  par  un  profond  sentiment 
religieux.  Le  paysan  latin  que  nous  connaissons,  l'Italien  d'une 
dévotion  un  peu  étroite  et  bornée,  foncièrement  superstitieux,  perce 
tout  à  coup  avec  une  certaine  grandeur  antique  sous  le  brillant  ca* 
yalier  qui  gémit  à  la  porte  des  belles  donne.  Voici,  comme  toujours, 
le  sens  littéral  de  ces  vers,  car  je  n'ai  pas  la  prétention  de  traduire 
les  poètes.  «  «Ai-je  offensé  par  un  mot  la  puissante  Vénus,  et  ma 
langue  expie- t-elle  maintenant  son  impiété?  M'accuse-t-on  d'avoir 
approché  impur  du  séjour  des  dieux,  et  d'avoir  dépouillé  de  leurs 
guirlandes  les  foyers  sacrés?  Je  n'hésiterais  pas,  si  j'avais  péché,  à 
me  prosterner  dans  les  temples  et  à  baiser  le  seuil  consacré;  je 
n'hésiterais  pas  à  me  traîner  à  genoux,  suppliant,  sur  le  sol,  et  à 
frapper  misérablement  de  ma  tête  la  porte  sainte  (2).  » 

Dn  moyen  presque  infaillible  restait  cependant  au  pauvre  poète 
pour  se  faire  ouvrir  la  porte  de  l'amie  :  c'était  d'y  frapper  les  mains 
pleines  (3).  C'est  là,  on  le  comprend,  une  simple  figure  poétique. 
Tibulle  n'est  point  un  personnage  de  comédie  qui  n'entre  chez  le 
ruffiano  qu'en  lui  jetant  une  bourse  à  la  tête;  il  est  fort  probable 
que  la  a  porte  (â),  »  —  cette  fameuse  porte  tant  exécrée,  tant  célé- 
brée chez  les  poètes  lyriques  et  élégiaques  (5),  —  n'est  ici  qu'un 
prétexte  à  variations  sur  un  thème  classique.  Il  faut  en  dire  autant 
et  des  vers  de  la  troisième  élégie  délienne  (ii),  dans  lesquels  il 
croit  devoir  enseigner  à  Délia  l'art  de  tromper  un  mari  jaloux,  et 
des  distiques  de  la  cinquième  (vi),  où  il  s'adresse  au  mari  pour  l'in- 
struire de  tout  ce  qu'il  doit  faire  pour  surveiller  la  perfide  Délia. 
Feindre  d'admirer  la  pierre  gravée  ou  le  cachet  d'une  bague  pour 
pouvoir,  à  l'ombre  de  ce  prétexte,  presser  la  main  de  l'amie,  faire 
certains  signes  de  tête  muets  dont  le  sens  échappe  au  mari,  tracer 

(1)  'nb.,  I,  n,  65  sqq. 
p)  Tib.,  I,  n,  79-86. 

(3)  I,  ▼,  67^8. 

(4)  ],  n,  &-i4. 

(5)  P.  ei.,  Hor.,  Od^,  I,  uv,  3-8;  HI,  x,  1-4,  et  surtout  Prop.,  I,  xvi. 
W«  a.  —  1872.  7 


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98  REVUE  Des  DEUX  MONDES. 

d€S  caractëresf  sur  la  table  avec  le  vin  d'une  coupe  renversée  dans 
un  festin,  connaître  les  herbes  propres  à  effacer  les  taches  livides 
qu'ont  laissées  au  sein  ou  sur  les  bras  les  baisers  et  les  morsures 
de  l'amant,  voilà,  entre  cent  autres,  quelques-uns  des  beaux  pré- 
ceptes versifiés  à  satiété  par  tous  les  poètes  erotiques.  Délia  n'avait 
pas  besoin  des  leçons  du  bon  Tibulle,,et  lui-môme  n'eut  sans  doute 
point  la  naïveté  de  lui  en  vouloir  donner.  L'épisode  de  la  sorcière 
qui,  comme  toutes  les  sorcières  de  Virgile,  d'Horace,  d'Ovide,  fait 
descendre  les  astres  des  deux,  amoncelle  ou  dissipe  les  nuages, 
évoque  les  mânes  de  leurs  sépulcres^  et,  pour  la  circonstance,  a 
composé  une  sorte  d'incantation  que  Délia  n'aura  qu'à  prononcer 
trois  fois  en  crachant  pour  rendre  son  mari  incrédule  et  stupide 
comme  on  ne  l'est  pas,  —  qu'est-ce  encore,  sinon  un  lieu-commun 
poétique  (i)  2  II  n'y  a  pas  jusqu'à  la  magnifique  description  de 
l'oracle  de  la  prétresse  de.  Bellone  qui  ne  soit  un  pur  exercice  de 
versiGcation  (2)^ 

Si  à  toutes  ces  digressions  de  TibuUe,  qui  sont,  je  le  répète,,  de 
merveilleux  petita  chefs-d/œuvre  de  fine  ciselure,  on  ajoute  les  im- 
paiécaition»  obligées  contre  la  vieille  mère  de  Délia  et  les  prédictions 
sinistre»  à  l'adresse  du  rival  préféré  (3),  il  semble  qu'il  n'a  pas  dft 
rester  grand'place  au  poète,  même  en  cinq  élégies,  pour  dire  les 
choses  qui  lui  tenaient  surtout  au  cœur  dans  l'automne  et  l'hiver 
de  72&.  Rien,  de  plus  vcai»  Le  sentiment  qui  dominait  alors  Pâme, 
de  Tibullo  a  pénétré  toute  son  œuvre  et  l'a  comme  imprégnée,  jus- 
qufen  ses  moindres  parties,  d'une  sorte  de  parfum  subtil  et  rare 
que  Ton  respire  toujours  avec  délices,  mais  qui,  disséminé  en 
qudqae  sorte  dans  chaque  vers,  n'est  dans  aucun  en  particulier» 
Une  impression  très  générale,  l'amour  très  sincère  de  TibuIIe  pour 
Délia  et  son  goût  idyllique  et  pieux  pour  la  nature,  champêtre,  un 
vague  ensemble  de  formes  indécises  et  flottantes,  des  sensations 
fugitives,  qui  sillonnent  l'œuvre  comme  des  étoiles  filantes  et  s'é- 
vanouissent avant  de  devenir  des  aentimens,  bien  loin  de  se  trans- 
former en  idées,  voilà  ce  qui  résulte  d'une  étude  prolongée  de  ces 
cinq  poèmes.  U  faut  en  prendre  notre  pai*ti  :  les  anciens,  les  poètes 
surtout,  n'étaient  point  tourmentés  de  notre  insatiable  besoin  d'a- 
nalyse psychologique,  ni  de  l'ardeur  maladive  avec  laquelle  nous 
portons  le  scalpel  jusque  dans  les  moindres  replis  de  la  conscience. 
En  conclure  qu'ils  sentaient  moins  que  nous  serait  téméraire;  c'est 
le  contraire  qui  est  vrai.  Les  anciens  vivaient  plus  que  nous,  mais 
ils  se  regardaient  moins  vivre. 
Quatre  ans  plus  tard,  en  728,  le  poète  réunissait  aux  cinci  élégies 

(1)  Tib.,  I,  II,  41^. 

(3)  VI,  43-55.. 

(3)  n,  87  sqq.,  et  V,  69  aqq. 


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LA  DÉLIA  DE  TIBUUB.  9% 

inspirées  par  Délia  cinq  antres  poème»  de  même  nature,  et  publiait 
son  premier  volume  de  vers.  D*une  époque  antérieure  aux  élégie 
diliennts  sont  V  Éloge  de  la  paix  (I,  x),  et  les  trois  élégies  (I,  iv,  mi, 
ix)  dans  lesquelles  TibuUe  a  chanté  sou  jeune  et  beau  Marathas, 
comme  YirgÙe  avait  chanté  son  Alexis,  Catulle  son  Juventius,  fass 
anciens  ne  rougissant  point  d'aimer  la  beauté  partout  où  elle  bril* 
laiu  Le  poème  écrit  pour  célébrer  ranniversaire  de  la  naissaace  et 
le  triomphe  de  Messala  (I,  vu)  est  seul  postérieur,  puisqufil  fut 
composé  vers  727.  Il  y  avait  un  an  qu'Octave  avait  reçu  le  titre  de 
prince  du  sénat.  Sur  la  proposition  de  Munatius  Plancus ,  le  aésal; 
venait  de  lui  décerner  le  surnom  religieux  à* Auguste.  Ovide  nous 
apprend  qu'alors  TibuUe  était  déjà  «  lu,  comui  et. goûté  du  pu- 
blic. » 

Legitttrqaa  TibaUns 
Et  plaoet^  et  Jam  te  principe  notoB  eni  (i). 

n  ne  parait  pas  pourtant  qu'il  ait  rien  écrit  durant  plusieurs  an- 
nées. Les  élégies  du  deuxième  livre  et  les  parties  authentiques  du 
quatrième  sont  des  derniers  temps  de  sa  courte  existence.  Que  fit-il 
pendant  les  sept  années  de  vie  que  les  «  destins  avares,  »  comme 
dit  le  poète  de  Sulmone,  lui  accordèrent  encore?  Il  fit  sans  doute 
ce  qu'on  fait  lorsqu'on  a  achevé  son  roman,  lorsqu'on  a  une  fois 
touché  le  fond  de  la  nature  humaine,  lorsqu'on  n'a  plus  la  capacité 
de  souffrir  ni  le  désir  même  d'être  heureux  ;  il  véeut.  Il  pouvait  due 
avec  Sappho  :  «  L'amour  a  secoué  mon  ftme  comme  lorsque  le  vent 
s'abat  sur  les  chênes  dans  la  montagne  (2).  » 

U  véeut,  dis-je,  et  il  faut  convenir  qu'il  n'eût  pu  mieux  choisir 
son  temps.  L'immense  majesté  de  la  paix  romaine  commençait  à  so 
lever  sur  le  monde.  Le  pouvoir  d'un  seul  avait  paru  l'unique  remède 
des  discordes  civiles.  Si  Tacite  lin-même  Ta  reconnu  (3),  TibuUe 
aurait  eu  mauvaise  grâce  à  le  nier;  il  ne  combattait  pas  à  Philippe». 
Le  nom  d'Auguste  n'étant  point  dans  les  élégies  de  TibuUe  qui  sont 
venues  jusqu'à  nous,  quelques  critiques  ont  supposé  que  le  poète 
n'avait  pas  pardoimé  à  Octave  la  mort  de  son  père  et  la  perte  de 
son  patrimoine;  mais,  outre  que  rien  absolument  ne  nous  a  été 
transmis  sur  la  mort  du  père  de  Tibulle,  nous  avons  vu  que  le  fils 
a  suivi  ea  Gaule  un  lieutenant  d'Octave,  et  que  très  vraisemblable- 
ment il  a  dû  au  crédit  de  Messala  le  rétablissement  de  sa  fortune. 
Qiie  sxvoiuHDOus  des  idées  politiques  de  Tibulle?  Rien,  ear  il  n'7 
en  a  pas  trace  dans  toute  son  œuvre.  Naturellement  cela  fit  scan- 
dale. Il  fallait  vivre  en  ce  temps  pour  entendre  reprocher  à  Tibulle 

(1)  Ovid.,  Trist.,  n,  463^64. 

9)  FragB.  i3,  ecL  TtwBergfc  (lipi  iWt). 

(3)  iljm.,  1, 9. 


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100  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  n'avoir  voulu  chanter  que  Tamour  et  la  nature.  M.  Beulé*  dans 
des  pages  d'ailleurs  d'une  grande  éloquence,  en  a  fait  un  crime  au 
poète.  Au  dernier  siècle  du  moins,  La  Harpe  s'écriait  :  «  Heureux 
l'homme  d'une  imagination  tendre  et  flexible,  qui  joint  au  goût  des 
voluptés  délicates  le  talent  de  les  retracer,  qui  occupe  ses  heures 
de  loisir  à  peindre  ses  momens  d'ivresse,  et  arrive  à  la  gloire  en 
chantant  ses  amours!  »  Depuis  la  révolution,  on  a  changé  tout  cela. 
Un  citoyen  digne  de  ce  nom  n'a  plus  «  d'heures  de  loisir.  »  Le  salut 
de  la  patrie  et  les  destinées  de  l'humanité  occupent  tous  ses  mo- 
mens. Je  ne  sais,  mais  il  me  semble  que  reprocher  à  TibuUe  ses 
langueurs  amoureuses  et  le  charme  énervant  de  ses  vers,  c'est 
comme  si  l'on  trouvait  mauvais  que  Sappho,  la  molle  Lesbienne,  ait 
chanté  sur  la  lyre  l'ode  A  une  femme  aimée  (Eiç  'EpcûfjLfvnv)  au  lieu 
de  composer  un  cantique  édifiant  pour  la  postérité  I 

Si  l'on  veut  bien  connaître  la  vie  de  Tibulle  en  ses  dernières  an- 
nées, qu'on  relise  l'épltre  qu'Horace  lui  adressa  vers  cette  époque 
dans  sa  terre  de  Pédum  (1).  a  Àlbius,  juge  sincère  de  mes  discours 
en  vers,  —  que  fais-tu  maintenant  dans  les  champs  de  Pédum?  — 
Écris-tu  quelque  chose  qui  doive  surpasser  les  poèmes  de  Cassius 
de  Parme?  —  ou  bien,  errant  en  silence  dans  les  bois  salubres,  — 
médites-tu  sur  ce  qui  convient  au  sage  et  à  l'homme  de  bien?  — 
Tu  n'es  pas,  toi,  un  corps  sans  âme.  Les  dieux  t'ont  donné  la  beauté, 

—  ils  t'ont  donné  la  richesse  et  l'art  d'en  jouir.  —  Que  souhaiterait 
de  plus  à  son  doux  nouveau-né  la  mère  la  plus  tendre,  —  s'il  a  reçu 
du  sort  la  sagesse,  le  talent  de  bien  dire,  —  le  don  de  plaire,  la 
gloire,  la  santé,  —  une  vie  élégante  et  facile,  avec  une  bourse  tou- 
jours pleine?  —  Au  milieu  des  illusions  et  des  tristesses,  des 
craintes  et  des  dépits,  —  pense  que  chaque  jour  est  le  dernier  qui 
te  luit.  —  Elle  sera  la  bienvenue,  l'heure  que  tu  n'espérais  point. 
— Gros  et  gras,  tout  brillant  de  santé,  voilà  comme  tu  me  trouveras 

—  lorsque  tu  voudras  rire,  un  vrai  porc  du  troupeau  d'Épicure.  » 
Voilà  bien  Tibulle,  le  voilà  tout  entier,  tel  que  nous  l'avons  montré 
lorsque  tout  enfant  il  courait  avec  sa  sœur  dans  le  verger  ombreux 
et  déjà  révérait  les  antiques  dieux  en  bois  du  lararium.  11  se  pro- 
mène sous  ses  arbres,  parmi  ses  troupeaux,  et,  ce  que  «  l'épicurien» 
Horace  aime  mieux  paraître  ignorer,  il  célèbre  avec  ses  bergers  et 
ses  laboureurs  toutes  les  fêtes  des  divinités  champêtres  (2). 

  la  femme,  Tibulle  ne  demande  plus  que  le  repos  et  l'oubli  des 
maux  passés.  On  s'accorde  assez  à  voir  dans  la  treizième  élégie  du 
livre  IV  un  poème  inspiré  par  une  certaine  Glycera  dont  parle  Ho- 

(1)  Horat.,  Ep.,  I,  iv.— Cette  épltre  serait,  selon  Kirchner,  de  720  :  elle  est  peai-dtre 
d*ane  date  un  peu  postérieure. 

(2)  Tib.,  IJ,  I.  —  Tableau  de  la  fête  des  Rogatiùns  cbes  les  Romains.  --  Cf.  sur  cette 
él^ie  célèbre  Alex,  de  Humboldt,  Kosmos,  II,  20. 


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LA  D£UA  DE   TIBULLE.  101 

race  dans  son  ode  à  Tibulle  (1).  Il  y  a  cinq  ou  six  vers  dans  cette 
élégie  qui,  rapprochés  de  l'ëpltre  d'Horace,  montrent  qu'avec  les 
années  Tibulle  avait  retrouvé,  sinon  la  joie  et  le  bonheur,  du  moins 
la  douce  sérénité  de  son  innocente  nature.  «  Â  quoi  bon  exciter 
l'envie?  Loin  de  moi  la  vanité  vulgaire  I  Que  le  sage  se  réjouisse  en 
silence  dans  son  cœur.  Je  puis  vivre  heureux  ainsi  au  fond  des  fo- 
rêts, où  aucun  pied  humain  n'a  frayé  le  chemin.  Tu  es  le  repos  de 
mes  tristesses,  ma  lumière  dans  la  sombre  nuit,  et  dans  ma  solitude 
tu  me  tiens  lieu  d'un  monde.  »  Inutile  d'ajouter  que  Tibulle  ne  se 
maria  point.  Alors  même  qu'il  n'eût  pas  eu  l'âme  blessée  mortelle- 
ment, je  doute  qu'il  se  fût  jamais  assez  intéressé  aux  choses  de  la 
vie  réelle  pour  devenir  chef  de  famille  et  donner  des  citoyens  à  l'é- 
tat. En  dépit  des  efforts  et  des  tendances  romantiques  de  quelques 
princes,  comme  Auguste  et  Tibère,  les  lois  renouvelées  de  Lycurgue 
sur  le  célibat  avaient  paru  parfaitement  ridicules,  et  n'avaient  eu 
aucun  effet  sur  les  esprits  éminens  du  siècle,  comme  Virgile,  Ho« 
race.  Properce.  L'idée  de  patrie,  après  avoir  réalisé  de  grandes 
choses  dans  le  monde,  avait  évidemment  fait  son  temps.  Elle  ne  di- 
sait plus  rien  à  ceux  qui  ouvraient  l'ère  de  la  démocratie  univer- 
selle. Certes,  comme  Properce,  Tibulle  aurait  pu  écrire  ces  paroles, 
qu'un  Romain  du  temps  d'Annibal  n'eût  pu  entendre  sans  mouru: 
de  hoBte  et  d'indignation  :  u  Qu'ai-je  besoin  de  donner  des  fils  aux 
triomphes  de  la  patrie?  Aucun  soldat  ne  naîtra  de  mon  sang  (2).  » 
Ah!  que  nous  comprenons  trop  ces  vers-là,  car  enfin,  quoi  qu'en 
disent  nos  Gâtons,  nous  sommes  revenus  à  ces  beaux  jours  de  la 
décadence  où  il  fait  si  bon  vivre  I  Laissez-les  de  leurs  cris  aigus 
remplir  l'école  et  appeler  la  colère  des  dieux  sur  les  vices  du  siècle. 
Ces  hommes  à  la  barbe  hérissée,  au  long  manteau  sordide,  qui 
sans  pitié  frappent  de  leur  bâton  ferré  les  précieuses  mosaïques 
de  nos  petites  maisons,  ces  êtres  bizarres  et  mélancoliques,  qui  ap- 
paraissent comme  des  spectres,  étendent  pour  nous  maudire  un 
bras  décharné,  puis  rentrent  dans  l'ombre,  produisent  sur  l'esprit 
des  convives  de  l'universel  banquet  une  diversion  qui  a  son  charme, 
et  dont  l'effet  est  de  réveiller  la  volupté  au  cœur  alangui  du  sage 
couronné  de  roses.  Les  dames  romaines  le  savaient  de  reste.  Pen- 
dant les  longues  heures  de  la  toilette  du  matin,  en  attendant  l'a- 
mant, en  litière,  à  la  promenade,  eUes  aimaient  fort  la  vue,  les  . 
grands  discours  austères  de  leur  philosophe,  sorte  de  chapelain  de 
ce  temps-là.  Plus  d'une  l'écoutait  rêveuse,  tandis  que  le  singe  et 
le  fou  hdsaient  assaut  de  cabrioles  pour  attirer  un  regard,  mériter 
une  caresse  de  leur  bonne  maltresse.  Ces  jours-là,  elles  étaient 

(1)  Hortt.,  Od,,  I,  xvxm,  de  la  môme  époque  que  l'ëpltre  (Kirchner). 
(3)  Prop.,  n,  vn,  13-14. 


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101  RETUE  DES  VBVJi  MONDES. 

plos  tendres,  plus  abandonnées,  et  comme  envahies  par  un  déU- 
eiaux  malaise.  Elles  sentaient  mieux  alors  le  prix  de  l'existence,  ap- 
prenaient à  jouir  de  l'heure  qui  passe.  De  là  ime  science  profonde 
de  la  volupté,  un  sentiment  exquis  des  joies  fortes  et  délicates  de 
rfttnc  et  des  sens,  une  capacité  d'émotions  de  plus  en  plus  nom- 
breuses et  finement  nuancées,  une  sensibilité  nerveuse  exaltée, 
sarexcitée,  presque  maladive,  faisant  osciller  tout  l'être  humain,  si 
je  puis  dire,  au  moindre  souffle  des  passions,  de  la  frénésie  du 
délire  à  Taccabiement  infini  de  la  torpeur.  Lentement  acquises  par 
les  pères,  transmises  par  voie  d'hérédité,  ces  manières  d'èive  de- 
viennent instinctives  chez  les  enfans,  qui  naissent  vieillards,  épou- 
vantent par  leur  effrayante  précocité.  Toute  riche  matrone,  toute 
grande  dame,  Livie  elle-même,  avait  dans  sa  maison  quelques-uns 
de  ces  jeunes  lutins  d'Alexandrîe,  petHs  satyres  dont  on  n'eût  pu 
dire  l'âge,  dont  l'œil  de  lynx  voyait  tout,  ne  se  baissait  jamais,  fai- 
sait rougir  les  belles  donne,  et  dont  le  méchant  babil,  effronté  et 
cyuique,  ïnettait  en  liesse  la  compagnie.  Ce  n'est  plus  là  de  la  dé- 
cadence, mais  bien  de  la  décrépitude.  De  tout  temps,  les  grandes 
villes  ont  produit  de  ces  créatures  rachltiques  qui  retournent  au 
type  simien.  Gomme  Paris,  Alexandrie  avait  son  Gavroche. 

liais  si  le  monde  grec  et  oriental  penchait  vers  la  décrépitude, 
le  monde  romain  proprement  dit  n'en  était  encore  qu'à  cet  état  de 
paix  sereine  et  joyeuse,  de  doux  loisir  et  d*énervement  voluptueux, 
où  des  générations  fortunées  recueillent  le  fruit  des  luttes  sécu- 
laires des  ancêtres  et  récoltent  dans  l'allégresse  ce  qui  a  été  semé 
dans  le  sang  et  dans  la  mort,  ^oilà  l'&ge  d'or  que  tous  les  paran- 
gons d'une  triste  sagesse  flétrissent  du  nom  de  décadence.  S'ils 
veulent  dire  par  là  que  l'heureuse  et  molle  créature,  affinée  par  la 
réflexion  et  brisée  par  le  plaisir,  est  une  proie  toute  préparée  pour 
les  durs  conquérans  qui  ne  manqueront  pas  devenir,  ils  ont  de 
tout  point  raison.  Quoi  I  faut-il  donc,  pour  ne  pas  mourir,  se  con- 
damner à  ne  jamais  vivre?  Demander  à  Horace  ou  à  Tlbulle,  le 
front  couronné  de  myrte  et  la  chevelure  humide  des  parfums  de 
Syrie,  de  revaiir  à  la  rude  existence  des  Romains  d'avant  les  guerres 
pnniqnes,  n'est-ce  pas  montrer  qu'on  a  oublié  la  réponse  du  soldat 
de  Luculltts?  Que  veulent-ils  dire  enfin  avec  leur  mot  de  déca- 
dence? S'ils  se  contentaient  de  constater  un  fait  sans  l'accompagner 
d'un  cortège  d'épithètes  malsonnamtes,  peut-être  se  rendrait-on 
de  bonne  grâce;  mais  ils  font  un  crime  aux  peuples  d'un  acci- 
dent tout  aussi  naturel  que  la  maladie  et  la  vieillesse,  il  n'appar- 
tient à  personne  de  revivre  après  avoir  vécu,  et  n'est-ce  pas  folie 
que  de  se  refuser  à  voir  dans  la  mort  naturelle  autre  chose  que 
l'usure  des  élémens  mêmes  de  la  vie  ?  Le  plus  grand  progrès  accom- 
pli par  la  pensée  en  ce  siècle  a  été  de  substituar  partout  .la  aotion 


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lA  DÉLIA  0E  TIBULLE.  108 

du  devenir  à  celle  de  Tétre^  en  d'autres  termes  de  ne  plus  consi- 
tdérer  qu'une  succession  d'états  d'une  seule  et  même  chose  là  où 
Ton  distinguait  autrefois  des  objets  essentiellement  divers.  Santé 
et  maladie  par  exemple  sont  ainsi  devenues  deux  simples  modes 
de  la  vie,  régis  par  les  nuémes  lois,  interrogés  par  les  mômes  pro- 
cédés scientifiques.  Ramenés  à  leurs  conditions  véritables,  ks  dilTé* 
rens  états  pathologiques  ont  paru  réductibles  aux  lois  générales  de 
la  physiologie.  La  vieillesse  ou  l'usure  progressive  des  tissus  or- 
ganiques inaptes  à  renouveler  les  élémens  de  la  vie  est  un  état 
particulier  à  tout  ce  qui  vit,  à  l'animal  connne  au  végétal,  an  mode 
spécial  de  développement,  un  moment  de  l'être. . 

Délia  survécut  à  Tibulle.  S'il  fallait  en  croire  Ovide  (1),  elle  au- 
rait même  assisté  aux  funérailles  de  son  ancien  amant  avec  la  mère 
et  la  sœur  du  poète.  Némésis,  la  triste  héroïne  des  élégies  du 
deuxième  livre,  serait  ventre,  elle  aussi,  couvrir  de  larmes  et  de 
baisers  le  corps  exposé  sur  le  bûcher.  Chez  le  poète  de  Sulmone, 
Délia  et  Némésis,  ainsi  mises  en  scène,  se  disputent  la  gloire  d'a- 
voir donné  le  plus  de  bonheur  à  Tibulle.  Si  la  fiction  n'était  aussi 
transparente,  rien  ne  serait  plus  indécent.  Ovîxle  a  cependant  écrit 
sous  l'empire  d*un  sentiment  pieux  et  tendre.  Il  aimait  le  «  doux 
génie  »  (2)  de  Tibulle.  Ici  comme  souvent,  il  s'inspire  des  vers 
mêmes  du  poète,  mais  il  est  clair  quMl  a  manqué  d'un  sens  spécial 
pour  les  bien  entendre.  Quoi  qu'il  en  soit,  Ovide  n'a  rien  vu  ni 
rien  su,  et  tous  les  élémens  de  son  allégorie  sont  tirés  des  élégies. 
11  n^est  point  vraisemblable  que,  par  sa  présence  auprès  du  lit  ou 
du  bûcher  funèbres,  Délia  ait  réalisé  un  des  voeux  les  plus  cbers. 
que  Tibulle  avait  formés  autrefois  en  des  vers  immortels  qu'elle 
seule,  sans  aucun  doute,  n^a  jamais  lus.  Retiré  dans  sa  terre  de 
Yédum,  Tîbulle  tf  avait  peut-être  jamais  revu  Délia. 

Il  aimsât  mieux,  loin  d'elle,  écouter  en  silence  la  voix  triste  et 
dolente  qui  parfois  s'élève  et  chante  ea  nous  au  doux  ressouvenir 
des  jours  qui  ne  sont  plus.  Heur  ou  malheur,  qu'importe?  on  a 
vécu.  Et  void  que  déjà  l'on  se  survit.  Les  natures  exquises  conmie 
Tîbulle,  mais  en  même  temps  vives  et  sensuelles,  sont  moins  que 
d'autres  à  Fabri  de  certaines  -erreurs  qui  empoisonnent  souvent 
toute  l'existence.  Le  th&timent  'sort  de  la  faute  comme  l'épi  du 
grain.  Tel  qui  a  aimé  avec  assez  de  puissante  pour  douer  un  être 
cher  de  toutes  les  perfections  reconnaît  un  jour  qu'il  s'est  peut-être 
trompé.  D'un  bloc  de  chair,  il  avait  su  tirer  une  statue  de  marbre, 
statue  vivante  et  plus  belle  dans  l'idéal  que  toutes  les  choses  d'ici- 

(i)  Ovid.,  Amor.,  m,  n. 

(S)  Ovid.,  Trist.,  V,  i,  18.  Ingenium  corne* 


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10&  R£TUE   DES  DEUX  M0NDE8. 

bas.  L'amant,  comme  le  poète,  donne  avec  sa  joie  sa  vie  à  l'œuvre 
qu'il  a  créée.  L'idéal  ne  serait  plus  l'idéal,  si,  vraie  dans  l'infini 
du  rêve,  cette  forme  divine  pouvait  jamais  devenir  réelle.  Ironie  ou 
douleur,  la  contradiction  éclate  tôt  ou  tard,  l'expiation  commence. 
Souvent  l'être  cher  n'a  rien  perdu  de  ce  qui  l'a  fait  aimer,  et,  pour 
peu  qu'il  consentit  à  redevenir  statue,  on  le  placerait  encore  dans 
son  sanctuaire,  on  l'adorerait  avec  la  ferveur  des  anciens  jours;  mais 
l'idole  redevenue  femme  ne  se  prête  guère  à  ces  apothéoses.  Si 
dans  la  foule  elle  reconnaît  le  prêtre,  c'est  pour  le  suivre  d'un  re- 
gard étonné.  N'attendez  d'elle  aucun  retour  de  tendre  sympathie. 
Pauvres  poètes,  si  vous  pouviez  voir  ce  qui  se  passe  au  plus  pro- 
fond de  son  cœur  1  Est-ce  donc  la  faute  des  Délia,  s'il  s'est  rencontré 
des  Tibulle?  Implacable  et  sereine  comme  la  nature,  la  femme  n'a 
nul  souci  des  êtres  qu'elle  écrase.  Au  tiède  renouveau,  d'autres 
fleurs,  d'autres  créatures  naîtront  en  foule  sous  ses  pas  de  déesse; 
ce  ne  seront  plus  les  mêmes  sans  doute,  qu'importe?  L'homme 
souffre,  languit,  rattache  sa  vie  à  un  souvenir.  La  femme  ignore, 
renaît  chaque  matin  à  une  existence  nouvelle,  se  sent  fille  de  la 
terre,  et,  comme  elle,  immortelle. 

Délia  fut  une  de  ces  créatures  inconscientes  que  le  monde  appelle 
légères,  et  qui  sont  simplement  de  belles  formes  animées,  comme 
un  arbre  au  feuillage  gracieux,  comme  un  élégant  animal  aux 
grands  yeux  sombres  et  doux.  Il  faudrait  être  bien  frivole  ou  bien 
égoïste  pour  en  vouloir  à  ces  êtres  charmans  du  mal  qu'ils  ont  pu 
nous  faire.  Entendu  au  sens  d'un  Virgile  ou  d'un  Tibulle,  l'amour 
est  un  sentiment  rafiiné  qui  ne  va  guère  sans  quelque  imagination. 
Ainsi  transformé  et  spiritualisé,  l'amour  devient  un  fait  d'ordre  in- 
tellectuel, une  création  de  Tintelligence,  j'ai  presque  dit  une  forme 
de  l'entendement.  Le  génie  d'un  Goethe  lui-même  ne  sera  pas  trop 
vaste  pour  comprendre  et  noter  toutes  les  nuances  fugitives,  de 
délicatesse  infinie,  de  ce  vague  idéal  où  l'âme  la  plus  haute  s'abîme 
comme  une  goutte  d'eau  dans  l'Océan.  N'y  aurait-il  pas  eu  quel- 
que cruauté  à  demander  tant  de  choses  à  Délia?  La  pauvre  enfant 
n'avait  guère  de  cœur,  mais  elle  avait  encore  moins  d'imagination 
et  d'intelligence.  Sa  petite  âme  ingénue  et  candide  se  donnait 
chaque  printemps  comme  l'arbre  livre  ses  fruits.  Que  l'on  pût 
mourir  du  bien  qu'elle  vous  avait  fait,  voilà  qui  l'aurait  fort  sur- 
prise, et,  j'imagine,  un  peu  flattée. 

Jules  Soury. 


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LE   SOCIALISME 

AU  XVr   SIÈCLE 


DEUXIÈME    PARTIS   (1). 
Là  PROPAGANDE    ANABAPTISTE    APRÈS    LA    GUERRE    DES    PAYSANS. 


Si  VaDabaptisme  n'avait  eu  d'autre  foyer  que  la  Thuringe,  les 
défaites  de  Frankenhausen  et  de  Milhlbausen  auraient  sans  doute 
clos  ses  destinées  :  il  eût  disparu  comme  avaient  jadis  disparu  la 
secte  des  albigeois,  celle  des  taborites  et  tant  d'autres,  qui  s'atti- 
rèrent par  leurs  excès  les  rigueurs  d'une  répression  souvent  plus 
condamnable  dans  ses  moyens  que  les  erreurs  et  les  désordres 
qu'elle  arrêta;  mais  on  a  vu  qu'aux  portes  de  l'Allemagne  s'était 
formée  une  communauté  religieuse  dont  les  principes  se  rappro- 
chaient beaucoup  des  idées  de  Storch  et  de  Mûnzer.  D'autre  part, 
le  radicalisme  théologique,  qui  avait  prêté  un  si  puissant  appui  à 
Tinsurrection  des  paysans,  était  loin  d'être  abattu.  Il  comptait  en- 
core de  nombreux  apôtres  et  avait  trouvé  plus  d'un  asile  où  il  gar- 
dait sa  liberté  et  échappait  à  la  discipline  que  l'école  de  Witten- 
berg  prétendait  lui  imposer.  En  beaucoup  de  provinces,  le  retour 
à  l'ordre  était  plus  apparent  que  réel  ;  si  l'agitation  et  la  révolte 
n'éclataient  plus  dans  les  villes  et  les  campagnes,  elles  persistaient 
dans  bien  des  esprits.  Les  anabaptistes  zurichois  s'étaient  fait  une 
doctrine  où  se  reproduisaient  toutes  les  tendances  qui  venaient 

(1)  Vojez  U  Revue  du  15  Juillet. 


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106  KCyUE  DES  BETTX  MONDES. 

d'être  refrénées  par  les  armes.  Ce  qu'ils  revendiquaient  avant  tout, 
c'était  la  liberté  complète  dans  Tordre  spirituel,  liberté  que  le  lu- 
théranisme enchaînait  d'une  main  après  l'avoir  donnée  de  l'autre. 
Grebel  et  les  théologiens  qui  se  rattachaient  à  ses  enseignemens 
repoussaient  les  opinions  de  Luther  sur  la  justification,  lesquelles 
portaient,  selon  eux,  atteinte  à  Texistenoe  du  libre  arbitre;  ils  se 
proposaient  d'affranchir  la  société  de  l'autorité  politique  aussi  bien 
que  de  l'autorité  religieuse,  la  voulaient  constituer  de  façon  à  se 
passer  de  tout  gouvernement  civil,  de  toute  institution  législative, 
n'acceptant  d'autre  code  qiie  la  Bible,  d'autres  lois  que  ses  pré- 
ceptes, réprouvant  l'emploi  du  serment,  refusant  de  comparaître 
devant  les  tribunaux,  de  recourir  à  aucune  des  justices  établies, 
supprimant  la  propriété  individuelle  et  s'imaginant  qu'ils  amène- 
raient les  hommes  à  s'unir  par  le  seul  lien  de  l'amour  et  de  la  foi. 
Si  un  tel  plan  de  rénovation  impliquait  la  destruction  totale  de 
l'ordre  de  choses  jusqu'alors  universellement  accepté,  les  anabap- 
tistes zurichois  n'entendaient  pas  pour  cela  l'imposer  par  la  vio- 
lence. Pénétrés  de  l'esprit  de  l'Évangile,  ajant  toujours  présentes 
à  la  pensée  les  paroles  du  Christ  à  saint  Pierre  lorsque  celui-ci  tira 
l'épée  au  jardin  des  Oliviers,  ils  ne  manifestaient  que  des  intentions 
pacifiques,  ne  comptaient  pour  atteindre  leur  but  que  sur  la  per- 
suasion et  l'exemple,  donnant  eux-mêmes  le  modèle  en  petit  de 
l'organisation  qu'ils  promettaient  à  l'humanité.  Aussi  ces  sectaires, 
quoique  ayant  eu  leur  part  dans  les  excitations  qui  poussèrent  les 
paysans  de  la  Suisse  et  ceux  de  l'Allemagne  à  la  rébellion,  se  tin- 
rent-ils à  l'écart  du  grand  mouveoient  insurrectionnel  de  1625.  ils 
durent  à  cette  conduite  de  n'être  point  compris  dans  les  poursuites 
auxquelles  étaient  exposés  les  instigateurs  et  les  complices  de  la  ré* 
volte;  ils  purent  continuer  une  propagande  qui  devait  préparer  dans 
l'empire  germanique  un  nouveau  soulèvement,  ressusciter  uu  parti 
religieux  qui  semblait  à  tout  jamais  écrasé.  L'anabaptisme  suisse 
fournit  le  noyau  d'une  nouvelle  école  de  réformateurs  radicaux  qui, . 
comme  la  première,  se  perdit  par  ses  exagérations  et  ses  fureurs, 
après  avoir  ouvert  un  moment  une  libre  carrière  au  .fanatisme  et  à 
l'anarchie.  Dans  ses  effets,  cette  secte  peut  être  comparée  à  un  feu 
caché  sous  la  cendre  et  qui,  mis  tout  à  coup  au  contact  de  l'air 
libne,  lance  avaot  de  s'éteindre  quelques  vives  étincelles.  Le  vent 
delà  révolte  s'étant  levé  derechef  eu  Allemagoe,  l'anabaptisme^  qui 
couvait  sous  les  restes  fumans  de  l'insurrection  des  payauiSt  ee  ra- 
Dima  subitemeot  et  jeta  uue  demiëjce  lueur  d'incendie. 

.1 


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LE   SOGULISMB  ÂXJ  XVI'  SBSGLE.  107 


I. 

La  petite  communauté  fondée  par  Grebel,  qui  se  réunissait  chez 
Mantz,  inquiétée  par  les  magistrats  de  Zurich,  trouva  des  auxiliaires 
dans  les  prosélytes  qu'elle  fit  en  diverses  parties  de  la  Suisse.  De 
son  sein  étaient  sorties  plusieurs  communautés  constituées  à  son 
image,  régies  chacune  par  un  pasteur  que  le  troupeau  élisait  géné- 
ralement lui*Diéme.  A  ce  pasteur  appartenait  le  soin  d*exhorter  les 
fidèles  ou,  pour  les  désigner  par  le  nom  qu'ils  se  donnaient  entre 
eux,  les  frère$;  il  commentait  la  parole  divine,  il  priait  au  nom  de 
tous,  et  dans  la  cène,  le  seul  rite  qu*eût  gardé  la  nouvelle  église, 
et  qui  ^tait  pour  elle  la  commémoration  de  la  mort  du  Sauveur  et 
le  symbole  de  ralliance  entre  Thomme  et  Dieu^  il  brisait  le  pain 
pour  le  distribuer  aux  assistans.  Les  sectaires  regardaient  comme 
essentielle  cette  manière  d*administi*er  la  communion,  désignée  par 
eux  pour  ce  motif  sous  le  nom  de  brotbrechen  (brisement  du  pain); 
elle  les  distinguait  surtout  des  autres  réformés.  SchafTouse,  Grû- 
ningen,  Saint-Gall,  eurent  leur  communauté  anabaptiste,  où  l'on 
rebaptisait  les  adultes,  où  l'on  organisait  la  résistance  contre  l'or- 
thodoxie zwinglienne.  Brôdli,  expulsé  de  Zurich,  s'était  rendu  dans 
la  première  de  ces  villes;  il  y  fut  bientôt  suivi  par  Grebel,  qui  avût 
d&  pareillement  s'exiler,  et  qui  alla  un  peu  plus  tard  se  fixer  dans 
la  seigneurie  de  Grilningen,  où  il  travailla  de  concert  avec  Blaurock 
àl'avancement  de  sa  foi.  Les  frères  poussèrent  leur  propagande  jus- 
qu'à Berne,  même  jusqu'à  Bile;  mais  c'est  à  Saint-Gall  que  leurs  ef- 
forts furent  couronnés  de  plus  de  succès.  Dès  la  fin  de  l'année  1523, 
un  disdple  de  Grebel,  le  tisserand  Hochrutiner,  banni  de  Zurich  pour 
avoir  brisé  des  images,  y  avait  apporté  les  germes  de  la  doctrine  ana- 
baptiste. Il  était  venu  à  Saint-Gall  prendre  part  à  la  dispute  publique 
sur  la  question  du  baptême,  où  les  deux  partis^  baptiste  et  anabap- 
tiste;, se  trouvaient  en  présence.  Doué  d'une  éloquence  naturelle,  il 
avait  si  bien  tenu  tète  à  ses  adversaires,  que  plusieurs  des  assistans 
sTétaient  convertis  à  son  opinion.  L'un  d'eux  ne  tarda  pas  à  devenir 
k  chef  des  anabaptistes  de  Saint-^alL  II  s'appelait  Wolfgang  Scho- 
laot,  mais  fut  plus  connu  sous  le  nom  d'Dlimann.  Fils  du  syndic 
d'une  des  corporations  d'artisans  de  la  ville,  il  avait  été  d'abord 
noioe  à  Goire,  puis  avait  embrassé  les  idées  de  Zwingli.  Passé  dans 
k  camp  des  anabaptistes,  il  reçut  de  Grebel  le  second  baptême.  De 
ntour  dans  sa  patrie,  il  gagna  par  sa  parole  nombre  d'axihépens  k 
la  secte.  Prêchant  en  plein  air,  tantôt  an  milieu  d'une  piairie,  tan- 
tôt au  pied  d'une  montagne,  il  voyait  se  presser  autour  de  lui  toute 
la  population  envbonnante.  On  accourait  pour  l'entendre  jusque  de 


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108  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

l'Appenzell;  en  quelques  mois,  Saint-Gall  comptait  plus  de  800  ana- 
baptistes. 

Les  progrès  de  leurs  doctrines  remplissaient  les  sectaires  d'es- 
pérance; ils  se  flattaient  déjà  d'un  triomphe  prochain  sur  ce  qu'ils 
appelaient  l'église  des  impies,  quand  la  défaite  de  l'insurrection  des 
paysans  allemands  vint  leur  porter  un  coup  terrible.  Waldshut, 
qui  était  devenu,  avec  la  petite  ville  de  Hallau,  où  Brôdli  et  Reu- 
blin  avaient  entraîné  la  majeure  partie  de  la  population,  le  grand 
boulevard  de  l'anabaptisme  sur  la  frontière  suisse,  rentra  sous  l'au- 
torité de  l'Autriche.  Les  deux  villes  durent  renoncer  à  leur  indé- 
pendance religieuse  et  chasser  les  pasteurs  radicaux  qu'elles  s'étaient 
donnés.  Les  anabaptistes  de  l'Helvétie  se  trouvaient  maintenant  iso- 
lés et  plus  exposés  que  jamais  aux  attaques  de  Zwingli,  qui  poussait 
contre  eux  à  la  persécution.  Déjà  ils  avaient  été  contraints  d'aban- 
donner Schaflbuse,  quand  les  magistrats  de  Saint-Gall  prirent  une 
mesure  manifestement  dictée  par  l'intention  de  les  exclure  de  la 
ville.  Les  ministres  de  la  nouvelle  secte  furent  convoqués  à  une  as- 
semblée dans  l'église  de  Saint-Laurent  pour  y  faire  exposition  de 
leurs  principes  et  les  soumettre  au  jugement  de  quatre  pasteurs 
évangéliques  spécialement  désignés.  Des  menaces  obligèrent  Uli- 
mann  d'obtempérer  à  cette  invitation  impérieuse.  Il  ne  parut  dans 
l'assemblée  que  pour  être  condamné.  Il  n'était  pas  convaincu,  mais 
à  qui  pouvait-il  appeler  de  cette  décision?  On  était  au  mois  de  juin 
1525  :  les  partisans  de  Storch  et  de  Mûnzer  avaient  été  mis  en 
pleine  déroute;  ils  étaient  réduits  à  se  cacher.  Zwingli  venait  pré- 
cisément de  dédier  à  la  ville  de  Saint-Gall  un  livre  virulent  contre 
la  rebaptisation.  Grebel  écrivit  vainement  au  bourgmestre  de  la 
ville,  Vadianus,  qui  était  son  beau-frère,  pour  le  détourner  de  prê- 
ter les  mains  aux  projets  intolérans  de  ses  adversaires.  Celui-ci  en- 
couragea lui-même  le  sénat  à  prendre  contre  les  novateurs  des 
mesures  rigoureuses.  Toute  profession  de  foi  anabaptiste  fut  inter- 
dite sous  peine  de  détention  ou  de  bannissement;  ceux  qui  se  fai- 
saient rebaptiser  encouraient  une  amende  pécuniaire,  et,  pour 
mieux  assurer  l'exécution  de  ces  mesures,  le  sénat  réunit  à  la  mai- 
son de  ville  tous  les  bourgeois,  auxquels  il  fit  jurer  de  donner  leur 
concours  à  l'autorité.  Un  seul  refusa;  il  fut  immédiatement  expulsé 
du  territoire  avec  sa  femme  et  son  jeune  enfant. 

La  persécution  devint  alors  générale  dans  toute  la  Suisse.  Les 
nectaires  étaient  dénoncés  et  emprisonnés.  On  arrêta  Mantz,  qui 
prêchait  à  Coire,  et  on  le  livra  au  gouvernement  zurichois.  Hof- 
meister  avait  reçu  auparavant  l'ordre  de  quitter  Schaflbuse.  Grebel 
et  Blaurock  furent  appréhendés  au  corps  à  Gruningen,  tandis  que 
ce  qui  restait  d'anabaptistes  dans  Waldshut  et  Hallau  n'avait  plus 


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LE   SOCUUSME   AU   XTI*   SIECLE.  109 

à  choisir  qu'entre  Tabjuration  ou  la  fuite.  Le  troupeau  dispersé,  les 
pasteurs  abandonnèrent  le  théâtre  de  leurs  prédications  et  se  ré- 
pandirent de  différens  côtés.  Ils  se  mirent  à  la  recherche  de  lieux 
où  ils  pourraient  reformer  des  communautés  de  leur  foi  et  reprendre 
Fœuvre  si  violemment  interrompue.  Ils  s'encourageaient  par  l'exem- 
ple que  leur  avaient  légué  les  apôtres  du  Christ,  comme  eux  con- 
damnés à  fuir  et  à  vivre  misérablement;  ils  se  persuadaient  que 
Dieu  avait  permis  la  persécution  pour  que  la  parole  pût  être  prê- 
cbée  dans  tout  l'univers,  car  l'exil  des  frères  aurait  pour  effet  de  la 
propager.  Beublin,  dont  l'existence  avait  été  fort  errante  depuis 
plusieurs  années,  de  Waldshut  gagna  Strasbourg,  qu'il  quitta  pour 
visiter  la  Souabe  et  revenir  y  fixer  sa  résidence.  Hâtzer  se  rendit 
dans  la  même  ville,  après  avoir  habité  quelque  temps  Âugsbourg, 
où  Hubmaîer  était  venu  le  rejoindre;  mais  ce  dernier,  ne  trouvant 
pas  là  l'accueil  qu'il  avait  espéré,  poussa  jusqu'en  Moravie,  en  quête 
d'un  endroit  où  il  pût  continuer  ses  prédications  et  mettre  sous 
presse  les  écrits  qu'il  préparait  en  réponse  àZwîngli.  Ayant  ren- 
contré dans  la  petite  ville  de  Nikolsburg  deux  ministres  évangéli- 
ques  en  complète  communion  d'idées  avec  lui  et  que  le  seigneur 
du  lieu,  Lienhart  de  Lichtenstein,  avait  pris  sous  sa  protection,  il 
s'y  établit.  Au  milieu  du  désert  qui  s'était  fait  en  Allemagne  pour 
la  foi  anabaptiste,  c'était  là  une  véritable  oasis;  aussi  Hubmaîer 
appelait-il  Nikolsburg  son  Emmaûs  de  Moravie.  Il  y  fit,  à  partir  de 
1526,  assez  de  prosélytes  pour  que  Nikolsburg  soit  alors  devenu 
une  des  principales  communautés  anabaptistes.  D'autres  furent 
fondées  par  Hubmaîer  à  Znaîm,  à  Brûnn  et  en  diverses  localités  de 
la  Bohême. 

Les  sectaires  rencontrèrent  en  Allemagne  quelques-uns  des  adhé- 
rens  de  Hûnzer,  comme  eux  errans  et  proscrits,  et  se  les  attachè- 
rent. Ils  entretinrent  dans  l'ombre  une  propagande  dont  le  cercle 
allait  tous  les  jours  s' élargissant.  Elle  s'exerça  surtout  dans  les  pro- 
vinces de  l'empire  où  le  luthéranisme  n'avait  pas  prévalu  et  qui 
étaient  demeurées  catholiques;  il  subsistait  là  un  levain  de  haine 
contre  l'église,  qui  maintenait  tous  ses  privilèges  temporels  et  son 
autorité  séculière;  les  aspirations  de  réforme  politique  et  religieuse 
y  avaient  été  comprimées,  mais  non  anéanties.  Comme  toujours, 
les  anabaptistes  recrutaient  leurs  prosélytes  dans  les  classes  infé- 
rieures et  ignorantes,  attirées  par  la  simplicité  de  la  doctrine  de 
Grebel,  les  promesses  d'une  prochaine  félicité,  surtout  par  Tesprit 
égalitaire  sur  lequel  reposait  sa  reconstitution  de  l'église.  En  moins 
de  trois  années,  une  grande  partie  de  l'Allemagne  se  trouva  enve- 
loppée d'un  vaste  réseau  de  communautés  anabaptistes,  répandues 
de  la  Hesse  jusqu'au  Tyrol,  de  l'Alsace  jusqu'en  Silésie.  Augsbourg, 


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ItO  EEVUE  DBS  DEUX  MOIVDES. 

OÙ  a' étaient  rendus  nombre  de  frère$  fugitifs,  devint  pour  quelque 
temps  une  sorte  de  métropole  de  la  secte.  Cette  ville  le  dut  d'une 
part  à  la  position  œntrale  qu'elle  occupait  par  rapport  aux  contrées 
où  l'anabaptisme  comptait  le  plus  d*adhérens,  de  l'autre  à  la  liberté 
d'opinions  religieuses  qu'y  avaient  introduite  les  interminables  dis- 
putes des  luthériens  et  des  zwingliens,  largement  représentés  dans 
la  population.  Aussi  est-ce  à  Augsbourg  que  l'on  trouve  d'abord 
les  plus  infatigables  et  les  plus  influens  promoteurs  de  la  doctrine 
proscrite  par  la  Suisse  :  lacob  Dacbser,  d'Ingolstadt,  Sigmund  Sal- 
minger,  de  Munieb,  tous  deux  anciens  moines,  prêcheurs  éloquens, 
Jacob  Gross,  marchand  fourreur  de  Strasbourg,  qui  avait  été  banni 
de  cette  ville,  et  le  plus  considérable  de  tous  par  sa  fortune  et  son 
talent  d'écrivain,  Eitelhans  Langenmantel,  d'une  famille  patrkienne 
de  la  cité  souabe. 

Toutefois  rbégémonie  d' Augsbourg  ne  pouvait  assurer  entre  les 
sectaires  une  unité  doctrinale  que  contrariait  l'initiative  laissée  à 
chaque  pasteur.  La  divergence  d'opifoions  naissait  en  outre  de  la 
difficulté  qu'avaient  à  communiquer  entre  eux  les  groupes  de  fidèles» 
éloignés  les  uns  des  autres  et  contraints  le  plus  souvent  de  diasîmu- 
lisr  leur  existence.  Ainsi  isolées,  les  communautés  se  faisaient  à  cha- 
cune sa  règle  et  son  enseignement  évangélique.  Certains  sectaires 
se  tenaient  rigoureuseffient  à  la  letti'e  de  l'Écriture  et  en  observaient 
les  préceptes  de  la  manière  la  plus  étroite  et  la  plus  ridicule.  Le 
Christ  ay^mt  dit  à  ses  apôtres*  que,  pour  entrer  dans  le  royaume  des 
,cienx,  il  fallait  qu'ils  se  fissent  semblables  aux  petits  enfans,  il  y 
avait  des  anabaptistes  qui  en  concluaient  que  les  cbrétiena  devaient 
imiter  de  tout  point  l'enfance,  en  affectaient  le  naïf  et  imparfait  lan- 
gage, la.  faiçon  d!agir  et  jusqu'aux  amusemens  puérils.  D'autres, 
cherchant  dans  la  Bible  un  sens  mystérieux  et  surnaturel,  s'imagi- 
naient être  itt6ph*és  de  l'Esprit-Saint,  entraient  dans  des  extases^ 
s'abîmaient  daos  une  contemplation  si  vive  que  leur  raison  s'alté* 
rait.  II  se  produisait  alors  chez  eux  ces  phénomènes  d'un  caractère 
tout  névropatbique  qui  reparurent  chez  les  tiembkitrs  des  Ce- 
venues,  les  quakers  et  les  convulsionnairea  de  Saint-Médaid.  Ces 
crises  déterminaisnt  quelqiœfois  des  accès  de  véritable  démence. 
Due  femme  anabaptiste  s'imagina  qu'elle  était  le  Christ,  que  ses 
compagnes  étaient  les  douze  apôtres.  Un  fanatique,  Thoman  Schug- 
ger,  avertit  son  frère  qu'il  avait  reçu  de  Dieu  l'ordre  de  lui  couper 
la  tète,  et  celui-ci  tendit  la  gorge  avec  résignation  pour  obéir  à  la 
volonté  du  Père  célesle.  Sous  prétexte  de  mortifier  leur  chair  et 
d'en  dompter  l'aiguillon,  d'auti*es  sectaires  se  livraient  sans  pudeur 
et  devant  tous  aux  actes  les  plus  impudiques  et  les  plus  rèvoltans. 
Les  frèxes  et  les  sœurs^  vivanl.  dans  une  réelle  pTomiacttllé,  refiir- 


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LE    SOGIAUSIIB  AU   XVI^   SIECLE.  111 

saient  d'accepter  le  lien  conjugal  quand  il  les  avait  unis  à  un  infi- 
dèle, et  convolaient  à.  de  nouveaux  hymens  avec  les  justes»  La  pré- 
occupation constante  de  la  fin  prochaine  du  monde  mentionnée  daus 
les  prophéties  de  Hans  Hut  et  de  Bader,  son  continuateur,  poussait 
aussi  les  sectaires  aux  plus  bizarres  résolutions,,  et  suscitait,  en  eux 
des  seaiimans  qui  s'éloignaient  absolument  de  ceux  que  Grebel  et 
son  école  avaient  préconisés.  Hut  ailirma  que  cette  catastrophe  au- 
rait lieu  le  jour  de  la  Pentecôte  1528.  Il  disait  qu'aux  approches  de 
révéoexnent  le  Sauveur  assemblerait  autour  de  lui  le  petit  nombre 
de  justes  existant  sur  la  terre,  et  que  le  reste  des  humains  serait  ex- 
terminé. Les  frères  tenaient  en  conséquence  tous  ceux  qui  n'appar- 
tenaient pas  à  leur  communion  comme  voués  à  la  destruction.  De 
là  l'horreur  de  beaucoup  de  sectaires  pour  les  hommes  étrangers  à 
leur  foi^  les^dées  de  haine  et  de  vengeance  qu'ils  nourrissaient 
contre  la  société..  Ce  n'est  pas  impunément  qu'on  exalte,  fût-ce 
même  seulement  dans  l'avenir  ou  le  passé,  les  moyens  violens  et 
l'emploi  de  la  terreux  ;.  ceux  qui  se  laissent  persuader  sont  bientôt 
tentés  d'appliquer  dans  le  présent  ce  qu'on  leur  dépeint  comme 
ayant  été  ou  pouvant  devenir  légitime. 

En  vue  de  remédier  à  un  tel  débordement  d'extravagances,  les 
plus  judicieux  et  les  plus  modérés  de  la  secte  firent  accepter  l'idée 
de  la  réunion  d'un  synode.  A  Nikjolshurg,  on  avait  eu  déjà  recours  à 
une  conférence  générale  pour  écarter  Hut,  qui  était  venu  prêcher 
dans  la  ville  et  dont  les  prophéties  bouleversaient  les  tôtes.  Une  pre- 
mière assemblée  de  ce  genre  se  tint  en  février  1527  à  Schleitheim, 
sur  la  frontière  du  canton  de  Schafibuse.  Peu  après,  on  convoqua 
un  synode  à  Augsbourg.  où  fut  agitée  la  question  du  don  pro- 
phétique. C'était  le  principal  sujet  de  trouble  dans  les  comnmnau- 
tés.  Hut  était  mort,  mais  la  non-réalisation  de  ses  folles  prédictions 
n'avait  pas  désabusé  les  esprits.  Bader  annonçait  le  milléniumy  et 
répétait  partout  qu'une  ruine  totale  de  l'ordre  présent  devait  prê- 
cher la  rénovation  universelle..  Ses  prosélytes,  aussi  imprévayans 
(joe  les  révolutionnaires  de  tous  les  âges,  sans  s'entendre  sur  ce  que 
pouvait  être  cette  rénovation,  ne  songeaient  qu'à  tout  abattre.  Le 
synode  d'Augsbourg  mit  des  bornes  aux  prétentions  qu'avait  chacun 
dimposer  ses  révélations.  Bader  fut  condamné.  Il  se  reth^a  de  l'as- 
semblée plein  de  colère,  anathématisant  ses  frères  et  les  accusant 
d'être  possédés  non  de  l'esprit  de  Dieu,  mais  de  celui  du  démon. 
Quelques  schismes  se  produisirent  En  Moravie,  la  désunion  continua; 
lei  querelles  intestines  avaient  souvent  les  causes  les  plus  puériles. 
A  Niiol^burg,  une  partie  des  sectaires,  entendant  littéralement  les 
paroles  du  Christ  sur  l'emploi  du  glaive,  condamn^âent  absolument 
le  port  de  cette  arme  et  voulaient  que»  pour  se  défendre,  on  ne  re* 


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112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courût  qu'à  des  bâtons.  De  là  le  sobriquet  de  Stâbler  (les  bâton- 
niers) qu'on  leur  donna.  Les  autres  persistaient  à  faire  usage  de 
l'épée;  on  les  surnomma  les  Schwertler  (les  épéistes).  Entre  ces 
deux  camps,  il  était  facile  de  prévoir  qui  aurait  le  dessus.  Les  bâ- 
tonniers furent  excommuniés  et  les  Schwertler  demeurèrent  maîtres 
de  l'église.  Les  premiers  allèrent  fonder,  sous  la  protection  du  sei- 
gneur de  Kaunitz,  une  nouvelle  communauté  à  Austerlitz;  mais  deux 
années  ne  s'étaient  pas  écoulées  qu'un  schisme  la  déchirait.  Il  était 
né  à  propos  de  certaines  observances  que  les  purs  repoussaient 
avec  horreur  :  nouvelle  séparation.  Les  purs  se  retirèrent  à  Auspitz 
et  constituèrent  une  église  à  part. 

Cependant,  si  les  synodes  ne  réussirent  pas  à  rétablir  complète- 
ment l'unité  d'organisation  et  de  foi,  ils  exercèrent  du  moins  sur 
les  mœurs  des  fidèles  une  influence  salutaire,  et  resseffferent  le  lien 
qui  rattachait  les  diverses  communautés  et  les  membres  de  chaque 
communauté  entre  eux,  à  ce  point  que  quelques-uns  adoptèrent  la 
vie  en  commun  et  se  constituèrent  en  une  sorte  de  monachisme  ou, 
si  l'on  veut,  de  phalanstère.  Telle  était  l'organisation  que  Jacob 
Huter  imposa  à  la  communauté  d' Austerlitz,  lorsqu'il  fut  parvenu  à 
rétablir  l'union  entre  les  frères^  orgapisation  sur  laquelle  se  mode- 
lèrent d'autres  communautés.  Les  mariages  n'y  étaient  pas  laissés 
au  libre  choix  des  époux.  Ceux  qu'on  appelait  les  serviteurs  de  la 
parole  réglaient  les  unions  et  désignaient  les  conjoints.  La  famille 
était  pour  ainsi  dire  abolie;  on  enlevait  les  enfans  à  leurs  mères  et 
on  les  confiait  à  des  nourrices,  des  mains  desquelles  ils  ne  sortaient 
que  pour  être  placés  à  l'école,  où  ils  étaient  nourris,  habillés,  in- 
struits aux  frais  de  la  communauté.  Les  parens  n'avaient  plus  sur 
eux  aucun  droit;  leur  surveillance  était  remise  à  celui  qui  prenait 
le  titre  de  serviteur  des  nécessiteux.  La  vie  de  chaque  anabaptiste 
était  réglementée  comme  celle  d'un  moine  dans  son  couvent.  Mal- 
heur à  qui  se  dégoûtait  de  cet  esclavage  et  qui  osait  revendiquer  sa 
liberté!  On  lançait  contre  lui  l'excommunication;  on  l'expulsait  de 
l'association  sans  lui  rendre  ses  biens,  dont  il  avait  dû  faire  don  à 
son  entrée. 

La  propagande  des  sectaires,  l'activité  de  leurs  pasteurs  ne  pou- 
vaient échapper  à  l'autorité  allemande.  Dénoncés  comme  des  enne- 
mis des  lois  et  de  dangereux  hérétiques,  les  anabaptistes  ne  tardè- 
rent pas  à  être  dans  l'empire  l'objet  de  sévérités  bien  autres  que 
celles  qui  les  avaient  atteints  en  Suisse.  Une  année  s'était  à  peine 
écoulée  depuis  l'amnistie  qui  promettait  de  mettre  fin  aux  pour- 
suites dirigées  contre  les  complices  de  l'insurrection  des  paysans, 
qu'une  persécution  plus  cruelle  sévissait  contre  les  adeptes  de  la 
doctrine  sortie  de  la  petite  communauté  zurichoise.  Augsbourg  eut 


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LE  SOCIALISME  AU   XYl''   SIÈCLE.  113 

naturellement  à  souffrir  de  ces  rigueurs  une  des  premières.  Les 
poursuites  y  commencèrent  dès  septembre  1527.  Langenmantel  fut 
arrêté  et  condamné  au  bannissement.  Tombé  quelque  temps  après 
aux  mains  d'ofTiciers  appartenant  à  la  ligue  de  Souabe,  il  subit  le 
dernier  supplice.  On  fit  éprouver  le  même  sort  à  plusieurs  de  ses 
compatriotes  qui  partageaient  ses  opinions.  Quelques  chefs  anabap- 
tistes d'Augsbourg  furent  toutefois  plus  heureux;  ils  réussirent  à 
tromper  les  investigations  de  la  police.  En  Autriche,  l'archiduc  Fer- 
dinand fît  sommer  Lienhart  de  Lichtenstein  de  lui  livrer  Hubmaïer. 
Ce  seigneur  n'était  pas  en  position  de  résister,  et  l'ancien  professeur 
d'Ingolstadl  fut  brûlé  vif,  montrant  jusque  sur  le  bûcher  un  cou- 
rage sans  forfanterie  et  une  résignation  toute  chrétienne,  dont  un 
autre  réformateur  de  la  Bohême,  Jean  Huss,  avait  jadis  donné 
Texemple.  Brôdii  et  Blaurock  périrent  de  même.  Hâtzer  monta  sur 
réchafaudT*^outefois  son  exécution,  qui  eut  lieu  à  Constance  en 
1529,  avait  pour  cause  non  une  condamnation  d'hérésie,  mais  un 
crime  d'adultère  dont  il  était  convaincu.  Moins  ferme  dans  sa  foi 
que  les  autres  apôtres  de  l'anabaptisme  suisse,  moins  pénétré  des 
préceptes  de  l'Évangile,  il  varia  souvent  d'opinions,  et,  après  avoir 
abjuré  la  foi  des  rebaptiseurs,  il  y  était  revenu.  Grebel  n'aurait 
certes  pas  échappé  au  martyre,  si  une  mort  prématurée  ne  lui  eût 
épargné  la  triste  destinée  de  ses  frères. 

La  perséc4ition  fut  surtout  violente  dans  les  états  de  la  maison 
d'Autriche,  où  l'église  catholique  continuait  à  être  armée  contre 
l'hérésie  d'une  pénalité  inexorable.  Dans  le  Tyrol  et  le  comté  de  Go- 
rice,de  1527  à  1531,  près  de  mille  anabaptistes  furent  mis  à  mort. 
A  linz,  en  moinsr  de  deux  mois,  73  exécutions  avaient  eu  lieu  pour 
le  même  fait.  En  Bavière,  l'autorité  épuisa  toutes  les  rigueurs.  En 
vertu  des  ordres  du  duc  Guillaume,  tout  anabaptiste  devait  subir  la 
peine  capitale;  se  retractait-il  au  dernier  moment,  tout  ce  qu'on  loi 
accordait,  c'était  d'avoir  la  tête  tranchée;  s'il  persévérait  jusqu'au 
bout  dans  son  erreur,  il  était  brûlé  vif.  En  Souabe,  on  ne  prit,gé- 
néralement  pas  la  peine  d'instruire  le  procès  de  ceux  qui  étaient 
accusés;  on  recourait  à  des  exécutions  sommaires.  Les  supplices 
étaient  au  xvi*  siècle,  et  surtout  en  Allemagne,  d'une  incroyable 
cruauté,  et  les  tortures  ne  furent  pas  épargnées  aux  malheureux 
nectaires.  En  1527,  à  Rothenbourg  sur  le  Neckar,  Michel  Sattler,  l'un 
des  docteurs  de  la  secte,  était  condamné  à  avoir  la  langue  arra- 
chée, à  être  tenaillé  avec  des  pinces  ardentes,  puis  à  expirer  sur  le 
bûcher.  Les  états  qui  s'opposaient  à  l'exécution  de  l'édit  de  Worras 
et  tenaient  conséquemment  pour  la  réforme,  sans  pousser  aussi 
loin  l'inhumanité,  poursuivirent  cependant  les  anabaptistes  avec  une 
grande  sévérité.  Là  les  plus  coupables  étaient  décapités,  ici  on  les 

10HB  CL  —  1872.  8 


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ili  B£f  OE   DBS  TJEU%  HONDBS. 

noyait;  ce  dernier  supfplîce  fut  adopté  en  Suisse  contre-  les  sectaires 
dont  on  redoutait  le  retour.  A  Zurich,  on  fit  périr  plusieurs  anabap- 
tistes par  immersion,  et  c'est  ainsi  que  Mantz,  Ysam  de  Grebel, 
reçut  la  mort  en  1527.  Zwingli  était  sans  mi6éri«corde  pour  le» 
sectaires,  qu'il  traitait  d'hypocrites  et  d'ambitieux,  auxquels  il  re- 
prochait d'être  sortis  de  la  lie  du  peuple,  ne  lear  pardonnant  pas 
d'avoir  fait  une  opposition  souvent  victorieuse  à.  ses  doctrines.  li- 
sons à  l'honneur  du  landgrave  Philippe  qu'il  désapprouva  cette 
répressîoa  sanguinaire  et  refusa  de  l'appliquer  daiie  la  Hesse  maK 
gré  les  instances  de  l'électeur  de-  Saxe.  Il  agit  à  l'égard  des  nou- 
veaux anabaptistes  comme  il  l'avait  fait  pour  les  adhérens  de  Mûn- 
zer  et  pour  les  paysans  révoltés.  Il  se  contenta  de  faire  emprisonner 
les  plus  compromis,  prescrivant  que^  pour  les  ramener  à  la  vérité, 
on  recourût  à  la  persuasion,  non  aux  tortures. 

Cependant  les  excès  de  la  répression  indignèrent  les  honnêtes 
gens;  des  plaintes  s'élevèrent  de  toutes  parts  contre  de  si  atroces 
rigueurs,  et  l'autorité  dut  se  relâcher  en  bien  des  lieux  de  son  zèle 
impitoyable.  Le  mandat  impérial  du  23  avril  1529  enjoignit  d'user 
de  miséricorde  envers  ceux  qui  n'étaient  coupables  que  de  s'être 
fait  rebaptiser;  mais  la  peine  de  mort  fut  maintenue  contre  les  pré- 
dîcans.  L'enthousiasme  de  ceux-ci  était  tel  que  les  menaces,  loin 
de  refroidir  leur  ardeur,  ne  firent  que  l'exalter  davantage.  Les  frères 
bravaient  résolument  la  mort;  ils  se  fortifiaient  par  ia  prière,  et 
croyaient  reconnaître  dans  les  épreuves  qu'il  leur  fallait  traverser 
le  baptême  de  sang  que  le  Père  avait  annoncé  à  sesenfans.  Hommes 
et  femmes  montaient  sur  le  bûcher  et  sur  l'échafaud  avec  une  fer- 
meté qui  étonnait  les  bourreaux  :  ils  entonnaient  en  marchant  an 
supplice  les  louanges  du  Seigneur;  ils  ne  laissaient  échapper  aucune 
plainte,  car  en  entrant  dans  la  communauté  ils  avaient  appris  à 
quel  sort  ils  s'exposaient,  et  le  premier  enseignement  qu'ils  y  avaient 
reçu,  c'est  que  le  baptême  est  un  engagement,  la  cène  une  force, 
la  prédication  une  exhortation  à  endurer  la  souffrance.  On  petit 
nombre  abjura  sous  le  coup  de  la  terreur;  de  nouvelles  conversions 
venaient  incessamment  combler  les  vides  que  faisaient  dans  les 
communautés  ces  exécutions.  Les  misères  et  les  tribulations  com- 
munes resserraient  l'union  des  fidèles.  Loin  de  les  désabuser  de 
leurs  rêves  de  régénération  sociale,  la  persécution  raffermissait 
leurs  espérances.  A  l'instar  des  premiers  chrétiens,  chaque  com- 
munauté tenait  une  liste  exacte  de  ses  martyrs  et  en  colportait  les 
noms.  Ces  listes  étaient  imprimées  et  circulaient  de  ville  en  ville 
chez  les  ad  ^ptes  comme  des  encouragemens  à  bien  mourir  et  des 
titres  glorieux  de  la  véritable  église  du  Christ.  Les  âmes  s'épuraient 
par  la  souffrance,  et»  exposées  aux  plus  dures  calamités,  elles  ne  se 


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LE   S0GIM.IS1IE  AU  XTI*   SIECLE.  115 

détftcfaaieBt  xfae  davantage  des  Gonroitises  et  des  passkms  iiaineiiees 
ou  jalousée'  qui  s'étaient  mêlées  aux  préoccupations  de  plus  d'an 
de&ap6tresde  lasectei  Le  sentiment  religieux >  reprenait  le  dessus 
surnilamfliisraeeùle  dérergondage  mystique  qui  troublaient  au- 
paravant tant  de  cerveaux.  Les> écrits  publiée  par  quelques-uns  des 
docteurs  anabaptiètes*  témoignent  de  Teq^rit  de  renoncement  et  du 
profond'désir  de  sanctification  dont  beaucoup  étaient  pénétrés;  les 
cantiques  qu'ils  composèrent  exhalent  un  souille  de  pur  christia- 
msiBe,  respirent  une  pieuse  et  douce  exaltation. 

C'est  par  la  vertu  morale  et  le  caractère  pratique  de  ses  ensri- 
gnemens,  par  laforce  qu'il  communiquait  pour  U  bienaux  volontés, 
que  l'anabaptisme  réussit  à  former  des  hommes  capables  de  sou- 
teDirla  lutte  inégale  dans  laquelle  il  était  engagé;  ii  retrouvait  par 
h  puissance  de>sa  doctrine  morale  ce  qui  lui  manquait  sons  le  rap* 
port  dogmatique.  Plus  que  la  réforme  de  Luther,  l'anabaptisme  ré- 
veiHait  au  fond  des  cœurs  cette  vie  religieuse  et  cette  activité  de 
la  conscience  «que  le  formalisme'  et  les  pompes  du  culte  extérieur 
araient  graduellement  étouffées^  chez  le  peuple.  Concentrant  tous 
ses  efforts  sur'le  développement  du  sentiment  intérieur  par  lequel 
rhoimne  se  met  en  rapport  arec  la  Divinité ,  l'anabaptisme  réus- 
sissait souvent  à'  transformer* le  viril  homme  en  un  homme  nou- 
Tcaa,  et  cela  préciséiinent  au  moment  où  le  luthéranisme  tendait 
i  perdre  cette  même  vertu,  qui  fut  à  ses  débuts  l'un  de  ses  plus 
pnissans  ressorts»  A  l'enthoissiasme  des  premières  années  succédait 
en  effet  chez  ies  disciples  de  Luther  une  sorte  de  religiosité  sèche 
et  ffeide;  sans  attrait  pour  les  âmes  ardentes;  la  théologie  évan- 
géligue  tendait  à  devenir  raisonneuse  et  plus  calculée  que  sincère. 
Dans  les  pays  qui  avaient  déjà  répudié  le  catholicisme  et  adopté 
le  nouveau  culte,  la  haine  des  prêtres  et  des  moines,  qui  soutenait 
auparavant  l'ardeur  des  réformés,  s'amortissait  tout  naturellement 
par  le  fait  de  la. suppression  de  l'ancien  clergé  et  des  couvens. 
i  Les  fidèles  se  sont  si  fort  attiédis,  écrivait  en  1531'  Wicel,  l'un 
des  apêtres  du  luthéranisme,  que,  si  un  pasteur  parle  avec  trop  de 
feu  de  la  nécessité  de  revenir  à  Dieu,  de  mener  une  vie  exemplaire, 
de  se  corriger  sérieusement  de  ses  fautes  et  de  se  conformer  aux 
prescriptions  de  l'Évangile,  on  le  traite  d'anabaptiste.  »'  Pouvsût-on 
plus  explicitement  reconnaître  l'énergie  et  la  conviction  que  les  apô- 
tres de  la  secte  portaient  dans  leur  œuvre  de  moralisation?  On  ne 
s'ètoimera  donc  pas  que  la  doctrine  anabaptiste  ait  été  embrassée 
parceax  qui  ne  trouvaient  plus  dans  le  luthéranisme  de  quoi  satis- 
bire  lem-  ékin  religieux  et  leur  besoin  d'un  commerce  intime  avec 
^  monde  idâal  et* surnaturel. 

li^anabaptisme  vécut  plusieurs  années  en  Allemagne  comme  vé- 


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116  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

eut  en  France  vingt-cîifq  ou  trente  ans  plus  tard  le  calvinisme, 
dans  un  perpétuel  état  d'incertitude  et  d'appréhension.  Les  frères 
se  réunissaient  à  la  dérobée  dans  quelque  habitation  reculée,  quel- 
que forêt  ou  quelque  endroit  désert,  toujours  exposés  à  se  voir  ar- 
rêtés et  punis  de  mort,  comptant  sur  la  tolérance  ou  la  négli- 
gence des  magistrats,  avant  tout  sur  la  protection  de  Dieu.  Cette 
existence  précaire  et  tourmentée,  si  elle  séparait  les  anabaptistes 
du  commun  des  hommes,  n'avait  au  reste  rien  que  de  conforme  à 
leurs  principes.  Par  l'idéal  qu'ils  s'étaient  fait  de  la  société,  ils 
étaient  forcément  condamnés  à  ne  pas  se  mêler  au  monde.  Leurs 
docteurs  n'enseignaîent-ils  pas  que  le  juste  doit  se  passer  du  gou- 
vernement et  des  lois,  qui  ne  sont,  comme  les  superstitions,  qu'à 
l'usage  des  enfans  de  ténèbres?  Ne  répétaient.- ils  pas  que  les 
fidèles  ne  doivent  obéir  qu'à  la  volonté  divine?  Tous  ceux  qui  se 
refusent  à  son  obéissance,  disaient  encore  les  maîtres  de  leur  foi, 
deviennent  pour  le  Tout-Puissant  un  objet  d'abomination,  car  il 
n'en  peut  sortir  que  des  œuvres  abominables.  De  telles  idées  engen- 
draient chez  les  frères  une  aversion  pour  la  société  poussée  parfois 
jusqu'à  la  sauvagerie.  Non -seulement  ils  ne  paraissaient  jamais 
dans  les  églises,  les  salles  d'assemblée  des  corporations,  les  ta- 
vernes, les  lieux  publics,  mais  ils  ne  rendaient  même  pas  le  salut 
à  ceux  qui  n'étaient  pas  de  la  secte,  et  évitaient  de  leur  donner  la 
main.  Les  anabaptistes  formaient  donc  en  réalité  une  petite  société 
dans  la  grande.  De  telles  façons  d'agir  ne  les  signalaient  que  da- 
vantage aux  regards  inquisiteurs  de  la  police.  On  les  reconnaissait 
d'ailleurs  à  l'extrême  simplicité  de  leur  mise,  à  la  manière  dont  ils 
s'abordaient  entre  eux. 

IL 

Quand  la  persécution  eut  chassé  d'Âugsbourg  et  de  la  Moravie 
les  communautés  qui  y  avaient  un  instant  fleuri,  Strasbourg  de- 
meura le  foyer  presque  unique  de  la  secte.  J'ai  déjà  dit  que  quel- 
ques pasteurs  anabaptistes  de  la  Suisse  y  étaient  venus  chercher  un 
refuge.  Par  sa  position  géographique,  cette  ville  se  prêtait  à  la  pro- 
pagande que  les  novateurs  allaient  y  poursuivre.  Son  vaste  com- 
merce la  mettait  en  rapports  fréquens  avec  les  principales  provinces 
de  l'empire,  et  le  Rhin  la  rattachait  au  nord  comme  au  midi.  Le 
protestantisme  le  plus  avancé  trouvait  là  un  de  ses  boulevards,  car 
les  apôtres  de  la  réforme  y  avaient  tout  d'abord  adopté  des  opi- 
nions plus  voisines  de  celles  de  Zwingli  que  de  celles  de  Luther.  En 
outre,  à  côté  de  l'espèce  de  tiers-parti  protestant  qui  reconnais- 
sait pour  chef  Martin  Bucer,  il  s'était  élevé  des  écoles  dont  les 


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LE  SOGULISME   AU   XYI^  SIÈCLE.  117 

prindpes  s'éloignaient  davantage  du  luthéranisme.  Elles  tenaient 
pour  ainsi  dire  en  échec  ce  qu'on  pouvait  appeler  Torthodoxie  lo- 
cale. Bucer,  qui  aspirait  à  prendre  dans  Strasbourg  la  même  posi- 
tion que  Zwingli  s'était  arrogée  à  Zurich,  s'efforçait  dlmposer  à  tous 
les  habitans  sa  confession  de  foi;  mais  la  direction  de  la  réforme 
lui  échappait  parce  que  celle-ci  n'avait  pas  été  dans  la  cité  alsa- 
denne  son  œuvre  :  elle  était  née  presque  spontanément  du  mouve- 
ment de  l'opinion  publique;  les  consciences  s'étaient  émancipées 
elles-mêmes  avant  l'arrivée  de  cet  habile  théologien.  Les. écoles 
dissidentes  avaient  à  leur  tête  des  hommes  qui  balançaient  son  in- 
fluence, tels  que  Wolfgang  Gapito  et  Schwenckfeld,  son  ami,  Gas- 
par  Bedio,  et  le  plus  populaire  des  prédicateurs  strasbourgeoîs,  le 
curé  de  Saint-Laurent,  Matthis  Zell,  qui  le  premier  s'était  prononcé 
avec  quelque  éclat  dans  la  ville  contre  l'église  catholique.  Bucer 
avait  de  son  côté  les  conservateurs,  qui,  dans  l'intérêt  de  Tordre  et 
pour  endiguer  une  foi  toujours  prête  à  rompre  les  barrières  que  lui 
imposât  encore  la  nouvelle  théologie,  poussaient  k  l'adoption  d'une 
confession  de  foi  obligatoire.  Les  pasteurs  des  autres  écoles,  divisés 
d'opinions  et  unis  seulement  dans  leur  aversion  pour  tout  ce  qui  se 
rapprochait  du  luthéranisme,  réclamaient  la  liberté  d'examen,  dont 
ils  usaient  largement.  Ils  représentaient  aux  bucériens,  ainsi  que  le 
iaisait  notamment  Wolfgang  Schultheiss,  le  danger  d'un  schisme,  et 
appuyaient  sur  la  nécessité  de  ne  point  se  diviser  en  face  de  leurs 
redoutables  ennemis.  Les  libéraux  eurent  le  dessous,  et  Bucer  réussit 
à  fadre  adopter,  du  nioins  en  principe,  l'établissement  d'une  confes- 
sion de  foi;  mais  la  minorité  était  trop  nombreuse,  surtout  trop  ac-  « 
tive,  pour  qu'on  pût  facilement  arriver  à  l'application  de  la  mesure 
adoptée  par  le  sénat  de  la  ville.  La  lutte  se  continua  sans  profit 
pour  la  religion,  sans  autre  résultat  que  d'ébranler  toute  espèce  de 
foi  religieuse  et  de  donner  aux  catholiques  la  satisfaction  de  voir  la 
séparation  d'avec  Rome  conduire  à  l'anarchie  ceux  qui  l'avaient 
consommée.  C'est  ce  qu'attestent  les  témoignages  contemporains. 
Capito  se  plaignait  amèrement  du  refroidissement  du  zèle  religieux; 
il  avouait  que  la  prédication  évangélique  avait  perdu  toute  effica- 
cité morale.  «  A  Strasbourg,  où  toutes  les  hérésies  sont  permises, 
s'écriait  avec  un  accent  de  douleur  Bucer,  il  n'y  a  plus  d'église;  on 
ne  se  soucie  pas  plus  de  la  parole  divine  que  du  sacrement.  » 

L'anabaptisme  trouvait  donc  dans  la  cité  alsacienne,  plus  encore 
que  dans  les  contrées  où  le  luthéranisme  dégénérait  en  un  ensei- 
gnement froid  et  déclamatoire,  le  terrain  préparé  pour  répandre  sa 
nouvelle  semence;  les  âmes  altérées  de  foi  vivante  vinrent  y  étan- 
cher  leur  soif  d'idéal.  Beublin  et  Hâtzer,  dès  leur  arrivée  à  Stras- 
bourg, firent  quelques  prosélytes  ;  mais,  aigris  par  la  persécution. 


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118  «CTra  VEB  DIUX  /IfOHMS. 

animés  d'une  haine  4np]aoabIe  «contre  2wiDgli,  ils  s'élevèrent  avec 
violence  contre  les  doctrines  de  ce  réformateur  tant  autant  que 
contre  ceUes  du  gr^satà  docteur  de  Wit4enberg.  Us  se  mirent  :ain8Î 
à  dos  les  deux  partis  qui  divisaient  alocs  la  grande  msyorité  des 
protestans.  Les  magistrats  et  les  pasteurs  s'indignèrent  de  l'audace 
de  ces  prédicans  étrangers,  et,  déjà  prévenus  contre  une  seclequi 
était  .partout  l'objet  des  rigueurs  de  l'autorité,  ils  firent  rendre 
contre  les  .téméraires  théologiens  une  ordonnance  de  bannissement. 
Quelques-uns  des  principaux  anabaptistes  furent  expulsés  au  conn 
mescement  de  l'année  .1527;  on  s'en  tint  là.  Ijis  frères  se  rassuré- 
rent.bientôt  et  reprirent  leur  propagande.  La  peine  édictée  efirayait 
si  peu,  on  fermait  si  bien  les  yeux  sur  les  agissemens  de  la  secte, 
que  des  prosélytes  qui  s'étaient  enfuis  des  diverses  provinces  de 
l'Allemagne  pour  échapper  à  la  proscription  vinrent  grossir  la  pe- 
tite communauté  strasbourgeoise;  quelques-uns  des  bannis  se  ha- 
sardèrent même  à  rentrer.  Bucer  se  plaignit  de  la  mollesse  appor- 
tée dans  la  répression.  De  .nouvelles  mesures  coercitives  furent 
édictées;  mais  les  anabaptistes  étaient  sur  leurs  gardes.  Gomme  ils 
en  agissaient  partout  où  ilieur  fallait  tromper  les  investigations  des 
magistrats,  ils  évitaient  les  regards,  se  réunissaient  secrètement, 
soit  dans  quelque  maison  isolée,  soit  dans  les  villages  des  envi- 
rons. Le  sénat  en  fut  averti^  et  il  résolut  d'en^Ioyer  les  moyens 
plus  énergiques  qui  avaient  xéussi  ailleurs.  Les  pasteurs  ana- 
baptistes sur  lesquels  on  put  mettre  la  main  furent  jetés  en  pri- 
son. Reublin,  après  une  détention  de  plusieurs  semaines,  fut  banni 
«avec  menace,  s'il  rentrait,  d'être  puni  de  mort;  mais  les  habitans,  qui 
avaient  pris  dans  les  disputes  religieuses  des  sentimens  de  tolé- 
rance, désapprouvèrent  ces  rigueurs,  et,  redoutant  quelque  émotion 
populaire,  le  sénat  se  désista. graduellement  de  sa  nouvelle  ligne 
de  conduite.  On  laissa  lessectaires  continuer  des  assemblées  et  des 
prédications  qui  [n'avaient  lieu  que  dans  l'ombre;  on  se  bornait  à 
expulser  de  temps  à  autre  ceux  de  leurs  prédicateurs  qui  avaient 
trop  élevé  la  voix.  De  leur  côté,  les  anabajptistes  évitèrent  d'aborder 
les  questions  dogmatiques  les  plus  irritantes;  ils  s'occupèrent  sur- 
tout de  moraliser  les  pauvres,  d'exhorter  les  malheureux^  et  firent 
ainsi  parmi  eux  de  nombreuses  conversions.  L'adhésion  que  donna 
à  quelques-uns  de  leurs  principes  un  des  théologiens  les  plus  en 
renom  de^la  ville,  Capito,  .accrut  notablement  leur  influence.  Ce 
chef  de  la  plus  radicale  des  écoles  protestantes  de  Strasbourg  par- 
tageait les^dées  des. frères  sur  le  sens  et  l'usage  du  sacrement  de 
la  cène;  il£ condamnait  Icibaptéme  des  enfans,  et  croyait,  comme 
beaucoiip  de. docteurs  protestans  de  son  époque,  au  prochain  avè- 
nement du  règne.mUlénaire  du  Christ  sur  la  terre.  .Toutefois  Ca- 


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LE   ftOfilAUSlIE  AU  XTI*  filàCLE.  il9 

jttio  ae  défait, pas  persévérer  jusqu'au  lx)at  dans  ces  opinions.  Les 
anabaptisteststrâsbouigeois  rencontr<ërent  un  auxiliaire  bien^iutre- 
ment  résolu  dans  un  homnae  cpii  n*avait;pas  la  science  de  Gapito, 
mais  qu'animait  un  enthousiasnie  sans  ^al,  Afelcbior  Hofinanii, 
qui  occupe  «ne  des; premières  places  dans  l'iûstoire  religieuse  àe 
l'Allemagne  au  xyi®  siècle. 

Bien  n'avait  été  plus  agité  qu^lairie  de  €et  apôtre,  dont  les  écrits 
et  les  prédications  Tenaient  de^produlre  un  certain*  retentissement 
dsDs  lescoBtrées  du *Bord.  Né  à  Hall  en  Souabe,  il  s'était  d'abord 
livré  au  commerce  des -fourrures;  les  soins  4e  son  négoce  l'avaient 
conduit  en  Livonie,'oùil  se  trouvait  en  1523,  quand  la  réforme  de 
Luther  y  fut  accueillie  avec  une  faveur  qui  amena  promptement  la 
conversion  >des  provinces  baltiques«  Il  emi>rassa  la  nouvelle  doctrine 
avec  ardeur,  et,  «ne  des  ' communautés  èvangéliques  qui  se  f<H>- 
maient  alors  de  tous  côtés  dans  la  Courlande  se  trouvaa^t  sans  pas^ 
tsnr,  il  en  a^ait  pris  pour  elle  les  fonctions,  bien  que  continuant 
s(m  traGc.  La  méditation  «assidue  de  la  Bible  développa  chez  Mel- 
chiorfiofmannides  idées  qui  l'éloignèrent  graduellement  du  luthé*- 
ranisme.  Son  imagination  «exaltée,  la  confiance  sans  bornes  qu'il 
avait  en  ses  propres  lumières,  lui  firent  recherober  dans  l'Écriture 
un  sens  caché  et  traoscendastal.  11  se  persuada  que  la  fin  du  monde 
était  procbe,  et  il  crut  en  reconnaître  tous  les  tsignestels  qu'il  les 
voulait  voîr  dans  les  prophètes  et  le  Nouveau-Testament.  GesrJiar^ 
diesses  effarou^èrent  les  pasteurs  courlandais»  qui  suivaient  aveu- 
glément l'école  de  Wittenberg.  La. contradiction  qu'il  rencontra  ne 
fit  qu'exciter  sa  bouillante  ardeur,  et  safprédication  prit  un  carao- 
tère  de  plus  en  plus  agressif  et  violent.  Il  échauffa  si  bien  les  tètes 
que  des  troubles  éclatèrent  là  où  il  avait  élevé  la  parole.  On  l'ex* 
pidsa  de  la  Goiurlande  :  il  retourna  en  Livonie;  ses  serm6ns  y  pro- 
voquèrent également  des  désordres.  Quoique  s'étant  complètement 
écané  ^âes  enseigoemens  de  Luther  et  de  ceux  de  Bugenha'gen, 
l'un  des  plus  savans  émules  du  gr^md  réformateur,  Hofmann  gar^ 
dait  cependant  peureux  mi  respect  et  une  admiration  que  la  voie 
ooavelle  où  il  se  fourvoyait  n'avait  point  détruits.  Il  attachait  un 
graûdrprix  à  ieur'appr<dxition,  et,  voyant  ses  propres  idées  si  for- 
teoient  vepousséea,  il  ae  rendit  à  Wittenberg  en  vue  de  se  justifier 
des  accusations  ^dont  il  était  l'objet.  Lutlier  et  Bugenhagen ,  qui 
ne  prirent  sans  doute  qu'une  consaissance  roparfaite  des^opidione 
du  téméraire  prédicateur,  ne  lui  refusèrent  pas  un  témoignage  fa«- 
vomble.  Fort  de  oette  approbation,  Hofmann  retourna  dans  Iles 
provinces  baltiques.  De  nouvelles  liardiesses  ameutèrent  cotise 
lui  les  ^angéliques,  étil  dut  une  seconde  fois  ^ abandonner  i% 
pays.  Il  paspa  en  Suède,  où  il  fu4;  choisi  pour  pasteuT;  par  la,  pe- 


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120  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tîte  communauté  allemande  de  Stockholm.  Il  renouvela  dans  ses 
sermons  les  propositions  téméraires  et  les  spéculations  hétéro- 
doxes qui  avaient  déjà  soulevé  contre  lui  tant  de  réformés.  Ses 
ouailles  en  furent  blessées,  et  le  gouvernement  en  prit  ombrage. 
Bientôt  il  recevait  Tordre  de  quitter  la  Suède.  11  se  rendit  à  Lubeck, 
où  sa  mauvaise  réputation  l'avait  précédé  :  un  mandat  de  prise  de 
corps  fut  lancé  contre  lui;  on  le  menaça  de  la  peine  capitale.  Il 
passa  dans  le  Holsteîn,  et  y  fut  plus  heureux.  Son  éloquence,  l'ori- 
ginalité de  ses  interprétations  bibliques,  l'ardeur  de  son  enseigne- 
ment moral,  lui  gagnèrent  la  bienveillance  du  roi  de  Danemark, 
Frédéric  P'.  Liberté  lui  fut  laissée  de  prêcher  dans  tout  le  pays,  et 
pendant  deux  années  il  y  poursuivit  le  cours  de  son  apostolat;  mais 
plus  il  méditait  TÉcriture,  plus  il  se  plongeait  dans  ses  aventu- 
reuses interprétations,  plus  il  s'éloignait  des  principes  de  Luther, 
scandalisant  ceux  qui  s'étaient  habitués  à  regarder  le  grand  doc- 
teur de  Wittenberg  comme  le  souverain  arbitre  de  la  vérité  théolo- 
gîque.  Il  engagea  une  violente  dispute  avec  les  autres  prédicateurs 
réformés  sur  la  question  de  la  cène,  où  il  soutint  les  opinions  de 
Zwingli,  qui  comptait  déjà  dans  le  Holstein  de  nombreux  partisans. 
Carlstadt,  après  avoir  échappé  au  châtiment  qui  le  menaçait  pour 
la  part  qu'il  avait  prise  à  l'insurrection  des  paysans,  s'était  réfugié 
dans  ce  duché;  on  le  vit  prêter  à  Hofmann  l'appui  de  son  savoir  et 
de  sa  parole.  On  décida  qu'une  conférence  spéciale  serait  tenue  pour 
débattre  le  point  de  foi  litigieux.  Bugenhagen  la  vint  présider  en 
personne.  L'avantage  n'y  fut  pas  pour  les  sacramentaires.  Protégés 
par  l'héritier  de  la  couronne  de  Danemark  et  le  duc  Christian,  gou- 
verneur du  Slesvî g- Holstein,  les  luthériens  firent  prononcer  l'ex- 
pulsion des  prédicateurs  zwingliens.  Carlstadt  dut  quitter  le  pays, 
et  Hofmann  ne  tarda  pas  à  être  obligé  d'en  faire  autant.  Proscrit, 
ayant  perdu  son  modique  avoir  et  réduit  presque  à  l'indigence,  il  se 
rendit  à  grand'peine  avec  sa  femme  et  son  enfant  dans  l'Ostfrise, 
où  il  résida  peu  de  temps,  l'autorité  lui  ayant  donné  l'ordre  de 
sortir  du  pays.  Il  gagna  dès  lors  Strasbourg,  où  il  savait  que  les 
zwingliens  se  trouvaient  en  force.  C'était  en  1529.  Bucer  l'accueillit 
avec  bienveillance,  espérant  se  faire  de  lui  un  puissant  auxiliaire 
dans  la  lutte  qu'il  soutenait  contre  les  luthériens  ;  mais  Hofmann 
ne  devait  pas  s'arrêter  longtemps  aux  idées  du  réformateur  suisse; 
son  imagination  l'entraîna  bien  au-delà,  et  il  fut  promptement  poussé 
sur  la  pente  de  l'anabaptisme. 

Il  tomba  dans  ces  mêmes  aberrations  prophétiques  dont  tant  de 
protestans  étaient  alors  le  jouet.  Il  se  persuada  que  le  dernier  jour 
était  proche.  Il  se  déclara  pour  la  rebaptisation  et  le  retour  à  la 
simplicité  de  la  société  chrétienne  primitive,  sans  cependant  ap- 


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LE   SOGULISME   AU   XYI*   SIECLE.  121 

prouver  la  rupture  complète  que  faisaient  les  frères  avec  le  monde. 
On  pouvait  continuer,  selon  lui,  d'obéir  aux  autorités  établies  et  prê- 
ter un  serment;  il  concédait  même  le  droit  de  prendre  les  armes. 
Au  moment  où  Hofmann  accomplissait  cette  nouvelle  évolution  re- 
ligieuse, les  anabaptistes  de  Strasbourg  avaient  perdu  leurs  prin- 
cipaux guides.  Marbeck  s'était  vu  expulser  en  1531.  Nul  n'était 
par:ni  eux  assez  versé  dans  la  théologie  pour  pouvoir  combattre  les 
changemens  que  le  nouvel  apôtre  apportait  dans  leurs  principes, 
et  son  éloquence  les  séduisît.  La  majorité  l'accepta  pour  chef,  un 
petit  nombre  persista  dans  la  doctrine  que  leur  avaient  préchée 
Reublin  et  Kautz.  Les  orthodoxes  anabaptistes  eurent  ainsi  le  des- 
sous, et  la  communauté  strasbourgeoise  se  départit  quelque  peu  de 
l'esprit  séparatiste  qui  l'avait  auparavant  dominée.  Les  tempéra- 
mens  apportés  par  Hofmann  aux  idées  des  anabaptistes  zurichois 
profitèrent  aux  progrès  de  la  secte.  Grâce  à  l'activité  dévorante  et 
à  la  puissance  de  parole  du  nouvel  apôtre,  doué  au  plus  haut  de- 
gré du  don  de  convaincre  les  masses  populaires,  les  conversîons'se 
multiplièrent,  et  il  y  eut  un  véritable  réveil  de  l'enthousiasme  qui 
avait  poussé  les  premiers  prosélytes  de  Grebel.  Les  écrits  du  pré- 
dicateur strasbourgeois  étaient  lus  avidement,  et,  comme  il  ne  pas- 
sait point  encore  pour  appairtenir  à  la  secte  détestée  des  réformés, 
il  jouissait,  pour  sa  prédication,  d'une  liberté  que  l'on  refusait  à 
celle-ci.  La  hardiesse  et  l'imprudence  de  ses  discours  éveillèrent 
cependant  à  la  fin  l'attention  du  sénat,  auquel  il'avait  osé  adresser 
une  requête  en  des  termes  peu  mesurés.  On  en  agit  à  son  égard 
comme  on  l'avait  fait  envers  les  autres  prédicans  anabaptistes.  Un 
mandat  de  prise  de  corps  ayant  été  lancé  contre  lui,  il  prit  la  fuite 
et  se  rendit  dans  le^  Pays-Bas,  où  il  avait  naguère  résidé  et.dont  il 
parlait  avec  facilité  l'idiome.  Il  y  répandit  ses  doctrines,  qui  trou- 
vèrent grande  faveur.  Il  se  forma  en  Néerlande  des  communautés 
anabaptistes  qui  s'attachèrent  exclusivement  aux  enseignemens  de 
Hofmann,  et  que  l'on  désigna,  du  nom  de  baptême  de  celui-ci,  par 
l'épithète  de  melchiorîtes.  Je  reparlerai  plus  tard  de  ces  sectaires, 
auxquels  un  rôle  important  était  réservé  dans  la  crise  religieuse 
qai  se  produisit  en  Westphalie.  Après  avoir  exercé  dans  la  Frise 
son  apostolat ,  l'enthousiaste  docteur  rentra  furtivement  à  Stras- 
bourg vers  les  premiers  jours  de  l'année  1533. 11  apporta  aux^frères 
qu'il  y  avait  laissés  des  paroles  d'encouragement  et  d'espérance,  et 
reprit  la  direction  de  leur  troupeau.  Pour  ne  pas  éveiller  les  soup- 
çons de  la  pd!ice,  il  évita  d'abord  de  se  montrer  en  public;  puis, 
voyant  qu'il  avait  échappé  à  l'attention  du  sénat,  il  s'enhardit  gra- 
duellement, se  mit  à  prêcher  publiquement,  et  fit  si  bien  qu'on 
Tarrèta.  Bucer  travaillait  alors  à  constituer  définitivement  l'ortho- 
doxie qu'il  avait  crééet  et  un  synode  était  assemblé  pour  régler  la 


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122  .RETI2E  DES  UUX  .MOVDfiS* 

confession  de  foi  .«ur  laquelle  devait  reposer  l'église  officielle  de 
Strasbouig.  Hofmann  xieiDanda^À  âtre* admis  à  âoutenir-  dev;aat  ses 
adversaires  les  propositions  qu'il  avait  avancées.  Le  sénat  fut  con-- 
traint  de  x^éder  à  l'opinion»  qui  demeurait  dauds  la  ville.peu  £avonable 
aux  moyens  coerdtifs  en  matière  de  foi  et  voulait  qu'on  tentât  sim* 
plement  de  d^ger  par  la  discussion  la  vérité  théologique.  Hof- 
mann  fut  donc  r^çu  à  con^paraitre  devant  une  commission  de  doc- 
teurs et  à  développer  ses. idées  sur  le  baptême •  et  les  principaux 
points  pour  lesquels  il  n'était  pas  jd'accord  avec  les  protestans.  Il  ne 
réussit  pas  à  persuader  ses  juges,  fiucer  triompha  dans  le  synode. 
Gapito  et  Schwenckfeld  se  virent  contraints  de  désavouer  leuis 
principes.  Les  choses  prenaient  une  tournure  fâcheuse  pour  les 
anabaptistes;  mais  leur  conflance  dans  Hofmann  n'en  fut  nullement 
ébranlée.  Celui-ci  avait  été  ramené  en  prison.  Ses  coreligionnaires 
accoururent  le  «visiter,  et,  le  regardant  comme  un  martyr,  ils  s'at- 
tachèrent d'autant  plus  à  lui.  L'autorité  strasbourgeoise  voulut  faire 
cesser  ces  visites,  et  rendit  la  détention  de  l'apôtre  plus  rigoureuse 
et  plus  étroite.  On  l'enferma  dans  l'une  des  toors  de  la  ville,  et 
toute  conamunication  avec  ses  amis  lui  fut  interdite.  Alors  les  fidèles 
allèrent  s'attrouper  au  pied  du  donjon  où  le  maître  était  empri- 
sonné, et  à  taravers  les  barreaux  d'uni^  fenêtre  qui  donnait  sur  le 
fossé  Hofmann  pouvait  encore  adresser  à  la  foule  avide  qui  se  près* 
sait  au-dessous  de  lui  des  exhortations  et.des  discours.  On  eut  beau 
interdire  ces  rassemblemens,  le  prisonnier  n'en  demeuia  pas  nioins 
pour  les  anabaptistes  le  guide  vénéré  et  l'ai^bitre  de  toutes  leurs 
pensées.  Ils  se  repaissaient  plus  que  jamais  de  ses  prédictions  sur 
la  fin  prochaine  du  monde  et  l'apparition  de  Jésus- Christ.  Hofmann 
prétendait  être  Élie,  tandis  qu'un  de  ses  adhérens,  le  Hollandais 
Poldermann,  qui  avait  été  arrêté  avec  lui ,  se  donnait  pour  Enoch. 
Les  prédictions  de  ces  illuminés  allaient  promptement  recevoir  un 
éclatant  démenti.  La  mort  vint  frapper  le  nouveau  précurseur, 
quand  il  avait  déjà  pu  se  convaincre  de  la  vanité  de  ses  prévisions; 
mais  le  misérable  dénoûment  de  la  prétendue  'mismon  divine  de 
Hofmann  ne  désabusa  pas  des  esprits  dont  le  bon  sens  semblait  à 
tout  jamais  banni.  Le  fantôme  que  les  crédules  anabaptistes  avaient 
adoré  comme  une  réalité  ne  se  fut  pas  plus  tôt  évanoui,  qu'ils  cou- 
rurent se  prosterner  aux  pieds  d'un  autre,  œuvre  plus  manifeste 
encore  de  Tinoposture  et.de  .la iblie. 

IIL 

L'introduction  du  luthéranisme  «dans  la  WestphaUe  avait  axneaé 
depuis  plusieurs  ^ wnées  une  suite  d'agitations  et  de  troubles  qui 
ronontaieat  &  TiûisiurcectiDa  des  paysans.  .Des  ^^meutes  s^étaient 


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LB   SOGULIftME  AU   XYI*   SIECLE.  123 

produites  sur  diiTérexm  points,  et  là  où  la  discorde  régnait  entre  la 
puissance  ecclésiastique  et  l'autorité  urbaine  antérieurement  à  l'ap- 
parition deLuther  l'avantage  était  généralement  resté  aux  partisans 
d«s  idées  nouvelles.  Dans  les  cités  épiscopales*  la  guerre  avait  éclaté 
entre  le  baut  clergé,  investi  d'un  pouvoir  à  la  fois  spirituel  et  tem- 
porel, et  la  moyenne  bourgeoisie,  les  artisans,  qui  se  rangeaient 
du  côté  des  réformateurs  dans  l'espoir  d'abattre  la  domination  clé- 
ricale et  de  se  soustraire  à  la  suprématie  du  prélat  et  du  chapitre. 
J'ai  déjà  parlé  dans  la  première  partie  de  ce  travail  des  désordres 
doDt  Osnabiûck,  Paderbom,  Munster,  avaient  été  le  théâtre  en 
1525.  La  défaite  des  paysans  n'enraya  que  pour  un  temps  assez 
court  les  progrès  du  lutbéranisaie  dans  les  villes  de  Westphalie, 
favorisés  qu'ils  étaient  par  les  princes  protestans  du  nord  et  du 
centre  de  l' Allemagne,  spécialement  par  le  landgrave  de  Hesse.  Les 
rdigieuz  de  Lippstadt  et  de  Hervord,  entraînés  par  l'exemple  du 
grand  hérésiarque,  ayant  abjuré  la  foi  catholique,  foulé  aux  pieds 
leur  règle,  contribuèrent,  en  répandant  les  q)inioQS  évangéliques,  à 
faire  admettre  dans  ces  deux  villes  le  culte  réformé.  Dans  d'autres, 
à  Dortmund^  à  Minden,  à  Soest,  les  corporations  d'artisans,  les 
classes  marchandes,  soutinrent  les  prédicans  et  s'appuyèrent  des 
principesda  Luthéranisme  pour  combattre  l'autorité  établie,  en  sorte 
que  la  cause  protestante  s'y  confondit  avec  celle  de  la  démocratie. 
A  Maaèter,  d'où  devait  bientôt  rayonner  dans  toutes  les  parties  du 
diocèse  une  propagande  réfonnée  qui  porta  ses  fruits,  les  doctrines 
nouvelles  trouvèrent  un  écho  chez  ces  mômes  gildes  qui  avaient  na- 
guère dicté  leurs  conditions  au  conseil  ou  sénat  de  la  ville,  obligé 
les  chanoines  de  la  cathédrale  à  fuir  et  à  renoncer  momentanément 
à  plusieurs  de  leurs  droits. 

La  lutte  fut  plus  violente  et  non  moins  prolongée  en  quelques 
cités  voisines.  L'évèché  de  Munster  venait  à  la  fin  de  l'année  1531 
de  passer  à  un  nouveau  titulaire.  Le  comte  Frédéric  de  Wied,  par 
un  de  ces  trafics  scandaleux  habituels  à  l'époque,  avait  vendu  pour 
une  somme  énorme  sa  dignité  épiscopale  à  Éric,  évoque  d'Osna- 
btûck  et  de  Paderbom,  fatigué  qu'il  était  des  soins  d'un  troupeau 
qu'il  avait  constamment  négligé  pour  ses  plaisirs  et  son  bien-être. 
Cette  ^aliénation,  qui  menaçait  de  faire  peser  sur  l'église  de  Munster 
etla  population  de  lourdes  chargea,  avait  mécontenté  les  esprits, 
et  ce  mécontentement  s'ajoutait  à  tous  les  griefs  qu'on  nourrissait 
contre  la  puissance  temporelle  du  prélat.  Aussi,  tandis  que  l'atten- 
tion du  chapkre,  peu  satisfait  des  conditions  du  marché,  se  tournait 
vers  les  négociations  auxquelles  il  donna  lieu,  une  voix  qui  se  faisait 
l'interprète  des  sentimens  d'un  grand  nombre  s'élevait-elle  dans 
U&nstv  en  iaveur  de  la  réforme;  c'était  celle  d'un  chapelain  de  l'é- 


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12A  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

glise  d'un  des  faubourgs  de  la  ville,  Saint-Maurice;  îl  s'appelait 
Berndt  Rothmann.  Originaire  d'un  village  du  bailliage  westphalien 
d'Ahues  et  d'une  naissance  obscure,  il  avait  dû  à  la  protection  d'une 
famille  puissante  et  à  son  mérite  la  prébende  dont  il  était  alors  en 
possession.  Après  avoir  été  élevé  comme  enfant  de  chœur  à  Muns- 
ter, îl  s'était  rendu  à  l'université  de  Mayence  pour  y  prendre  le 
grade  de  maître  ès-arts,  et  en  était  revenu  imbu  des  idées  de  la  ré- 
forme, déjà  propagée  à  Munster  avant  la  révolte  des  paysans.  Roth- 
mann n'avait  pas  tardé,  dans  ses  sermons  à  Saint-Maurice,  à  lais- 
ser percer  ses  nouvelles  tendances,  ce  qui  lui  valut  les  avertissemens 
de  ses  supérieurs.  Loin  de  se  rétracter,  il  ne  fit  que  parler  avec 
plus  de  hardiesse.  Son  éloifuence  brillante  et  incisive  remuait  pro- 
fondément un  auditoire  déjà  indisposé  contre  l'église  romaine.  On 
accourait  des  divers  quartiers  de  la  ville  pour  l'entendre.  11  gagna 
surtout  la  faveur  des  gens  de  condition  inférieure,  chez  lesquels 
l'hostilité  était  plus  marquée  contre  l'autorité  cléricale.  Il  traitait  de 
superstition  et  d'idolâtrie  la  messe  et  le  culte  établi,  et  fit  si  bien 
partager  ses  sentimens  à  son  auditoire  qu'un  jour,  à  l'issue  d'un  de 
ses  sermons,  les  assistans  brisèrent  les  images  saintes  et  se  portè- 
rent sur  la  personne  des  prêtres  à  des  actes  de  violence.  Le  promo- 
teur d'un  pareil  scandale  dut  quitter  la  ville,  mais  il  le  fit  avec  l'in- 
tention arrêtée  d'y  revenir.  Investi  de  la  confiance  des  luthériens, 
aidé  de  leur  argent,  il  alla  visiter  les  principaux  foyers  des  doctrines 
nouvelles,  et,  ayant  conçu  le  projet  de  devenir  le  réformateur  de 
Munster,  il  étudia  l'organisation  religieuse  que  s'étaient  donnée  les 
diverses  cités  protestantes  qu'il  parcourut. 

Il  était  précisément  de  retour  et  reprenait  le  cours  de  ses  prédi- 
cations quand  le  comte  de  Wied  songeait  à  résigner  un  siège  épi- 
scopal  peu  fait  pour  lui.  Le  prélat  s'occupait  conséquemment  moins 
que  jamais  des  intérêts  spirituels  de  son  diocèse.  Aussi,  lorsque  le 
chapitre  lui  dénonça  la  hardiesse  du  jeune  chapelain,  le  mépris  qu'il 
affectait  des  réprimandes,  le  refus  qu'il  faisait  de  s'acquitter  des 
devoirs  imposés  par  l'église,  ils  ne  purent  obtenir  de  réponse.  Les 
paroles  de  Rothmann  n'en  devinrent  que  plus  agressives  et  plus  in- 
sultantes, ses  sermons  que  plus  suivis.  Les  conversions  au  luthéra- 
nisme se  multipliaient.  On  renouvela  au  prélat  les  plaintes,  et  l'on 
finit,  non  sans  peine,  par  arracher  l'interdiction  pour  Rothmann  de 
continuer  à  prêcher.  Le  chapelain  se  soumit  en  apparence  et  garda 
le  silence  quelques  semaines.  Il  fallait  le  temps  de  se  prémunir 
contre  les  dangers  au-devant  desquels  il  courait  et**de  s'assurer 
l'appui  des  princes  protestans,  des  docteurs  les  plus  écoutés  de  la 
réforme.  Il  repoussa  comme  injustes  les  accusations  dont  il  était 
l'objet,  tout  en  entamant  une  correspondance  avec  Mélanchthon 


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LE   SOCIALISME   AU   XVI^   SIÈCLE.  125 

et  CapîtOt  afin  de  se  concilier  leur  amitié.  Quand  il  eut  ainsi  for- 
tifié sa  position,  il  remonta  en  chaire,  d* abord  avec  tant  de  cifcon- 
speclion  que  l'autorité  ecclésiastique  n'eut  rien  à  lui  reprocher, 
pais  il  haussa  la  voix  par  degrés,  et,  Tafiluence  de  son  auditoire 
exaltant  son  audace,  il  transporta  le  siège  de  ses  prédications  du 
faubourg  au  sein  même  de  la  ville,  qui  retentit  ainsi  de  ses  attaques 
contre  l'église.  Nouvelles  plaintes  des  chanoines,  qui  insistent  près 
de  l'évêque  pour  qu'une  punition  exemplaire  soit  infligée  à  l'incor- 
rigible hérétique.  Le  comte  Frédéric,  qui  gardait  rancune  au  cha- 
pitre métropolitain  de  l'opposition  qu'il  lui  avait  faite,  n'eut  cure 
de  ses  dénonciations.  Il  fallut  que  l'affaire  vint  aux  oreilles  de 
Charles-Quint  pour  que  le  prince-évêque  se  décidât  à  sévir.  L'em- 
pereur en  écrivit  au  prélat  et  au  sénat  de  MUnster,  laur  enjoignant 
de  faire  cesser  immédiatement  les  scandaleuses  prédications.  Un 
décret  d'expulsion  fut  en  conséquence  lancé  contre  Rothmann,  mais 
celui-ci  comptait  sur  la  puissance  de  son  parti. 

Dans  la  haute  bourgeoisie,  composée  de  ce  que  l'on  appelait  les 
erbmànner  (propriétaires  fonciers),  plusieurs  avaient  embrassé  le 
luthéranisme.  La  réforme  rencontrait  plus  de  partisans  chez  les 
boulais,  qui  constituaient  le  fond  de  ce  qu'on  appelait  la  corn- 
mvine  {gemeinheil).  A  celle-ci  appartenait,  par  une  (élection  à  deux 
degrés,  la  nomination  du  sénat,  conseil  supérieur  de  2&  membres, 
qui  élisait  dans  son  sein  les  deux  bourgmestres  et  se  partageait  les 
diverses  branches  de  l'administration  municipale.  Toutefois  les  erb^ 
marner  entraient  presque  seuls  au  sénat,  et  leur  prépondérance 
réduisait  à  peu  de  chose  l'action  de  la  commune.  Le  corps  des  arti- 
sans exerçait  en  fait  bien  plus  d'influence,  et  c'était  là  que  le  pro- 
testantisme comptait  le  gros  de  ses  adhérens.  Ces  artisans  compo* 
saient  dix-sept  gildes  ou  corporations,  qui  avaient  chacune  à  leur 
tête  deux  maures;  elles  jouissaient  du  privilège  de  s'administrer 
elles-mêmes,  rédigeaient  leurs  propres  rëglemens,  faisaient  leur 
police  et  avaient  leur  juridiction  spéciale.  Les  membres  des  gildes, 
ou,  comme  l'on  disait,  les  compagnons,  quoique  ne  jouissant  pas 
des  avantages  dont  étaient  en  possession  les  bourgeois,  dominant 
dans  la  commune  et  s'en  séparant  d'habitude ,  exerçaient  une  in- 
fluence politique  considérable.  Les  deux  anciens  [olderleute)  que 
l*assemblée  des  maîtres  choisissait  chaque  année  au  Scholuius^  et 
qui  étaient  préposés  à  la  gestion  des  intérêts  communs  de  toutes 
l^s  gildes,  se  trouvaient  investis  d'une  magistrature  populaire  qui 
o'était  pas  sans  quelque  analogie  avec  le  tribunat  de  l'ancienne 
Rome.  Aucun  compagnon  ne  pouvait  être  arrêté  ni  traduit  en 
justice  sans  l'assentiment  des  anciens,  qui  balançaient  ainsi  sou- 
vent le  pouvoir  du  sénat.  Le  Scholiaus  entrait  conséquemment  en 


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126  RBTUB  DES  DEIHL  IfONDESé 

rivf^lité  avec  lè  RùihKaus  (hôtel'  de  ville),  où  siégeait  cette  aseen^ 
blée,  juge  en  dernier  ressort  des  contestations  élevas  aas^  dss 
gildes. 

Kothmann  trouvait  dans  ces  cor|>s  de  métiers  dé  précteux  auxi- 
liaires. Au  lieu  de  s'éloigner;  il  alla  établir  sa  denieure  chez  rtin  de 
ses  prosélytes»  dans  la  maison  commune  d'aune  des  gildes,  celle 
des  merciers.  On  eut  beau  le  sommer  de  vider  lesr  lieux ,  il  ne  bou^ 
gea  pas.  L'affaire  fît  grand  bruit;  la  population,  ne  tarda  pas  à  se 
diviser  en  deux  camps.  Tua  qui  approuvait  et'  l'autre  qui  condam- 
nait cet  acte  d'insubordination.  Les  homme»  de»  gildes  se  signa- 
laient par  leur  ardfeur  à  soutenir  l'audacieux  chapelain.  L'esprit  qui 
avait  suscité  la  sédition  de  1S25  s'était  tout  à'  coup  réveillé.  A  la 
tête  des  rothmannîstes,  on  retrouvait  la  plupart  de  ceux  qui  six  ans 
auparavant  avaient  été  les  instigateurs  de  l'émeute.  L'un  de  ces 
meneurs ,  qui  devait  plus  tard  jouer  un  si  grand'rôlè  dans  l'insur- 
rection anabaptiste,  était  le  drapier- KnipperdoHinck,  depuis  long- 
temps l'implacable  ennemi-de  l'évêque  et  des  moines,  un  de  ces 
hommes  chez  lesquels  une  présomption  téméraire  a' allie  à  une  am- 
bition sans  bornes.  Peut-être  le  sénat,  par  une  conduite  résolue, 
eût-il  pu  triompher  d'une  opposition  qui  était  alors  plus  bruyante 
que  raisonnée;  mais  les  quatre  ou  cinq  partisans  que  le  novateur 
avait  dans  cette  assemblée  réussirent  à  empêcher  qu'elle  agît  :  ils 
insistèrent  sur  la  prudence  qu'il  fallait  apporter  dans  une  affaire 
qui  risquait  d'amener  un  soulèvement  populaire,  et,  tandis  qu'ils 
faisaient  perdre  du  temps,  Knîpperdollinck  et  quel(jues  autres  agi- 
tateurs attisaient  le  feu  de  la  révolte.  Rothmann  continuait  à  pro- 
tester de  l'orthodoxie  de  ses  sentimens  et  offrait  de  faire  examiner 
sa  doctrine  par  des  théologiens  ibfipartiaux ,  pressant  en  même 
temps  Mélanchthon  et  Gapito  d'intéresser  à  sa  cause  les  princes  pro- 
testans.  Le  sénat,  craignant  de  se  briser  contre  tant  d'obstacles,  se 
contenta  d'intimer  au  téméraire  prêcheur  la  défense  dft  remonter 
en  chaire.  Le  chapitre  de  la  cathédrale  se  montrait  moins  condes- 
cendant, et  travailFait  sans  relâche  près  de  l'évêque  pour  que  l'ordre 
fût  exécuté.  Il  ne  parvenait  cependant  point  |l  vaincre  l'apathie  du 
prélat,  qui  abandonnait  aux  chanoines  la  responsabilité  de  me- 
sures dont  les  conséquences  menaçaient  d'être  fort  graves» 

Les  luthériens,  voyant  la  tournure  que  prenaient  les  choses,  affi- 
chèrent hautement  leurs  projets.  Rothmann  traitait  avec  le  sénat 
comme  une  puissance,  et  lui  écrivait  pour  lui  déclarer  que  les  bruits 
de  sédition  qu'on  faisait  courir  étaient  une  invention  des  impies, 
l'effet  d'une  manœuvre  contre  lui,  que  le  calme  régnait  au  con- 
traire dans  les  esprits;  en  même  temps,  il  préparait  une  émeute 
pour  le  cas  où  l'on  voudrait  par  la  force  le  contraindre  à  quitter  la 


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LE  SOCfAlISSlfE   AU   XVI*   SIECLE.  t27 

Tille.  II  ne  tarda  point  à  lancer  comme  nn  manifeste  du  parti  dont 
»  il  était  devena  le  chef  l'exposé  de  priticipes  qa'il  avait  annoncé  au 
sénat.  On  y  retrouvait  tout  le  fdnd  des  idées  dé  Luther,  mais  les 
réformes  réclamées  étaient  conçues  de  façon  à  ne  pas  entraîner  la 
SDppression  immédiate  de  l'ancienne  liturgie  et  le  renversement 
du  système  ecclésiastique.  Rotbmann  espérait  ainsi  donner  le 
change  au  clergé  et  aur  catholiques.  L'efltet  de  cet  écrit  fut  consi- 
dérable, et  les  luthériens  jugèrent  Toccasion  bonne  pour  tenter  une 
nouvdie  entreprise.  Ih  s'emparèrent  de  l'église  de  Saint-Lambert 
et  7  installèrent  Hothmann  en  qualité  de  pasteur.  Ses  sermons  y 
fiireot  plus  agressifs  que  jamais.  La  guerre  entre  lui  et  les  prédica- 
teurs dès  autres  paroisses  prit  un  caractère  des  plus  vîolens.  L' ex- 
chapelain de  Saint^Maurîce  voyait  chaque  jour  grossir  le  nombre 
de  ses  adfaérens.  Le  dttc  Éric  de  Brunswick,  qui  avait  fait  à  la  ré- 
forme une  opposition  résolue  dans  Paderbom  et  Osnabrûck,  ne  pou- 
vait manquer  d*en  agir  de  même  dans  son  troisième  diocèse,  dès 
ga*ii  en  aurait  pris  possession.  Il  intima  bientôt  au  sénat  l'ordre 
d'expulser  Rothmann  et  d'interdire  toute  prédication  réformée  dans 
MûDster;  mais  le  conseil  urbain  suMt  encore  en  cette  circonstance 
l'inflaence  de  ses  membres  luthériens,  et,  au  lieu  d'obéir  aux  man- 
éemens  épiscapaux,  il  s'efforça  de  pallier  le  caractère  qu'avait  Ten- 
sdgoement  du  novateur,  rejetant  sur  le  compte  de  la  calomnie  les 
aausations  dont  celui-ci  était  l'objet. 

Une  mort  soudaine  empêcha  l'évêquo  de  poursuivre  ses  projets 
de  répression;  il  expira  le  14  mai  1532,  et  Mtinster,  délivré  pour 
un  moment  de  l'autorité  de  son  prince  ecclésiastique ,  devint  un 
champ  tout  ouvert  aux  entreprises  des  partisans  de  la  réforme.  Un 
mouvement  protestant  éclata  dans  les  trois  métropoles  épiscopales 
qni  avaient  été  réunies  sous  la  domination  spirituelle  et  temporelle 
du  dac  Éric.  Tandis  qu'à  Osnabrûck  et  à  Paderborn  les  luthériens 
tentaient  de  substituer  le  prêche  évangélique  aux  vieilles  obser- 
vances àb  la  liturgie  catholique,  à  Mtinster  ils  procédaient  avec  plus 
d'audace  encore.  Les  adhérens  de  Rothmann  se  portèrent  dans  di- 
verses églises,  en  chassèrent  les  curés  et  les  prêtres  et  y  introdui- 
sirent de  force  le  nouveau  culte.  Déjà,  profitant  de  la  suspension 
de  Tautorité  épiscopale,  des  ministres  réformés  étaient  accourus 
dans  la  ville  pour  prêter  appui  à  l'ex-chapelain  de  Saint-Maurice. 
La  résolution  et  la  hardiesse  des  luthériens  en  imposèrent  à  la 
haute  bourgeoisie,  qui  n'était  pas  en  mesure  de  lutter  contre  une 
populace  prête  à  tout  oser.  Le  sénat  se  montrait  irrésolu,  l'émeute 
l'intimidait;  il  évitait  de  se  rassembler  à  l'hôtel  de  ville,  et  tenait 
secrètement  ses  séances  dans  la  demeure  de  l'un  de  ses  membres. 
Chaque  jour,  on  entendait  parler  de  quelque  nouvel  attentat  contre 


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128  REVUE  DES.  DEUX  MONDES. 

le  clergé  et  les  choses  saintes.  Les  événemens  de  l'extérieur  ne  fai- 
saient qu'accroître  la  hardiesse  du  parti  du  désordre.  L'empereur, 
venait,  par  la  paix  de  Nuremberg,  de  reconnaître  l'existence  des 
états  protestans  qui  étaient  entrés  dans  la  ligue  de  Schmalkalde. 
L'attention  du  gouvernement  impérial  se  détournait  de  la  question 
religieuse  pour  ne  plus  s'occuper  que  de  la  guerre  contre  les  Turcs. 
Les  membres  du  chapitre  se  voyaient  exposés  à  être  chassés  de 
Munster  à  la  première  occasion.  La  ruine  de  l'église  catholique 
était  inévitable  dans  cette  ville,  si  le  diocèse  demeurait  plus  long- 
temps sans  chef.  Les  chanoines  se  hâtèrent  donc  d'élire  un  succes- 
seur à  Éric,  et  leur  choix  se  porta  sur  le  comte  Franz  de  Waldeck, 
chargé  déjà  de  l'administration  épiscopale  de  Minden.  Cet  acte 
prévoyant  eut  d'abord  d'heureux  effets  pour  l'orthodoxie.  Le  sénat, 
ayant  reçu  du  nouveau  prélat  une  lettre  enjoignant  de  rétablir  par- 
tout l'ancien  culte  et  d'éloigner  les  prédicans,  s'en  servit  pour 
repousser  la  pression  exercée  sur  lui;  mais  l'arme  s'émoussa  promp- 
tement  contre  les  menaces  des  gildes  et  des  petits  bourgeois. 

Les  meneuns,  Knipperdollinck  et  les  deux  anciens,  le  boucher 
Moderson  et  le  fourreur  Redeker,  ne  cessaient  d'exciter  la  multi- 
tude. Une  assemblée  fut  tenue  au  Schohaus,  à  laquelle  assistèrent 
tous  les  maîtres  des  corporations.  L'un  des  plus  chauds  partisans 
de  la  réforme,  WindemoUer,  y  proposa  de  faire  une  alliance  étroite 
avec  la  commune,  en  vue  de  protéger  Rothmann.  La  motion  fut  vo- 
tée d'enthousiasme,  sans  qu'on  permît  à  aucune  voix  d'y  contre- 
dire, et  on  ne  s'occupa  plus  que  d'organiser  la  résistance.  Les  an- 
ciens et  les  maîtres  s'abouchèrent  avec  les  membres  de  la  commune 
qui  partageaient  leurs  idées.  On  constitua  un  comité  exécutif  de 
36  membres  que  l'on  chargea  de  tout  diriger.  Le  comité  se  trans- 
porta immédiatement  à  l'hôtel  de  ville  pour  s'entendre  avec  le  sé- 
nat, ou  plutôt  pour  le  sommer  de  marcher  de  concert  avec  lui.  Les 
commissaires  luthériens  insistaient  sur  l'injustice  qu'il  y  aurait  de 
refuser  au  peuple  le  droit  d'entendre  la  parole  divine  et  de  s'in- 
struire du  véritable  enseignement  de  Jésus- Christ.  Les  sénateurs 
objectèrent  que  les  réformateurs  n'avaient  pu  se  mettre  d'accord 
sur  les  changemens  à  introduire;  avant  de  toucher  à  ce  qui  exis- 
tait, il  fallait  arrêter  les  principes  à  suivre.  Ils  proposèrent  en  con- 
séquence qu'on  demandât  à  l'évoque  l'autorisation  de  mander  aux 
frais  de  la  ville  deux  savans  théologiens  auxquels  on  remettrait  le 
soin  d'élucider  la  véritable  doctrine  évangélique. 

Les  partisans  de  Rothmann  avaient  suggéré  ce  dernier  expédient, 
leur  intention  étant  de  faire  confier  à  deux  docteurs  imbus  des 
idées  nouvelles  la  rédaction  du  programme.  Le  comité  accepta  ce 
moyen  terme,  en  mettant  pour  condition  que  le  sénat  prendrait 


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LE   SOCIALISME   AU   XVX®   SIECLE.  129 

rengagement  de  ne  pas  séparer  sa  cause  de  celle  du  peuple.  Les 
luthériens  comptaient  rendre  ainsi  l'indépendance  de  Rothmann 
solidaire  de  celle  du  sénat.  Ce  fut  là  l'objet  de  longs  débats.  L'as* 
semblée  n'entendait  pas  s'engager;  tous  ses  efforts  tendaient  à  écar- 
ter une  clause  qui  n'allait  rien  moins  qu'à  lui  faire  consacrer  par 
avance  les  principes  que  condamnait  l'église.  Rothmann  insistait 
de  son  côté  pour  qu'une  conférence  solennelle  eût  lieu  où  seraient 
discutées  les  questions  en  litige.  C'était  le  moyen  que  réclamaient 
partout  les  novateurs,  confians  dans  leur  savoir  et  leur  habileté  à 
manier  des  textes  avec  lesquels  le  clergé  orthodoxe  n'était  guère 
familiarisé.  Sur  ce  point,  le  sénat  se  sentit  si  vivement  pressé  qu'il 
céda.  Le  clergé  fut  donc  invité  à  prendre  part  à  la  conférence  ;  il 
demanda  du  temps  afin  de  se  préparer  à  répondre,  mais  en  reje- 
tant les  bases  que  son  adversaire  voulait  exclusivement  donner  à  la 
dispute,  les  saintes  Écritures,  seul  fondement  infaillible  à  ses  yeux 
de  la  foi  chrétienne. 

En  se  laissant  arracher  une  concession  qui  permettrait  de  con- 
tester l'autorité  de  l'église,  le  sénat  se  mettait  à  la  remorque  du 
parti  de  Rothmann;  toutefois  il  aimait  mieux  en  passer  par  une  telle 
exigence  que  d'entamer  une  lutte  qui  pouvait  entraîner  son  com- 
plet renversement.  Restait  à  parer  au  danger  que  créait  l'inexé- 
cution des  ordres  de  l'évèque.  La  réponse  que  le  sénat  fit  à  ce 
prince  lui  fut  dictée  par  les  luthériens.  Il  y  évita  de  s'expliquer  sur 
la  question  du  rétablissement  de  l'ancien  culte  et  de  l'éloignement 
des  prédicans  ;  il  rappela  les  franchises  dont  jouissait  la  ville  en 
tout  ce  qui  touchait  l'administration  intérieure,  et  appuya  sur  la 
ferme  volonté  qu'avaient  les  habitans  qu'on  leur  prêchât  la  pure 
doctrine  de  l'Évangile.  Cette  lettre  trahissait  la  victoire  que  la  ré- 
forme venait  de  remporter,  et,  redoutant  que  le  prélat  ne  recourût 
à  la  force,  l'assemblée  ne  négligea  rien  pour  le  détourner  de  l'idée 
que  Hûnster  pût  être  réduit  à  l'obéissance  par  une  intervention 
armée.  En  même  temps,  le  comité  des  trente-six  s'adressait  au 
landgrave  de  Hesse  et  le  sollicitait  de  s'entremettre  près  du  comte 
Franz,  avec  lequel  il  était  en  bonne  relation,  pour  que  les  évangé- 
liques  de  Munster  ne  fussent  pas  inquiétés,  que  satisfaction  ne  fût 
pas  donnée  au  chapitre.  Le  landgrave  se  rendit  à  ces  désirs,  mais 
il  avertit  le  comité  qu'en  lui  prêtant  appui  il  n'entendait  pas  pour- 
tant porter  atteinte  aux  droits  temporels  de  l'évèque  et  de  son 
clergé.  Philippe,  tout  zélé  réformé  qu'il  fût,  n'en  demeurait  pas 
moins  le  défenseur  de  l'autorité  prîncière,  dont  il  faisait  passer  les 
droits  avant  les  prétentions  de  ses  coreligionnaires.  Il  usa  en  con- 
séquence de  beaucoup  de  réserve  dans  sa  démarche,  se  bornant  à 
iaLe  appel  aux  intérêts  bien  entendus  du  prélat;  il  lui  représenta 

ion  CI.  —  1872.  9 


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ISe  REVUS  DES  DEUX  MûMOEfi. 

que  le:  plos  sûr  moyea  d'assurer  l'obéissaiice  de  sujets  chatoui^ 
l6ux  sur  leurs  droits,  c'était  de  ne  pas  violenter  leur  conscience,  et 
pour  que  le  chapitre  de  Munster,  n'eût  point  à  souffrii  du  mau- 
vais vouloir  des  babhans,  le  plus  prudent  était  de  laisser  k  ceux-ci 
un  prédicateur  qu'ils  aimaient. 

Pendant  ces  négpciationsv  Rothmann  ne  demeurait  pas  inactif  ;,  il 
appelait  de  Uarbourg  et  d'ailleurs  de  nouveaux  apôtres  du  protes- 
tantisme» Jlûnster  se  trouva  ainiû  pourvu  d'un  clergé  évangélique 
qui  ne  tarda  pas  à  laisser  percer  ses  intentions  d'expulser  le  clergé 
Gatboliq^e•  Soutenu  qu'il  était  par  le  peuple,^il  y  réussit..  Les  pré- 
dicans,  escortés  d'une  foule  qui  les  encourageait,^se  portèrent  dans 
toutes  les  paroisses. et  sommèrent  les  eurésiet  les  desservans  de 
leur  céder  la  place;  mais,  ils  trouvèrent  de  la  part  de  ceux-d  une 
résistance. énergique.  Les  anciens  et  les  maîtres,,  dépotés  parle 
corps  des  gLldes,.se  rendirent  alors  à  l'hôtel  deville^  réclamant 
qu'il  leur  fût  délivré  contre  les  récalcitrans  un  mandat  de  dépossea- 
sion  en  forme.  Le  sénat  reçut  assex  mal  la  requête;  il  représenta  à 
la  députation  cpi'on  avait  pris  l'engagement  de^  laisser,  avant  de 
rien  innover,,  le  temps  au  clergé  de  se  préparer  à  la«  conférence. 
Une  discussion  assez  aigre  s'engagea  :  la  multitude  q^i  entourait 
l'hôtel  de  ville  faisait  entendre  des  clameurs  et  menaçait  les  séna- 
teurs; ils. cédèrent  encore  une  fois.  Chaque  paroisse  fut  confiée  en 
conséquence  à  un  pasteur  évangélique,  et  la  nouvelle  liturgie  rem- 
plaça la  messe..  En  six  mois,»  les  «choses  avaient  tellement  marché 
q^e  ces  mêmes  luthériens  qui.  ne  sollicitaient  d'abord  que  la  fau- 
culté  d'écouter  la  parole  de  Rothmann  s'emparaient  maintenant 
de  tou&  les  sanctuaires,  et,  aussi  intoléraos  que  ceux  qu'ils  dt^pouil-r 
laient  de  leur  sacré,  ministère,  ils  affichaient  le  ppo^et  d'extirper 
jusqu'aux  derniers  restes  du  papisme.  Du  clergé  catholique,  il  ne 
subsista  plus  après  cette  agression  qjue  le  chapitre  et  les  cauvens, 
dont  Texistence  était  rendue  bien  précaire^  Le  sénat  avait  en  fait 
abdiqué  aux  mains  du  parti  luthérien  triomphant.  La  commune  et 
les  gildes  imposaient  leur  volonté.  Les  deur  bourgmestres, Jugeant 
la  position  intolérable,  abandonnèrent  la>  ville.  Un  gjrand  nombre 
de  familles  bourgeoises  suivirent  leur  exemple.  Chez  tous  ceux  qui 
gfirdaient  quelques  sentimens  catholiques,  Tappréhension  était  ex- 
trême. Les  moines,,  qui' s'attendaient  à  être  victimes  de  mesures 
arbitraires,  cachaient  leurs  archives  et.  leurs  objeta  les  plus  pré- 
cieux. Le  clergé  de  la  cathédrale  n'avait  plus  d*espoir  que  dans 
les  troupes  de  révê(^e„dont  le  chapiltre  métropolitain  pressait  ren- 
voi. Les  luthériëna  s'attendaient  en  effet  à  être  attaquée  par  les 
forces  épiscopalés  ;  ils.  activaient  les  moyens  de  défense.  Le  co- 
mité des  trente-six,  transformé»  en  une  véritable  municipalité  révo-* 


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LE  SOGtAnSftE  AU   XTl^  SliCLE.  ISi 

htSbnnaire,  fâî^it  mettre  les  imirailles  en  état,  achetait  des  armes 
et  ramassant  des  munitions.  On  somma  llss  bourgmestres  de  rentrer 
dans  la  ville,«et  comme  ils  ne  tinrent  aucan*  compte  de  cette  injonc- 
tion, oir  contraignit  te  sénat  de  préposer  à  leur  place  na  syndic. 
Ees  sénateurs  comme  toujours  courbèrent  h,  tête  devant  Toilage,  ne 
fissimulant  pourtant  pas^  leur  irritation  et  leurs  inquiétudes.  De  tefs 
préparatifs  étaient  un  défi  Jeté'  au  pri^ice-éVéque,  qui  réitérait  plus 
que  jamais  ses  sommations,  menaçant,  s'il  n'y  était  pas  fait  ditrit, 
de  traiter  Munster  en  tilla  rebelle. 

Le  sénat,  dans  ses  réponses  au  prélat,  avouait  que  Tautorité  M 
'''chappait.  Aîors  Prana  de  Wàldeck  résolut  d'agir  vigoureusement 
le  péril  était  d'ailleurs  pour  l'église  plus  imminent  que  jamais.  Les 
luthériens  avaient  pris  une  svttitude  audacieuse  dans  plusieurs  villes 
de  ses  états,  et  quelques-unes^  étaient  compiétement  entre  leurs 
mains.  Paderbom  s'était  déclaré  pour  la  réforme,  et  Tarchevèque 
de  Cologne,  qui  en  occupait  le  siège  épiscopal,  songeait  à  soumettre 
cette  ville  pai  les  armes.  Une  diète  provinciale  fut  convoquée  à 
Rfrebecle  le  17  septembre  1532.  Fran2  j  représenta  le  danger  mie 
faisait  courir  à  la  religion  la  révolte  des  habitans  de  Munster,  dont 
l'exemple  pouvait  devenir  contagieux  dans  toute  la  province.  Il  fit 
appel  chez  sa  noblesse  à  l'intérêt  qu'elle  avait  de  maintenir  Toïdi'v 
et  de  soutenir  l'autorité  légitime.  Son  discours  convainquît  les 
membres  de  la  diète.  Les  seigneurs,  les  chevaliers  assurèrent  Té- 
vêcpe  de  leur  concours;  mais  ils  demandèrent  qu'on  épuisât  préala- 
blement les  moyens  de  conciliation.  Franz  de  Waldeck  y  consentît, 
et  une  députation  de  la  noblesse  westphalienne  ouvrit  des  pourpar- 
lers à  Wolbeck  avec  les  délégués  de  MSinster.  Voici  quelles  étaient 
les  conditions  auxquelles  devaient  souscrire  les  habitans  :  suppres- 
«VMt  de  toutes  les  innovations  introduites  dans  le  cuhe,  élorgnement 
des  prédicans,  soumission  à  l'autorité  épiscopale.  Les  négociations 
se  conttmièrent  plusieurs  jours  sans  aboutir.  Il  d'evenuit  manifeste 
fpt  te  s^nat,  oru  plutôt  le  parti  qui  h  dominait,  ne  cherchait  qu'à 
gagtier  du  temps.  L'évêque  brisa  là;  il  comprit  qu'il  fallait  agir 
par  fa  force.  Gomme  une  tentative  d'assaut  pouvait  coûter  la  vie  à 
bieu  du  monde,  il  fut  résolu  ^'on  se  bornerait  à  un  blocus.  Les 
tnupes  épiscopalès  interceptèrent  les  routes  qui  aboutissaient  à  la 
ville,  defa^n  à  Tempécher  de  recevoir  des  vivres  et  d'entretenir 
avec  fe  dehors  ses  relations  babitueBes  de  commerce.  La  disette  ne 
tarda  pas  à  se  Ikire  sentir  danar  Munster,  et  les  bourgeois  pariaient 
^accéder  aux  conditions  de  Févéque;  mais  la  classe  inférieure  ne 
voulait  point  entendre  parier  de  se  rendre.  Les  gildes,  excitées  par 
les  prédicans,  menaçaient  les  lâches  qui  prononçaient  le  mot  de  ca- 
pitûhtion,  et,  comme  leurs  cheb  gouvernaient  de  fait  la  ville,  tout 


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132  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donnait  à  craindre  qu'on  n*en  fût  réduit  aux  dernières  extrémités. 
Dès  le  1&  octobre,  les  corporations  avaient  exigé  qu'on  exclût  du  sé- 
nat ceux  des  membres  qui  opinaient  pour  qu'on  se  rendit.  Le  peuple 
souffrait  d'ailleurs  moins  de  la  disette  que  les  classes  aisées,  car,  la 
place  n'étant  que  fort  imparfaitement  investie  par  suite  de  l'insuffi- 
sance de  l'armée  épiscopale,  il  n'y  avait  pas  de  jour  qu'il  ne  tentât 
au  dehors,  ici  ou  là,  une  expédition  de  maraude  dont  il  rapportait 
des  approvisionnemens  ou  du  combustible.  Entre  ceux  qui  se  pro- 
nonçaient avec  le  plus  de  véhémence  pour  la  défense  à  outrance 
étaient  Knipperdollinck  et  un  autre  énergumëne,  Kibbenbroick. 
«  Mieux  vaut,  s'écriaient-ils,  dévorer  nos  propres  cnfans  que  de 
nous  soumettre.  » 

La  terreur  régnait  parmi  les  catholiques,  qui  n'osaient  plus  venir 
entendre  la  messe  ou  présenter  leurs  nouveau- nés  au  baptême  dans 
la  cathédrale,  seule  église  où  se  célébrât  encore  leur  culte.  Le  cha- 
pitre, qui  y  maintenait  son  autorité,  était  réduit,  par  la  fuite  de  la 
plupart  de  ses  membres,  à  quelques  chanoines  en  proie  à  la  plus 
vive  anxiété.  Le  sénat  engageait  lui-même  les  catholiques  à  s'abs- 
tenir de  toute  démonstration  religieuse  extérieure.  Son  action  était 
paralysée,  et  les  négociations  qu'il  tenait  encore  ouvertes  avec  Té- 
vêque  et  les  états  du  diocèse  restaient  toujours  au  même  point. 
Plusieurs  mois  s'écoulèrent  :  on  arriva  ainsi  à  la  fm  de  décembre. 
Franz  de  Waldeck  s'était  avancé  jusqu'à  Telgt,  bourg  distant  de 
Munster  de  deux  lieues  seulement.  De  là,  il  avait  adressé  une  nou- 
velle sommation  au  sénat.  Celui-ci  se  montrait  disposé  à  accepter 
un  arbitrage.  On  s'entendait  pour  remettre  le  règlement  de  la  que- 
relle à  deux  personnes,  l'une  désignée  par  l'évêque,  l'autre  par  la 
ville.  Déjà  Franz  avait  fait  choix,  de  son  côté,  de  l'archevêque  de 
Cologne.  Tout  donnait  donc  à  espérer  qu'on  allait  enfin  s'entendre; 
mais  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  du  parti  avancé,  qui  visait  à  renver- 
ser l'autorité  spirituelle  de  l'évêque  et  assurer  Tintroduction  de  la 
réforme.  Il  résolut  de  frapper  un  grand  coup,  afin  de  rendre  im- 
possible toute  transaction.  Avertis  que  le  comte  de  Waldeck  n'avait 
autour  de  lui  à  Telgt  qu'un  petit  nombre  d*hommes,  les  meneurs 
formèrent  le  projet  de  s'emparer  par  surprise  du  bourg,  tandis  que 
le  trompette  qui  avait  apporté  la  dernière  dépêche  épiscopale  at- 
tendait encore  dans  Munster  la  réponse.  Tout  à  coup  les  portes  de 
la  ville  sont  fermées,  les  chefs  du  mouvement  veulent  empêcher 
\  que  quelque  habitant  n'aille  donner  l'éveil  à  Telgt;  ils  convoquent 

au  Bathhaus  tous  leurs  adhérens,  et  là  on  décide  une  expédition.  On 
fait  prévenir  de  maison  en  maison  les  bourgeois  de  prendre  les  armes 
et  de  se  tenir  prêts.  À  minuit,  le  beffroi  sonne,  des  bandes  armées 
descendent  dans  la  rue,  et,  appuyées  des  300  lansquenets  que  la 


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f 


U   SOCULISME   AU  XTI*   SIECLE.  138 

municipalité  erttretenaît  à  sa  solde,  elles  se  précipitent  hors  de  l'en- 
ceiote.  Alors  eut  lieu  une  de  ces  scènes  dont  nos  révolutions  nous  ont 
offert  tant  de  sinistres  répétitions.  Une  populace  furieuse  s'avançait 
à  la  lueur  des  torches,  traînant  avec  elle  des  bouches  à  feu  et  des 
munitions,  pour  donner  le  sac  à  la  résidence  épîscopale.  Nul  à  Telgt 
ne  soupçonnait  l'agression;  chanoines  de  la  cathédrale  et  gros  bour- 
geois échappés  de  Munster,  conseillers  de  l'évêque  et  députés  des 
états  y  dormaient  tranquillement.  On  s'en  fiait  à  la  vigilance  des 
guetteurs,  qui,  fatigués  au  contraire  de  leur  faction  nocturne,  étaient 
rentrés  chez  eux.  Les  Mûnstérois,  à  la  pointe  du  jour,  s'élancent 
vers  les  portes  et  réussissent  à  en  abaisser  les  ponts-levis;  en  un 
clin  d*œil,  ils  sont  maîtres  du  bourg.  Franz  de  Waldeck  était  heu- 
reusement parti  la  veille  au  soir  pour  Iburg.  Quelques  chanoines, 
réveillés  en  sursaut,  curent  le  temps  de  fuir  de  leur  demeure  et 
traversèrent  demi-nus  TEms,  qui  se  trouvait  alors  gelée;  mais  on 
s'empara  de  la  majeure  partie  du  chapitre  et  des  sénateurs  qui 
étaient  venus  chercher  un  refuge  près  de  l'évêque.  La  populace, 
ivre  de  joie,  ramène  triomphalement  à  Munster,  fifres  et  tambours 
en  tête,  les  prisonniers,  que  poursuivent  des  menaces  de  mort;  elle 
se  partage  pour  butin  soixante  beaux  chevaux  des  écuries  du  pré- 
lat. Los  chanoines  et  les  sénateurs  réactionnaires  sont  jetés  dans  les 
cachots;  à  tous  ceux  qu'on  soupçonne  d'être  favorables  à  l'évêque, 
défînse  est  faite  de  sortir  de  leurs  maisons. 

Ce  succès  inattendu  des  luthériens  changea  la  face  des  choses. 
Le  peuple  de  Munster  dicta  ses  conditions.  Les  états  du  diocèse,  fa- 
tigués d'une  lutte  qui  menaçait  d'être  préjudiciable  à  tous  les  in- 
térêts, et  qui  insistaient  depuis  quelques  semaines  pour  une  trans- 
action, pressèrent  le  prélat  de  souscrire  aux  exigences  de  la  ville. 
Le  landgrave  intervint,  et  exerça  sur  les  négociations  uhe  influence 
considérable.  On  traité  de  paix  fut  signé,  après  un  débat  assez  pro- 
longé, entre  la  ville  et  l'évêque  le  14  février  1533.  Il  reçut  la 
garantie  des  principaux  seigneurs  de  la  province.  Par  ce  traité, 
l*eiercice  de  la  religion  évangélique  était  formellement  reconnu 
dans  Munster.  Toutes  les  paroisses  y  étaient  affectées,  moins  '^• 
cathédrale,  qui  restait  sous  le  gouvernement  du  chapitre.  En  re- 
tour, le  clergé  catholique  ne  devait  pas  être  inquiété.  Si  le  car- 
tbolicisme  avait  succombé,  la  liberté  de  conscience  ne  pouvait 
cependant  s'enorgueillir  de  cet  avantage  :  il  appartenait  au  luthé- 
ranisme seul,  et  le  traité  n'appelait  pas  à  en  jouir  les  autres  com- 
munions protestantes.  La  noblesse  westphalienne  et  la  bourgeoisie 
iniinstéroise  avaient  réglé  les  conditions  de  la  paix  de  façon  à  n'en 
attribuer  le  bénéfice  qu'aux  seuls  adhérens  de  la  ligue  de  Schmal- 
lalde  et  à  respecter  le  droit  de  souveraineté,  dont  les  chefs  de  cette 


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ili  usaruE  A&s  mvx  uofuxMg. 

ligue  prenaient  ayant  tout  la  4éfeose.  Véyèque  gardait  sa  haute 
«uxecainelé  sur  Mûoster,  grftce  ila  concession  par  lui  Xaite  de  ga* 
rantir  dans  Ja  ville  resercice  du  culte  tel  que  ie  réglait  la  conDes* 
sion  d'Âugsboui^;  mais  les  guides,  à  l'intervention  desquelles  les 
éva^gôliques  devaienX  la  victoire,  ji'€intendâieDt  pas  se  remettre 
sous  le  joug  d'un  sénat  qui  avait  éXé  plutôt  leur  instrument  que 
leur  inspirateur.  Unies  à  la  petite  bourgeoisie,  elles  étaient  les  mat- 
tresses  de  la  situation.  Quand,  .quelques  semaines  après,  lut  arrivé 
le  jour  de  procéder  à  l'élection  annuelle  des  sénateurs,  les  suffrages 
ne  se  portèrent  plus  sur  les  aorns  qu'on  s'était  habitué  à  voir  figu- 
rer sur  la  liste 4u  conseil  urbain.  Les  familles  traditionnellement  jen 
possession  du  pouvoir,  et  qm  pour  la  plupart  restaient  attachées  au 
catholicisme,  furent  écai  tées.  Vingt  honuoes  nxniveaux  entrèrent 
dans  le  sénats  plusieurs  n'étaient  que  de  petits  marchands  ou  de 
simples  artisans.  On  n'avait  pas  consulté  dans  les  choix  la  capacité; 
«n  ne  tenait  compte  que  des  fientimens  protestana.  Le  syndic  ^u, 
Jean  van  der  Wieck,.s'était  acquis  la  jrecomiaissaAce  du  parti  ré- 
formé par  l'ardeur  qu'il  avait  déploiyée  pour  soutenir  l'ind^n- 
dance  religieuse  de  Munster  lors  des  négociations  avec  l'évéque^par 
les  efforts  qu'il  avait  tentés  pour  conclure  avec  Brème,  d'où  il  était 
originaire,  et  avec  les  états  protestans  une  alliance  ayanX  pour  but 
d'assurer  dans  la  cité  westpbaUenne  la  liberté  des  évangéliques. 
Un  esprit  nouveau  allait  donc  présider  à  l'administration  kIb 
Munster.  La  vieille  aristocratie  catholique  était  définitivemfint  écar- 
tée, et  les  réformés  disposaient  de  tout.  Au  lendemain  de  leur  vie- 
toire^  ceuxHci  pouvaient  paraître  un  parti  homogène;  mois  l'union 
ne  dura  pas  longtemps.  Tandis  que  les  uns  voulaient  s'en  tenir  k  oe 
qui  avait  été  arraché  de  l'évêque,  d'autres  étendaient  bien  plus  loin 
leurs  visées.  La  division  se  mit  ainsi  dans  le  camp  -des  vainqueurs, 
et  la  révolution,  un  instant  enrayée,  reprit  vite  sa  marche.  Roth- 
mann,  qui  avait^eonquis  une  position  considérable  dans  la  nouvelle 
église  de  Munster,  inclinait  vers  les  idées  de  Zwingli;  déjà  il  l'avait 
laissé  percer  avant  que  le  traité  du  1&  £êvrîcreût  installé  légale- 
ment la  réforme  dans  la  ville.  L'ex-chapelain  de  Saint-Maurice  en- 
tretenait des  relations  amicales. avec  Gapito  et  Schwenckfeld,  qu'il 
avait  naguère  connus  à  Strasbourg.  Il  était  devenu  en  fait  l'arbitre 
de  la  réG^rme  dans  Munster^  et  tout  en  matière  religieuse  s'y  fai- 
sait par  son  initiative.  :I1  en  profitapour  introduire  graduellement 
dans  le  culte  les  pratiques  des  sacramentaûres,  trouvant  des  com- 
plices dans  les  autres  prédicateurs  réformés  de  la  viUe ,  qui  parta- 
geaient ses  tendances^  Qr  la  protection  que  la  paix  de  Nuremberg 
accordait  au  luthéranisme  en  Allemagne  ne  s'éteadût  pas  à  la  rè- 
fbirme  de  ZwingU,  >que  les  disciples  .zâéa  du  grand  docteur  de  Wit- 


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LE   8<ICtâII6]B  AU  XVI*  SHteLE.  IS5 

leDfterg^lMueal-poarime  erracrr  presque  aussi  condamnable  que  le 
papisme.  Le  traité  da  li  ftvi4er  lif'autorisait  donc  point  rétablisse- 
mem  à  Mânster  de  la  religioa  que  Rothmam  y  constituait  de  son 
plein  gré.  Ses  agissemens  n*écfaappèrent  pas  aax  catholiques,  qui 
sorveillaieiil  son  cmivre  d'un- oeil  inquiet.  Uo  de  leurs  prédicateurs, 
RoBiberch,  sigoala  1^  caractère  tout  zwinglien  des  innovations  ap- 
portées dans  le  culte.  L'attention  des  pasteurs  luthériens  de  la 
Wes^halie  fat  éveillée.  Luther  et  Mébmditbon  en  écrivirent  à  Roth- 
mann.  L'évêque  Franz  de  Waldeck,  qui  épiait  Toocamon  de  res- 
saiftr  son  autorité  spirituelle,  alla  porter  plainte  à  la  diète  de  Bruns- 
wick, et,  arguant  des  clauses  du  traité  du  Ih  février,  rédama 
Fappui  de  la  ligue  de  Schnalkalde  pour  obliger  les  Mftnstérois  à 
De  pas  (fiftpasser  les  limites  de  la  réforme  de  Luther.  C'était  en  eflfet 
sux  membres  de  la  ligue  qull  appartenait  d'après  les  stipulations 
de  sanetîooner  la  constîtaÉion  religieuse  qoe  Munster  s'était  réservé 
de  rèéBger.  Une  telle  clause  n'avah  pas  empêché  le  sénat  de  s'en 
recnettre  à  Rothmannpour  rorganisalion  de  la  nouvelle  église.  L'ex- 
diapdaîn  n'avait-«t  pas  été  le  grand  promoteur  de  ht  réforme  dans 
h,  lîlle?  A  quel  autre  que  lin  pouvait  revenir  une  pareille  tftche? 
Quel  tiièologien  aurait  pu  balanoer  son  influence?  N'était-il  pas 
IMdole  des  gildes,  «vec  lesquelles  il  fallait  compter?  Ro!:hmann  avait 
d'ailleurs  ses  t^réatnres  dans  le  sénat,  sa  parole  était  toute-puis- 
sante, il  le  savadt,  et  il  profita  de  ses  avantages  pour  conduire  à  sa 
gaisela  réforme  de  Féglise  mûnstéroise,  sans  souci  de  l'orthodoxie 
htthérienne.  H  visait  avant  tout  à  garder  sa  popularité,  et  il  com- 
prenant  qu'il  la  maintiendraat  d'autant  plus  qu'il  romprait  davan- 
tage a\'ec  les  anciennes  institutions,  pour  lesquelles  les  agitateurs 
avaient  inspiré  au  peuple  une  aversion  prononcée. 

Le  parti  démocratique  usa  encore  d'intimiâstion.  La  ccmstitution 
ecdé^astique  rédigée  par  Rothmann  firt  sanctionnée  au  Rathhaus; 
elle  était  conçue  de  façon  à  transporter  aux  hommes  de  la  bourgeoi- 
se et  des  gildes  toute  Fioffuence  que  les  luthériens  éclairés  eussent 
voulu  donner  aux  familles  bourgeoises  les  phis  instruites  entre 
ceHes^i  ^miient  accepté  la  réfgrme.  Les 'pasteurs  étaient  à  l'élec- 
fion  des  paroissiens.  Le  sénat,  uni  aux  anciens  et  anrx  maîtres  des 
^Ues,  cfaoL»8sait  des  examinateurs  chargés  de  s'assurer  de  la  ca- 
pacité des  ministres  ainsi  éhis.  Les  écoles,  l'achninistration  des  de- 
mers  de  l'église,  la  (fistribution  «des  aumOnes,  étaient  confiées  à 
des  lonctinnnaires  placés  sous  la  surveillance  de  ce  même  sénat, 
de  ces  mêmes  anciens  et  des  mattres  des  gildes.  Cette  constitution 
se  rapprochait  i)eauooup  de  ceRes  qu'avaient  întroduites  Bucer  i 
Stra^urg, '(Sbdampade  à  Bftle,  ZwingM  à  Zurich;  eUe  ouvrait  la 
porte  a«x  principes  de  ces  réformateurs,  plus  avancés  que  les 


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136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées  de  Luther;  aussi  une  fois  adoptée,  Rothmann  imprima  à  la 
prédication  évangélique  une  direction  qui  devait  aboutir  à  faire 
substituer  les  doctrines  des  sacramentaires  à  celles  de  la  con- 
fession d'Augsbourg.  Munster  se  trouvait  donc  exposé  à  perdre  la 
protection  des  princes  qu'unissait  la  ligue  de  Schmalkalde  et  à  re- 
tomber sans  défense  sous  l'autorité  spirituelle  de  Tévêque.  Les 
plaintes  de  celui-ci  rendaient  le  danger  plus  imminent.  La  partie 
de  la  bourgeoisie  qui  se  tenait  fermement  au  luthéranisme  le  com- 
prit, et  ne  tarda  point  à  se  trouver  en  opposition  avec  l'cx- cha- 
pelain de  Saint -Maurice,  Au  premier  raug  des  adversaires  que 
Rolhmann  se  créait  au  lendemain  de  sa  victoire  se  plaçait  Van  der 
Wieck,  zélé  luthérien  auquel  ses  fonctions  de  syndic,  les  services 
signalés  qu'il  avait  rendus  à  la  cause  de  la  réforme,  donnaient  dans 
le  sénat  une  influence  considérable.  Chaque  jour,  la  situation  deve- 
nait plus  tendue.  Plus  Rothmann  se  rapprochait  des  façons  d'agir 
de  la  communion  de  Zwingli,  plus  le  parti  évangélique  opposait  de 
résistance.  Les  instincts  conservateurs  de  la  haute  bourgeoisie  la 
groupaient  autour  de  Van  der  Wieck,  tandis  que  la  petite  bour- 
geoisie, les  hommes  des  gildes  et  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  la  ville 
de  turbulens  et  d*amis  de  la  nouveauté  soutenaient  Rothmann.  La 
lutte  ne  se  traduisait  encore  que  par  des  tiraillemens  et  des  pour- 
parlers. L'ex-chapelain,  qui  mesurait  toute  la  force  de  ses  adver- 
saires et  craignait  de  s'aliéner  complètement  la  portion  la  plus 
éclairée  de  la  population,  qui  d'autre  part  ne  voulait  pas  abdiquer 
son  initiative  personnelle  pour  devenir  l'instrument  d'une  multitude 
incapable  de  régler  les  matières  théologiques,  n'avouait  pas  franche- 
ment sa  rupture  avec  les  doctrines  de  Wittenberg.  Il  équivoquaît 
quand  il  était  mis  en  demeure  d'appliquer  les  principes  de  la  confes- 
sion d'Augsbourg,  qu'il  travaillait  sous  main  à  faire  écarter.  L'église 
munstéroise  n'était  plus  un  sanctuaire;  c'était  une  arène  où  la  con- 
troverse remplaçait  les  exhortations,  où  l'on  s'occupait  plus  de  se 
contredire  que  de  servir  Dieu  et  d'observer  ses  commandemens.  Un 
tel  état  de  choses  entretenait  dans  les  esprits  des  habitudes  de  ré- 
volte et  d'indiscipline  que  les  luthériens  de  Munster  étaient  impa- 
tiens de  faire  disparaître,  afin  de  ne  plus  s'occuper  que  de  l'œuvre 
véritablement  évangélique,  la  sanctification  des  âmes  et  l'épuration 
des  cœurs.  Aussi  la  plupart  des  nombreux  articles  de  la  nouvelle 
constitution  religieuse  adoptée  depuis  le  mois  de  mars  restaient-Us 
lettre  morte.  On  avait  installé  des  écoles  protestantes  dans  les  cou- 
vens,  mais  l'instruction  n'y  portait  pas  fruit.  Nul  symptôme  d'amé- 
lioration des  mœurs  ne  se  manifestait,  et  les  désordres  étaient 
aussi  grands  depuis  la  réforme  qu'avant  cette  réforme,  qui  n'avait 
rien  réformé.  Au  lieu  de  s'affermir,  les  convictions  religieuses  s'ë- 


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LE   SOCIALISI[£  AU   XYI*   SIÈCLE.  1  S7 

branlaient,  et,  si  cequelesprotestans  appelaient  la  superstition  ca- 
tholique ne  dominait  plus  les  consciences,  aucune  autie  foi  solide 
et  efficace  n'en  avait  pris  la  place. 

Van  der  Wieck  résolut  enfin  d'arrêter  un  mal  qui  menaçait  d'a- 
néantir l'œuvre  à  laquelle  il  avait  coopéré  avec  autant  d'ardeur 
que  de  sincérité;  il  fit  au  sénat  la  proposition  formelle  d'enlever  à 
Rothmann  la  direction  de  l'église  et  d'en  investir  exclusivement 
cette  assemblée;  c'était  songer  à  chasser  l'ennemi  de  la  ville  quand 
il  était  déjà  maître  des  points  principaux.  Non-seulement  Rothmann 
avait  pour  lui  une  démocratie  entreprenante  et  décidée,  mais  aux 
pasteurs  qui  le  soutenaient  dans  ses  projets  ecclésiastiques  étaient 
venus  se  joindre  de  nouveaux  apôires  du  radicalisme  religieux, 
dont  les  principes  menaçaient  bien  plus  le  luthéranisme  munsté- 
rois  que  le  zwiuglisme  mitigé  contre  lequel  il  luttait. 

La  réforme  avait  recruté  de  nombreux  partisans  dans  les  duchés 
de  Clëves  et  de  Juliers,  alors  réunis  sous  un  même  sceptre;  ils  s'y 
étaient  multipliés  grâce  à  la  tolérance  du  gouvernement  ducal,  pé- 
nétré du  désir  de  porter  remède  aux  abus  et  aux  désordres  dont 
l'église  catholique  donnait,  là  comme  ailleurs,  le  triste  spectacle. 
Sans  prétendre  toucher  à  renseignement  théoiogîque  et  nourrir  le 
projet  de  se  séparer  du  saint-siége,  ce  gouvernement  tentait  de  se- 
couer la  domination  cléricale.  Ainsi  s'explique  sa  condescendance 
pour  des  doctrines  qui  favorisaient  ses  vues,  bien  qu'elles  les  dé- 
passassent. Il  se  gardait  d'inquiéter  les  protestans  quand  ceux-ci  se 
bornaient  à  parler  et  à  écrire ,  sans  porter  aucune  atteinte  directe 
au  respect  et  aux  formes  du  culte  établi.  Cette  tolérance  s'accrois- 
sait encore  de  la  faveur  marquée  que  témoignaient  pour  les  nou- 
velles idées  divers  seigneurs  de  l'un  et  l'autre  duché.  Les  fauteurs 
de  la  réforme  trouvaient  dans  les  domaines  de  ceux-ci  une  protec- 
tion plus  avouée  que  ne  leur  en  accordait  le  gouvernement  du 
prince.  On  vit  bientôt  affluer  dans  le  pays  situé  entre  le  Rhin,  la 
Neers  et  la  Roer  une  foule  de  gens  que  la  hardiesse  de  leurs  opi- 
nions exposait  à  des  poursuites  dans  le  reste  de  l'Allemagne.  Les 
plus  nombreux  étaient  les  partisans  de  Zwingli,  qui  étendaient  leur 
active  propagande  dans  toute  la  région  qu'arrose  le  Rhin,  dont  les 
ea^x  avaient  en  quelque  sorte  apporté  cette  secte  de  SchafTouse  et 
de  B&le  jusqu'en  Hollande.  A  eux  se  mêlaient  d'autres  radicaux  en 
opposition  bien  plus  décidée  avec  l'église,  les  prosélytes  des  idées 
de  Helchior  Hofmann  et  des  principes  anabaptistes.  Plusieurs  de  ces 
missionnaires  de  la  réforme  surent  assez  se  concilier  l'appui  des 
seigneurs  westphaliens  pour  être  choisis  par  eux  comme  prédica- 
teurs ou  chapelains;  ils  en  profilèrent  pour  faire  subir  dans  quel- 
(pes  localités  au  service  divin  des  changemens  où  se  Uahissait  un 


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138  REirilE  ABS  DEUX  XOHDfiS. 

coBimeiioenMOt  de  sttbsfitoëoB  de  Tégli»  érao^élîqiie  à  Tiéglise  de 
Rome.  Le  d«c  de  Clèws  ayerti  s'alansa,  et,  aiin  d'empôcker  un 
mouvement  réformiste  qui  tendait  ii  jeter  ses  états  dsuDs  rbénéiiet  ii 
prit  lai-mèHie  Tinitiative  de  la  réforme,  de  façan  à  ia  oonàenirdans 
les  bornes  de  l'orthodoxie.  Il  arrêta,  d'accord  avec  boq  lûonséil,  un 
plan  de  rëformation  de  TégUse  catholique  qui  ne  s'appliquait  qu'à 
la  discipline^  et  qui  avait  pour  objet  de  la  purger  de  tous  ses  désor* 
dres  et  de  la  relever  dans  l'estime  des  fidèles.  <Cne  vaste  «nquèle 
ÙU.  instituée  sur  les  moeurs  et  les  actes  du  clergé  dans  tes  duchés, 
et,  pour  qu'on  ne  pût  se  méprendre  sur  les  intentiotafi  orlbodoxes 
dont  il  était  animé,  le  dmc  prohiba  en  mèoie  temps  de  la  manière 
la  plus  expresse  toute  attaque  contre  les  dogmes,  toute  entreprise 
contre  les  formes  du  culte  divin.  Ces  mesures  atteignreat  ^nrtoat 
les  zwingliens  et  les  adeptes  de  l'anabaptisme.  Les  luthériens,  qui 
req>ectaient  les  formes  traditionnelles  et  dissimulaient  adroitement 
leur  hérésie  sons  des  interprétations  analogues  en  apparence  à  celles 
qu'à  toute  époque  on  s'était  permises  dans  l'égiise,  jouirent  cnom» 
d'une  certaine  tolérance. 

Entre  les  vUlas  du  duché  de  Juliers,  oùTesprit  novaAeor  avait  pris 
de  plus  gnandes  libertés,  Wassenberg  s'était  partLculiërenaeDt  fait  re- 
marquer.. Celui  qui  y  exerçait  les  foBctions  judiciaires  et  adnûnistra- 
tives  de  droêsarty  confiant  dans  le  crédit  qne  lui  domutîtà  la  cour  du- 
cale son  attachement  bien  connu  pour  son  prince,  n'avait  pas  craint 
de  s'>émanciper  complètement  de  l'autorité  ecclésiastique.  Tout  dé- 
voué à  la  réforme,  il  avait  accueilli  dans  sa  petite TiUe  lesreprésen- 
tans  des  doctrines  les  plus  avancées.  Là  s'étûe&t  nendas  :  Jean  €am- 
panus,  tête  ardenle,  mêlé  dès  l'or^iine  rau  hittes  des  luthériens 
contre  le  pape,  depuis  obligé  de  fuir  de  la  Saxe  à  cause  de  ses  opi- 
nions awioglieanes,  qu'il  avait  'déjà  maaifestées  à  la  confévence  de 
Torg«ii,  oinnions  qu'il  al)andonna  bientôt  pour  ne  plus  suivre  que 
sa  propre  inspiration,  niant  da  Trinité,  admettant  en  Dieu  un  dua- 
lisme qu'il  considérait  comme  le  prototype  du  dualisme  de  la  nature 
humaine,  —  Denis  Yinfue,  de  Diest,  qui  avait  autrefois  aocompagné 
ce  mâtte  <]ampaa:ias  à  Wittenberg,  —  Jean  Klopriss,  récemment 
éehapf»é  des  prisons  de  Cologne,  —  Henri  Schliidrtscaef  ide  Ton- 
gves,  longtemps  errant  et  proscrit,  —  Dietrich  Fafaricius,  —  enfin 
Henri  Boll,  carme  défroqué  de  Harlem,  asteur  dbn  rrrve  sur  TEu- 
charistie,  où  le  rationalisme  nvinglien  était  largement  dépassé.  Ces 
apôtres  répandirent  leurs  doctrines  dans  la  ville  et  ila  eostrëe  envi- 
ronnante, s'installèvent  en  qualité  de  pnédicatenrs  dans  quelques 
égHaes  ou  ee  mirent  à  la  rtôte  de  petites  eomamiiioiis;  mais  me  fris 
que  l'on  eut  commencé  à  sévir  dans  les  duchés  de  Clèves  et  de  Ju- 
Ûers  centre  les  nevateursi  Wasseaberg  fut  signalé  comme  on  vA 


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LE  90QIAIdSM£  AtJ  XVl*  SlàOLE.    .  i}9 

d'kéréâest  ^  la  plujpairt  des  colporteors  des  idées  1e9  flm  hardies, 
¥iiuie,  Klqpriss»  BoU,  d'autres  encore,  qniuèrant  la  {>ays,  et  ga- 
gnërrat  MûBBier,  qui  leur  offrait,  à  peu  de  distance,  la  liberté  qu'ils 
ne  trouvaient  plus  soua  la  protection  du  droêsart.  Le  sénat  et  les 
pasteurs  de  Milnsl^r,  qui  connaissaîeni  mal  leurs  opinions,  les  ac- 
cuiilliraitaYec  empressement.  UéglisiB  luthérienne  manquait  demi* 
oistres;  <m  ccmiptait  utiliaear  leur  lèle;  Rothmann,  qm  avait  avec 
leur  manière  de  voir  plus  d'une  a£Bnité,  trouva  dans  ces  étraogers 
un  précieux  renfort,  et  favorisa  leurs  prédicalions.  Le  succès  en 
fut  rapide  ;  le  peuple  recevait  avidement  une  parole  dont  les  pro- 
loesses  exsdtaientâOii  Imagination  et  flattaient  ses  instincts  de  ré* 
Tolte.  L'ex-chapelain  de  Saint-Maurice  en  subit  lui-même  l'influence, 
et  adopta  peu  à  peu  toutes  les  opinions  des  émigrés  wasseabergeois. 
D'autres  pasteurs  furent  entraînés  comme  lui  sur  une  pente  qui  con- 
duisait droit  à  raoabapdsme.  Dès  lors  l'église  protestante  de  Miins^ 
ter  ne  se  pénétra  point  seulement  du  zwinglbme  ;  un  radicalisme 
bien  autrement  avancé  s'y  infiltra.  Rotbmann  se  serait  peut-être 
arrêté  dans  la  voie  oà  son  alliance  avec  les  téméimires  théologiens 
allait  l'engager  sans  l'ambition  qui  le  dominait;  mais  il  compre- 
nait que,  s'il  cherchait  à  retenir  l'élan  qui  poussait  le  peuple  vers 
la  nouvelle  prédication,  il  courait  risque  de  perdre  sa  popularité. 
Déjà  il  redoutait  dans  l'un  des  prédicateurs  arrivés  de  Wassenberg 
au  rival.  Ce  rival,  c'était  RoU;  dont  l'éloquence,  mélange  singu- 
lier de  violence  et  de  mysticisme,  remuait  la  multitude,  et  chez 
lequel  ae  retrouvaient  tous  les  talens  et  tout  l'enthousiasme  de 
Hofmann.  Roihmann  ne  voulut  pas  se  laisser  dépasser,  et  ses  ser- 
moos  respirèrent  Inentôt  le  môme  radicalisme  que  professaient  les 
pastems  wasseobergeois. 

Le  sénat  somma  plusieurs  fois  les  prédicans  de  cesser  leurs  atta- 
ques contre  lebaplôme  des  enfans  et  de  renoncer  à  leurs  paradoxes. 
Ceax-ci  ne  tenaient  aucun  compte  des  injonctions.  Cinq  d'entre  eux 
idfeisèreBt  même  au  conseil  urbam  un  mémoire  où  ils  s'élevaient 
cootre  rintrasion  de  l'autorité  civile  en  des  matières  qui  n'étaient 
du  ressort  que  des  ministres  de  Dieu;  iis  en  appelaient,  si  l'on  re* 
poussait  leur  réclamation,  à  la  décision  de  la  réunion  générale  des 
fidèles.  Le  sénat  passa  outre,  et,  pour  couper  court  à  ces  clameurs, 
ordonna  la  fiemaeture  des  églises;  rentrée  en  fut  interdite  aux  prê- 
cheurs fécalcitrans.  L'émotion  populaire,  déjà  excitée  par  les  pas- 
tears  vassenbergeois,  fot  alors  à  aon  conUe.  Aossi,  dans  la  crainte 
d'un  soulëvemttit  des  gildes,  le  corps  municipal  revint-il  bientôt  sur 
b  iiesure  estrême  qu'9  avait  adoptée. 

U  réyolution  religieuse  se  précipitait.  Munster  entrait  dans  une 
^  qui  «conduisait  à  la  dissolution  de  l'église  réoensment  édifiée. 


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lAO 


BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 


Bolhmann  et  Roll  déclamaient  avec  plus  d'audace  que  jamais  contre 
le  baptôme  des  eofans.  La  conTession  d* Au gsbourg  n'existait  plus 
pour  eux;  mais  le  traité  du  lA  février  subsistait,  il  demeurait  le 
seul  rempart  derrière  lequel  pussent  encore  s'abriter  les  conser- 
vateurs. L'ex- chapelain  de  Saint- Maurice  comprenait  que  sa  résis- 
tance pourrait  s'y  briser,  et  il  s'efforçait  d'amuser  ses  adversaires 
par  des  déclarations  de  principes  ambiguës  en  contradiction  avec 
ses  propres  discours.  Il  demandait  qu'une  conférence  publique  fût 
instituée  où  l'on  discuterait  les  questions  théologiques  qui  divi- 
saient les  protestans  de  Munster,  moyen  que  repoussait  le  sénat» 
convaincu  qu'il  était  que  Rothmann  ne  s'avouerait  jamais  battu. 
Celui-ci  continuait  en  même  temps  d'agir  sur  les  hommes  des 
gildes,  dont  il  était  encore  l'oracle;  il  s'appuyait  à  l'hôtel  de  ville 
sur  les  amis  qu'il  y  avait  fait  entrer,  sur  les  alliances  avec  des  fa- 
milles influentes  que  lui  avait  créées  son  récent  mariage  avec  la 
veuve  d'un  ancien  syndic,  femme  au  reste  fort  décriée,  que  le  bruit 
public  accusait  d'avoir  empoisonné  son  premier  mari.  Enfin,  met- 
tant tout  à  profit,  Bothmann  poursuivait  sans  relâche,  dans  la 
constitution  ecclésiastique  qu'il  avait  naguère  fait  adopter,  des 
changemens  conformes  à  ses  nouvelles  idées  et  qui  en  dénaturaient 
complétemetit  l'esprit,  exerçant  une  véritable  dictature  et  paraly- 
sant l'action  déjà  affaiblie  du  gouvernement  municipal.  Au  milieu 
de  cette  anarchie,  la  terreur  qui  avait  régné  dans  la  ville  peu  avant 
le  traité  du  14  février  recommençait.  Ces  bandes  de  gens  sans  aveu 
qu'on  appelait  les  mangeurs  de  soupe  avaient  reparu.  Les  artisans, 
excités  par  des  prédications  furibondes,  étaient  tout  prêts  à  courir 
aux  armes.  Il  n'y  avait  plus  de  sécurité  pour  tout  ce  qui  était  mo- 
déré et  respectable;  les  luthériens  tremblaient  presque  autant  pour 
leur  vie  que  les  catholiques.  Telle  était  la  situation  de  Munster 
quand  un  prêtre  de  la  cathédrale,  indigné  du  triomphe  de  l'héré- 
sie, osa  monter  en  chaire  et  lancer  contre  les  novateurs  d'impru- 
dens  anathèmes.  Van  der  Wieck  saisit  cette  occasion  pour  frapper 
les  deux  partis  extrêmes  prêts  à  se  déchirer.  Le  sénat,  à  son  in- 
stigation, déclara  ne  vouloir  souffrir  aucune  violence,  de  quelque 
côté  qu'elle  vint.  Il  commença  donc  par  expulser  le  téméraire  pré- 
dicateur de  la  cathédrale,  puis  le  2  novembre,  Rothmann  ayant 
renouvelé  avec  plus  d'insolence  que  jamais  ses  invectives  contre 
la  doctrine  évangélique,  il  lui  fit  signifier  de  ne  plus  prêcher,  et 
l'on  ferma  les  églises.  L'imminence  du  danger  avait  en  ce  mo- 
ment rendu  le  courage  aux  conservateurs.  Le  sénat  convoqua  les 
anciens  et  les  maîtres  des  gildes  à  l'hôtel  de  ville.  On  leur  exposa 
la  nécessité  de  mettre  un  terme  à  l'état  de  trouble  qu'avaient 
amené  les  prédications.  La  réunion  fut  tumultueuse,  et  Ton  ne  par- 


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LE   SOCIALISME   AU   XVl'   SIÂCLB.  ihl 

vint  pas  à  3*eDtendre.  Une  seconde  fut  arrêtée  pour  le  lendemain; 
on  y  appela  tous  les  erbmanner  et  les  bourgeois  catholiques.  Les 
conservateurs  se  trouvaient  ainsi  en  majorité,  et  des  mesures  ré- 
pressives furent  votées  d'acclamation.  Les  bourgeois  étaient  si  ré- 
solus qu'un  grand  nombre,  pour  braver  la  populace,  vinrent  se 
faire  inscrire  nominativement  comme  étant  tout  prêts  à  donner 
leur  concours  armé  au  rétablissement  de  Tordre.  Les  luthériens 
se  voyaient  dans  la  nécessité  de  tendre  la  main  aux  catholiques 
pour  résister  au  flot  montant  de  la  démagogie.  Eux  qui  avaient 
naguère  poussé  les  giides  contre  ceux  qui  tenaient  pour  l'ancien 
culte  imploraient  maintenant  contre  ces  corporations  l'appui  de 
leurs  adversaires  de  la  veille.  L'exil  des  prédicans  fut  décidé.  Le 
sénat  écrivit  à  l'évoque  pour  solliciter  de  lui  une  escorte  destinée  à 
accompagner  les  bannis.  Le  peuple  fut  indigné  d'une  pareille  dé- 
marche, et  il  accusa  le  corps  municipal  de  trahir  la  cause  évangé- 
lique.  Les  catholiques  relevaient  la  tête  et  parlaient  de  ressaisir 
l'autorité.  Ils  reprochaient  publiquement  aux  luthériens  d'avoir  été 
la  cause  originelle  de  tout  le  mal,  et  quelques  notables  de  ce  parti  se 
virent  en  butte  à  leurs  injures.  Cette  conduite  maladroite  fit  perdre 
aux  catholiques  tout  le  terrain  qu'ils  avaient  gagné. 

Assurément,  les  évangéliques  craignaient  le  triomphe  des  radi- 
caux, mais  ils  redoutaient  plus  encore  le  retour  d'un  régime  qu'ils 
avaient  contribué  à  renverser.  Van  der  Wieck,  préoccupé  du  danger 
qu'avait  pour  la  réforme  à  Munster  une  alliance  avec  la  réaction, 
mit  tout  en  œuvre  pour  dissiper  les  attroupemens,  sans  faire  inter- 
venir l'évéque  et  le  chapitre.  La  collision  était  pourtant  bien  près 
d'éclater.  Rothmann  et  ses  partisans  s'étaient  réunis  en  armes,  avec 
du  canon,  à  l'église  Saint- Lambert,  tandis  que  les  autorités  et  les 
luthériens  occupaient  l'hôtel  de  ville.  Les  catholiques  attendaient 
dans  leurs  demeures  avec  anxiété  l'issue  d'une  lutte  qui  parais- 
sait inévitable;  mais  l'activité  du  syndic  parvint  à  tout  arranger.  A 
force  d'insistance,  il  obtint  de  la  commune  de  souscrire  aux  condi- 
tions suivantes  :  Roll,  Kiopriss,  Staprade  et  tous  les  pasteurs  was- 
^bergeois  quitteraient  la  ville  avec  un  sauf-conduit  de  l'évéque; 
ils  seraient  indemnisés  de  la  dépense  qu'entraînait  pour  eux  cette 
expulsion.  On  leur  accorderait  même  un  sursis  pour  qu'ils  pussent 
mettre  ordre  à  leurs  affaires;  Rothmann  aurait  la  liberté  de  rester, 
mais  interdiction  lui  serait  faite  de  prêcher.  Les  artisans  reprirent 
leurs  travaux^  les  bourgeois  retournèrent  chez  eux,  et  le  calme  sem- 
bla rétabli.  Les  luthériens  se  croyaient  enfin  débarrassés  d'adver- 
saires qui  avaient  bouleversé  leur  église.  Ils  travaillaient  avec  ar- 
deur à  en  raffermir  la  constitution.  On  écrivit  au  landgrave  de  Hesse 
pour  lui  demander  de  nouveaux  pasteurs  dont  la  prédication  devait 


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142  uruz  Ms  BEOX  yoixmn. 

rameser  à  des  iéies  plus  saines  une  popalatioo  égarée  ;  mm^  si  la 
reTolte  éiail  momestanément  comprimée,  les  dectrined  qui  l'avaient 
sascîtée  gardaîeal  Jeoîs  adeptes^  Les  priocipes  répands  par  les 
émigrés  de  Wasseaberg  deaiearaÎMt  chers  anx  hommes  des  gitdes. 
Les  radicaux  ne  perdireM  pas  conage  et  n'acceptèrent  point  les 
faits  accompKs  ccname  «ne  irrémédiable  défaite.  Si  teurs  apfttres 
avaient  abandonné  la  vilte,  ils  restaient  en  relations  avec  les  parti- 
sans qrfils  s'y  étaient  faits.  Rothmann  tenr  servait  d'intermédiaire. 
Si  la  chaire  lenr  était!  fermée,  ilis  avaient  encore  la  presse.  Des  écrits 
destinés  à  soutenir  leurs  idées  circalaient  dans  le  peuple.  Les  la- 
thérlens  y  étaient  i^présestés  comme  les  oppresseurs  de  ht  liberté 
chrétienne.  Tandis  que  Van  der  Wieck  ne  songeait  qu'à  repousser 
les  prétentions  de  Tévêque  et  du  chapitre,  cette  sourde  propagande 
gangrenait  les  classes  inférieures.  Rothmann  réveillait  chez  les 
gitdes  une  agitation  d'où  pouvait  sortir  an  nouveati  conflit. 

Le  parti  luthérien,,  qui  s'imaginait  avoir  assuré  tordre,  tournait 
ses  sévérités  contre  les  catholiques,  dont  les  «renées  l'inquiétaient. 
Quelques  mois  auparavamt,  ie  h  mai,  l'évèque  était  veau  à  Mtnster 
recevoir  le  serment  de  fidéli^  des  babitams.  Malgré  les  fêtes  qui  ac- 
compagnèrent cette  solennité,  on  avait  pu  se  convaincre,  au»  me^ 
sures  prises,  des  sentimens  profondément  hostiles  que  le  gros  de  la 
population  nourrissait  à  l'égarti  du  prélat,  auquel'  elle  ne  serrait  au- 
cun gré  de  ta  libeiié  reKgieuse  qu'il  venait  d'octroyer.  Des  demandes 
d'argent  adressées  ensnhe  par  ce  prince  n'amôent  rencontré  qu'un 
refus  catégorique;  la  ville  insistait  sur  ses  franchises.  JSi&ùtJbt  le 
clergé  catholique  avait  été  l'objet  die  mesures  vexatoives;  on  l'avaH 
dépouillé  d'une  partie  de  ses  établiissemens  malgré  les  stipulaUons 
du  1&  février.  Les;  cbeses  en  étaient  là  pour  les  catholiques  qua«id 
éclata  le  conftit  que  le  syndic  avait  fait  cesser.  Depuis  la  transaction 
intervenue  entre  les  luthériens  et  la  laction  populaire^  la  situation  du 
clergé  épiscopal  et  de  leurs  adhérons  n'avait  fait  qu'empirer.  Van 
der  Wieck,  dans  son  zèle  évangélique,  s'en  prenaât  à  des  ennemis 
bien  moins  redoutables  que  ceox  qui  reformaient  l&ac  armée  dans 
Tombre.  Cependant  l'imminence  do  péril  devait  lui  dessiller  les 
yeux.  Il  s'aperçut  que  la  transatttion  n'avait  été  qu'un  palliatif,  et 
recommença  la  lutte  contre  les  radicaux;  mais  les  moyens* auxqaels 
on  avait  eu  recours  pour  rétablir  à  Ifftnster  l'orthodoxie  protestante 
tournaient  précisément  contre  les  intentions  qui  le»  aivsdent  dict^. 
Les  pasteurs  envoyés  par  le  landgrave  étaient  plus  occupés  de  cem* 
battre  Ib  catholicisme  que  de  résista  aux  entralhemens  du  radica- 
lisme religieux.  Aussi  cherehèrent^ils  k  s'entendre  avec  Rothmann. 
Celui-ci,  en  dépit  des  mesixres  prises  contre  ceux  qu'il  s'était  ré- 
cemment donnés  pour  collaborateurs,  gardait  sur  la  p<^ulation  de 


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LE  sacutuswL  JLU  xri*  sêècle.  l&S 

M&asffer  toute  auù  action*  Loift  de  songer  à  revenir  aip  principes  du 
tethâmiisDie,  'û  se  déiacbait  définitivement  de  la  doctrine  de  Zwin- 
gliv  qui  avait  «a  se»  préférencesi»  et  se  jetait  dans»  le  courant  de  nour- 
veattti^s  intffodutes  par  les  prédicateurs  que  Mûiiâter  avait  élob- 
goés.  Il  finît  par  déclaier  liaateniettt  que  le  baptême  des  enfans 
élait  chose  abcmifiaUe  dewt  Diea,  et  avança  d'autres  proposi- 
iioQS  qui  respiraient  le  plus  pur  anabaptiôme.  Sa  d^iection  do  camp 
<ks  sacramentaires  devenait  manifeste  malgré  les  ambages  dont  il 
s'efforçait  encore  de  la  eovvrir.  Sesandeas  amis  de  Straslwnrg  en 
furent  informés,  et  h  sommèrent  de  s'expliquer.  Bacer  le  mit  en 
demeure  de  rettcer  ses  assertions  téraéraives  ou  de  renoncer  à  tout 
commeite  avec  kû;  maisirancieai  clMhpelain  de  Saint-Maurice  n'avait 
Biille  inteatioB  de  se  rétracter,  sa  détenooiinadon  était  irrévocable. 
Les  anabaptistes  devenaient  désormais  ses  alliés^  et  au  moment  où 
le  sat?ant  théologien  de  Scheieaitadt  lui  envoyait  sa  catégoriqae  in- 
jooctioa,  la  nouvelle  se  répandait  à  Strasbourg,  chez  lea  diseii^esde 
Ho(mami,  que  le  célèbre  réfornmteur  de  Mûnstec  venait  de  se  dé^ 
clarer  pour  eftx,  qa'il  Usait,  qu'il  admirait  les  livres  de  leur  maître, 
qoe  leur  doctrine  était  préchée  dans  la  cité  westphalienae,  ap^lée 
à  devenir  la  nouvelle  Sno  d'où  la  lumière  se  répandrait  sur  tonte 
k  terre.  Cette  lumière  était  celle  d'une  tcnrciie  jetée  encofre  une  fois 
dans  les  paya  du  Rhin,  et  qui  j  allumerait,  non  pic»  comme  en 
152&  on  vaste  incendie»  mais  un  effirofablebcafiier. 

l^  parti  ohra-sadical  seneontrait  enfin  une  ville  où  il'  pourrajft 
libiement  aj^liquer  seftpariacipes  et  tenter  de  vefaire  la  société  sur 
le  modèle  qu'il  avait  prépaarè  dans  les  petites  communautés  anabap^- 
t^tes.  Mûnater  allait  s'offrir  aux  adeptes  des  croyaneesécloses  dans 
la  Snisse  6t>  la  Thuriuge  comme  la  Jérusalem  eéleste  où  le  Christ 
éiablirait  son  £ègne  de  mille  ans.  Après  s'y  être  introduits  à  la  dé- 
robée» y  atotc  tcouvé  un  asile  contre  la  persécution,  les  sectaires, 
abusant  de  cette  bospîtalitéi  travaillèrent  à  g^en  rendre  maîtres;  ils 
pn)scri«ireotf  une  ibis  qu'il»  y  furent  parvemis,  leurs  bMes  trop 
confiaBs.  Tant  q«^il»  se  sentait  les  plus  faibles^  ils  ne  rédamaient 
qae  le  dnoit  de  vivre  et  ne  sollicitaient  que  la  Kberté  de  se  réunir 
(KXir  servir  Dieu  sel(m  leur  coi^Qience*  Lorsqu'ils  forent  devenus 
^  phis  forts,  ils  aspir^ent  à  la  dominatbn,  et  ne  souffrirent  au* 
cune  opposition  à- leurs  plans  et  à  leurs  idées^  a;acune  résistance  à 
leurs  folles  entreprises.  Le  but  auquel  ils  tendaient,  ce  n'était  que 
peu  à  peu  qu'ils  l'avaient  laissé  apercevoir.  Pour  ne  point  éveiller 
^  défiancoy  ils  avaient  aui  début  diasboonlé  kuos  visées,  désavouant 


1 

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Ihh  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  besoin  ce  que  leur  système  présentait  de  plus  choquant,  affectant 
de  poursuivre  la  même  œuvre  que  les  missionnaires  de  la  réforme, 
et  recourant,  quand  ils  étaient  contraints  de  s'expliquer,  à  des  faux- 
fuyans  et  à  des  formules  ambiguës.  En  cela,  ils  reprenaient  la  tac- 
tique dont  avaient  usé  les  luthériens  avec  l'église.  Quand  le  parti 
évangélique  de  Munster  soupçonna  leur  duplicité,  ils  s'étaient  assez 
fortifiés  pour  ne  point  redouter  la  lutte,  et  il  fut  facile  aux  hypocrites 
sectaires  d'obtenir  pour  leur  culte  des  garanties  qui  ne  pouvaient 
plus  être  refusées  sans  compromettre  l'ordre  et  la  tranquillité.  Ces 
garanties  devinrent  entre  leurs  mains  un  nouveau  moyen  d'attaque 
et  un  piège  où  tombèrent  leurs  adversaires,  auxquels  ils  allaient 
bientôt  arracher  le  gouvernement  de  la  ville.  C'est  le  procédé  ordi- 
naire des  factions  extrêmes,  qui,  n'ayant  tout  d'abord  ni  le  nombre 
ni  l'autorité,  s'effacent  derrière  les  partis  plus  modérés,  chez  les- 
quels la  résistance  au  pouvoir  n'a  pour  objet  que  d'imposer  de  légi- 
times réformes  et  des  changemens  mitigés,  les  poussent  en  avant, 
et,  se  faisant  accepter  sous  le  couvert  de  ce  même  parti,  saisissent 
à  l'improviste  les  rênes  de  l'état,  quand,  par  l'effet  d'une  sédition 
populaire  qu'ils  ont  provoquée  ou  d'un  déchirement  intérieur  dont 
ils  sont  les  fauteurs,  ces  rênes  s'échappent  de  la  main  qui  les  te- 
nait. Voilà  comment  dans  la  cité  westphalienne  le  luthéranisme  fit 
place  au  zwinglisme,  lequel  fut  renversé  à  sou  tour  par  une  réforme 
plus  radicale  qui  devait  aboutir  aux  sanglantes  saturnales  d'une 
théocratie  démagogique.  En  aucune  ville  d'Allemagne  au  xvi'  siècle, 
les  classes  inférieures  n'étaient  plus  turbulentes  et  plus  agitées  qu'à 
Munster.  Nulle  part  il  ne  régnait  des  sentimens  plus  envieux  et 
plus  malveillans  envers  les  classes  gouvernantes  et  l'autorité  suze- 
raine, car  nulle  part  les  abus  de  la  puissance  temporelle  d'un  prince- 
évêque,  le  luxe,  la  morgue  et  la  dissolution  du  haut  clergé,  ne  s'é- 
talaient plus  au  grand  jour  ;  nulle  part  l'exercice  du  gouveraement 
spirituel  n'était  devenu  matière  à  un  trafic  plus  honteux,  et  n'avait 
amené  up  plus  déplorable  oubli  des  devoirs  du  saint  ministère. 
L'hostilité  de  la  populace,  des  artisans,  de  la  petite  bourgeoisie 
contre  les  membres  du  chapitre  et  l'aristocratie  bourgeoise,  unie 
d'intérêts  et  d'idées  avec  ce  corps  ecclésiastique,  était  un  puis- 
sant élément  révolutionnaire  dont  s'emparèrent  les  novateurs.  Ils 
flattèrent  les  passions  de  la  multitude  et  la  nourrirent  de  leurs  pro- 
pres illusions,  promettant  de  rendre  à  l'église  une  pureté  et  un  dé- 
sintéressement dont  les  mœurs  du  siècle  ne  permettaient  guère  le 
retour.  L'évoque  devait  être  df^pouillé  de  sa  puissance,  le  clergé  de 
ses  biens  et  de  ses  droits.  De  là  le  succès  que  rencontra  la  prédica- 
tion évangélifiue  chez  les  hommes  des  gildes,  qui,  tant  que  les  pro- 
testans  ne  furent  pas  au  pouvoir,  en  formèrent  l'armée,  et  qui. 


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LE   SOCIALISME  AU  XTI*   SliCLE.  .  Ii6 

lorsque  ceux-ci  eurent  saisi  Tautorîté,  travaillèrent  à  les  renverser, 
puis  passèrent  sous  l'étendard  des  anabaptistes  quand  Rothmann 
1  eut  emporté  sur  les  luthériens. 

Les  premiers  promoteurs  de  la  réforme  à  Munster  avaient  mis  en 
mouvement  les  masses  populaires  pour  dominer  le  gouvernement 
égoïste  et  autocratique  de  l'évéque  et  du  chapitre  métropolitain.  Il 
ne  s'agissait  pour  ces  réformateurs  que  de  substituer  Tadministra- 
tion  plus  intelligente  et  plus  ménagère  d'une  bourgeoisie  libérale 
au  despotisme  quelque  peu  capricieux  du  prince-évôque.  Us  s'ima- 
ginaient naïvement,  dans  l'infatuation  de  leur  supériorité  relative, 
que  tout  rentrerait  dans  Tordre  sitôt  que  les  abus  ecclésiastiques 
auraient  disparu  et  que  l'autorité  serait  passée  entre  leurs  mains, 
comme  si  les  masses  populaires  s'apaisaient  aussi  vite  qu'on  les 
soulève,  comme  si  l'esprit  de  licence,  une  fois  qu'on  lui  a  laissé 
libre  carrière,  se  laissait  docilement  renchalner  quand  on  a  tiré  de 
lui  le  service  qu'on  en  attendait.  Ceux  que  l'émeute  porte  au  pou- 
voir sont  promptement  submergés  par  les  flots  qui  les  ont  poussés; 
celui  qui  est  à  la  barre  du  navire  doit  en  eflet  plutôt  réagir  contre 
l'impulsion  du  courant  que  se  laisser  conduire  par  lui.  Le  nouveau 
sénat,  la  nouvelle  magistrature  urbaine,  sortis  de  la  révolution  opé- 
rée par  les  luthériens,  n'eurent  qu'une  existence  précaire  et  se  sen- 
taient incessamment  menacés;  ils  se  trouvèrent  bientôt  à  l'égard 
des  corporations  dans  la  même  situation  où  avaient  été  l'évoque 
et  le  chapitre  de  la  cathédrale.  Formant  un  nouveau  parti  conser- 
vateur, ils  étaient  d'autant  moins  armés  contre  les  classes  ouvrières 
qu'ils  les  avaient  auparavant  plus  soutenues  dans  leur  révolte,  plus 
entretenues  dans  des  espérances  qu'ils  ne  pouvaient  satisfaire.  Ces 
classes  mécontentes  reçurent  alors  leurs  chefs  du  parti  religieux  plus 
avancé,  qui  les  opposa  aux  évangéliques,  et  conquit  sur  elles  d'au- 
tant plus  d'influence  qu'il  se  prononçait  pour  une  réforme  plus 
radicale.  Ce  parti,  plus  hétérodoxe  que  les  luthériens,  Rotbmann 
eo  fut  fâme;  car,  si  les  révolutions  ne  sont  jamais  l'œuvre  d'un 
seul,  si  elles  ont  toujours  leur  cause  dans  des  a^^pirations  répandues 
soit  chez  la  multitude,  soit  chez  une  classe  nombreuse  de  citoyens, 
dans  les  îniéréts  d'une  faction  entreprenante  et  énergique,  elles 
ont  cependant  besoin  pour  réussir  d'individualités  qui  les  person- 
nifient et  les  conduisent.  Pour  qu'il  triomphe,  il  faut  au  peuple, 
même  quand  il  s'élève  contre  toute  autorité,  un  chef  qui  lui  impose 
une  direction  et  qui  attende  son  propre  succès,  de  celui  des  masses 
qu'il  pousse.  Les  radicaux  rencontrèrent  ce  chef  dans  RothmanUi 
qui,  comme  tant  d'autres  démagogues,  après  avoir  maîtrisé  la  mul- 
titude, finit  par  ne  plus  être  que  le  serviteur  des  passions  qu'il 
avait  soulevées.  Ce  réformateur  nous  offre  au  xvi*  siècle  un  type 

TOME  CI.  ^  un.  10 


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146  ASrCE  DES  DEUJl  HOND£IS. 

dont  Tbistoire  nous  a  depuis  présenté  bien  des  r^roc^uctions  «gran* 
dies  w.  réduites.  Plus  entreprenant  que  hardi»  plus  insubordonné 
qu'indépendant,  d'un  esprit  plus  chimérique  que  novateur»  il  n'avait 
ai  des  talens  assez  exceptionnels,  ni  une  situation  assez  impor- 
tante pour  arriver  dans  sa  ville  à  la  suprématie,  les  choses  de* 
meucant  dans  leur  ancien  état.  Trop  orgueilleux  et  trop  impatient 
pour  être  l'homme  de  ^es  intrigues  et  de  ce  savoir-faire  qui  sont 
les  moyens  des  ambitieux  médiocres  en  temps  <»:dinaire,  Rothmann 
chercha  près  des  classes  qui  lui  étaient  fort  inférieures  en  éducation 
et  en  lumières  le  crédit  et  la  puissance  qu'il  ne  pouvait  obtenir  dans 
une  sphère  plus  relevée.  Il  se  fit  l'apdtre  et  l'inspirateur  des  gildes. 
On  le  retrouve  à  la  tête  de  toutes  les  émeutes  que  ces  corporations 
préparent  contre  l'autorité.  C'est  par  la  poptikirité  qu'il  domine,  et 
de  peur  de  la  perdre  il  ne  veut  jamais  se  laisser  dépasser  dans  les 
idées  de  réforme,  qui  montent  incessamment  comme  une  marée  sous 
le  souiDe  des  doctrines  nouvelles.  Quand  le  catholicisme  règne  à 
l'hôtel  de  ville,  il  est  luthérien;  quand  le  luthéranisme  l'emporte, 
il  est  zwingUen;  quand  Munster  adopte  une  constitution  ecclésias- 
tique dont  les  principes  se  rapprochent  fort  de  ceux  des  sacramen- 
tairesi  il  se  fait  anabaptiste,  et  quand  l'anabaptisme  dégénère  en 
une  théocratie  extravagante  et  cruelle  où  l'Apocalypse  prend  la 
place  de  l'Évangile  et  un  obscur  imposteur  celle  de  l'évêque  et  du 
sénat,  on  le  voit  se  déclarer  en  faveur  du  prétendu  prophète  et  se 
£ûre  complice  des  monstruosités  qui  déshonorent  la  ville.  Il  avait  cru 
diriger  le  char  de  la  révolution  religieuse  dans  Mûaster  parcs  qa'ii 
s'était  attelé  à  cette  redoutable  machine;  mais  c'est  par  derrière 
que  sont  les  hommes  qui  la  poussent.  Rothmann  ne  fait  qu'obéir 
aux  impulsions  qui  lui  arrivent  de  l'étranger;  il  accélère  sa  mardie 
pour  ne  pas  être  culbuté  par  ce  qu'il  tratae  après  lui.  Vaine  précau- 
tion! un  jour  devait  arriver  où,  lancé  à  toute  vitesse  dans  une  voie 
sans  issue,  le  char  irait  se  briser  contre  la  base  indestructible  de  1a 
société  humaine,  qu'il  n'a  pu  réussir  à  ébranler,  écrasant  dans  sa 
chute  les  insensés  et  les  fanatiques  qui  le  montaient.  Telle  fut  la 
dernière  phase  de  l'anabaptisme,  ou  plutôt  de  ce  grand  mouvement 
religieux  radical  dont  le  centre  se  transportait  à  Munster  par  la 
conversion  de  Rothmann  aux  principes  que  Melchior  Hofmann  avait 
prêches  en  Westphalîe  et  dans  les  Pays  -Bas.  La  cité  épiscopale 
devient,  à  partir  de  ce  moment,  le  quartier-général  des  forces  ré- 
volutionnaires, et  l'insurrection,  naguère  vaincue  en  Thuringe  et 
sur  les  bords  du  Rhin,  s'y  relève  pour  tenter  un  elTort  suprême  et 

Alfse»  Maurv. 


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IMPRESSIONS 

DE  YOYAGE   ET  D'ART 


V. 

SOUVENIRS    DE    BOURGOGNE  (1). 


I.    —    SBMUa    KR    AUXOII. 

Stendhal,  qui  ménageait  peu  les  expressions  lorsque  soQ  goût 
étaât  blessé  ou  que  ses  antipathies  étaient  en  jeu,  ne  s*est  pas  gêné 
pour  écrire  tout  net  que  la  riche  Gôte-d'Or  était  le  plus  laid  pays 
de  France.  Point  n'est  besoin  d'une  exagération  aussi  cassante  pour 
mettre  à  son  rang  la  nature  de  Bourgogne.  Il  est  certain  que  la 
partie  la  plus  pittoresque  de  cette  province  est  justement  celle  que 
traverse  le  chemin  de  fer  de  Lyon-Méditerranée  ;  c'est  Joigny , 
c'est  Tonnerre,  c'est  Montbard,  c'est  surtout  la  grasse  et  riante 
vallée  de  l'Ouche  aux  portes  de  Dijon;  mais,  dès  qu'on  s'écarte  tant 
soit  peu  de  cette  ligne  droite,  les  occasions  ne  manquent  pas  de 
s'assurer  que  dans  la  nature  comme  dans  le  monde  richesse  n'est 
pas  synonyme  de  beauté.  Quelle  triste  et  monotone  campagne. par 
exemple  qpe  celle  de  l'Auxerrois  avec  ses  monticules  blanchâtres 
et  pelés  semblables  à  d'énormes  crânes  chauves  et  ses  plaines  sans 
arbres!  Quel  pays  désagréablement  accidenté  que  celui  qui  s'étend 
d'Avallon  à  Semur  avec  ses  éternelles  gibbosités  sans  caractère  I  et 
lorsqu'on  dépasse  Dijon*  comme  ces  riches  plaines  où  se  récoltent 
les  plus  fameux  crus  de  Bourgogne  sont  ennuyeuses  au  regard  et 
laissent  l'imagination  lourde  I  Les  beaux  paysages  et  les  situations 

(i)  Voyes  la  R0mte  da  i«  Juillet. 


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1A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pittoresques  ne  manquent  pas  cependant,  mais  il  faut  se  donner 
la  peine  de  les  chercher  et  souvent  assez  loin.  Trois  de  ces  paysages 
surtout  méritent  une  attention  particulière  :  ceux  d'Avallon,  de  Ve- 
zelay  et  de  Semuren  Auxois.  II  est  vrai  que  c'est  à  peine  si  la  Bour- 
gogne peut  revendiquer  les  paysages  d'Avallon  et  de  Vezelay,  car  la 
proximité  du  Morvan,  dont  ils  forment  la  frontière,  les  rattache  ea 
partie  à  une  autre  province;  en  revanche,  elle  peut  se  vanter  du  pa- 
norama de  Semur,  et  l'opposer  victorieusement  aux  voyageurs  qui 
se  hâteraient  trop  de  proclamer  son  infériorité  pittoresque. 

Ceux  qui  voudront  jouir  d'une  des  plus  instructives  surprises  que 
puisse  donner  aujourd'hui  un  voyage  en  France  doivent  soigneu- 
sement se  garder  d'arriver  à  Semur  par  une  autre  route  que  celle 
d'Avallon.  Le  spectacle  rare  et  frappant  d'une  ville  du  moyen  âge 
se  présente  alors  aux  regards,  aussi  entier,  aussi  complet  que  purent 
l'avoir  les  contemporains  de  ces  temps  reculés.  Ce  n'est  pas  là  ce 
moyen  âge  en  ruines,  semblable  à  un  cadavre  en  décomposition  ou 
à  un  amas  de  débris  mélancoliques  dont  nous  avons  si  souvent 
contemplé  le  tableau  quasi  funèbre;  c'est  un  moyen  âge  tout  neuf 
en  quelque  sorte,  sans  altération  ni  mutilation,  vivant,  robuste, 
d'aspect  viril,  exempt  de  marques  de  sénilité,  et  comme  conservé 
à  souhait  pour  engendrer  une  des  illusions  les  plus  proches  de 
la  réalité  qui  se  puissent  concevoir.  Semur  a  cela  de  particulier 
que,  bâtie  sur  une  éminence,  elle  ne  se  laisse  pourtant  apercevoir 
que  de  très  près,  masquée  qu'elle  est  par  un  monticule  qui  lui  fait 
face  et  sur  les  flancs  duquel  serpente  la  route.  Tout  à  coup  au  der- 
nier tournant  de  ce  monticule  qui  lui  sert  de  rideau,  elle  découvre 
brusquement  son  attitude  et  son  aspect,  à  la  fois  hardis,  agrestes 
et  négligés  comme  ceux  d'une  ville  qui  se  sentirait  à  l'abri  de  l'es- 
pionnage de  ses  environs.  Solidement  assise  sur  le  fsdte  d'un  ro- 
cher, elle  laisse  nonchalamment  pendre  ses  jambes  tout  le  long  de 
la  colline,  et  va  plonger  ses  pieds  jusqu'à  l'affreux  Armançon,  qui 
quelquefois  les  lave  et  le  plus  souvent  les  salit.  En  bas,  deux  po- 
ternes énormes,  reliées  entre  elles  par  une  maçonnerie  massive  dont 
la  solidité  n'a  subi  aucune  ébréchure,  et  percées  dans  toute  leur 
épaisseur  de  deux  ouvertures  étroites  et  quasi  défiantes,  offrent 
l'accès  de  la  ville  qu'elles  défendaient  autrefois.  Involontairement, 
lorsqu'on  s'engage  sous  ce  passage  voûté,  l'on  se  retourne  pour 
voir  si  les  portes  ne  se  sont  pas  refermées  derrière  soi;  on  dirait 
deux  énormes  chiens  de  garde  qui,  ayant  cessé  de  mordre  et  d'a- 
boypf,  ont  encore  conservé  l'habitude  de  grogner  à  tout  passant  et 
de  bâiller  en  découvrant  des  crocs  démesurés  dont  ils  ne  savent 
plus  se  servir.  En  face  des  poternes,  un  pont  gatment  à  cheval  sur 
l'Armançon  relie  les  deux  collines  et  présente  un  spécimen  on  ne 


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IMPRESSIONS  DE  TOTAGE   ET  D*ART.  Ià9 

peut  mieux  choisi  de  ce  que  furent  les  promenades  des  bourgeois 
d'un  autre  âge,  habitans  de  villes  dont  les  portes  se  fermaient  avec 
le  couvre-feu  et  qu'ils  ne  pouvaient  en  conséquence  jamais  perdre 
de  vue.  C'est  un  décor  à  peu  près  semblable  qu'on  imagine  pour 
certaines  scènes  du  Faust  de  Goethe,  par  exemple  celle  où  le  doc- 
teur, perçant  avec  son  fidèle  Wagner  les  groupes  populaires,  fait  la 
rencontre  du  barbet  magique,  et  je  l'indique  aux  décorateurs  de 
raveuir  pour  le  cas  où  l'on  essaierait  chez  nous  une  interprétation 
fidèle  du  célèbre  drame. 

Cette  physionomie  du  moyen  âge  est  tout  extérieure  cependant, 
et  ne  se  continue  pas  dès  qu'on  a  dépassé  les  poternes.  Semur  est 
une  ville  complètement  renouvelée  et  dont  les  maisons,  sans  ca- 
ractère d'aucun  genre,  n'ont  d'autre  prétention  que  celle  de  loger 
les  habitans.  Contraste  curieux,  cette  ville,  dont  l'aspect  extérieur 
est  tout  féodal,  donne  dès  qu'on  y  est  entré  l'impression  de  la  plus 
bourgeoise  et  de  la  plus  démocratique  des  cités.  Aucune  trace  d'in- 
fluence dominatrice  ne  s'y  fait  remarquer,  aucun  souvenir  d'un 
passé  même  récent  ne  semble  conservé  chez  ses  habitans.  On  dirait 
même  que  de  tout  temps  les  bourgeois  de  cette  petite  cité  ont  eu 
ce  dédain  des  jours  écoulés  qui  est  très  particulier  aux  populations 
démocratiques.  Dès  qu'on  cherche  l'explication  du  détail  le  plus 
simple,  on  ne  la  trouve  qu'avec  difficulté.  Les  archives  de  Semur 
ont  été  détruites  dans  un  incendie,  et  il  ne  parait  pas  qu'on  se  soit 
jamais  donné  beaucoup  de  peine  pour  les  reconstituer,  ou  du  moins 
pour  arracher  à  l'oubli  ce  qu'on  pouvait  isauver  de  la  tradition. 
Toutes  les  villes  de  Bourgogne  ont  eu  leurs  historiens  locaux;  Semur 
seule  semble  n'avoir  pas  eu  souci  de  conserver  mémoire  d'elle- 
même.  Le  seul  écrit  de  quelque  valeur  qui  ait  été  composé  sur  cette 
vîUea,  par  une  négligence  presque  inexplicable,  dormi  jusqu'à  ces 
derniers  mois  parmi  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  :  c'est  un 
essai  historique  à  la  fois  rapide  et  circonstancié  écrit  aux  appro- 
ches de  la  révolution  française  par  le  marquis  Ponthus  de  Thiard. 
Enfin  un  éditeur  intelligent  s'est  rencontré  pour  tirer  de  l'oubli 
ces  pages  uniques  où  restent  fixées  nombre  de  particularités  et  de 
détails  qu'on  chercherait  vainement  ailleurs.  Ce  miroir  est  bien 
exigu  et  bien  imparfait  sans  doute,  mais  c'est  le  seul  qui  existe,  et 
c'est  un  devoir  pour  nous  d'avertir  les  amateurs  de  curiosités  his- 
toriques que  le  précieux  manuscrit,  désormais  livré  à  l'impression, 
forme  depuis  quelques  semaines  un  joli  petit  volume  qu'on  peut  se 
procurer  à  peu  de  frais  (1). 

(1)  Noos  ne  saurions  assez  remercier  M.  Verdot,  Ubraire-éditeur  à  Semur,  de  TobU- 
geaooe  qa*il  nous  a  montrée  en  nous  réyélant  reiisteoce  du  manuscrit  de  Ponthus 
fc  Tbiard  et  en  n<mfl  envoyant  à  Paris  même  les  bonnes  feuilles  de  sa  publication. 


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160  BJE^UE  DBS  DEUX  MONDES. 

Le  Mémoire  historique  de  Ponthua  de  Thiard  nous  apprend  pea 
de  chose  sur  le  earactère  et  les  dispositions  movales  de  la  popular- 
tiûs,  et  œpendant  on  peut  induire  assez  aisément  de  l'ensemble, 
de  faits  qu'il  présente  que  de  tout  temps  l'esprit  le  plus  foncière- 
ment bourgeois,  c'est-à-dire  un  esprit  à  la  fois  conservateur  et  plé- 
béien, a  rég^aé  dans  cette  petite  ville*  Jamais  Semur  n'a  épousé  avec 
une  passion  exclusive  ou  ardente  aucune  des  grandes  causes  qui 
nous  (mt  divisés  dans  le  CAurs  de  notre  histoire.  Ses  habitans  se 
sont  toujours  distingués  par  une  certaine  fidélité  envers  leurs 
maîtres,  fidélité  fort  prosaïque  et  banale,  où  l'on  n'aperçoit  au- 
cune force  d'amour  ni  aucune  profondeur  de  convictions  :  selon 
les  temps  et  les  circonstances,  on  les  voit  fidèles  aux  ducs  de  la 
nmson  de  Yalois,  partisans  de  Mayenne  et  de  la  ligue,  royalistes 
avec  Henri  lY  et  la  dynastie  des  Bourbons;  mais  leur  afiection  ne 
semble  avoir  jamais  survécu  longtemps  à  la  défaite  du  drapeau 
qu'ils  avaient  arboré  et  défendu.  Leur  politique  locale  fut  aus^  pa- 
cifique que  leur  politique  générale  fut  tiède.  Dès  l'origine  de  l'é- 
rection de  Semur  en  conunune,  c'est-à-dire  depuis  le  premier  tiers 
du  xiii*'  siècle,  on  les  voit  se  gouvernei  fort  paisiblement  par  le 
moyen  de  leurs  six  échevins  élus,  présidési  par  le  bailli  d'Âuxois»  la 
seule  autorité  qui  chez  eux  relevât  des  ducs.  Si  ce  n'est  pas  là  une 
population  d'hommes  libres  dans  le  beau  sens  du  mot,  c'est  au 
moins  une  population  de  bourgeois  indépendans,  maîtres  chez  eux» 
et  qui,  comme  dit  le  peuple,  n'ont  jamais  été  gênés  dans  Leurs  en- 
tournures. Tel  est  le  trait  principal  qui  ressort,  du  mémoire  de 
Ponthus  de  Thiard;  mais  il  existe  à  Semur  un  document  autrement 
riche  et  autrement  indestructible,  qui  proclame  que  de  tout  temps 
l'esprit  bourgeois  et  plébéien,  sinon  absolument  démocratique,  pré- 
valut à  Semur,  et  ce  document  n'est  rien  moins  q^e  la  cathédrale 
môme  de  cette  ville. 

La  même  difEérence  singulière  que  nous  avons  observée  entre 
l'aspect  exitérieur  de  la  ville  et  son  aspect  intérieur  se  remarque 
dans  cette  cathédrale,  dont  l'origine  et  la  première  histoire  sont 
foncièrement  féodales,  et  dont  la  décoration  est  entièrement  démo- 
cratique.. Par  la.  date  de  sa  fondation,  elle  nous  rdmène  au  berceau 
de  notre  monarchie,  car  le  fondateur  ne  fut  autre  que  le  premier 
duc  héréditaire  de  famille  capétienne,  Robert  dit  le  Vieux^  fils  du 
pieux  rai  Robert  et  frère  du  roi  Henri  P%  le  seul  mauvais  pri&ice 
qui  ait,  je  crois,  gouverné  la  Bourgogne.  Une  courte  anecdol£,  qui 
peint  merveilleusement  les  mœurs  de  l'époque  et  le  prodigieux  pou- 
voir de  la  religion  à  cette  date  du  moyen  âge,  mettra  le  lecteur  à 
même  de  juger  de  la  violence  du  personnage.  Un  de  ses  officiels 
avait  volé  la  génisse  d'un  paysan  et  reûisait  de  la  rendre;  un  moine 


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IMPRESSimS  DE  TOYAGÏ   ET  B'arT.  l&l 

boargtrignon  prit  parti  pour  le  paysan.  «  Ta  as  ToIé  la  génisse  de  cet 
homme,  dit  le  moîne  aa  dac,  tu  dois  la  rendre  ou  la  payer.  — Je  ne 
rendrai  rien^  répondit  le  duc;  naoi  et  mes  officiers  nous  devons  vivre 
de  ce  que  nous  trouvons.  »  Sur  cette  réponse,  le  meôie  prononça 
rexce«nniiBication  et  fît  fermer  au  duc  les  portes  de  Tégllse.  Robert 
savait  quelle  était  la  puissance  de  l'excommunication  pour  en  avoir 
▼n  les  terribles  effets  sur  son  père,  dbnt  il  n'avait  ni  la  piété  ni  la 
charité,  et  après  s'être  heurté  inutilement  à  la  porte  de  l'église 
il  jogea  prudent  de  ne  pas  prolonger  la  résistance  (1).  A  cette 
époque,  îl  était  plus  facile  d'avoir  raison  du  plus  grand  seigneur 
que  du  plus  simple  moine,  car  on  pouvait  employer  contre  le  sei- 
gneur la  violence  et  au  besoin  le  crfme,  tandis  que  ces  moyens  em- 
ployés contre  le  moine  n'amratent  fait  qu'augmenter  les  difficultés 
qu'on  aurait  cm  tramiber.  Robert  fit  plusieurs  fois  cette  sinistre 
expérience,  notamment  lorsqu'il  usurpa  à  main  armée  les  états  du 
comte  d'Aaxerre,  et  qu'il  assassina  son  beau-père  Dalmace,  sei- 
gMir  de  l'autre  Semur,  Semur  en  Briennois.  C'est  à  ce  dernier 
crime  que  nous  devons  la  belle  et  originale  cathédrale,  élevée  par 
Robert  entre  les  années  1060  et  10&5  en  expiation  de  son  forfait. 
Ao-dessus  d'un  des  portails  latéraux ,  de  curieuses  et  gothiques 
sculptures  racontent  dans  tous  ses  détails  l'affreuse  aventure.  H 
Mmble  que  ce  fut  dans  mi  festin  que  Dalmace  fut  assassiné ,  car  la 
principale  de  ces  scènes  représente  une  table  entourée  de  connves, 
et  au  pied  de  la  table  glt  un  cadavre.  Plus  loin,  la  duchesse  Alix,  la 
fille  de  Dalmace  et  la  femme  de  Robert,  se  dresse  jusqu'à  mi-corps 
hors  d'une  tour  en  levant  ses  mains  vers  le  ciel  en  signe  d'afflic- 
tion. En  face  â*elle,  Rc^ert,  agenouillé  devant  un  moine,  implore 
le  pafdon  de  l'église;  ailleurs  un  personnage  qui  désigne  du  doigt 
mie  cathédrale  lui  indique  la  manière  de  racheter  son  crime,  et 
enfin  une  dernière  scène  où  les  traditions  de  l'enfer  classique  se 
mêlent  aux  senttmens  du  christiamisme  nous  montre  le  duc  Robert 
passant  la  barque  à  tîaron.  L'artiste  n'a  pas  eu  îa  bardresse  de  pous- 
sa* plus  loin  le  voyage  et  de  nous  dire  si  l'inflexible  Minos  avait 
jugé  suffisant  le  moyen  d'expiation  employé  par  le  duc.  Pour  nous' 
qui  n'avons  pas  à  remplir  les  terribles  fonctions  de  Minos,  nous  ne 
deTMs  pas  trop  regretter  h  meurtre  de  Dahnace,  puisque  ce  crime 
BOQS  a  valu  un  "bel  édifice  que  nous  n'aurions  pas  eu  sans  cela* 
L'Écossais  Thomas  de  Quincey,  naguère  célèbre  sous  le  nom  de 
fntm/eur  d*opium^  a  fait  un  ingénieux  essai  sur  le  crime  considéré 

(1)  Nom  tmoToai  odtte  trén  corivaae  anêcd^t»  dan»  une  Bi9ioir$  de  Bêawkê  par 
M.  RosiîgDoI,  oooMTvsteur  dm  vcbives  de  la  CAtA-4*0r,  Ktk  plein  de  reBaoifoamMil» 
précSeu,  et  qui  ierait  excellent  de  tout  point,  si  le  style,  psr  une  pompe  on  peu  ix^p. 
coDtiaue,  n*étatt  pas  en  disproportion  avec  la  modesUe  relative  du  sujet. 


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152  BETUE  BES  DEUX  MONDES. 

comme  un  élément  des  beaux-aris;  la  cathédrale  de  Semur  est  une 
excellente  preuve  à  l'appui  de  la  thèse  de  Vessayste. 

La  cathédrale  de  Semur  est  la  plus  mince,  la  plus  fluette,  la  plus 
svelte  des  églises  goihiques,  et  elle  doit  cette  originalité  à  une  iné- 
galité remarquable  eyptre  ses  dimensions.  La  nef,  longue  de  i^O  pieds, 
n'en  mesure  que  20  de  largeur.  Ainsi  rapprochées  et  comme  res- 
serrées par  cette  étroitesse,  les  deux  rangées  de  colonnes  ne  s'en 
élancent  vers  la  voûte  que  d'un  vol  plus  hardi  et  plus  léger.  Je  ne 
saurais  mieux  faire  comprendre  l'eflet  de  sveltesse  qui  résulte  de 
cette  disproportion  qu'en  rappelant  avec  quelle  élasticité  s'élance 
une  colonne  d'eau  lorsque  son  volume  se  trouve  comprimé  trop 
étroitement  entre  deux  parois  rapprochées.  L'abside,  au5isi  impo- 
sante que  la  nef  est  svelte,  est  formée  par  une  rangée  circulaire  de 
colonnes  énormes  en  granit  rougeâtre  dont  les  chapiteaux  sont  or- 
nés de  vigoureux  feuillages  exotiques  pareils  à  ceux  des  plantes 
tropicales;  ces  colonnes  robustes  que  l'on  rencontre  fréquemment 
en  Bourgogne,  qui  forment  la  nef  même  de  Notre-Dame  de  Dijon, 
semblent  comme  une  importation  d'un  autre  culte  et  d'un  autre 
climat,  et  ont  l'air  d'avoir  été  taillées  pour  un  temple  égyptien 
consacré  à  Isis  ou  à  Sérapis  comme  ces  colonnes  de  Sainte-Marie  au 
Transtévère  et  de  Sainte-Croix  de  Jérusalem  à  Rome,  dont  elles  ré- 
veillent le  souvenir.  Même  pour  ceux  qui  ont  vu  beaucoup  d'églises, 
le  contraste  de  cette  abside  vigoureuse  et  de  cette  nef  fluette  produit 
une  sensation  de  nouveauté  singulière. 

C'est  cette  église  d'origine  si  foncièrement  féodale  dont  la  déco- 
ration est  presque  entièrement  démocratique.  Sculptures,  vitraux, 
tableaux,  chapelles,  attestent  que  de  génération  en  génération  le 
môme  esprit  s'est  transmis  à  Semur  :  tout  cela  est  sorti  de  mains 
plébéiennes,  a  été  créé  par  des  libéralités  plébéiennes,  ou  porte  la 
marque  de  pensées  plébéiennes.  L'astronomie  par  exemple  tient  sa 
place  dans  ces  encyclopédies  de  pierre  qui  s'appellent  des  cathé- 
drales, et  il  n'est  pas  rare  d'y  rencontrer  les  signes  du  zodiaque 
mêlés  avec  les  sujets  sacrés.  Cette  astronomie  n'est  pas  absente  de 
la  cathédrale  de  Semur;  mais,  au  lieu  d'être  exprimée  d'une  ma- 
nière scientifique  ou  symbolique,  elle  est  exprimée  d'une  manière 
réaliste  et  populaire.  Autour  des  sculptures  qui  représentent  le 
meurtre  de  Dalmace,  l'artiste  a  disposé  douze  petits  sujets  relatifs 
aux  douze  mois,  ou  plutôt  aux  occupations  agricoles  des  douze  mois 
de  l'année,  et  parmi  ces  occupations  agricoles  il  a  choisi  de  préfé- 
rence celles  qui  sont  plus  particulièrement  chères  au  peuple  de 
Bourgogne,  les  divers  travaux  de. la  vigne.  Au  beau  milieu  d'une 
des  colonnes  de  ce  même  portail,  un  caprice  de  l'artiste  a  sculpté 
sur  la  surface  parfaitement  lisse  une  arabesque  inutile.  Or  que  repré- 


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IMPHESSIONS  DE   VOYAGE   ET  D'aRT.  168 

sente  ce  paraphe  sculpté?  Un  colimaçon  sortant  de  sa  coquille,  fan- 
taisie toute  populaire  et  souvenir  des  vignobles  où  ces  sortes  de  bes- 
tiole,s  abondent.  Voilà  pour  ce  qui  reste  des  sculptures  de  l'extérieur, 
ailreusement  mutilées.  A  Tintérieur,  en  haut  de  l'abside,  au  point 
où  naît  l'arc  de  l'ogive,  trois  ou  quatre  monstres  bouffons  se  pré- 
sentent, et  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'ils  ont  été  placés  là  par 
simple  fantaisie  d'amusement,  et  comme  par  facétie,  car  ils  sont 
distribués  sans  symétrie,  et  ne  sont  pas  assez  nombreux  pour  for- 
mer une  décoration.  Ces  monstres  ne  sont  point,  comme  ceux  des 
gargouilles,  des  chimères  fantastiques  ou  des  animaux  de  blason, 
ce  sont  des  caricatures  humaines,  fantoches  bizarrement  taillés  et 
grotesquement  accroupis,  qui  rappellent  à  l'imagination  le  Quasi- 
modo  de  Notre-Dame  de  Paris  et  les  attitudes  que  l'on  se  plaît  àrô- 
verpour  cette  bizarre  créature.  C'est  encore  un  trait  plébéien,  la  ca- 
ricature étant  par  excellence,  comme  on  sait,  les  délices  du  peuple. 
EatroDs  maintenant  dans  les  chapelles  :  d'emblée,  et  sans  avoir  be- 
soin de  cicérone ,  nous  reconnaissons  que  deux  d'entre  elles  ont 
appartenu  à  deux  corporations  de  bourgeois,  celle  des  marchands 
drapiers  et  celle  des  bouchers  :  les  vitraux  qui  décorent  leurs  fe- 
nêtres ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard,  car,  par  un  caprice 
assez  rare,  ces  deux  corporations  ont  eu  l'idée  de  remplacer  les  su- 
jets ordinaires  de  sainteté  par  des  sujets  tirés  de  la  nature  même 
de  leurs  professions.  Dans  le  vitrail  de  la  chapelle  des  bouchers, 
nous  voyons  entouré  de  ses  aides  le  maître  qui  lève  sa  hache  pour 
assommer  un  bœuf;  dans  la  chapelle  des  drapiers,  nous  assistons 
aux  opérations  du  foulage  et  du  cardage.  Ces  représentations  de  la 
vie  populaire  placées  là  en  pleine  cathédrale  sont  curieuses  à  plus 
d'un  titre,  mais  surtout  en  ce  qu'elles  indiquent  l'indépendance  dont 
jouissaient  les  bourgeois  de  Semur.  Il  est  de  toute  évidence  que, 
pour  qu'un  tel  caprice  ait  été  obéi,  il  a  fallu  que  ces  corporations 
tinssent  dans  leur  ville  le  haut  du  pavé  et  ne  fussent  pas  gênées 
par  le  voisinage  ou  l'imitation  d'exemples  plus  nobles  :  dans  des 
localités  moins  démocratiques,  l'artiste  s'en  serait  tenu  aux  sujets 
sacrés  tirés  de  l'histoire  du  saint  auquel  la  chapelle  était  dédiée  ou 
dupation  de  la  corporation.  Si  nous  passons  aux  objets  d'art  qui 
proviennent  de  dons  personnels,  nous  trouverons  que  ces  donataires 
sont  de  pure  extraction  populaire.  Voici*  un  tableau  sur  bois  de  la 
fin  da  xin"  siècle,  très  laide  rareté  qui  représente  une  figure  du 
Christ  :  le  nom  du  donataire  est  Philippe  Blanchon,  bourgeois  de 
Seoinr.  La  chapelle  voisine  de  celle  des  bouchers  contient  un  groupe 
sculpté  représentant  le  saint  sépulcre,  œuvre  touchante  par  son 
caractère  foncièrement  populaire;  c'est  un  cadeau  de  deux  bour- 
geois de  la  fia  du  xv*  siècle.  Jacobin  Ogier  et  Pernette,  sa  femme. 


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IH  REYDE  MS  DEUX  MON0E8. 

Et  l'artiste  qui  exécuta  œ  travail  a  servi  les  donataires  selon  leur 
goût,  on  peut  le  dire.  Quelle  douleor  de  bonne  femme  qoe  ceDe 
de  cette  vierge  I  Quel  attendrissemen;t,  et,  s'il  est  permis  de  s'ex-' 
primer  ainsi,  qad  bon  cœur  dans  Taide  que  saint  Jean  prête  à 
la  Vierge!  Et  chez  les  autres  personnages  quelles  expressions  de 
narve  compassion  I  Rien  ne  dépasse  les  démonetrations  ordinaires 
du  désespoir  populaire  dans  cette  œuire,  qui  plaît  cependant  aux 
lettrés  précisément  par  lo  peu  de  sonci  de  sentiorens  plus  nobles 
qu'elle  révète.  Dans  tonte  cette  cathédrale,  je  ne  vois  d'antre  trace 
d'une  influence  aristocratique  que  la  chapelle  des  fonts  baptis* 
maux,  autrefois  la  chapelle  de  la  famille  Saint-Phalle,  puissante 
famille  bourguignonne  qui  depuis  deux  Âècles  déjà  s'est  retiré«^ 
en  Nivernais.  CTest  une  chapelle  de  l'époque  Louis  XIH,  richement 
surchargée  de  sculptures  et  de  statuettes  à  la  manière  des  chapelles 
italiennes  et  spécialement  de  celles  des  églises  de  G6nes,  qui  sem- 
blent avoir  été  prises  pour  modèles.  Ainsi  la  seule  décoration  d'ordre 
aristocratique  que  contienne  cette  église  est  relativement  récente  et 
se  rapporte  à  une  époque  où  régnait  déjà  Tordre  monarchique;  la 
liberté  la  plus  entière  et  l'esprit  le  plus  démocratique  caractéri- 
sent au  contraire  celles  des  siècles  les  plus  lointains,  curieux  petit 
contraste  qui  fait  songer  à  des  choses  plus  grandes  et  plus  géné- 
rales. 

Avant  la  révolution  française,  cette  cathédrale  de  Semur  possé- 
dait un  objet  bien  autrement  extraordinaire  que  tous  ceux  que  nous 
avons  nommés.  La  légende  de  cet  objet  est  des  plus  curieuses,  et 
comme  elle  est  entièrement  inconnue  et  qu'elle  va  pour  la  première 
fois  sortir  de  l'a  localité  où  elle  prit  naissance  avec  la  publication 
du  manuscrit  de  Ponthus  de  Thiard,  je  ne  puis  résister  à  l'envie  de 
lui  faire  faire  une  forte  étape  pour  les  débuts  de  son  voyage  à  tra- 
vers le  TSiSte  mondç. 

Au  temps  des  croisades,  il  y  avait  à  Semur  un  particnfier  nommé 
Gérard.  Gérard  n^était  point  un  chevalier  ni  un  homme  de  noble 
extraction,  — car  il  faut  décidément  que  tout  ce  qui  se  rapporte  à 
Semur  ait  un  caractère  strictement  plébéien,  —  c'était  un  bourgeois 
ayant  pignon  sur  me  et  écus  au  soleil;  aussi  ses  compatriotes  Ta- 
vaient-il^  surnommé  le  riche.  Gérard,  poussé  par  sa  dévotion,  eut 
désir  de  faire  le  pèlerinage  de  terre-sainte;  mais  laissons  ici  parler 
le  marquis  Ponthus  de  Thiard,  nous  ne  pourrions  raconter  sa  lé- 
gende avec  plus  de  brièveté.  «  A  son  retour  de  Palestine,  Gérard 
rapporta  le  prétendu  anneau  de  la  Tierge  que  l'on  conserve  encore 
dans  le  trésor  de  Notre-Dame  de  Senmr;  il  échappa  dans  sa  route  à 
mille  périls,  et  il  attribua  son  salut  à  la  relique  dont  il  était  por- 
teur. Quelques  gens  prétendent  qu'il  la  tenait  tevjours  dans  sa 


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IMPRESSIONS  DE  VOYAGS    KX  d'âRT.  IM. 

boQcbe.  Quoi  qu'il  en  soit,  son  projet  était  d'en  faire  présent  à  Té- 
gltsa  de  Saint-Maurice.  11  arriva  dans  sa  patrie  le  premier  jour  de 
mais,  oà  l'église  célèbre  la  fêle  de  saint  Aubin.  A  peine  parut-il  k 
la  vue  de  Semur,  que  toutes  les  cloches  de  NoUe-Dame  se  mirent  à 
sonner  d'elles-mêmes.  Gérard  ne  fit  apparemment  aucune  attentioa 
à  ce  signe,  car  il  persista  dans  son  dessein,  et,  entrant  dans  l'église 
de  Saint-Maurice,  il  posa  la  relique  sur  Tautel;  mais  l'anneau,  s'é- 
lançant  de  lui-même,  sauta  dans  sa  bouche  :  ce  ne  fut  qu'en  ce 
moment  qu'il  comprit  que  la  mère  de  Dieu  n'agréait  pas  que  son 
anneau  fût  ailleurs  que  dans  un  temple  consacré  sous  son  nom.  Il  le 
porta  donc  à  Notre-Dame,  où,  l'ayant  placé  sur  l'autel,  il  y  resta, 
et  le  saint  homme  en  fit  présent  au  prieur  et  à  ses  religieux.  Gé- 
rard, étant  mort  quelques  années  aprës^  eut  sa  sépulture  au  cloître 
Notre-Dame,  dans  une  bière  de  pierre  qu'on  y  voyait  encore  il  y  a 
environ  cinquante  ans.  Tous  les  ans,  le  premier  jour  de  mars,  on 
lavait  ses  os;  ensuite  on  faisait  ime  distribution  en  pain  et  en  vin 
à  treize  pauvres,  et  l'on  sonnait  confusément  toutes  les  cloches  à  la 
fois,  comme  si  elles  eussent  sonné  déciles- mêmes.  Cet  usage  a  cessé, 
comme  je  l'ai  dit,  depuis  quarante  ou  cinquante  ans;  on  a  porté  les 
os  du  bon  Gérard  au  cimetière;  je  ne  sais  ee  qn'est  devenue  sa  bière, 
mais  en  faveur  du  peuple  on  a  conservé  la  sonnerie  singulière  et 
l'aumône.  Quant  à  l'anneau,  les  chanoines  mieux  instruits,  sachant 
que  plusieurs  églises  se  vantaient  de  posséder  une  pareille  relique, 
et  qu'en  1486  le  pape  Innocent  YllI  avait  jugé  en  faveur  de  l'é- 
glise de  Pérouse  le  difl*érend  qu'elle  avait  i  ce  sujet  avec  celles  de 
Chiusi  et  de  Sienne,  on  n'expose  plus  celui  de  Semur  à  la  vénéra- 
tion publique,  et  bien  des  gens  dont  les  pères  s'applaudissaient 
de  l'avoir  dans  leur  patrie  ignorent  qu'il  existe  dans  la  sacristie.  » 
Aujourd'hui  l'anneau  a  disparu,  et  la  légende  du  bon  Gérard  est 
oubliée  ;  mais  je  crois  fort  que,  malgré  teur  peu  de  souci  du  passé, 
les  habîtans  actuels  de  Semur,  s'ils  étaient  observés  de  près,  mon- 
treraient qu'ils  sont  restés  fidèles  à  cet  esprit  de  leurs  pères  qui  a 
rempli  leur  cathédrale  d'œuvres  et  de  souvenirs  populaires.  Le  pre- 
mier objet  que  je  rencontre  en  me  promenant  à  travers  la  ville  est 
une  chanson  du  cru  exposée  aux  vitrines  d'un  libraire  :  Im  légend 
ou  chanson  de  saint  Vemîery  patron  des  vignerons  de  tout  le  pay 
i entre  Bourgogne  et  Morvany  telle  qitetle  vient  d'être  retrouvée 
dans  les  archives  de  la  mairie  de  Pont-et-Massène^  par  3/.  F.  Main- 
froyy  habitant  de  Semur  en  Auxois,  ajustée  et  mise  en  musique  sur 
un  vieux  air  nouveau^  par  M»  A.  Beroye,  en  ce  moment  aussi  bour- 
geois de  Semur.  Les  deux  ingénieux  habitans  de  Semur  ont  eu, 
comme  on  voit,  l'intention  de  faire  œuvre  de  Chattertons  et  de  Mac- 
phersons  populaires;,  enréalité.  Us  ont  rénaai  à  faire  une  bonne  imn 


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156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tatîoQ  de  la  verve  bachique  et  plébéienne  des  chansons  de  Pierre 
Dupont  et  de  Gustave  Matthieu,  si  célèbres  il  y  a  quelques  années 
dans  le  public  démocratique.  Il  y  a  de  la  vivacité,  du  mouvement, 
des  tours  heureux,  et  même  du  rhythme  dans  cette  petite  chanson 
dont  nous  voulons  citer  quelques  couplets  : 

Les  vignerons  de  TArmançon, 
Pays  d*Auxois,  Basse-Bourgogne, 
Jadis  ont  choisi  pour  patron 
Le  meilleur  d*entre  eux  en  besogne. 

C'est  le  grand  saint  Vernler;  . 

l\  était  tonnelier 
Et  vigneron  pendant  sa  vie; 

Sa  vigne  s*étendait 

De  Presle  en  Mondrejay, 
Tout  au  fond  du  vallon  blottie. 

A  sa  fête  le  deux  janvier, 
Qu'il  pleuve,  qull  vente,  qu'il  gèle, 
Ou  que,  comme  un  blanc  tablier, 
La  neige  en  flocons  s'amoncelle, 

A  minuit  saint  Vemicr, 

Les  bras  chargés  d'osier. 
Revient,  trottant  parmi  les  treilles. 

Ses  pieds  dans  des  sabots. 

Sur  son  dos  l'hotriau  (1;; 
Il  chante!  prêtons-lui  l'oreUlc. 

Bon  compagnon  du  bois  tortu. 
Dit-il,  tes  douleurs  sont  passées. 
Pour  toi  l'espoir  est  revenu 
Àvecque  la  nouvelle  année... 


Le  sarment  pleure  et  le  bourgeon. 
Dans  sa  barbe  de  laine  blanche. 
Se  gonfle,  éclate  et  montre  au  fond 
Le  raisin,  ses  feuilles,  sa  branche. 

Le  Messie  apparaît. 

Ce  petit  chapelet. 
C'est  lui!  Dieu  veuille  le  soustraire 

A  la  bise  de  mai. 

Car  celui  qui  l'a  fait. 
Et  qui  tout  fait,  peut  tout  défaire. 

Mais  voici  qu'il  a  passé  fleurs. 
L'été  s'en  va,  voici  l'automne. 
Voici  les  Joyeux  vendangeurs. 
De  leurs  cris  le  coteau  résonne. 
Et  sous  ton  pied,  foulant 


(1)  La  rime  est  exécrable,  mais,  comme  dans  les  chansons  réellement  populaires  la 
simple  assonance  tient  fréquemment  lieu  de  rime,  les  auteurs  peuvent  répondre  qu'ils 
ont  commis  cette  incorrection  pour  être  plus  près  de  leurs  modèles. 


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IMPRESSIONS  DE  VOYAGE   ET  D*ÂRT.  157 

Les  raisins  débordant 
La  cave  aux  lèvres  violettes. 

Dans  ton  cellier  croulant 

Tu  redis  en  chantant  : 
Adieu  paniers,  vendange  est  foite. 

Eh  bieni  que  vous  en  semble?  N'est-il  pas  vrai  que  ce  présent 
n'est  pas  en  grand  désaccord  avec  le  passé  que  nous  avons  raconté, 
et  que  les  bourgeois  qui  firent  célébrer  les  travaux  de  leurs  profes- 
sions sur  les  vitraux  de  la  cathédrale  reconnaîtraient  assez  aisé- 
ment leur  esprit  dans  cette  chanson  composée  par  deux  de  leurs  fils? 

II.    —   LES    CBATBADX.    —    TAI«I«AT.    —   AHCT-LB-PRMIC. 

Par  un  hasard  heureux  qui  facilite  singulièrement  la  tâche  du 
touriste,  les  trois  plus  beaux  châteaux  de  Bourgogne,  Tanlay,  Ancy, 
Bassy,  se  succèdent  sur  la  ligne  de  Lyon  à  une  heure  à  peine  d'in- 
tenralle.  Tous  trois  mérittnt  à  des  titres  divers  une  attention  sé- 
rieuse, Tanlay  et  Ancy  pour  leur  architecture,  Bussy  pour  les  mé- 
moires et  documens  en  images  dont  le  célèbre  auteur  de  Y  Histoire 
amoureuse  des  Gaules  y  par  une  nouvelle  incartade  de  cette  intem- 
pérante médisance  que  l'exil  put  châtier,  mais  non  réprimer,  a  cou- 
vert ses  murs. 

Les  deux  histoires  des  châteaux  de  Tanlay  et  d'Ancy  présentent 
une  assez  curieuse  analogie.  Tous  deux  ont  été  originairement  pos- 
sédés par  deux  des  plus  grandes  familles  de  France,  et  tous  deux 
ont  passé  ensuite  à  deux  familles  d'élévation  plus  récente  et  d'éclat 
plus  nouveau.  Tanlay  était  un  des  châteaux  des  Coligny,  et  pen- 
dant les  guerres  de  religion  l'illustre  Gaspard  y  fit  plus  d'une  fois 
résidence,  soit  pour  se  reposer  des  fatigues  du  commandement,  soit 
pour  concerter  avec  les  chefs  du  protestantisn;e  français  les  plans 
politiques  et  militaires  utiles  à  sa  cause.  A  l'époque  même  où  la  fa- 
mille de  Châtillon  jetait  ses  dernières  lueurs  de  renommée,  c'est- 
à-dire  à  l'aurore  du  règne  de  Louis  XIV,  Tanlay  fut  acheté  par  le 
surintendant  des  finances  Émeri,  ce  compatriote  et  cette  créature 
de  Mazarin,  dont  les  édits  furent  au  nombre  des  circonstances  de 
nature  si  variée  qui  allumèrent  le  feu  de  la  fronde,  et  par  Émeri 
il  passa  aux  Phélippeaux,  qui  l'ont  conservé  cent  cinquante  ans. 
Émeri  fit  reconstruire  en  partie  ce  château,  dont  il  sut  respecter 
l'architecture  bourguignonne,  lourde,  mais  forte,  massive,  mais  de 
grand  air.  Avec  ce  sentiment  exquis  des  choses  de  l'art  qui  semble 
avoir  été  inséparable  de  tous  ces  Italiens  d'autrefois,  il  le  fit  précé- 
der d'un  édifice  servant  de  porche,  qui  est  un  des  plus  jolis  spéci- 
mens existans  de  l'architecture  Louis  Xiil,  et  qui,  en  outre  de  sa 


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idS 


HgrUE  BBS  DEtJK  IfMDSB. 


grâce  architecturale,  a  le  mérite  cTétre  ce  qu'on  pouvait  inventer 
de  plus  ingénieux  pour  faire  valoir  le  corps  de  logis  principal;  le 
tact  d'un  connaisseur  consonanié  en  élégances  seigneuriales  a  évi- 
demment passé  par  là.  €e  ponbe^  qui  sb  présente  de  face,  est  placé 
de  telle  façon  qu'il  masque  presque  entièrement  le  château,  qui  se 
présente  an  contraire  de  flanc,  en  sorte  qne  de  loin  on  prend  l'ac- 
cessoire pour  lé  prindpaU  tt  le  bâtiment  d'entrée  pour  le  logis 
même,  trompe -l'œil  des  plus  heareusement  trouvés ,  puisque  la 
beauté  dtt  vestibaïe  est  plus  grande  que  celle  de  l'édifice.  L'er- 
reur cependant  se  dissipe  lorsqu'on  s'arrête  à  l'angle  du  petit  pont 
jeté  sur  l'eau  courante  des  fossés  ;  alors  ce  charmant  trompe-l'œil 
rend  au  château  un  nouveau  service,  <:'est  de  ne  le  montrer  que 
de  biais.  Comme  vu  de  la  sorte  il  ne  présente  que  les  flancs 
arrondis  de  ses  tourelles  et  les  dômes  de  ses  toits,  rimagination 
étend  le  caractëne  de  ce  détail  à  rédPSce  tout  entrer,  et  se  platt  à 
attribuer  une  magnificence  presque  orientale  à  ce  qui  n'est  en  dé- 
finitive qu'une  résidence  rustique  d'un  grand  seigneur  issu  de  l'âge 
féodal.  Ainsi  précédé  de  son  charmant  châtefiiu  Louis  XIII,  tout  oc- 
cupé à  le  faire  valoir,  le  massif  édifice  fait  f  eflèt  d'une  grasse  douai- 
rière bourguignonne  aux  formes  robustes  qui  se  fierait  accompa- 
gner par  le  plus  élégant  et*Ie  plus  mignon  des  pages. 

Pour  ce  qui  est  de  ce  petit  château  Louis  XIII,  je  voudrais  en 
parler  de  manière  à  faire  conq)rendre  au  lecteur  la  nature  particu- 
lière du  plaisir  qu'il  m'a  donné;  mais  en  vérité  je  ne  sais  comment 
m'y  prendre.  Depuis  que  j'ai  commencé  cette  carrière  nouvelle  de 
touriste,  j'éprouve  que  de  toutes  les  œuvres  de  l'art  les  plus  difli- 
cîles  à  décrire  sont  celles  de  l'architecture,  et  que  de  toutes  les  sen- 
sations que  donnent  les  arts,  celles  qui  sont  données  par  l'architec- 
ture sont  les  plus  incommunicables.  Tout  ce  que  je  pois  et  tout  ce 
que  je  veux  faire,  c'est  de  rendre  en  quelques  mots  le  caractère  gé- 
néral de  cet  art  de  la  première  partie  du  xni'  siècle,  dont  il  est 
un  des  derniers  et  des  plus  coquets  échantillons.  Da  tontes  les 
formes  de  l'architecture  nationale  moderne,  c'est  celle  qui  me  platt 
davantage,  non  pas  parce  qu'elle  est  la  pins  belle,  mais  parce 
qu'elle  me  semble  la  plus  française.  Dans  l'époque  précédente, 
notre  architecture,  quelque  brillante  et  variée  qu'elle  soit,  m'appa- 
ralt  toujours  comme  une  transcription  lapidaire  du  génie  de  l'Italie. 
Dans  l'époque  qui  suit,  je  retrouve  moins  l'âme  nationale  que  la 
monarchie;  mars  dans  cette  architecture  Louis  Xlil,  qui  finit  avec  la 
fronde,  c'est  cette  âme  même  de  la  France  qui  m'apparaît,  sans  al- 
liage exotique  d'aucune  sorte,  avec  ses  qualités  éternelles  et  même, 
si  l'on  veut,  quelques-uns  de  ses  plus  aimables  défauts,  avec  le 
tour  particulier  de  son  bon  goût  à  la  fois  pur  et  recherché,  avec  sa 


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IMPEESêlOlU  9K  TOTAfiE  ET  D'ABT.  169 

iaiblesse  pour  la  grâce  ^  sa  gentillesse  et  quetqaefoiB  sa  mièvre*- 
rie.  Il  n'y  a  pas  là  seideineiii  la  Erance  éteraelle,  il  y  a  la  France 
d'an  temps  déterminé  :  c'est  Traînent  le  chant  du  cygne  de  l'an- 
cienne vie  seigneuriale.  11  n'y  a  qa'nne  antre  époque  où  Tarchitec- 
ture  me  semble  avoir  été  française  au  même  degré,  le  ztiu*  siècle, 
art  charmant  aussi,  mais  avec  quelles  différences,  toutes  en  faveur 
de  l'époque  Louis  XIII I  Tandis  que  dans  l'époque  Louis  XIII  on  eon- 
tempto  le  monde  féodal  expirant  dans  l'élégance,  an  xtiu*  siècle  <m 
coQtemple  une  noblesse  étante  expirant  dans  le  simple  luxe.  Ici, 
le  grand  seigneur  se  prépare  à  se  transformer  en  homme  de  cour; 
li,  l'homme  de  cour  rejoint  le  monde  de  l'argent  et  se  prépare  à 
devenir  simplement  l'homme  riche.  Toutes  proporticms  gardées,  on 
peut  comparer  l'architecture. Louis  XIII  au  costume  de  cette  même 
époque,  le  plus  réellement  beau  qu'on  ait  porté  en  France;  c'est  la 
même  richesse,  le  même  bel  ur  et,  ne  craignons  pas  de  répéter  un 
mot  qu'aucun  autre  ne  saurait  remplacer  ici,  la  même  élégance. 

Tanlay  est  aujourd'hui  tout  entier  à  l'extérieur,  peut*on  dire  avec 
vérité,  car,  à  l'exception  de  son  vaste  vestibule,  ses  salles  ont  été 
coupées  en  petits  appartemens  modernes  sans  caractère  d'aucune 
sorte.  Dn  fait  curieux,  c'est  que  les  Pfaélippeaux,  qui  ont  possédé 
ce  château  pendant  cent  cinquante  ans,  n'y  ont  laissé  aucun  sou- 
venir; nous  allons  retrouver  à  Ancy  cette  même  particularité.  Pas 
on  portrait,  pas  une  peinture,  pas  une  inscription,  pas  une  sculp- 
ture ne  protège  la  mémoire  de  cette  famille  qui  tint  sous  la  monar- 
due  une  place  si  importante  et  parfois  si  néfaste.  Au  contraire  le 
souvenir  des  Goligny  s'y  maintient  avec  une  vigueur  remarquable, 
giice  i  un  vestige  d'art  du  plus  sérieux  intérêt.  Tout  en  haut  de  la 
tourelle  de  droite,  qui  s'appelle  encore  la  tour  de  la  Ligue,  se  trouve 
une  petite  salle  ronde,  absolument  nue,  d'un  aspect  austère  et  froid. 
Le  mobilier  de  cette  salle  fait  corps,  peut-on  dire,  avec  l'édifice 
même,  car  il  se  compose  de  quelques  bancs  de  pierre  scellés  à  la 
muraille,  sur  lesqu^  se  sont  assis,  les  jours  de  grand  conseil,  les 
Coligoy  et  les  Condé.  Le  tout  est  d'une  rigidité  huguenote  et  presque 
d'une  dureté  vraiment  saisissante.  Cette  salle  est  voûtée,  et  sur  la 
vo6te  un  artiste  du  temps,  dont  l'inspiration  fut  supérieure  à  la 
main,  a  peint  une  fresque  qui  a  l'importance  d'un  docunAent  .histo- 
rique. 

Mi  le  sujet  ni  l'exécution  n'ont  rien  cependant  de  bien  nouveau 
ni  de  bien  émsnent  :  le  sujet,  presque  banal,  est  un  de  ceux  qui 
étaient  familiers  aux  artistes  de  cette  époque,  rassemblée  des 
dieux  de  l'Olympe.  L'exécution,  qui  est  passable  sans  originalité, 
pe  dépasse  pas  ce  degré  d'habileté  que  les  plus  minces  artisans  de 
la  renaissance  ont  attmnt  dans  les  innombrables  décorations  qu'ils 


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160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  ont  laissées;  mais  le  sentiment  qui  se  -dégage  de  cette  œavre 
est  un  sentiment  de  génie,  car  il  nous  rend  encore  présentes  les 
passions  de  l'époque,  et  nous  les  fait  partager  comme  si  nous  étions 
des  contemporains.  Toute  l'ardeur  des  guerres  de  religion  est  dans 
cette  fresque,  qu'elle  anime  de  ses  emportemens  et  de  son  vacarme. 
Les  dieux  sont  en  conseil;  oh  que  ce  conseil  est  agité  et  présage 
de  tempêtes I  Tous  les  orages  de  Jupiter,  toutes  les  hautes  marées 
de  Neptune,  tous  les  volcans  de  Pluton  sont  là  menaçans  et  visi- 
bles. C'est  la  chaude  confusion,  l'inquiétude  fébrile,  le  brouhaha 
tapageur,  qui  précèdent  les  heures  de  grandes  crises,  l'adoption 
des  mesures  de  colère,  les  départs  précipités,  les  prologues  des 
affaires  violentes  en  un  mot.  Ici,  Vénus  et  Mars  sont  engagés  dans 
un  colloque  qui  n'a  plus  l'amour  pour  objet,  et  qui  visiblement 
se  rapporte  à  des  préoccupations  plus  austères;  derrière  eux, 
Vulcain  donne  ses  ordres  et  surveille  les  travaux  de  ses  cyclopes, 
qui  forgent  et  frappent  l'enclume  avec  l'activité  des  jours  d'ur- 
gence. Y  aura-t'il  jamais  assez  de  foudres  pour  Jupiter,  de  tridens 
pour  Neptune,  de  flèches  pour  Apollon,  de  coulevrines,  de  cui- 
rasses, d'arquebuses,  de  glaives  et  d'éperons  pour  Mars  et  ses 
soldats?  Au  centre,  le  jeune  Mercure,  complètement  nu,  un  mi- 
gnon sans  rien  d'efféminé,  semble  en  proie  à  une  colère  bouillante, 
car  il  fait  avec  la  main  le  geste  de  jeter  quelque  chose  contre 
terre  pour  l'écraser  et  le  briser.  Que  de  messages,  que  de  cour- 
riers, que  de  communications  pressantes  supposent  cette  véhé- 
mence et  cette  pantomime  agitée!  Sur  le  second  plan,  Jupiter 
soulève  sa  foudre  avec  une  expression  d'un  sérieux  redoutable;  il 
n'attend  plus  que  la  minute  précise  où  il  devra  la  lancer.  Non  loin 
de  lui  s'élève,  au-dessus  d'un  groupe  serré  et  confus,  le  dieu  Janus; 
l'un  de  ses  visages  est  celui  d'un  vieillard  vénérable,  l'autre  est 
celui  d'une  femme;  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître  dans  ce  Ja- 
nus hermaphrodite  un  irrévérencieux  symbole  huguenot  de  la  cour 
de  Rome,  centre,  but  et  mobile  de  toute  cette  agitation.  Ailleurs, 
quelques-uns  des  grands  dieux,  entre  autres  le  sombre  Pluton  et 
l'aquatique  Neptune  armé  de  son  trident,  regardent  le  spectacle  que 
nous  venons  de  décrire  avec  une  curiosité  sympathique;  le  premier 
acte,  dirait-on,  ne  les  regarde  pas,  et  ils  attendent  Theure  où  leur 
tour  viendra  d'entrer  en  scène  et  de  prendre  part  au  drame  qui  va 
se  jouer.  C'est  en  particulier  le  cas  pour  Neptune,  qui  ne  soulèvera 
la  tempête  de  l'Armada  que  bien  des  années  après;  c'est  aussi  le 
cas  pour  Hercule,  que  voxi  tout  près  de  lui  armé  de  sa  massue, 
trapu  et  musculeux  comme  un  portefaix,  velu  comme  un  ours  mal 
léché,  vraie  figure  de  sauvage  au  sourire  bestial,  symbole  de  cette 
force  populaire  qui  va  déployer  ses  fureurs  dans  les  journées  de  la 


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IMPRESSIONS   DE   TOYAGE   ET  D'aRT.  161 

Sûnt-Barthélemy,  ses  galtés  sinistres  dans  les  processions  de  la 
ligue  et  son  entrain  d'anarchie  dans  la  journée  des  barricades.  Si 
la  force  d'exécution  avait  secondé  la  force  de  sentiment,  cette 
fresque  pourrait  compter  à  juste  titre  pour  une  des  œuvres  les  plus 
importantes  que  nous  eût  laissées  la  renaissance  française. 

fû  dit  en  commençant  ce  chapitre  que  les  deux  châteaux  de 
Tanlay  et  d'Ancy  avaient  une  histoire  analogue.  En  elTet,  bâti  vers 
le  milieu  du  xvi*  siècle  par  un  des  comtes  de  la  grande  maison  de 
Clermont-Tonnerre,  Ancy  fut  acquis  en  même  temps  que  la  sei- 
gneurie de  Tonnerre,  en  1683,  par  Louvois  qui  était  alors  au  faite 
de  sa  puissance,  et  il  est  resté  aux  héritiers  de  son  nom  jusqu'en 
18&6,  époque  où  le  représentant  actuel  de  la  maison  de  Clermont 
est  rentré  en  possession  de  cet  héritage  de  sa  famille.  Les  Louvois 
ont  donc  possédé  ce  chftteau  pendant  plus  de  cent  soixante  ans, 
mais,  pas  plus  que  les  Phélippeaux  à  Tanlay,  ils  n'ont  laissé  vestige 
d'eux-mêmes.  Le  seul  souvenir  qui  en  reste  se  trouve  dans  la  pe- 
tite église  de  cette  grosse  bourgade;  c'est  un  mauvais  tableau,  en- 
core inspiré  par  nos  discordes  civiles,  qui  représente  M"«  de  Lou- 
vois débarquant  sur  la  terre  de  France  au  lendemain  des  orages  de 
la  terreur,  et  élevant  son  fils  dans  ses  bras  pour  le  placer  sous  la 
protection  de  Dieu.  Je  ne  crois  pas  avoir  jamais  vu  rien  de  plus 
exécrable,  à  l'exception  toutefois  d'un  tableau  de  même  nature,  don 
des  parens  de  l'illustre  Fénelon  au  sanctuaire  de  Rocamadour,  et 
représentant  le  père  et  la  mère  du  futur  auteur  de  Télémaque 
vouant  à  Dieu  leur  fils  nouveau-né.  Et  cependant,  en  dépit  de  sa 
détestable  facture,  on  ne  voit  pas  sans  attendrissement  ce  témoi- 
gnage des  souffrances  de  la  génération  passée.  Est-ce  par  recon- 
naissance envers  la  clémence  divine  que  cette  femme,  à  peine  dé- 
posée sur  le  rivage,  élève  son  fils  dans  ses  bras?  Remercie-t-elle 
Dieu  que  la  barque  de  hasard  qui  l'a  transportée  ait  échappé  au 
naufrage  et  aux  écueils?  Non,  le  sentiment  qui  l'anime  est  un  sen- 
timent de  crainte  bien  plus  que  de  reconnaissance.  Le  vrai  danger 
n'est  pas  celui  qu'elle  vient  d'affronter  sur  la  mer  houleuse,  c'est 
celui  qu'elle  va  braver  sur  cette  terre,  où',  pour  parler  comme  le 
poète  latin,  l'audacieuse  race  de  Japhet  se  rue  encore  à  toute  sorte 
de  crimes  interdits,  et  qui  abonde  en  périls  plus  redoutables  que 
les  infâmes  rochers  acrocérauniens.  Voilà  ce  que  dit  dans  son  mau- 
vaûs  langage  cette  laide  croûte,  dont  le  sentiment  vaut  mieux  que 
Texpression.  Ce  tableau  est  détestable,  d'accord;  Test-il  beaucoup 
plus  que  la  prose  emphatique  et  bourrée  d'interjections  sentimen- 
tales dont  se  servirent  pour  raconter  leurs  douleurs  tant  de  con- 
temporains du  drame  de  la  révolution,  et  sous  laquelle  nous  sa- 
Tons  cependant  retrouver  sans  grand  effort  l'émotion  naïve?  Après 
CI.  —  1872.  il 


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162  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

tout,  rbumasité  prise  en  masse  ne  s'est  jamais  exprimée  av«c  beau- 
coup plus  de  force  et  de  grâce  que  n'en  possède  ce  tableau,  et  ils 
sont  vraiment  en  petit  nombre,  les  sentimens  bistoriques  que  nous 
pourrions  comprendre,  s'il  était  nécessaire  pour  cela  qu'ils  fussent 
revêtus  d'une  belle  forme. 

Le  cbâteau  d'Ancy,  commencé  par  le  Primatice,  achevé  par  Ser- 
lio,  est  dç  tournure  aussi  peu  féodale  que  posâble,  et,  lorsque  les 
contemporains  le  contemplèrent  pour  la  première  fois,  il  dut  cer- 
tainement leur  paraître  comme  la  critique  vivante  des  résidences 
seigneuriales  encore  en  faveur.  En  effet,  cet  énorme  carré  d'une 
barmonieuse  régularité,  qui  tient  plus  du  palais  que  du  château, 
est  la  demeure  fastueuse  d'un  grand  seigneur  ami  des  arts  pIutAt 
que  la  demeure  d'un  grand  seigneur  militaire  :  esprit  de  paix, 
richesse,  luxe  de  la  vie,  voilà  ce  qu'annonce  l'extérieur  de  l'édi- 
fice, et  l'intérieur  ne  dément  pas  cette  promesse.  Cet  intérieur  ce- 
pendant ne  laisse  pas  que  de  surprendre  par  son  étendue;  on  a 
peine  à  comprendre  que  tant  de  galeries,  tant  de  vestibules,  tant 
de  vastes  salles  aient  pu  être  renfermées  dans  un  espace  aussi  res- 
treint; rarement  on  a  mieux  atteint  la  grandeur  en  évitant  mieux 
le  gigantesque.  Des  anciens  intérieurs  féodaux,  il  n'est  resté  qae 
es  dispositions  nécessaires  pour  marquer  cette  habitation  d'un  ca- 
bet  seigneurial;  l'esprit  de  la  renaissance  a  consacré  tout  le  reste 
au  faste  et  à  la  magnificence.  Je  n'ai  rien  vu  qui  parle  plus  volup- 
tueusement d'une  vie  noble  et  plus  noblement  d'une  vie  voluptueuse 
que  cet  intérieur,  même  dans  l'état  où  il  est  aujourd'hui.  Qu'était-ce 
donc  lorsqu'il  se  présentait  dans  toute  la  fraîcheur  de  son  premier 
éclat,  que  ses  fresques  prodiguées  à  toutes  les  murailles  n'avaient 
encore  reçu  aucun  outrage  du  temps,  que  son  mobilier  n'avait  pas 
changé  de  maître,  et  que  ses  souvenirs  n'avaient  pas  été  dispersés 
à  tous  les  vents  du  ciel  I  Alors  les  peintures  du  sentimental  petit 
boudoir  du  Pastor  fido  n'avaient  pas  encore  poussé  au  noir,  la 
galerie  de  la  Bataille  de  Pharsale  n'avait  pas  été  salie  par  le  ba- 
digeon sous  lequel  il  a  fallu  la  découvrir,  et  les  fresques  du  Pri- 
matice, non  encore  écaillées  et  effacées  par  le  temps,  exposaient 
librement  dans  la  cbaiAbre  de  Diane  leurs  ironiques  conseils  de 
chasteté  en  sensuel  langage.  Heureusement  cette  noble  demeure 
est  assurée  contre  le  retour  de  pareilles  mésaventures,  et  peut- 
être  dans  un  jour  prochain  pourra-t-on  la  contempler  à  peu  près 
telle  qu'elle  fut  à  l'époque  de  son  ancienne  splradeur.  Tous  les 
amis  des  arts  doivent  remercier  le  comte  actuel  de  Clermont-Ton- 
nerre,  qui  est  mieux  qu'un  simple  lettré  (1),  du  zèle  avec  lequel 

(1)  Le  comte  de  Clermont-Tonnerre  est  rautcor  d*ane  traduction  disocnte,  publiée 
i)  y  a  quelques  années  arec  le  texte  grec  en  regard,  et  ce  trayail  est,  me  dit-on,  estimé 
de  tous  ceox  qui  ont  le  droit  d*aYOir  une  opinion  sor  an  pareil  sujet. 


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IMPBESSIOirS  DE  TOTAGE  ET  B'aRT.  103 

il  a  poussé  la  restauration  du  château  d'Ancy  et  du  désintéresse- 
ment avec  lequel  il  a  consenti  à  dépenser  pour  cette  œuvre  une 
somme  qui  suffirait  à  elle  seule  à  constituer  une  fortune.  Je  dis  que 
c'est  un  désintéressement  véritable,  car  l'avantage  privé  qu'il  peut 
retirer  de  l'embellissement  de  sa  demeure  est  moindre  que  le  ser- 
vice public  qu'il  rend  aux  arts  en  nous  mettant  à  ses  frais  à  même 
de  contempler  dans  sa  réalité  la  plus  vivante  et  avec  son  caractère 
propre  la  magnificence  d'une  grande  maison  d'autrefois. 

Les  appartemens  et  les  galeries  ornées  de  peintures  sont  en 
nombre  considérable  ;  je  me  contente  de  citer  ceux  qui  me  sont 
restés  présens  au  souvenir  :  la  chambre  de  Diane,  —  la  chambre 
du  cardinal,  —  le  cabinet  du  Pastor  fido^  —  la  galerie  des  sacri- 
ficesy  —  la  galerie  de  Pharsaley  —  la  galerie  de  Judithy  —  la  ga- 
lerie de  MédéCy  —  la  chapelle.  Les  noms  de  ces  appartemens  et  de 
ces  galeries  sont  tirés  des  sujets  dont  les  artistes  les  ont  ornés,  à 
Vexception  d'un  seul,  la  chambre  du  cardinal,  ainsi  désignée  en  sou- 
venir d'une  visite  de  Richelieu.  Ce  n'est  point  que  toutes  ces  pein- 
tures soient  exceUentes  et  puissent  rivaliser  avec  les  belles  déco- 
rations de  l'Italie  ;  on  peut  même  compter  facilement  celles  qui 
possèdent  un  mérite  véritable.  Les  meilleures  sont  de  beaucoup 
celles  qui  sont  attribuées  au  Primatice  ou  qui  sont  en  tout  cas 
l'œuvre  de  ses  disciples  les  plus  immédiats;  malheureusement  elles 
ont  été  fort  éprouvées  par  le  temps,  et  il  est  à  craindre  qu'elles 
n'aient  bientôt  disparu,  si  on  ne  peut  leur  venir  en  aide  d'une  ma- 
nière quelconque.  H  y  a  du  mouvement  et  quelques  très  beaux 
groupes  de  femmes  dans  la  galerie  de  Pharsahy  œuvre  de  Nicolo 
del  Abbate.  De  toutes  ces  fresques,  celles  qui  me  plaisent  davan- 
tage sont  celles  de  la  galerie  de  Médée;  ce  sont  justement  les  moins 
renommées,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  je  m'abstienne  de  ca- 
cher ma  préférence.  L'artiste  a  représenté  les  divers  épisodes  de  la 
vie  de  Médée  dans  de  petits  ovales  placés  sur  un  fond  clair  rehaussé 
d'arabesques  ménagés  avec  goût.  Cela  est  léger,  lumineux,  riant  à 
l'œil,  et  ressemble  à  une  série  de  tableaux  que  l'on  regarderait  par 
le  gros  bout  d'un  lorgnette.  Je  ne  sais  trop  quelle  est  la  date  exacte 
de  ces  miniatures  de  fresques,  car,  le  château  d'Ancy  n'ayant  guère 
été  achevé  en  moins  de  cent  années,  ses  diverses  parties  se  rap- 
portent à  des  dates  assez  différentes;  mais  elles  m'ont  offert  quel- 
que chose  de  l'intérêt  que  pourrait  présenter  une  combinaison  in- 
génieuse et  discrète  des  petites  décorations  d'Annibal  Carrache  et 
du  système  d'arabesques  de  Raphaël  aux  loges  du  Vatican. 

Peu  importe  cependant  le  mérite  ou  la  médiocrité  de  chacune  de 
ces  fresques  prise  isolément;  l'intérêt  en  est  dans  l'ensemble.  Dans 
ces  pages  agréables,  on  peut  suivre  sans  trop  d'effort  quelques-unes 


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16&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  variations  les  plus  curieuses  de  la  mode  et  du  goût  dans  notre 
pays.  Voici  dans  les  peintures  du  Primatice  la  vraie  décoration  de  la 
renaissance,  qui  n'a  d'autre  souci  que  la  grâce  et  la  beauté;  il  ne  s'a- 
git pas  de  représenter  plus  ou  moins  ingénieusement  un  sujet  com- 
pliqué, il  s'agit  avant  tout  de  représenter  des  figures  dont  la  contem- 
plation soit  pour  Tâme  ce  que  la  possession  physique  de  la  beauté  est 
pour  le  corps,  c'est-à-dire  une  volupté.  Les  peintures  du  cabinet  ou 
plutôt  du  boudoir  du  Pastor  fidOy  qui  représentent  les  principales 
scènes  de  la  célèbre  pastorale  de  Guarini,  nous  reportent  à  la  fin  du 
XTi®  siècle  et  nous  font  assister  à  l'agonie  de  la  renaissance.  Cet  ad- 
mirable sentiment  de  la  beauté  qui  fit  la  renaissance,  ce  sentiment 
si  large,  si  libre,  est  allé  se  diminuant  toujours  lui-même  avec  cha- 
cune de  ses  transformations,  et  le  voilà  qui  s'est  réduit  à  ne  plus 
présenter  qu'une  miniature  de  ce  qu'il  fut,  qui  s'est  ramassé  tout 
entier  sous  la  forme  étroite  et  aimable  de  la  pastorale  sous  laquelle 
il  expire.  Nous  revoyons  avec  plaisir  nos  vieilles  connaissances  du 
joli  drame  de  Guarini,  Mirtillo,  Gorisca,  Silvio,  Dorinda,  Amaryllis, 
Hontano;  ce  sont  de  bien  petits  acteurs,  mais  de  faibles  mains  ont 
souvent  opéré  de  grandes  choses,  et  d'un  jeu  de  marionnettes  il  est 
souvent  sorti  un  théâtre  tout  entier.  C'est  précisément  le  cas  pour 
ces  gracieuses  poupées  de  l'imagination  dont  voici  les  aventures 
peintes  sur  les  boiseries  de  ce  cabinet.  Comment  ne  pas  penser  en 
les  regardant  que  cette  mode,  encore  à  son  aurore,  dont  elles  sont 
une  expression,  va  devenir  générale,  universelle,  exclusive,  presque 
tyrannique  dans  son  amabilité,  presque  écrasante  dans  sa  grâce, 
qu'elle  va  noyer  des  flots  de  son  lait  et  engluer  des  flots  de  son 
miel  les  âmes  et  les  cœurs  de  toute  une  génération,  pénétrer  de  son 
charme  la  poésie,  le  théâtre,  le  roman,  s'emparer  souverainement 
de  la  cour,  de  la  ville  et  de  l'église  même.  Honoré  D'Drfé,  saint 
François  de  Sales,  Camus ,  évêque  de  Belley,  Rotrou,  Corneille  à 
son  aurore,  Racan,  Segrais,  M"®  de  Scudéry,  qui  sais-je  encore? 
vont  tous  plus  ou  moins  dépendre  du  patronage  de  ces  gracieux 
fantoches.  La  mode  qui  les  mit  au  monde  va  bientôt  engendrer 
XAstréCy  VAstrée  engendrera  l'hôtel  de  Rambouillet,  et  l'hôtel  de 
Rambouillet  cette  chose  si  célèbre  qui  s'est  nommée  la  politesse 
française. 

Entrons  maintenant  dans  la  chapelle,  qui  fut  peinte  au  xvii»  siècle 
par  un  artiste  peu  célèbre  du  nom  de  Ménassier.  C'est  encore  une 
mode  qui  prévaut  sur  ces  murailles,  mais  que  cette  mode  est  aus- 
tère I  Tous  les  motifs  de  décoration  de  cette  chapelle  ont  été  em- 
pruntés sans  exception  aux  légendes  des  ascètes  et  des  ermites  des 
premiers  siècles  chrétiens,  Origène,  Antoine,  Macaire,  Copraîs, 
d'autres  encore.  Ces  peintures  oiTrent  une  ressemblance  assez  étroite 


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IMPRESSIONS  DE  VOYAGE   ET  D*ART.  165 

avec  les  toiles  de  Philippe  de  Champagne;  même  sécheresse,  même 
aspect  terne,  même  tristesse  de  composition,  tout,  sauf  bien  en- 
tendu le  feu  caché  du  génie  (1);  mais  pourquoi  donc,  parmi  tant 
de  sujets  religieux  et  légendaires,  avoir  choisi  sans  exception  au- 
cune ceux  qui  se  rapportent  aux  pères  du  désert?  C'est  que  la 
mode  est  pour  l'heure  aux  sujets  monastiques,  et  que  cette  mode 
a  déterminé  le  choix  de  l'artiste  ou  le  désir  du  mattre  du  logis. 
Ce  Philippe  de  Champagne  que  nous  venons  de  nommer  n'a-t-il 
pas  consacré  toute  une  interminable  série  de  petites  toiles  à  l'his- 
toire de  saint  Benoit?  Eustache  Lesueur  n'a-t-il  pas  composé  une 
série  analogue  sur  l'histoire  de  saint  Bruno?  Arnaud  d'Andilly  a 
traduit  les  Vies  des  pères  du  disert  y  et  ce  livre  a  obtenu  un  suc- 
cès de  lecture  même  auprès  des  lecteurs  mondains.  Faut-il  d'ail- 
leurs s'étonner  de  cette  vogue  qu'obtiennent  les  solitaires?  A  ce 
moment  même,  des  solitaires  célèbres  font  l'entretien  de  la  ville  et 
de  la  cour,  et  leur  nom  retentit  dans  la  catholicité  tout  entière. 
Port-Royal  est  dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire,  et  les  actes  de  ses 
pieux  reclus  reportent  les  imaginations  vers  l'héroïsme  chrétien 
des  premiers  siècles.  C'est  ainsi  qu'en  parcourant  du  regard  les  dé- 
corations de  ce  beau  château,  le  promeneur  embrasse  en  se  jouant 
les  modes,  les  engouemens  et  les  révolutions  de  l'imagination  fran- 
çaise pendant  plus  d'un  long  siècle. 

Le  mobilier  et  les  souvenirs  d'Ancy  ayant  été  dispersés  à  di- 
verses reprises,  et  lors  du  transfert  de  la  propriété  aux  Louvois,  et 
lors  de  la  révolution ,  il  reste  en  dehors  de  ces  décorations  peu  de 
choses  anciennes  qui  soient  dignes  de  mention.  Nous  devons  faire 
une  exception  cependant  pour  deux  portraits  de  deux  membres  de 
la  famille  de  Clermont-Tonnerre,  prélats  l'un  et  l'autre.  Le  pre- 
mier, François  de  Clermont-Tonnerre,  évêque  de  Noyon,  s'est  ac- 
quis une  réputation  des  plus  singulières.  C'est  ce  prélat  qui  ne  dé- 
signait jamais  le  pape  autrement  que  par  le  titre  de  monsieur  de 
Rome  y  indiquant  ainsi  qu'il  le  considérait  simplement  comme  le 
premier  gentilhomme  de  la  chrétienté,  de  même  que  certains  mem- 
bres de  la  noblesse  considéraient  le  roi  comme  le  premier  gentil- 
homme de  son  royaume.  Ses  ennemis  prétendaient  qu'il  vivait  dans 
l'unique  contemplation  de  lui-même  et  de  la  gloire  de  la  maison  à 
laquelle  il  appartenait,  et  que  cette  préoccupation  exclusive  nuisait 
à  la  justesse  de  son  esprit  en  lui  montrant  toutes  choses  à  la  clarté 
de  sa  propre  personne.  Leur  malice  fut  longtemps  inoifensive,  mais 
on  jour  elle  rencontra  l'occasion  d'éclater.  Nommé  membre  de  TA- 

(1)  Une  de  ces  fresques,  qui  représente,  Je  crois,  saint  Eyagre,  relève  cependast 
d'an  art  bien  plus  éclatant,  car  elle  est  une  imitation  directe  et  presque  une  copie  des 
ptuwrs  ^or  de  Quentin  Matsys  et  des  docteurs  grotesques  de  Jordaens. 


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166 


REVUS  DES  DEUX  UONBES. 


cadémie  française,  sa  réception  fut  une  des  meilleares  boofionnenes 
^ue  nous  ait  transmises  l'ancien  régime,  bouffonnerie  voilée  bien 
entendu,  et  telle  qu'on  pouvait  se  la  permettre  avec  un  homme  de 
cette  qualité,  mais  d'autant  plus  acérée  qu'elle  était  plus  fine  et 
discrète.  Son  récipiendaire,  l'abbé  de  Gaumartin,  lui  décerna  le 
plus  adroitement  du  monde  le  genre  d'apothéose  que  semblaient 
ambitionner  ses  préoccupations  habituelles,  en  le  louant  comme  un 
homme  pour  lequel  la  mesure  de  toute  louange  serait  trop  courte. 
Le  monde  goûta  fort  la  plaisanterie,  que  l'évêque  accepta  naïvement 
comme  l'expression  de  ce -qui  lui  était  dû,  mais  non  pas  Louis  XIV, 
fui,  avec  un  bon  sens  tout  royal,  ne  pardonna  pas  à  l'abbé  de  Gau- 
martin d'avoir  manqué  au  respect  que  mérite  la  vertu  même  ridi- 
cule. Le  portrait  du  château  d'Ancy  ne  dément  pas  trop,  il  faut  le 
iii'e,  la  réputation  que  s'est  acquise  le  prélat.  Le  visage  sombre,  ta- 
citurne, est  bien  celui  d'un  homme  retiré  eu  lui-même,  intérieure- 
ment obsédé,  qui  ne  voit  rien  de  ce  qui  se  passe,  et  n'entend  rien 
de  ce  qui  se  dit  autour  de  lui.  Bien  différent  est  le  portrait  du  se- 
cond prélat,  celui-là  évêque  de  Langres.  C'est  un  ravissant  jeune 
homme ,  de  physionomie  aussi  éveillée  que  celle  de  son  oncle  est 
taciturne,  avec  un  teint  d'une  suavité  d'incarnat  indicible,  en  un 
mot  une  véritable  fleur  de  chair  et  de  sang.  En  contemplant  ce  pré- 
lat plus  gracieusement  grassouillet  que  ne  le  fut  jamais  le  gentil  roi 
Pantagruel  à  son  aurore,  il  m'est  passé  par  l'esprit  une  singulière 
pensée.  Est-il  bien  réellement  chrétien  d'être  aussi  joli  que  cela? 
Et  à  supposer  que  le  christianisme  ne  condamne  paà  un  tel  degré 
de  grâce,  est-il  permis  de  porter  dans  ses  rangs  une  beauté  pareille? 
Répondre  à  ces  questions  serait  peut-être  téméraire;  ce  qui  est  sûr, 
c'est  que  le  renoncement  au  monde  ne  se  présenta  jamais  sous  une 
forme  plus  aimable  et  plus  souriante. 

III.    —    LE    CHATEAU    Dl    BUSST-BABUTIN. 

Si  jamais  demeure  a  été  le  miroir  fidèle  de  son  propriétaire,  c'est 
bien  le  château  de  Bussy.  On  peut  dire  sans  paradoxe  qu'on  ne  con- 
naît réellement  le  célèbre  auteur  de  VHistoire  amoureuse  des 
Gaules  qu'après  avoir  visité  ce  château,  qu'il  a  rempli,  pour  se 
distraire  des  ennuis  de  l'exil,  des  images  de  sa  personnalité;  mais 
alors  on  le  connaît  à  fond,  sa  nature  est  percée  à  jour,  et  sa  des- 
tinée reste  sans  mystère. 

Cette  destinée  est  étrange  et  mérite  l'attention  du  moraliste  en 
ce  qu'elle  repose  sur  un  accident  de  psychologie  qui  est,  je  croîs, 
à  peu  près  unique.  J'entre  d'emblée  dans  le  cœur  de  mon  sujet,  et 
je  demande  :  qu'est-ce  que  Bussy?  Un  honnête  homme?  Non  certes, 


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IMPRESSIONS  0E  TOTALE  ET  B*ART.  167 

le  scanâde  de  Roissy  et  les  médisances  salissantes,  noires,  vrai- 
œnt  atroces  sons  lenr  élégance  et  lenr  sûr  de  légèreté,  de  V Histoire 
amoureuse  des  Gmdes  répondent  assez  à  cette  question.  Un  homme 
de  cœor  ou,  si  vous  trouvez  l'expression  trop  forte,  simplement  ce 
que  le  monde  appelle  un  galant  homme?  Nous  possédons  ses  mé- 
moires et  sa  correspondance,  et  nous  y  découvrons  assez  aisément 
qu'il  fat  amant  perfide,  souvent  officier  négligent ,  courtisan  irres- 
pectueux, mari  coupable,  père  imprudent.  Un  homme  d'une  réelle 
intelligence?  Il  n'en  donna  jamais  aucune  preuve.  Je  défie  qui  que  ce 
soit  de  lire  ses  Mémoires  autrement  que  par  acquit  de  conscience; 
toates  les  fois  qu'il  s'attaque  aux  choses  sérieuses  de  la  politique  et 
de  la  guerre,  il  tombe  au-dessous  du  médiocre;  son  talent  ne  s'é- 
veille et  sa  verve  ne  s'anime  que  lorsqu'il  rencontre  une  frivolité 
de  page  on  une  aventure  obscène  de  jeune  officier.  Quant  à  sa  vo- 
lumineuse correspondance,  les  seules  lettres  de  lui  qui  aient  un  in- 
térêt réel  sont  celles  où  il  nous  révèle  les  défauts  les  plus  choquans 
de  son  caractère,  et  où  sa  susceptibilité  stu'exdtée  le  pousse  à  écrire 
à  des  hommes  comme  le  maréchal  de  Créqui  ou  le  maréchal  de 
Bellefonds  des  impertinences  qui  ne  seraient  supportées  aujour- 
d'hui dans  aucune  condition.  Fut-il  au  moins  un  homme  d'esprit? 
Ohl  assurément,  mais  avec  cette  restriction  importante  que  cet 
homme  d'esprit  fut  tout  près  d'être  un  sot.  Que  fut-il  donc  en  réa- 
lité? Il  fut  médisant  et  vaniteux  :  de  là  son  succès,  son  malheur  et 
sa  gloire.  D'ordinaire  les  hommes  atteignent  à  la  célébrité  en  dépit 
de  leurs  défauts,  ou  bien,  si  leurs  défauts  entrent  dans  la  compo- 
âtlon  de  leur  gloire,  c'est  dans  une  proportion  restreinte,  comme 
l'alliage  de  cuivre  dans  la  monnaie  d'or  ou  d'argent;  mais  Bussy 
présente  le  phénomène  d'un  homme  qui  n'a  dû  sa  célébrité  qu'à 
ses  dé&uts  et  à  ses  vices,  et  qui  n'aurait  rien  été  sans  leur  secours. 
Il  n'eut  ni  vertu,  ni  héroïsme,  ni  génie;  mais,  heureusement  pour 
loi,  la  nature  l'avait  créé  vaniteux  et  médisant,  et  il  fut  sauvé  et 
perdu  tout  à  la  fois  :  sauvé  pour  la  postérité,  car  Y  Histoire  amou- 
reuse  des  Gaules  fut  le  fruit  de  ces  jolis  dons  de  nature;  perdu 
pour  la  vie,  car  cette  incartade  lui  valut  la  longue  disgrâce  d'où 
Louis  XIV  ne  le  releva  jamais.  Voilà  une  renommée  d'un  genre  ex- 
o^tionnel,  il  en  faut  convenir,  et  qui  donne  envie  de  lui  appliquer 
les  paroles  que,  dans  V  Histoire  amoureuse  des  Gaules^  il  applique 
aux  mœurs  de  son  ami  Manicamp.  »  Souvent  on  arrive  à  même  fin 
par  différentes  voies  ;  j^our  moi,  je  ne  condamne  pas  vos  manières, 
chacun  se  sauve  à  sa  guise;  mais  je  n'irai  point  à  la  béatitude  par 
le  chemin  que  vous  suivez.» 

On  omnatt  les  causes  de  son  exil.  Une  première  fois,  pendant  la 
semaine  sainte  de  l'année  1659,  le  comte  de  Bussy-Rabutin,  âgé  déjà 


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163  BEVUE  DES  DEUX  MONDES* 

de  quarante-un  ans  sonnés,  iieutenant-général  et  mestre  de  camp 
de  la  cavalerie  légère  du  roi,  commit  l'insigne  étourderie  d'arran- 
ger, en  compagnie  de  jeunes  fous  qui  avaient  au  moins  pour  eux  l'ex- 
cuse de  l'âge,  une  coupable  partie  de  débauche  où  l'impiété  faisait 
l'assaisonnement  du  libertinage.  Cette  incartade  fit  le  bruit  qu'elle 
méritait  de  faire,  et  l'exil  s'ensuivit.  A-t-il  été  vraiment  chanté  à 
cette  orgie  une  chanson  où  Louis  XIY  était  tourné  en  dérision?  Le 
fait  a  été  révoqué  en  doute  et  nié  par  Bussy  lui-même;  mais  il  im- 
porte vraiment  bien  peu.  Bussy  nous  a  fait  lui-même  dans  Y  Histoire 
amoureuse  le  récit  de  l'orgie  de  Roissy;  ce  qu'il  avoue  suffit  am- 
plemeht  pour  justifier  la  sévérité  du  roi.  Cependant  ce  scandale  est 
pardonné,  et  après  une  courte  disgrâce  de  moins  d'un  an  Bussy 
est  autorisé  à  reparaître  à  la  cour.  Or  à  quoi  avait-il  employé  le 
temps  pendant  l'expiation  de  cette  incartade?  À  en  commettre  une 
nouvelle,  moins  coupable  peut-être  que  la  première,  mais  qui  fut 
plus  grave  en  résultats.  C'est  pendant  cet  exil  d'un  an  qu'il  écrivît 
pour  le  divertissement  de  sa  maîtresse.  M"*  de  Montglas,  ce  chef- 
d'œuvre  de  la  méchanceté  polie  qui  a  nom  Histoire  amoureuse  des 
Gaules.  L'existence  de  ce  pamphlet  fut  bientôt  connue,  grâce  à  cette 
faiblesse  du  caractère  féminin  que  La  Fontaine  a  si  bien  décrite 
dans  sa  fable  les  Femmes  et  le  secret}  les  amies  et  les  ennemies  de 
Bussy  en  furent  curieuses;  le  spirituel  étourdi  en  fit  des  lectures 
intimes,  le  manuscrit  en  fut  prêté,  déloyalement  retenu,  perfide- 
ment copié,  et  cet  écrit,  passant  de  main  en  main,  alla  soulever  la 
fureur,  le  ressentiment  et  le  désir  de  la  vengeance  chez  toutes  les 
personnes  nommées.  Comme  la  plupart  de  ceux  qui  étaient  atteints 
se  trouvaient  fort  près  du  trône,  l'orage  monta  jusqu'au  roi,  qui 
cette  fois  frappa  cruellement  et  pour  toujours.  Un  emprisonnement 
d'une  année  à  la  Bastille,  un  exil  de  vingt  années  en  Bourgogne  et 
la  perte  de  ses  charges  furent  la  dure  punition  d'un  des  plus  mali- 
cieux, mais  des  plus  spirituels  attentats  qui  aient  jamais  été  diri- 
gés contre  la  plus  belle  et  bien  réellement,  au  moins  s'il  faut  en 
croire  Bussy,  la  plus  fragile  moitié  du  genre  humain. 

Relégué  en  Bourgogne,  Bussy,  pour  passer  le  temps,  appela  auprès 
de  lui  des  artistes  âe  second  et  même  de  troisième  ordre,  et  s'amusa 
à  leur  faire  couvrir  d'emblèmes  et  de  portraits  toutes  les  murailles 
et  toutes  les  boiseries  de  son  château.  Ces  peintures  sont  de  simples 
barbouillages  pour  la  plupart,  mais  ces  barbouillages  sont  singu- 
lièrement précieux  aujourd'hui,  car  ils  composent  une  autobiogra- 
phie morale  des  plus  curieuses.  Les  véritables  Mémoires  de  Bussy, 
ce  sont  non  pas  les  pages  sèches  écrites  en  style  de  procès-verbal 
qu'il  a  décorées  de  ce  nom,  mais  bien  les  peintures  du  château  de 
Bussy.  Le  père  Bouhours,  l'ingénieux  jésuite,  qui  fut  au  nombre 


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IMPRESSIONS  DE  VOYAGE   ET  D'aBT.  169 

des  correspondans  les  plus  fidèles  de  Bussy  pendant  sa  disgrâce, 
ayant  entendu  parler  de  ces  décorations,  témoignait  dans  une  lettre 
du  désir  de  les  voir  et  proposait  au  comte  pour  sa  bibliothèque  cette 
devise  tirée  de  Cicéron  :  mens  addita  videtur  œdibus  mets  (il  me 
semble  que  ma  maison  ait  pris  une  intelligence).  Je  ne  sais  trop  si 
Bussy  en  fit  usage,  mais  en  remplaçant  le  mot  mens  par  le  mot  ma- 
litia  la  devise  aurait  pu  parfaitement  convenir  au  château  tout  en- 
tier, car  ce  qui  saute  aux  yeux  dès  l'entrée ,  c'est  que  le  don  de  la 
médisance  fut  vraiment  chez  Bussy  incorrigible  et  irrésistible.  Au 
moment  même  où  il  est  frappé,  il  continue  sa  faute  sous  une  nou- 
velle forme.  Ne  pouvant  plus  écrire  la  suite  de  cette  Histoire  amou- 
reuse des  Gaules  y  qui  lui  vaut  son  exil,  il  la  met  en  peintures;  ces 
décorations  ne  sont  autre  chose  qu'une  continuation  et  une  aggra- 
vation de  son  célèbre  pamphlet.  En  effet,  V Histoire  amoureuse  des 
Gaules  se  terminait  sur  les  amours  de  Bussy  et  de  M*"*  de  Mont- 
glas,  et  les  décorations  du  château  concluent  l'aventure  avec  l'in- 
fidëlité  de  cette  dame. 

Comme  Bussy  n'était  pas  une  de  ces  natures  qui  sont  faites  pour 
inspirer  un  dévoûment  plus  fort  que  toutes  les  infortunes,  et  que 
d'ailleurs  H*"'  de  Montglas  semble  avoir  été  une  de  ces  femmes  qui 
cessent  d'aimer  quand  cesse  le  plaisir  ou  l'intérêt,  cet  amour  ne 
survécut  pas  à  la  disgrâce.  Bussy  s'en  vengea  par  des  épigrammes 
en  peinture  du  plus  amusant  caractère,  où  l'infidélité  de  sa  mal- 
tresse est  présentée  sous  toute  sorte  de  symboles  fantasquement 
boniques.  Pour  plus  de  malice,  il  leur  a  donné  non  une  place  d'hon- 
neur, bien  en  vue,  mais  une  place  basse  et  infime,  au-dessous  des 
fenêtres,  comme  pour  nous  dire  :  Bas  fut  son  cœur,  que  basse  soit 
sa  punition!  Ces  symboles  de  l'infidèle  sont  au  nombre  de  quatre. 
D^abord  nous  la  voyons  en  sirène  s'élever  au-dessus  des  eaux  : 
alliât  ut  perdaty  elle  séduit  afin  de  perdre,  dit  la  devise  qui  l'ac- 
compagne; puis  la  voici  en  hirondelle  qui  vole  vers  les  climats 
chauds  :  fugit  hiemesj  elle  fuit  les  hivers,  dit  avec  amertume  le 
vindicatif  Bussy.  Le  troisième  symbole  de  l'infidèle  est  un  arc-en- 
del  avec  cette  devise  en  assez  médiocre  latin  :  minus  iris  quam 
niea^  moins  Iris  que  la  mienne,  ce  qui  veut  dire  que  la  messagère 
des  dieux  est  moins  fugitive  que  sa  maîtresse.  Enfin  un  quatrième 
cadre  nous  la  montre  sous  la  forme  d'un  croissant  de  lune  entouré 
d'étoiles,  avec  la  devise  hœc  ut  illa^  toutes  deux  sont  semblables, 
on,  pour  plus  de  clarté,  changeante  est  la  lune,  changeante  aussi 
ina  maltresse.  Tout  cela  est  déjà  vif;  mais  une  seule  salle  n'a  pas 
snffi  pour  apaiser  sa  colère,  et  nous  retrouvons  dans  la  dernière 
chambre  du  château  H"*''  de  Montglas,  que  nous  avons  rencontrée 
dès  l'entrée,  en  sorte  que  la  perfide,  châtiée  au  seuil  et  châtiée  au 


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170 


RETUE  DES  DEUX  MONDES. 


faîte,  forme  comme  V alpha  et  V oméga  de  cette  demeure.  Dans  la 
chambre  en  rotonde  qui  termine  l'édifice  et  s'appelle  la  tour  dorée, 
Bussy  a  fait  représenter  les  héroïnes  de  son  Histoire  amoureuse ^  gL 
W"^  de  Montglas  tient  sa  place  dans  leurs  rangs.  C'était  pourtant 
pour  son  plaisir  que  Bussy  avait  écrit  les  aventures  galantes  de  ces 
femmes  dont  les  portraits  entouœnt  le  sien;  maintenant  la  voilà 
rangée  par  un  dépit  de  l'amour  parmi  ces  belles  capricieuses  qui 
lui  avaient  été  sacrifiées,  et  encore  moins  épargnée  qu'elles.  Elle 
est  vraiment  jolie,  cette  infidèle  poursuivie  avec  une  rage  que  son 
portrait  fait  paraître  quelque  peu  absurde,  car  le  visage  est  sen- 
suel et  dénonce  une  âme  d'essence  plus  terrestre  qu'éthérée.  Â  ce 
portrait  est  attachée  cette  inscription,  où  la  fureur  arrive  à  l'in- 
sulte :  ((  Isabelle- Cécile  Huraut  de  Cheverny,  marquise  de  Mont- 
glas,  qui,  par  la  conjoncture  de  son  inconstance,  a  remis  en  honneur 
la  matrone  d'Éphëse  et  les  femmes  d'Astolphe  et  de  Joconde.  »  Puis, 
sur  la  cymaise  au-dessous,  ces  deux  vers  détestables,  mais  où  l'a- 
mour perce  encore  sous  la  forme  d'un  regret  mélancolique  : 

Il  est  bien  malaisé  que  l'on  s'aime  toujours, 
Cependant  on  a  vu  d'éternelles  amours. 

Autour  de  M"'^  de  Montglas  sont  rangés  les  portraits  en  pied  des 
héroïnes  galantes  stigmatisées  de  célébrité  par  les  médisances  de 
Bussy,  avec  accompagnement  de  devises  caractérisant  leurs  pas- 
sions et  leurs  aventures.  Une  seule  est  réellement  épargnée,  Gi- 
lonne  d'Harcourt,  a  marquise  de  Tiennes  en  premières  noces,  en 
secondes  comtesse  de  Fiesque,  femme  d'un  air  admirable,  d'une 
fortune  ordinaire  et  d'un  cœur  de  reine,  »  Certes  l'éloge  est  d'un 
beau  tour,  et  le  portrait  ne  le  dément  pas.  C'est  une  personne  d'une 
noblesse  parfaite,  presque  redoutable  par  une  énergie  calme  qu'on 
devine  formée  par  la  combinaison  de  la  fierté  et  de  la  raison.  On 
n'en  peut  dire  autant  de  M'?*  de  La  Baume,  l'amie  déloyale  qui  re- 
tint, copia  et  mit  en  circulation  le  dangereux  manuscrit  de  Y  His- 
toire amoureuse^  personne  d'une  expression  absolument  charnelle, 
lardée  par  Bussy  de  cet  étrange  éloge  que  nous  avons  peine  à 
comprendre  autrement  que  dans  un  sens  tout  matériel  :  «  la  plus 
agréable  maltresse  de  France.  »  M"*«  de  Sévigné  est  là  aussi  avec 
sa  physionomie  ouverte  et  cordiale,  un  peu  plus  ménagée  qu'elle 
ne  l'est  dans  \ Histoire  amoureuse  par  son  indiscret  cousin;  mais  au 
milieu  de  ce  cénacle  de  déesses  on  cherche  avant  toutes  les  autres 
les  deux  célèbres  victimes  de  l'impertinence  de  Bussy.  Un  même 
compartiment  réunit  les  portraits  d'Henriette  d'Ângennes,  comtesse 
d'Olonne,  et  de  sa  sœur.  M"**  de  La  Ferté,  toutes  deux  jolies  à  ra- 
vir, avec  cette  devise  sèchement  brutale  ;  «  la  comtesse  d'Olonne, 


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lUPBESSIONS  DE   VOTAGS  £T  d'âRT.  171 

la  plus  belle  femme  de  son  temps,  mais  moins  célèbre  par  sa  beauté 
que  par  Tusage  qu'elle  en  fit.  »  En  face  de  M"*  d'Olonne  se  pré- 
sente la  plus  noirement  diffamée  de  toutes  les  béroînes  sur  les- 
quelles s'est  fixé  le  regard  diaboliquement  pointu  de  cj^jettatore  de 
Bossf  :  c(  Isabelle  de  Montmorency,  duchesse  de  Châtillon,  à  la- 
qielle  on  ne  pouvait  refuser  ni  sa  bourse,  ni  son  cœur,  mais  qui  ne 
faisait  pas  cas  de  la  bagatelle*  »  Cette  devise  d'un  tour  passablement 
gaulois,  jointe  à  l'examen  attentif  du  portrait,  nous  permet  de  ré- 
soudre un  doute  qui  s'est  souvent  élevé  dans  notre  esprit,  et  que 
plus  d'un  lecteur  probablement  aura  conçu  comme  nous. 

Bo  somme,  quel  est  le  degré  de  culpabilité  de  Bussy?  Est-ce  un 
impertinent  ou  un  menteur,  un  ^mple  médisant  ou  un  calomnia- 
teur? A  notre  avis,  Bussy  est  ajssez  chargé  devant  la  postérité  pour 
qu'il  ne  soit  pas  juste  de  dire  que  malheureusement  ses  commérages 
portent  la  marque  de  la  vérité.  Diffamateur  sans  circonstances  atté- 
nuantes, oui,  —  calomniateur,  non;  ce  portrait  de  la  duchesse  nous 
en  fournit  par  induction  une  preuve  presque  certaine.  Je  lis  la  devise 
qui  est  au  bas,  et  puis  je  regarde  l'image  physique  de  la  personne 
qu'elle  caractérise  si  singulièrement;  c'est  un  adorable  visage,  de 
migoons  traits  d'enfant,  un  air  naïf  avec  de  la  froideur,  ou,  pour 
être  plus  exact,  de  la  chasteté  dans  la  physionomie.  Ainsi  la  devise 
et  le  portrait  concordent  déjà  parfaitement  :  ce  que  Bussy  appelle 
dans  sou  effronté  langage  gaulois  «  ne  pas  faire  cas  de  la  bagatelle  » 
pourrait  s'appeler  chasteté  en  langage  plus  discret;  du  propre  aveu 
de  Bussy,  la  duchesse  de  Châtillon  méritait  donc  de  passer  pour  une 
personne  chaste;  mais  alors,  vous  écriez- vous,  il  l'a  calomniée  horri- 
blement dans  cette  seconde  partie  de  V Histoire  amoureuse  des  Gaules^ 
crescendo  de  scandales  devant  lesqpiels  s'effacent  et  disparaissent 
coDune  d'inoifensives  peccadilles  et  presque  comme  d'avouables  gaî- 
tés  les  aventures  de  la  première  héroïne.  De  la  chasteté  chez  cette 
personne  en  regard  de  laquelle  M"*""  d'OIonne  apparaît  comme  une 
excusable  étourdie  I  de  la  chasteté  avec  cette  interminable  procession 
d'amans,  procession  qui  parfois  se  transforme  en  attroupemens  :  le 
duc  de  Nemours,  le  prince  de  Condé,  le  maréchal  d'Hocquincourt, 
l'abbé  Fouquet,  milord  Graft,  milord  Digby,  Gambiac,  Yineuil, 
00  se  iatigue  à  les  compter  I  Eh  bien  !  le  récit  de  V Histoire  amou- 
raise  où  la  duchesse  de  Châtillon  est  si  cruellement  chargée  ne 
dément  ni  l'affirmation  du  portrait  ni  le  jugement  de  la  devise.  Du 
récit  de  Bussy,  il  ressort  très  clairement  que  toutes  les  aventures 
galantes  de  la  duchesse  eurent  leur  source  dans  la  difficulté  des  cir- 
constances que  la  desdnée  lui  fit  à  un  certain  moment  de  sa  vie. 
Pour  se  défendre  contre  ces  circonstances,  elle  eut  recours  à  ces 
^nnes  que  sa  grande  beauté  devait  lui  faire  croire  invincibles,  la 


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!!  172  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I 


ruse  et  ri&trigue;  elle  eut  des  amans  par  stratégie,  non  par  pas- 
sion. Le  nombre  même  de  ces  amans  démontre  sa  froideur  natu- 
relle. Plus  ardente,  elle  en  aurait  limité  le  chiffre;  de  tempérament 
paisible,  elle  n'eut  au  contraire  d'autre  souci  qu6  de  les  augmenter, 
puisqu'ils  n'étaient  que  des  pions  sur  l'échiquier  de  ses  calculs  ; 
mais  en  cherchant  à  se  défendre  contre  les  circonstances  elle  ne  fit 
qu'en  grossir  les  difficultés.  Cette  stratégie  amena  des  éclats,  et  ces 
éclats  la  livrèrent  en  proie  aux  intrigues,  aux  ressentimens  et  aux 
violences  de  ses  amans,  qui  exploitèrent  au  profit  de  leurs  passions 
une  situation  qui  la  laissait  à  leur  merci.  Dans  toutes  les  aventures 
que  Bussy  met  à  sa  charge,  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  une 
seule  aventure  galante,  sauîf  la  première,  celle  de  M.  de  Nemours, 
qui  est  plutôt  une  inclination  sentimentale  qu'autre  chose.  Toutes 
jl  les  fautes  dont  il  l'accuse  sont  des  manèges,  non  des  sensualités  et 

j  des  caprices;  seulement,  comme  ces  manèges  se  fondent  sur  les  rap- 

f  ports  de  sympathie  amoureuse  naturelle  entre  les  deux  sexes,  ils 

jj  prennent  nécessairement  la  couleur  et  le  nom  de  la  galanterie.  Si 

|.  Bussy  était  plus  qu'un  diffamateur,  s'il  avait  calomnié,  le  caractère 

de  la  duchesse  de  Ghâtillon  ne  ressortirait  pas  de  son  récit  avec  une 
si  parfaite  unité,  nous  ne  saisirions  pas  avec  la  même  clarté  le 
principe  de  ses  aventures,  et  nous  ne  remarquerions  pas  la  même 
^  fine  et  exacte  concordance  entre  le  récit  et  le  portrait. 

I  Aimez-vous  les  devises?  Bussy  en  a  mis  partout  dans  cet  appar- 

^  tement  où  il  a  fait  peindre  les  portraits  des  belles  contemporaines 

îl  de  sa  jeunesse  galante.  Il  y  en  a  sur  la  voûte,  sur  les  murailles, 

l  tout  le  long  des  croisées;  elles  se  suspendent  en  festons,  elles  se 

jj  déroulent  en  arabesques,  elles  se  replient  en  paraphes;  les  unes 

i-  conseillent,  les  autres  regrettent;  celles-ci  sont  galment  plaisantes, 

4.  celles-là  cyniquement  amères.  Disons  cependant  qu'en  général  la 

•!  philosophie  amoureuse  qu'elles  expriment  évite  assez  bien  les  ex- 

;;  trêmes  de  l'optimisme  et  de  la  misogynie^  et  se  maintient  dans  un 

;|  moyen  terme  solide  dont  un  cynisme  naturel  fait  l'élément  prin- 

!■  cipal.  Citons-en  quelques-unes  des  plus  caractéristiques  sans  longs 

\  commentaires,  en  laissant  à  chaque  lecteur  le  soin  d'en  juger  d'a- 

\  près  son  expérience.  En  général  Bussy  porte  peu  d'illusions  dans  l'a- 

•J  mour,  comme  le  prouvent  les  deux  devises  suivantes,  où  ne  se  trahit 

{i  pas  une  confiance  exagérée  en  la  vertu  féminine  :  crede  mihi;  res 

est  ingeniosa  dare^  «  crois-moi,  donner  est  chose  ingénieuse;...  »  — 
casta  est  quant  nemo  rogavitj  a  celle  qui  est  chaste  est  celle  que 
personne  n'a  sollicitée.  »  Si  Bussy  ne  croit  guère  à  la  vertu,  il  croît 
encore  moins  à  l'amour  dans  le  sens  idéal  et  élevé  du  mot;  mais  il 
croit  à  la  passion,  c'est-à-dire  aux  préférences  de  l'appétit  sensuel, 
aux  affinités  électives  de  la  chair,  et  c'est  à  ce  genre  d'amour  que 


«t 


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mPRESSIONS  DE   VOYAGE   ET  D'ART.  173 

se  rapportent  les  plus  jolies  et  les  plus  pénétrantes  de  ses  de- 
TÎsea.  En  yoici  une  à  laquelle  auraient  souscrit,  je  crois,  tous  les 
grands  peintres  des  phénomènes  de  la  sensualité  passionnée,  Ca- 
tnile,  Horace,  Properce,  car  ils  ont  dit  plus  d'une  fois  quelque 
chose  d'analogue  :  amantium  ircûy  amoris  redintegratio  estj  «  que- 
reOes  d'amant,  recommencement  d'amour.  »  Cette  autre  se  rap- 
porte assez  bien  à  ce  que  Properce  appelle  avec  force  la  fatigue,  le 
dur  travail  d'aimer  :  non  satis  in  amorCy  si  non  nimis;  «  en  amour, 
il  faut  qu'il  y  ait  trop  pour  qu'il  y  ait  assez.  »  Dans  ce  genre  d'a- 
mour, les  particularités  physiques  doivent  jouer  nécessairement  un 
grand  rôle,  et  nous  voyons  par  une  de  ses  devises  que  Bussy  n'est 
pas  parUsan  d'un  trop  grand  embonpoint  ni  d'un  excès  d'ampleur 
chez  les  amans  :  P inguis  amor  nimiumque  potens  in  tcedia  multis 
vertitur-y  «  un  objet  aimé  gras  et  trop  puissant  engendre  le  dé- 
goût chez  beaucoup.  »  Cette  devise,  passablement  tournée,  a  le 
tort  de  présenter  sous  la  forme  générale  d'une  sentence  une  pré- 
férence tout  individuelle,  et  il  est  clair  que  chacun  a  le  droit  de 
dire  à  Bussy  :  Parlez  plus  pour  vous  seul;  mais  on  ne  fera  pas  le 
même  reproche  à  cette  dernière  que  je  me  permets  de  trouver  jolie 
et  que  je  croîs  d'une  vérité  très  générale  : 

Et  Phœbo  faeris  si  polchrior,  omlne  faaflto 
Ni  genitas,  Veneris  captabis  premia  nuxiqnam. 

0  Et  quand  bien  même  tu  serais  plus  beau  que  Phœbus,  si  tu  n'es 
pas  né  sous  une  étoile  heureuse ,  tu  ne  conquerras  jamais  les  fa- 
veurs de  Ténus.  »  Bussy,  on  le  voit,  pense  sur  l'amour  comme  Boi- 
leau  snr.la  poésie,  et  au  fait  ces  deux  vers  ne  sont  qu'une  traduction 
des  vers  célèbres  de  VArt  poétique  sur  V influence  secrète  du  ciçl, 
qui  forme  les  poètes,  et  sans  laquelle  Pégase  reste  rétif. 

La  décoration  de  cette  tour  dorée ,  remplie  jusqu'à  la  moindre 
corniche,  jusqu'à  la  plus  étroite  cymaise,  est,  il  faut  l'avouer,  ingé- 
nieuse au  possible,  car  elle  est  comme  une  sorte  d'encyclopédie  de 
la  science  de  la  galanterie.  En  haut,  dans  les  portraits  des  contem- 
poraines, nous  avons  l'histoire  de  la  galanterie  ;  les  devises,  par- 
tout semées,  nous  en  donnent  la  métaphysique  et  la  morale ,  et 
en  bas  nous  en  avons  la  théologie  et  l'histoire  symbolique  sous  la 
forme  de  petits  cadres  représentant  les  diverses  scènes  des  Meta- 
morphoses  d'Ovide  :  Europe  et  le  taureau,  Pygmalion  et  la  statue, 
Danaé  et  la  pluie  d'or,  etc.  On  conçoit  que  cette  partie  de  la  dé- 
coration ne  peut  avoir  l'intérêt  des  portraits  des  belles  galantes; 
aussi  ne  nous  arrêterons-nous  un  instant  encore  dans  cette  salle 
îue  pour  y  regarder  un  portrait  de  Bussy  peint  sur  la  muraille, 
au-dessous  de  ses  amies  et  ennemies.  11  est  là  très  jeune,  dix- 


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17&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

huit  OU  vingt  ans  au  plus,  en  tenue  bizarre»  à  demi  romaine,  à 
demi  militaire,  la  tète  nue,  les  bras  nus,  tenant  à  la  main  quelque 
chose  comme  une  lance  ou  une  pique,  qui  lui  donne  Tair  d*un  ao- 
teur  de  société  costumé  en  Adonis  partant  pour  la  chasse  au  san- 
glier. Le  visage  est  sans  réelle  beauté,  mais  très  vif  et  libertin  à 
l'excès;  c'est  un  blond  sans  fadeur,  avec  une  pointe  assez  marquée 
de  ridicule  cependant,  qui  provient  de  la  vanité  que  l'on  sent  pé- 
tiller dans  toute  sa  personne.  En  tout  cas,  il  est  un  ridicule  auquel 
il  échappe,  car  il  ne  viendra  jamais  à  la  pensée  de  le  prendre  pour 
un  représentant  de  cet  amour  sentimental  qu'une  sorte  de  supersti* 
tion  erotique  prête  plus  volontiers  aux  blonds  qu'aux  bruns.  L'âme 
qu'on  devine  sous  cette  enveloppe  est  un  composé  des  instincts  de 
l'écureuil  et  de  la  chèvre  ;  ce  jeune  garçon  n'a  jamais  connu  la  ti- 
midité de  la  nature,  l'étonnement  de  l'ignorance,  la  pudeur  farouche 
de  l'adolescence;  c'est  la  hardiesse  même,  il  faudrait  employer  une 
autre  expression,  s'il  appartenait  à  une  condition  plus  modeste;  en 
somme,  qualités  et  défauts  pesés  et  balancés,  un  luron,  comme  di- 
saient nos  pères. 

Oh  I  que  nous  aimons  mieux  un  second  portrait  qui  se  trouve 
dans  la  salle  d'entrée,  et  où  il  est  représenté  à  un  âge  bien  diffé- 
rent, quarante  ans  environ  I  J'avoue  que  celui-là  plaide  vivement 
en  faveur  de  Bussy,  car  il  m'est  impossible  d'y  lire  trace  de  vanité, 
de  fatuité  et  d'impertinence.  Le  jeune  luron  de  l'étage  supérieur 
s'est  transformé  :  le  visage  est  plein  de  noblesse  avec  beaucoup  de 
douceur  et  une  rare  affabilité ,  les  joues  légèrement  tirées  et  un  peu 
maigries  ont  même  un  certain  pli  de  mélancolie.  Nous  sommes  bien 
loin  de  l'impertinence  et  de  la  vanité  que  nous  y  cherchions  volon- 
tiers, et  ce  portrait  sendt  fait  pour  dérouter,  s'il  n'était  pas  flanqué 
de  deux  petits  panneaux  barbouillés  de  pemtures,  l'un  représentant 
un  jet  d'eau  avec  cette  devise  :  altus  ab  origine  alta^  —  l'autre  un 
arbre  surmonté  d'un  oiseau  avec  cette  devise  :  de  miei  amori  canto. 
Voilà  la  vanité  et  la  fatuité  demandées  :  avec  Bussy,  elles  ne  pou- 
vadent  être  loin.  Altus  ab  origine  alldy  cela  se  rapporte  à  sa  nais- 
sance. Ah  I  certes  elle  était  illustre,  et  Ton  conçoit  qu'il  pouvait  en 
tirer  gloire  ;  cousin  de  l'admirable  M""'  de  Sévigné ,  neveu  de  la 
sainte  M"'"'  de  Chantai,  arrière -neveu  du  François  de  Rabutin  des 
Commentaires  militaires  du  règne  de  Henri  II,  cinq  cents  ans  de 
noblesse  bien  authentiquement  établis  par  ses  propres  recherches 
depuis  le  premier  Rabutin,  qui  apparaît  lui-même  comme  un  per- 
sonnage considérable  dans  la  première  charte  où  figure  son  nom, 
oui,  tout  cela  fait  un  ensemble  plein  de  grandeur;  cependant  il  y  a 
des  degrés  même  dans  les  hauteurs,  et  en  lisant  cette  devise  je  ne 
pm's  m'empêcher  de  penser  que  c'est  justement  ainsi  que,  dans 


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IMPRESSIONS  DE   VOYAGE    ET   D^ART.  176 

Shakspeare,  Richard  Plantagenet,  duc  d'York,  parle  de  sa  fa- 
mille. 

Dans  cette  même  salle,  deux  petits  panneaux  semblent  faire  une 
allusion  mélancolique  à  sa  disgrâce  :  Tun  représente  une  fleur  se 
dressant  sous  les  rayons  du  soleil  au  milieu  d'un  parterre  avec  cette 
inscription  :  9a  vue  me  donne  la  vie;  dans  l'autre,  cette  même  fleur 
penche  langaissamment  la  tête,  privée  qu'elle  est  de  lumière;  son  ab- 
sencemetuey  dit  l'inscription  qui  l'accompagne.  Ailleurs  une  montre 
est  représentée  sur  une  table  avec  ce  commentaire  :  quieto  fuori  e 
movedeniro}  «  tranquille  à  Fintérieur,  elle  se  meut  en  dedans.  »  Il 
n'est  pas  fort  difficile  de  comprendre  que  la  fleur  est  un  symbole  de 
Bassy,  le  soleil  présent  ou  absent  un  symbole  de  la  faveur  et  de  la 
défaveur  royale,  et  que  la  montre  fait  allusion  aux  sentîmens  de  co- 
lère intérieure  dont  l'exil  remplissait  son  cœur.  On  pourrait  en  effet 
conserver  des  doutes  sur  la  nature  vraie  de  Bussy,  s'il  eût  été  con- 
stannnent  heureux  ;  maïs  le  malheur  qui  le  frappa  permet  de  péné- 
trer à  fond  la  qualité  de  son  âme  :  décidément  elle  fut  en  déshar- 
monie  avec  sa  condition.  Jamais  exil  ne  fut  supporté  avec  moins  de 
dignité  et  de  noblesse;  un  simple  vilain  se  serdt  tiré  de  l'épreuve 
avec  plus  de  gloire.  Il  accable  de  placets  remplis  des  expressions  les 
pins  humbles  le  roi,  qui  ne  daigne  pas  lui  répondre,  ni  même  ou- 
vrir ses  lettres;  il  ennuie  de  ses  sollicitations,  aussi  réitérées  qu'in- 
efficaces, les  ministres,  les  officiers  de  la  couronne,  les  confesseurs 
dn  roi;  il  s'abaisse  devant  les  influences  les  plus  infimes  et  fait  sa 
cour  à  de  simples  valets  de  chambre.  Ne  croyez  pas  cependant  pour 
cela  que  Bossy  soit  repentant,  ni  que  l'exil  dont  il  gémit  ait  changé 
sa  nature;  ces  mêmes  personnages  qu'il  accable  de  supplications 
presque  basses,  il  les  crible  de  mépris  dès  qu'ils  ont  le  dos  tourné 
ou  qu'il  croît  qu'ils  ne  peuvent  entendre.  Ces  plates  adulations  qull 
adresse  à  tel  de  ses  correspondans,  il  s'en  venge  avec  un  autre.  Ja- 
mais hypocrisie  ne  fut  moins  prudente,  moins  logique,  n'eut  moins 
de  suite  que  celle  de  Bussy.  A  chaque  instant,  le  gentilhomme  se 
révolte  en  lui,  et  détruit  en  une  minute,  par  une  incartade  de  sus- 
cepUbilité,  l'édifice  que  son  humilité  jouée  cherchait  à  élever.  Au 
moment  même  où  il  sollicite  auprès  du  maréchal  de  Créqui  une  fa- 
veor  pour  son  fils,  il  ne  peut  se  résoudre  à  l'appeler  monseigneur^ 
et,  comme  le  maréchal  se  trouve  assez  justement  blessé  de  cette  in- 
convenance, Bussy  prend  la  plume  pour  lui  expliquer  qu'il  a  le 
droit  de  ne  l'appeler  que  monsieur  y  parce  qu'il  était  son  supérieur 
en  grade  au  moment  de  sa  disgrâce,  et  qu'il  aurait  sans  cet  accident 
été  maréchal  de  France  avant  lui.  Même  aventure  avec  le  maréchal 
d'Estrées.  Dn  quidam  perd  quelques  centaines  de  pistoles  au  jeu 
avec  le  maréchal  de  Bellefonds,  et,  ne  pouvant  s'acquitter,  lui  passe 


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176  rëvuë  des  deux  mondes.   , 

une  prétendue  créance  sur  Bussy.  Le  maréchal  de  Bellefonds  écrit 
à  ce  dernier  dans  les  termes  les  plus  polis  pour  lui  demander  8*il 
reconnaît  cette  dette  et  s'il  lui  plaît  de  l'acquitter.  Bussy,  qui  ne 
doit  rien,  refuse  ;  mais,  s'imaginant  que  la  politesse  dont  usait  le 
maréchal  était  pour  le  narguer  et  qu'il  ne  montrait  tant  de  courtoi- 
sie que  pour  trancher  du  grand  seigneur  avec  lui,  il  lui  fait  sentir 
son  ancienne  supériorité  dans  les  termes  les  plus  blessans.  11  est 
vrai  de  dire  pour  excuse  que  ce  titre  de  maréchal  de  France,  toutes 
les  fois  qu'il  est  prononcé,  a  le  privilège  de  réveiller  les  douleurs  de 
Bussy,  et  de  lui  faire  perdre  toute  retenue  et  tout  bon  sens.  A  cha- 
que promotion,  il  se  dit  :  «  J'aurais  été  maréchal  de  France  avant 
tous  ceux-là  sans  cette  funeste  aventure,  »  et  l'amertume  coule  par 
torrens.  Certes  Bussy  aurait  été  maréchal  de  France,  sa  naissance 
et  ses  services  passés  lui  donnaient  droit  de  prétendre  à  cette  charge. 
Y  aurait-il  été  supérieur  à  tant  d'autres  que  nous  le  voyons  railler? 
Il  est  permis  d'en  douter.  Bussy  n'en  doute  pas  ;  comme  tous  les 
hommes,  il  a  son  illusion  favorite,  son  rêve  secret,  et  ce  rêve,  c'est 
qu'il  aurait  été  un  grand  homme  de  guerre.  Cette  préoccupation 
amëre  se  trahit  dans  la  décoration  du  château  d'une  manière  pres- 
que touchante,  oix  la  vanité  et  la  malice  ne  jouent  cette  fois  aucun 
rôle,  et  qui  laisse  soupçonner  un  noble  et  avouable  regret.  Une 
salle  entière  a  été  consacrée  à  ces  grands  hommes  de  guerre  du 
siècle,  dont  il  aurait  voulu ,  dont  il  aurait  pu  être  l'émule  et  le 
successeur.  Us  sont  tous  là,  quelque  cause  qu'ils  aient  servie  et 
à  quelque  pays  qu'ils  appartiennent,  Condé,  Turenne,  Bernard  de 
Saxe-Weimar,  Olivier  Gromwell,  Gustave-Adolphe,  Spinola,  Octave 
Piccolomini,  Waldstein,  Till^,  Mansfeld.  Ces  portraits  n'ont  pour  la 
plupart  aucune  valeur  d'art,  mais  ils  ont  le  mérite  de  présenter  une 
collection  complète  de  tous  les  généraux  célèbres  de  la  première 
moitié  du  xvii'  siècle,  et  de  nous  montrer  Bussy  sous  le  jour  qui 
l'honore  le  plus.  N'ayant  pu  réaliser  son  rêve,  Bussy  a  voulu  s'en- 
tourer au  moins  des  images  de  ceux  qui,  plus  heureux  que  lui, 
avaient  eu  Vastre^  pour  employer  son  langage,  car  il  faut  avoir 
l'astre  en  guerre  comme  en  amour.  Un  regret  de  gloire  où  sa  no- 
blesse reprend  son  avantage,  voilà  Bussy  dans  ce  qu'il  a  de  meil- 
leur; qu'il  lui  en  soit  tenu  compte  comme  de  la  larme  de  la  péri  à 
la  porte  du  paradis. 

La  guerre  et  les  femmes,  tout  Bussy  est  là,  car  les  connaissances 
et  les  goûts  de  lettré  de  cet  homme  dont  l'esprit  est  parfois  d'un 
tour  si  fin  et  qui  a  la  grossièreté  si  délicate  ne  vont  pas  bien  loin  : 
ne  confesse-t-il  pas  lui-même  quelque  part  qu'il  n'a  jamais  lu  Ho- 
race? Une  autre  galerie,  exclusivement  composée  des  portraits  des 
femmes  les  plus  illustres  du  xvi«  et  du  xvn*  siècle,  fait  pendant 


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IMPBESSIONS   DB  TOYAGE   ET  D'aRT.  177 

à  cette  galerie  militaire.  Comme  œs  portraits,  bien  que  meilleurs 
pour  la  plupart  que  les  précédens ,  sont  cependant  d'authenticité 
peu  prouvée ,  nous  n'en^parlerions  pas  plus  longuement,  s'il  ne 
s'y  rencontrait  deux  œuvres  hors  de  pair,  dignes  de  la  plus  cu- 
rieuse attention.  L'une  est  un  portrait  par  Mignard  de  M*"*  de  La 
Sablière,  dont  le  souvenir  reste  cher  à  tous  les  lettrés  pour  avoir 
été  la  providence  de  cet  admirable  baguenaudier  de  La  Fontaine 
qui,  sans  elle,  aurait  porté  souvent  des  habits  veufs  de  boutons  et 
des  souliers  privés  de  boucles.  N'eût-elle  pas  ce  titre  pour  mériter 
notre  attention,  l'originalité  piquante  de  son  visage  et  la  singula- 
rité exceptionnelle  de  l'attitude  que  le  peintre  a  choisie  pour  elle  la 
lui  obtiendraient  aisément.  Debout,  vêtue  d'une  robe  de  soie  bleue 
relevée  d'or  du  coloris  le  plus  heureux,  les  cheveux  soulevés  par 
un  vent  léger,  le  corps  gracieusement  penché  en  avant,  elle  court 
à  travers  les  allées  d'un  parc,  légère  comme  une  des  nymphes  de 
Diane.  Il  faut  voir  ce  charmant  portrait  pour  comprendre  comment 
il  est  possible  de  captiver  sans  vraie  beauté;  un  attrait  presque  irré- 
^stible  s'échappe  de  chacun  de  ces  traits,  de  ce  visage  arrondi  sans 
trop  de  perfection,  de  ce  teint  blanc  sans  beaucoup  d'éclat,  de  ces 
yeux  fermes  et  assurés  sans  hauteur,  de  ces  lèvres  serrées  sans  dé- 
dain agressif  :  le  tout  donne  l'impression  d'une  personne  tirée  par 
la  nature  d'un  moule  qui  n'a  servi  qu'à  elle  seule,  d'une  rareté  na- 
turelle par  conséquent,  et  faite  pour  comprendre  et  aimer  ce  qui 
lui  est  semblable,  c'est-à-dire  les  choses  rares.  Le  second  portrait 
est  celui  de  Mademoiselle,  fille  du  régent,  la  future  duchesse  de 
Berry,  par  Coypel.  Elle  est  encore  tout  enfant,  enveloppée  de  naï- 
veté et  d'ignorance  comme  une  rose  en  bouton  est  enveloppée  de  sa 
coque  verte.  Les  yeux,  qui  s'ouvrent  tout  grands  avec  l'étonnement 
de.radolescence,  ont  la  limpidité  des  sources,  la  chair  est  fraîche 
comme  le  matin  avant  que  le  soleil  ait  monté  sur  l'horizon.  Ce  por- 
trait de  Coypel  surprend  presque  comme  une  révélation  par  son 
expression  virginale,  tellement  l'imagination  s'est  habituée  à  se  créer 
une  vision  différente.  Un  attendrissement  de  nature  singulière  s'em- 
pare du  spectateur  en  songeant  avec  quelle  rapidité  cette  candeur 
va  disparaître.  Cette  limpidité  de  source,  comme  elle  va  prompte- 
ment  tarir  dans  ces  yeux  où  le  feu  de  la  fièvre  va  la  remplacer  I 
Cette  fraîcheur  virginale,  comipe  elle  va  se  dessécher  sous  l'action 
du  soldl  caniculaire  de  la  passion,  qui  va  monter  pour  elle  deux  fois 
plus  prompt,  deux  fois  plus  brûlant  que  pour  les  vulgaires  mor- 
tels! Comme  il  sera  court,  l'intervalle  qui  séparera  cette  enfance 
pure  que  nous  contemplons  ici  des  emportemens  sensuels  de  l'ago- 
nie navrante  dont  Duclos  dans  ses  Mémoires  sur  la  régence  nous 
retrace  le  tableau!  Et  cependant  si  violens  seront  les  orages  qui 

To«i  a.  —  1872.  12 


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178  RTUE  DES  DBUX  MORDBS. 

bouteverseroort  cette  courte  existence  qu'il  semble  que  des  siècles 
auront  dû  s*écouler  entre  ces  deux  périodes  st  voisines» 

Nous  avons  donné  aussi  complète  que  possible  la  description  des 
choses  exceptionneHement  curieuses  que  renferme  le  château  de 
lassy  :  pour  celles  qui  restent,  quelques  courtes  mentions  nous 
suffiront.  Nous  n'avons  pas  i  insister  sur  la  partie  de  la  décoration 
de  la  première  salle  que  Bussy  a  consacrée  aux  châteaux  royaux  de 
France.  Gomme  toujours,  Bussy  a  fait  accompagner  ces  peintures  de 
devises  auxquelles  il  a  joint  de  petits  symboles  souvent  cherchés  fort 
loin,  et  dont  le  sens  n'est  pas  toujours  aisé  à  saisir.  On  comprend 
aisément  que  Ghambord  soit  représenté  sous  la  forme  d'un  colima* 
çon,  et  que  sa  devise  soit  in  me  involvo^  je  me  roule  sur  moinoiême, 
définition  ingénieuse  de  l'originalité  de  ce  château,  on  comprend 
qu'Anet  soit  représenté  par  la  lune  dans  son  plein,  le  nom  de  la  lune 
étant  le  même  que  celui  de  la  belle  Diane  qui  le  posséda;  mais  qui 
nous  dira  pourquoi  Sceaux  est  représenté  par  un  oignon  avec  cette 
devise  en  mauvais  italien  :  chi  me  mordera^  piangeray  qui  mts  mor- 
dra en  pleurera?  Il  n'est  pas  non  plus  facile  de  comprendre  que  le 
symbole  des  Invalides  soit  un  oiseau  perché  sur  un  arii>re  et  en- 
voyant avec  son  chant  ses  adieux  à  la  lumière  disparue  :  piango  la 
luce  morta  di  mia  viia.  Est-ce  encore  une  allusion  aux  regrets 
que  lui  causait  sa  carrière  militaire  brisée?  Gela  est  bien  probable. 
La  chapelle  offre  plusieurs  morceaux  intéressai»  psumi  lesquels  un 
petit  tablean  sur  bois  représentant  Y  adoration  des  bergers  ^  char- 
mant de  naïve  bonne  humeur  bourguignonne.  On  dirait  un  Téniers 
transcrit  en  style  bourguignon,  ou  encore  une  traduction  par  la 
peinture  d'un  des  Noëls  du  Dijonnais  La  Monnaie.  Les  portraits  des 
deux  premiers  évoques  de  Dijon,  tous  deux  appartenant  à  la  famille 
parlementaire  des  Bouhier,  s'y  trouvent  aussi;  mais  ces  portraits 
sont  fort  postérieurs  à  Bussy,  car  ce  n'est  qu'au  dernier  siècle  que 
Dijon  fut  enfin  détaché  du  diocèse  de  Langres  et  érigé  en  évècbé» 
Enfin,  quand  nous  aurons  signalé  un  petit  portrait  de  M**  de  Coli- 
gny,  la  fille  aînée  de  Bussy,  que  son  aventure  avec  Larivière  a  resh- 
due  célèbre,  un  autre  petit  portrait  du  cardinal  Sciarra  Colonna, 
fils  de  Marie  Mancini,  et  une  jolie  page  de  Natoire  représentant  une 
allégorie  du  printemps  sous  la  forme  d'une  jeune  fille  portant  des 
fleurs  dans  son  sein,  notre  tâche  aura  pris  fin. 

Telle  est  dans  ses  plus  exacts  détails  la  décoration  de  ce  diàteau 
de  Bussy,  qui  constitue  une  des  pages  historiques  les  plus  com- 
plètes, les  plus  vivantes  que  le  xvif»  siècle  nous  ait  laissées.  Pro- 
tégée par  la  bonne  étoile  de  Bussy,  —  car  Bussy,  en  dépit  de  sa 
disgrâce,  peut  être  dit  favorisé  du  sort,  puisqu'il  a  eu  la  chance  de 
s'acquérir  une  immense  réputation  avec  une  spirituelle  bluette,  — 


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niPRESSIOÎïS  DE  TOTAGE  ET  D'aET.  179 

elle  a  été  épargnée  par  la  sottise  et  la  malice  des  hommes,  et  reste 
aussi  intacte  qu'au  premier  jour.  Les  dangers  d'altérations  mala- 
droites ou  d'ignorantes  mutilations  ne  sont  pas  à  craindre  à  l'heure 
présente  pour  cette  page  d'histoire  :  elle  se  trouve  placée  en  des 
mains  soigneuses,  celles  du  propriétaire  actuel,  M.  le  comte  de 
Sarcus,  qui  aime  son  château  et  en  fait  libéralement  les  honneurs 
aux  lettrés  et  aux  artistes.  Beaucoup  de  ces  derniers  se  rappel- 
leront sans  doute  que  ce  nom  de  Sarcus  était  porté  dans  ces  der- 
nières années  par  un  modeste  et  aimable  jeune  homme  qu'une 
cruelle  maladie  avait  privé  de  l'usage  de  ses  jambes,  et  qui,  pre- 
oant  sqn  inCrmité  avec  la  bonne  humeur  d'un  homme  bien  né, 
ûgnait  galment  du  pseudonyme  de  Quillenbois  de  petites  vignettes 
dans  le  genre  de  Gham.  H.  de  Sarcus  est  artiste  lui-même  à 
ses  heures  t  et  c'est  avec  plaisir  que  nous  avons  rencontré  dans 
la  chapelle  une  figure  de  saint  Jean  l'évangéliste  de  sa  composi- 
tion. Cependant  qu'arriverait-il,  si,  par  un  accident  de  transfert  de 
propriété,  ce  château  passait  en  des  mains  auxquelles  on  ne  pour- 
ndt  avdr  la  même  confiance?  Ce  n'est  pas  sans  crainte  que  nous 
prérojons  une  possibilité  de  destruction  ou  de  mutilation  pour 
un  document  de  cette  importance,  document  de  premier  ordre  et 
indispensable  à  qmconqae  vent  pénétrer  à  fond  le  xvn*  siècle.  Aussi, 
pour  parer  à  ce  péril,  nous  permettrons-nous  d'indiquer  deux  pré- 
cautions qu'on  pourrait  prendre  dès  à  présent.  Pourquoi  ne  crée- 
raût-on  pas  une  classe  particulière  de  monumens-  historiques  dans 
la  prévision  d'acddens  pareils  à  celui  que  nous  redoutons?  Pour- 
qwH  n'y  aurait-il  pas  une  classe  d'édifices  et  de  demeures  qui  res- 
teraient propriété  privée,  mais  qui,  en  vertu  de  leur  caractère 
défini  d'avance,  seraient  protégés  par  l'état  contre  les  foKes  ou  les 
bratalités  de  propriétaires  futurs  qui  n'offriraient  pas  les  garanties 
nécessaires  de  savoir  et  de  piété  historique?  Si  cette  classe  mixte 
de  monumens  historiques  était  créée,  le  château  de  Bussy-Rabutin 
devndt  y  occnper  une  des  premières  places.  La  seconde  mesure  est 
plos  facile,  et  pourrait  être  prise  dès  maintenant  par  l'industrie 
privée.  Pourquoi  la  librairie  de  luxe  ne  nous  donnerait- elle  pas  une 
écEdon  de  Y  Histoire  amoureuse  ornée  de  nombreuses  gravures  qui 
présenteraient,  en  guise  d'ilhistrations,  les  aspects  du  château  de 
Buny  et  de  son  joli  parc  incliné,  et  reproduiraient  avec  exactitude 
les  diverses  décorations  de  l'intérieur? 

Emile  Moittégut. 


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RIT  A 


SOUVENIR  D'UN   VOYAGE  DANS  L'ATLANTIQUE 


Il  y  a  longtemps  déjà,  le  navire  belge  le  Rubensy  sur  lequel  je 
me  rendais  aux  Indes  orientales  en  qualité  de  passager,  se  brisait 
sur  les  récifs  qui  entourent  l'ile  de  Boa-Vista.  L'équipage,  composé 
de  seize  personnes,  gagna  difficilement  la  terre  à  Taide  de  deux 
embarcations;  il  fut  recueilli  par  un  mulâtre  qui  remplissait  dans 
cette  possession  portugaise  les  fonctions  de  vice -consul  anglais. 

Notre  désastre  avait  été  complet.  Boa-Vista  n'offrait  aucune  res- 
source ;  le  pays  est  pauvre,  aride,  désolé,  et  ravagé  par  des  fièvres 
pernicieuses.  Je  dus  m' embarquer  pour  aller  chercher  des  secours 
à  Porto-Praya  de  San~Yago,  c'est  le  nom  de  la  capitale  du  misé- 
rable archipel  du  Gap- Vert.  Je  partis  en  compagnie  de  six  noirs 
originaires  de  la  côte  occidentale  d'Afrique.  Après  huit  jours  d'une 
périlleuse  traversée,  j'eus  l'heureuse  fortune  d'arriver  au  terme 
du  voyage  sans  aucune  des  mésaventures  qui  pouvaient  aisément 
survenir  pendant  le  cours  d'une  navigation  faite  à  contre-mous- 
son, avec  un  équipage  de  couleur,  dans  un  canot  non  ponté,  en 
plein  Océan-Âtlantique.  Conduit  le  lendemain  de  mon  arrivée  à 
San-Yago  en  présence  d'un  jeune  homme  à  l'âme  bonne  et  géné- 
reuse, nommé  Francisco  Cardozzo  de  Mello,  je  devins  aussitôt  son 
protégé.  Quelques  jours  après,  le  brick  portugais  le  Funchal  fut 
affrété  par  de  Mello  avec  mission  d'aller  chercher  mes  compagnons 
sur  l'Ilot  où  je  les  avais  laissés,  et  de  nous  transporter  ensuite  à 
Lisbonne. 

Au  moment  de  quitter  Boa-Vista,  un  jeune  Suédois,  appelé  Chris- 
tian, novice  à  bord  du  Rubensj  ne  se  présenta  pas.  Cette  dispari- 
tion nous  surprit,  car  il  connaissait  l'heure  fixée  pour  le  départ  du 
brick.  Le  vent  étant  très  propice,  le  capitaine  du  Funchal  mit  à  la 


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UN   SOCYENIR   DE   TOYAGE.  181 

Tolle  sans  vouloir  tenir  compte  de  mes  instances  pour  obtenir  quel- 
ques minutes  de  sursis.  Je  fus  d'autant  plus  affligé  de  cette  déser- 
tion étrange  que  j'étais  attaché  à  celui  qui  s'en  rendait  coupable. 
Élevé  dans  un  des  meilleurs  lycées  de  Bruxelles,  parlant  plusieurs 
langaes,  Christian  était  la  seule  personne  du  bord  avec  laquelle  je 
pnsse  m'entretenir.  Au  moment  où  le  Rubens  sombra,  j'javais  reçu 
de  loi  une  marque  d'amitié  dont  le  souvenir  ne  pouvait  s'effacer  en 
moi.  J'avais  espéré  reconnaître  ce  service  en  allant  me  mettre  à  la 
recherche  d'un  navire  à  San-Yago  ;  il  m'aurait  dû  son  retour  en 
Earope. 

Depuis  longtemps  j'étais  en  France,  et  aucune  nouvelle  de  Chris- 
tian n'était  parvenue  soit  à  Stockholm,  lieu  de  sa  naissance,  soit  à 
Anvers,  résidence  de  sa  famille.  Il  y  a  quelques  semaines,  je  rece- 
vais par  la  poste  un  pli  portant  le  timbre  de  San-Vicente,  nom  d'une 
des  lies  du  Cap-Vert;  c'est  un  port  où  font  escale  les  bateaux  à  va- 
peur qui  vont  au  Brésil  ou  en  reviennent.  Ce  pli  renfermait  les  notes 
qu'on  va  lire;  elles  sont  de  Christian. 

I. 

Boa*VisU,  le  30  septembre  1871. 

Vous  souvient-il  encore  de  moi?  Avez-vous  gardé  la  mémoire  de 
Taspirantde  marine  qui,  du  canot  où  capitaine  et  équipage  s'étaient 
réfugiés,  vous  appela  quelques  secondes  avant  la  disparition  de 
notre  beau  Rubens  dans  les  flots?  Placé  au  gouvernai!  du  navire 
par  un  commandant  éperdu,  on  vous  y  aurait  oublié,  vous  y  auriez 
péri  infailliblement  sans  l'appel  que  je  vous  jetai  dans  cet  instant 
de  trouble  suprême.  Aussi  est-ce  à  vous  le  premier  que  je  veux 
dire  le  motif  qui  me  fit  rester  seul  de  notre  ancien  équipage  sur  ce 
roc  désolé  qu'on  appelle  l'île  de  Boa-Vista. 

n  y  a  beaucoup  de  folie  amoureuse  dans  mon  aventure;  je  n'é- 
prouve pourtant  à  cette  heure  aucune  honte  à  confesser  que  j'ai 
cédé  sans  lutte  aux  entratnemens  d'une  ivresse  morale.  L'amour 
que  j'aî  éprouvé  devait  être  victorieux  de  tous  les  raisonnemens, 
puisqu'il  se  déchaîna  comme  un  ouragan  sur  un  cœur  de  vingt  ans. 
^ous  le  savez,  je  n'étais  qu'un  adolescent  lorsque  je  quittai  l'Eu- 
rope. Ha  transformation  fut  rapide  :  à  peine  eus-je  respiré  le  souffle 
des  chaudes  régions  où  la  perte  du  Rubens  nous  jetait,  à  peine,  au 
lieu  des  blanches  et  froides  neiges  de  mon  pays,  mes  pieds  eurent 
touché  les  dunes  embrasées  de  Boa-Vista,  que  tout  mon  être  devint 
viril;  mon  âme  s'ouvrit  à  la  vie,  au  bonheur  d'aimer,  comme  au 
printemps  la  nature  s'épanouit  et  répond  sans  réserve  aux  pre- 
nùëres  caresses  du  soleil. 


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182  RSYUE   DES   DBUX  MONDEJS. 

Le  soir  où  fut  convenu  pour  le  leudemain  mfttin  le  départ  du. 
brick  qui  devait  tous  ensemble  bous  ramener  en  Europe,  j'avais 
déjà  formé  le  projet  insensé  de  vous  laisser  partir  sans  mou  Xe  fis, 
dans  cette  veillée  cruelle,  des  eiforts  vraiment  surhumains  pour 
donner  à  mon  visage  Texpression  souriante  que  je  voyais  sur  les 
traits  de  tous  ceux  qui  m'entouraient.  Peu  ezpansifs  d'habitude,  les 
grossiers  matelots  flamands  du  Bubens  semblaient  être  devenus 
aussi  saïvenskent  gais  que  les  hommes  de  couleur  au  milieu  des- 
quels nous  vivions  depuis  le  naufrage.  Bien  que  rudement  éprouvés 
par  des  privations  incessantes,  l'horreur  de  leur  situation  avait  dis- 
paru comme  par  enchantement  dès  votre  arrivée  de  San-Yago.  Ne 
leur  aviez- vous  pas  amené  Tembarcation  qui  devait  les  rendre  à  la 
patrie  et  à  leurs  familles?  Aussi  quelle  ivresse  I  quelle  joie  1  quelles 
étreintes  I  Habitués  dès  leur  jeunesse  aux  durs  travaux  de  la  ma- 
nœuvre, préférant  aux  faibles  brises  de  la  terre  les  âpres  tourmentes 
de  la  mer,  ces  infortunés  regreJ^taient  le  ciel  nébuleux  des  froids 
pays  du  nord;  ils  abhorraient  ce  ciel  éclatant  du  tropique  qui  les 
énervait  et  mettait  cruellement  en  lumière  les  taches  et  les  bail* 
Ions  sordides  de  leurs  vareuses  rouges.  Vous  m'avez  peut-être  vu 
embrasser  avec  effusion  ceux  qui  à  bord,  depuis  notre  départ  d'An- 
vers, m'avaient  montré  pendant  la  navigation  de  l'intérêt  et  de  la 
douceur.  J'espérais  ainsi  cacher  mes  inquiétudes.  Je  ne  voulus  pas 
vous  parler  dans  la  crainte  de  vous  laisser  deviner  mon  trouble.  A 
minuit,  quand  je  crus  tout  le  monde  endormi,  je  me  levai  sans 
bruit  du  lit  de  sable  où  pêle-mêle  nous  couchions  depuis  un  mois  : 
je  vins,  en  retenant  mon  soufHe,  auprès  de  la  couchette  où  vous 
dormiez;  voyant  une  de  vos  mains  entr' ouvertes,  je  la  pressai  dou- 
cement. Je  vous  dis  adieu  i  voix  basse;  puis,  me  précipitant  hors 
de  l'habitation,  je  m'élançai  comme  un  fou  vers  l'intérieur  de  File. 

Je  courus  toute  la  nuit  au  milieu  de  dunes  interminables  sans 
r^arder  une  seule  fois  derrière  moi.  Le  ciel  était  magnifique,  pldn 
d'étoiles  brillantes;  pas  un  soufHe  dans  l'air,  le  silence  des  sables 
solennel,  mystérieux,  comme  il  doit  être  au  désert.  A  quatre  heures 
du  matin,  arrivé  au  sommet  du  cratère  d'un  volcan  éteint,  je  m'ar- 
rêtai. Si  des  matelots  avaient  été  envoyés  à  ma  poursuite,  du  lieu 
élevé  où  je  me  plaçai,  leur  approche  n'eût  pu  m' échapper.  Bientôt 
*fi  le  soleil  se  leva  et  éclaira  en  quelques  secondes  les  blocs  de  lave  au 

milieu  desquels  je  me  trouvais  :  les  dunes  à  couleur  fauve  déroulè- 
rent devant  moi  leur  affreuse  nudité;  au  loin,  la  mer  étincelait, 
m'enfermant  de  tous  côtés  comme  un  anneau  d'azur. 

Pendant  quatre  heures,  je  ne  cessai  de  regarder  avec  une  impa- 
tience fiévreuse  dans  la  direction  où  je  supposais  que  devait  être 
la  rade  de  Boa-Vista.  Soudain  vers  le  nord-est,  je  distinguai  un 


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UN  SOUTENIR  DE  VOYAGE.  ItS 

^tit  point  blanc  mobile;  coii»ae  un  gigantesque  oiseau  de  mer,  ce 
point  doublait  un  promontoire.  Je  reconnus  votre  Funchal  à  s» 
voilure  coquette  et  hardie.  Par  momens,  le  brick  s'approchait  de 
terre,  comme  s'il  eût  voulu  s'y  briser;  plusieurs  fois  il  disparat 
Umt  à  ùdt  à  mes  yeux,  perdu  presque  entièrement  dans  la  blan- 
cheur des  falaises.  Enfin,  mettant  le  cap  sur  l'horizon,  traversant, 
avec  une  audace  qui  me  semblait  inouie  les  récifs  sur  lesquels  le 
Rubins  avait  sombré,  le  brick  se  déroba  pour  toujours  à  ma  vue. 

Gomment  vous  décrire  l'émotion  qui  alors  s'empara  de  moi?  Je 
me  mis  à  envisager  la  situation  que  je  venais  de  me  faire;  je  la  vis 
affreuse.  En  Europe,  ma  disparition  plongeait  toute  ma  famille  dans 
la  douleur  et  le  deuil;  à  vingt  ans,  je  me  trouvais  sans  ressource 
aucune,  sur  une  lie  aride  de  l'Atlantique,  au  milieu  d'une  popula* 
tion  composée  en  grande  partie  de  noirs.  J'y  aimais  une  femme, 
presqae  une  enfant,  aussi  différente  de  moi  par  la  condition,  la  race 
et  la  naissance  que  l'eau  peut  différer  du  feu. 

C'est  pendant  que  vous  étiez  à  Porto -Praya  de  San-Yago  en 
quête  (Tun  navire  que  je  vis  pour  la  première  fois  celle  qui  devait 
prendre  sur  moi  un  empire  absolu.  Vous  rappelez-vous  Juan  da 
Silva  de  las  Montes  y  d'Oliveira,  cet  harpagon  mulâtre,  fantastique, 
squelette  vivant,  qui,  en  qualité  de  vice-consul  d'Angleterre,  nous 
recueilHt?  H  n'y  avait  pas  à  Boa-Vista  de  consul  de  Belgique,  et  da 
Slva  voulut  bien  agir  comme  s'il  eût  eu  cette  qualité.  11  se  consti- 
tna  notre  protecteur  plutôt  dans  un  esprit  de  spéculation  que  par 
charité;  il  espérait  trouver  dans  les  épaves  du  Rubens^  que  le  flot 
poussait  journellement  au  rivage ,  un  paiement  usuraire  des  dé* 
bourses  qu'il  allait  faire  en  hébergeant  tant  bien  que  mal  seize 
naufragés.  Placés  par  lui  dans  une  maison  abandonnée  et  ouverte 
à  tous  les  vents,  n'ayant  pour  couche  qu'un  sable  brûlant,  nous  y 
recevions  une  nourriture  insuffisante  :  du  maïs  grillé  sur  des 
briques  rougies  au  feu  nous  tenait  lieu  de  pain,  pas  de  viande, 
jamais  de  vin;  le  poisson  que  nous  allions  pêcher  nous-mêmes 
sous  un  soleil  de  feu,  à  l'aide  des  filets  empruntés,  composait  notre 
principal  aliment.  La  pauvreté  de  l'Ile  était  évidente,  et  nous  avions 
dû  accepter  toutes  ces  misères  sans  murmurer. 

Dn  jour  pourtant,  dans  l'espoir  d'obtenir  quelques  vêtemens  qui 
nous  faisaient  défaut,  je  fus  délégué  par  mes  compagnons  d'infor- 
tune auprès  de  da  Silva.  Je  parle  l'anglais;  je  me  fis  l'interprète  de 
leurs  doléances  en  songeant  plutôt  à  la  détresse  de  mes  amis  qu'à 
Ja  nuenne.  Vous  n'avez  pas  sans  doute  oublié  le  personnage.  Haut  de 
six  pieds,  la  tète  blanche,  la  figure  olivâtre,  le  vice- consul  da  Silva 
était  d'une  telle  maigreur  qu'elle  le  faisait  ressembler  à  un  roseam 
dMséché.  11  avait  soixante  ans,  disait-on^  je  hii  en  eusse  donné 


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18&  BEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

quatre-vingts.  Étendu  sur  un  canapé  en  rotins  de  Chine,  il  écouta 
ma  demande  en  bâillant  sans  relâche,  puis  d'une  voix  dolente  il 
me  dit  qu'il  lui  serait  difficile  de  faire  pour  nous  plus  qu'il  n'avait 
fait.  —  Je  suis  malade,  murmura-t-il;  ma  femme  vient  de  mourir, 
—  ici  un  long  bâillement,  —  et  de  quarante  personnes  qui  compo- 
sent ma  maison,  une  seule,  uma  criançny  n'a  pas  été  atteinte  par 
les  fièvres  qui  frappent  en  ce  moment  toute  la  population  de  Boa- 
Tista.  —  Pour  me  faire  juger  par  moi-même  de^l'impossibilité  où 
il  était  de  nous  venir  en  aide,  il  daigna  se  lever,  et  me  dit  de  jeter 
un  coup  d'oeil  dans  l'intérieur  d'un  réduit  voisin  de  sa  chambre, 
réduit  d'où  pendant  notre  conversation  j'avais  entendu  sortir  des 
plaintes.  —  Regardez  1  —  ajouta-t-il  d'un  ton  qui  ne  voulait  pas  de 
réplique,  en  ouvrant  la  porte  d'un  vaste  couloir. 

Je  restai  comme  pétrifié  d'horreur  au  spectacle  qui  s'offrit  à  ma 
vue.  Sur  des  nattes  en  latanier,  couvrant  en  désordre  le  parquet, 
gisaient  une  dizaine  de  personnes  hâves  et  livides;  quatre  ou  cinq 
petites  créatures  à  peu  près  nues  et  d'une  maigreur  inouie  sem- 
blaient expirantes.  Tous  ces  malades  paraissaient  succomber  aux 
fièvres  paludéennes  qui  chaque  année  sévissent  dans  ces  parages 
à  dater  du  mois  de  juin  jusqu'à  la  fin  de  décembre.  Une  table,  un 
crucifix  fixé  à  la  muraille,  et  sur  ce  crucifix  une  palme  desséchée, 
composaient  tout  l'ameublement.  Au  milieu  du  couloir,  une  belle 
jeune  fille  était  debout.  La  santé  rayonnait  sur  son  visage,  de  longs 
cheveux  noirs  et  abondans  tombaient  en  désordre  sur  ses  bras  et 
ses  épaules  nus;  ses  grands  yeux  pleins  d'une  douceur  infinie  in- 
terrogeaient à  tout  instant  les  malades  auxquels  la  fièvre  arrachait 
des  gémissemens.  Dès  qu'elle  remarqua  qu'il  y  avait  un  étranger 
avec  da  Silva,  elle  jeta  sur  ses  épaules  une  longue  mantille  en  co- 
tonnade bleue;  se  voilant  ensuite  la  figure  selon  la  coutume  mo- 
deste des  filles  du  pays,  je  la  vis  rester  inunobile,  absorbée  dans  le 
navrant  tableau  qui  était  devant  nous.  —  Me  croirez-vous?  Admet- 
tez-vous qu'une  passion  puisse  entrer  comme  un  glaive  dans  un 
cœur?  Moi,  j'en  ai  fait  l'expérience,  et  mon  histoire  vous  le  prou- 
vera, —  Malgré  la  rapidité  qu'elle  avait  mise  à  s'envelopper  de  sa 
mantille,  j'avais  parfaitement  aperçu  son  visage.  Dès  cet  instant,  je 
ne  vis  plus  qu'elle.  Ravi,  troublé,  ému,  je  n'entendis  plus  un  mot 
de  ce  que  le  vice-consul  marmottait  à  mon  oreille  pour  justifier  son 
avarice.  Je  sortis  du  consulat,  cherchant  déjà  dans  ma  tète  un  pré- 
texte plausible  à  un  prompt  retour  dans  cette  maison. 

Les  matelots,  pour  combattre  l'ennui  et  l'oisiveté  qui  les  tuaient, 
avaient  imaginé  de  donner  précisément  ce  jour-là  un  bal  aux  filles 
noires  de  l'Ile.  La  réunion  s'était  tenue  sous  un  hangar  abandonné, 
ouvert  à  tous  les  vents.  Rien  de  plus  simple  que  cette  fête  :  pour 


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UN  SOUVENIB*  DE  VOYAGE.  18& 

sièges,  des  planches  élevées  du  sol  à  l'aide  de  pierres  d'une  égale 
hauteur,  pour  orchestre  deux  noirs  frappant  à  tour  de  bras  sur  une 
grosse  caisse  ou  raclant  du  bout  de  leurs  ongles  trois  cordes  ingé- 
nieusement tendues  sur  une  noix  de  coco  coupée  en  deux,  la  lune 
éclairait,  —  pour  rafralchissemens,  de  petits  morceaux  de  canne  à 
sucre  servis  dans  une  calebasse  desséchée.  Goût  baroque  I  presque 
toutes  les  danseuses,  pieds  nus,  au  visage  couleur  d'ébëne,  mais 
aux  traits  réguliers,  portaient  des  robes  blanches  à  falbalas.  Rien 
cependant  n'est  ridicule  dans  leur  costume  journalier,  composé  in- 
variablement d'une  longue  jupe  bleue  et  d'un  canezou  très  large 
sur  lequel  elles  jettent  une  mantille  en  cotonnade»  Malgré  leur  ac- 
coutrement, les  hommes  du  Rubens  les  trouvèrent  belles  à  ravir;  il 
faut  croire  que  l'admiration  était  réciproque,  car  les'  danses  durè- 
rent tard  dans  la  nuit.  Dans  un  groupe  silencieux  de  vieilles  femmes 
accroupies  bouches  béantes  autour  des  danseurs,  j'avais  reconnu 
tout  à  coup  une  négresse  attachée  au  consulat.  Je  lui  avais  fait 
signe  de  sortir  de  l'atmosphère  trop  échauffée  de  la  danse,  et,  une 
fois  en  plein  air,  je  m'étais  empressé  de  lui  demander  le  nom  de 
celle  dont  l'image  ne  me  quittait  plus.  —  Rita,  me  dit-elle.  —  Je 
sus  encore  que,  née  à  Porto-Praya  de  San-Yago,  elle  n'était  ni  la 
fille  de  da  Silva  ni  son  alliée. 

Le  lendemain ,  je  la  vis  sortir  de  la  misérable  hutte  couverte  de 
palmes  sèches  qui  tient  ici  lieu  de  temple.  Ses  traits  ont  toute  la 
noble  régularité  des  visages  européens;  elle  est  grande,  svelte,  et 
sa  lente  démarche  m'a  rappelé  celle  des  femmes  de  la  Judée.  La 
pâle  couleur  de  sa  peau  jette  dans  mon  esprit  un  grand  trouble. 
Quelle  est  l'origine,  la  race  de  cette  femme?  Ses  bras,  son  col,  ses 
fines  épaules,  ont  les  reflets  du  bronze  florentin.  Il  y  a  de  l'or  dans 
sa  chair.  La  Sulamite  du  Cantique  des  cantiques  devait  avoir  cette 
étrange  beauté;  comme  celle  que  Salomon  appelait  la  plus  belle 
d'entre  les  femmes,  elle  eût  pu  dire  :  «  Je  suis  brune,  mais  de 
bonne  gr&ce...  Ne  prenez  pas  garde  à  moi  de  ce  que  je  suis  brune, 
parce  que  le  soleil  m'a  regardée.  » 

A  tout  instant,  vous  pouviez  entrer  en  rade  avec  le  bâtiment  qui 
devût  nous  rapatrier;  bien  décidé  à  vous  laisser  mettre  à  la  voile 
sans  moi,  si  j'apprenais  que  je  pouvais  épouser  Rita,  je  retournai 
chez  le  vice*consul  da  Silva  dès  le  lendemain  de  ma  première  visite. 
En  ma  qualité  d^  blanc,  —  qualité  dont  jusqu'à  ce  moment  je  n'avais 
pas  soupçonné  le  privilège,  —  le  mulâtre  n'osa  pas  me  faire  un 
trop  mauvais  accueil  ;  il  me  reçut  avec  son  indifférence  habituelle, 
sans  attacher  aucune  importance  à  cet  empressement,  sans  se  dou- 
ter du  motif  qui  m'amenait  chez  lui.  Je  n'avais  qu'un  but  cepen- 
^t,  loi  parler  de  celle  que  j'aimais,  entendre  parler  d'elle,  con- 


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i86 


BBTUS  DES   DCUX  MOIIDES. 


fesser  mon  amour  dès  qn'il  s'offirirait  une  occasion  propice.  J'étais 
étonné  que  le  vice-consul,  en  me  regardant  avec  quelque  atteniioD, 
ne  lût  pas  dans  mes  yeux,  ne  vit  pas  dans  ma  contenance  embar- 
rassée tout  ce  qui  se  passait  en  moi,  et  ne  vint  pas  de  lui-même 
au-devant  des  explications  que  je  brûlais  d'obtenir  de  lui.  Heu- 
reusement le  hasard  servit  mes  désirs.  Importuné  par  la  demande 
de  quelques  secours  pour  un  de  nos  matelots  malades,  da  Silva  rae 
dit  avec  une  grossière  brusquerie  de  m'adresser  désormais  pour  cm 
sortes  de  requêtes  à  Rita,  que  cette  fille  seule  connaissait  les  res- 
sources de  sa  maison,  qu'il  lui  avait  donné  ses  pleins  pouvoirs  de- 
puis qu'il  était  malade,  et  qu'il  agréait  d'avance  tout  ce  qui  serait 
convenu  entre  nous.  —  Rita,  lui  dis-je  avec  quelque  étonnement^ 
est  bien  cette  jeune  fille  que  j'ai  vue  hier  veillant  sur  vos  malades? 

—  Précisément. 

—  Je  comprends  mal  le  portugais;  il  est  à  craindre  qu'elle  ne 
puisse  pas  elle-même  comprendre  ce  que  je  lui  demanderai,  si, 
comme  à  vous,  je  lui  parle  anglais. 

—  Soyez  tranquille.  Des  relations  d'affaires  avec  ks  Américains 
qui  viennent  à  Boa-Vista  tous  les  ans  chercher  des  sels  et  des  peaux 
de  chèvres  ont  rendu  cette  langue  familière  à  toutes  les  personnes 
de  rtle.  La  nature,  qui  nous  a  faits  noirs,  a  racheté  sen  injustice  en 
nous  accordant  le  don  des  langues. 

—  Et  le  français,  monsieur  le  vice-consul,  quelqu'un  le  parle- 1-41 
dans  nie? 

—  Personne;  il  n'y  pas  même  de  vice-consul  de  France  à  Boa- 
Vista. 

Une  idée  que  je  croyais  très  heureuse  traversa  mon  cerveau. 
—  Vous  plairait-il  de  l'apprendre  de  moi? 

—  Apprendre  le  français  à  un  vieux  gorille?  Vous  n'y  songez 
pa9.  Vous  pourriez  partir  demain,  —  ce  que  je  vous  souhaite,  — 
et  il  est  bien  inutile  de  se  casser  la  tête  pour  un  travail  qu'on  ne 
peut  pas  finir...  à  moins,  s'écria -t-il  avec  un  rire  lugubre  qui  se- 
couait les  os  de  sa  mâchoire  comme  des  castagnettes,  que  vous  ne 
vouliez  vous  fixer  dans  Tarchipel  du  Cap- Vert  comme  maître  d'é- 
cole. Vous  seriez  sûr  de  n'y  avoir  aucun  concurrent,...  et  par  rao- 
mens,  quand  la  mort  fauche  cette  lie,  pas  un  élève  1 

—  Pourquoi  pas?  —  rëpliquai-je  sans  me  laisser  rebuter  par 
ses  sinistres  plaisanteries,  en  songeant  sérieusement  qu'il  m'iiodi- 
quait  ainsi  pour  l'avenir  une  ressource  contre  rabaadon  et  la 
misère. 

Le  vice-consul  ne  daigna  plus  me  répondre;  il  alluma  un  cigare 
de  Bahia,  tout  en  me  regardant  en  dessous  et  peut-être  avec  quel- 
que admiration;  cependant  était-ce  bien  de  l'admifation,  et  ne  pen- 


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UN  SOUTENIR  DB   TOYAttS.  187 

aBh-il  pas  plutôt  qu'il  av»t  un  foa  devant  lui?  Ce  qoi  me  parat 
éfîdenU  d'est  qu'il  n'encourageait  pas  men  idée.  C'eût  été  d'ail- 
leurs  un  crime.  Je  pouvais  échapper  &  l'épidémie  de  la  saison, 
OMÛs  dans  iuiit  mois,  après  le  retour  des  pluies,  les  fièvres  revien- 
draient avec  leur  affireux  cortège  de  soufiranoes.  Pour  un  homme 
habitué  à  l'air  tempéré  de  l'Europe,  le  danger  devait  être  plus  grand 
qaepour  ceux  qui,  nés  id,  se  sont  accoutumés  à  vivre  dans  l'attente 
d'oBB  mort  prématurée.  Comment  comprendre  que  ces  lies  mal- 
saînes  ne  soient  pas  désertes?  Quel  lien  invincible  a.ttache  donc 
ses  habitans  à  cette  terre  sans  arbres,  sans  (leurs,  à  ce  sol  où  le  so- 
leil fait  germer  la  mort,  lorsque  partout  ailleurs  ce  même  soleil 
donne  la  vie,  la  verdure,  les  prairies,  la  forêt  aux  ambres  impéné- 
trables? Et  quelle  existence  ne  devait  pas  être  la  mienne  désor- 
mais, si  je  persistais  dans  ma  résolution  1  Séparé  de  l'Europe  pen- 
dant de  longs  jours,  je  ne  pouvais  e^rex  avoir  des  nouvelles  des 
miens  et  de  ma  patrie  que  lorsqu'un  bâtiment  américain  viendrait 
cberdier  les  produits  misérabies  de  l'Ile,  ou  encore  lorsqu'un  capi- 
taine inexpérimenté,  par  une  nuit  obscure,  jetterait  son  navire  sur 
les  récifs  qui  perdirent  le  Rubens.  —  A  quoi  diable  songez-vous? 
groffimela  le  vieux  consul.  Allez  donc  trouver  Rita,  et  ne  vous  faites 
pas  doDBer  toute  la  maison  par  elle. 

le  m'éloignai  sans  être  troublé  ni  par  la  brosqume  de  da  Silva^ 
ni  par  les  pensées  sinistres  qui  venaient  de  traverser  mon  esprit; 
je  n'ensse  pas  aimé,  si  mon  cœur  en  eût  été  ébranlé.  Je  ne  songeais 
qu'à  fadorable  vision  que  j'avais  eue  la  veille,  je  ne  voulais  vivre 
que  pour  me  faire  aimer  de  Rita;  je  n'avais  qu'un  but,  lier  sa  des- 
tîjiée  à  la  mienne.  Je  la  trouvai  sous  la  vérandah  d'une  vaste  cour. 
Tontes  les  habitations  riches  de  cet  archipel  sont  construites  à  la 
moresque,  c'est-à-dire  ayant  au  centre  du  logis  un  large  espace 
quadiangulaire  formé  par  les  murailles  de  l'habitation  et  entouré 
d'une  galerie  en  bois,  qui  s'élève  ordinairement  à  la  hauteur  d'un 
premier  étage.  Les  portes  des  chambres  à  coucher,  du  salon,  de  la 
salle  à  manger,  s'ouvrent  toutes  sur  ce  balcon,  où  les  maîtres  du 
logis  circulent  continuellement;  les  femmes  y  travaillent  le  jour,  y 
prennent  le  frais  le  soir,  et  les  enfans,  étendus  entièrement  nus  sur 
des  nattes,  y  jouent  pendant  de  longues  heures.  La  domesticité,  les 
slaves,  —  il  y  en  a  encore,  je  ne  le  sus  que  trop,  dans  les  posses- 
^OBs portugaises,  —  vivent  pêle-mêle  au  rez-de-chaussée  avec  les 
chevaux,  les  chiens  et  les  smimaux  domestiques.  Quant  aux  habi- 
tations pauvres  des  indigènes,  elles  n'ont  qu'un  rez-de-chaussée 
eitérieureamt  blanchi  à  la  chaux;  l'intérieur  est  des  plus  misé- 
rables. Les  familles  qui  y  vivent  sont  composées  de  noirs,  an- 
^ens  eadarves  affranchis.  La  température  étant  continuellement 


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188  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevée,  ils  donnent  sur  le  sol  foulé»  enveloppés  dans  une  couver- 
ture en  coton  fabriquée  sur  la  côte  d'Afrique.  Parfois  dans  une  de  ces 
demeures  l'œil  étonné  découvre  un  piano,  un  meuble  élégant,  des 
défroques  d'Europe,  des  vins  excellens  et  de  tous  les  pays  :  ce  sont 
des  épaves  que  la  mer  a  rejetées  sur  les  côtes  de  ces  lies,  triste* 
ment  fertiles  en  naufrages.  Si  les  diamans  y  brillent  aux  doigts  de 
presque  toutes  les  négresses,  c'est  qu'elles  les  ont  enlevés,  en  les 
mutilant  sans  scrupule,  aux  mains  crispées  des  noyées.  Sans  la 
pèche,  fort  abondante  d'ailleurs,  sans  les  épaves,  il  n'y  aurait  peut- 
être  pas  un  habitant  à  Boa-Vista. 

Lorsque  j'aperçus  Rita,  elle  distribuait  à  des  chèvres  avides  quel- 
ques feuilles  fraîches  de  maïs;  accroupie  aux  pieds  de  la  jeune  fille* 
se  trouvait  la  négresse  que  j'avais  interrogée  la  veille.  Dès  que 
celle-ci  me  vit,  elle  s'élança  vers  moi,  et,  s'emparant  de  mes  mains, 
y  posa  ses  grosses  lèvres  selon  la  coutume  humble  des  esclaves.  Je 
devins  cramoisi  autant  des  étranges  marques  de  soumission  que  je 
recevais  d'une  pauvre  femme  que  de  l'ennui  de  me  voir  reconnu. 
—  Où  as-tu  fait  connaissance  avec  cet  étranger,  Nora?  lui  demanda 
sa  maîtresse. 

Je  n'entendis  pas  la  réponse,  qui  fut  dite  à  voix  basse;  mais  la 
négresse  parlait  avec  volubilité,  roulant  à  tout  instant  ses  grands 
yeux  de  mon  côté,  et  j'eus  la  certitude  que  tout  ce  qui  avait  été 
échangé  en  paroles  entre  elle  et  moi  était  fidèlement  rapporté. 
Rita  me  considéra  longuement;  il  y  avait  un  étonnement  craintif 
dans  son  regard,  presque  une  question.  J'étais  tout  interdit.  Lors- 
qu'elle me  demanda  ce  que  je  cherchais,  je  fus  quelques  secondes 
sans  pouvoir  répondre.  —  Da  Silva,  lui  dîs-je  enfin,  m'a  fait  es- 
pérer que  vous  consentirez  à  être  pour  nous  tous ,  pauvres  naufra- 
gés, mais  surtout  pour  un  de  nos  matelots  qui  vient  d'être  atteint 
par  les  fièvres,  ce  que  vous  êtes  pour  les  malades  de  cette  maison, 
une  sœur  de  charité. 

—  De  tout  mon  cœur,  reprit-elle  simplement. 

Elle  se  leva  aussitôt,  et  me  conduisit,  suivie  de  Nora,  dans  une 
petite  chambre  où  elle  gardait  et  préparait  sans  doute  les  médica- 
mens.  Elle  y  prit  ce  qui  convenait  au  matelot  souffrant;  nous  par- 
courûmes ensuite  la  maison,  afin  d'y  découvrir  des  objets  très  utiles 
à  des  Européens  naufragés,  mais  sans  valeur  pour  un  habitant  de 
Roa-Vista.  —  Le  vice-consul,  me  dit  tout  à  coup  la  jeune  fille,  vous 
a-t-il  autorisé  à  me  demander  tout  cela? 

—  Oui.  Le  vice-consul  approuve  tout  ce  que  vous  ferez;  seule- 
ment, connaissant  votre  générosité,  il  m'a  chargé  de  vous  recom- 
mander de  ne  pas  dévaliser  toute  sa  maison  pour  nous. 

Elle  sourit  avec  une  légère  ironie,  puis  d'une  voix  douce  :  — 


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UN  SOUTENIR  DE  TOTAGE.  189 

Gomme  vous  avez  l'air  très  bon,  dit-elle,  je  vais  vous  faire  la  meil- 
leure part  dans  le  peu  que  j'ai  à  donner. 

—Je  ne  veux  rien  pour  moi,  encore  moins  voudrais-je  d'une  pré- 
férence. Je  ne  me  plains  pas,  et  je  ne  demande  rien«..  Je  me  trompe, 
Rita,  voulez- vous  m'autoriser  à  être  témoin  du  bien  que  vous  faites 
ici?  Accordez-moi  cette  faveur,  et  je  vous  affirme  que  jamais  dé- 
Dûment,  misère,  ennuis,  n'auront  été  pour  moi  plus  légers  à  sup- 
porter. 

—  A  quoi  bon  me  revoir?  fit-elle  confuse,  naïvement  étonnée, 
ne  paraissant  pas  comprendre  le  prix  que  j'attachais  à  ma  demande. 
Cela  ne  changera  pas  la  farine  de  manioc  et  le  maïs  que  vous  avez 
à  manger  en  pain  blanc,  l'eau  saumâtre  de  nos  citernes  en  eau  de 
source  limpide.  ••  Pourtant,  si  la  vue  des  misères  de  cette  maison 
vous  fait  trouver  moins  pénible  votre  situation  de  naufragé,  venez. 
J'ai  quelques  bons  livres  anglais  et  portugais;  les  voulez-vous? 
\otre  séjour  dans  l'Ile  ne  peut  être  bien  long;  mais,  quelle  qu'en 
soit  la  durée,  si  j'ai  pu  vous  aider  à  supporter  un  instant  les  hor- 
reurs de  cette  résidence,  je  serai  heureuse  et  contente. 

Je  me  précipitai,  sans  réflexion,  en  les  baisant  comme  un  fou,  sur 
les  petites  mains  de  l'adorable  créature,  qui,  tout  en  parlant,  levait 
ses  yeux  humides  vers  le  ciel  comme  pour  me  dire  d'y  chercher  un 
secours  supérieur  à  ceux  qu'elle  pouvait  m'oifrir.  Je  sentis  mes 
larmes  jaillir  à  flot,  et  prêt  à  s'échapper  de  mes  lèvres  un  aveu 
brûlant.  Je  me  contins  pourtant,  car  il  me  paraissait  insensé  que 
Bita  put  at>ire  à  la  spontanéité  de  ma  passion.  Après  avoir  par- 
couru le  logis,  reçu  les  livres  et  les  objets  destinés  à  mes  compa- 
gnons, je  voulus  encore  une  fois  lui  dire  que  je  l'aimais  :  ma  voix 
expira  sur  mes  lèvres;  par  le  regard  que  la  jeune  femme  lança  sur 
moi  en  me  quittant  brusquement,  je  compris  qu'elle  avait  con- 
sdeoce  des  sentimens  qu'elle  m'inspirait.  Ce  regard  était  glacé, 
d'une  froideur  tellement  calculée,  que  je  sortis  de  chez  da  Silva 
pleurant  comme  un  enfant. 

Le  lendemain  même  de  cette  visite  et  jusqu'au  jour  de  votre  ar- 
rivée, je  revins  à  la  maison  du  consul  avec  la  tenace  et  audacieuse 
persistance  des  homnoes  de  mon  âge.  Gomme  je  ne  pouvais  m'y  pré- 
senter que  dans  l'après-midi,  je  m'asseyais,  en  attendant  l'heure 
désirée,  sur  le  sable  au.  bord  de  la  mer.  J'avais  soin  de  me  placer 
sur  un  point  élevé  de  la  côte  d'où  mes  yeux  pussent  sans  peine  dé- 
couvrir la  demeure  de  ma  bien-aimée.  Si  un  instant  je  perdais  de 
^e  sa  maison,  c'était  pour  contempler  le  mouvement  des  vagues 
déferlant  à  mes  pieds  :  j'entendais  sortir  du  frémissement  des  flots, 
lorsqu'ils  touchaient  la  grève,  conmie  un  écho  confus  des  plaintes, 
des  sanglots,  des  colères,  dont  mon  cœur  était  plein.  N'avais-je 


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190 


RBTUB  DES  DEUX  MONDES. 


pas,  hélas I  sujet  d'être  malheureux?  Depuis  le  moment  où  Rita 
devina  que  je  Taimais,  son  regard  ne  s'était  plus  adouci.  Genifois 
j'avais  voulu  lui  demander  l'explication  de  son  indifférence,  cent 
fois  elle  s'y  était  dérobée.  J'allais  sans  doute  me  décider  à  tout  dire 
à  da  Silva,  avec  l'espérance  de  gagner  son  appui  ou  son  approba- 
tion, lorsque  je  vis  les  voiles  blanches  du  Funchal  arrivant  av^c 
vous  de  San-Yago. 

Dès  que  j'appris  que  vous  veniez  pour  nous  ramener  en  Europe, 
je  courus  chez  le  consul.  11  me  fallait  savoir»  sans  perdre  une  mi- 
nute, si  rien  ne  s'opposait  à  ce  que  Bita  devint  ma  femme.  Si  je 
pouvais  l'espérer,  je  vous  laissais  mettre  à  la  voile  sans  moi,  saiKS 
rien  communiquer  à  personne  de  mes  projets;  dans  le  cas  contraire, 
il  fallait  monter  tout  de  suite  à  b(H*d  et  ensevelir  mon  amour  dans 
l'oubli. 

.  Dès  que  Rita  entendit  le  bruit  de  mes  pas  sur  les  planches  so- 
nores de  la  Yérandah,  je  la  vis  accourir  à  ma  rencontre.  A  ma  grande 
surprise  et  avec  peine,  je  remarquai  que  son  beau  visage  avait  re- 
pris l'expression  de  douceur  ineffable  qui  m'avait  si  fortement  sub- 
jugué lorsque  je  le  vis  pour  la  première  fois.  —  Je  sais  la  bonne 
nouvelle,  me  dit-elle,  et  je  viens  de  remerder  la  Vierge  de  ce  qu'eUe 
a  fait  pour  vous.  Dès  demain,  vous  serez  en  route  pour  r£urope. 

Je  demeurai  interdit.  —  Vous  croyez  donc  que  je  suis  heureux 
de  partir?  m'écriai-je. 

—  Gomment  ne  le  seriez-vouspas?  On  dit  des  choses  merveil- 
leuses éà  votre  pays.  Toutes  les  femmes,  m'assure-t-on,  y  sont 
blanches  et  libres.  Qu'on  doit  être  heureux  d'habiter  de  telles  con- 
trées !  Gomment  peut-on  les  quitter?  Néanmoins  ne  dites  pas  chez 
vous  trop  de  mal  de  nos  îles;  —  quoique  pauvres,  elles  sont  hos- 
pitalières. Si  les  hasards  de  votre  vie  de  marin  vous  ramènent  un 
jour  dans  notre  archipel,  venez  nous  voir.  Da  Silva,  j'en  suis  per- 
suadée, vous  pressera  de  nouveau  la  main  avec  plaisir. 

—  Peu  m'importe  da  Silva  I  Vous,  Rita,  aurez-vous  qudque  joie 
à  mon  retour? 

—  Oui,  beaucoup,...  je  puis  vous  le  dire  à  présent  que  vous  par- 
tez;... mais,  j'y  songe,  reprit-elle  avec  tristesse,  si  vous  restez  de 
trop  longues  années  sans  revenir,  peut-être  ne  me  retrouverez*vous 
plus.  Les  fièvres  ne  m'épargneront  pas  toujours.  Dans  ce  cas,  pro- 
mettez-moi de  faire  un  pèlerinage  là-bas,  vers  les  dunes  blanches, 
au  cimetière,  où  je  reposerai. 

— Ghassez  cette  idée,  Rita;  vous  vivrez  pour  moi,  comme  je  veux 
vivre  pour  vous.  Je  ne  pars  pas  :  je  vous  aime;  ne  le  savez-voas 
pas?  Vous  serez  ma  fanme,  si  vous  y  consente.  Demain  même.,  après 
le  départ  de  mes  compagnons,  je  demande  votre  main  à  da  Silva. 


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UM  SOUTENIR  DE    TOTAU.  191 

— Hctt,  votre  fesune?  fit  la  jeune  fille  avec  un  geste  d'épouvante, 
c'est  impossible! 

—  Impoaâii^,  gcaBd  Dieu I  Pourquoi? 

—  Ne  aavee-vous  pas  qui  je  suis?..  Partez,  au  nom  du  cîell  ne 
m'interroges  pAS;  je  ne  pub  ôtre  à  vous  I 

J'étais  atterré;  j'allais  continuer  lorsqu'elle  éclata  en  sanglots,  et 
malgré  mes  efforts  pour  la  retenir  elle  s'échappa  de  mes  bras,  me 
laissant  comme  foudroyé.  Je  ne  sais  combien  de  temps  je  fusse  resté 
soos  le  coup  de  mon  égarement  sans  une  voix  triste  et  dolente  qui 
munnnra  en  portugais  à  côté  de  moi  :  —  Que  faz  ahi^  o  senhor? 
(que faites-vous  là,  monsieur?) 

C'était  la  vieille  négresse  Nora,  que  j'avais  toujours  vue  auprès 
de  Rita.  J'écrivis  à  la  bâte  quelques  mots  au  crayon  sur  un  papier, 
et  je  la  priai  de  les  porter  à  sa  maltresse.  —  mia,  no  arnuy..  me 
dit-elle.  (Rita,  pas  maitresse.)  —  Je  la  regardai  avec  fureur  ;  elle 
n'eût  pas  été  femme,  je  l'eusse  fripée.  —  Ob  I  reprit-elle  d'un  air 
triste,  comme  fàcbée  d'avoir  été  mal  comprise,  eu  sou  humilde 
aiada{\à  suie  sa  servsJite  dévouée  )«  fiita  empêcher  toujours  moi 
d'être  battue. 

—  Porte-loi  donc  cecU  si  tu  l'aimes;  mais  ne  remets  oe  papier 
qu'à  elle  seule...  Jure-le  I 

Nora  se  signa  et  jura  ce  que  je  voulus.  Je  disais  :  u  Rita,  je  ne 
partirai  point.  Je  reste  pour  vous  mériter,  pour  vaincre  les  obstacles 
qoi  s'opposeraient  à  ce  que  j'ose  espérer.  Au  nom  du  ciel,  gardez  le 
secret  de  cette  résolution  jusqu'à  demain.  u  Ghriszun.  m 

Je  Tirns  ai  dit  qu'après  la  lente  dij^)arition  du  Funchal  derrière 
Thorism  j'avais  envisagé  avec  effroi  toute  l'étendue  de  la  situation 
sans  issue  où  volontairement  je  Ai'étais  placé.  Le  \x:kk  parti,  je 
défais  sans  retard  aller  trouver  da  Silva;  mais  comment  l'aborder? 
que  hd  dire  pour  expliquer  mon  étrange  séjour  à  Boa-Vista?  Bien 
qn'en  parlant  de  l'attachement  d'un  blanc  pour  une  fille  de  cou- 
kor,  n'allais-je  pas  lui  fournir  un  motif  de  raillerie?  Si  je  lui  di- 
sais que  la  personne  aimée  était  Rita,  que  je  la  voulais  prendre 
pour  femme,  n'était-ce  pas  faire  éclater  une  inimitié  terrible?  Je 
venais  ravir  à  un  vieillard  avare  son  trésor,  l'âme  de  sa  maison, 
l'u^ge  gardien  de  ses  malades,  la  femme  qui  devait  remplacer  près 
des  Qiphelins  la  mère  récemment  perdue.  Il  ne  fallait  pas  oublier 
un  seul  instant  qu'en  sa  qualité  de  vice-consul,  da  Silva  avait  le 
droit  de  me  tenir  enfermé  jusqu'au  passage  d'un  navire;  cet  homme 
n'avait  qu'un  seul  mot  à  dire  au  commandant  d'un  bâtiment  de 
gaene  anglais,  pour  que  dès  mon  arrivée  en  Europe  je  fusse  remis 
cooune  déserteur  à  l'un  des  représentans  de  la  nation  sous  le  pa- 


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192  RETCE  DES  DEUX  MONDES. 

villon  de  laquelle  je  venais  de  naviguer.  Je  devais  donc  agir  avec 
la  plus  grande  circonspection.  Voici,  après  bien  des  hésitations»  ce 
que  j'avais  arrêté  :  ne  pas  laisser  soupçonner  à  da  Silva  la  passion 
que  je  ressentais,  me  faire  passer  pour  un  garçon  enthousiaste  de 
la  vie  d'aventures,  capter  par  un  dévouaient  absolu  la  confiance  de 
celui  qui  disposait  de  Rita,  de  manière  à  lui  faire  employer  mon 
activité  à  étendre  ses  relations  d'affaires  avec  l'Amérique,  lui  deve- 
nir tellement  indispensable  qu'il  n'osât  rien  me  refuser. 

Dès  que  le  vice*consul  me  vit  arriver  chez  lui,  il  se  leva  de  sa 
chaise  comme  mû  par  un  ressort;  en  vrai  Portugais  créole,  il  m'ac- 
cueillit par  des  apostrophes  précipitées  à  l'adresse  de  tous  les  saints 
et  saintes  du  paradis  catholique.  —  Jésus  ^  santa  Maria  ^  Joséî 
s'écria-t-il  en  ne  cessant  de  me  regarder  tout  effaré,  que  vois-je? 

—  Puis,  devenant  tout  à  coup  païen  en  changeant  de  langage,  il 
s'écriait  en  anglais  :  —  Par  Jupiter,  est-ce  réellement  vous,  maître 
Christian?  —  Nora  se  confondait  en  signes  de  croix  incessans;  Rita 
n'osait  me  regarder.  Il  me  parut,  en  considérant  attentivement  la 
jeune  fille,  qu'elle  avait  pleuré;  à  la  vue  de  ses  beaux  yeux  encore 
humides,  mon  aplomb  tomba.  Je  sentis  devant  cette  tristesse  inat- 
tendue fondre  mes  projets  et  mes  résolutions  comme  la  neige  fond 
au  soleil. 

Quand  da  Silva  eût  retrouvé  son  flegme  habituel,  il  me  demanda 
ironiquement  si  j'avais  pris  au  sérieux  mon  projet  d'enseigner  le 
français  à  des  négrillons.  Il  aimait  mieux  croire  pour  mon  jugement 
que  j'étais  mal  avec  mon  ancien  capitaine,  et  que,  craignant  de 
mauvais  traitemens,  je  l'avais  laissé  partir  sans  moi.  En  agissant 
sdnsi,  je  n'étais  pas  strictement  dans  mon  droit;  néanmoins  je  pou- 
vais me  croire  libéré  vis-à-vis  d'un  commandant  qui  avait  brisé  sot- 
tement son  navire  sur  des  écueils.  Me  trouvant  un  air  embarrassé  : 

—  Si  vous  vous  plaisez,  par  un  miracle  de  Dieu,  à  Boa-Vista,  me 
dit-il,  sur  ce  grain  de  sel  toujours  léché  par  la  mer,  ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  laisserai  mourir  de  faim.  Vous  me  parlerez  souvent  de 
votre  Europe  et  m'apprendrez  à  la  connaître.  Rita,  voilà  une  bonne 
occasion  pour  toi  d'apprendre  le  français  à  peu  de  frais;  quant  à 
moi,  je  suis  trop  vieux  pour  cela.  Cherche  dans  la  maison  un  bâton 
où  puisse  percher  ce  bel  oiseau  blanc  pris  en  cage  de  Boa-Vista  :  il 
logera  ici,  s'il  n'a  pas  peur  des  fièvres;  il  mangera  le  riz  de  ma 
table,  s'il  ne  croit  pas  déroger  en  s'attablant  avec  un  mulâtre,  — 
mais  un  mulâtre  libre  et  vice-consul  de  sa  majesté  britannique  à 
Boa-Vista,  senhor  Christian  ! 

Je  comprenais  bien  que  l'orgueil  de  l'homme  de  couleur  se  plai- 
sait à  l'idée  de  secourir  un  blanc.  L'amour-propre  triomphait  de 
l'avarice.  Je  ne  m'en  inclinai  pas  moins  reconnaissant  et  doublement 


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UN  SOUVENIR  DE  VOYAGE.  193 

respectueux  devant  Tolivâtre  représentant  de  la  reine  d'Angleterre. 
Gq  l'écoutant  parler  ainsi,  je  sentis  revenir  mon  courage  un  instant 
évanoui,  et  ce  fut  avec  une  joie  réelle  que  je  répondis  à  da  Silva  que 
je  n'avais  point  quitté  l'ex-capitaine  du  Rubens  par  crainte  d'être 
maltraité,  vu  que  je  n'étais  pas  homme  à  souffrir  un  outrage.  Si 
j'avais  décidé  de  laisser  partir  sans  moi  mes  compagnons,  c'était 
tout  simplement  parce  qu'il  ne  me  plaisait  pas  de  retourner  en  Eu- 
rope, où  ma  famille,  effrayée  par  mon  naufrage,  ne  m'eût  pas  per- 
mis, selon  toute  probabilité,  de  reprendre  la  mer.  —  Lorsque  je  me 
suis  embarqué  à  Anvers,  ajoutai-je,  j'étais  pauvre  comme  je  le  suis 
aujourd'hui,  et  à  la  charge  de  vieux  parens;  en  les  quittant,  j'a- 
vais juré  de  ne  les  revoir  qu'après  avoir  fait  fortune  à  l'étranger, 
dans  les  colonies.  Le  hasard  m'a  jeté  ici,  j'y  reste.  Je  suis  sur  la 
route  d'Amérique,  à  moitié  chemin  des  États-Unis,  d'un  libre  et 
admirable  pays  où  l'on  atteint  neuf  fois  sur  dix  le  but  que  je 
poursuis,  quand  on  a,  comme  moi,  la  jeunesse,  la  volonté  et  le  cou- 
rage. En  attendant  qu'une  occasion  de  partir  se  présente,  —  j'espé- 
rais bien  tout  bas  qu'elle  ne  se  présenterait  pas  de  sitôt,  —  dispo- 
sez de  ma  personne  comme  vous  l'entendrez,  monsieur  le  consul  ; 
mais  donnez-moi  tout  de  suite  une  occupation. 

Aussitôt  da  Silva  s'écria  que  la  Providence  ou  le  diable  me  pro- 
tégeait. II  m'apprit  que  son  voisin,  vice-consul  d'Amérique,  at- 
tendait chaque  jour  de  Lisbonne  un  grand  navire,  le  Camoëns.  Dès 
son  arrivée  à  Boa-Vista,  ce  bâtiment  serait  vendu.  Comme  les  for- 
malités de  vente  demandent  beaucoup  d'écritures,  il  espérait  me 
faire  travailler  chez  son  collègue,  l'engager  à  m'allouer  une  jolie 
somme  en  dollars  pour  prix  de  mon  travail,  enfin  m'obtenir  un 
passage  gratuit  pour  le  Nouveau-Monde,  si  décidément  je  ne  vou- 
lais pas  rester  dans  son  lie. 

J'avoue  que  je  trouvai  tout  cela  trop  providentiel.  Que  répondre? 
Avant  le  départ  de  ce  maudit  navire,  pensai-je,  je  serai  peut-être 
devenu  indispensable  à  da  Silva.  Cela  me  paraissait  aisé  avec  un 
bomme  aussi  nonchalant  et  maladif.  —  En  attendant  l'arrivée  du 
Camoënsy  voulez-vous,  lui  dis-je  avec  chaleur,  que  je  me  mette  en 
campagne  dans  l'intérieur  de  Boa-Vista  et  des  lies  environnantes 
pour  acheter  en  votre  nom  des  sels  et  des  peaux  de  chèvres? 

Il  allait,  en  vérité,  accepter  ma  proposition,  lorsque  Rita,  qui 
jusqu'à  ce  moment  nous  avait  écoutés,  s'approcha  du  vice-consul 
et  loi  parla  en  portugais  avec  animation.  Je  ne  comprenais  pas  as- 
sez bien  cette  langue  pour  savoir  exactement  ce  que  la  jeune  fille 
pouvait  dire,  mais  il#fut  évident  pour  moi  qu'elle  le  dissuadait 
d'accepter  mes  offres.  Comme  il  hésitait  et  selon  son  habitude  ne 
répondait  pas,  je  vis  Rita  insister  avec  une  force  nouvelle.  Je  finis 

TOME  a.  —  1872.  13 


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lOA  RETUE  DES  DBDX  MONDES. 

par  comprendre  qu'elle  disait  à  da  Silva  qu'en  prenant  à  son  ser- 
vice un  garçon  comme  moi  il  s'exposait  à  ce  que  dans  peu  de 
temps  je  lui  fisse  d'amers  reproches.  Je  n'étais  point  parti  avec 
mes  compagnons  du  Bubem  pour  l'Europe,  finit-elle  par  lui  dire; 
qui  pourrait  lui  garantir  qu'au  départ  du  Camoëns  je  consentiraiis  à 
m'en  aller? 

Cette  question  fut  sans  doute  pour  da  Silva  un  trait  de  lumière, 
et  l'air  soudainement  consterné  de  Rita  me  prouva  qu'elle  en  com- 
prenait, mais  trop  tard,  l'imprudence.  Jetant  aussit&t  les  yeux  sur 
moi,  le  vice-consul  vit  mon  regard  attaché  avec  une  telle  expres- 
sion suppliante  sur  ceux  de  la  jeune  fille  que  le  soupçon  qui  tra- 
versait son  esprit  devint  une  certitude.  Je  me  sentis  démasqué,  et 
j'avoue  que  j'en  eus  du  contentement,  car  le  rôle  hypocrite  que 
j'avais  voulu  jouer  ne  convenait  pas  du  tout  i  mon  caractère. 

—  Pardonnez-moi,  monsieur  le  consul,  de  n'avoir  pas  eu  vis- 
à-vis  de  vous  plus  de  franchise.  J'aime  Rita,  et  c'est  rattachement 
que  j'ai  pour  elle  qui  m'a  fait  déserter. 

Da  Silva  devint  blême  et  menaçant;  se  dressant  devant  moi,  il 
allait  me  frapper  lorsque  Rita  l'arrêta  d'un  geste  suppliant,  et  se 
plaça  entre  lui  et  moi.  —  Traitez  ce  pauvre  jeune  homme  avec  in- 
dulgence, en  enfant,  senhor  da  Silva  !  Dites-lui  la  distance  qui  me 
sépare  d'un  Européen;  les  sentimens  généreux  de  la  jeunesse  la 
lui  ont  cachée  ou  fait  oublier.  Qu'il  comprenne  qu'en  vous  parlant 
comme  je  l'ai  fait  je  suis  plus  dévouée  à  son  bonheur  que  si  j'eusse 
gardé  le  silence. 

La  colère  et  la  fureur  du  vice-consul,  au  lieu  de  s^apaiser  de- 
vant l'intervention  de  Rita,  parurent  s'accroître  :  de  blême,  sa 
figure  devint  verte;  ses  grands  yeux  noirs,  roulant  dans  des  orbites 
démesurément  creusés  par  les  fièvres,  semblaient  vouloir  me  fou- 
droyer; étendant  vers  moi  ses  doigts  décharnés  comme  ceux  d'un 
squelette,  il  m'eût  déchiré,  s'il  n'eût  craint  de  ne  pas  sortir  victo- 
rieux d'une  lutte  avec  moi.  —  Nora,  cria-t-il  avec  fureur,  cours 
chercher  la  force  armée,  afin  qu'elle  s'empare  de  ce  voleur  de 
fille,  et  le  jette  en  prison...  Brute  que  j'étais!  comment,  e»  te 
voyant  si  belle  et  si  douce,  n'ai-je  pas  deviné  la  raison  des  vi- 
sites journalières  de  ce  drôle?  Et  moi  qui  allais  comme  un  imbécile 
enfermer  l'hyène  avec  la  chèvre  !  Il  est  heureux  qu'il  n'ait  pas  eu 
une  galère  à  lui,  ce  Christian,  peut-être  t'aurait -il  enlevée  et  con- 
duite en  Europe,  comme  autrefois  les  forbans  espagnols  enlevaient 
les  nègres  et  les  négresses  pour  en  faire  des  esclaves  dans  leurs  co- 
lonies. Rita,  tu  es  un  bijou  précieux,...  il  le  savait  bien,  puisqu'il 
voulait  te  voler.  Combien  j'ai  eu  raison  de  niettre  en  toi  toute  ma 
confiance!  D'ailleurs,  si  tu  eusses  été  assez  folle  pour  aimer  cet 


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UN   SOUTSmR   DE  YOYAGf .  105 

homme  en  lait  caillé,  je  n'aurais  pas  été  longtemps  sans  m'en  aper- 
cevoir. Ton  séducteur  eût  pourri  dans  un  cachot,  le  ealabozo  aux 
esclayes,  et  toi,  avec  des  fers  aux  pieds  et  aux  mains,  conduite  à  la 
côte  d'Afrique,  je  t'aurais  fait  vendre  à  un  noir  de  mon  choix,  à 
quelqu'un  qui  m'eût  vengé  de  ton  hypocrisie.  Pourquoi  pleumi- 
ches-lu7  Aimerais- tu  cet  amoureux  goudronné?  Non,  puisque  tu 
viens  de  le  confondre  et  m'engages  à  le  faire  partir.  C'est  ma  co- 
lère qui  t'épouvante?  Tranquillise-toi.  Dès  que  cet  homme  sera 
hors  de  ma  vue,  ma  fureur  tombera;  mais  qu'il  parte,  ou  je  le  tue  1 
Le  navire  que  j'attends  prendra  tout  de  suite  à  son  bord  maître 
Chriitian,  et  je  ne  garderai  plus  'que  pour  en  rire  le  souvenir  de 
cette  sotte  histoire.  Si  tu  veux  te  marier,  donzella^  il  faut  que  tu 
attendes  la  mort  de  ton  vieux  maitre,  car  je  ne  t'échangerais  que 
contre  la  couronne  d'Angleterre;  demande  à  ce  va-nu-pieds  s'il  l'a 
dans  sa  poche.  La  femme  que  je  viens  de  perdre  t'aimait  comme  sa 
fille;  eût-elle  voulu  plus  que  moi  te  voir  quitter  la  maison?  Non,  ne 
le  pense  pas.  Mon  deuil  fini,  les  petites  créatures  délivrées  de  leurs 
fièvres,  les  beaux  jours  revenus,  nous  verrons  ensemble  s'il  ne 
sera  pas  possible  de  t' offrir  un  sort  plus  doux  que  celui  de  devenir 
la  femme  d'un  matelot. 

En  entendant  ces  dernières  paroles,  Rita  regarda  le  consul  comme 
pour  deviner  sa  pensée;  il  y  avait  de  la  terreur  et  de  l'étonnement 
dans  les  grands  yeux  interrogateurs  de  la  jeune  fille;  da  Silva  ne 
parut  ou  ne  voulut  pas  s'en  apercevoir.  Il  s'approcha  de  son  es- 
clave, l'embrassa  au  front,  tout  en  me  regardant  d'un  air  railleur. 
Si  je  n'avais  vu  sur  les  traits  de  Rita  une  répulsion  bien  marquée, 
un  effroi  manifeste,  je  ne  puis  cire  à  quel  acte  de  folie  désespérée 
je  me  fusse  livré. 

A  ce  moment,  la  vieille  négresse  entra  toute  tremblante,  suivie 
de  deux  noirs  armés  de  sabres  rouilles.  Ces  malheureux  nègres, 
minés  par  la  fièvre,  avaient  dû  sortir  de  leur  lit  pour  me  saisir. 
Cétût  la  «  force  armée  »  ridiculement  demandée  par  da  Silva, 
tont  ce  que  Nora  avait  trouvé  d'hommes  valides  parmi  les  quinze 
douaniers  qui  composent  la  garnison  habituelle  de  Boa-Vista.  Je 
demandai  en  haussant  les  épaules  si  c''étaii  avec  ces  moricauds  en- 
fiévrés qu'on  avait  la  prétention  de  me  faire  SErrèler.  —  Renvoyez, 
di»-]e  à  da  Sîlva,  ces  malheureux,  que  je  jetterais  par  terre  d'un 
reven  de  ma  main,  s'ils  osaient  me  toucher.  Faites^mol indiquer  la 
rnaistm  du  vice-consul  américain,  afin  que  j'aille  me  placer  sous  sa 
protection  ;  s'il  me  la  refuse,  je  vivrai  bien  de  pêche  jusqu'à  l'arri- 
vée du  Camoëns.  Je  puis  souffrir  les  privations,  mais  jamais  la  vio- 
te&ce.  le  ne  suis  en  somme  ni  Belge,  ni  Anglais,  ni  Portugais,  je 
^uis  Suédois,  et  je  ne  vous  reconnais  absolument  aucun  droit  sur 


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196  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  personne.  —  Me  tournant  alors  du  côté  de  Rîta,  je  lui  dis  que 
mon  cœur  était  mortellement  attristé  d'avoir  vu  à  ce  point  mon 
amour  incompris  et  dédaigné.  —  La  dureté  de  la  déclaration  que 
vous  venez  de  faire  à  da  Silva,  ajoutai-je  avec  une  colère  sourde, 
éteint  à  jamais  cet  amour.  Soyez  donc  la  maîtresse  ou  la  femme  de 
cet  homme,  il  est  digne  de  vous! 

A  peine  cette  insolente  apostrophe  échappée  de  mes  lèvre?,  je  vis 
Rita  chanceler  et  pâlir;  je  m'élançai  vers  elle  pour  la  soutenir,  car 
je  crus  qu'elle  allait  tomber;  pourtant  son  visage  s'éclaira  bientôt, 
ses  yeux  brillèrent  d'un  vif  éclat.  —  Mais  cet  homme  ne  sait  donc 
pas  ce  que  je  suis?  Regardez  !  s'écria- t-elle  en  s' adressant  h  moi 
avec  douleur,  et,  relevant  la  manche  de  sa  robe  avec  un  geste  na- 
vrant, elle  posa  un  doigt  sur  les  veine»  de  son  bras  nu. 

—  Je  ne  comprends  pas,  balbutiai-je  en  regardant  ce  bras  gra- 
cieux tout  étincelant  de  cette  belle  teinte  dorée  qui  déjà  m'avait  si 
vivement  frappé. 

—  Eh  bien  1  je  ne  puis  être  à  vous,  parce  qu'il  y  a  du  sang  noir 
dans  ces  veines,  et  que  dans  les  vôtres  il  y  a  du  sang  rouge,  du 
sang  libre;  comprenez-vous?  C'est  impossible  parce  que  je  suis  la 
fille  d'une  esclave  de  San-Yago,  et  que  je  suis  esclave  aussi.  J'ap- 
partiens à  ce  vieillard,  qui  ne  me  rendra  la  liberté  qu'à  sa  mort  ou 
contre  de  l'or,  que  vous  n'avez  pas... 

—  Vous  à  cet  homme  ! 

—  Ma  mère,  séduite  par  un  blanc,  a  donné  le  jour  à  une  enfant 
esclave,  et  cette  esclave,  c'est  moi.  Puis-je,  n'étant  pas  libre,  vous 
laisser  croire  un  seul  moment  que  je  vous  aime  ou  que  je  vous 
aimerai?  Non,  la  mort  mille  fois  plutôt  que  renouveler  un  tel 
crime! 

—  Pardonnez- moi,  lui  dis-je  éperdu  en  me  jetant  à  ses  pieds,  de 
n'avoir  pas  compris  dès  le  premier  moment  votre  rigueur.  Je  vous 
aime  plus  que  jamais,  Rita,  et  plus  que  jamais  je  vous  demande  à 
genoux  de  m'aimer.  Espérez  !..  Je  connais  désormais  ma  tâche,  je 
ne  faillirai  pas  au  devoir  de  vous  donner  la  liberté.  Vous  pourrez, 
continuai-je  en  me  redressant  et  en  parlant  à  da  Sylva,  vous  pour- 
rez me  forcer  à  partir,  me  faire  enlever,  si  vous  l'osez,  par  les 
hommes  du  Camoëns;  mais  je  reviendrai  à  Boa-Yista  dès  que  j'au- 
rai de  quoi  y  vivre  dans  l'indépendance,  et  assez  riche  pour  vous 
arracher  cçtte  enfant.  Jusqu'au  jour  où  je  lui  annoncerai  qu'elle  est 
libre,  respectez-la,  monsieur.  N'oubliez  pas  une  seule  minute  que 
vous  me  répondez  d'elle  sur  votre  vie. 

Je  partis  de  chez  le  vice-consul.  Sans  la  prostration  dans  laquelle 
il  était  tombé  à  la  suite  de  cette  scène  violente,  je  suis  sûr  que  je  ne 
serais  pas  sorti  vivant  de  ses  mains. 


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UN  SOUVENIR  DE  TOYAGE.  107 

II. 

Le  Camoëns  resta  seulement  huît  jours  en  rade ,  et  partît  sans 
moi.  Conduit  chez  le  vice -consul  d'Amérique,  d'Oliveîra,  j'eus  la 
bonne  fortune  de  lui  convenir.  Détestant  et  méprisant  da  Silva,  — 
moins  il  y  a  de  résidens  dans  une  île,  moins  il  y  a  naturellement 
d'accord  entre  eux,  —  il  me  promît  son  appui  et  sa  protection  à  la 
s«ule condition  de  lui  servir  de  secrétaire  lorsque,  chose  rare,  il 
aurait  un  navire  de  passage  à  expédier,  à  condamner  ou  à  vendre, 
le  crois  que,  l'ayant  fort  innocemment  assisté  dans  l'acte  de  vente 
du  Cûmoënsy — acte  que  j'ai  su  depuis  avoir  été  illégalement  dressé, 
—  il  avait  eu  tout  intérêt  à  ne  pas  me  laisser  partir  sur  ce  navire. 
Exilé  de  la  mère-patrie  pour  une  cause  que  je  ne  connais  pas,  mon 
protecteur  a  su  obtenir  des  États-Unis  d'Amérique  un  exequatur 
qui  le  met  à  Boa-Yista  non- seulement  au-dessus  des  lois  du  Por- 
tugal, mais  au-dessus  de  celles  du  monde  entier.  Depuis  dix  ans,  il 
a  quitté  Lisbonne,  m'a-t-il  dit  un  jour,  et  il  ne  songe  plus  à  y  re- 
venir. Le  pourrait -il?  Ce  n'est  pas  mon  affaire.  Sa  fortune  est  con- 
sidérable ;  il  prend  plaisir  à  me  montrer  avec  une  vanité  comique 
un  coffre-fort  dont  Tîntérieur  est  éblouissant  de  piastres  blanches 
et  d'onces  d'or  mexicaines.  Comment  a-t-il  pu  acquérir  tout  ce 
trésor,  étant  arrivé  ici  gueux  et  sans  un  reis?  Je  l'ai  ignoré  long- 
temps; depuis  qu'il  a  quitté  furtivement  l'archipel  du  Cap-Vert,  il 
y  a  quelques  années,  j'ai  su  que  le  vice -consul  d'Oliveira  s'était  en- 
richi par  une  série  d'opérations  en  apparence  très  légales,  mais  qui 
n'étaient  en  réalité  que  des  actes  de  baraterie  admirablement  orga- 
nisés. 

Vous  me  demanderez  peut-être  comment,  sans  bourse  délier, 
avec  la  presque  certitude  d'échapper  aux  galères,  le  résident  d'une 
colonie  lointaine,  agissant  en  qualité  de  vice-consul,  peut  acquérir 
une  fortune  considérable.  Rien  n'est  plus  facile  lorsque  l'habile 
homme  qui  se  livre  à  ces  opérations  a  en  Europe  des  complices  in- 
telligens.  Ces  derniers  commencent  par  acheter  en  Angleterre  une 
vieille  carcasse  de  navire  :  elles  y  abondent.  A  coups  de  rabot,  avec 
des  applications  intelligentes  de  couleur  et  de  goudron,  on  remet 
cette  coque  à  neuf,  de  manière  à  cacher  «  des  ans  l'irréparable 
outrage  »  aux  yeux  curieux  d'un  courtier  d'assurances  maritimes. 
Conduit  d'Angleterre  dans  un  port  du  continent  européen,  le  vieux 
oavire  retapé  s'assure  alors,  comme  s'il  était  neuf,  pour  une  valeur 
de  deux  cent  mille  à  trois  cent  mille  francs,  c'est-à-dire  pour  une 
somme  qui  représente  quatre  ou  cinq  fois  le  prix  de  l'achat.  Cette 
fonnalité  remplie,  on  met  à  bord  un  capitaine  intelligent  qui  prend 


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196  R£TU£  DBS  MUX  MONDES. 

au  plus  vite  le  large.  A  peine  à  la  hauteur  des  lies  du  Cap- Vert,  — 
je  nomme  ces  ties-là  au  hasard,  comme  je  nommerais  les  tles  Caro- 
lines,  les  lies  Canaries  ou  les  Sandwich, — il  arrive  tout  à  coup  comme 
à  souhait  que  le  navire  fait  eau.  Pour  ne  pas  sombrer,  on  fait  force 
de  voiles  vers  la  plus  proche  relâche,  supposons  toujours  Boa- 
Vista.  Le  vice-consul,  prévenu  d'avance  et  qui  attendait  à  coup  sûr 
le  navire  en  détresse,  constate  en  bonne  forme  que  ce  dernier  ne 
peut  plus  naviguer.  On  le  condamne^  on  le  vend,  et  sur  les  actes 
régulièrement  dressés  de  vente  et  de  condamnation  les  assurances 
maritimes  en  Europe  sont  forcées  de  payer  la  valeur  du  bâtiment 
assuré,  deux  cent  mille  ou  trois  cent  mille  francs,  moins  le  produit 
de  la  veDt3  à  Boa- Vista,  produit  toujours  dérisoire  lorsque,  comme 
dans  beaucoup  d'Iles  pauvres,  il  ne  peut  y  avoir  d'acquéreurs  sé- 
rieux. Ce  n'est  pas  tout.  On  rebouche  les  complaisantes  voies  d'eau, 
et  on  L3  conduit  tant  bien  que  mal  dans  un  port  d'Amérique,  où  le 
vieux  navire  est  vendu  une  dernière  fois. 

D*01iveira,  dont  alors  je  ne  soupçonnais  pas,  comme  vous  devez 
bien  croire,  le  commerce  ténébreux,  me  donna  une  jolie  chambre 
dans  sa  maison.  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer  quelle  jouissance 
infinie  j'éprouvai,  après  en  avoir  été  si  longtemps  privé,  à  m'y  voir 
installé  comme  chez  moi,  ayant  sous  la  main  une  table  chargée  de 
livres,  du  papier,  des  plunies,  a^ec  un  lit  garni  de  beaux  draps 
blancs.  Une  des  fenétrea  de  ma  chambre  donnait  sur  l'Océan;  j'avais, 
avec  l'aspect  de  la  pleine  mer,  la  vue  d'une  partie  des  brisans  for- 
midables qui  rendent  les  abords  de  l'Ile  excessivement  périlleux. 
Ces  écueilfls  qui  commencent  près  du  livage,  s'avancent  jusqu'à  la 
distance  de  quatre  ou  cinq  milles  marins  vers  le  large.  Lorsque  les 
vents  soufflent  sur  eux  en  tempête,  les  flots  viennent  s'y  heurter 
avec  une  violence  terrible.  Des  colonnes  d'eau,  des  arceaux  liquides, 
s'élèvmt  alors  dans  les  airs  à  perte  de  vue,  se  brisant  pour  retom- 
ber en  pluie  diamantée.  C'est  vraiment  un  spectacle  admirable, 
surtout  lorsque  le  soleil,  soit  qu'il  monte  à  l'horizon,  soit  qu'il  se 
oouche  dans  la  mer,  frappe  les  eaux  mouvantes  obliquement  de  ses 
layoftSk  A  mes  heunes  perdues,  — elles  étaient  nombreuses,  *— j'^ 
tudiais  leportugab.  Le  aoir,  je  jouais  sur  la  vérasdah  avec  les  e&- 
âme;  d'Olhfeira  en  avait  cinq,  tous  fort  jolis,  mais  pâles,  étiolés, 
sans  vigueur.  Lem*  père  venait  de  ae  marier  en  troisi^es  noces*  Je 
B'eiagère  lâea  ;  ici  les  femmes  qui;  ont  eur  trois  ou.  quatre  maris 
ne  sont  pis  rares.  L'Affection  dea  époux  se  ressrat  beaucoup  de  ces 
uaîcnis  farusquemeifit  rompues  et  na^dement  nouées.  La  mert^  tou- 
jomrs  pn)Bip^;â  frapper  dans,  ce  pays  malsain,  n'ins$>ire  paa  non 
plus  la  jcraioteet  liborseur  au  même  degré  qu'en  Biirope*  Si  la  doub- 
leur causée  par  iai  peste  de  l'être  aimé  y  est  pendant  quelques  joues 


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I 


UN    SOLTEMB   DE  VOYAGE*  19» 

plus  vive  que  dans  nos  contrées,  l'inapression  est  bien  moins  du- 
rable. Pourquoi  pleurer  aujourd'hui  ceux  qui  s'en  vont,  lorsque 
deoiaiD,  si  vous  les  aimez,  la  mort  vous  joint  à  eux? 

M<»  d'Oliveira  était  une  nonchalante  créole  d*une  douceur  pres- 
que exagérée.  Entraîné  vers  elle  par  une  sympathie  bien  naturelle, 
je  dus  lui  confesser  le  secret  de  mon  séjour  àfioa-Vista;  sans  cette 
coofession,  comment  expliquer  ma  présence  dans  Tlle?  Elle  ne  vit 
qu'ooe  folie  dans  l'attachement  profond  que  j'avais  pour  Rita.  Mal- 
gré son  bon  cœur,  l'amour  du  prochain  s'arrôte  en  elle,  comme 
dans  le  cœur  de  toutes  les  femmes  créoles,  aux  personnes  de  sa 
condition  et  de  sa  race.  Pour  elle,  Marianna  d'Oliveira,  Rita  ne 
pouvait  pas  être  digue  d'inspirer  un  dévoûment  et  un  sacrifice 
comme  ceux  que  je  m'imposais.  Lui  parlais-je  avec  passion  de 
la  charité,  de  la  délicatesse,  de  l'élévation  des  sentimens  de  celle 
qui  était  mon  idole,  elle  n'osait  pas  me  répondre,  car  elle  voyait 
que  je  disais  vrai,  et  ne  voulait  pas  en  convenir.  —  Le  père  de  l'in- 
fortonée  Rita  était  Européen  comme  votre  époux,  lui  disais-je 
exaspéré;  pourquoi  mettre  la  fille  d'un  Européen  et  d'une  femme 
Doire  sur  la  même  ligne  qu'une  Africaine  barbare  du  Dahomey?  — 
Rien  n'eut  raison  de  dona  Marianna,  ni  la  bonté  vraiment  excep- 
tionnelle de  son  caractère,  ni  les  idées  chrétiennes  qu'elle  avait  la 
prétention  de  mettre  en  pratique.  Après  tout,  comment  s'étonner 
de  ces  préjugés,  aussi  vieux  que  les  colonies?  N'est-ce  paâ  exclu- 
siyement  dans  les  possessions  catholiques  que  l'esclavage  existe 
encore? 

On  joar,.aprës  avoir  lu  jusqu'à  minuit,  j'allais  m'endormir  lorsque 
j'entendis  un  bruit  de  pas  légers  sous  ma  fenêtre,  et  tout  aussitôt  la 
chute  d'un  caillou  sur  le  psu^quet  de  ma  chambre.  La  chaleur  se 
faisant  déjà  sentir  à  Boa-Yista,  j'avais  laissé  ouverte  la  fenêtre  qui 
donne  sur  la  plage.  Je  me  levai  et  je  ramassai  une  pierre  autour  de 
laqueUe  un  papier  était  attaché  au  moyen  d'une  fine  tresse  de  che- 
veux noirs.  J*y  lus  ceci  :  a  Monsieur  Christian,  un  grand  danger 
TOUS  menace.  Quittez  Boa-Vista  dès  qu'une  occasion  de  partir  se 
présentera.  Rita  vous  aime.  Au  nom  du  ciel,  fuyez  en  Amérique  ou 
dans  une  Ue  voisine.  Si,  à  la  mort  de  da  Silva,  vos  sentimens  pour 
l'eniant  esclave  sont  toigours  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui,  Rita  sera 
i  vous.  Partez,  le  consul  veut  vous  tuer.  Songez  que,  dans  un  pays 
où  il  n'y  a  ni  loi  ni  justice,  un  étranger  a  tout  ai  craindre.  » 

Abandonner  Boa-Viata  au  moment  même  où  j'apprenais,  que 
j'étais  aimé^  c'était  demander  l'impossible.  Qui  donc  eût  protégé 
celle  que  j'aimaist  contre  ca  da  Silva^  qui,  pouvait  la  forcer  à  se  don- 
ner à  loi  comme  maîtresse  ou  comme  fenune?  Je  fis  serment  qu«^ 
s'il  n'y  avait  pas  de  justice  légale  aux  lies  du  Cap-Yert,  J'en  ferais 
une,  mais  «ommaice,  eomme  elle  se  pratique  en  Amérique. 


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200  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avec  l'arrivée  de  là  belle  saison  et  dès  qu'il  n'y  a  plus  de  pluies, 
les  fièvres  cessent  ici  comme  par  enchantement.  Je  vis  tout  à  coup 
dans  nie  une  animation  que  j'étais  loin  de  soupçonner.  Un  grand 
nombre  de  malades  sortaient  de  leurs  demeures  guéris,  avides  de 
jouir  du  grand  air  et  du  soleil.  Une  partie  de  la  population  s'occu- 
pait de  pêche,  quelques  hommes  traçaient  et  creusaient  des  salines, 
d'autres  allaient  semer  des  maïs  dans  les  rares  vallées  où  il  y  a  de 
la  terre  végétale.  A  deux  kilomètres  de  Boa-Vista,  dans  l'ancienne 
propriété  d'un  médecin,  j'aperçus  des  cocotiers  superbes,  des  oran- 
gers, des  cotonniers  et  de  la  belle  canne  à  sucre.  La  vue  tout  à  fait 
inattendue  de  cette  végétation  tropicale  fut  pour  moi  toute  une  ré- 
vélation. Ce  rocher,  que  je  croyais  partout  inculte,  pouvait  donc 
produire  de  la  verdure  et  des  fruits  !  On  m'affirmait  pourtant  de 
tous  côtés  que  ce  beau  résultat  n'était  pas  aisé  à  obtenir,  que  dans 
nie  de  Mayo,  la  plus  voisine  de  Boa-\ista,  il  n'y  avait  qu'un  seul 
arbre,  un  tamarin  gigantesque.  M™"  d'Oliveira  m'a  raconté  que, 
s'étant  trouvée  un  jour  de  fête  à  Mayo,  elle  avait  vu  la  petite  colo- 
nie portugaise  que  le  sort  a  jetée  là  se  promener  sérieusement  en 
rond  sous  l'ombrage  de  l'arbre  immense,  mais  unique.  Elle  y  avait  vu 
les  nonchalantes  créoles  portugaises,  des  négresses  en  robes  blan- 
ches à  falbalas,  des  hommes  en  habit  de  ville,  les  fonctionnaires  en 
brillant  uniforme,  jouir  de  cette  promenade  aussi  satisfaits  que  s'ils 
se  fussent  trouvés  au  bois  de  Boulogne  ou  dans  Hyde-Park. 

Comme  d'Oliveira  avait  deux  chevaux  magnifiques  qu'il  ne  mon- 
tait jamais,  il  m'avait  autorisé,  dès  le  premier  jour,  à  les  faire 
sortir  à  ma  guise.  J'aimais  ces  nobles  bétes,  jumens  arabes  pleines 
d'ardeur,  toujours  avides  de  courir  dans  les  dunes  de  la  plage  ou 
de  galoper  sur  les  crêtes  escarpées  des  hauteurs.  Je  profitais  lar- 
gement de  leurs  solides  jarrets  pour  faire  des  excursions  dans  les 
montagnes  abruptes  de  l'ile.  Comme  je  voulais  connaître  exactement 
tout  l'intérieur,  j'avais  eu  soin  de  prévenir  d'Oliveira  de  ne  pas 
trop  s'étonner  si  quelquefois  il  m'arrivait  de  faire  des  absences  pro- 
longées. Lorsqu'un  terrain  que  je  croyais  propre  à  la  culture  s'of- 
frait à  moi,  je  cherchais  de  l'eau  courante  dans  le  voisinage,  et, 
s'il  se  trouvait  loin  des  marais,  je  ne  l'abandonnais  qu'après  y 
avoir  semé  des  graines  intertropicales  ou  du  midi  de  l'Europe. 

Dans  une  excursion  au  nord  de  l'île,  à  l'opposé  de  Boa-Vista,  à 
un  kilomètre  au  plus  de  la  mer,  je  découvris  une  vallée  sauvage, 
étroite,  véritable  val  d'enfer  creusé  au  milieu  d'énormes  blocs  de 
lave.  Au  centre  même  de  la  déchirure  rocheuse  courait  un  filet  d'eau 
limpide  et  glacé.  Lorsque  j'y  vins  la  première  fois,  un  martin-pé- 
cheur  au  plumage  de  saphir  passa  en  sifflant  sur  ma  tète.  Un  autre 
jour,  j'y  fis  lever  tout  un  vol  de  pintades  sauvages.  C'est  le  seul  en- 
droit de  l'Ile  où  j'aie  vu  des  oiseaux,  et  ce  fut  pour  moi  un  indice 


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UN   SODVEiSIR  DE   VOYAGE.  201 

certain  de  grande  salubrité.  Je  passai  quelques  délicieuses  journées 
dans  ce  lieu  pittoresque,  solitaire,  abrité  du  vent.  Sur  un  espace  de 
quelques  mètres,  j'enlevai  sans  beaucoup  de  fatigue  les  pierres  po- 
reuses qui  couvraient  la  terre  végétale.  J'ai  planté  quelques  bou- 
tures de  manioc,  de  cannes  à  sucre,  et  semé  également  des  graines 
de  cotonnier.  A  Tendi-oit  où  je  me  proposais  de  creuser  la  terre 
pour  recevoir  l'eau  de  la  source  et  en  faire  un  réservoir,  je  mis  des 
semences  de  grands  cocotiers  en  me  disant  que,  si  le  ciel  et  le  soleil 
leur  donnaient  vie,  j'aurais  là  une  oasis  délicieuse.  Je  me  promet- 
tais de  revenir  au  bout  d'un  mois  voir  mes  premiers  essais  de  plan- 
tation, et,  s'ils  avaient  quelque  chance  de  réussite,  d'y  faire  travail- 
ler activement.  J'espérais  bien  trouver  dans  l'Ile  des  gens  oisifs,  des 
nègres  vagabonds,  qui  pour  quelques  poignées  de  farine  de  manioc 
f  ulvériseraîent  les  blocs  de  lave  dont  la  grosseur  gênerait  trop  mes 
cultures.  Je  me  figurais,  non  sans  raison,  que  toutes  ces  vallées 
rocheuses,  formées  à  la  suite  de  gigantesques  convulsions  terres- 
tres, pourraient  être  cultivées.  Ce  sont  les  hommes  qui  manquent; 
lorsqu'on  apprend  que,  sur  les  deux  cent  quinze  lieues  carrées  qui 
forment  l'archipel  du  Gap-Yert,  il  n'y  a  que  dix  mille  habitans,  on 
çsi  moins  surpris  de  l'aridité  et  de  la  désolation  que  l'on  voit  ici. 
Il  faudrait  ouvrir  jusqu'à  la  mer  de  nombreux  conduits  pour  l'écou- 
lement des  eaux  stagnantes,  et  alors  ce  triste  pays  serait  bientôt 
meneilleusemsnt  transformé.  Je  faisais  toutes  ces  réflexions,  je 
m'abandonnais  à  tous  ces  rêves,  soutenu  par  l'espérance  obstinée 
de  rendre  mon  existence  possible  et  d'y  associer  celle  de  Rita. 

Cn  soir  du  mois  de  mars,  j'étais  sorti  vers  les  six  heures,  seul,  à 
pied,  avec  l'intention  de  faire  une  promenade  au  bord  de  l'Océan. 
Je  m'étais  proposé,  si  la  chaleur  me  le  permettait,  d'aller  voir  un 
lever  de  lune  sur  la  mer,  du  haut  d'une  falaise  distante  de  Boa- 
Vista  de  deux  kilomètres  environ.  A  sept  heures,  la  nuit  tomba 
brusquement,  comme  elle  tombe  sous  les  tropiques.  Un  léger  brouil- 
lard augmenta  bientôt  l'intensité  de  l'ombre,  déjà  fort  grande.  Je 
n'eus  plus  pour  me  guider  que  l'éclat  phosphorescent  des  vagues 
qui  s'étalaient,  avec  un  bruit  doux  et  régulier,  en  festons  mouvans 
sous  mes  pieds.  Tout  en  cheminant,  je  pensais  à  ma  chère  Rita  : 
depuis  un  mois,  je  n'avais  plus  eu  l'occasion  de  la  voir;  elle  restait 
invisible  à  tous  les  yeux,  même  à  ceux  de  M"*  d'Oliveîra,  qui  m'a- 
vait promis  de  lui  parler  en  mon  nom.  Un  instant,  je  m'interrogeai 
avec  inquiétude,  me  demandant  si  mon  amour  pour  elle  avait  fai- 
bli. Mon  cœur  répondit  qu'il  adorait  toujours  l'être  beau  et  parfait 
qui  le  premier  avait  précipité  ses  battemens  et  lui  avait  révélé  l'a- 
mour. Au  souvenir  des  premières  émotions  éprouvées,  je  tombais 
dans  une  sorte  d'ivresse  dont  je  ne  m'arrachais  que  pour  m'y  jeter 


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20S  REYOE   DES   DEUX   MONDES. 

avec  une  volupté  plus  vive.  Tout  à  coup  j'en  vins  à  m'accuser  de 
lâcheté  et  à  me  dire  que  ce  n'était  pas  en  me  berçant  seulement  de 
rêves  que  j'arriverais  à  mon  bat.  Qae  faire  pourtant?  D'Olîveira  et 
sa  jeune  femme  m'aideraient  assurément  dans  mes  projets  d'éta- 
blissement et  de  culture  :  ils  m'avanceraient  sans  crainte  la  somme 
nécessaire  à  Tachât  du  terrain  que  j'aurais  choisi;  mais  comment 
espérer  d'attirer  Rita  jusqu'à  moi,  si  je  restais  àBoa-Vista?  Une 
grosse  somme  d'argent  pouvait  seule  désintéresser  da  Silva  et 
lui  fuire  céder  son  esclave;  je  n'avais  que  quelques  dollars,  à 
peine  de  quoi  vivre  pendant  quelques  jours.  En  songeant  à  mon 
dénûment,  je  frappais  du  pied  avec  fureur  le  sable  du  rivage. 
Courant  comme  un  foj,  tantôt  je  me  la:s:ais  couvrir  par  l'écume 
des  flots  qui  déferlaient  à  mes  pieds,  tantôt  je  m'égarais  dans  la  so- 
litude sombre  des  dunes;  puis,  revenant  à  moi,  je  me  dirigeais, 
brisé  par  la  douleur,  harassé  de  fatigue,  vers  le  point  culminant 
que  je  m'étais  proposé  d'atteindre. 

J'y  arrivai  enfin.  Quittant  la  rive,  je  me  mis  à  monter  lentement 
la  falaise,  du  haut  de  laquelle  je  ne  devais  pas  tarder  à  distinguer, 
dans  la  direction  de  l'est,  la  lueur  blanche  et  vaporeuse  de  l'astre 
naissant,  lime  sembla  que  quelques  rochers,  en  S3  détachant  sous 
mes  pieds  et  en  roulant  avec  fracas  dans  la  mer,  réveillaient  sur 
une  faliise  voisine  les  chèvres  d'un  troupeau  que  j'avais  souvent 
rencontré  dans  ces  parages.  Plusieurs  fois  j'avais  parlé  au  gardien 
de  ces  chèvres,  un  vieil  esclave  de  da  Silva,  pauvre  noir  qui  vivait 
toujours  là,  brûlé  le  jour  par  le  soleil,  glacé  la  nuit  par  le  brouil- 
lard. Je  me  mis  à  le  héler  pour  lui  faire,  selon  ma  coutume,  l'au- 
mône d'un  peu  de  tabac  à  fumer.  Rien  ne  répondit;  je  fus  surpris 
de  ne  pas  entendre  la  voix  rauque  et  brisée  de  l'infortuné  chevrier. 
—  II  dort  probablement,  me  dis-je,  —  et,  tout  entier  au  spectacle 
du  grandiose  lever  de  lune,  je  n'y  songeai  bientôt  plus. 

Il  y  avait  à  peine  cinq  minutes  que  la  msr  et  les  falaises  s'étaient 
lentement  éclairées  aux  doux  rayons  de  l'astre  qui  sortait  des  flots, 
lorsqu'à  cinquante  pas  de  moi  un  éclair  brilla  dans  la  nuit,  une  dé- 
tonation épouvantable  se  fit  entendre,  et  je  sentis  au  même  instant, 
à  mon  bras  gauche,  une  vive  douleur.  J'étais  blessé;  un  nuage  passa 
devant  mes  yeux.  Comment  ne  suis-je  pas  tombé?  Je  l'ignore.  Ce 
que  je  sais,  c'est  qu'en  quelques  bonds  descendant  la  falaise  où  j'é- 
tais je  courus  vers  la  hauteur  voisine,  à  l'endroit  même  où  j'avais 
vu  briller  l'éclair.  En  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  l'écrire, 
je  m'y  trouvai  au  milieu  d'un  troupeau  de  chèvres  affolées,  dont  les 
ombres  mouvantes  tranchaient  en  masses  noires  srur  le  sable  que  la 
lane  argentait.  Une  de  ces  ombres  mi  parut  plus  opaque  et  plus 
a'iongéû  que  toutes  celles  qui  m'entouraient;  je  reconnus  le  che- 


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UN  «OUI^HliR  DE   TOTACT.  208 

vrier  à  sa  nudité  presque  complète.  J'allais  me  précipiter  sur  lui 
pour  l'étrangler,  lorsque  derrière  moi  j'entendis  un  jurement  hor- 
rible et  une  respiration  haletante.  C'était  da  Silva,  et  en  vérité  sa 
présence  ne  me  surprit  pas.  Je  vis  que  le  misérable,  tenant  levée 
sur  moi  comme  une  massue  la  crosse  de  son  fusil,  allait  la  laisser 
retomber  pour  me  briser  le  crâne.  Je  pus  éviter  le  coup  :  alors, 
aveuglé  plus  encore  par  la  colère  que  par  la  douleur,  je  pris  mon 
gigantesque  ennemi  à  bras  le  corps.  Le  soulevant  de  terre  comme 
une  plame  et  le  maintenant  sur  ma  hanche  droite  avec  mon  bras 
valide,  je  tourbillonnai  deux  fois  sur  moi-même;  enfin,  dans  un  ef- 
fort suprême,  je  le  lançai  dans  l'abîme  à  dix  pas  de  moi.  Il  y  eut  un 
grand  silence,  puis  un  cri  lamentable.  Tallais  courir  vers  le  gouffre 
et  peut-être  dans  mon  trouble  y  suivre  mon  ennemi,  lorsque,  épuisé 
par  tant  d'émotions,  je  me  sentis  défaillir.  Je  tombai  dans  les  bras  de 
quelqu'un  qui  doucement  cherchait  depuis  un  instant  à  me  retenir. 
Avant  de  fermer  les  yeux,  je  vis  le  vieux  chevrier,  qui,  affectueuse- 
ment penché  sur  moi,  me  regardait.  Le  pauvre  esclave  n'avait  pas 
osé  m'avertir  du  danger,  mais  il  me  plaignait  et  me  secourait  de  son 
mieux. 

Quinz3  jours  après  cet  événement,  je  me  souviens  qu'il  faisait 
presque  nuit  lorsque  j'entendis  à  l'entrée  de  ma  chambre  comme 
un  frôlement  de  robes,  un  doux  chuchotement,  des  pas  légers. 
J'ouvris  les  yeux,  alanguis  par  là  fièvre  que  me  causait  la  bles- 
sure de  l'arme  à  feu.  Je  vis  Rita,  qui,  guidée  par  M"*  d'Oliveira, 
s'avançait  toute  tremblante  vers  mon  lit.  Les  deux  femmes  mirent 
un  doigt  sur  leur  bouche  et  me  firent  signe  de  ne  pas  m* agiter. 
Sur  un  geste  amical  de  M*""  d'Oliveira,  Rita  s'inclina  lentement  vers 
moi,  posa  ses  lèvres  sur  mon  front  ;  puis,  voilant  son  beau  visage 
sous  sa  mantille  bleue,  elle  me  dit  tout  bas  :  —  Guérissez-vous, 
Christian,  et  je  serai  votre  femme  devant  Dieu;  da  Silva  est 
mort. 

Je  vous  envoie  ce  récit,  que  j'ai  pu  écrire  chez  moi,  dans  ma 
plantation,  avec  ma  chère  femme  à  mes  côtés  épluchant  le  produit 
dj  mes  cotonniers,  et  mes  jeunes  enfans,  plus  blancs  que  beaucoup 
d'Européens,  jouant  à  l'ombre  de  nos  cocotiers  presque  aussi  jeunes 
<Tn'eQi.  Grâce  au  travail,  nous  avons  pu  conjurer  la  misère,  braver 
la  mort,  nous  préserver  des  fièvres  paludéennes  en  assainissant 
oolre  solitude;. noua  avons  réalisé  le  rêve  hardi  que  l!amour  m!avait 

EnaoND  Pladghut. 


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L'ILE 

DE   MADAGASCAR 


LES    TENTATIVES    DE    COLONISATION.  —   LA    NATUEB   DU    PATB. 
UN    RÉGENT    VOYAGE    SCIENTIFIQUE. 


TROISIÈME    PARTIE  (I). 
I. 

On  a  pu  s'en  convaincre,  —  jusqu'au  moment  où  s'arrête  notre 
récit,  l'île  de  Madagascar  n'a  été  visitée  par  les  Européens  que  sur 
le  littoral  et  dans  une  portion  très  circonscrite  de  l'intérieur,  l'An- 
kova  et  la  contrée  adjacente  ;  les  recherches  et  les  observations 
scientifiques  n'ont  été  poursuivies  que  sur  des  espaces  assez  res- 
treints. Les  Français  qui  vinrent  au  xvii*  siècle  s'établir  sur  la 
îîrande-Terre  connurent  principalement  la  partie  méridionale;  dans 
le  siècle  présent,  on  ne  s'est  presque  plus  occupé  de  la  région  du 
•sud.  Les  investigateurs  en  général,  botanistes  et  zoologistes,  ont 
borné  leure  courses  au  pays  qui  s'étend  d*Andouvourante  à  l'entrée 
de  la  baie  d'Antongil  et  à  Tlle  Sainte-Marie;  plusieurs  ont  exploré 
la  côte  du  nord-est  :  les  rivages  de  la  baie  de  Vohémar,  du  port 
Leven,  de  la  baie  de  Diego-Suarez;  quelques-uns,  surtout  depuis 
notre  occupation  de  Nossi-Bé,  ont  parcouru  la  côte  du  nord-ouest  : 
le  littoral  des  baies  de  Passandava,  de  Mazamba,  de  Bombétok,  et 
V€rs  le  sud  les  environs  de  la  baie  de  Saint-Âugustiu.  Les  études 
sérieus3S  ont  été  rares  dans  la  partie  centrale,  dans  cette  province 
d'Imerina  dont  on  parle  si  souvent  depuis  que  les  Européens  fré- 
quentent Tananarive.  Il  reste  donc  beaucoup  à  faire  pour  les  natu- 

(1)  Vjyez  la  Revue  du  l*'  JaiUet  et  da  !•'  août. 

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l'Ile  de  hadagascae.  205 

ralistes  ;  néanmoins  les  récoltes  de  plantes  et  d'animaux  ont  été 
assez  importantes  pour  donner  une  idée  déjà  satisfaisante  de  la 
flore  et  de  la  faune  de  la  grande  lie  africaine.  Infiniment  moins 
avancées  sont  les  connaissances  relatives  à  la  constitution  du  sol; 
c'est  à  peine  si  dans  ces  dernières  années  de  véritables  géologues 
ont  commencé  l'examen  de  quelques  points  des  côtes  de  Mada- 
gascar. Des  voyageurs  avaient  parlé  d'une  manière  générale  des 
signes  d'anciennes  actions  volcaniques,  indiqué  le  caractère  de  cer- 
taines roches  et  la  nature  de  diverses  couches  superficielles,  signalé 
en  maints  endroits  l'existence  du  minerai  de  fer,  énuméré  des 
richesses  minérales,  —  toute  précision  scientifique  faisait  absolu- 
ment défaut  (1). 

L'espoir  de  rencontrer  de  la  houille  ou  des  gîtes  métallifères  de- 
vait déterminer  l'entreprise  d'explorations  un  peu  méthodiques.  On 
affinnait,  sans  en  apporter  grande  preuve,  la  présence  du  char- 
bon à  Nossi-Bé  et  à  la  côte  occidentale  de  Madagascar.  En  1853, 
d'après  les  ordres  du  commandant  de  notre  petite  colonie,  on  tenta 
une  première  recherche.  Des  puits  furent  creusés  à  Nossi-Bé,  une 
galerie  fut  pratiquée  sur  le  littoral  de  la  Grande-Terre,  à  Bava- 
toobé;  dans  cette  dernière  localité,  on  put  extraire  d'une  argile 
schisteuse  un  combustible  mal  défini  (2).  Vers  la  même  époque,  la 
topographie  et  la  constitution  géologique  de  Nossi-Bé  devinrent 
pour  le  docteur  Herlandle  sujet  d'un  ensemble  d'observations  (3); 
il  importait  en  effet  de  connaître  l'île  définitivement  acquise  à  la 
France.  Dossi-Bé,  d'une  étendue  de  22  kilomètres  de  long  et  de 
15  kilomètres  dans  la  plus  grande  largeur,  se  trouve  comme  escor- 
tée par  les  Ilots  Nossi-Faly  et  Nossi-Coumba,  devant  la  baie  de  Pas- 
sandava,  entre  13«  11'  et  13*»  25'  de  latitude  sud,  et  45*»  58' et  46^  7' 
de  longitude  orientale.  Trois  groupes  de  montagnes  s'élèvent  sur 
cette  petite  terre  :  l'un,  au  centre  de  l'Ile,  présente  un  sommet  dé- 
passant 500  mètres  de  hauteur;  près  du  point  culminant,  on  compte 
sept  lacs  qui  occupent  des  cratères  d'effondrement,  —  les  princi- 
paux cours  d'eau  descendent  des  montagnes  centrales.  Le  groupe 
du  nord  est  une  chaîne  dirigée  nord-sud,  taillée  à  pic  du  côté  de 
l'ouest,  ayant  une  large  coupure  qui  livre  passage  à  la  rivière  Dja- 
marango.  Le  troisième  groupe,  le  morne  Loucoubé,  situé  au  sud, 
est  on  pic  granitique  haut  de  600  mètres,  profondément  raviné 

(1)  Od  citait  tealeinent  quelques  remarques  du  célèbre  géologue  anglais  Buckland, 
suggérées  par  des  échantillons  de  roches  recueillis  au  port  Louquez.  —  Notic$  on  thê 
(feologicat  structure  ofa  part  of  ihe  itland  Madagascar^  —  Transactions  of  the  gedO' 
gical  Society,  London,  t.  V,  p.  478. 

(2)  Annales  des  Mines,  5«  série,  t.  VI,  p.  570;  1854. 

(3)  Essai  sur  la  géologie  de  Nossi-Bé,  par  le  docteur  J.-F.  Herland,  chirurgien  de 
la  marine.  —  Amudes  des  Mines,  5*  série,  t.  VIII,  1856. 


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N^'H*^— »^ 


206  RErt£  0£S  1>£UX  MONDES. 

et  couvert  d'une  ricke  végétation.  Au  sommet,  où  l'osi  a  plaaié  le 
mât  des  signaux,  la  vigie  découvre  Nossi-Bé  tout  entière,  ain8i  que 
les  lies  voisines.  La  petite  terre  est  arrosée  paa*  des  ruisseaux  et 
trois  belles  rivières;  la  plus  importante,  le  Djabala,  après  avoir  tra- 
versé une  plaine  fertile  et  un  marais  rempli  de  palétuviers,  se  jette 
dans  la  mer  à  peu  de  distance  d'Helville,  la  capitale  de  la  colonie 
française.  Sur  toute  la  partie  centrale  de  Nossi-Bé,  les  traces  de  Tac- 
tion  d'anciens  volcans  frappent  les  yeux;  vers  la  côte  orientale,  on 
suit  une  coulée  basaltique  fort  épaisse,  cachée  sur  une  grande  étea- 
due  par  un  dépôt  de  tiîf  et  de  matières  sablonneuses.  Loucoubé  est 
une  masse  de  granit  revêtue  d'une  coucbe  de  terre  végétale;  au  pied 
et  sur  les  flancs  de  la  montagne,  d'immenses  blocs  forment  des  ca- 
vernes profondes;  on  en  voit  qui  servent  de  lit  à  des  ruisseaux  lim- 
pides. Dans  les  ravins  et  Les  anfractuosités,  une  argile  jaime  ou 
rougeâtre  s'est  déposée;  on  emploie  maintenant  cette  matière  à  la 
fabrication  de  briques  excellentes  pour  les  constructions.  Une  zone 
de  schiste  bleuâtre  plus  ou  moins  bien  stratiiié  entoure  le  massif,  et 
dans  plusieurs  localités  le  schiste,  se  détachant  par  lames  minces, 
parait  devoir  fournir  de  très  bonnes  ardoises.  Au  nord  de  Tile,  on  ob- 
serve une  formation  particulière,  des  couches  de  grès  d'une  épais- 
seur considérable  superposées  aux  roches  granitiques.  Comme  des 
cendres  ou  d'autres  débris  volcaniques  les  recouvrent  en  certains 
endroits,  on  juge  que  le  soulèvement  de  cette  portion  de  Tile  est 
d'une  époque  plus  ancienne  que  celui  du  centre. 

Une  circonstance  particulière  a  été  l'origine  de  quelques  études 
sur  le  sol  de  la  Grande-Terre.  L'envoyé  dj  France  au  couronne- 
ment du  roi  Radama  II,  M.  le  capitaine  dj  vaisseau  Jules  Dupré, 
avait  reçu  la  mission  de  conclure  un  traité  de  commerce  et  d* ami- 
tié avec  le  nouveau  roi.  Par  cet  acte,  signé  â  Tananarive  le  12  sep- 
tembre 1862,  ratifié  à  Paris  le  11  avril  1863,  toute  sécurité  était 
garantie  aux  Français  qui  s'établiraient  à  Madagascar;  le  droit  de 
propriété  était  reconnu,  la  juridiction  consulaire  admise.  Le  même 
jour,  en  présence  des  principaux  chefs  malgaches  et  .des  mis- 
sions de  France  et  d'Angleterre,  le  souverain  signait  une  cJbarte 
accordée  à  M.  Lambert  dès  l'année  précédente;  Radama  donnait  à 
son  ancien  ami  pouvoh:  exclusif  de  fonder  une  compagnie  pMr  l'ex- 
ploitation des  mines  de  Madagascar  et  pour  la  mise  en  culture  de 
toutes  les  parties  inoccupées  du  pays,  avec  le  droit  d'ouvrir  des 
routes,  des  canaux,  et  d'établir  des  chantiers  de  construction.  Ja- 
loux d'assurer  le  succès  de  l'entreprise,  désirant  faciliter  les  opé- 
rations de  la  compagnie,  le  roi  expédia  sans  retard  des  ordres  à 
différons  chefs  de  la  côte,  afin  d'éviter  les  difficultés  au  sujet  de  la 
prise  de  possession  des  terrains.  L'empereur  Mapoléon  III  donna 
son  adhésion  au  projet.  Par  un  décret  en  date  du  2  mai  1863, 


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JL'ILB  de  MADAGASCAR.  207 

la  (kmpagttie  de  Madagascar  de  trouva  autorisée  i  M.  le  baron 
Paul  de  Bichemont  en  devint  le  gouverneur;  la  charte  accordée  à 
X.  Lambert  fut  transmise  à  la  compagnie.  Sans  perdre  de  temps, 
la  DouTelle  société  réunit  un  personnel  assez  nombreux,  iug^ 
nieurs,  médecins,  agriculteurs,  agens commerciaux,  quelle  char- 
gea d'aller  faire  une  étude  des  ressources  des  côtes  du  nord  de 
llle  et  de  l'intérieur  du  pays;  M.  Dupré,  chef  de  la  mission,  fut 
tûYesti  de  tous  les  pouvoirs  du  gouverneur  et  du  couseiL  Gomme 
la  saison  avançait,  on  se  hâta  de  partir.  En  arrivant  à  Maurice  le 
30  juin,  le  commandant  apprit  l'assassinat  du  roi,  et  dès  le  lende- 
main on  l'informait  à  Bourbon  que  des  letties  de  M.  Laborde,  notre 
€ODsal  à  Tananarive,  annonçaient  de  la  part  des  Ovas,  qu'excitaient 
les  pasteurs  méthodistes,  les  plus  mauvaises  dispositions,  et  de  la 
part  du  gouvernement  la  volonté  d'annuler  le  traité.  Lorsque  M.  Du- 
pré S3  trouva  le  i"^'  août  devant  Tamatave,  il  reçut  du  cabinet  de  Ta- 
nanarive l'invitation  de  monter  à  la  capitale,  afin  de  s'entendre  sur 
les  termes  d'un  nouveau  traité.  Cette  ouverture  n'ayant  pas  été  ac- 
cueillie, quelques  semaines  après,  un  ministre  de  la  reine  Rasob&- 
rioase  présentait  à  bord  du  navire  portant  le  pavillon  du  chef  de 
l'expédition,  et  communiquait  un  contre- projet  qui  fut  aussitôt 
repoussé  avec  énergie;  il  n'était  plus  question  ni  d'aucune  garan- 
tie, ni  du  droit  de  propriété  pour  les  Français.  L'annulation  du 
traité  de  Radama  II  et  le  rétablissement  des  douanes  furent  Tocca- 
sionde  bruyantes  réjouissances  à  Tamatave.  Le  commandant  Du- 
pré, lié  par  les  ordres  du  ministère,  dut  rester  témoin  impassible 
de  rinsolence  des  Ovas.  Tout  était  iini  pour  la  compagnie  de  Ma^ 
dagascar;  des  membres  de  la  mission  qui  s'étaient  flattés  d'accom- 
plir  de  grands  et  utiles  travaux  déploraient  de  se  voir  condamnés 
à  l'inaction;  le  chef  voulut  mettre  à  profit  cette  disposition  et  ne 
pas  laisser  absolument  stériles  des  dépenses  assez  considérables  (1). 
Q  autorisa  un  ingénieur  à  faire  une  excursion  dans  le  nord-est,  et 
lui-même,  accompagné  de  M.  Edmoad  Guillemin  et  de  quelques 
agens,  alla  visiter  plusieurs  points  de  la  côte  nord-ouest.  Ainsi  ont 
été  acquis  à  la  science  certains  renseignemens  sur  l'orographie  et 
la  géologie  de  Madagascar. 

Comme  le  constate  notre  illustre  géologue  M.  Élie  de  Beau- 
mont,  M.  Edmond  Guillemin  a  su  décomposer  les  systèmes  des 
HUBtagnes  de  la  Grande-Terre,  et  il  a  observé  la  direction  des  prin- 
eipaux  soulèvemens.  —  Avec  cet  habile  ingénieur  des  mines,  nous 
prendrons  une  idée  des  reliefs  du  sol  sur  les  côtes  de  la  partie  du 
nord  (2).  A  l'est,  un  cordon  de  sable  provenant  de  l'action  de  la  i 


(1)  Après  de  longues  et  difficiles  négociations,  une  indoomité  pécuniaire  a  été  payée 
ptr  le  gouTernement  de  Madagascar. 


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208  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

barre  tous  les  cours  d'eau,  et  d'Ivondrou  au  village  de  Mananjai-y, 
sur  une  étendue  d'environ  300  kilomètres,  il  encaisse  une  série  de 
lacs.  Dans  la  saison  des  pluies,  le  niveau  des  lacs  s'élève,  et  Teau 
qui  déborde,  s' écoulant  par  des  dépressions  de  la  zone  littorale, 
ouvre  aux  fleuves  des  embouchures  nouvelles,  bientôt  refermées  par 
la  mer.  Des  collines  sans  ordre  et  arrondies  mouvementent  laplaine; 
ce  sont  les  dunes  que  la  végétation  a  fixées.  Au-delà  des  lacs,  les 
dépressions  du  sol  forment  de  vastes  marais  couverts  d'une  bril- 
lante végétation.  A  30  ou  hO  kilomètres  de  la  côte  commence  la  ré- 
gion montagneuse.  Des  plLssures  parallèles  ont  façonné  les  gradins 
que  traverse  le  sentier  qui  conduit  à  Tananarive.  Au  pied  de  la  pre- 
mière chaîne  de  montagnes,  à  l'extrémité  de  la  plaine  sablonneuse, 
l'altitude,  d'après  des  indications  barométriques  recueillies  par  le 
commandant  Dupré,  n'est  que  de  45  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer;  à  Befourouna,  elle  est  de  A&7  mètres.  La  région  d'Anala- 
mazaotra  est  composée  de  chaînons  serrés  et  parallèles;  au  pied  du 
pic  basaltique,  connu  de  tous  les  voyageurs,  la  hauteur  est  de 
7&2  mètres;  au  passage  de  la  rivière  Mangourou,  qui  contourne  à 
l'ouest  la  plaine  d'Ankay,  de  804  mètres,  de  1397  au  col  des  monts 
Angavo;  l'altitude  de  Tananarive  serait  d'environ  1,345  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer. 

La  direction  des  chaînes  parallèles  qui  constituent  le  système  des 
montagnes  s'écarte  par  l'orientation  de  8  à  9  degrés  de  celle  de 
l'axe  de  figure  de  Tile;  le  relief  de  Madagascar  résulte  des  efforts 
de  plusieurs  soulèvemens  qui  se  sont  produits  sur  cette  terre  à  dif- 
férentes époques.  Le  soulèvement  de  la  partie  centrale,  parallèle 
aux  montagnes  de  la  côte  orientale  d'Afrique  et  à  la  direction  du 
canal  5e  Mozambique,  qui  a  été  le  plus  considérable,  a  joué  le  grand 
rôle  dans  l'orographie  du  pays.  La  niasse  soulevée  est  granitique; 
par  suite  de  la  dislocation  du  système,  les  basaltes  ont  surgi  en 
proportions  énormes.  La  roche  la  plus  abondante,  surtout  dans  la 
région  de  rAnalamazaotra,est  le  basalte,  après  les  quartzîtes  et  les 
granits;  on  a  signalé  en  beaucoup  d'endroits  des  couches  sédimen- 
taires  d'argile,  de  grès,  de  calcaire,  sans' néanmoins  fournir  à  ce 
sujet  d'indications  vraiment  précises.  Ainsi  que  l'ont  remarqué  les 
premiers  qui  explorèrent  l'Ankova,  sous  l'influence  des  agens  atmo- 
sphériques, les  basaltes,  venant  à  se  désagréger,  forment  les  terres 
argileuses  de  couleur  rougeâtre  qui  donnent  une  physionomie  par- 
ticulière à  certaines  régions.  Les  quartz  subissent  une  décomposi- 
tion analogue;  de  là  les  sables  sans  cesse  charriés  par  les  fleuves  au 
moment  des  grandes  crues  et  rejetés  par  la  mer  sur  le  rivage.  Sur 
le  littoral,  la  présence  de  fragniens  de  basalte  semble  l'indice  d'un 
mouvement  du  sol.  D'après  l'orientation,  on  juge  que  l'île  Sainte- 
Marie  est  UQ  chaînon  du  môme  système.  Comme  dans  le  centre. 


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l'Ile  de  hadagasgab.  209 

les  basaltes  ont  trouvé  des  voies  par  la  dislocation  produite  pen- 
dant le  soulèvement.  En  se  décomposant,  ces  roches  deviennent 
granuleuses;  mêlées  à  la  chaux  obtenue  par  la  calcination  des  co- 
raux, elles  donnent  un  excellent  mortier  hydraulique.  On  rencontre 
à  Samte-Marie  des  filons  de  quartz  un  peu  laiteux;  ils  coupent  obli- 
quement la  chaîne  de  montagnes,  dont  l'altitude  ne  dépasse  pas 
100  mètres.  Le  quartz  hyalin,  le  beau  cristal  de  roche,  est  apporté 
des  rives  du  Manangourou  :  on  se  souvient  que  Flacourt  a  men- 
tionné le  fait;  jusqu'ici  aucun  observateur  n'a  vu  le  gisement.  La 
direction  de  la  chaîne  peu  accentuée  qui  constitue  l'Ile  Sainte-Marie 
se  retrouve  sur  la  presqu'île  d'Antongil  (1).  Un  ingénieur  de  la  com- 
pagnie de  Madagascar,  M.  Coignet,  a  visité  le  pays  et  fourni  à  ce 
sujet  sa  part  de  renseignemens  (2).  Au  nord  de  la  baie,  une  ligne 
de  sable  empêche  aussi  l'écoulement  des  eaux,  et  les  marais  s'é* 
tendent  en  arrière.  Dans  cette  région,  pour  pénétrer  dans  le  pays 
la  seule  ressource  est  de  remonter  les  rivières  ou  de  suivre  deux 
sentiers,  vestiges  des  routes  qi^e  fit  tracer  le  fameux  Benyouski; 
partout  ailleurs,  c'est  la  forêt  absolument  impénétrable. 

A  l'ouest,  des  chaînons  granitiques  étages  du  bord  au  milieu  de 
la  presqu'île  demeurent  parallèles  au  rivage  de  la  baie  (3)  ;  à  l'est, 
un  chaînon  également  granitique  présente  une  orientation  diffé- 
rente [h);  jusqu'au  cap  Est,  les  basaltes  occupant  l'espace  compris 
entre  ce  massif  et  le  rivage  offrent  la  même  orientation  que  Sainte- 
Marie.  Au  nord  du  cap  Est,  la  côte  change  de  direction  (5),  les 
chaînons  de  basalte  suivent  la  même  ligne,  et,  interrompus  par  in- 
tervalles, ils  laissent  place  à  des  plaines  couvertes  d'une  belle  vé- 
gétation. Au  delà  du  1&^  degré  de  latitude,  la  zone  voisine  du  lit- 
toral est  une  plaine  basse;  après  les  sables  du  rivage,  le  terrain  est 
calcaire,  plus  loin  les  chaînons  basaltiques  se  succèdent.  Au  nord 
de  la  baie  de  Vohémar,  les  plaines,  chargées  de  dépôts  calcaires, 
s'étendent  dans  l'intérieur  du  pays;  seuls  quelques  pitons  montrent 
des  pointes  granitiques. 

La  direction  des  différentes  parties  rectilignes  des  côtes  depuis 
le  cap  Est  demeure  complètement  parallèle  à  celle  du  soulèvement 
des  basaltes;  c'est  une  ligne  brisée  dont  les  ressauts  sont  des  baies, 
des  criques,  des  ports  naturels,  comme  la  baie  de  Vohémar,  les 
ports  Leven  et  Louquez.  Tout  au  nord,  l'Ile  de  Madagascar  est  pro- 

(1)  EHfl  est  de  nord  2i  degrés  à  25  degrés  est. 

(î)  Excunion  gur  la  côte  nord-est  de  Vile  de  Madagascar;  —  Bulletin  de  la  Société 
de  9éographu,  5»  série,  t.  XIV,  p.  253  et  334;  1807;  —  et  Documens  sur  la  compagnie 
de  Madagascar,  p.  201;  1807. 

(3)  Direction  nord  33  degrés  ouest. 

(4)  Nord  45  degrés  ouest. 

(5)  Nord  13  degrés  à  14  degrés  ouest. 

TOttt  a.  —  1872.  i^ 


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210  RETVE  DES  DEUX   M09IDES. 

fondement  étranglée  par  la  vaste  baie  de  Diego-Suarez;  ainsi  Tex- 
trémité  de  la  Grande-Terre  est  une  presqu'île,  —  plateau  couvert 
de  collines  arrondies,  basses,  presque  entièrement  formées  de  cal- 
caires coquiliiers.  Sur  Tisthoie,  le  terrain  se  compose  de  graait  et 
de  basalte  ;  au  centre,  cette  dernière  roche  forme  un  massif  que 
son  aspect  de  forteresse  a  fait  nommer  par  les  hydrographes  an- 
glais Windsor-Castle. 

Lorsqu'on  double  l'extrémité  nord  de  la  grande  île  africaine,  le 
cap  d'Ambre,  c'est  la  montagne  d'Ambre,  située  à  plus  de  60  kilo- 
mètres au  sud  du  cap  qui  sert  de  poiat  de  reconnaissance.  La  hau- 
teur de  cette  montagne  n'avait  jamais  été  déterminée;  M.  Guillemin 
a  pris  des  mesures,  et  nous  savons  maintenant  que  le  sommet  le 
plus  élevé  dépasse  2,700  mètres  d'altitude.  Au  rapport  des  habi- 
tans,  il  existe  en  arrière  du  massif  un  effondrement  à  parois  ver- 
ticales, sorte  de  vallée  inaccessible  où  Ton  ne  pénètre  que  par  un 
passage  souterrain;  les  Antankares,  peuplade  de  la  contrée,  y  trou* 
vèrent  plusieurs  fois  un  refuge  assuré  pendant  les  incursions  des 
Ovas.  A  l'ouest,  le  cap  Saint-Sébastien  est  la  dernière  colline  d'une 
petite  chaîne  granitique  qui  est  Taréte  de  la  presqu'île. 

Sur  la  côte  occidentale  de  Madagascai*,  il  fallait  songer  à  la 
recherche  des  dépôts  de  houille  dont  on  s'était  préoccupé  depuis 
l'établissement  des  Français  à  Nossi-Bé;  le  littoral  de  la  Grande- 
Terre  situé  en  face  de  la  colonie  ayant  été  exploré^  quelques  affleu- 
remens  de  schistes  charbonneux  avaient  été  découverts.  Les  m- 
vestlgaiions  de  M.  Guillemin,  exécutées  un  peu  trop  à  la  hâte  par 
suite  des  circonstances,  ont  permis  néanmoins  une  constatation 
déjà  importante.  —  Le  bas^n  houiller  de  la  côte  nord-ouest  s'étend 
du  cap  Saint-Sébastien  par  12*  20'  de  latitude  sud  jusqu'au  port 
Radama  par  ih?.  Dans  l^s  baies  de  Bavatoubé  et  de  Passandava, 
la  nature  de  la  stratification  a  été  reconnue  sur  une  épaisseur  de 
terrain  de  plus  de  000  mètres  :  c'est  une  superposition  de  grès  de 
différentes  sortes  et  de  schistes.  Cinq  affleurements  de  houille  à  la 
baie  de  Bavatoubé,  deux  à  la  baie  de  Paseandava  ont  montré  le  com- 
bustible minéral;  les  couches  sont  minces,  il  est  vrai,  mais  elles 
donnent  à  peu  près  la  certitude  de  rencontrer  des  couches  exploi- 
tables dans  dos  localités  plus  éloignées  des  côtes. 

Depuis  notre  premier  établissement  au  fort  Dauphin,  on  vante 
les  richesses  minérales  de  la  grande  île  africaine;  les  richesses  exis- 
tent, à  n'en  pas  douter;  des  échantillons  reçus  des  indigènes  ou  ra- 
massés au  liasard  le  prouvent  (1).  On  parle  toujours  de  l!or,  on  cite 
des  filons  de  plomb  argentifère,  on  rapporte  du  cuivre  diversement 

(1)  L.  Simonin,  Ut  Bichêsset  naturelles  de  Madagascar,  -^  Rêw^marUèm  et  e&bh 
niale,  t.  V,  p.  628;  18G2.  —  Voyez  aussi  une  étude  du  même  autour,  Im  Mksimt  d$  Ma- 
dagascar, dans  la  Revue  du  15  avril  1861. 


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L*l£E  DE  UlDAGàSGAR.  211 

combiDé  avec  d'autres  substances  nÊnérales;  mais  en  fait  d'étude 
scientifique  tout  se  borne  encore  à  Tanalyse  de  quelques  minerais. 
Dans  les  granits  se  trouve  du  fer  oxydulé  eontenaot  du  titaneet  da 
maiiganèse,  et  ain»i  très  analogue  à  celui  de  la  Suède;  comme  ce 
dernier,  c'est  un  minerai  donnant  du  fer  et  de  Tader  de  qualité  su- 
périeure. Les  Yoyageurs  rat  appris  qu'en  beaucoup  d'endroits  (m  le 
ramasse  à  la  surface  du  sol;  en  effet,  par  la  coatiouelle  désagréga- 
tion des  granits,  le  minerai,  isolé  et  entraîné  avec  les  sables,  se 
dépose  en  grande  abondance.  Ainsi  qu'en  jugeaient  nos  compa- 
trîoles  du  xvii''  siècle,  le  sol  de  Madagascar  est  bien  riche;  mais 
peur  cette  terre  l'oeuvre  de  la  science  est  à  peine  commencée. 

IL 

Les  formes  sous  lesquelles  la  vie  se  manifeste  dans  la  grande  tle 
africaine  dirent  un  saisissant  intérêt.  Déjà  connues  d'une  façon  qui 
permet  d'apprécier  le  caractère  de  l'ensemble,  longtemps  encore 
elles  aj^lieront  Tinvestigation  scientifique.  Sur  ce  sujet,  remar- 
quable au  plus  haut  degré,  l'étude  de  chaque  détail  apporte  un 
enseignement;  on  n'a  pas  oublié  l'exclamation  de  Philibert  Gom- 
mersoa  à  la  vue  de  cette  nature  à  la  fois  étrange  et  magnifique. 
Pins  l'examen  a  été  sérieux,  la  recherche  profonde,  la  comparaison 
poussée  loin,  plus  la  pensée  a  été  conduite  à  la  méditation.  Le 
voyageur  instruit  qui  visite  Madagascar  après  avoir  exploré  les  ri- 
vages de  l'Afrique,  de  l'Iode,  des  îles  de  la  Mer  du  Sud,  se  trouve 
jeté  au  milieu  d'un  monde  nouveau  ;  plantes  et  animaux  ont  un 
aspect  particulier;  ce  sont  des  espèces  qu'on  n'a  observées  nulle 
part  ailleurs,  souvent  des  types  très  caractérisés  qui  n'existent  en 
aucan  autre  pays.  En  considérant  la  position  géographique  de  la 
Grande-Terre,  on  aurait  pu  s'attendre  à  voir  une  flore  et  une  faune 
pleines  de  ressemblance  avec  celles  des  parties  orientales  de  l'A- 
frique, et  la  différence  est  extrême.  Mieux  encore  peut-être  on  se 
serait  imagioé  cpe  Bourbon  et  Maurice  donnaient  déjà  l'idée  de  la 
végétation  et  de  la  population  animale  de  la  grande  lie,  et  c'est 
à  peine  si  quelques  espèces  témoignent  d'un  certain  voisinage.  Par- 
fois l'observateur  est  frappé  d'une  analogie,  c'est  alors  dans  l'Inde 
on  à  la  côte  occidentale  d'Afrique  qu'il  faut  cliercber  le  terme  de 
CMparaisoa.  Ainsi  chaque  espèce  végétale  ou  animale  qu'on  ren- 
contre sur  la  Grande-Terre  ouvre  la  carrière  à  l'esprit  qui  s'efforce 
de  parvenir  à  la  coanaîssance  des  lois  de  la  distrilmtion  de  ht  vie  à 
la  surface  du  globe.  Au-dessous  de  cet  intérêt  d'ordre  supérieur  se 
présente,  accessible  à  tous,  l'intérêt  dont  s'est  tant  préoccupé  Fla- 
coort:  l'abondance  et  la  variété  des  produits  utileus.  à  l'homme  que 
fournit  la  riche  nature  de  Madagascar. 


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■  i^»^l 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lorsqu'on  rassemble  les  observations  éparses  qui  ont  été  faites 
sur  les  végétaux  de  la  grande  lie  africaine,  au  premier  abord  on  est 
dans  Teachantement;  l'attention  est  arrêtée  sur  une  foule  de  types 
remaniuables.  En  poursuivant  la  recherche,  un  autre  sentiment 
agite  bientôt  Tesprit  :  on  s'aperçoit  que  beaucoup  de  sujets  dignes 
d'un  examen  approfondi  n'ont  pas  eu  d'investigateurs  attentifs;  on 
s'afflige  d'ignorer  à  quelles  espèces  appartiennent  les  racines  dont 
se  nourrissent  les  Malgaches  réfugiés  dans  les  forêts;  on  s'indigne 
contre  les  voyageurs  qui  citent  les  arbres  d'une  contrée  en  les 
appelant  par  des  noms  absolument  vagues.  Les  écrits  sur  la  flore 
de  Madagascar  n'embrassent  qu'un  champ  très  restreint;  depuis  les 
travaux  inachevés  d'Aubert  Du  Petit-Thouars  (1),  deux  botanistes 
seulement  se  sont  occupés  d'une  manière  spéciale  de  la  végéta- 
tion de  la  Grande-Terre  :  M.  Bojer,  de  l'Ile  Maurice,  a  signalé  di- 
vers arbres  et  beaucoup  d'arbrisseaux  qu'il  avait  vus  pendant  ses 
voyages  (2);  M.  Tulasne  a  étudié  quelques  familles  avec  l'herbier 
du  Muséum  d'histoire  naturelle  de  Paris  (3).  Il  faut  ensuite  recourir 
aux  ouvrages  où  l'on  traite  indifféremment  des  plantes  de  toute  ori- 
gine pour  trouver  la  description  de  certaines  espèces.  Quand  les 
sources  d'information  sont  épuisées,  on  constate  à  regret  que  des 
notions  bien  assurées  manquent  à  l'égard  de  plusieurs  groupes  de 
végétaux.  Parfois  les  auteurs  se  sont  vraiment  trop  peu  appliqués  à 
faire  ressortir  les  analogies  ou  les  dissemblances  des  plantes  de 
Madagascar  avec  celles  des  autres  contrées;  en  pareille  matière, 
c'est  la  comparaison  qui  met  dans  tout  son  jour  le  caractère  d'un 
pays.  Assez  souvent  on  cite  des  végétaux  observés  sur  la  grande 
lie  africaine  sans  s'inquiéter  s'ils  n'ont  pas  été  introduits  à  une 
époque  plus  ou  moins  ancienne.  Sous  ce  rapport,  notre  éminent 
botaniste,  M.  Decaisne,  qui  sait  toujours  à  quel  besoin  ou  à  quelle 
fantaisie  des  hommes  les  végétaux  ont  été  soumis,  nous  a  tenus 
en  garde  contre  plus  d'un  piège  en  nous  fournissant  d'ailleurs  de 
précieuses  indications.  Enfin,  malgré  nos  désirs  mal  satisfaits,  avec 
les  renseignemens  qui  sont  entrés  dans  le  domaine  de  la  science, 
une  excursion  sur  les  rivages  de  Madagascar,  à  travers  la  grande 
forêt  d'Analamazaotra,  au  milieu  des  montagnes  de  la  province  d'I- 
merina,  doit  être  instructive  et  intéressante. 

En  abordant  la  côte  orientale  de  la  grande  île,  tout  contempla- 
teur de  la  nature  est  charmé  par  l'aspect  imposant  d'une  végétation 

(1)  Histoire  des  végétaux  recueittis  sur  les  isles  de  France,  La  Réumon  (Bourbon) 
et  Madagascar,  Paris  1804.  —  Gênera  nova  madagascariensia, 

(2)  Rapports  sur  les  travaux  de  la  Société  d'histoire  naturelle  de  Vile  Maurice 
(iO«,  lit,  i2«  et  13»),  Manrice  1839-1843. 

(3)  Ftorœ  madagascariensis  fragmenta,  in  Annales  des  Sciences  naturelles,  4*  série, 
t.  VI,  p.  75,  t.  Vni,  p.  44,  et  t  IX,  p.  29:?;  1806-1857. 


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l'Ile  de  Madagascar.  21 S 

des  tropîqfues;  mais  qu'il  se  trouve  à  la  baie  d'Antongîl,  à  la  bàîe 
deDiego-Suarez,  en  face  des  grèves  de  Tamatave  ou  de  Foulepointe, 
devant  les  montagnes  du  pays  des  Antanosses,  le  sentiment  ne  sera 
pas  le  même.  Aujourd'hui  c'est  à  Tamatave  que  les  voyageurs  en 
général  reçoivent  la  première  impression,  et  l'endroit  est  un  des 
moins  favorables  pour  exciter  l'enthousiasme.  Les  habitations»  qui 
vers  le  sud  paraissent  descendre  jusque  dans  la  mer,  sont  des  cases 
de  pauvre  apparence;  les  dunes  de  sable  qui*  se  dressent  près  du 
rivage  forment  une  ceinture  d'un  aspect  médiocrement  agréable; 
pins  loin,  il  est  vrai,  la  scène  ne  manque  pas  de  séduction.  Le  sol 
est  brillant  de  verdure;  surtout  au  nord  de  la  baie,  des  buissons 
et  des  joncs  sont  heureusement  groupés  au  milieu  d'une  herbe 
touffue,  des  cocotiers  de  haute  taille  dominent  des  vaquois  d'espèces 
diverses,  les  montagnes,  noyées  dans  une  vapeur  bleuâtre,  complè- 
tent le  tableau.  Ce  n'est  pas  encore  tout  à  fait  la  richesse  et  l'éclat 
de  la  végétation  de  quelques-unes  des  baies  de  la  Mer  du  Sud,  di- 
sent les  navigateurs;  néanmoins  c'est  un  paysage  d'un  caractère 
imposant.  Une  fois  à  terre,  l'explorateur  à  chaque  pas  est  arrêté 
par  la  beauté  de  certains  arbres  ou  l'étrangeté  de  quelques  plantes. 
Sur  le  littoral,  souvent  à  la  végétation  indigène  se  mêlent  des  es- 
pèces étrangères  qui  ont  été  importées  à  diverses  époques.  Des  ci- 
tronniers propres  au  pays  (1)  donnent  de  charmans  ombrages,  et 
des  acacias,  des  jujubiers,  des  orangers  venus  d'une  terre  étran- 
gère, croissent  avec  une  vigueur  remarquable;  l'acacia  de  l'Inde 
étale  une  profusion  de  fleurs  d'un  ton  jaune  plein  de  galté;  puis  ce 
sont  de  jolis  arbrisseaux  des  tropiques  dont  chaque  tige  se  termine 
par  un  bouquet  de  fleurs  du  plus  beau  rose  (2),  puis  des  ricins  aux 
larges  feuilles,  les  unes  vertes,  les  autres  empourprées.  Les  indi- 
gotiers se  pressent  sur  de  grandes  surfaces,  l'un  d'eux  se  distin- 
guant entre  tous  les  autres  par  des  feuilles  petites  et  sombres  avec 
des  points  d'un  violet  rougeâtre.  En  plusieurs  endroits,  on  rencontre 
des  arbres  de  la  famille  des  euphorbes  (3)  qu'on  croirait  saupoudrés 
de  farine  :  c'est  un  un  duvet  qui  couvre  presque  toutes  les  parties 
du  végétal. 

Sur  le  littoral  de  la  grande  lie,  les  vaquois  ou  les  pandanus  des 
botanistes  attirent  particulièrement  l'attention  :  arbres  d'un  port 
singulier,  abondamment  répandus  dans  les  parties  basses  et  maré- 
cageuses de  Madagascar,  ils  se  font  remarquer  par  de  volumineuses 
racines  qui  s'échappent  du  tronc  jusqu'à  une  hauteur  assez  grande; 
on  croirait  voir  des  cordes  attachant  au  sol  la  tige,  pourtant  ro- 

(1)  Imonia  madagaicariûnsit,  décrit  p^  Lamarck,  Citrus  média,  etc. 
(^  Lochnera  rotea,  de  la  famille  des  apocynées,  dont  la  pervenche  et  le  laurier-rose 
loot  les  représentans  les  plas  connas. 
(3)  Alewrites  eordata  de  la  Chine  et  de  llnde  transporté  à  Bourbon  et  à  Madagascar. 

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21  &  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

buste.  Les  vaquois  ont  une  écorce  lisse,  un  bois  de  faible  consis* 
tance»  de  très  longues  feuilles  lancéolées,  en  général  garnies  de 
piquans  sur  les  bords,  des  fleurs  dioîques  accompagnées  de  spathes 
plus  ou  moins  colorées,  des  fruits  char&us  dont  le  noyau  renferme 
une  seule  graine.  Du  Petit-Tfaouars  a  pris  un  vif  intérêt  à  l'étude 
de  ces  végétaux  monocotylédonés  qu'on  observe  dans  les  régions 
tropicales  de  l'aDcien  monde.  Sur  la  Grande-Terre,  le  vaquois  co- 
mestible (1)  donne  des  grappes  de  fruits  d'une  saveur  douce  que  les 
Malgaches  tiennent  en  estime;  l'arbre,  haut  de  A  à  5  mètres,  a  une 
dme  étalée  comme  un  parasol.  Plusieurs  espèces  du  même  genre 
croissent  dans  les  marais  (2).  Pendant  ses  excursions,  iubert  Du 
Petit-Tbouars  apercevait  à  distance,  au  milieu  des  marais  les  plus 
profonds,  des  arbres  droits  comme  des  obélisques,  atteignant  la 
hauteur  d'une  vingtaine  de  mèti'es;  le  port  tout  à  fait  étrange  de 
ces  arbres  mettait  l'esprit  du  savant  dans  une  cruelle  perplexité. 
Une  fange  presque  liquide  défendait  l'approche  du  curieux  végétal. 
Âpfës  bien  des  efforts,  il  parvint  cependant  au  but;  alors  il  recon- 
nut une  espèce  toute  particulière  du  genre  des  vaquois  (3).  Si  l'on 
pénètre  dans  les  forêts,  on  rencontre  d'autres  représentans  du  même 
groupe  :  le  vaquois  sylvestre,  U  vaquois  pygmée,  ne  dépassant  pas 
la  hauteur  de  2  mètres,  ayant  une  cime  étalée,  des  feuilles  assez  pe- 
tites et  des  fruits  qui  ne  sont  pas  plus  gros  que  des  noix  ordinaires. 
Jusque  sur  les  grèves  battues  des  flots,  dans  les  terrains  vaseux 
aux  embouchures  des  fleuves,  à  plus  ou  moins  grande  distance  de 
la  mer,  abondent,  surtout  vers  le  nord  de  l'ile,  ces  végétaux  du 
littoral  de  toutes  les  régions  des  tropiques  si  connus  sous  le  nom 
de  palétuviers  et  de  mangliers.  Dans  les  endroits  sablonneux,  on 
remarque  de  singuliers  arbres  sans  feuillage  qui  font  songer  à 
l'Australie^  des  casuarinas,  certainement  importés.  Plus  loin,  ce 
sont  ces  arbres  beaux  et  gracieux  dont  les  feuilles,  rangées  en 
grand  nombre  aux  deux  côtés  d'une  longue  tige,  forment  des  colle- 
rettes ou  des  couronnes  qui  se  superposent  avec  les  années,  des 
cycas;  mais  l'espèce  est  répandue  dans  toute  l'Asie  tropicale  (&), 
et  selon  toute  probabilité  elle  a  été  introduite  à  Madagascar.  On 
peut  voir  ce  curieux  représentant  du  règne  végétal  sans  entre- 
prendre un  bien  long  voyage  :  un  superbe  individu  se  trouve  daas 
les  serres  du  Jardin  des  Plantes.  Dans  la  plupart  des  lieux  hunûdes 
foisonne  un  palmier  qui  est  pour  les  Malgaches  la  plus  précieuse 
ressource  :  le  rajphiayxm  aagoutier  (5).  Vieilles  et  dures,  les  feuilles 

(1)  Pandanus  edulis. 

(3)  Pandanus  «nsifiaààsMsPOndmimâmuriftttM,  décriift  ftt  Din  ItetîiTIldiian. 

(3)  Pamdantu  obûuems. 

(4)  Cycas  circinalis. 
(^  S(WMfpêduneuht4t. 


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l'île   de   MADAGASCAR.  215 

servent  à  couvrir  des  cases;  jeancs  et  tendres,  elles  donnent  une 
matière  textile  employée  à  confectionner  des  pagnes,  des  lambas, 
des  nattes,  des  corbeilles;  naissantes,  elles  fournissent  une  excel- 
lente noorriture.  De  l'intérieur  du  tronc,  on  tire  celte  fécule  connue 
de  tout  le  monde  sous  le  nom  de  sagou.  D'autres  palmiers  à  longues 
feuilles  pennées,  les  arecs  (1),  sont  aussi  fort  communs  dans  les 
parties  chaudes  et  humides  de  Madagascar  :  groupés  en  masses 
touffues,  ils  parent  d'une  façon  charmante  la  vallée  que  traverse 
riarouka;  ainsi  que  le  chou  palmiste  des  Antilles,  qui  est,  sinon 
du  même  genre,  du  moins  du  môme  groupe,  ils  ont  des  bourg:ons 
très  recherchés  comme  aliment, 

A  rentrée  des  bois,  près  de  Foulepointe,  de  Tamatave  ou  de  la 
région  des  lacs,  d'Ivondrou  à  Andouvourante,  à  côté  des  fougères, 
des  cycas,  d^s  raphias,  comme  en  divers  endroits  sur  les  sables  des 
bords  de  la  mer,  se  montrent  communément  des  strychnos;  les 
graines  vénéneuses,  fournissant  l'alcaloïde  qu'on  appelle  la  stry- 
chnine, les  ont  rendus  célèbres;  le  nom  est  connu  de  tout  le  monde. 
Plusieurs  de  ces  végétaux  sont  répandus  dans  l'Inde,  aux  îles  de  la 
Soude,  aux  Philippines.  Sur  la  Grande-Terre,  outre  une  espèce  sans 
doute  d'origine  indienne,  qu'il  ne  faut  pas  distinguer  du  strychnos 
des  buveure,  dont  les  graines  ont  la  propriété  de  clarifier  l'eau 
trouble,  existe  en  abondance  le  strychnos  vontac,  arbre  rameux 
haut  de  3  à  4  mètres,  portant  des  fruits  de  la  grosseur  des  coings, 
revêtus  d'une  enveloppe  dure,  ayant  une  chair  de  saveur  douce  très 
prisée  des  Malgaches.  Eh  considérant  les  vontacs  ou  d'autres  arbres 
de  la  lisière  des  forêts,  si  la  saison  est  propice,  l'explorateur  s'ar- 
rêtera, peut-être  en  extase  devant  un  spectacle  saisissant  et  inat- 
tendu. Sur  de  vieux  troncs,  sur  quelque  souche  pourrie,  retombent 
suspendues  à  de  longues  tiges  de  grandes  fleurs  qui  sont  du  nombre 
des  plus  belles  et  des  plus  étranges  :  des  orchidées  du  genre  des 
angrcc^que  notre  botaniste  Du  Petit-Thouirs  fit  connaître  au  com- 
mencîment  du  siècle.  Sous  les  couverts  semblent  se  cacher  Tangrec 
ébumé  et  Tangrec  superbe,  tandis  qu'au  grand  jour,  au  plein  so- 
leil, là  où  les  arbres  sont  clair-semés ,  s'offre  aux  regards  la  plus 
extraordinaire  orchidée  du  genre  (2).  La  plante  s'empare  à  la  fois 
d'un  tronc  et  des  branches,  enfonce  ses  racines  dans  la  vieille  écorce, 
projette  de  longues  tiges  gracieusement  courbées  vers  le  bout,  gar- 
nies de  deux  rangées  de  fouilles  d*un  vert  bleuâtre,  et  chargées  à 
certains  momens  de  quatre  ou  cinq  fleurs,  —  fleurs  sans  pareilles, 
fermes  comme  si  elles  étaient  de  cire,  d'un  blanc  laiteux,  portant 
UQ  éparon  semblable  à  une  énorme  queue  longue  de  plus  de  &0  cea-- 

(1)  Areea  madagascariensit, 

W  Angrœcum  eburmum,  A,  superbum.  A»  sesquipedale.  Du  Petit-Thouars. 


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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

timètres.  L'angrec  à  longue  queue  a  été  apporté  en  Europe,  et  par- 
fois on  Ta  vu  fleurir  dans  les  serres  chaudes  pour  la  plus  grande 
joie  des  amateurs. 

Au  milieu  des  bois  et  des  forêts  des  provinces  orientales  et  du 
nord  abondent  des  arbres  et  de  charmans  arbrisseaux  d'une  famille 
qui  n'est  représentée  en  aucun  autre  lieu  du  monde,  la  famille  des 
chlénacées.  Une  sorte  de  parenté  existe  entre  ces  végétaux  et  les 
mauves,  mais  des  différences  considérables  ne  permettent  pas  Tas- 
sociation.  Signalés  au  siècle  dernier  par  Commerson  et  par  le  bo- 
taniste espagnol  Fernan  de  Noronha,  dont  l'œuvre  n'a  jamais  été 
publiée,  ces  arbres  ont  été  décrits  par  Du  Petit-Thouars.  Les  chlé- 
nacées, qui  composent  plusieurs  genres,  se  font  remarquer  par  des 
feuilles  alternes  et  par  des  fleurs  en  grappes  pourvues  d'un  invo- 
lucre  persistant.  11  y  a  les  sarcolènes  et  les  leptolènes,  qui  se  cou- 
vrent de  belles  et  grandes  fleurs  en  panicules  (1),  les  schi^olènes 
atteignant  une  hauteur  de  plus  de  &  mètres,  tout  gracieux  lorsqu'ils 
sont  chargés  de  fleurs  teintées  de  rose,  suspendues  à  des  pédon- 
cules qui  naissent  aux  aisselles  des  feuilles  (2)  ;  il  y  a  encore  la 
rhodolène,  la  plus  belle  des  chlénacées,  un  arbuste  plein  d'élé- 
gance. Trop  faible  pour  vivre  isolé,  il  croît  en  s' appuyant  aux  ar- 
bres les  plus  robustes;  les  tiges  sont  garnies  de  feuilles  éparses, 
et  au  mois  de  septembre  d^  fleurs  portées  deux  à  deux  sur  un  pé- 
tiole commun,  —  fleurs  magnifiques  entre  toutes,  larges  comme  les 
plus  beaux  camélias,  avec  une  corolle  à  six  pétales  qui  se  recou- 
vrent et  forment  une  sorte  de  campanule  d'<<m  pourpre  éclatant  (3). 
Les  brexias,  arbrisseaux  à  grandes  feuilles,  ayant  une  parenté  bo- 
tanique avec  les  saxifrages,  composent,  de  même  que  les  chléna- 
cées, une  petite  famille  caractéristique  de  la  flore  de  Madagascar. 

D'autres  types  de  végétaux  également  propres  à  la  grande  île 
africaine  se  montrent  plus  ou  moins  répandus  dans  les  forêts  de 
la  baie  d'Antongil,  du  voisinage  de  Foulepointe,  de  Tamatave,  des 
lacs  qui  s'étendent  d'Ivondrou  à  Andouvourante,  ainsi  que  du  pays 
des  Antanosses.  Voici  le  ravensara  des  Malgaches  ou  Tagathophylle 
aromatique  des  botanistes,  unique  représentant  connu  d'un  genre 
de  la  famille  des  lauriers  (&),  arbre  de  taille  plus  haute  que  celui 
dont  le  feuillage  servait  autrefois  à  couronner  les  vainqueurs,  et 
comme  ce  dernier  très  en  faveur  pour  les  usages  culinaires.  Les 
Malgaches  emploient  comme  condiment  les  feuilles  et  les  fruits  du 
ravensara,  et  Flacourt  rapporte  que  souvent  les  misérables,  ne  vou- 
lant pas  prendre  la  peine  de  monter  à  l'arbre,  coupent  les  troncs. 

(i)  Sarcolœna  grandi flora,  S,  multiflora,  S.  eriophora,  Leptolœna  muUifhra. 

(2)  Schizolœna  rosea.  S,  elongala.  S,  cauli flora. 

(3)  Rhodolœna  altivola', 

(i)  Agathophyllum  aromaticum,  de  la  TamiUs  des  lauracéo». 


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L'IlS   de   MADAGASCAR.  217 

Maintenant  ce  sont  le  didymelès,  un  arbre  de  moyenne  dimen- 
sion, à  cime  touffue,  d'un  type  si  étrange  que  les  botanistes  long- 
temps ne  surent  à  quelle  famille  le  rattacher;  les  bécatéas,  du 
groupe  des  euphorbes,  hauts  de  6  à7  mètres,  ayant  de  petites  fleurs 
réunies  en  panicules;  les  harongas,  gentils  arbrisseaux  de  la  famille 
des  millepertuis,  dont  les  feuilles  fournissent  une  liqueur  jaune  ou 
rougeâtre  servant  à  teindre  des  étoffes,  des  nattes  et  des  paniers. 
Parmi  les  types  de  végétaux  qu'on  ne  voit  également  que  sur  la 
Grande-Terre,  il  y  a  le  dicoryphe,  un  arbuste  à  rameaux  grêles, 
presqfue  toute  l'année  chargé  de  fleurs  ou  de  fruits  (1);  les  bona- 
mies,  de  la  famille  des  liserons,  à  feuilles  ondulées  sur  les  bords,  à 
fleurs  ramassées  au  sommet  des  tiges;  les  ptélidies,  avec  des  fruits 
comprimés  et  bordés  d'une  aile  membraneuse  qui  les  fait  ressem- 
bler à  des  feuilles  (2);  l'astéropéia,  un  arbre  se  couvrant  de  petites 
fleurs  en  panicules  (3);  des  passiflores  remarquables  donnant  des 
fruits  savoureux,  les  unes  des  arbustes,  les  autres  des  plantes  grim- 
pantes ayant  de  magnifiques  fleurs  violettes  et  des  fruits  ressem- 
blant à  des  œufs  (A).  Dans  les  grandes  forêts,  des  arbres  superbes 
inconnus  hors  de  la  grande  lie  africaine  dominent  toute  la  végétation 
d'alentour  :  ce  sont  les  hazignes  des  Malgaches  ou  les  chrysopias 
des  botanistes.  La  cime  est  étalée  comme  un  parasol  ;  aux  beaux 
jours  de  l'année,  les  rameaux  se  terminent  par  des  fleurs  à  cinq  pé- 
tales disposées  en  corymbes  ou  en  ombelles  d'un  pourpre  éclatant 
qui  tranche  admirablement  sur  le  feuillage.  Quand  on  entaille  Té- 
corce,  un  suc  jaune  s'écoule  en  abondance;  au  contact  de  l'air,  le 
liquide  s'épaissit  et  devient  une  résine  très  bonne  pour  fixer  les 
couteaux  dans  le  manche.  Les  hazignes  fournissent  d'excellent  bois 
pour  les  constructions  navales;  d'un  tronc,  les  Malgaches  façonnent 
une  pirogue  (5).  Partout  on  remarque  sur  la  côte  orientale  un  arbre 
plein  d'élégance,  dont  les  rameaux  dressés  portent  aux  extrémités 
des  panicules  de  petites  fleurs  roses  ou  des  fruits  de  forme  ovale 
il  est  de  la  famille  du  laurier-rose  et  de  la  pervenche  et  seul  de  son 
genre;  c'est  le  tanghin,  l'arbre  sinistre  de  Madagascar  (6).  Le  fruit, 
un  des  plus  redoutables  poisons,  a  été  le  principal  instrument  des 
épreuves  judiciaires  et  du  plus  grand  nombre  des  crimes  de  la  fa- 
meuse reine  Ranavalona. 

A  côté  de  ces  végétaux,  de  genres  ou  même  de  familles  qu'on  ne 

(1)  Dicùryphe,  de  la  famille  des  hamunélidacées. 

(2)  Ptelidium,  de  la  famille  des  célastrinées,  dont  le  fusain  est  le  représentant  le 
plosconna;  la  plupart  des  célastrinées  appartiennent  aux  régions  tropicales. 

(3)  Astiropeia  multiflora,  de  la  famille  des  homalidées. 

(4)  Paropsia  edulis;  —  Deidamia  noronhiana,  D,  commersoniana;  Toycf  Tulasne, 
Annalet  de$  ScUnces  naturelles,  4<  série,  t.  VIII,  p.  44. 

(5)  Chrysopia  fasciculata,  C,  verrucosa,  etc.,  de  la  famille  des  clusiacées. 

(6)  Tanghinia  ventnifiua,  de  la  famiUe  des  apocynées. 


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218  REVUE  DES    DECX  HONDES. 

voit  point  ailleurs  que  sur  la  GraDde-Terre^  se  montrent  les  espèces 
particulières  à  Madagascar  appartenant  à  des  groupes  représentés 
en  Afrique  et  en  Asie.  Dans  les  épaisses  forêts,  il  existe  u!".  baobab 
à  fruits  plus  ronds  et  moins  gros  que  ceux  du  colosse  de  la  Séné- 
gambie  (1).  En  quelques  endroits  se  trouve  une  singulière  plante 
grimpante,  la  kigclia,  ayant  des  fruits  charnus  de  la  longueur  et 
du  volume  du  bras;  une  autre  espèce  du  même  genre  se  rencontre 
en  Nubie  (2).  Voici,  dans  les  bois  et  sur  presque  toute  la  côte , 
de  curieux  arbrisseaux  tels  qu'il  en  existe  à  Bourbon  et  à  Maurice; 
comme  sur  nos  arbres  de  Judée,  les  fleurs  poussent  en  paquets  sur 
le  vieux  bois  :  ce  sont  des  coléas,  la  plus  belle  porte  pendant  pres- 
que toute  Tannée  des  masses  de  fleurs  jaunes  (S).  Un  arbuste  est 
signalé  à  cause  de  son  produit  :  de  la  famille  du  laurier-rose  et  du 
tanghin,  il  est  d'un  type  qu'on  observe  dans  les  riions  tropicales 
du  continent  africain,  c'est  le  vabéa  de  Madagascar,  très  répandu 
dans  les  grandëls  forêts,  près  des  lacs,,  sur  les  bords  de  la  rivière 
d'Ivondrou  (A).  Le  yahéa  donne  en  quantité  de  la  gomme  élastique 
aussi  bonne  que  celle  du  caoutchouc  de  la  Guyane.  Principale- 
ment au  voisinage  des  lacs,  du  mois  d'avril  au  mois  de  juin,  se 
font  admirer  de  charmantes  fleurs  de  liserons  (ô).;  on  les  reconoak 
aussi  pour  être  d'un  genre  qui  est  représenté  en  Afrique.  Pais  ce 
sont  de  petits  buissons  d'un  vert  frais  et  gai,  parés  de  fleurs  ramas- 
sées en  bouquets  à  l'extrémité  des  rameaux,  des  alsodéias  delà  fa- 
mille des  violettes,  —  on  en  cite  des  lies  de  la  Sonde;  puis  encore 
la  vigne  malgache,  toute  gracieuse  avec  ses  fleurs  mignonnes  {6). 
Les  dombeyas,  arbres  et  arbustes  de  l'Asie  tropicale,  des  îles  Bour- 
bon et  Maurice,  sont  nombreux  dans  les  forètâ  de  Madagascar;  liés 
avec  les  mauves  par  des  afllnités  assez  étcoitea,  on  les  considère 
néanmoins  comme  un  groupe  particulier.  L'un  des  plus  beaux  dom- 
beyas qu'on  voit  près  de  Beifourouna  est  un  arbre  haut. d*une  dizaine 
de  mètres,  ayant  de  larges  fleurs  blanches  en  corymbes  (7). 

Les  plantes  de  la.  famille  des  combrètes  (8),  arbres,  arbrisseaux 
ou  lianes,  disséminés  dans  les  régions  chaude  de  TA^e  et  de  l'A- 
frique,, occupes  t.  une  place  importante  dans  la  végétation  de  Mada- 
gascar; l'une  des  plus  communes  et  des  plus  jolies  est  un  arbre  à 

(1)  Adansonia  digitata,  de  rAfriqne  occidentale,  —  de  la  (kmille  dea  boxDhacéea. 

(2)  Kig9lia  africana,  de  la  famille  des  bignoniacées. 

(3)  Colea  floribunda,  Hooker,  de  la  Caiciile  des  bigaanlarées. 

(4)  Vahea  madûgascarien$is  (gummifera,  Lamarck).  —  le  TahernmnumtanAnonn-' 
hiofui  du  même  groupe  est  commun  prôa  de  Foulepointe. 

(5j  Pharbitis  flagrans,  Bojer. 

(6)  BuddXeia  madagascarieruis,  figuré  dans  le  BoUmicalMagaxine^pL  282i. 

(7)  Dombeya  tpectabilis,  décxit  par  Bo)er,  de  la.  famille  des.dambçyactea. 

(8)  Familles  des  comhrétacées,  comprenant  les  genres  Combrêtum^  Pœona,  r«rmi- 
M/ta. 


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l'Ile  de  miBiG^scm.  219 

gnffldas  feuiHes,  portaurt  des  fleurs  'd'un  rocpge  vif^  qui  ont  fait  l'ad- 
mlra^on  de  plus  d*un  voyageur  (1);  les  tadamiers  ou  terminalias 
d'espèces  nombreuses  se  reconiïaissent  de  l(Hn  aux  rameaux  grou- 
pés vers  le  sommet.  Un  arbrisseau  qu'on  remarque  à  cause  de  son 
beau  feuillage,  le  sadacia  calypso,  est  aussi  d'un  type  qui  a  des  re- 
présenlans  en  différentes  parties  du  monde  (2)  ;  ses  fruits,  très  esti- 
més, paraissent  dès  les  premiers  jours  de  l'été,  circonstance  expri- 
ma d'une  façon  poétique  par  les  Malgaches  :  sur  la  Grande-Terre, 
ce  sont  les  fruits  du  soleil.  Dans  ce  pays  comblé  des  faveurs  de  la 
nature,  il  y  a  les  yanguiers  qui  portent  des  quantités  de  fruits  gros 
comme  des  pomiEes  et  bons  à  manger  (3). 

On  parle  souvent  à  Bourbon,  à  Maurice  ainsi  qu'à  Madagascar, 
de  boi9  rouge,  de  boi€  d'olive  ou  de  bais  de  cadoque;  l'arbre  qui  le 
fournit,  l'éléodendron  oriental,  existe  également  dans  l'Inde;  nous 
ignorons  s'il  croit  naturellement,  ou  s'il  a  été  introduit  dans  la 
grande  Ile  africaine  (â).  Les  voyageurs  énumérant  les  essences  les 
plus  recherchées  des  forêts  de  la  cftte  orientale  citent  les  copaliers, 
lesiotds,  les  nraltiers,  les  ébéniers,  et  plusieurs  autres  qu'il  est  ^- 
fidle  de  reconnaître  avec  certitude.  Les  copaliers  abondent  surtout 
yerslenord-^est;  arbi^es  du  même  groupe  que  les  acacias,  ils  ont  un 
bois  asses  estimé,  et,  comme  ils  fournissent  de  la  gomme  copale, 
on  y  attache  um  grand  prix  (5).  Les  intsis  et  les  nattiers  acquièrent 
des  dfanensiens  considérables,  et  sont  employées  pour  les  construc- 
tions (6).  On  ne  saurait  oublier  Tharami ,  dont  on  tire  de  la  ré- 
sine «(T),  ni  Tambora,  le  bois  tûmbonr  des  colons,  arbre  qui  croit,  à 
Madagascar  comnEie  à  Maurice,  dans  les  forêts  humides;  ses  fleurs 
poussent  en  grappes  sur  le  tronc  et  à  l'origine  des  branches  (8). 

Au  xni*  siècle,  on  apporta  en  Hollande  un  magnifique  arbuste 
éj^wm  des  lies  de  la  Sonde,  la  poinciane  brillante;  ses  fleurs 
grandes,  d'un  rouge  orangé,  bordées  de  jaune,  portées  sur  de  longs 
pédicules  et  Eéuaie»  de  manière  à  former  des  grappes  spleiKlides, 
étaient  toujours  citées  comme  une  des  merveilles  du  règne  végé^; 
près  de  Foulepoiote,  une  espèce  du  n^me  genre,  ayant  des  fleurs 
plmgraBdea,  plus  belle»,  plusextraordimûres  encore,  a  été  décou* 


iCn  Anmb  e^csîma,  D«  Oindoll^  ilgaré  att  BoHmifai  Jfo^axifis,  pi.  S'IOS.  \\  a  été 
^yi^Vttfbii  .appelé  «n  frasçai»  ohi9>ma]âer,  du  nom  malgache  chigowma.. 

(2)  Soiacta  ealupio.  De  CandoUe,  de  la.  famille  des  hippocratacôes. 

(3)  VoÊigtùêria  edulii,  de  la  famille  des  nibiacées-cofféacées. 

(i)  Hmodèndrvn  'Orientaie,  de  la  fl^mille  des  célastrf  nées;  —  d'autres  espèces  décrites 
P«  IL  TàUne  pusIsMnt  nViTi^  été  obserrées  qn*&  HMagascar. 
W «fiyaiMoii  mrfuooia,  dalla  fandUe  des  Jéeâmtnenses^iapilloaaeées. 

(6)  Iniiia  maiagascariens'u,  De  CandoUe,  de  la  famille  des  papilionacées ;  —  nat^ 
^Mnr»  6^ièoev4a«geiu«  ^a  senre^  fNmtwep»;  del»fiaBille*dea'sap(^lacé6s. 

(7)  Canarium  harami,  Bojcr,  de  la  famfiieâea  Imraéraeéea. 

(8)  Àmbora  kmbùmisM,  de  la  fomilie  âes  monlBiiacées. 


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220  REVUE  DES  DEUX  HONDES. 

verte  par  M.  Bojer  :  c*est  la  poincîane  royale,  un  arbre  s*élevant  à 
la  hauteur  de  10  à  12  mètres  (1). 

Au  voisinage  des  rivières  ou  dans  les  vallées  humides,  les  yeux 
demeurent  ravis  à  la  vue  d'un  feuillage  splendide;  c'est  l'arbre  du 
voyageur  ou  le  ravenala  (2),  l'un  des  plus  beaux,  l'un  des  plus  carac- 
téristiques représentans  de  la  végétation  de  Madagascar.  Une  vérité 
et  une  erreur  également  propagées  ont  fait  le  ravenala  poétique 
comme  la  légende.  II  y  a  peu  d'années  encore,  dès  qu'on  le  nom- 
mait, chacun  en  imagination  voyait  au  désert  le  voyageur  épuisé  de 
fatigue  et  prêt  à  succomber  aux  angoisses  de  la  soif  secouru  tout  à 
coup  par  l'arbre  qui  tient  en  réserve  une  eau  fraîche  et  pure;  le  rave- 
nala, espèce  magnifique  de  la  famille  des  bananiers,  ne  vit  que  dans 
les  lieux  où  il  est  facile  de  s'abreuver  à  d'autres  sources.  Lorsqu'on 
quitte  Andouvourante  pour  se  rendre  à  Tananarive,  après  un  court 
trajet  sur  la  belle  et  large  rivière  larouka  et  sur  l'un  de  ses  af- 
iluens ,  il  faut  près  du  village  de  Maroumby  commencer  à  gravir 
les  collines.  A  ce  moment,  un  délicieux  paysage  s'oiTreàla  vue; 
dans  tous  les  vallons,  les  ravenalas  au  feuillage  glauque,  en  masses 
pressées,  fout  oublier  le  reste  de  la  végétation;  les  uns  en  pleine 
.  croissance,  les  autres  dans  toute  la  magnificence  d'un  développe- 
ment achevé,  forment  des  groupes  ravissans.  Les  regards  s'arrêtent 
sur  les  plus  beaux  :  les  troncs  s'élèvent  droits  à  la  hauteur  de  8  à 
10  mètres;  au  sommet  de  cette  tige  robuste  s'étalent,  semblables 
à  un  gigantesque  éventail,  quinze,  vingt  ou  vingt-cinq  feuilles 
énormes,  régulières,  luisantes,  montées  sur  des  pétioles  longs  de 
2  mètres  à  2  mètres  1/2:  —  Entre  les  tiges  apparaissent  quelques 
branches  supportant  des  fleurs  ou  des  fruits;  ces  derniers  en  s'ou- 
vrant  laissent  échappez-  trente  ou  quarante  graines  vêtues  d'une  en- 
veloppe soyeuse  et  parées  de  teintes  vives,  bleues  ou  pourprées. 
Les  réservoirs  de  l'arbre  du  voyageur  sont  à  la  fois  simples  et  par- 
faits :  la  pluie  qui  tombe  sur  les  feuilles  s*écoule  en  partie  dans  les 
pédoncules  constitués  en  rigoles;  ces  pédoncules,  larges  à  la  base 
et  recourbés,  deviennent  des  tubes  où  l'eau  se  conserve  jusqu'à  la 
fin  des  mois  de  sécheresse.  Il  suffit  donc  d'entailler  la  paroi  du  tuyau 
avec  une  pointe  de  fer  pour  voir  s'échapper  une  gerbe  liquide.  Des 
Malgaches  assurent  que,  se  trouvant  au  travail,  altérés  par  la  cha- 
leur du  jour,  ils  s'évitent  la  peine  d'aller  jusqu'au  torrent  voisin, 
lorsque  les  ravenalas  sont  à  portée.  Pour  les  habitans  de  Madagas- 
car, l'arbre  du  voyageur  a  une  bien  autre  utilité  que  de  dispenser 
les  gens  qui  ont  soif  d'aller  à  la  rivière.  Les  feuilles,  comme  le  rap- 
porte Flacourt,  font  des  nappes,  des  plats  et  des  assiettes;  on  eu 

(1)  Poinciana  regia,  de  la  famUle  des  légamiiieuses-papilionacées,  décrite  et  figurée 
par  M.  Hooker,  Botanical  Magaxin»,  p\.  2884. 

(2)  Bawnala  nMdagcucariensis,  Sonnerat  et  Adanson. 


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l'Ile  de  Madagascar.  221 

fabrique  des  cuillers  et  des  gobelets;  tous  les  matins,  le  marché  en 
est  amplement  approvisionné ,  et  chacun  vient  compléter  son  mé- 
nage. Ces  feuilles  larges  et  résistantes  servent  à  faire  les  toitures  et 
à  tapisser  les  murs  des  maisons;  Técorce,  après  avoir  été  aplatie, 
est  excellente  pour  les  planchers,  et  les  troncs  restent  de  précieux 
matériaux  pour  les  grosses  charpentes.  L'arbre,  superbe  et  unique 
en  son  genre,  devrait  être  nommé  Y  arbre  du  constructeur  y  disent 
ceux  qui  ont  vu  les  Malgaches  de  la  bande  orientale  occupés  à  bâtir 
des  habitations. 

Le  takamaka  (l),  ainsi  qu'on  l'appelle  dans  les  colonies,  assez 
répandu  sur  la  côte  orientale  et  fort  estimé  pour  les  constructions, 
paraît  croître  avec  prédilection  dans  les  lieux  où  prospère  le  rave- 
nala.  C'est  un  bel  arbre  d'un  aspect  qui  le  signale  de  loin;  il  a  des 
feuilles  luisantes,  vraiment  ornées  par  les  nervures  fines,  régu- 
lières, se  confondant  au  bord  du  limbe,  et  par  de  nombreuses 
grappes  de  fleurs  blanches;  —  du  tronc,  noirâtre  et  presque  tou- 
jours crevassé,  s'écoule  une  résine. 

III. 

En  général,  les  herbes  aquatiques  de  la  famille  des  naïades,  si  ré- 
pandues dans  les  ruisseaux  et  sur  les  étangs  de  l'Europe  comme 
de  l'Asie,  n'appellent  l'attention  par  aucun  signe  bien  remarquable; 
il  faut  aller  à  Madagascar  pour  voir  un  type  de  ce  groupe  vraiment 
extraordinaire.  Dans  les  torrens  et  les  ruisseaux,  à  peu  de  distance 
de  Tamatave,  de  Foulepointe  ou  du  fort  Dauphin,  et  sans  doute  sur 
presque  toute  l'étendue  de  la  côte  orientale,  croit  l'ouvirandre  fe- 
nestrée  (2),  la  plus  curieuse  production  végétale  de  la  nature,  si 
l'on  s'en  rapportait  à  une  parole  jetée  au  moment  de  la  surprise  par 
le  botaniste  anglais  W.  Hooker.  L'ouvirandre  a  des  racines  fort 
épaisses  qui  s'étendent  dans  toutes  les  directions  et  forment  de 
multiples  couronnes;  de  cette  base  s'élèvent  des  touffes  de  grandes 
feuilles  qui  s'étalent  à  la  surface  de  l'eau,  portées  sur  des  pétioles 
s'allongeant  plus  ou  moins  selon  la  profondeur  du  courant;  au  centre 
du  bouquet  se  dresse  dans  la  saison  favorable  la  tige,  qui  se  bi- 
furque au  sommet  et  se  termine  ainsi  par  deux  branches  portant 
de  petites  fleurs  roses.  Ce  sont  les  feuilles,  véritables  dentelles 
vivantes,  passant  par  toutes  les  teintes,  du  vert  tendre  un  peu 
jaune  jusqu'au  vert  sombre  de  l'olivier,  qui  donnent  à  la  plante  une 
beauté  singulière  et  un  caractère  étrange.  A  ces  feuilles,  le  paren- 
chyme manque,  les  nervures ,  disposées  avec  régularité,  semblent 

(i)  Cahphyllum  inophyllum,  de  la  famiUe  des  gutUfères,  parait  être  originaire  do 
llnde;  le  Calophyllum  taeamahaca  est  particulier  à  Bladagascar. 
(S)  Ouvirandra  fenestralis. 


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222  REVUE   DE»  DEUX  MOBIDES. 

être  le»  cadres  de  petites  fenêtres  bien  alignées.  Pendant  la  saison 
de  la  sécheresse,  tout  se  flétrit  :  seules  les  racines,  puisant  dans  la 
terre  un  peu  d'humidité,  ne  périssent  pas;  le  jour  où  les  pluies  vien- 
nent reniplii!  le  lit  de  la  rivière,,  s'élance  une  nouvelle  végétation* 
L'ouivirandre,  sorte  de  merveille  aux  yeux  du  botaniste,  fournît  aux 
Malgaches  une  ressource  alimentaire;  la  racine  est  fort  estimée* 
Flacourt  n'en  avait  point  appris  davantage;  Du-Petit^Tbouars  le 
premier  a  donné  une  description  de  la  plante;  qu'on  a  pu  voir  de 
nos  jours  dans  les  serres  de  quelques  villes  d'Europe.  Longtemps 
la  curieuse  plante  demeura  le  représentant  unique  d'un  genre  ex- 
trêmement particulier;  il  y  a  trente  et  quelques  années,  M.  Bsmier, 
médecin  de  la  marine,  s'occupant  avec  ardeur  de  l'histoire  natu- 
relle de  la  grande  lie  africaine,  a  découvert  une  seconde  espèce 
d'ouvirandre  qui  a  été  l'objet  d'une  étude  de  la  part  de  M.  De^ 
caisne  (1).  L'ouvirandre  de  Bemier,  d'apparence  beaucoup  moins 
singulière  que  l'ouvirandre  fenestrée,  a  les  feuilles  pleines  et  les 
nervures  peu  distinctes;  c'est  la  condition  que  présente  une  troi*- 
sîème  espèce  du  genre  observée  au  Sénégal. 

Dans  la  partie  orientale  de  Madagascar,  où  il  y  a  tant  de  rivières 
et  de  ruisseaux,  tant  de  lacs  et  de  marais,  on  peut  le  croire  aisé- 
ment, les  plantes  aquatiques  abondent.  Outre  les  joncs  et  différentes 
herbes  d'un  aspect  assez  ordinaire,  beaucoup  d'espèces  sont  vrai- 
ment remarquables.  Elles  sont  trop  nombreuses  pour  qu'on  les  cite 
tontes  ici,  mais  il  en  est  d'un  type  si  curieux  qu'il  faut  les  signaler; 
Aubert  Du  Petit-Thouars  les  a  découvertes  et  les  a  nommées  les 
bydrostachiS)  Adrien  de  Jussieu  les  a  étudiées  (2).  Ces  hydrostachis 
ont  des  touffes  de  feuilles  plongeantes;  au  centre  des  touffes  s'élè* 
vent  des  tiges  portant  des  fleurs  dioîques  disposées  en  épis.  Plantes 
d'apparence  modeste,  l'examen  du  savant  est  nécessaire  pour  en  dé- 
voiler les  particularités  et  pour  mesurer  la  distance  qui  existe  entre 
dles  et  les  formes  les  plus  voisines  observées  sur  d'autres  terres, 
tandis  que  les  ravissantes  fleurs  bleues  ou  un  peu  violettes  du  nénu- 
far  de  la  grande  lie  africaine  répandues  à  profusion  sur  les  eaux  tran* 
qailles  chiffmeiit  tous  les  yeux  (3).  Les  voyageurs  allant  d'Ivondroa 
à  Andouvourante,  traversant  ou  contournant  les  lacs  Rasouamas- 
saî,  Rasooabé,  Imoasa,  se  trouvent  en  présence  d'une  admirable 
nature.  Au  matin,  il  y  a  des  scènes  délicieuses  :  Teaut  verdâtre, 
les  ûves  herbues  pai'semées  ée  belles-  fleurs,  les  petits  villages 
épar»,.  les  fraîches  prairies  couvertes  de  rosée^  tes  arbres  se  nrirant 

(i)  (hmàrandra  hemitriam^  Dooains,  ia  Iconm  mlfoUÊ  I^tUamm,  edit.  a  BaoJ. 
Delessert,  t.  III,  p.  62,  pi.  100. 

(S)  Qastre  m^km  Mot  déerite»  pir  A.  d6  JouIoq,  lovmê  mâêoteB^FUmUtnmg  edlto 
a  BeoJ.  Delesflert,  t.  UI,  |»«  57«es,  pk  SI-4*^ 

(3)  Nymphœa  madag€ucan€nsis,  Dt  Candolle. 


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L'iifi  DE   MADAGàSCAR,  223 

dans  le  lac,  les  palmiers,  les  fougères  entassées,  toute  cette  bril- 
lante Tégétatîon  dont  nous  ayons  esquissé  le  tableau  compose  des 
paysages  encfaantèurs. 

Comme  dans  Tlnde  et  à  la  Chine,  à  Madagascar  les  bamboius  oc- 
cupent une  grande  place;  cetle  richesse,  détruite  ou  très  amoindrie 
en  beaucoup  d*eodroits  voisins  du  littoral,  reste  considérable  sur 
difRirens  points.  Lorsque,  sur  le  chemin  qui  conduit  à  Tananarive, 
on  entre  dans  la  région  où  manquent  les  palmiers,  où  devient  rare 
l'aibie  du  voyageur,  les  bambous  apparaissent  sur  de  vastes  éten- 
dues, —  les  vallées  et  la  base  des  collines  en  sont  couvertes.  Ils 
sont  d'espèces  variées  ;  les  uns,  robustes,  s'élèvent  droits  à  la 
hauteur  de  12,  15,  20  noètres;  les  autres,  plus  faibles,  inclinent 
leur  tète  gracieuse  et  légère  :  Teffet  est  charmant,  étrange  au  pos- 
sible. An  m<Hndre  souffle,  les  grandes  cannes  noueuses  se  courbent, 
les  feuilles  longues  et  minces  s'agitent  comme  des  plumes,  les  tiges 
s'entrechoquent,  rni  frisson  semble  se  communiquer  et  parcourir  le 
champ  tout  entier;  le  spectateur  a  k  joie  de  contempler  une  scène 
sans  puoille  soofi  d'autres  climats. 

Après  avoir  gravi  une  foule  de  collines  depuis,  le  village  de  Ma- 
roumby  jusqu'au  village  de  Befourouna,  on  atteint  cette  fameuse  forêt 
d'Analamazaotra,  qui,  sur  une  largeur  variable,  occupe  à  peu  près 
toute  la  longueur  de  l'Ile.  Les  arbres,  les  arbrisseaux,  les  lianes,. les 
fougères,  les  plantes  de  tonte  sorte,  pressées,  mêlées,  enchevêtrées, 
forment  des  massife  impénétrakto;  là  où  les  homimes  ont  essayé  de 
pratiquer  une  voie,  les  raviira,  les  marais  fangeux,  les  fondrières, 
les  flaques  d'eau,  les  pentes  inégales,  lesiroches,  rendent  esKore  le 
passage  bien  pénible.  En  présence  du  désordre  sublime,  du  luxe 
d'une  végétation  répandant  fombre  et  la  f ratcbenr  ou  par  inler- 
valles  laissant  passer  un  rayon  de  soleil,  le  voyageur  demeure  en 
eitaae.  Il  voit  la  plupart  des  arbres,  des  arbrisseaux,  des  plantes 
herbacées  qu'il  a  plus  ou  moins  souvent  rencontrés  dans  lea  bols 
Toiaios  de  Foolepointe,  de  Tamatave,  d'Andouvoorante,  et  sans 
doute  bien  d'antres  enoore*  Jusqu'à  présent,  nul  botaniste  n'a  bâti 
sa  cadiane  au  pied  d'un  hazigne  ou  d'un  baobab,  aucun  ne  s'est 
installé  dans  une  grotte  pendant  une  ou  deux  saisons  pour  étudier 
cette  riche  nature, 

Sar  une  lie,  on  ne  s'attend  guère  à  constater  d'une  partie  à 
Tautredu  littoral  de  bien  grands  cbangemens  dans  la  végétation; 
cependant,  sous  ce  rapport,  les  divers  pomts  des  c6tes  de  Mada- 
gascar doivent  éveiller  l'attention.  Trop  restreintes  ont  été  les  re- 
cherches pour  insister  stir  les  modifications  qui  peut-être  exis- 
tent dans  la  flore  suivant  les  régiona,  mais  il  y  a  un  fait  dont  il 
û&porte  de  se  préoccuper.  Les  récoltes  de  plantes  effectuées  dans 
la  contrée  montagneuse,  dans  les  vallées,  au  bord  des  rivières,  au 

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S2&  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fond  de  la  baîe  de  Vohémar  si  vantée  (1),  au  port  Leven,  sur  le  ter- 
ritoire qui  s'étend  autour  de  la  baie  magnifique  de  Diego-Suarez, 
semblent  indiquer  que  plusieurs  genres  de  végétaux  connus  sur 
toute  la  côte  depuis  le  fort  Dauphin,  au  moins  depuis  Andouvou- 
rante  jusqu'à  la  baie  d'Ântongtl ,  sont  assez  souvent  représentés 
dans  la  flore  du  nord  par  d'autres  espèces.  On  s'étonne  presque 
de  ne  pas  rencontrer  sur  les  rives  occidentales  la  même  végétation 
que  sur  les  côtes  orientales,  car  il  existe  le  long  du  littoral  des  baies 
de  Passandava,  de  Mazamba,  de  Bombétok,  des  espèces  qu'on  n'a 
point  jusqu'ici  observées  ailleurs.  Si  en  réalité  certaines  plantes 
demeurent  confinées  sur  des  espaces  restreints,  ce  sera  l'indice  de 
différences  dans  la  nature  du  sol,  dans  des  conditions  climatériques 
dont  il  importera  de  s'assurer.  Dans  la  flore  des  environs  de  Foule- 
pointe,  de  Taraatave,  d'Ivondrou,  nous  avons  cité  un  charmant  ar- 
brisseau de  la  famille  des  combrëtes  portant  de  superbes  fleurs 
rouges;  un  arbrisseau  du  même  genre  à  fleurs  violettes  se  trouve 
à  la  baie  de  Diego-Suarez,  d'autres  à  fleurs  blanches  à  la  baie  de 
Bombétok  (2).  Plusieurs  espèces  de  terminalias  n'ont  été  remarquées 
également  qu'au  nord  de  la  Grande-Terre,  ainsi  que  des  dombeyas 
à  fleurs  jaunes,  des  passiflores,  des  salacias,  et  nombre  d'espèces 
appartenant  à  divers  genres.  Une  astéropéia  très  distincte  de  celle 
qu'on  admire  près  des  lacs  Rasouabé  et  Imasoa  a  été  découverte 
dans  les  forêts  de  la  baie  de  Diego -Suarez  (3).  Sur  les  plages  du 
nord-ouest,  on  voit  le  henné  épineux  (A),  dont  les  Orientaux  font 
usage  depuis  l'antiquité,  —  il  aura  été  apporté  par  les  Arabes;  dans 
cette  partie  de  la  grande  île  africaine,  le  tanghin  n'existe  pas.  Au- 
tour de  la  baie  de  Bombétok,  près  de  la  ville  fameuse  de  Madsanga, 
sont  très  répandus  des  arbres  de  la  famille  des  légumineuses»  les 
uns  à  fleurs  rosées,  les  autres  à  fleurs  rouges,  des  érythroxyles, 
des  bignonias,  que  personne  n'a  rencontrés  sur  la  côte  orien- 
tale (5). 

Le  littoral  de  Madagascar,  de  la  baie  de  Saint-Augustip  à  la  baie 
de  Bouëni,  on  s'en  souvient,  est  partout  cité  comme  une  région 
désolée;  du  sable,  des  arbres  rabougris  et  claîr-semés,  les  explo- 
rateurs n'ont  pas  vu  autre  chose.  Aussi  est-il  de  quelque  intérêt 
de  voir  la  récolte  d'un  botaniste  dans  ses  courses  à  travers  cette 


(1)  Haandrell,  A  Visit  in  the  North-East  province  of  Madagascar;  —  The  Journal 
of  the  royal  geographical  Society,  t.  XXXVII,  1867. 

(2)  Pœvrea  violacea,  P,  albifiora,  P.  villosa,  décrits  par  M.  Talasiia. 

(3)  Asteropeia  amblyocarpa,  Tulasne. 

(4)  Ijiwsonia  alba,  de  la  familln  des  lythrariécs. 

(5)  Dahlbergia  {Chadsia)  verticolor,  D,  fiammea,  Bojer,  de  la  famille  des  léga mi- 
neuses. Erythroxylon  jossinioïdes ,  de  la  famille  des  érythroxylées.  Bignonia  euphor- 
bioides. 


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L'tLE  DE   MADAGASCAR.  226 

contrée  misérable.  Outre  des  aloès,  il  a  observé  des  câpriers  plus 
ou  moins  épars,  Tun  ayant  les  feuilles  d'un  vert  gai  avec  les  pé- 
tioles munis  de  pointes  rouges  et  les  fleurs  blanches,  Fautre  cou- 
vert d*un  duvet  laineux  portant  des  fleurs  jaunes  (1);  au  milieu  des 
sables,  une  boerhavia  (2),  espèce  d'un  genre  qui  a  des  représeu- 
tans  sur  divers  points  de  la  Grande-Terre  et  d'une  famille  dont  le 
type  le  plus  connu  est  la  belle-de-nuit  cultivée  dans  nos  jardins. 
Sur  les  collines  calcaires  ont  été  rencontrées  des  dombeyas  (3)  et 
des  bignonias  qu'on  n'a  trouvées  jusqu'à  présent  en  nul  autre  en- 
droit. Dans  cette  contrée  si  triste,  M.  Bojer  a  découvert  un  des  plus 
beaux  arbres  du  monde,  le  colvillea,  delà  famille  des  légumineuses 
et  seul  de  son  genre  (A)^  L'arbre,  qui  atteint  la  hauteur  de  15  à 
20  mètres,  est  garni  d'un  élégant  feuillage  et  couronné  de  rameaux 
Têtus  d'une  écorce  rougeâtre,  parsemée  de  points  d'une  couleur 
plus  vive;  il  a  des  fleurs  d'un  jaune  orangé  nuancé  de  pourpre, 
suspendues  à  des  pédoncules  rouges  et  réunies  de  façon  à  former 
des  grappes  splendides.  Par  cette  description,  on  juge  de  l'effet  que 
doit  produire  le  colvillea  lorsqu'il  est  dans  toute  sa  magnificence. 
Nous  venons  de  prendre  une  idée  de  la  végétation  du  littoral 
de  Madagascar,  riche  et  magnifique  à  l'est  et  au  nord,  pauvre  et 
chétive  à  l'ouest;  il  faut  maintenant  suivre  dans  l'intérieur  de  l'île 
les  rares  observateurs  qui  ont  parcouru  l'Ànkova.  Après  avoir  fran- 
chi la  vallée  de  l'Iarouka,  escaladé  depuis  le  village  de  Maroumby 
une  foule  de  collines  et  d'escarpemens,  traversé  la  grande  forêt  et 
gravi  les  derniers  sommets  de  la  chaîne  d'Ânalamazaotra,  le  voya- 
geur se  trouve  transporté  dans  un  autre  pays  :  plus  de  ravenalas, 
plus  de  palmiers;  la  nature  des  tropiques  a  presque  disparu,  on 
est  à  une  hauteur  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  déjà  considé- 
rable; le  climat  est  celui  d'une  région  tempérée.  Néanmoins  le  sol 
tourmenté,  l'entassement  des  montagnes,  produisent  encore  des 
effets  grandioses.  Souvent  on  a  parlé  du  spectacle  impo.^^ant  qui 
étonne  et  enchante  le  voyageur  au  moment  où  il  atteint  les  cimes 
del'Analamazaotra;  c'est  la  plaine  d'Ankay,  vaste,  immense,  limi- 
tée dans  sa  largeur  par  deux  chaînes  de  montagnes,  qui  vient  tout 
à  coup  de  s'offrir  aux  regards.  Quand  une  vive  lumière  inonde 
l'espace,  que  les  ombres  fortement  accusées  font  ressortir  avec 
netteté  les  moindres  détails,  la  scène  est  splendide  :  les  yeux  s'ar- 
rêtent sur  le  village  de  Mouramanga,  où  les  différentes  routes  se 
rencontrent;  celle  de  Tananarive,  plus  large  que  les  autres,  se  des- 

(<)  Cofparis  fiyracaniha,  C,  ehrytcmêia,  Cadaba  virgata,  décrits  par  Bojer. 
(S)  Bûêrhaoia  jUkata,  de  la  famiUe  des  nyctagiaées. 
(3)  Dambeua  iriumfHtœfolia,  D.  cutpidata. 
V)  ColviiUa  racemosa* 
TOMi  CI.  —  1812.  15 


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380  RETU£  MS  OSCX  HONDlS. 

sine  GOiftme  un  niba^  de  couleur  d'ocre  qui  traverse  1»  TaUée,  ser- 
prate  sur  les  fiancs  des  collines,  ^^[mrall  derrière  tne  crête  pour 
se  mofitrer  eucore  une  fois  dans  le  lointain  semblable  à  nm  fil  d^sr 
bîentftt  perdu  dans  les  moaiagnes  bleues.  On  se  souvient  de  fai 
physionomie  de  TAnkova  (1);  à  l'exception  de  certaines  vallées  et 
de  quelques  coteaux  boisés»  Taridité  du  sol  cause  une  impressioB 
de  tristesse.  Il  est  intéressant  de  voir  avec  M.  Bojer,  le  seul  botar 
niste  qui  ait  exploré  les  environs  de  Tanaearive  et  les  mœtagnes 
de  la  province  d'Imerina,  le  caractëire  de  la  végétattoo  cbs  cette 
contrée. 

Plusieurs  espèces  particulières  de  ce  genre  dombeya  que  nous 
avons  appris  à.  connaître  sur  les  côtes  contribuent  à  former  la  mo- 
deste parure  des  alentx)urs  de  la  capitale  des  Ovas;  au  milieu  des 
champs  rocailleux  et  stériles,,  elles  formest  quelques  buissons.  Dans 
les  mêmes  localités  croissent  des  arbrisseaux  d'assez  chétive  zppa" 
rence,  dont  les  espèces  appartiennent  à  des  genres  et  môme  à  des 
&miUes  qui  caractérisent  le»  régiQps  intertropiceiles  de  l'Asie  et  de 
l'Afrique  (2);  on  voit  un  arbuste,  de  la  famille  qui  a  pour  type  le 
G&prier  dn  midi  de  la  France,  remarquable  par  ses  feuilles  glabres 
suspendues  à  de  longs  pétioles  et  par  ses  fleurs  d'un  blanc  d'al- 
bâtre, disposées  en  corymbes  (3).  Dans  les  vallons  hunûdes  végè- 
tent des  plantes  herbacées  d'un  groupe  depuis  longtenops  signalé 
en  Asie  et  en  Amérique  (&). 

Certaines  montagnes  de  la  province  d'Imerina  un  peu  éloignées 
de  la  capitale  ont  encore  des  forêts  qu'on  peut  admirer;  sur  l'An- 
gavo,  on  voit  des  arbres  d'un  port  magnifique  qui  s'élèvent  à  la 
hauteur  de  30  mètres,  une  essence  du  type  du  câprier,  le  cratéva 
gigantesque  (&).  La  force,  la  grâce^  la  beauté  sont  unies  pour  faire 
du  cratéva  de  Madagascar  une  des  merveilles  du  règne  végétal  :  près 
de  la  base,  le  tronc  a  souvent  plus  de  1  mètre  1/2  d'épaisseur;  vers 
la  ciine,  les  branches,  étendues  sur  une  ligne  horizontale,  paraissent 
protéger  les  humbles  arbrisseam;  les  feuHles  d'un  vert  clair,  vei- 
nées de  rooge  en  dessous, — les  plus  nouvelles,  entièrement  teintées 
de  poari»*e,  s'agitent  sous  le  moindre  souffle  au  bout  de  grêles  pé- 
tioks  longs  de  plus  de  t  dédmètre.  II  est  nn  moment  de  l'année 
ok  la  parure  est  dans  tout  son  éclat;  au  milieu  du  charmant  feuil- 
lage, si  richement  coloré,  se  détachent  des  corymbes  de  fleuns  oo 

(i)  Vof  e»  ht  tew#  du  t«'  août,  ^  631. 

(2)  Quisqualis  madagascariensis,  Bojer  [Hortus  mauritianut)^  de  la  famille  de» 
combréiaeées;  CisMmjitfoi  nmpkivfk§Hm,  d*ki  fcniWie  daa.  wMitpnwmÊén», 

(3)  Thylachium  Sumangui,  BoJ«r,  dt  te»  CanUto  daa 

(4)  Polanisia  brachiata  et  P.  micrantha,  déciit»  par  Buiar». 

(5)  Cratœva  excelsa,  de  la  famille  des  capparidées. 


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l/tCS  DE  lUSMASCAR.  827 

d'oB  rose  tasâre  tm  il'un  ton  incamajL  Les  Malgaches  tirent  des 
Uoncs  du  cnUéva  de  larges  plaAches  gui  servent  à  faire  les  coQti^- 
veos  des  maisoos.  Des  doiobeyaa  de  différentes  sortes  abondent 
dans  les  forêts  de  rAnkova;  Tune  d'elles^  l'astrapée  caonahine  (1)* 
qui  se  distingue  par  de  grandes  feuilles  ovales  et  pair  des  fleurs 
pendantes  d'une  entière  blancheur,  est  très  répandue  snr  le  mont 
Angavo  et  en  beaucoup  d'autres  endroits  de  la  province  d'Ime- 
rina.  C'est  une  espèce  précieuse  pour  les  Ovausi;  l'écof  ce  fournit  une 
matière  textile  qui  remplace  le  chanvre.  Aux  mêmes  lieux  crois- 
ant plusieurs  de  ces  curieiix  arbustes  du  genre  coléa,  dont  on 
roit  le  plus  bel  échantillon  ^dans  toutes  les  forêts  voisines  de  la 
G5te,  ainsi  qu'une  singulière  plante  de  ht  famille  des  bignonias 
propre  à  la  grande  lie  africaine  :  l'arthrophylle  de  Madagascar,  <{fii 
a  deslemlles  articulées  au  milieu  du  limbe  (2).  Sur  les  flancs  ro- 
cailleux du  mont  Antoungoun,  entre  les  rochers  poussent  des  ar- 
briaseau  d'un  type  bien  connu  dans  les  régions  tropicales  de  TAsie 
et  de  TAlfîque  :  les  érythroxyloas  (3).  Dans  les  forêts  sombres  de 
l'ADgayo,  surtout  dans  les  vallons,  des  vaquois  d'une  espèce  par- 
ticulière, se  faisant  remarquer  par  des  feuilles  semblables  A  des 
rubaos  (A)»  conti^astent  par  l'aspect  avec  le  reste  de  la  végétation. 
Tous  ces  arbres  et  ces  arl>risseaux  comme  relégués  dans  quelques 
solitudes  formaient  sans  doute  autrefois  un  manteau  de  verdure  sur 
le  pays  aujourd'hui  nu  et  presque  désolé  d'Ankova,  Si  l'on  compare 
la  flore  de  cette  région  élevée  de  la  Grande-Terre  à  celle  du  litto- 
ral, la  différence  est  facile  à  reconnaître  ;  les  genras  de  végétaux  ne 
changent  guère,  mais  les  espèces  en  général  ne  sont  pas  les  mêmes 
et  les  types  les  plus  caractéristiques  demeurent  attachés  aux  par- 
ties baiflea,  cbatuies  et  humides^ 

Maintenant,  malgré  les  lacunes  dans  nos  connaissances,  se  dessine 
arec  netteté  le  surprenant  caractère  de  la  flm*e  de  Madagaacar.  L'en- 
senble  se  compose  de  plantes  de  quelques  familles  et  d'une  longue 
suite  de  giem-es  n'existant  que  sur  cette  terre,  ensuite  d'une  foule 
d'espèces  tout  à  fait  particulières  à  Tlle,  mais  de  types  r^'présentés, 
les  uns  ejbdusiveiaefit  en  Afritpie,  les  autres,  —  peut^^tre  en  plus 
gnyad  nombre,  -*-  seulement  dans  l'Inde  et  ke  lies  adjacentes,  enfin 
d'espèces  dont  les  formes  génériques  sont  trop  disséminées  pour 
jeter  beaucoup  de  liamière  dans  uae  question  de  géographie  phy- 
sique. Rien  n'accuse  donc  mieux  l'isolement  de  Madagascar  que 
cette  fbre  à  la  fois  ri  spéckle  et  si  caractérisée.  La  grande  Ue, 

[i)  ÀttrapcBa  (Hilsenbergia)  cannahina,  décrite  par  Bojcr. 

(S)  Jtlknfàffllmm  madagtaoarmmii^  4ti  U  lamilto  itet  l>igsoiiiaoé«B. 

(?)  Erythrêx^lm  -diiCûkt,  B*  n^pHMeê» 

W  Pandamu  vittarifolius,  décrit  par  B^tr. 


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228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voisine  du  contiaent  africain,  ne  rappelle  l'Afrique  par  la  végéta- 
tion que  dans  certains  traits,  et  semble  offrir  des  analogies  un  peu 
plus  prononcées  avec  l'Asie  tropicale;  mais  au  sujet  de  ces  rela- 
tions diverses  d'un  si  réel  intérêt,  la  réserve  est  encore  nécesssûre; 
il  sera  difficile  de  conclure  d'une  manière  définitive  tant  que  la 
flore  du  Mozambique  n'aura  pas  été  parfaitement  étudiée.  On  re- 
marque à  Madagascar  plusieurs  végétaux  qu'on  ne  distingue  pas  de 
ceux  de  l'Inde  :  pour  quelques-uns,  l'identité  reste  douteuse;  pour 
les  autres,  elle  est  évidente,  et  dans  ce  dernier  cas  il  est  besoin 
d'examiner  si  la  présence  de  ces  végétaux  sur  la  grande  tie  est 
toujours  due  soit  à  l'intervention  de  l'homme,  soit  à  des  circon- 
stances particulières;  l'attention  des  savans  n'a  pas  encore  été  di- 
rigée de  ce  côté. 

Dès  le  temps  où  des  Européens  vinrent  s'établir  sur  la  Grande- 
Terre,  les  Malgaches  se  livraient  à  la  culture  de  plusieurs  végé- 
taux ;  ils  avouent  le  riz,  la  canne  à  sucre,  différentes  espèces  d'i- 
gnames. D'où  les  tenaient-ils?  Personne  ne  parait  s'être  inquiété 
de  la  provenance  de  ces  plantes.  A  cet  égard,  une  recherche  appro- 
fondie serait  peut-être  fort  instructive.  On  a  fait  déjà  de  véritables 
efforts  pour  retrouver  l'origine  des  peuples  de  Madagascar  :  les  traits 
du  visage,  des  coutumes,  des  superstitions  ont  conduit  à  des  rap- 
prochemens;  des  mots  de  la  langue  ont  été  regardés,  non  sans  rai- 
son, comme  des  indices  d'une  parenté  avec  des  nations  d'une  autre 
partie  du  monde,  —  on  ne  s'est  pas  douté  que  par  l'examen  et  la 
comparaison  des  plantes  cultivées  il  ne  serait  pas  impossible  d'être 
amené  sûrement  au  point  de  départ. 

Flacourt  nous  a  informés  que  les  Malgaches  possédaient  plusieurs 
variétés  de  riz;  la  culture  de  cette  céréale,  soit  dans  les  bas-fonds, 
soit  sur  les  collines,  était  alors  répandue  chez  la  plupart  des  peu- 
ples de  la  grande  lie.  Il  est  permis  de  croire  que  le  riz  a  été  intro- 
duit par  les  Arabes;  pour  la  canne  à  sucre,  surtout  pour  les  ignames, 
on  doit  probablement  en  chercher  ailleurs  l'origine.  Notre  premier 
historien  de  Madagascar  a  énuméré  les  diverses  sortes  d'ignames 
cultivées;  quelques-unes  d'entre  elles  échappent  encore  à  la  dé- 
termination scientifique.  Ces  végétaux,  à  racines  énormes,  sont  de 
la  famille  des  aroldées  (1);  ils  se  rapportent  au  genre  colocasia  (2), 
plantes  de  haute  taille,  ayant  de  larges  feuilles,  de  jolies  fleurs,  un 
port  superbe;  elles  produisent  grand  effet  lorsqu'on  les  voit  en 
masses  dans  un  site  pittoresque,  comme  par  exemple  sur  la  rive 
droite  de  l'Ivondrou.  Cultivées  de  temps  immémorial  dans  l'Inde  et 

(i)  Une  espèce  de  cette  famille,  qui  «e  trooTe  dans  nos  bols,  est  connue  de  tout  le 
nonde  sous  le  nom  rolgaire  de  gouet  et  de  piêd-d&^au  (Arum  vulgar^» 
(S)  Colocasia  eicultnêum,  C,  antiguonim. 


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l'Ile  de  Madagascar*  229 

dans  les  lies  de  la  Mer  du  Sud,  c'est  peut-être  de  ce  côté  qu'il  faut 
porter  l'attention  pour  apprendre  par  quelles  mains  ces  ignames 
ont  été  transplantées  à  Madagascar.  Il  conviendrait  aussi  de  s'oc- 
coper  dans  le  même  dessein  de  la  grande  cardamome  de  l'Inde»  la 
longouze  des  Malgaches  (1),  devenue  si  abondante  en  certains  en- 
droits que  de  ses  fruits  on  chargerait  un  navire,  dit  Flacourt.  C'est 
one  belle  plante  que  la  cardamome,  portant  des  fleurs  fort  élégantes 
et  des  fruits  d'un  rouge  écarlate,  qui  ont  une  chair  blanche»  aigre- 
lette, de  goût  agréable.  Le  coton  nous  est  cité  dès  le  xvu'  siècle 
comme  d'un  usage  très  général  dans  plusieurs  provinces  de  la 
Grande-Terre,  et  pourts^nt  les  botanistes  ne  signalent  aucune  es- 
pèce particulière  de  cotonnier  à  Madagascar;  là  encore  il  y  a  une 
étude  à  poursuivre,  une  origine  à  rechercher. 

A  tous  les  points  de  vue,  la  richesse  et  la  singularité  de  la  flore 
de  Madagascar  nous  attirent.  La  richesse  de  la  végétation,  c'est 
l'existence  facile  pour  les  habitans,  la  misère  impossible.  Chacun 
peut  cueillir  des  fruits,  arracher  des  racines  autant  qu'il  en  a  be- 
soin pour  sa  subsistance,  se  procurer  sans  peine  des  feuilles  et  des 
écorces  qui  donnent  des  matières  textiles  propres  à  la  fabrication 
des  vétemens,  avoir  en  abondance  du  bois  pour  construire  des  ha- 
bitations. L'étrangeté  de  la  flore  conduit  à  se  préoccuper  de  l'état 
du  monde  à  son  origine.  Souvent  on  a  supposé  que  des  îles  avaient 
pu  être  détachées  des  continens  à  des  époques  plus  ou  moins  ré- 
centes; les  espèces  végétales  les  plus  caractéristiques,  celles  que 
nous  avons  décrites,  apportent  une  preuve  irrécusable  que  l'Ile  de 
Madagascar  n'a  jamais  été  unie  soit  à  l'Afrique,  soit  à  l'Asie*  depuis 
l'apparition  de  la  vie  sur  cette  terre.  Les  espèces  liées  par  une 
sorte  de  parenté  avec  celles  d'autres  régions  indiquent  des  analo- 
gies dans  les  climats  et  contribuent  ainsi  à  répandre  quelque  lu- 
mière sur  la  physique  du  globe.  Plus  encore  que  l'étude  des  végé- 
taux, l'observation  des  animaux  de  la  grande  île  africaine  rendra 
ces  vérités  saisissantes. 

Emile  Blanchard. 

(La  suite  au  prochain  n\) 
(t)  Âmomum  cardamomum,  de  la  famUle  des  amomacées. 


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•CHRONIQUE  D£  LÀ  QUINZAINE 


31  août  1871 

À  voir  commeDt  les  oh06e8:se  passent,  (oommeot  cm  oublie  ies  misères 
id'bier  etiles  difficultés  ule  demain  :pourse  livrer  à  tous  œs  jemassoar- 
•dissans  des  vaines  |>aroies,  odes  iinveniions  futiles  > et  tdes  ipolémiqBas 
oiseuses,  ou  serait  tenté  deicraite  iqoe  oe  (temps  de  vAcasces  donné  pour 
tle  irepos  lett  le  Becueillement.a  été «cEéé  pour  être  le  règne  du  icommécage 
et  de  la  mystiûoaition.  Leorôle  duxommécage  et  de  ia  déclamation  iia- 
nale  danslaipolidque.xe  serait  .un  chapitre  curieux^fit^mBlheureuasmait 
d'uu'cruel  à-propo6.  Que  Tûulee-wyu&7JaLKranQe  a^aas  doute  des  ioisicsl 
Les  Prussiens  ne. sont  jplus  à  NoBcy  etià>fielfort  «LAeniprimt,  qui.a  été 
^éclatante  attestation. de aotne  cnédit,  a^jétéipayé  touttentier, «t.0Dapu 
donn^  un  congé  définitif  à  rinvasioou.Les.Tuises  de  la.guene  stde  la 
révolution. sont  néparées..t^ousjie  portons  plus  au  .flanc  tl*  horrible  (plaie 
de  nos  provinces  p^dues,  et  les  Alsaciens  ou  les  Larrons  nfoatpiusà 
secsauvor  .nuitamment,  à.déjouer  la  surveillance. allemande ipenr' venir 
réclamer  te  droit  de  ^ervir>4nfiore  90us  île  olrapeau  deileur  .vieille  patrie. 
Non,  tout  «cela  n'existe  plus,  ices  deux  années  n^'ont-^étéiqu'un  manvas 
rêve,  le  moment. est  venu^de  reprendre  cette ^nae  vie* d!aitfrefsis>où 
Ton  s'amusait  de  tout,  où  la  France,  enfoncée. danssa mollesse  élégante 
et  dans  son  scepticisme  corrupteur,  pardonnait  tout,  pourvu  qu'on  flattât 
sa  curiosité,  sa  vanité  et  quelquefois  ses  passions!  On  dirait  vraiment 
qu'il  en  est  ainsi,  qu'on  a  tout  oublié,  tant  nous  sommes  envahis  depuis 
quelques  semaines  par  tous  les  bavardages  et  les  histoires  de  fantaisie. 
La  France,  pour  son  malheur,  a  été  trop  souvent  une  nation  aimant  à 
être  trompée  ou  amusée  par  ceux  qui  se  chargent  de  nourrir  son  espnt 
et  son  imagination.  On  ne  s'en  apercevait  pas  toujours  au  temps  des 
prospérités.  Maintenant  que  le  pays  a  subi  les  plus  terribles  épreuves, 
que  les  événemens  lui  ont  laissé  une  existence  lourde  à  porter,  un  avemr 
difficile,  il  y  a  une  sorte  de  contraste  poignant  entre  tant  de  réalités 
douloureuses  et  ce  déchaînement  de  déclamations,  d'inventions  frivoles, 


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i»  poiémiqaea  taptgeuaes  qm  ont  la  prétention  de  représenter  Iz  vie 
foÛique  du  moioeiU*, 

fi  ests  trop  Tcaii  â  est.  UKXf  feeile  de  le  voir  qaehpiei&is,  on  ne  peut 
afiUKaotunier  enoore  à.  o^tle  eonditioû  nomreile  d'une  nation  qui  sort  à 
p9m  de  la  plus  efiroyable  crise,  et  qui  ar  tant  à  faire  pour  se  relever. 
On  II»  voii  pas  qu'il  y  a  des  momens  où,  par  une  soirte  de  complicité 
tadtft  da  patriotisme,  tons  ceux  <|ai  ont  une  part  quelconque  dtans  la 
poUtiqnoi  bommes  publics;  écrivains^  journalistes^  sont  tenus  de  s'ob- 
swwr,  de  pespecter  le  pays  dans  son  repos^  dans  la  dignité  de  son  Infor- 
taa^  daos  ses  iotérèbs,.  qui  restent  en  suspense  Ce  qu'il  y  a  de  cruel  dans- 
ksitifiiticm  faite  à  la  France,  on  le^sent  bieniévidemment,  et  on  le  répète 
sur  tou&  les  tons;-  mais  on  oublie  bien  vite  que  cette  situation  a  des  né- 
ceaités  qui  pèsent  sur  tout  le  monde.  On  se  laisse  aller  aux-  hasards  de 
rimpndVésaiion»  aux  colères  de  l'esprit  de  parti,  aax'  représailles  de  la 
vanité  blessée  oui  de  l'ambition:  déçue.  On  s^adrease  au  public  et  on 
^Qttve  le  besoin  de  piquer  saouriosité,  de  poursuivre  le  succès  par  des 
imiginatifms  toujours  nouvelles^  par  le^  travestissement  de  tonte  chose, 
pv'lsdéaigrement.des  hemmes,  On  se  livreeofin  aux  dangereuses  fas- 
dnattoQs  de  cet  eeprit  saoS'  scrupule  et  sans  frein  qui  fait  dire  aux 
étmogera  malv^Ilans  :  Vous  voyes  bien,  la-  France  est  toujours  la. 
iota»,  rien :n'est  changé.  Aujourd'hui,  comme  auU^fois,  la  légèreté,  la. 
présomption  el>  rigooranoe  se  déploient,  en  toute  liberté.  Ces  Français 
eseaUent.à;parler  de  toutes^  les  choses  sur  lesquelles  ils  devraient  se 
taioe,  à  soulever,  toutes  les  questions  dont  ils  ne  devraient  pas  s'oecu- 
par..  Us. font  de  leur  malheur  un  :Spectacle[,  de  leurs  épreuves  un:  thème^ 
de  rècôminatioas^.  iti  souvenir,  de  leurs  plus  néiastes  journées  une  oc^ 
cnaioa  de  manifestations.  Rour  un  bon  mot  ou  pour  un  calcul  de  parti;  ils< 
saai&eraient  tout,  méme^l'intérét  de  leur  paysl  II  faut' qu'ils  fassent  des* 
disceara^des.maaÂfestQS  et  des:  articles^  de  journaux  àsensation;  il  faut: 
p«Hl88Su»to«i:  qu'ils:  s'amusent  des  autres  et*  d^ux^mémes.  —  Et  dè> 
fait^ne  prête-t-on  peint  trop  »aisémeat;  ajoutée  ces  accusations  si  souvent 
reproduites^ contre  la  légèreté,  la  vanité  et  les  intempérances  présomp- 
tueuses de  reprît  français? 

De  qaoi  pense-tHonjoneCEst  qu'on  s'^t  le  pius  occupé depuis<quelques 
snainea,  depuis^que  rassemblée  nationale  a  quitté  Versailles?  Assuré^ 
ment'Ia&ohoses  qui  peuvent  offrir  un' intérêt  sérieuxne  manquent  pasi 
UaoQQaeil»<génér£uix:  viennent,  de* se. réunir;  ils  sont  restés  quelques 
jours  en*  sesaien,. lai  ^upart  sentrmfimie  encoreèf  leurs  travaux.  Au  te* 
tat,  ces*  modestes  assemblées  ont  faitr  leur* devoir  en*  demeurant  fidèles* 
ileiirnission  toutelooaie.'  Excepté- dansiquelquestdépartemeos  où  lesi 
nidÎBaiixv  qiiioiiubda>]aajorffté,  éprouvent  toojeaTsle  besoin  de  montrer^ 
leor  respeoDpour  ladleireftdépassaïu^lefif» attributions,  en- voulant  à  tout' 
prix  faire  de  la  politique,  excepté  dans  ces  départemens,  tout  s'est  passé»" 


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232  ABVUE  DES  DEUX  MONDES. 

simplement,  régulièrement.  Le  meilleur  esprit  a  régné  dans  ces  assem* 
blées;  on  s'en  est  tenu  aux  affaires  locales,  aux  questions  pratiques,  à 
tout  ce  qui  intéresse  le  plus  directement  le^ays.  Cette  session  des  con- 
seils-généraux avait  sans  aucun  doute  son  importance.  C'était  la  seconde 
application  de  la  loi  de  décentralisation.  N*était-il  pas  curieux  de  suivre 
de  près  cetie  réalisation  d'une  idée  libérale  dont  le  succès  peut  exercer 
une  influence  décisive  sur  le  développement  des  institutions  représenta- 
tives en  France  ?  Mais  non,  les  conseils-généraux  sont  bien  modestes,  ils 
n'offrent  qu'un  médiocre  attrait  à  la  curiosité.  Ne  vaut-il  pas  mieux  se 
mettre  en  campagne  à  la  suite  de  M.  le  président  de  la  république,  ac- 
compagner M.  Tbiers  sur  la  plage  de  Trouville  pour  pouvoir  racooter  ses 
moindres  démarcbes  ou  répéter  la  moindre  de  ses  paroles,  pour  avoir 
l'occasion  de  dénombrer  les  personnages  qui  se  succèdent  au  cbalet  pré- 
sidentiel ou  de  décrire  les  expériences  d'artillerie  qu'on  n'a  vues  que  de 
loin?  Il  est  certainement  assez  simple  qu'on  s'intéresse  au  cbef  de  l'état 
sous  la  république  comme  sous  la  monarchie;  mais  franchement  où 
veut-on  en  venir  avec  tout  ce  luxe  de  bulletins  et  de  récits  qui  ne  lais- 
sent pas  un  instant  de  répit  à  M.  le  président  de  la  république? 
M.  Tbiers  a-t-il  fait  une  promenade  le  matin?  dans  quel  costume  a-t-il 
paru  sur  la  plage?  qui  a-t-il  vu?  qu'a-t-il  dit?'  Est-ce  qu'il  ne  serait 
point  occupé  par  hasard  de  quelque  machination  pour  organiser  une  se- 
^nde  chambre?  Quand  doit-il  aller  au  Havre  ou  à  Honfleur? 

Ce  doit  être  un  peu  dur  pour  M.  le  président  de  la  république  de  ne 
pouvoir  se  reposer  en  toute  tranquillité,  de  se  sentir  sous  Tœil  de  lynx 
des  Dangeau  de  toute  sorte  occupés  à  raconter  sa  villégiature.  Et  ce 
n'est  pas  tout  encore  :  que  les  populations  se  permettent  de  témoigner 
leur  déférence  au  chef  de  l'état,  non  par  des  ovations  serviles,  mais  par 
les  marques  familières  d'une  affectueuse  confiance,  ceci  devient  plus 
grave;  les  nouvellistes  sont  toujours  là  aux  aguets  pour  compter  les  ac- 
clamations, pour  les  tourner  en  ridicule  au  besoin,  et  par  une  circon- 
stance assez  étrange,  ce  sont  les  journaux  qui  se  disent  les  plus  con- 
servateurs, les  journaux  légitimistes,  qui  ont  de  ces  belles  railleries. 
Àh!  si  c'était  le  roi,  ce  serait  une  autre  affaire,  ce  serait  alors  tout  na- 
turel et  bien  évidemment  de  la  plus  touchante  sincérité  ;  mais  pour  un 
homme,  pour  un  vieux  patriote  qui  se  contente  de  se  dévouer  à  son 
pays,  c'est  une  usurpation  de  la  faveur  publique,  c'est  une  comédie  visi- 
blement arrangée.  Encore  un  peu,  vous  verrez  que  M.  Tbiers  aura  man- 
qué au  pacte  de  Bordeaux  parce  qu'il  recueillera  pour  le  prix  de  ses 
efforts  une  simple  et  honnête  popularité.  Et  voilà  cependant  à  quoi  on 
peut  passer  son  temps  dans  un  pays  où  ceux  qui  ont  la  prétention  de 
diriger  et  d'instruire  l'opinion  n'ont  pas  toujours  un  sentiment  sérieux  et 
vrai  des  choses.  Il  faut  bien  se  distraire  et  combler  ce  terrible  vide  des 
vacances! 


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RETUE.   *^  CHRONIQUE.  233 

Cest  peat-étre  encore  assez  innocent,  quoique  passablement  puéril. 
Ce  qui  est  moins  inofTensif,  ce  qui  peut  môme  être  dangereux,  c'e^t  de 
se  laisser  aller,  par  une  imprévoyante  ardeur  de  polémique,  à  soulever 
les  questions  les  plus  délicates,  les  plus  inopportunes,  au  risque  de 
compromettre  l'intérêt  le  plus  grand  du  pays.  Où  est  la  nécessité  de  sus- 
citer ce  qu'on  pourrait  appeler  la  question  de  Belfort?  Voilà  quelque 
temps  déjà  qu'on  s'acharne  à  cette  affaire  avec  toute  sorte  d'interpréta- 
tioDS  et  d'interrofçations,  toutes  plus  pressantes  et  peut-être  plus  dange- 
reuses les  unes  que  les  autres.  Que  font  les  Prussiens  à  Belfort?  Les  for- 
tifications qu'ils  construisent  sont-elles  dans  leurs  droits,  dans  les  droits 
de  la  guerre  dont  ils  usent  et  abusent?  Ne  révèlent-elles  pas  la  pensée  . 
secrète  d'un  établissement  plus  définitif?  Que  fait  le  gouvernement  pour 
défendre  Tintérêt  de  la  France  ?  S'est-il  seulement  assuré  des  alliés  pour 
Taider  à  soutenir  sa  cause?  Quand  on  agite  ces  questions  brûlantes,  on 
le  fait  sans  doute  dans  les  meilleures  intentions  «  par  un  sentiment  de 
prévoyance  ou  de  crainte  patriotique.  On  ne  voit  pas  cependant  qu'on 
risque  de  faire  plus  de  mal  que  de  bien  en  admettant  un  doute  là  où 
il  ne  peut  pas  y  en  avoir.  Quoi  donc?  est-ce  qu'il  existe  une  question 
de  Belfort?  Les  engagemens  dictés,  imposés  parle  vainqueur  lui-même, 
peuvent-ils  être  sans  valeur  pour  celui  qui  les  a  souscrits  dans  la  plé- 
nitude de  la  victoire?  Est-ce  qu'il  est  possible  d'admettre  comme  base 
de  discussion  que  les  Prussiens  songent  à  se  délier  de  leurs  obligations 
en  restant  là  où  ils  n'auront  plus  le  droit  de  rester  le  jour  où  ils  auront 
reçu  l'indemnité  de  guerre  qu'ils  nous  ont  infligée?  La  dernière  con- 
vention négociée  avec  l'Allemagne  n'en  a  rien  dit,  et  elle  ne  devait  en 
rien  dire;  la  moindre  parole  de  nos  négociateurs  sur  ce  point  eût  été 
une  imprudence,  une  marque  d'incertitude.  Allons  plus  loin.  Quand 
même  il  serait  vrai  que  les  Allemands  eussent  une  arrière-pensée,  qu'ils 
voulussent,  sinon  garder  Belfort  définitivement,  du  moins  prolonger  leur 
séjour  dans  un  prétendu  intérêt  de  sécurité,  est-ce  qu'on  croit  porter 
on  secours  bien  efficace  au  gouvernement  par  des  polémiques  intempes- 
tives? Sait-on  quel  est  encore  pour  la  France  le  meilleur  moj'en  de  main- 
tenir ses  droits?  C'est  de  remplir  jusqu'au  bout,  avec  une  courageuse 
désignation,  les  engagemens  qu'elle  a  dû  subir,  de  ne  fournir  à  l'Alle- 
inagne  aucun  prétexte  de  manquer  à  ceux  qu'elle  a  pris;  c'est  de  ne  pas 
se  livrer  en  face  d'un  ennemi  tout-puissant  à  des  discussions  qui  ne 
peuvent  que  Texciter  sans  le  désarmer,  et  surtout  de  ne  point  offrir  à 
la  Prusse  l'occasipn  de  se  croire  fondée  ou  intéressée  à  réclamer  des  ga- 
ranties nouvelles  contre  des  menaces  d'agitations  révolutîonnaii'es. 

La  meilleure  des  politiques  est  de  traiter  sérieusement  les  choses 
sérieuses,  de  se  défendre  de  ce  système  d'agitations  factices,  de  dé- 
clamations arbitraires,  de  polémiques  inutiles  ou  périlleuses  dont  le 
P^ys  porte  la  peine  sans  y  participer,  car  le  pays  n'y  est  pour  rien  cer- 


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281  RJSYTO  DBS  DfiUl  MiWRSeS. 

jainement  Le  pftys  vît  ilranquille  et  âravaîUft,  x'est  sa^polilique  à  lui. 
Penâant  oe  temps^  on  brode  des  ihistoires  de  faDtaiflie  sar  les  viUégia* 
linreB  de  M.  te  président  de  la  répuUiqae,  on  diaoute  sur  Iles  foctiflca*- 
lions  de  Belfort,  oa  réreiUe  par  intervalles,  qfnoiqueplas  tîmidagneat,  la 
question  de  ia  dissolution  de  rassemblée^  on  disserte  fior  les  deux 
ctaanitees,  .on  pu-blie  d^  maufesles  du  centre  gauche  ou  du  ceolis 
4roît«  et  même  on  a  eu  l'air  un  instani;  de  vouloir  ^commencer  une  caoïr 
pagae  qui  n*est  pas  la  moins  curieuse  ide  toutes,  ^u'oa  pourrait  af^nter 
la  campagne  des  aaniversaires.  Depuis  quelque  temps  en  vérité,  le  çaût 
des  anniversaires  s'est  développé  d'une  maniève  presque  inquèétaiitte; 
il  y  a  eu  même  tout  récemment  un  journal  qui  n'a  pas  voalu  laisser 
passer  la  date  de  la  Saint-Barthélémy  sans  faire  le  procès  rétrospectif 
die  celte  nuit  lugubre  de  l'histoire.  Peu  auparavant,  c'était  l'anniver- 
saire de  la  prâe  de  la  Bastille  qu'on  célébrait.  Maiatemot  il  s'a- 
gissait de  fêter  l'anniversaire  dn  k  septembre.  iL  iemiinstre  4o  .l'in- 
térieur y  a  mis  bon  ondre,  il  est  vrai;  ii  a  interdit  les  exhibitions,  les 
banquets,  les  résinions  publiques-et  mêmeiesiréuaions  privées  qui  pour- 
raient avoir  un  objet  politique*  M.  le  mîxiistre  de  l'intérieur  nejiy>uaait 
certes  mieux  iaére,  et  ce  qu'H  y  :a  d'étrange,  c'est  qu'il  ait  eu  besoia  de 
rappela  qu'an  ne  ae  livrait  pas  aujourd'hui  à  des  réjouissances  (hh 
bMquBSi»  que  le  U  sefKtfflnbre  n'avait  rien  )de  giorioux  pour  la  France.  Il 
ne  s'agit  auUement  à  coup  sûr  de  juger  le  caractère  politique  du  4  sep- 
tembre, de  ce  jour  de  révolution  où  sombrait  un  pouvoir  qui  veomt  4» 
plonger  nom»  pairie  dans  le  pJus  affreux  abîme.  Dans  tous  les  cas,  si  le 
.i(  «septembre  rappelle  la  chute  de  r<empim,  il  .rappelle  en  même  teasyala 
chute  de  la  France  à  Sedan.  Que  le  pard  xadical  songe  à  «éléhrar  ua  tel 
azmiversaire,  fiels  donne  une  Ibis  de  plus  la  mesure  de  son  paferiotisBW 
et  même  de  .son  esprit  politique.  C'est  je  signe  de  cette  triste paaùon 
de  parti  qui  sufaoffdonne  .toujours  Ilintéfôt  national  à  un  fanatisme  de 
secte.  Les  organisateurs  de  fôtes  et  de  banqueta  français,  ai  onleuravsait 
laissé  la  liberté  de  se  livrer  h  leurs  ébals,  jiuriaieot  eu  l'avantage  de  se 
rencontrer  avec  les  Prussiens*  qui,  euK.aussi,  vont  célébr^er «comme  une 
fête  nationale  allemaade  i*anniversaire  de  Sedan.  Le  spectacle  ^id  été 
complet;  radicaux  françtis  et  Prussiens  a.uraiient  fêté  ensemble  le  même 
événemenu  pendant  que  la  Fraooe  humiliée  eût  vu  passer  ces  réjouis- 
sance de  la  victoire  implacable  et  du  fanatisme  révolutionnaire.. Et  voili 
comment  les  radicaux  ûot  la  prétention  de  servir  ileur  pays  daas  ce 
temps  de  vacancesl  M'est-ce  pas  étrangement  employer  des  loisirsqu'on 
pourrait  consacrer  à  tous  lies  intérêts  publics? 

Pourquoi  tient-on  absolument  à  nous  donner  an  rôle,  ne  fiOLt-ce  que 
celui  d'écouteurs  aux  .portes,  dans  la  pièce  diplomatique  à  grand  speo- 
tacle  qui  va  se  jouer  à  Berlin?  De  queto  commentaires,  de  quelles  oan* 
jectures  de  fantaisie,  de  quelles  .mystifications  cette  entrevue  des  trois 


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JUI1WS..  -«-  CBBOaiQOB.  2Sft 


epipereiirs  d'Allemagne,  de  Roflaie  et  d'Autriche  nVt-eHe  poiat  été 
roenaîoal  OA'  veut  à  tout  frâ.  péDéirer  le  terriUe  mystère,  oa  en  a 
mèoe  parlé  dao»  h  comniadoQ  de  permaoence  de  rassemblée,  qui  se 
réiuil  de  lemp^à  autre  à  Versailles»  eommet  si  M.  ie  BÛDistre  des  effares 
étnagèras  poavait  rieadîre  et  avait  fîen  k  dire.  Que  les  journaux  alle- 
naads  dooneol  caeriène  à  lear  imagiiiatioQ ,  à  leurs  haines  eu  à  leurs 
désffs»  bredenl  tooiesofte  d'aB4>lifieationft  sur  Tentrevue  des  empereurs, 
et  cpie  des  jotàmsux  qui  ne  sost  pas  allemands  se  fossent  Técho  de  teut 
ce  qui  se  dk  ou  de  lout  ce  qui  se  murmure,  tes  intérêts  des  peuples  ne 
reateat  pas  moàos  œ  qu'ils  sent,  la  force  des  dioaes  ne  domine  pas 
Dwiiis  toutes  les  résolutions.  Les  tout-^puissans  qui  croient  mener  le 
monde  ne  feat  pas  toujours  eux-mémee  œ  qu'ils  veulent,  et,  qu'on  se 
rasBire»  tous  ces  soaverams,  chanceliers  et  conseillers  de  toat  ordre  qui 
vont  se  tpottver  réunis  seront  peut-être  plus  occupés  d'éviter  certains  su- 
jets de  coQversadoD  que  de  travaiUer  à  de  vastas  combinaisons.  On  se 
sera  doané  le  luxe  d'une  représentation  de  gala,  on  aura  assisté  aux 
maomivFes  d'automne,  le  vieux  Guillaume  de  Prusse  aura  montré  à  ses 
bans  ffères  ren4>erear  Frangois-ilosepë  et  l'empereur  Alexandre  les  sol- 
dits  qui  ont  battu  les  Autrichiens  à  Sadowa  ou  qui  pourromt  avrâ*  à  se 
mesurer  af  ec  les  Russes,  puis  en  déflnîtive  il  en  sera  de  cette  nouvelle 
saime^Uanœ  comme  de  toutes  les  bulles  de  savon  diplomatiques  qui 
depois  longtemps  coerent  périodiquement  les  airs.. 

€e  serait  à  coup  sûr  une  légèreté  singulière  de  prétendre  refuser  toute 
imptftaoce  à  une  entrevue  comme  celle-là.  Des  empereurs  ne  se  réu- 
nissent pas  pour  rien,  surtout  quand  ils  se  font  suivre  de  leurs  premiers 
nûaistres;  ils  peuvent  être  conduits  au  rendez-vous  par  des  mobiles  dif« 
féreas,  ils  ont  toujours  une  pensée.  Les  souverains  de  l'Allemagne,  de 
la  Russie  et  de  l' Autriche  oo4  certainement  aujourd'hui  la  préoccupation 
du  maintien  de  la  paix,  ils  Vefforceront  d*entourer  cette  paix  de  toutes 
lesgaraaties  générales  de  bonne  amitié  et  de  bonne  intelligence' qu^ils 
pearroat  trouver  dans  leur  zèle  de  conciliation.  Nier  ce  qu'il  peut  y  avoir 
de  sérieux  dans  oes  tentatives  de  rapprochement  serait  de  ta  plus  vul- 
gaire imprévoyance;  mais  ce  serait  aussi  dans  un  autre  seos  une  mé- 
prise évidente  d'allé  chercher  la  significaiioA  et  le  secret  de  la  réunion 
de  Berlin  dans  toutes  les  iijbstoires  fabuleuses  qu'on  sème  à  plaisir,  de  se 
laisser  prendre  à  tous  ces  bruits  qui  représentent  l'entrevue  des  empe- 
re«ratanl6t  cooKne  ie  préliminaire  d'uo  congrès  destiné  à  régler  la 
silD^en  de  Tâirope.  taatôt  connue  une  sorte  de  sanhédrin  de  sainte- 
dUianoeott  les  trois  souverains  concerteraient  une  politique  pour  tenir  la 
Fraaceén  échec,  et,  qui  sait?  peut-ôtre  pour  lui  imposer  une  limitaiion  de 
forces  militaires.  Les  expériences  df  artillerie  qui  viennent  de  se  faire  à 
Trooville  sont  manifestement  une  raison  d^ioquiétude  profonde  pour 
rEuropel  H  n'est  que  temps  d'opposer  un  coogrès  au  nottveau  camp  de 
Boulogne. 


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236  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

Eh  bien!  non,  quoi  qu'en  disent  les  colporteurs  d'imaginations  saugre- 
nues, la  France  n*est  point  en  cause  à  fierlln,  on  n*a  point  à  s'occaper 
d'elle,  non -seulement  parce  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'insulter  à  ses  mal- 
heurs, mais  parce  qu'en  réalité  on  ne  peut  rien,  parce  qu'il  n'y  a  pas 
même  les  élémens  d*une  négociation,  d'une  entente  quelconque.  Ima- 
gine-t-on  M.  de  Bismarck,  qui  a  décliné  et  traité  avec  dédain  pendant 
la  guerre  tous  les  conseils  de  l'Europe,  venant  aujourd'hui  demander  à 
cette  même  Europe  la  garantie  de  tout  ce  qu'il  a  fait  sans  consulter 
personne?  Quoi  donc?  après  avoir  seul  vaincu  la  France  au  point  de  lui 
arracher  des  provinces,  il  se  sentirait  obligé  de  s'assurer  l'appui,  ne 
fût-ce  que  l'appui  moral,  de  la  Russie  et  de  TAutriche  pour  mettre  son 
œuvre  à  l'abri  des  retours  de  fortune?  Le  terrible  chancelier  irait  appe- 
ler du  secours  contre  ceux  qu'il  a  dépouillés?  Ce  serait  de  la  part  de 
l'Allemagne  l'aveu  d'une  étrange   inquiétude.  Et  d'un  autre  côté  se 
figure-t-on  des  cabinets,  des  empereurs  appelés  à  mettre  le  visa  de  la 
légalité  européenne  aux  conquêtes  de  la  Prusse,  sanctionnant  d'une  fa- 
çon plus  ou  moins  directe,  plus  ou  moins  déguisée,  les  transformations 
du  centre  du  continent,  et  tout  cela  pour  mettre  en  repos  la  conscience 
de  l'empereur  Guillaume,  pour  assurer  à  M.  de  Bismarck  la  durée  de 
son  œuvre?  En  quoi  la  Russie  et  l'Autriche  seraient-elles  intéressées  à 
entrer  dans  cette  voie,  à  traiter  la  France  en  suspecte  ou  en  ennemie, 
à  partager  avec  l'Allemagne  la  solidarité  d'une  politique  qui  ne  leur  a 
valu  jusqu'ici  que  des  craintes  et  des  menaces?  Quel  intérêt  auraient- 
elles  à  se  lier  pour  l'avenir,  à  laisser  M.  de  Bismarck  libre  d'épuiser  à 
l'égard  de  la  France  les  rigueurs  de  la  plus  implacable  victoire?  Autre- 
fois cette  alliance  des  cours  du  nord  était  possible  et  pouvait  garder  un 
certain  caractère  permanent,  parce  qu^elie  était  l'expression  d'une  pensée 
supérieure,  la  pensée  de  défendre  en  commun  l'ordre  européen,  les  prin- 
cipes conservateurs  contre  la  révolution  dont  la  France  était  le  foyer. 
Aujourd'hui  tout  cela  n'existe  plus,  M.  de  Bismarck  est  le  plus  grand 
des  révolutionnaires,  et  en  prêtant  au  chancelier  allemand  un  concours 
indirect  contre  la  France  la  Russie  et  l'Autriche  serviraient  simplement 
une  ambition  territoriale,  une  politique  de  conquête,   sans  avoir  la 
chance  de  trouver  ailleurs  leurs  compensations,  puisque  sur  un  autre 
tenain,  en  Orient  par  exemple,  elles  ne  s'entendraient  plus. 

Comment  donc  une  alliance  nouvelle  pourrait-elle  naître  de  cette  en- 
trevue des  empereurs?  La  Russie  et  l'Autriche  n'ont  aucun  intérêt  à  en- 
courager une  politique  d'hostilité  contre  la  France,  et  M.  de  Bismarck 
lui-même  n'est  peut-être  pas  si  pressé  de  courir  de  nouvelles  aventures. 
Avec  l'instinct  et  la  prévoyance  du  politique,  il  sent  bien  que  l'œuvre 
entreprise  par  lui  n'est  pas  simplement  une  affaire  de  force,  et  l'entre- 
vue de  Berlin  lui  aura  probablement  donné  tout  ce  qu'il  demande  pour 
le  moment,  si  elle  lui  procure  une  certaine  période  de  paix  qui  lui  per- 
mette de  pousser  jusqu'au  bout  le  travail  intérieur  qu'il  a  commencé. 


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BEYUE.   —  CHRONIQUE.  237 

Sans  doute  PAllemagne  est  irrésistiblement  entraînée  aujourd'hui  dans 
le  mouvement  unitaire,  elle  se  soumet  sans  résister  à  la  suprématie 
prussienne.  Qui  peut  dire  œpendant  si  une  crise  prématurée  ne  serait 
pas  une  redoutable  épreuve,  non  pas  pour  Tunité  nationale  elle-même, 
qui  est  vraisemblablement  désormais  un  fait  accompli,  mais  pour  l'unité 
allemande  par  la  main  et  au  proGt  de  la  Prusse?  M.  de  Bismarck  a  plus 
d'une  besogne  sur  les  bras,  sans  compter  sa  guerre  avec  les  jésuites. 
S'il  n*est  point  homme  à  s'arrêter  devant  les  obstacles,  s'il  n'a  point  à 
craindre  des  résistances  invincibles,  il  sait  bien  qu'il  y  a  dans  certaines 
contrées  des  mouvemens  de  mauvaise  humeur,  des  révoltes  secrètes,  — • 
que  les  sentimens  particularistes  ne  sont  pas  éteints  partout,  et  qu'ils 
se  révèlent  quelquefois  jusque  dans  l'attitude  des  princes.  Nous  ne  sa» 
vous  pas  si  l'empereur  Guillaume  et  son  chancelier  s'étaient  promis 
d'attirer  le  roi  de  Bavière  à  Berlin  pendant  le  séjour  des  empereurs. 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  jeune  roi  Louis  ne  sera  pas  de  la  fête, 
et  le  roi  de  Wurtemberg  ne  semble  pas  non  plus  devoir  aller  grossir  le 
cortège  impérial.  Il  y  a  mieux,  il  se  passe  depuis  quelques  jours  en  Ba- 
vière des  faits  assez  étranges.  Le  prince  de  Prusse  est  allé  récemment 
dans  ce  royaume  soit  pour  y  passer  quelques  jours  en  résidence  d'été, 
soit  pour  faire  l'inspection  des  forteresses  fédérales;  il  s'est  même  con- 
duit avec  beaucoup  de  tact.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  a  cherché  par- 
tout le  roi,  il  n'a  pu  le  trouver  nulle  part.  Le  roi  était  invisible  à  Mu- 
nich comme  au  château  de  Berg.  Le  prince  impérial  de  Prusse  a  été 
obligé  de  s'avouer  que  le  jeune  roi  Louis  aimait  peu  les  visites  venant 
de  Berlin,  et  il  est  parti  sans  le  voir.  Bref,  le  roi  de  Bavière,  qui  n'a 
pas  reçu  le  prince  de  Prusse,  n'ira  pas  naturellement  à  la  grande  entre- 
vue des  empereurs.  Ce  n'est  pas  bien  grave,  cela  peut  prouver  du  moins 
que  tout  n'est  pas  facile,  et  qu'il  y  a  bien  des  choses  à  faire  en  Alle- 
magne avant  qu'on  puisse  songer  de  nouveau  à  des  entreprises  contre 
la  France. 

Qu'est-ce  qu'une  élection  là  où  la  vie  populaire  se  déroule  dans  toute 
sa  force  et  dans  toute  sa  spontanéité?  C'est  assurément  l'acte  le  plus 
sérieux,  et  il  a  cela  de  particulier  chez  les  peuples  réellement  formés 
aux  mœurs  libres,  qu'en  mettant  aux  prises  toutes  les  passions,  tous  les 
intérêts,  toutes  les  ambitions  ou  même  toutes  les  vanités,  il  ne  dépasse 
pas  la  limite  d'une  de  ces  manifestations  agitées,  mais  régulières,  où 
tout  le  monde  se  dispute  la  victoire  dans  le  combat  et  où  tout  le  mondfi 
se  soumet  le  lendemain.  Un  spectacle  de  ce  genre,  plein  d'une  anima- 
tion croissante,  s'offre  en  ce  moment  aux  États-Unis.  Là  aussi  une  élec- 
tion va  s'accomplir,  et  la  plus  grave  des  élections.  Le  général  Grant 
touche  tu  terme  de  sa  première  période  présidentielle  ;  c*est  au  mois  de 
novembre  que  le  scrutin  décidera  s'il  doit  rester  à  la  Maison-Blanche,  si, 
comme  beaucoup  de  ceux  qui  l'ont  précédé,  il  gardera  le  pouvoir  quatre 


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289  RETVC  MS  DEUX  MONbBS. 

ans  encore,  m  a'O  aura  un  successeur,  et  dès  ce  moment  toutes  les  pas- 
sions s'agitent,  tous  les  partis  se  préparent  à  la  lutte.  Le  moaveimnl 
électoral  a  môme  commencé  depuis  quelques  mois  déjà,  et  de  jour  en 
jour  il  prend  on  caractère  plus  ardent,  plus  tranché,  sans  laisser  en- 
trevoir ce  qui  sortira  de  ce  nouveau  scrutin.  Toujours  est-il  que,  si  le  pré- 
sident actuel  obtient  la  confirmation  de  son  pouvoir  dans  Félection  du 
5  novembre,  ce  ne  sera  pas  sans  difiiculté  et  sans  combat.  Sa  candida- 
ture d^aujourd^hui,  tout  en  gardant  les  plus  sérieuses  chances,  ne  se 
présente  plus  évidemment  dans  les  conditions  exceptionnelles  et  favo- 
rables où  sa  première  candidature  triomphait  si  aisément.  Il  y  a  cinq 
ans,  te  généra!  Grant  était  presque  naturellement  désigné  :  il  avait  la 
poputarité  du  soldat  sans  être  trop  connu  oomme  politique  ;  on  voyait 
en  lui  le  vainqueur  de  Richmond,  le  paciflcateur  de  la  grande  repu* 
blîque.  Son  élection  était  en  quelque  sorte  la  sanction  de. la  victoire 
qu'on  venait  de  remporter  sur  Tinsurrection  du  sud  et  comme  le  dernier 
mot  d^Adi  guerre  de  ia  sécession.  Le  parti  républicain,  rallié  à  son  nom, 
constatait  sans  effort  sa  prépondérance  en  face  des  démocrates  battus, 
désorganisés,  même  privés  du  droit  de  vote.  (Tétait  une  situation  ex«- 
ceptionnelh;;  aujourd'hui  tout  est  changé.  Le  général  Grant  a  donné  sa 
mesure  comme  président,  comme  homme  politique,  par  quatre  ans  de 
gouvernement,  et  durant  ces  quatre  années  qui  viennent  de  s^écouler 
les  partis  ont  en  le  temps  de  se  reconnaître,  les  vaincus  ont  commencé 
à  se  relever,  les  vainqueurs  se  sont  divisés,  les  opinions  et  les  intérêts 
se  sont  modifias;  de  là  Timportance  de  l'élection  qui  se  prépare. 

La  présidence  du  général  Grant,  pour  tout  dire,  n'a  peut-être  point 
entièrement  répondu  aux  espérances  qu'elle  avait  éveillées,  elle  n'a  pas 
tenu  tout  ce  qu'elle  promettait.  Ceux  qui  se  sont  associés  à  l'adminis- 
tration actuelle,  qui  la  soutiennent  encore  et  lui  restent  fidèles  dans  la 
lutte  électorale,  peuvent  sans  doute  se  prévaloir  toujours  des  services 
rendus  par  le  président;  ils  peuvent  lui  faire  honneur  de  la  reconstitu- 
tion graduelle  de  l'Union,  de  l'affermissement  de  la  paix,  de  rabolition 
définitive  de  l'esclavage,  de  Textinction  croissante  de  la  dette  nationale. 
Ce  n'en  est  pas  moins  là  justement  la  question  de  savoir  dans  quelle 
mesure,  à  quel  prix  cette  œuvre  a  été  accomplie,  et  sur  ce  terrain  la  divi- 
sion s'est  mise  dans  le  parti  dont  l'union  assurait  si  complètement,  il  y  a 
quatre  ans,  le  succès  du  général  Grant.  Que  les  griefs  personnels,  tes  am- 
bitions déçues,  les  vanités  impatientes  jouent  un  certain  rôle  dans  ces  di- 
visions et  aient  fait  des  ennemis  à  l'administration,  ce  n'est  pas  douteux; 
quoi  qu'il  en  soit,  le  parti  républicain  s'est  démembré,  et  il  s'est  formé  ré- 
cemment un  parti  sous  le  nom  de  républicains  libéraux.  Ce  groupe  nou- 
veau existe  maintenant;  il  a  son  drapeau,  son  mot  d'ordre,  ses  chefjSt 
comme  îl  a  ses  griefs.  Ce  qu'on  reproche  à  Tadministration  du  général 
"^-•^^t.  c'est  de  prolonger  trop  longtemps  les  souvenirs  de  la  guerre  ci- 


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vile  efi  nminenaiit  pluB  qu'il  m  Israt  les  amendemens  constltuttonoets 
qui  «QJevaieiit  les  droits  politiques  à  des  e«tégories  •entières  <ie  ci</eyefiS| 
c'est  de  n'être  qu'âne  diotature  déguisée  s'appnyaiitsar  une  oentraHsik* 
tioo  esœssife,  une  tentative  <4e  pouvoir  so^xiatesque  menaçant  la  vie  civile* 
On  hû  reproche  hien  d'autres  choses  ^encore,  un  arbitraire  sans  scropole, 
le  nëpotîBne,  Tîntoléraiiies,  la<xrriiptioB.  Les  gros  mots  ne  sont  pas  épat^ 
gaés,  et  Dat«rslleB>e&t  ies  libAranix  républicains  se  sont  fait  uti  pre« 
Snomie  qui  a  pour  principal  objet  la  réforG»e  de  tout  <»  q«i'on  reproche 
4  radministration  actuelle*  Us  venlent  la  restitution  complète  de  tous 
ks  droits  constitutionnels  à  MB  eeuK  qui  en  ont  été  privés  par  suite 
de  la  guerre,  ta  répudiation  de  toute  politiqne  de  centralisation  par  le 
maintien  absolu  du  seif^§ovetmnent  local  4ans  les  états,  la  subordina- 
tion da  pouvoir  militaire  au  pouvoir  civil ,  la  suppression  des  abus  qui 
se  sont  produits  dans  la  distribution  des  emplois  et  de  toutes  les  faveurs 
admialsaratives,  l'abandon  du  système  des  concessions  de  terres  aux 
Gonpapies  indii^riefles.  QuelqueSHins  de  ces  articles  peuvent  paraître 
MStt  ragaes;  ils  répondent  en  définitfve  aux  sentimens  d^opposition  qui 
f«  sont  produits  dans  ces  derniers  temps,  et  c'est  ainsi  qu'on  approc^ 
de  l'élection.  Deux  camps  se  sont  formés  :  celai  des  partisans  de  la  réé- 
lection du  président  et  celui  des  républicains  libéraux. 

Tout  ce  qui  tient  b  T administration  soutient  naturellement  le  général 
finuit.  Le  candidat  des  républicains  dissidens  est  M.  Horace  Greeley,  er. 
aa  premier  abord,  à  ne  juger  que  par  l'importance  apparente  des  deux 
coacarreos,  h  lutte  semblait  s'engager  dans  des  conditions  qui  promet- 
taàent  au  siicoès  facile  au  président  au j^ard'hui  en  fot%cttons.  €e  d'est 
pas  que  M.  Horace  4reeley  lui-même  soit  le  premier  venu  :  c^est  te  ré* 
dacteur  en  chef  de  la  TribvoH  de  New^York,  un  des  pûiiliciens  les  plus 
ooû^érables  des  États-Unis,  liomme  d'un  talent  supérieur,  d'une  grande 
IflOueoos,  qui  a  pour  lui  <nne  longue  et  laborieiuse  carrière;  oiais  un 
journaliste  aspirant  aux  honneurs  de  la  Maison-Mancbe,  c'est  un  pliéno- 
mèoo  qui  ne  sTétait  pas  prodah  encore  anx  Étaus-dnis,  et  de  plus,  d  ftat 
en  convenir,  M.  Horace  Greeler  est  un  personnage  asseac  excentrique 
fbabitfjdesi  iâème  de  costume.  Il  est  renommé  pour  l'origitioAité  de  «a 
teaoeet  pour  son  îAEKMiciant  dédain  des  usages  de  la  dvilisati^n.  S'il  est 
ooauné,  il  est  certain  que  la  grande  répobliqM  aura  un  pnamier  nagiitrait 
im  extérieur  pasaaMement  bizarre.  Que  représente  réettemeot  M,  HO- 
'«œGreeiley  f  On  œ  peut  trop  le  dire;  ii  a  professé  bien  des  opinions  iàr 
^mfis,  il  a  été  quelque  peu  fouriériste,  protectionisle«  surtout  partisia 
de  l'abolition  de  l'esdavage.  Il  a  fait  losglemps  «ae  guerre  îmiidacable 
SQX  démocrates  du  sud,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas,  au  lendemain  de  la 
guerre,  de  se  porter  caution  pour  M«  leflTeraon  Davis,  lorsqu'il  s'agissait 
de  mettre  en  liberté  provisoire  l'ancien  président  de  la  confédération  se- 
;        cessioniste.  Aujourd'hui  il  est  un  des  chefs  des  républicains  libéraux,  et 


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2i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  qu'on  choisit  manifestement  en  lui,  c'est  l'homme  de  talent!  La  lutte 
est  dcync  engagée  entre  le  général  Grant  et  M.  Horace  Greeley.  L'élection 
présidentielle  aux  États-Unis  est  préparée,  on  le  sait,  par  des  conven- 
tions où  les  partis  se  comptent,  choisissent  leurs  candidats,  et,  cette 
opération  préliminaire  une  fois  accomplie,  au  jour  du  scrutin,  chaque 
parti  accepte  scrupuleusement  les  désignations  qui  ont  été  faites.  Il  y  a 
eu  d'abord  une  première  convention  des  républicains  libéraux  à  Cincin- 
nati, et  c'est  là  que  la  candidature  de  M.  Horace  Greeley  a  été  proclamée 
pour  la  première  fois.  Une  autre  convention  a  eu  lieu  depuis  à  Philadel- 
phie, et  celle-là  s'est  ralliée  complètement  à  la  réélection  du  général 
Grant.  Une  troisième  convention  enfin  a  été  tenue  plus  récemment  à 
Baltimore,  et  ici  M.  Horace  Greeley  a  été  le  candidat  acclamé.  On  n^est 
pas  au  bout,  bien  d'autres  réunions  se  produiront  encore  avant  qu'on 
touche  au  dénoûment. 

L'issue  de  cette  lutte  dépend  évidemment  de  bien  des  circonstances. 
Jusqu'ici,  M.  Horace  Greeley  n'est  point  sans  avoir  gagné  du  terrain. 
Non-seulement  plusieurs  conventions  ont  ratifié  sa  candidature,  mais 
encore  des  hommes  d'une  certaine  importance  dans  la  politique  se  sont 
prononcés  hautement  pour  lui.  11  a  vu  se  rallier  à  sa  cause  le  général 
Banks,  l'ancien  président  M.  Andrew  Johnson,  M,  Ch.  Sumner,  le  sé- 
nateur qui  était,  il  y  a  peu  de  temps,  président  du  comité  des  affaires 
étrangères  du  sénat.  En  somme,  ce  ne  sont  pas  là  des  adhésions  com- 
plètement décisives,  et,  s'ils  restent  livrés  à  leurs  propres  forces,  les 
républicains  dissidens  risquent  fort  d'échouer.  Ce  qui  peut  exercer  une 
influence  sérieuse,  c'est  l'attitude  que  prendront  les  démocrates,  demeu- 
rés jusqu'ici  en  dehors  de  ces  compétitions.  Depuis  quelques  années, 
les  démocrates  ont  été  réduits  à  la  condition  d'un  parti  vaincu  et  humi- 
lié. Ils  commencent  maintenant  à  se  remettre  de  leur  défaite;  ils  ne 
sont  pas  en  état  de  disputer  le  pouvoir  pour  eux-mêmes,  ils  échoueraient 
misérablement;  mais  ils  peuvent  aider  singulièrement  au  succès  de  celui 
des  deux  candidats  républicains  vers  lequel  ils  se  tourneront,  parce 
qu'ils  croiront  son  élection  plus  favorable  à  leur  cause,  et  si,  comme 
l'indiquerait  la  convention  de  Baltimore,  ils  se  prononcent  pour  M.  Ho- 
race Greeley,  ils  portent  à  ce  dernier  un  gros  contingent.  De  son  côté, 
le  général  Grant  ne  garde  pas  moins  de  grandes  et  sérieuses  chances.  Il 
n'a  pas  seulement  l'appui  de  la  fraction  considérable  du  parti  républi- 
cain qui  lui  est  restée  fidèle,  il  aura  aussi  les  noirs  pour  lui,  à  ce  qu'il 
paraît;  il  a  J'avantage  de  la  position,  il  a  toutes  les  forces  du  gouverne- 
ment, qui  ne  resteront  pas  inactives,  par  cette  raison  très  simple  que 
tous  ceux  qui  sont  attachés  à  l'administration  travaillent  pour  eux- 
mêmes  en  travaillant  à  la  réélection  du  président. 

Qui  l'emportera?  On  ne  peut  le  savoir  encore,  on  peut  d'autant  moins 
le  pressentir  que  des  élections  d'un  autre  genre  qui  se  succèdent  en  ce 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  241 

moment  sont  loin  d'offrir  une  mesure  précise  de  là  forcé  des  partis.  Ainsi 
il  vient  d*y  avoir  des  élections  dans  la  Caroline  du  nord;  le  gouverneur 
éla,  M.  Caldwell,  est  républicain,  mais  les  démocrates  ont  la  majorité 
dans  la  législature  de  Tétat,  et  ils  pourront  envoyer  un  représentant  de 
leur  opinion  au  sénat  de  Washington;  de  plus,  sur  buit  membres  du  con- 
grès, cinq  des  élus  sont  démocrates,  de  sorte  que  chacun  peut  s*attribuer 
la  victoire.  Il  va  y  avoir  des  élections  dans  le  Maine,  dans  la  Virginie  oc- 
ddentale,  dans  Tétat  de  New-York,  dans  la  Pensyivanie.  Toutes  ces  élec- 
tions seront  le  prélude  de  la  grande  bataille  et  laisseront  sans  doute 
mieux  entrevoir  à  qui  restera  la  victoire  définitive.       ch.  de  mazade. 


ES8AI8  ET  NOTICES. 


U  U  MAlIltRB  D*éCUU  L*B1ST0IRE  EN  FRANGE  ET  EN  ALLEMAGNE  DEPUIS  CINQUANTE  ANS. 


Orighui  de  V Allemagne  et  de  l'empire  germanique,  par  M.  Jules  Zeller; 
1  ToL  in-8*.  Paris,  Didier. 

Voici  une  nouvelle  histoire  d'Allemagne  qui  diffère  de  celles  que  nous 
avions  jusqu^ici  :  elle  n*est  pas  un  panégyrique  de  TÂllemagne.  Pçndant 
les  cinquante  dernières  années,  il  ne  venait  presque  à  Tesprit  d'aucun 
Français  qu'on  pût  parler  de  ce  pays  autrement  qu'avec  le  ton  de  Tad- 
miratioD.  Cet  engouement  date  de  1815.  Notre  école  libérale,  en  haine 
de  l'empire  qui  venait  de  tomber,  s'éprit  d'un  goût  très  vif  pour  ceux 
qai  s'étaient  montrés  les  ennemis  les  plus  acharnés  de  l'empire,  c'est- 
à-dire  pour  l'Angleterre  et  pour  l'Allemagne.  A  partir  de  ce  moment,  les 
études  historiques  en  France  furent  dirigées  tout  entières  vers  la  glori- 
fication de  ces  deux  pays.  On  se  figura  une  Angleterre  qui  avait  toujours 
été  sage,  toujours  libre,  toujours  prospère;  on  se  représenta  une  Aile- 
n^gae  toujours  laborieuse,  vertueuse,  intelligente.  Pour  faire  de  tout 
cela  autant  d'axiomes  historiques,  on  n'attendit  pas  d'avoir  étudié  les 
Wts  de  Thistoire.  Le  besoin  d'admirer  ces  deux  peuples  fut  plus  fort 
îue  l'amour  du  vrai  et  quç  l'esprit  critique.  On  admira  en  dépit  des  do- 
cumens,  en  dépit  des  chroniques  et  des  écrits  de  chaque  siècle,  en  dé- 
pit des  faits  les  mieux  constatés. 

Que  n'a-t-on  pas  dit  depuis  lors  sur  la  race  germanique  I  Nos  histo- 
riens n'avaient  que  mépris  pour  la  population  gauloise,  que  sympathie 
pour  les  Germams.  La  Gaule  était  la  corruption  et  la  lâcheté;  la  Ger- 
ma cl  —  i87S,  16 


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Sft2  RET0E  BE8  DEUX  MOlfDBS. 

manie  était  la  terta,  la  chasteté,  h  dësîDCéresseme&t,  la  force,  ia  liberté. 
Dans  le  petit  livre  de  Tacite,  coas  ne  vocrliODs  tire  qm  les  lignes  qui 
sont  réloge  des  Germains,  et  nos  yeux  se  refusaient  à  voir  ce  que  Vïùb^ 
torien  dit  de  leurs  vices.  Quand  Hérodien  et  Annaten  Maroetlia  nous 
parlaient  de  leur  amour  de  for,  iMis  ne  Toufions  pas  y  croire.  Lorsque 
Grégoire  de  Tours  nous  décritaôt  les  mœurs  des  Mëroviogieos  et  de  leurs 
guerriers,  nous  nous  abstinions  à  parler  de  la  chasteté  germaine.  Parœ 
que  nous  rencontrions  quelques  actes  d'indisdpline,  nous  vantions  Vêr 
mour  de  ces  liomin<e3  pour  la  liberiéT  nous  allions  jusqu'à  supposer  que 
le  régime  parlementaire  nous  venait  d'eux,  que  c'étaient  eux  qui  nous 
avaient  enseigné  à  être  libres.  L'invasion  nous  apparaissait  comme  une 
régénération  de  l'espèce  humaine.  Il  nous  semblait  qu'ils  n'étaient  venus 
en  Gaule  que  pour  châtier  le  vice  et  faire  régner  la  vertu.  Un  artiste 
français  voulait- il  peindre  l'empire  et  la  Germanie  en  parallèle  à  la 
veille  de  l'invasion?  Au  lieu  de  représenter  (a  race  gallo-romaine  au  tra- 
vail, occupée  à  labourer,  à  tisser,  à  bâtir  des  villes,  à  élever  des  temples, 
à  étudier  le  droit,  à  mener  de  front  les  labeurs  et  les  jouissances  de  la 
paix,  il  imaginait  de  nous  la  montrer  la  coupe  aux  lèvres  dans  une  nuit 
de  débauche.  En  face  d'elle,  il  plaçait  aux  coins  du  tableau  la  race  ger- 
manique, à  laquelle  il  prêtait  un  visage  austère,  un  cœur  pur,  une  con- 
science dédaigneuse;  on  dirait  nœ  rsoe  de  piûlosoifthes  et  de  stoïciens. 
Si  M.  Couture  avait  lu  les  dpcumens  de  ce  temps-là,  il  n'eût  pas  mis  dans 
les  traits  de  ses  Germains  la  haine  du  luxe  et  l'horreur  des  jouissances; 
il  y  eût  mis  Tenvie  et  la  convoitise.  Regarde2-leS  bien,  tels  que  les  écrits 
du  temps  nous  les  représentent  :  ils  ne  détestent  pas  ce  vin,  eet  or,  œs 
femmes,  ils  songent  au  moyen  d* avoir  tout  ceta  à  eux;  quand  itesenont 
les  plus  forts,  ils  se  partageront  et  se  disputeront  tout  œla,  et,  à  partir 
du  jour  où  îls  régneront,  il  y  aura  en  Gaule  et  en  Italie  nxoms  de  travatf 
et  moins  dlntelTigence,  mais  plus  de  déhanche  et  plu?  de  crimes. 

Nous  portions  ces  mêmes  illusions  et  cet  engouement  irréfléchi  dans 
toutes  les  parties  de  Thistoire.  Partout  nos  yeux  prévenus  ne  savaient 
voir  la  race  germanique  que  sous  les  plus  belles  couleurs.  Nous  repro- 
chions presque  à  Charlemagne  d^avoir  vigoureusement  combattu  la  bar* 
barie  saxonne  et  la  religion  sauvage  d'Odîn.  Dans  îa  longue  lutte  entre 
le  sacerdoce  et  Tempîre,  nous  étions  pour  ceux  qui  pillaient  f  Italie  et 
exploitaient  l'église.  Nous  maudissions  les  guerres  que  Chartes  VIII  et 
François  I"  firent  au-delà  des  Alpes;  mais  nous  étions  indulgens  pour 
celles  que  tous  les  empereurs  allemands  y  portèrent  durant  dnq  siècles. 
Plus  tard,  quand  la  France  et  l'Italie,  après  le  long  et  fécond. travail  du 
moyen  âge,  produisaient  ce  fruit  incomparable  qu'on  appelle  la  renais- 
sance, d'où  devait  sortir  la  liberté  de  la  conscience  avec  l'essor  de  la 
science  et  de  l'art,  nous  réservions  la  meilleure  part  de  nos  éloges  pour 
la  réforme  allemande,  qui  n'était  pourtant  qu'une  réaction  contre  cette 


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UVUB.  —  GHBOVIQUS.  2&S 

réDâîssance^  qui  n'était  qu'une  lutte  brutale  contre  cet  essor  de  la  11- 
bertét  qui  arrêta  et  ralentit  cet  essor  dans  l'Europe  entière,  et  qui  trop 
souvent  n'engendra  que  l'intolérance  et  la  haine.  Les  événemens  de 
rtûsloire  se  déroulaient,  et  nous  trouvions  toujours  moyen  de  donner 
raisûo  i  rAUemagoe  contre  nous.  Sur  la  foi  des  médisances  et  des  igno- 
rances de  Saint-Simon^  nous  accusions  Louis  XIV  d'avoir  fait  la  guerre 
à  l'AHemagne  pour  les  motifs  les  plus  frivoles,  et  nous  négligions  de 
v(Hr  dans  les  documens  authentiques  que  c'était  lui  au  contraire  qui  avait 
été  attaqué  trois  fois  par  elle.  Nous  n'osions  pas  reprocher  à  Guil- 
laume III  d'avoir  détruit  la  république  en  Hollande  et  d'avoir  usurpé  un 
royaume,  nous  pardonnions  à  l'électeur  de  Brandebourg  d'avoir  attisé 
la  guerre  en  Europe  pendant  quarante  ans  pour  s'arrondir  aux  dépens 
de  tous  ses  voisins;  mais  nous  étions  sans  pitié  pour  l'ambition  de 
Louis  XIV,  qui  avait  enlevé  Lille  aux  Espagnols ,  et  accepté  Strasbourg, 
qui  se  donnait  à  lui.  Au  siècle  suivant,  nos  historiens  sont  tous  pour 
Frëdàricll  contre  Louis  XV.  Le  tableau  qu'ils  font  du  xviu*  siècle  est  un 
perpétuel  éloge  de  la  Prusse  et  de  l'Angleterre,  une  longue  malédic- 
tion contre  la  France.  Sont  venus  ensuite  les  historiens  de  l'empire  ; 
voyez  avec  quelle  complaisance  ils  signalent  les  fautes  et  les  entraîne- 
mens  du  gouvernement  français,  et  comme  ils  oublient  de  nous  mon- 
trer les  ambitions,  les  convoitises,  les  mensonges  d^s  gouvernemens 
eurc^ens.  A  les  en  croire,  c'est  toujours  la  France  qui  est  l'agresseur; 
^  a  tous  les  torts;  si  l'Europe  a  été  ravagée,  si  la  race  humaine  a  été 
décimée,  c'est  uniquement  par  notre  faute.. 

Ce  travers  de  nos  historiens  est  la  suite  de  nos  discordes  intestines. 
Vous  voyea  qu'à  la  guerre,  surtout  quand  la  fortune  est  contre  nous, 
nous  tirons  volontiers  les  uns  sur  les  autres;  nous  compliquons  la 
guerre  étrangère  de  la  guerre  civile ,  et  il  en  est  parmi  nous  qui  pré- 
fèrent la  victoire  de  leur  parti  à  la  victoire  de  la  patrie.  Nous  faisons  de 
même  en  histoire.  Nos  historiens,  depuis  cinquante  ans,  ont  été  des 
hommes  de  parti.  Si  sincères  qu'ils  fussent,  si  impartiaux  qu'ils  crussent 
être,  ils  obéissaient  à  l'une  ou  à  l'autre  des  opinions  politiques  qui  nous 
divisent.  Ardens  chercheurs,  penseurs  puissans,  écrivains  habiles,  ils 
mettaient  leur  ardeur  et  leur  talent  au  service  d'une  cause.  Notre  his- 
t(âre  ressemblait  à  nos  assemblées  législatives  :  on  y  distinguait  une 
droite,  une  gauche ,  des  centres.  C'était  un  champ-clos  où  les  opinions 
luttaient.  Écrire  l'histoire  de  France  était  une  façon  de  travailler  pour 
^  parti  et  de  combattre  un  adversaire.  L'histoire  est  ainsi  devenue  chez 
nous  ttoe  sorte  de  guerre  civile  en  permanence.  Ce  qu'elle  nous  a  appris, 
c'est surioi^rt  à  nous  haïr  les  uns  les  autres.  Quoi  qu'elle  fit,  elle  atta- 
quait toujours  la  France  par  quelque  côté.  L'un  était  républicain  et  se 
croyait  tenu  à  calomnier  l'ancienne  monarchie,  l'autre  éiait  royaliste  et 
calomniait  le  régime  nouveau.  Aucun  des  deuj^  ne  s'apercevait  qu'il  ne 


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2ii  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

réussissait  qu'à  frapper  sur  la  France.  L'histoire  ainsi  pratiquée  n'en- 
seignait aux  Français  que  l'indifTérence,  aux  étrangers  que  le  mépris. 

De  là  nous  est  venu  un  patriotisme  d'un  caractère  particulier  et 
étrange.  Êire  patriote,  pour  beaucoup  d'entre  nous,  c'est  être  ennemi 
de  l'ancienne  France.  Notre  patriotisme  ne  consiste  le  plus  souvent 
qu'à  honnir  nos  rois,  à  détester  notre  aristocratie,  à  médire  de  toutes 
nos  institutions.  Cette  sorte  de  patriotisme  n'est  au  fond  que  la  haine 
de  tout  ce  qui  est  français.  Il  ne  nous  inspire  que  méGance  et  indisci- 
pline; au  lieu  de  nous  unir  contre  l'étranger,  il  nous  pousse  tout  droit 
à  la  guerre  civile. 

Le  véritable  patriotisme  n'est  pas  l'amour  du  sol,  c'est  l'amour  du 
passé,  c'est  le  respect  pour  les  génératioàs  qui  nous  ont  précédés.  Nos 
historiens  ne  nous  apprennent  qu'à  les  maudire,  et  ne  nous  recomman- 
dent que  de  ne  pns  leur  ressembler.  Ils  brisent  la  tradition  française,  et 
ils  s'imaginent  qu'il  restera  un  patriotisme  français.  Ils  vont  répétant 
que  l'étranger  vaut  mieux  que  la  France,  et  ils  se  figurent  qu'on  aimera 
la  France.  Depuis  cinquante  ans,  c'est  l'Angleterre  que  nous  aimons, 
c'est  l'Allemagne  que  nous  louons,  c'est  l'Amérique  que  nous  admirons. 
Chacun  se  fait  son  idéal  hors  de  France.  Nous  nous  croyons  libéraux  et 
patriotes  quand  nous  avons  médit  de  la  patrie.  Involontairement  et 
sans  nous  en  apercevoir,  nous  nous  accoutumons  à  rougir  d'elle  et  à  la 
renier.  Nous  nourrissons  au  fond  de  notre  àme  une  sorte  de  haine  in- 
consciente à  l'égard  de  nous-mêmes.  Cest  l'opposé  de  cet  amour  de  soi 
qu*on  dit  être  naturel  à  l'homme;  c'est  le  renoncement  à  nous-mêmes. 
C'est  une  sorte  de  fureur  de  nous  calomnier  et  de  nous  détruire,  sem- 
blable à  cette  monomanie  du  suicide  dont  vous  voyez  certains  individus 
tourmentés.  Nos  plus  cruels  ennemis  n'ont  pas  besoin  d'inventer  les  ca- 
lomnies et  les  injures;  ils  n'ont  que  la  peine  de  répéter  ce  que  nous  disons 
de  nous-mêmes.  Leurs  historiens  les  plus  hostiles  n'ont  qu'à  traduire  les 
nôtres.  Quand  l'un  d'eux  écrit  que  «  la  race  gauloise  était  une  race 
pourrie,  »  il  ne  fait  que  répéter  ce  que  nous  avons  dit  en  d'autres  termes. 
Quand  M.  de  Sybel  parle  de  «  la  corruption  incurable  »  de  l'ancienne 
société  française,  il  n'est  que  l'écho  affaibli  de  la  plupart  de  nos  histo- 
riens. M.  de  Bismarck  disait  naguère  que  la  France  était  une  nation  or- 
gueilleuse, ambitieuse,  ennemie  du  repos  de  l'Europe;  c'est  chez  nos 
historiens  qu'il  avait  pris  ces  accusations.  Nous  avons  appris  récemment 
que  l'étranger  nous  détestait;  il  y  avait  cinquante  ans  que  nous  nous 
appliquions  à  convaincre  l'Europe  que  nous  étions  haïssables.  L'histoire 
française  combattait  pour  l'Allemagne  contre  la  France.  Elle  énervait 
chez  nous  le  patriotisme;  elle  le  surexcitait  chez  nos  ennemis.  Elle  nous 
apprenait  à  nous  diviser,  elle  enseignait  aux  autres  à  se  réunir  contre 
nous,  et  elle  semblait  justifier  d'avance  leurs  attaques  et  leurs  convoitises. 

Pendant  cette  même  période  d'un  demi-siècle ,  les  Allemands  enten- 


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RETUB.    —  CHRONIQUE.  2A5 

daient  d'une  tout  autre  façon  la  science  ^historique.  Ce  peuple  a  dans 
l'érudition  les  mêmes  qualités  que  dans  la  guerre.  Il  a  la  patience,  la 
solidité,  le  nombre,  il  a  surtout  la  discipline  et  le  vrai  patriotisme.  Ses 
historiens  forment  une  armée  organisée.  On  y  distingue  les  chefs  et  les 
soldats.  On  y  sait  obéir  on  y  sait  être  disciple.  Tout  nouveau-venu  se 
met  à  la  suite  d'un  maître,  travaille  avec  lui,  pour  lui,  et  reste  long- 
temps anonyme  comme  le  soldat;  plus  tard,  il  deviendra  capitaine,  et 
\iDgt  têtes  travailleront  pour  lui.  Avec  de  telles  habitudes  et  de  telles 
mœurs  scientifiques,  on  comprend  la  puissance  de  la  science  allemande. 
Elle  procède  comme  les  arm^  de  la  même  nation;  c'est  par  l'ordre,  par 
raoité  de  direction,  par  la  constance  des  efforts  collectifs,  le  parfait 
agencement  de  ses  masses,  qu'elle  produit  ses  grands  effets  et  qu'elle 
gagne  ses  batailles.  La  discipline  y  est  merveilleuse.  On  marche  en  raog, 
par  régimens  et  par  compagnies.  Chaque  petite  troupe  a  son  devoir, 
son  mot  d'ordre,  sa  mission,  son  objectif.  Un  grand- plan  d'ensemble  est 
tracé,  chacun  en  exécute  sa  part.  Le  petit  travailleur  ne  sait  pas  tou- 
jours où  oo  le  mène,  il  n'en  suit  pas  moins  la  route  indiquée.  Il  y  a  très 
peu  d'initiative  et  de  mérite  personnel,  mais  aucun  effort  n'est  perdu/ 
Une  volonté  commune  et  unique  circule  dans  ce  grand  corps  savant  qui 
n'a  qu'une  vie  et  qu'une  âme. 

Si  vous  cherchez  quel  est  le  principe  qui  donne  cette  unité  et  cette 
vie  à  l'érudition  allemande,  vous  remarquerez  que  c^est  l'amour  de  TAI- 
lemagne.  Nous  professons  en  France  que  la  science  n'a  pas  de  patrie; 
les  Allemands  soutiennent  sans  détour  la  thèse  opposée.  «  Il  est  faux,  écri- 
vait naguère  un  de  leurs  historiens,  M.  de  Giesebrecht,  que  la  science 
n'ait  point  de  patrie  et  qu'elle  plane  au-dessus  des  frontières  :  la  science 
ne  doit  pas  être  cosmopolite,  elle  doit  être  nationale,  elle  doit  être  alle- 
mande.» Les  Allemands  ont  tous  le  culte  de  la  patrie,  et  ils  entendent  le 
mot  patrie  dans  son  sens  vrai;  c'est  le  Vaterland,  la  terra  patrum,  la  terre 
des  ancêtres,  c'est  le  pays  tel  que  les  ancêtres  l'ont  eu  et  l'ont  fait.  Ils  ai- 
ment ce  passé,  surtout  ils  le  respectent.  Ils  n*en  parlent  que  comme  on 
parle  d'une  chose  sainte.  A  l'opposé  de  nous  qui  regardons  volontiers 
notre  passé  d'un  œil  haineux,  ils  chérissent  et  vénèrent  tout  ce  qui  fut 
allemand.  Le  livre  de  Tacite  est  pour  eux  comme  un  livre  sacré  qu'on 
commente  et  qu'on  ne  discute  pas.  Ils  admirent  jusqu'à  la  barbarie  de 
leurs  ancêtres.  Ils  s'attendrissent  devant  les  légendes  sauvages  et  gros- 
sières des  Niebelungen.  Toute  cette  antiquité  est  pour  eux  un  objet  de 
foi  naïve.  Leur  critique  historique,  si  hardie  pour  tout  ce  qui  n'est  pas 
TAilemagne,  est  timide  et  tremblante  sur  ce  sujet  seul.  Ils  en  sont  encore 
au  point  où  nous  étions  en  France  quand  nous  condamnions  Fréret  pour 
avoir  porté  atteinte  au  respect  dû  aux  Mérovingiens. 

L'érudition  en  France  est  libérale;  en  Allema|?ne,  elle  est  patriote.  Ce 
n'est  pas  que  les  historiens  allemands  n'appartiennent  pour  la  plupart 


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a|0  RETCT  BBS  uns  MOUDIS. 

aa  parti  libéraL  Ils  ont  presque  tOQS  la  haine  des  iBStHutionsdef  aiicleiL 
régime;  mais  cette  haine,  aa  liea  de  a^adredser  à  rAllemagae»  a'esdialt 
contre  Tétranger.  Yeuleat-ils  attaquer  le  régime  féodal,  ils  ^ortsnt 
tontes  leurs  malédictions  cofitre  la  féodaUté  française.  Veuknt-ib  ponr- 
snivre  la  monarchie  absolue,  ils  s'en  prennei^t  à  Louia  XIV,  comae  à 
les  priooes  aUemands,  grands  et  petits^  n'avaient  pas  été  des  despotes. 
Plutôt  que  de  condamner  rintolérance  allemande,  ils  condamnent  la 
révocation  de  Tédit  de  Nantes.  Ils  ae  peuvent  pardonner  aox  autres 
peuples  d'avoir  quelquefois  aimé  la  guerre;  ils  ont  de  généreuses  iodi- 
gnations  centra  les  conquéràns  tontes  les  fois  que  les  conquérant  sont 
des  étrangers,  mais  ris  admirent  dans  leur  propre  histoire  tous  ceux  qui 
owt  envahi,  conquis,  pillé.  M.  de  Gîesebrecht  dédare  sans  aucun  scru- 
pule que  la  période  qu'il  aime  le  mieux  dans  l'histoire  d'Allemagne  est 
((  celle  où  le  peuple  allemand  ^  fort  de  son  unité  sous  les  empereurs, 
était  arrivé  à  son  plus  haut  degré  de  puissance,  aiu  il  commandait  à 
éFatUres  peuples,  on  l'homme  de  race  allemande  valait  le  plus  dans  te 
monde.  »  Ainsi  l'admiration  de  M.  de  Giesebrecht  est  pour  ces  siècles 
odieux  dn  moyen  âge  on  les  années  allemandes  envahissaient  périodi- 
quement la  France  et  l'Italie,  et  il  ne  trouve  rien  de  plus  beau  dans 
l'histoire  que  cet  empereur  allemand  qui  campe  sur  les  hauteurs  de 
Montmartre  ou  cet  autre  empereur  qui  va  enlever  dans  Rome  la  couronne 
impériate  en  passant  sur  le  corps  de  li,0(H)  Romains  massacrés  sur  le 
pont  Saint-Ange.  Mais  que  la  France  mette  enûn  un  terme  à  ces  perpé- 
tuelles inva^ons,  que  Henri  II,  Richelieu,  Louis  XIV,  en  fonlGant  Metz 
et  Strasbourg,  sauvent  la  France  et  l'Italie  elle-même  de  ces  déborde- 
mens  de  la  race  germanique,  voilà  les  historiens  allemands  qui  s'indi- 
gnent, et  qui  vertueusement  s'acharnent  contre  l'ambition  française.  Ils 
ne  peuvent  pardonner  qu'on  leur  interdise  de  commander  aux  autres 
peuples.  C'est  manie  belliqueuse  que  de  se  défendre  contre  eux;  c'est 
être  conquérant  que  de  les  empêcher  de  conquérir. 

L'érudit  allemand  a  uneardeur  de  recherche,  une  puissance  de  travail 
qui  étonne  nos  Français;  mais  n'allez  pas  croire  que  toute  cette  ardeur 
et  tout  ce  travail  soient  pour  la  science.  La  science  ici  n'est  pas  le  but; 
elle  est  le  moyen.  Par-delà  la  science,  F  Allemand  voit  la  patrie;  ces  sa- 
vans  sont  savans  parce  qu'ils  sont  patriotes.  L'intérêt  de  l'Allemagne  est 
la  fin  dernière  de  ces  infatigables  chercheurs.  On  ne  peut  pas  dire  que 
le  véritable  esprit  scientifique  fasse  défaut  en  Allemagne;  mais  il  y  est 
beaucoup  plus  rare  qu'on  ne  le  croit  généralement.  La  science  pure  et 
désintéressée  y*  est  une  exception  et  n'est  que  méJiocrement  goûtée. 
L'Allemand  est  en  toutes  choses  un  homme  pratique;  il  veut  que  son 
érudition  serve  à  quelque  chose,  qu'elle  ait  un  but,  qu'elle  porte  coup. 
Tout  au  moins  faut-il  qu'elle  marche  de  concert  avec  les  ambitions  na- 
tionales, avec  les  convoitises  on  les  haines  du  peuple  allemand.  Si  le 


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f&sçieMBmBaâ  oaûvoite  TAlsaoe  et  U  Loartaine,  il  imt  qoeJa  science 
aUeffiande,  «ÎBgt  laiiB  d^'avance,  mette  ia  main  sur  ces  deux  provinces» 
Avant  qu'on  oe  s'empare  de  la  .Hollande,  Thistoire  )démontPe  déjà  que 
les  lialkadais.6eiDt>des  AUeœaaQds.  Elle  prouvera  aussi  bien  que  ia  Lom^ 
bardîe,  comme  son  nom  Tiiidique,  est  une  terre  allemande,  etque  Home 
est  la  capitale  natureiie  de  i'erapire  germanique. 

•  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  ique  ces  savane  Bont  d'une  sincé* 
rite  parfaite.  Ledr  iio|)uter  k  moindre  mauvaise  foi  serait  les  calom- 
aier.  Noos  ne  «pensons  pas  qu'il  y  en  ait  ua  seul  parmi  eux  «qui  oonsente 
à  écrire  sciemment  un  mensonge.  Ils  ont  la  meilleure  volonté  d'être  vë^ 
ridîqiies  et  Joni.de  sérieux  efforts  pour  l'être;  ils  s'eutourent  de  toutes 
les  précautions  de  ia  critique  historique  pour  s'obliger  à  être  impar* 
tiaux.  Ils  le  seraient,  s'ils  in'étaient  ÂiUemands.  Ils  ne  peuvent  faire  'que 
leur  patriotisme  jie  soit  pas  le  plus  ioitt.  On  dit  avec  quelque  iraison 
au-delà  du  Rhin  que  la  conception  de  la  vérité  est  toujours  subjective. 
L'esprhjie  voit  «jn  effet  que  ce  qu'il  peut  voir.  Les  yeux  ides  historiens  al- 
lemanës  sont  laits  de  telle  façonqu'i^  n'aperçoivent  «que  oequi  est  favo* 
rable  à  Tintérèt  de  leur  pays;  c'^at  leur  mamène  de  oomprendre  l'histoire^ 
ils  œ  «auxaient  la  comprendre  antremeat.  Aussi  l'histoire  d'AïUemagne 
eat-elle  devenue  .tout  natnrellemeat  dans>leurs  anains  un  véritable  ipané- 
fyriqoe;  jamais  nation  ne  sfest  tant  vantée,  ils  «ont  profité  très  habile* 
BNDt  du  reprodie  de  vantardise  que  nous  nous  adressions  pour  se  vanter 
tftut  à  leur  aise.  Nous  nous  |>roclamion8  vantards;  ils  se  vantaient  avec 
candear.  Nuos  faisions  croire  au  monde  entier  <que  nous  nous  vantions, 
alors  mène  que  nos  propres  hiatoniens  semblaienit  s'appliquer  à  nous 
rabaisser;  iis^se  vantaieotrsans  avertir  ^personne,  modestement,  humble- 
ment, jdenttfiquement,  comme  modgné  eux  et  par  pur  devoir.  Cela  a 
dufé  oinquaate  ans. 

Quand  on  s'admire  lant,  (on  ne  peut  guère  admisrer  les  autres.  Aussi 
les  historiens  allemande  sont-ils  eévères  pour  l'étranger.  Il  >faot  à  la  vé- 
rité leur  rendre  cette  justice,  qu'ils  savsent  distinguer  entre  les  peuple. 
Leur  cnfeiqne  bistorique  est  assez  dairveyasite  pour  ne  s'acharner  que 
sur  ceaot  qni  ont  été  Jes  ennemis  de  l'AUemagne.  Dans  l'aDOttiquîté^  ils 
looeot  voloatieTs  la  ûrèce  en  faisant  cette  seule  réserve,  que  «  les  Grecs 
fl'einrent  jamais  >k  sentiment  poétique  on  même  degré  ique  la  raoe  aile* 
maade.  »  Ils  sont  moins  JiienveiUans  poor  Bome,  qai  <eut  le  tort  dans 
l'aoïiquité  4e  relarder  ie»  invasions  germaii'iq&es,  et  an  imoyen  âge  de 
poser  aoe  limite  aux  convoitisesimpériales.PacmiJes  nations  modernes, 
ils  apprécient  TAngletecre  et  ia  Hollande,  dans  lesquelles  ils  croient  se 
rocaooaUre;ilS(loiieat  volontiers  les  stathouderset  n'attaquent  parmi  les 
toisanglais  que  ceux  qui  ont  été  les  alliés  de  la  jî'rance.  Ils  sont  moins  iiH 
dulgenspour  la  Russie,  surtout «dispuis  que  ce  pajs  a  cessé  d'ôtne  exploité 
par  les  Allemands.  C'est  siurtout  .pour  la  Pologne  et  pour  la  France  que 


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2i8  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  érudition  est  impitoyable.  Ils  démontrent  que  ces  deux  nations  doi- 
vent être  détestées,  que  leur  caractère  n'a  jamais  été  qu'ambition,  légè- 
reté, mauvaises  mœurs,  indiscipline,  corruption,  —  qu'elles  ont  été  de 
tout  temps  perfides,  querelleuses,  débauchées,  —  que  leur  existence  est 
un  danger  pour  le  repos  de  l'Europe  et  surtout  un  danger  pour  la  mo- 
rale, —  que  Tune  d'elles  a  mérité  d'être  supprimée,  que  l'autre  mérite 
de  l'être,  toutes  les  deux  au  profit  de  la  Prusse. 

Ces  qualités  de  l'érudition  allemande  n'ont  pas  été  assez  admirées  chez 
nous.  On  n'a  pas  assez  calculé  combien  elles  ont  été  utiles  et  fécondes. 
L'histoire  ainsi  pratiquée  était  à  la  fois  un  moyen  de  gouvernement  et 
une  arme  de  guerre.  Au  dedans,  elle  faisait  taire  les  partis,  elle  matait 
les  oppositions,  elle  pliait  le  peuple  à  l'obéissance  et  fondait  une  centra- 
lisation mprale  plus  vigoureuse  que  ne  l'est  notre  centralisation  admi- 
nistrative. Au  dehors,  elle  ouvrait  les  routes  de  la  conquête,  et  elle  faisait 
à  l'ennemi  une  guerre  implacable  en  pleine  paix.  En  vain  aurions-nous 
eu  les  plus  habiles  diplomates  ;  les  historiens  allemands  écartaient  de 
nous  toutes  les  alliances.  En  vain  avions-nous  le  droit  de  notre  côté; 
les  historiens  allemands  prouvaient  depuis  cinquante  ans  que  le  droit 
serait  toujours  contre  nous.  On  préparait  la  guerre  depuis  un  demi-siècle, 
et  c'était  nous,  quoi  qu'il  arrivât,  qui  devions  passer  pour  les  agresseurs. 
D'ailleurs  la  guerre  des  soldats  devait  avoir  les  mêmes  caractères  et  la 
même  issue  que  la  guerre  des  érudits  :  d'un  côté,  la  discipline,  le  boo 
ordre,  le  courage  collectif;  de  l'autre,  le  courage  personnel,  la  méûance, 
l'indiscipline,  la  division.  L'histoire  allemande  avait,  depuis  cinquante 
ans,  uni  et  aguerri  l'Allemagne;  l'histoire  française,  œuvre  des  partis, 
avait  divisé  nos  cœurs,  avait  enseigné  à  se  garder  du  Français  plus  que 
de  l'étranger,  avait  accoutumé  chacun  de  nous  à  préférer  son  parti  à  la 
patrie.  L'érudition  allemande  avait  armé  l'Allemagne  pour  la  conquête; 
l'érudition  française,  non  contente  de  nous  interdire  toute  conquête, 
avait  désorganisé  notre  défense  :  elle  avait  énervé  nos  volontés,  paralysé 
nos  bras;  elle  nous  avait  à  l'avance  livrés  à  l'ennemi. 

Avec  l'ouvrage  de  M.  Zeller,  il  semble  que  nous  entrions  dans  une 
voie  nouvelle.  Le  banal  engouement  pour  les  étrangers  a  disparu;  nous 
osons  ouvrir  les  yeux,  regarder  leurs  défauts,  contrôler  leurs  préten- 
tions. Le  premier  volume  (les  autres  suivront  à  des  intervalles  de  quel- 
ques mois)  expose  rhi>toire  de  la  race  allemande  depuis  les  origioes 
jusqu'à  l'an  800  de  notre  ère.  Cette  existence  de  dix  siècles  se  résume 
en  un  seul  fait,  l'invasion.  C*est  une  invasion  continuelle,  elle  s'essaie 
longtemps  ;  arrêtée  par  Marins,  par  Drusus,  par  Marc-Aurèle,  elle  est 
reprise  à  chaque  g'^nêration.  Tous  les  moyens  lui  sont  bons  ;  si  elle  ne 
peut  réussir  contre  l'empire,  elle  se  fera  par  l'empire  et  se  couvrira  du 
masque  du  service  impérial.  Elle  l'eqiporte  enfin,  elle  triomphe;  1^ 
Gaule,  l'Italie  et  l'Espagne  lui  sont  livrées  en  proie.  Elle  règne  :  durant 


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REYUE.   —  CHRONIQUE.  2A9 

trois  siècles,  l'iDvasion  est  à  Tétat  permanent;  elle  est  une  institution, 
elle  est,  pour  ainsi  dire,  l'institution  unique  de  ces  temps-là...  Les 
Francs  seuls  font  un  continuel  effort  pour  Tarréter,  les  Francs,  qui  sont 
Teutons  d'origine,  mais  qui  ont  eu  cette  singulière  destinée  d'être  tou- 
jours les  ennemis  des  Teutons,  et  qui  depuis  Clovis  jusqu'à  Charlemagne 
se  sont  épuisés  à  les  combattre  ou  à  les  civiliser.  Ils  y  réussissent  à  la 
fin;  avec  Charlemagne,  l'invasion  germanique  est  décidément  arrêtée, 
et  c'est  au  contraire  la  religion  et  la  civilisation  de  la  Gaule  qui  s'empa- 
rent de  la  Germanie. 

Cette  longue  invasion  n'inspire  à  M.  Zeller  ni  la  franche  admiration 
des  historiens  allemands  ni  Tindulgence  naïve  des  historiens  français.  11 
n'a  pas  l'ingénu  té  de  rabaisser  l'empire  romain;  il  n'abuse  pas  de  quel- 
ques lignes  déclamatoires  de  Salvien  pour  prétendre  que  la  Gaule  fût 
une  «  société  pourrie.  »  Il  ne  lui  semble  pas  que  la  Gaule  eût  besoin 
des  Germains  pour  se  régénérer.  L'invasion  lui  apparaît  tout  simple- 
ment comme  une  série  d'incursions  de  pillards  qui  n'avaient  que  la 
guerre  pour  gagne-pain.  Ce  «  peuple-invasion»,  cette  «  race  de  proie  » 
ne  songeait  pas  du  tout  à  régénérer  l'humanité.  L'auteur  dit  de  ces 
hommes  ce  qu'en  disent  les  documens  de  ce  temps-là  :  ils  aiment  le 
vin,  ils  aiment  l'or;  ils  se  battent  et  s'assassinent  entre  eux  pour  se 
disputer  cet  or,  ce  vin,  cette  terre.  Il  décrit,  d'après  les  cftroniques, 
leur  manière  de  combattre,  et  il  signale  déjà  leur  adresse  et  «  leur  fein- 
tise.  1»  Il  cite  Grégoire  de  Tours  sur  les  mœurs  des  Mérovingiens,  et  il 
ajoute  :  tt  Voilà  la  chasteté  germaine.  »  Il  parle  de  ces  barbares  qui,  à 
peine  convertis,  mettaient  la  main  sur  les  riches  abbayes  et  les  fruc-* 
tueux  évêchés,  et  qui  a  installaient  les  vices  germains  sur  les  sièges 
chrétiens.»  11  calcule  les  maux  de  l'invasion,  les  dé-ordres  des  gouverne- 
meos,  l'administration  mise  à  ferme,  la  justice  disparue,  l'explosion  des 
convoitises,  le  débordement  des  débauches  et  des  crimes,  et  il  se  de- 
mande si  les  plus  mauvais  empereurs  romains  ne  valaient  pas  cent  fois 
mieux  que  ces  rois  barbares,  et  si  les  époques  les  plus  désolées  et  lès 
pins  tristes  de  l'empire  n'étaient  pas  infiniment  préférables  au  temps 
où  les  Germains  ont  régné.  Il  cherche  ce  que  ces  envahisseurs  ont  fait, 
et  il  ne  trouve  que  des  ruines,  —  ce  qu'ils  ont  apporté  au  monde,  et  il 
ne  trouve  que  désordre  et  brutalité.  Il  cherche  en  retour  ce  que  la  Ger- 
manie a  reçu  des  peuples  latins,  et  il  trouve  le  christianisme,  l'apaise- 
ment, la  fixité  au  sol,  l'art  de  bâtir  des  villes,  l'habitude  du  travail,  la 
civilisation.  —  Il  montre  que  la  Germanie,  en  tant  que  nation  civilisée, 
est  l'œuvre  de  Rome  et  de  la  Gaule.  11  met  surtout  en  lumière  un  fait 
caractéristique  :  c'est  que  le  progrès  intellectuel,  social,  moral,  ne  s'est 
pas  opéré  dans  la  race  germanique  par  un  développement  interne,  et  ne 
fui  jamais  le  frnit  d'un  travail  indigène.  11  s'est  opéré  toujours  par  le 
dehors.  Du  dehors  lui  est  venu  le  christianisme,  implanté  par  Tépée 


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9ft0  RBTUB  D8Si  BE»  IBQCIINB, 

puissante  de  Gharlemagne;  du^  dehocs  sontt  veims  cewm  qnf  lui  ontapiicis 
à;  coQStruire  des  villes;  dw  dehors;  M  eût  été  apportées  des  hns  qui  fusr* 
sent  auflra  diose  que  de  vagues  conluines,  une  justice  qui  fut  shUiq 
ehose  que  la-  guerre  privée  et  te  wehrgdd,  une  liberté  <|ui  fût.  aiUM 
chose  que  la  turbulence*.  Elle  a  reçu  du  ddwrs  la  chevalerie^  du  d^K» 
la  liberté  bourgeoiseï,  du  dehors  Tidée  d'empire,  du  dehors  les  lettres 
e^  les  sciences,  du  dehors  les  umv«rsité:3^  copie  de  notre  vieiUe  écolo 
parisienne,  du  dehors  l'art  gothique,  imitation  des  cathédrales  fran-* 
çaises,  du  dehors  la  tolérance  religieuse,  enseignée  par  b*  France  aux 
catholiques  et  par  la  Hollande  auir  protestans.  Un  AUemaad  a  fiait  cet 
ayeu,  que  «  la  race  allemande  n'a  jamais,  par  ses  propres  forces  et  saos 
une  impulsion  extérieure,  fait  un  pas  vers  la  civilisation.  »  M^2)eUer  r&* 
Barque  en  effet  que  depuis  César  et  Tacite  jusqu'à  Gharlemagae,  c'est- 
k-dire  durant  huit  siècles,  l'Allemagne  a  donné  ce  spectacle  assez  rare  ea 
histoire  d'un  pays  absolument  stationnaire,  toujours,  barbare,,  toujours 
ennemi  de  la  civilisation  qui  florissait  tout  près  de  lui.  Pour  la  civiliser^ 
il  a  fallu  employer  la  force;  les  guerriers  de  Gharlemagne  ont  dû  CDuric 
ringt  fois  des  bords  du  Rhin,  de  la  Seine,  de  la  Loire,  pour  soutenir  eo 
Germanie  les  missiannaires  et  les  hâiisseurs  de  villes.  La  Germanie  n'a 
pas  fait  le  progrès;  elle  Ta  reçu,  elle  l'a  subi. 

Cette'  manière  de  juger  Phistoire  de  l'Allemagne  est  conforme  aux 
documens  historiques  des  sièeles  passés.  Si  nouvelle  qu'elle  puisse  par 
raître,  elle  est  ancienne;  il  n'y  a  guère  qu'une  cinquantaine  d*auaées 
que  nous  nous  étions  accoutumés  à  voiries  choses  autrement.  M.  Zeller 
n'a  eu  qu'à  écarter  de  son  e^rit  le  préjugé  d'admiration  que  le&  histo- 
riens allemands  et  français  avaient  établi  de  connivence  depuis  un  deoii^ 
siècle.  Ge  ne  sont  pas  nos  récens  désastres  qui  ont  appris  à  M>  Zeller  à 
connaître  la  Germanie.  Le  livre  qu'il  vient  de  publier  était  écrit  il  y  a 
dix  ans.  La  préface  seule  est  nouvelle,  et  ce  n'est  pas  elle  que  nous 
louons  ici;  nous  oserons  môme  dire  qu'elle  fait  tache,  qu'elle  dépare  un 
livre  de  pure  science  historique^  Elle  sent  l'ennemi,  et  nous  ne  voudrions 
pas  qu'un  historien  lût  un  ennemi.  Elle  est  faite  pour  la  guerre,  et  nous 
ne  croyons  pas  en  France  que  l'histoire  doive  être  une  œuvre  de  guerce. 
Dans  le  corps  même  de  l'ouvrage,  un  ton  d'amertume  perce  trop  sou- 
vent. L'auteur  semble  avoir  de  l'antipathie  et  presque  de  la  rancune  à 
l'égard  de  son  sujet.  Il  ne  dit  que  la  vérité  ;  mais  il  ne  se  cache  pas  d'être 
heureux  quand  la  vérité  est  défavorable  à  l'Allemagne.  Le  fond  est  d'une 
érudition  exacte  et  sûre;  1^  forme  est  trop  souvent  œile  de  la  récrimiDS- 
tba  et  de  la  haiue.  €e  défaut  choquera  sans  nul  douta  quelques  lacteurs 
firauQ^îSt  ^  moins  ne  sauvait-iLdioquer  les*  Allemands  :  qpiel  est  l'his* 
torien  d^oO^-Rhia  qui  jetiterait  la* première  pierre? 

Assurément  il  serait  pvéfârable  que  l'histoire  eât  toujours  ana'  afiura 
pfus  pacifique,  qu'elle  mstàt  une*  sdenee*  pure-  el  absolument  désnatét- 


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s.  ~-  cmoNn^iiB*  SU 

miée.  NcMis  Tondrioi»  k  voir  ptaner  dans  cette  régian  «ereâDe  où  il 
A'y  s  si  pafBîenB,  m  ranouoes,  ni  déÙTB  de  Tengeaiioe*  N<»is  lui  de- 
msDdoBS  œ  dtarne  d'iapastiaUtë  paorfaite  qyi  esl  la  ohagteté  de  J^ina- 
leiie.  NoBS  «coatHiiioQS  h  profesaer^  leadépil  des  AUemacids,  que  f  au- 
ditioB  n'a  pas  de  pafirie.  Nous  Bimpriens  qu'os  ne  rpât  pas  la  soupçonner 
de  partager  nos  taristes  lesseatimens,  tel  qu'elle  aie  se  pliât  pas  plus  à 
servir  nos  dégiiâmes  regrots  qu'à  servir  les  aanbùtions  des  autres.  Ubis- 
tiiie  qoenKHiSiaiinoDevG^eet  cetle  loraiencienûe  irauçaise  d'autre&ns^  cette 
éroditiQB  si  calsie,  si  simpk»  ei  .haute  de  .nos  bénédictinfi^  de  uotne  aca- 
démie des  inscriptions,  des  Beaufort,  des  Fréret.,  «de  tant  d'antres,  il- 
lostres  ou  anonymes.,  qui  enseignèrent  à  l'Ëurepe  œ  que  c'est  que  la 
sdenoe  histûdque.,  at  iqui  .semèrent,  ponr  ainsi  dire,  toule  il'érudhâan 
d'aujeord'IiuL  L'iiiatairB  en  ce  ten^-là  ine  eonnaissait  ni  les  ihaines 
âe  parti,  ni  les  liâmes  de  race;  elle  ne  cherohait  qae  ie  vnai,  ne  louait 
qoe  le  boasL,  ne  baissait  que  la  gueme  et  la  oonvoitise.  Elle  ne  servait 
aucune  cause;  elle  n'eivait  pas  ide  patrie;  n'^nseignani  pas  l'invasion, 
elle  n'enseignait  pas  non>pIus.lairevanGheu  Mais  nous  vivions  aujourd'hui 
dans  une  époque  de  .guerre,  il  est  poesque  impossible  que  la  science 
conserve  sa  sérénité  d'autrefois.  Tout  est  lotte  autour  de  nous  et  contre 
noB&;  ji  est  inévitable  ique  Téradition  elle-môme  s*arme  du  bouclier  et 
de  répée.  Voilà  cinquante  ans  que  Ja  France  est  attaquée  et  ibancelée 
par  ia  iroope  des  érudîts.  Peut-on  la  blâmer  de  songer  «m  peu  à  parer 
les  coeps?  il  est  bien  J^itime  que  nos  histoiiens  népondent  enûn  à  ices 
incessantes  agressiona,  'Confondent  les  mensonges,  arnftftent  les  ambi- 
tions,  et  défendent,:»*!!  en  est  temps  encore,  contre  le  flot  de  oette  inva- 
sion d'un  aouveau  genre  les  frontières  de  netre  «conscience  nationale  «et 
les  abords  ide  notre  patnotisme.  «ustel  db  GouLaiiraes. 


CORRESPONDANCE.  * 
À   M.    LB    niRBCTBUR    DB    LA    REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

t 
Sfiiiii-Patrioe,  Sioût  1878. 

Monsieur, 

la  Atfvue  des  Deux  Mondes  a  publié  le  1*^  août  un  article  de  M.  Emest 
finveciier  de  ilauranne  intitulé  ia  Jièpublique  et  Us  conservateurs. 

Tj  JtKm%  le  passive  suivant  : 

a  Parmi  les  bommes  qui  représentent  le  parti  conservateur,  peut-Atre 
certains  d'entre  eux  préfèrent- ils  les  solutions  violentes,  parce  qu'ils 
voient  dans  le  succès  du  radJcaliame  om  espoir  de  réaction  prochaine. 


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252  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ils  pensent  que  le  bien  pourrait  sortir  de  l'excès  du  mal,  et  ils  spécu- 
lent d'avance  sur  les  désordres  qu'ils  comptent  provoquer.  Un  député 
royaliste  n'écrivait-il  pas  dans  un  ouvfage  récent  (1)  que  l'avènement 
de  la  droite  au  pouvoir  ne  manquerait  pas  de  soulever  des  troubles, 
mais  qu'il  ne  fallait  pas  s'en  inquiéter,  car  ces  troubles  mêmes  fe- 
raient sa  force  en  lui  fournissant  l'occasion  de  réunir  tous  les  hommes 
d'ordre  pour  écraser  le  parti  radical?  Ainsi  (conclut  l'auteur)  on  n'/ién- 
terailpas  à  provoquer  la  guerre  civile  pour  se  donner  f  occasion  de  vaincre, 
et  les  hommes  qui  font  ces  calculs  patriotiques  osent  encore  se  dire  et 
se  croire  conservateurs  1  » 

Si  M.  Ernest  Duvergier  de  Hauranne  avait  cité  en  regard  d'une  telle 
accusation  le  passage  de  l'écrit  auquel  il  fait  allusion,  j'aurais  laissé  au 
lecteur  le  soin  d'apprécier  si  une  seule  de  mes  paroles  peut  en  quoi  que 
ce  soit  la  justifier.  11  a  négligé  de  le  faire.  Je  me  vois  donc  obligé  de  ré- 
parer une  omission.  L'imputation  dirigée  contre  mes  opinions  dont  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  sans  doute  par  mégarde,  s'est  faite  l'écho,  est 
trop  grave  pour  que  je  puisse  garder  le  silence. 

Il  y  a  un  mois  et  demi  environ,  au  lendemain  des  élections  du  9  juin, 
j'écrivais  les  paroles  suivantes  : 

0  Si,  avant  que  l'assemblée  ne  se  sépare,  une  proposition  était  faite 
à  la  tribune,  signée  par  des  noms  considérables,  affirmant  qu'au  re- 
tour de  ses  vacances  le  parlement  sera  appelé  à  nommer  une  commis- 
sion de  constitution,  il  est  à  peu  près  certain  que  M.  Thiers  en  accepte- 
rait la  prise  en  considération  sans  y  mettre  obstacle. 

«  Or  c'est  là  ce  que  beaucoup  de  gens  considèrent  comme  le  seul 
moyen  pratique  de  sortir  de  la  situation  actuelle  sans  jeter  le  pays  dons 
les  surprises,  dans  les  commotions,  tandis  que  l'étranger  foule  encore  le 
sol  de  la  patrie. 

((  Le  dépôt  d'une  pareille  proposition  aurait  pour  premier  résultat 
d'affirmer  que,  loin  de  s'affaiblir,  loin  de  s'éteindre,  l'assemblée  vit; 
qu'elle  n'a  pas  perdu  toute  énergie,  et  que  le  pays  conservateur  peut 
encore  compter  sur  elle  pour  le  sauver.  Cet  acte  de  virilité  rassurerait 
l'opinion  publique,  donnerait  du  courage  à  ceux  qui  n'en  ont  plus,  im- 
primerait à  tous  les  bons  citoyens  une  vigueur  nouvelle  pour  se  liguer 
contre  le  désordre.  En  un  mot,  l'exemple  parti  de  haut  aurait  immédia- 
tement son  contre-coup  dans  le  pays  et  chez  les  honnêtes  gens. 

«  Un  second  effet  se  produirait  en  même  temps  et  viendrait,  lui 
aussi,  au  secours  du  parti  de  l'ordre.  Ce  serait  le  sentiment  de  fureur 
qui,  à  la  vue  d'un  pareil  acte,  s'emparerait  du  parti  radical.  Lorsque 
celui-ci  verrait  la  majorité  de  l'assemblée,  qu'il  croit  blessée  à  mort,  re- 
naître à  la  vie,  agir  et  se  mettre  en  lutte  ouverte  avec  lui,  sa  colère 

(i)  QtMlfiiM  mots  sur  la  situatto»,  par  le  marquis  de  CasteUane. 


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BETUE.   —  CHRONIQUE.  253 

irait  probablement  jusqu'à  se  traduire  par  des  actes  de  violeuce,  dont 
le  résultat  serait  de  rapprocher  de  plus  en  plus  les  conservateurs  et  de 
réunir  dans  une  action  commune  ceux  qui  sont  responsables,  c'est- 
à-dire  les  représentans  de  la  nation.  » 

£o  écrivant  ces  dernières  lignes ,  qui  ont  excité  à  un  si  haut  point 
l'indignation  de  M.  Ernest  Duvergier  de  Hauranne,  je  ne  pensais  pas 
que  les  événemens  viendraient  si  tôt  les  justîGer,  et  cependant  voilà 
que  le  seul  fait  d'avoir  engagé  la  majorité  de  l'assemblée  nationale  à 
user  de  ses  droits,  à  agir,  suffît  à  soulever  ces  colères,  ces  rancunes, 
qu'an  acte  seul  semblait  devoir  susciter. 

Comment  expliquer  autrement  les  imputations,  tout  au  moins  étranges, 
dirigées  contre  mes  paroles  par  M.  Ernest  Duvergier  de  Hauranneî  A 
quel  endroit  de  notre  écrit  est-il  parlé  de  l'avènement  de  la  droite  au 
pouvoir?  Où  est-il  dit  que  cet  avènement  soulèverait  des  troubles?  Où 
avons-nous  annoncé  que  ces  troubles,  nous  les  souhaitions,  parce  que 
dt  Vexùs  du  mal  pourrait  sortir  le  bien? 

Nous  n'avons  imprimé  nulle  part  une  seule  de  ces  idées,  par  la  bonne 
raison  que  nous  ne  les  avons  jamais  partagées. 

Nous  avons  souhaité  de  toutes  nos  forces  Vavènement  du  régime  par^ 
lemeniaire,  que  nous  avions  cru  jusqu'ici  devoir  être  particulièrement 
cher  à  M.  Duvergier  de  Hauranne.  —  Ce  régime  amènerait  l'avènement 
au  pouvoir,  non  pas  de  la  droite,  mais  de  la  majorité  conservatrice,  de 
celle  à  laquelle  je  me  fais  honneur  d'appartenir;  elle  se  compose  de 
toutes  les  fractions  libérales  de  l'assemblée  nationale,  depuis  la  droite 
modérée  jusqu'à  cette  portion  du  centre  gauche  que  M.  Duvergier  de 
Hauranne  côtoie  sans  cesse  sans  y  entrer. 

Cette  majorité-là  est  formée  d'hommes  qui  peuvent  avoir  une  préfé- 
rence pour  la  forme  monarchique,  et  qui  n'éprouvent  pas  le  besoin  de 
rougir  lorsqu'on  les  qualifie  de  monarchistes;  mai3  avant  tout  elle  est 
française.  —  Comme  telle,  en  ce  moment,  elle  a  mis  de  côté  ses  préfé- 
rences; elle  accepte  loyalement  la  république  de  M.  Thiers,  pour  ne 
poursuivre  qu'un  but,  la  ligue  des  hommes  d*ordre  contre  les  hommes 
de  désordre,  et  pour  empêcher  ainsi  l'avènement  au  pouvoir  de  ceux  qui 
en  auraient  bientôt  fiùi  de  la  société,  si  la  France  leur  était  livrée. 

Cette  ligue  excite  les  colères  du  parti  radical;  elle  amènera  peut-être 
des  actes  vîolens.  Eh  bieni  ce  sont  ces  actes,  s'ils  venaient  à  se  produire, 
devant  lesquels,  avons-nous  dit,  le  grand  parti  de  Tordre  ne  devrait  pas 
s'arrêter,  et  nous  avons  pu  constater  il  y  a  peu  de  jours,  à  la  façon 
énergique  dont  les  troubles  du  département  du  Nord  ont  été  réprimés, 
que  nous  n'étions  pas  les  seuls  à  penser  de  la  sorte. 

Quant  à  prétendre  que  nous  appelons  de  nos  voeux  les  perturbations 
publiques,  parce  que  de  V excès  du  mal  devrait  sortir  le  bien,  ce  sont  là 
des  a£9rmations  que  nous  dédaignons  de  relever,  car  elles  ne  nous  at- 


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25&  RCTOS  DBS  DEUX  H^NDIS. 

tetg^nent  pas.  Pareilles  théories  ne  sauraient  être  celles  d*aucun  membre 
de  la  majorité  conservatrice»  4'aucnn  bon  Français.  M.  Cmest  Duvei^ier 
de  Hauranne  savait  mieax  que  persomie  que  nous  sommes  un  de  œu 
qui  de  tout  temps  les  ont  le  plus  hautement  répudiées.  Gomment  expli- 
quer alors  qu'il  nous  les  ait  attribuées?  CTest  ce  que  noas  ne  nous  char- 
gerons pas  de  faire;  nous  laissons  œ  soin  au  public. 

J'espère,  monsieur,  que,  dans  votre  inq^^artialité,  vous  voudrez  bien 
reproduire  cette  lettre. 

Agréez  Texpression  de  ma  considération  très  distinguée. 

Marquis    de  CaSTEIXANE,  mtnbN  de  PAMemblée  naUondt. 


De  son  côté,  M.  Davergier  de  Hauranne  nous  adresse  la  lettre  suivante 
en  r^ose  à  M.  le  marquis  de  Castellane  : 

BagMx  ($«iMe),  83  Août  ISTS. 
Monsieur, 

Le  moment  serait  mal  choisi  peur  se  livrer  à  des  récriminations.  Le 
pays  jouit  avec  une  satisfaction  biea  naturdle  de  la  trêve  inespérée  qoi 
vient  de  se  produire  entre  les  partis.  Je  ne  veux  donc  pas  ranimer  d'an- 
ciens débats  en  relevant  et  ea  réfutant  une  à  une  les  assertions  de  mon 
collègue  et  ami  M.  le  marquis  de  Castellane.  J*y  ai  d'ailleurs  répondu 
d'avance  par  la  publication  même  qu'il  me  fait  l'honneur  de  discuta. 

Je  tiens  seulement  à  constater  deux  choses  :  la  première,  c'est  que  je 
me  suis  trompé  sur  les  désirs  de  M.  de  Castellane  en  attribuant  à  ses 
paroles  le  sens  qu'elles  paraissaient  avoir.  Nous  savons  maintenant  qu'en 
fondant  ses  calculs  sur  les  «  actes  de  violence  du  parti  radical,  n  M.  de 
Castellane  n'entendait  pas  pousser  les  choses  jusqu'à  la  guerre  civile.  Il 
est  acquis  également  qu^en  conseillant  à  l'assemblée  de  faire  dans  le 
plus  bref  délai  possible  une  constitution  applicable  iodifféremmeot  à  la 
monardiie  ou  à  la  république,  il  ne  voulait  en  aucune  façon  préparer  l'avé- 
nement  phis  ou  moins  déguisé  de  la  monarchie.  Enûn  il  est  entendu 
que  je  me  suis  trompé  en  confondant  la  droite  de  l'assemblée  avec  la 
«  majorité  conservatriœ,  n  celle  qui,  suivant  les  paroles  de  M.  Tbiers, 
se  révèle  par  les  votes.  La  droite  et  la  majorité  sont  deux  choses  dis- 
tinctes; je  m*en  étais  toujours  douté,  et  rien  ne  saurait  me  faire  plus  de 
plaisir  qu'un  tel  aveu  dans  la  bouche  de  M.  de  CaMellane. 

Le  second  point  sur  lequel  je  désire  appeler  votre  attention.est  d'une 
importance  beaucoup  ^us  grande.  Je  veux  parier  de  rheur»]x  change- 
ment qui  s'est  accompli  depuis  quelques  semaines  dans  l'attitude  de 
ceux  qui  passaient  jusqu'à  ee  jour  pour  les  adversaires  du  gouveniement 
actuel,  n  y  a  deux  mois,  vous  vom  en  souvenez^  ces  hommies  d'état  se 


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RBTUB.  -^  cttAomqBM.  255 

mettaient  en  ompagne  et  aDOmiçaieiit  à  qui  voulait  l'entendre  ^u'iU 
aOaleDt  oonstitoer  un  parti  d'oppositioD  parlementaire  pour  s'emparer  du 
pouvoir  à  la  prenûëre  oecasioa  favorable.  Ils  allaient  jusqu'à  dire  qu'ils 
étaient  las  des  équivoques,  qu'ils  voulaient  en  sortir  à  tout  prix,  et  que 
pour  avejir  eiiGn  une  sitnation  nette  ils  étaient  prêts  à  jouer  le  r6le  de 
minorité,  jusqu'au  jour  où  le  pays  reviendrait  aux  idées  conservatrices, 
dont  ils  se  vaotaient  d'être  lés  seuls  défenseurs.  Aujourd'hui  ces  mêmes 
hommes  se  déclarent  pleiaement  satisfaits;  le  régime  actuel  ne  leur  pa- 
rait plus  une  équivoque*  «  La  majorité,  disent-ils,  a  reconquis  son  chef,  » 
et  h  république  elle-même  trouve  grftoe  devant  eux.  Peu  s'en  faut 
qu'ils  ne  chantent  victoire  et  qu'ils  ne  prennent  à  leur  compte  le  succès 
de  la  poliuqoe  de  M.  Tbiers,  comme  si  cette  politique  était  la  leur,  et 
comme  s'ils  ne  l'avaient  pas  combattue  de  tout  leur  pouvoir. 

Que  s'est -il  donc  passé?  Faut-il  croire,  comme  l'aflarnaait  dernière- 
ment un  homme  grave,  que  le  gouvernement  a  joué  la  comédie  en  pro- 
clamant la  république  conservatrice,  et  que,  sitôt  la  gauche  dupée  par 
ce  grossier  stratagème,  il  s'est  hâté  de  revenir  à  ses  anciennes  affections, 
G^est-à-dire  à  la  monarchie  parlementaire?  Rien  dans  sa  conduite  ni 
dans  son  langage  n'autorise  ses  nouveaux  partisans  à  faire  de  pareilles 
insinuations.  La  politique  de  M.  Thiers  est  restée  constamment  la  même, 
indépendante  de  tous  les  partis,  opposée  à  toutes  les  opinioDs  extrêmes, 
et,  si  Tune  d'entre  elles  est  venue  plus  souvent  que  les  autres  s'exposer 
à  des  reproches  mérités,  elle  ne  doit  s'en  prendre  qu'à  elle-même;  elle 
a  été  la  plus  maltraitée,  parce  qu'elle  a  été  la  plus  présomptueuse,  la 
plus  maladroite  et  la  plus  turbulente.  Dirons-nous  encore,  comme  on 
l'a  également  affirmé,  qu'il  y  avait  un  malentendu  entre  les  chefs  de  la 
droite  et  le  président  de  la  république?  Je  vous  avoue  que  j'ai  peine  à 
croire  à  ce  malentendu  entre  des  hommes  politiques  sérieux,  auxquels 
la  situation  présente  de  la  France  commande  impérieusement  de  ne  pas 
se  diviser  sans  des  motifs  graves.  A  qui  feront-ils  croire  qu'ils  aient  pris 
M.  Thiers  pour  un  révolutionnaire,  ou  qu'ils  l'aient  cru  capable  d'un 
coup  d'état?  Ce  sont  là  des  contes  de  vieille  femme  dont  certains  jour- 
naux  réactionnaires  peuvent  se  servir  pour  effrayer  la  foule^  mais  qui 
n'ont  jamais  pu  être  pris  au  sérieux  par  les  chefs  de  la  droite.  La  vé- 
rité, c^est  qu'en  déclarant  la  guerre  à  M.  Thiers  ils  espéraient  lui  arra- 
cher le  pouvoir  et  provoquer  contre  lui  un  mouvement  des  opinions 
coDservatriees.  S'ils  se  ravisent  à  présent,  c'est  qu'ils  ont  compris  qu'ils 
faisaient  faute  route,  et  que  le  pays  ne  voulait  pas  les  suivre. 

EbbienI  monsieur,  quoi  qu'en  dise  M.  de  Gastellane,  ce  changement 
me  platt,  loin  de  m'indigner.  J'y  vois  un  heureux  symptôme  de  la  pa- 
ciûcation  qui  commence  à  se  faire,  et  une  confirmation  éclatante  de 
la  politique  que  je  m'efforce  de  soutenir,  et  que  vous  avez  vous-même 
adoptée  avec  tant  de  raison.  Cette  politique,  nos  adversaires  eux-mêmes 


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256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cherchent  en  ce  moment  à  nous  la  dérober,  parce  qu'elle  est  la  seule 
possible.  Quel  plus  grand  compliment  pourraient-ils  nous  faire?  M.  de 
Castellane  nous  déclare  que  ses  amis  sont  Français  avant  d'être  roya- 
listes, et  qu'ils  ne  demandent  à  la  république  que  de  maintenir  Tordre. 
Comment  n'en  serions- nous  pas  enchantés,  nous  dont  les  sentimens 
sont  les  mêmes  et  qui  ne  désirons  pas  autre  chose?  Bien  plus,  ils 
triomphent  de  leur  propre  défaite;  ils  oublient  la  conduite  qu'ils  ont 
tenue  depuis  dix-huit  mois,  et  ils  revendiquent  presque  pour  eux- 
mêmes  la  paternité  de  cette  république  conservatrice,  dont  le  nom  seul 
les  mettait  en  fureur  il  y  a  quelques  jours.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous 
les  en  blâmions!  ce  n'est  pas  nous  qui  pouvons  nous  en  plaindre.  Leur 
conversion,  pour  être  tardive,  n'en  est  que  plus  précieuse;  elle  est  un 
hommage  involontaire  rendu  par  eux  à  la  force  des  choses  et  à  la  cause 
que  nous  soutenons. 

On  me  dira  que  la  joie  qu'ils  affichent  en  ce  moment  n'est  peut-être 
pas  beaucoup  plus  sincère  que  leurs  griefs  n'étaient  fondés  il  y  a  quel- 
ques jours.  Qu'importe  aux  républicains  conservateurs  ?  Nous  n'avons 
pas  la  prétention  de  sonder  les  consciences,  ni  encore  moins  de  les  con- 
traindre. Le  fait  nous  suffit,  et  nous  comptons  sur  l'avenir  pour  en  dé- 
velopper les  conséquences.  Hier  les  chefs  de  la  droite  montaient  à  l'assaut 
du  pouvoir;. aujourd'hui  ils  sentent  la  nécessité  de  faire  la  paix  avecla 
république.  M.  de  Castellane,  à  leur  exemple,  vous  déclare  qu'il  accepte, 
au  moins  pour  le  moment,  la  république  conservatrice  de  M.  Thiers. 
Ce  n'est  pas  nous  qui  lui  en  fermerons  les  portes.  Si  même  il  veut 
qu'elle  soit  son  ouvrage  et  s'il  tient  beaucoup  à  s'en  attribuer  le  mérite, 
nous  ne  nous  y  opposerons  pas;  nous  le  laisserons  dire  sans  y  mettre 
aucun  amour-propre  d'auteur.  Oui,  je  le  veux  bien,  la  république  con- 
servatrice est  non  pas  l'œuvre  de  ceux  qui  luttent  pour  elle  depuis  un 
an,  mais  celle  des  hommes  qui  vont  à  Anvers  saluer  le  roi  légitime,  qui 
font  chaque  jour  de  nouveaux  complots  parlementaires,  qui  rédigent  des 
manifestes  monarchiques  (d'ailleurs  prudemment  gardés  en  portefeuille), 
et  qui  s'en  vont  tous  les  trois  mois  déclarer  la  guerre  au  gouvernement. 
Qu'il  en  soit  ainsi,  si  bon  leur  semble  et  si  cette  illusion  peut  adoucir  l'a- 
mertume de  leur  sacrifice.  Ce  n'est  pas  ici  une  question  de  parti  ou  une 
lutte  de  personnes.  Laissons-leur  donc  l'innocente  consolation  de  cou* 
vrir  leur  retraite  par  quelques  rodomontades.  Peu  nous  importe  qu'ils 
se  disent  victorieux  ou  vaincus,  pourvu  qu'ils  nous  aident  loyalement  à 
fonder  les  institutions  auxquelles  est  attaché,  suivant  nous,  l'avenir  de 
la  France. 

Veuillez  agréer,  etc.  ernest  duvergier  de  hauranne. 


Le  directeur-gérant,  G.  Bulos. 


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LA 


GUERRE  DE  FRANCE 


—  1870-1871 


I. 

I.A  PREMIÈRE  ARMEE  DE  LA  LOIRE. 


L  La  pri-murt  armée  de  la  Loire,  par  le  génôral  d'Aorelle  de  Paladines.  —  II.  Orléanê,  par 
le  génénl  Ifarlin  des  Pollières.  —  III.  La  deuxième  aimée  de  la  Loire,  par  te  général 
Chanzy.  —  lY.  La  Guerre  en  province,  par  H.  Ch.  de  Freycinet  —  V.  Opérations  des 
armées  allemandes  depuis  la  bataiile  de  Sedan  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  par  W.  Blâme, 
major  aa  grand  éUt-nu^or  prussien,  tradaction  du  capitaine  Costa  de  Cerd&t  ~  YI.  Guerre 
des  frontiér  s  du  Rhin,  1870-1871,  par  le  colonel  RQstoir,  traduction  du  colonel  Savin  de 
Lardaose,  2  toL  —  YII.  La  Campagne  de  1870,  par  le  correspondant  du  Times,  etc. 


Une  nation  qui  depuis  César  a  passé  pour  la  race  la  plus  guer- 
rière du  inonde,  qui  a  grandi  dans  les  combats  et  par  les  combats 
au  point  d'exciter  l'envie  ou  les  ombrages  des  autres  peuples  en 
s'enivrant  elle-m'érae  de  ses  propres  succès,  cette  nation,  une  fois 
de  plus  descendue  dans  l'arène,  se  sent  tout  à  coup  frappée  dans  sa 
puissance  et  dans  son  orgueil.  A  peine  a-t-elle  le  temps  de  se  re- 
connaître dans  cette  carrière  de  foudroyantes  déceptions  où  elle 
est  lancée  à  l'improviste.  Elle  se  croyait  invincible,  elle  est  vaincue 
presque  avant  d'être  entrée  en  campagne.  Elle  se  fiait  avec  une 
sorte  de  superstition  à  son  vieux  prestige,  à  la  puissance  de  son 
organisation  militaire,  à  l'habileté  entraînante  et  hardie  de  ses 
généraux ,  et  en  un  clin  d'œil  elle  voit  son  organisation  militaire 

Tovg  a.  -.  15  sipTsaBBB  1813.  17 


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258^  REYTTE   DES  DEUX  MONDES. 

pulvérisée,  ses  armées  régulières  coupées,  cernées  et  captives,  ses 
généraux  paralysés  par  une  stratégie  qui  surprend  et  déconcerte 
leur  courage.  Elle  se  flattait,  on  la  flattait  d'une  de  ces  grandes  mar- 
ches soudaines  qui  la  portaient  autrefois  sur  le  sol  ennemi,  dans  les 
capitales  européennes,  et  au  premier  choc  elle  voit  ses  frontières 
rompues,  ses  provinces  livrées  à  l'implacable  invasion  qui  déborde 
sur  son  territoire,  ses  villes  assiégées  et  tombant  l'une  après  l'autre. 
C'est  yhîstoiiie  da  1 S06,  d'Iéna,  ^{n'  isecomnenee;  et  celte  fois  ocotre 
la  FraBûe»  Quoi  encaïc!  le  premier  auteur  de  la  g^enre,  Fempire 
tombe,  la  république  naît  au  coup  de  tocsin  de  Sedan,  et  alors  par 
une  dernière  illusion,  on  se  figure  du  moins  qu'on  va  pouvoir  oppo- 
ser à  l'envahisseur  les  levées  en  masse,  les  armées  improvisées,  les 
murs  inexpugnables  de  Paris;  mais  non,  tout  est  inutile,  la  résistance 
est  vaincue  jusque  dans  ses  derniers  retranchemens,  jusque  dans 
ses  derniers  efforts,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  rendre  les  armes,  à  subir 
la  poignante  nécessité  d'une  paix  achetée  au  prix  d'un  démembre- 
ment, d'un  déchirement  de  l'indissoluble  territoire  de  France. 
Comment  cette  tragédie  militaire  et  nationale  s'est-elle  accomplie? 
Comment  a-t-eile  été  possible? 

Rien  n'est  plus  simple,  dit  l'un,  le  premier  de  tous,  celui  qui 
s'efforce  aujourd'hui  de  relever  la  France  et  de  lui  refaire  une 
armée,  —  ce  qui  est  arrivé  est  la  suite  de  toutes  les  fautes  qui  ont 
été  commises. 

Première  faute,  on  s'est  jeté  étourdîmeut,  précipitamment,  dans 
une  guerre  pour  laquelle  on  n'était  pas  prêt,  sans  même  se  dk)imer 
le  temps  de  rassembler,  d'organiser  les  forces  dont  on  aurait  pu 
disposer,  qui  en  quelques  semaines  auraient  pu  doubler  nos  con- 
tingens.  On  est  parti  en  désordre  avec  des  régi  mens  incomplets,  au 
milieu  de  toutes  les  difficultés  d'une  formation  fiévreuse,  d'une  mo- 
bilisation bien  plus  compliquée  que  celle  de  la  Prusse.  Seconde 
faute,  on  n'a  pas  eu  même  le  bénéfice  de  cette  apparente  rapidité; 
on  est  resté  vingt  jours  à  piétiner  sur  place,  avec  des  corps  îneufB- 
sans,  mal  liés,  disséminés  de  Tbionville  à  Belfept,.sans  prendre  une 
position  militaire,  en  face  d*uh  eonemi  qui  s'avançait  en  masse, 
prêt  à  s'enfoncer  comme- un  coin  dans  nos  lignes  débiles.  Troisième 
grande  faute,  après  des  revers  qui  aiirraient  dû  êt?re  nn  avertisse- 
ment,  on  n'a  pas  su  prendre  nn  parti*  et  se  replier;  avec  une  arm'ée 
nouvelle  formée  en  toute  hâte,  déjà  démoralisée,  on  a  cru  pouvoir 
aHer  se  jerter  sur  <îes  armées'  victorieuses  qui  mcmmuvraieBt  autour 
de  nous,  sur  «  la  muraille  d'aicaio  »  qui  d'heure  en  heure  étreignait 
Metz,  —  on  est  allé  à  Sedan  1  Dernier  malheur  enfin,  en  avait  joué 
le  tout  pour  le  tout  d*s  lé  prenrier  jour;  à  partir  de  ce*  moment,.  la 
France  a  pn  résister  encore  avec  courage,  elle  ne-po«vait  plus  se  re- 


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£A  GUERRE  DS   FRANGEA  259 

lever,  parce  qu'elle  n'ayah  plus  que  des  apparences  d*aTmées,  parée 
qu'eue  avait  perdlr  toaa  se»  effectifs  régufiers  et  tous  ses  cadres,  à 
Sedan,  prai»  è  1/lHx.  Tout  est  )&»  tout  Tient  de  là,  la  Pïusse  était 
prête,  ta  France  ne  rétait  pas  (1).  —  Non,  dit  un  autre,  qui  a  eu  le 
doaloureux  mérite  de  pressentir  nos  désastres  bien  avant  la  guerre, 
dès  1867,  non,  dit  le  général  Troclru,  cela  ne  suffit  pas  pour  tout 
expliquer.  La  France  a  été  la  yictime  d^une  catastrophe  qui  se  pré- 
parait depuis  longtemps.  Elle  a  8ul>i  le  sort  de  tous  les  peuples  qui 
ont  une  éclatante  légende*  et  qui  «  périssent  par  leur  légende,  n  La 
France  a  péri  poar  s'être  enivrée  de  sa  légende  napoléonienne, 
pour  avoir  reçu  d'iNusions  et  d'infatuations,  en  se.  répétant  à  elle- 
néme  qu'elle  était  la  grande  nation,  qu'elle  avait  toujours  les  pre- 
miers soldats  du  Diende,  et  en  négligeant  tout  ce  qui  pouvait  la 
maintenir  à  son  rang  par  la  vigueur  rajeunie  des  institutions, 
par  une  sève  incessamment  renouvelée.  Les  révolutions  par  leurs 
iofluences,  les  gouv«rnemens  eux-mêmes  par  leurs  captations  ou 
par  leurs  faux  systèmes  ont  aidé  à  la  décadence  croissante  de  l'es- 
prit militaire.  On  n'a  plus  connu  ces  grands  mobiles,  ces  fortes  ver- 
tus qui  font  les  armées,  l'abnégation,  le  dévoûment,  le  travail,  la 
discipline.  On  s'est  livré  aux  habitudes  frivoles,  aux  calculs  tout 
personnels,  aux  préoccupations  de  l'avancement  et  des  distinctions. 
Il  y  avait  toujours  des  soldats,  des  chefs  vaillans,  l'armée  n'existait 
plus  avec  ses  qualités  nécessaires  de  cohésion,  d'émulation  virile, 
d'instruction  sérieuse  et  de  solidhé*  — Non,  non,  ce  n'est  point 
encore  cela^  diront  bie^  d'autres^  La  France  a  dû  ses  désastres  à 
des  raisons  plus  générales  et  plus  profondes,  à  la  confusion  de 
toutes  les  idées,  à  l'invasion  de  tous  les  instincts  matérialistes  et 
amollissans  de  bien-être  et  de  jouissance,  à  ce  cosmopolitisme 
foervant  qui  éteint  dans  l'âme  d'un  peuple  jmsqp'au  sentiment  de 
la  patrie. 

Ainsi  on  va  à  la  redierche  des  explications,  et  toutes  ces  causes 
qu'on  se  platt  à  énumérer  ne  s'excluent  pas,  elles  se  complètent 
eomme  pour  former  la  philosophie  amère  die  nos  malheurs.  Elles 
agissent  ensemble  ou  partiellement  selon  les  circonstances  dans 
cette  sanglaate  crise  nationale  qui  d'un  seul  coup  a  dépassé  les 
^ndes  invasions  de  181&  et  de  1815t..  La  question  est  maintenant 
de  serrer  de  plus  près  ce  drame  à  la  fois  militaire  et  politique  de 
1870;  qui  six  mois  duiamt  semble  échapper  à  toute  direction,  où 
tout  se  mêle  et  se  confond,  la  révolution  et  la  guerre,  le  patriotisme 
et  Pespvit  d'avvnture,  les  inspirations  les  plus  généreuses  et  les 
passions  les  plus  meurtrières  ou  les  plus  bruyantes.  Ces  évéae- 

(1)  Dlflcours  de  M.  Thien,  séance  de  l'assemblée  nationale  du  9  juin  1872. 

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260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  d'ailleurs  commencent  à  n'avoir  plus  rien  de  mystérieux,  ils 
prennent  par  degrés  leur  vraie  physionomie  et  leur  caractère.  Ce 
qu'on  n'apercevait  pas  ou  ce  qu'on  avait  de  la  peine  à  comprendre 
dans  la  fumée  du  combat,  on  peut  le  saisir  plus  distinctement.  Les 
documens  et  les  révélations  ne  manquent  plus.  La  lumière  vient  un 
peu  de  tous  les  côtés,  d'Allemagne  et  de  France,  de  l'état-major 
prussien  et  de  nos  généraux,  des  belligérans  et  des  neutres,  de  ceux 
qui  ont  été.acteurs  ou  observateurs  et  qui  racontent  ce  qu'ils  ont 
fait  ou  ce  qu  ils  ont  vu,  des  enquêtes  parlementaires  qui  instruisent 
le  procès  de  toutes  les  responsabilités  de  la  guerre.  Ce  n'est  point 
encore  l'histoire  tout  entière  sans  doute,  c'est  le  commencement 
de  l'histoire  par  le  concours  de*  tous  les  témoignages  sérieux,  pas- 
sionnés ou  intéressés,  qui  forment  déjà  comme  une  littérature  de 
nos  désastres,  qui  substituent  peu  à  peu  la  réalité  à  ce  tissu  de 
malheurs  légendaires. 

Je  voudrais,  avec  tous  ces  récits  qui  se  succèdent,  essayer  de 
préciser  ce  que  j'appellerais  volontiers  la  vérité  vraie  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses,  sur  cette  campagne  de  1870,  qui  n'est 
plus  à  un  instant  donné  qu'un  ensemble  d'efforts  brisés,  d'épisodes 
incohérens,  de  tentatives  désespérées  et  inutiles.  Jusqu'au  h  sep- 
tembre, c'est  la  guerre  de  l'empire,  marquée  par  les  premiers 
combats  et  les  premiers  désastres,  par  la  catastrophe  de  Sedan  et 
par  cet  investissement  de  Metz  qui  prépare  une  autre  capitula- 
tion, dernier  et  sombre  épilogue  de  la  période  impériale.  A  partir 
du  4  septembre  et  en  dehors  de  cette  agonie  de  Metz,  qui  appartient 
encore  à  l'empire,  c'est  la  guerre  de  la  défense  nationale  ramas- 
sant les  tronçons  de  l'épée  de  la  France,  disputant  pied  à  pied  le 
pays  à  l'invasion  jusqu'au  moment  où  la  résistance  expire  partout 
à  la  fois,  sous  les  murs  de  Paris,  aux  frontières  de  Suisse  et  au 
Mans.  Quelle  est  justement  la  vérité  sur  cette  seconde  partie  de  la 
lutte,  sur  cette  guerre  de  la  défense  nationale  où  Paris  et  la  pro- 
vince essaient  vainement  de  se  rejoindre?  Quelle  est'  la  part  des 
chefs  militaires  et  des  dictatures  improvisées  qui  disposent  des 
forces  de  la  France?  Qu'a-t-on  fait,  en  un  mot,  ou  qu'a-t-on  voulu 
faire?  C'est  là  le  tragique  problème  qui  se  débat  encore,  et  ce  qui 
apparaît  certainement  désormais,  c'est  que,  s'il  y  a  eu  d'invincibles 
fatalités,  il  y  a  eu  aussi,  après  comme  avant  le  h  septembre,  tout 
ce  que  l'aveuglement  et  la  présomption  peuvent  accumuler  de 
fautes,  tout  ce  que  la  politique  peut  jeter  de  contre-temps  et  de 
confusions  dans  une  entreprise  militaire  déjà  presque  impossible 
par  elle-même. 


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LA   GUEHBE   DE   FBANCE.  261 


I. 


Une  méprise  étrange  plane  encore  sur  ces  événemens,  sur  cette 
heure  d'angoisse  où  Tempire,  en  s'écroulant,  laissait  à  un  gouver- 
nement nouveau  Tbéritage  et  la  responsabilité  d'une  lutte  déjà  plus 
qu'à  moitié  désespérée.  Pouvait-on  s'arrêter  au  &  septembre,  au 
lendemain  de  Sedan,  cet  autre  Waterloo,  bien  plus  terrible  que  le 
premier,  éclatant  dès  le  début  d'une  campagne?  Devait-on  se  hâter 
déplier  sous  la  mauvaise  fortune,  ne  fût-ce  que  pour  limiter  les 
sacrifices  qu'on  pouvait  avoir  à  faire?  La  lutte  jusqu'au  bout,  la 
lutte  à  outrance  n'a-t-elle  été  que  le  coup  de  désespoir  et  d'audace 
d'un  pouvoir  d'aventure  sorti  d'une  révolution?  Rien  n'est  plus  fa- 
cile, après  ce  qui  s'est  passé,  que  d'accabler  le  gouvernement  de 
septembre  sous  le  poids  des  désastres  qu'il  n'a  pas  pu  empêcher  et 
qu'il  a  peut-être  aggravés.  La  guerre  de  la  défense  nationale  n'a 
pas  été  plus  heureuse  que  la  guerre  de  l'empire;  mais  ce  serait  as- 
surément la  plus  singulière  illusion  de  croire  que  cette  guerre,  on 
était  libre  de  la  décliner  ou  de  l'accepter,  que,  si  le  régime  impé- 
rial était  resté  debout,  il  aurait  pu  faire  la  paix.  Les  bonapartistes 
le  crient  sans  cesse  aujourd'hui,  parce  qu'ils  pensent  alléger  ainsi 
les  responsabilités  de  l'empire,  et,  chose  plus  curieuse,  ces  hommes 
de  septembre  qu'on  accuse,  quelques-uns  du  moins,  n'étaient  point 
éloignés,  aux  premiers  jours  de  leur  avènement,  d'avoir  la  même 
idée  dans  un  autre  sens;  ils  avaient  la  naïveté  de  croire  que,  puis- 
que celui  qui  avait  déchaîné  la  guerre  était  désormais  hors  de  cause, 
la  réconciliation  des  deux  peuples  redevenait  possible,  que  la  révo- 
lution dont  ils  étaient  les  chefs  pouvait  désarmer  ou  désintéresser 
TAllemagne  victorieuse.  M.  Jules  Favre  était  conduit  à  Ferrières 
par  cette  illusion  généreuse  d'une  diplomatie  candide;  ce  n'étiit 
qu'une  illusion  qui  s'évanouissait  à  l'instant  sous  le  sarcasme  tran- 
chant et  hautain  de  M.  de  Bismarck. 

La  vérité  est  que  la  paix  après  Sedan  était  aussi  impossible  pour 
le  gouvernement  de  la  défense  nationale  que  pour  l'empire  lui- 
même,  parce  que  dès  ce  moment,  pour  l'Allemagne,  il  n'y  avait 
poiat  de  paix  sans  la  cession  de  l'Alsace,  et  qu'aucun  pouvoir,  quel 
qu'il  fût,  n'aurait  pu  souscrire  à  l'impitoyable  loi  de  la  guerre.  La 
paix  était  impossible,  parce  que  la  France,  si  cruellement  éprouvée 
qu'elle  fût,  n'était  point  arrivée  à  ce  degré  d'épuisement  où  l'on  se 
soumet  à  tout;  elle  se  sentait  encore  pleine  de  force  et  de  ressources, 
elle  était  plus  exaspérée  que  découragée.  Rendre  les  armes,  livrer 
l'intégrité  nationale  après  un  mois  de  combat,  c'eût  été  une  de  ces 
trahisons  d'un  peuple  envers  lui-même  qui  ressemblent  à  un  sui- 


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!268  R£TU£  AES  D£UX  ilOKDKS. 

cide.  Qui  aurait  osé,  qui  aurait  pu  en  ce  moment  signer  la  paix,  à 
moins  de  commencer  par  étouffer  jusqu'à  la  dernière  palpitation  de 
patriotisme  dans  le  pays  et  d'être  réduit  peut-être  à  subir  le  secours 
ou  la  connivence  de  l'ennemi  victorieux  pour  comprimer  les  ré- 
voltes du  cœur  naUoaal?  Si  c'était  une  «  folie,  »  c'était  la  folie  de 
tout  le  monde.  Les  bonapartistes  n'en  étaient  pas  encore  à  repré- 
senter comme  un  bienfait  la  chance  de  se  racheter  au  prix  d'une 
mutilation  de  nationalité,  sans  avrâr  ^uisé  la  ré^stance. 

Continuer  la  guerre  était  donc  une  sorte  de  fatalité  à  laquelle  oa 
ne  pouvait  se  dérober.  Il  est  bien  clair  seulement  que,  par  la  cata- 
strophe militaire  de  Sedan,  comme  par  le  coup  d'état  populaire  du 
h  septembre,  tout  était  changé,  que  cette  guerre  nouvelle,  inévi- 
table, pleine  d'inconnu,  qui  allait  commencer,  s'engageait  dans  des 
conditions  étrangement  compromises.  Qui  ne  se  souvient  de  ces 
jours  d'anxiété  où  la  situation  s'aggravait  d'heure  en  heure,  où, 
avec  la  volonté  de  combattre,  on  ne  savait  si  on  aurait  le  temps  de 
retrouver  des  moyens  de  combat,  où  il  iallait  chercher  à  tâtons  et 
dans  la  fièvre  les  hommes,  les  armes,  les  approvisionnemens,  pour 
soutenir  un  siège  à  Paris,  pour  reprendre  la  campagne  au  dehors? 
Les  armées  allemandes  désormais  libres  s'avançaient  cependant  par 
toutes  les  routes  au  coeur  de  la  France;  dès  le  15  septembre,  leurs 
têtes  de  colonne  étaient  à  Meaux,  et  pour  reconstituer  les  forces 
françaises  en  face  de  l'ennemi,  pour  reprendre  d'une  main  vigou- 
reuse la  direction  de  cette  lutte  inégale^  que  restait-il  ?  Un  pouvoir 
sorti  d'une  émotion  publique,  un  gouvernement  de  bonne  volonté 
et  de  hasard  qui  pouvait  avoir  les  meilleures  intentions,  mais  qui 
portait  en  lui-même  les  germes  de  toutes  ks  faiblesses,  l'incohé- 
rence d'une  origine  révolutionnaire,  les  préjugés  de  parti,  l'inex- 
périence des  affaires. 

*  On  en  était  là  lorsque,  le  cercle  de  l'investissement  se  resser- 
rant et  se  fermant  tout  à  coup  le  19  septembre,  Paris  et  la  pro- 
vince se  trouvaient  séparés  avant  qu'on  eût  eu  la  prévoyance  ou 
le  temps  de  se  mettre  en  garde  contre  cette  désastreuse  éventua- 
lité. Tout  ce  qu'on  avait  imaginé  de  mieux  à  l'approche  de  l'in- 
vestissement avait  été  en  effet  d'expédier  à  Tours  une  délégation 
de  deux  médiocres  vieillards  et  d'un  homme  de  guerre,  Tamiral 
Fourichon,  qui  aurait  pu  certainement  rendre  les  plus  utiles  ser- 
vices, s'il  n'eût  été  immédiatement  assailli  par  toutes  les  influences 
de  révolution.  M.  Crémieux,  M.  Glais-Bizoin,  l'amiral  Fourichon, 
c'était  toute  l'autorité  politique  en  province,  et  ici  évidemment 
éclate  la  première  faute  dans  cette  période  nouvelle.  Le  gouverne- 
ment de  la  défense  nationale,  né  à  Paris,  composé  des  députés  de 
Paris,  n'avait  vu  que  Paris,  sous  prétexte  que  là  «  se  concentraient 


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LA  GUERRE  DE  FRANCE.  2jS8 

les  espérances  de  la  patrie^  »  que  «  là  ^ù  était  le  combat,  là  de- 
Tait  être  le  pouvoir*  »  Il  trouvait  tout  simple,  comme  il  le  disait 
dans  Qoe  de  ses  premiëiies  proclamations,  que  a  la  population  pari- 
sienne eût  choisi  pour  chefs  les  mandataires  qu'elle  avait  déjà  in- 
vestis de  sa  confiance.  »  C'était  assez  simple  en  appairence,  c'était 
surtout  selon  la  tradition  révolutionnaire  ;  seulement,  avec  cette 
idée  si  simple,  on  anivait  à  une  situation  telle  que  pendant  cinq 
mois  la  France  tout  entière  devait  rester  sous  la  dictature  de  la  dé- 
patation  parisienne  prisonnière  des  Prussiens,  que  tous  les  intérêts 
nationaux,  même  les  relations  extérieures,  allaient  dépendre  d'une 
tille  investie  d'où  rien  ne  pouvait  s'échapper  que  par  les  airs,  —  de 
sorte  que  dans  la  plus  redoutable  des  crises,  entre  la  province  et 
Paris,  il  y  avait  tout  à. la  fois  une  indissoluble  solidarité  de  gouver- 
nement et  une  impossibilité  presque  absolue  de  combiner  une  action 
conumme. 

Ce  n'étdt  peut-être  que  d'une  gravité  relative  pour  Paris,  la  ville 
anx  immenses  ressources  où  tout  était  concentré,  où  l'on  avait 
appelé  dès  le  premier  jour  tout  ce  qu'on  avait  pu  réunir  de  forces 
et  où  le  gouvernement  restait  presque  tout  entier.  C'était  un  dé- 
sastre pour  la  province,  qui  se  trouvait  subitement  livrée  à  elle- 
même,  à  ses  incertitudes,  avec  une  révolution  sur  les  bras,  an  mo- 
ment où  elle  aurait  eu  le  plus  grand  besoin  d*être  soutenue  et 
rassurée,  de  sentir  une  direction  énergique  et  précise.  C'est  ici  que 
commence  réeUement  cette  guerre  de  province,  et  pour  se  prépa- 
rer à  cette  lutte  inattendue  tout  était  à  faire.  Qu'on  se  rappelle  un 
instant  ce  qu'était  cette  situation  militaire  après  un  mois  de  com- 
bats, c'est-à-diie  de  défaites.  Pour  pouvoir  porter  à  la  fm  de  juillet 
et  anx  premiers  jours  d'août  un  ,peu  plus  de  200,000  hommes  sur 
le  Rhin,  il  avait  fallu  épuiser  l'armée  française,  envoyer  tous  les 
Tëpuens,  tant  les  effectifs  des  corps  étaient  appauvris  et  insufB- 
sans.  Pour  faire  l'armée  de  Sedan,  on  avait  été  obligé  ^e  ramasser 
tout  ce  qui  n'était  pas  enfermé  à  Metz,  d'appeler  l'infanterie  de 
marine,  d'improviser  déjà  des  régimens  de  marche  avec  les  dép6ts, 
avec  les  quatrièmes  bataillons,  de  telle  sorte  que  le  jour  où  de 
ces  deux  armées  l'une  était  captive,  l'autre  immobilisée  sous  les 
nmrs  de  Metz,  il  ne  restait  plus  rien,  ni  soldats  mi  cadres.  Un  des 
historiens  de  cette  guerre,  le  général  Martin  des  PalHères,  qui 
s'est  retrouvé  sur  la  Loire  après  avoir  vaillamment  conduit  Fin- 
fanterie  de  manine  à  Sedan,  assure  qu'on  pouvait  disposer  encore 
de  ploB  d'un  miUion  d'hommes.  Évidemment  la  France  n'était  point 
épuisée.  Le  corps  législatif,  dans  le  dernier  mois  de  son  existence, 
avait  voté  des  levées  nouvelles  qui,  avec  les  gardes  mobiles,  of- 
fraient une  ressource  considérable;  mais  ces  honunes,  dont  ia  plu- 


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26A  HEYUE   DES  DEUX  MONDES. 

part  n'avaient  jamais  manié  une  arme,  étaient  dispersés  nn  peu 
partout,  les  uns  dans  les  dépôts,  les  autres  sur  les  chemins,  le  plus 
grand  nombre  encore  dans  leurs  foyers.  Il  fallait  les  rassembler, 
les  armer,  les  équiper;  il  fallait  avoir  des  officiers,  des  sous-offi- 
ciers, pour  faire  de  tout  cela  des  corps  constitués;  il  fallait  enfin 
avoir  des  généraux,  qu'on  ne  pouvait  plus  trouver  que  parmi  les 
vieux  serviteurs  passés  à  la  réserve  ou  parmi  des  chefs  plus  jeunes 
qu*on  ne  connaissait  pas.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  effectif  dans  les 
forces  françaises  de  province  était  une  division,  bien  incomplète 
elle-même,  appelée  d'Afrique  et  destinée  à  devenir  le  noyau  le  plus 
solide  du  15*  corps,  dont  l'organisation  commençait  dès  le  20  sep- 
tembre à  Bourges  sous  la  direction  du  général  de  Lamotterouge. 
Ces  premiers  contingens,  ébauche  de  la  future  armée  de  la  Loire, 
un  rassemblement  formé  dans  l'est  sous  le  général  Cambriels,  qui 
allait  être  promptement  obligé  de  se  replier  des  défilés  des  Vosges 
sur  Besançon,  des  groupes  incohérens  de  mobiles  bretons  dans 
l'ouest  sous  le  général  Fiereck,  c'était  là  pour  le  moment  toute  la 
puissance  militaire  de  la  France. 

S'il  y  avait  eu  un  gouvernement  sérieux,  il  aurait  compris  aussi- 
tôt qu'avant  de  rien  entreprendre  la  première  condition  était  de  se 
réorganiser,  que,  pour  obtenir  de  la  France  l'immense  effort  qu'on 
allait  lui  demander,  il  fallait  au  moins  gagner  sa  confiance,  éviter 
surtout  de  troubler  ou  de  décourager  son  patriotisme  par  le  spectacle 
des  divisions,  du  dé>ordre,  du  gaspillage  et  de  l'intrigue.  L'amiral 
Fourîchon  le  sentait  et  n'y  pouvait  rien.  M.  Crémieux  et  M.  Glais- 
Bizoia  étaient  assurément  fort  embarrassés  de  leur  omnipotence, 
ils  ne  se  rendaient  même  pas  compte  des  difficultés  les  plus  élé- 
mentaires d'une  œuvre  à  laquelle  ils  n'avaient  à  donner  qu'une  fri- 
vole sénilité.  Ils  s'agitaient  dans  la  confusion,  laissant  l'anarchie 
envahir  les  plus  grandes  villes,  Lyon,  Marseille  ou  Toulouse, — les 
esprits  s'aigrir  partout,  les  bonnes  volontés  s'égarer.  Au  lieu  d'être 
le  centre  d'une  activité  coordonnée  et  féconde.  Tours  commençait 
à  devenir  le  rendez-vous  bruyant  et  banal  de  tous  les  solliciteurs 
à  la  recherche  d'un  grade  ou  d'un  emploi,  de  tous  les  inventeurs 
de  combinaisons  merveilleuses,  de  tous  les  poursuivans  de  marchés 
équivoques,  de  tous  les  oiseaux  de  proie  des  révolutions  et  des 
grandes  crises  politiques. 

Tours  allait  être  pour  deux  mois  le  caravansérail  tumultueux  et 
bariolé  de  la  défense  nationale.  Cette  délégation  de  province  croyait 
faire  beaucoup,  et  elle  ne  faisait  rien.  Elle  se  nourrissait  de  si 
étranges  illusions  que,  dès  le  29  septembre  et  le  1"  octobre,  elle 
écrivait  au  gouvernement  de  l'Hôtel  de  Ville  :  a  La  province  se  lève 
et  se  met  en  mouvement...  Notre  seule  et  immense  préoccupation 


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LÀ  GUERRE   DE   FRANGE.  265 

est  d'activer  Torganisation  des  forces  destinées  à  débloquer  Paris... 
Les  contingens  militaires  forment  désormais  deux  armées  compre- 
nant chacune  environ  80,000  hommes,  Tune  sur  la  Loire  et  qui 
va  s'avancer  sur  Paris,  l'autre  ayant  pour  centre...  »  L'armée  de 
80,000  hommes  sur  la  Loire,  c'était  tout  simplement  le  premier 
noyau  du  15*  corps,  qu'on  se  hâtait,  dès  les  premiers  jours  d'oc- 
tobre, de  pousser  en  avant  d'Orléans,  à  la  rencontre  de  l'armée 
allemande,  qui  débordait  déjà  jusqu'à  Toury,  au-delà  d'Étampes. 
Le  résultat  était  facile  à  prévoir  avec  des  hommes  mal  armés,  mal 
équipés,  mal  soutenus  par  une  artillerie  insuffisante  :  ce  fut  la 
retraite  précipitée  de  ces  forces  novices  après  un  combat  assez 
vif  à  Ârtenay,  —  retraite  suivie  de  la  première  occupation  d'Or- 
léans par  le  corps  bavarois  de  von  der  Tann  et  couronnée  par  la 
révocation  du  général  de  Lamotterouge,  qui  pourtant  n'avait  fait 
qu'obéir  à  un  ordre  venu  de  Tours  en  envoyant  ses  bataillons  au 
feu  avant  Theure.  C'est  du  reste  le  système  qu'on  commençait  à 
suivre  avec  les  généraux.  On  destituait  le  général  de  Lamotterouge 
à  Orléans,  on  emprisonnait  ou  on  laissait  emprisonner  le  général 
Hazare  à  Lyon.  On  organisait  de  cette  manière,  à  la  mode  révolu- 
tionnaire, si  bien  que  l'amiral  Fourichon,  impuissant  et  indigné,  ne 
voulait  p?us  rester  chargé  de  l'administration  de  la  guerre,  et,  — 
chose  curieuse  en  un  tel  moment,  —  pendant  quelques  jours,  il  n'y 
avait  plus  même  de  ministre  de  la  guerre  I 

C'est  alors  que  M.  Gambetta  tombait  subitement  à  Tours  comme 
un  messager  de  Paris  investi,  venant  porter  à  la  province  le  mot 
de  ralliement  de  la  défense  et,  pour  ainsi  dire,  la  parole  vivante  de 
la  grande  cité  assiégée.  Quelle  était  à  ce  moment,  au  9  octobre,  la 
situation  militaire?  Paris  était  fermé  depuis  vingt  jours  déjà  et  si 
étroitement  bloqué,  que  rien  ne  pouvait  plus  passer  à  travers  les 
lignes  prussiennes.  L'investissement  une  fois  organisé,  l'état-major 
allemand,  campé  à  Versailles,  s'était  occupé  de  la  protection  exté- 
rieure du  blocus.  Il  avait  immédiatement  jeté  dans  la  Beauce  des 
divisions  de  cavalerie  avec  quelque  infanterie  pour  nettoyer  le  pays, 
pour  disperser  les  rassemblemens  qu'on  rencontreniit,  et  surtout 
pour  assurer  le  ravitaillement  de  l'armée  de  siège  par  un  système 
de  larges  et  implacables  réquisitions.  Dans  l'ouest ,  des  détache- 
mens  s'avançaient  sur  Chartres.  Dans  la  direction  de  la  Loire,  par 
Etampes,  les  premiers  cavaliers  lancés  en  avant  étaient  bientôt  sui- 
vis du  corps  bavarois  tout  entier  sous  les  ordres  du  général  von 
der  Tann,  à  qui  on  donnait  de  plus  une  division  d'infanterie  prus- 
sienne et  une  nouvelle  division  de  cavalerie.  C'est  justement  cette 
année  qui,  après  le  combat  d'Ârtenay,  allait  occuper  Orléans  le 
11  octobre,  et  qui  était  destinée  à  jouer  un  certain  rôle  dans  les  af- 
fwes  de  la  Loire. 


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966  RETinB  BBS  BEUX  VONDES. 

A  partir  de  te  irioment,  les  Aîlemanâs  restaient  maîtres  de  cette 
zone  d'Orléans  à  Chartres,  qa'ils  Milonndent  de  toutes  parts,  exer- 
çant des  repi'ésailles  sanglantes  an  moindre  signe  derésistiuice,  d6- 
tniisant  de  malheureux  villages  comme  AMis,  oè  des  ufalans  et  des 
hussards  de  Stesvig  avaient  été  mahraités,  bombardant  et  brûlant 
Châteaudun  dérendu  par  les  vdontaires  parisiens  de  Lipowski,  re- 
nouvelant en  un  mot  les  traditions  de  la  guerre  de  trente  ans  en 
pleine  Beance.  Dans  l'est,  le  général  de  Werder,  libre  de  ses  moa- 
vemens  après  la  chute  de  Strasbourg  le  28  septembre,  était  déjà  en 
marche  pour  refouler  le  général  Gambriels  en  s'ouvrant  la  route  de 
la  Saône  et  de  Dijon.  Quant  aux  forces  françaises,  à  part  les  fraocs- 
ttreurs,  qui  se  répandaient  un  peu  partout  et  qui  haroelaîeHt  pins 
qu'ils  n'arrêtaient  rennemi,  en  dehors  de  l'année  de  Metz,  dont 
on  ne  savait  rien  si  ce  n'est  qu'elle  retenait  encore  devant  -elle 
200,000  Allemands,  tout  se  réduisait  à  ce  ib^  corps  dont  une  partie 
venait  d'être  battue  en  avant  d'Orléans  et  se  repliait  en  toute  hâte 
derrière  la  Loire  pour  ne  s'arrêter  qu'au  fond  de  la  Sologne.  Si  les 
Allemands  s'étaient  sentis  plus  forts  ou  avaient  été  plus  hardis»  ils 
pouvaient  évidemment  tenter  une  pointe  sur  Bourges  ou  sur  Tours, 
ils  n'auraient  pas  rencontré  une  résistance  sérieuse  et  organisée. 
On  en  était  là  au  10  octobre,  au  lendemain  de  l'arrivée  de  M.  Gam- 
betta,  et  l'unique  question  était  de  savoir  si  le  nouveau-venu  portait 
réellement  à  la  défense  nationale  la  direction,  l'impulsion  qui  lui 
avait  manqué  jusque-là. 

Si  jamais  homme  eut  la  chance  d'arriver  au  bon  moment,  c'est 
M.  Gambetta.  Il  avait  pour  lui  la  jeunesse,  une  parole  vibrante, 
un  patriotisme  plein  de  feu  et  jusqu'à  la  couleur  romanesque  de 
son  évasion  de  Paris  à  travers  les  airs.  €e  qu'il  y  avait  d'un  peu 
merveilleux  dans  ce  voyage  en  baUon  parlait  à  l'imaginalîon  pu- 
blique, et  faisait  au  nouveau  r^résentant  de  la  défense  une  sorte 
de  popularité  qui  pouvait  l'aider  singulièrement.  Ce  qui  est  cer- 
tain ,  c'est  que  les  circonstances  lui  créaient  un  rôle  exoeptionoid, 
c'est  qu'il  avait  été  envoyé  justement  pour  suppléer  k  l'insufiSsanoe 
de  la  délégation  de  province,  et  que  dans  cette  situation  il  pouvait 
beaucoup.  A  peine  arrivé,  il  se  mettait  à  l'œuvre,  prenaiit  hardiment 
le  minifidière  de  la  guerre  et  le  ministère  de  l'intérieur,  appelant 
auprès  de  lui  un  ingénieur,  M.  de  Freycinet,  qu'il  décorait  du  titre 
assez  étrange  et  assez  vague  de  délégué  du  ministre  de  la  guerre. 
Parole  fait,  c'était  une  vraie  dictature  politique  et  nnlitaire.  Assor- 
rément  les  dffîcultés  étaient  immaises,  elles  étaient  d'autant  plus 
graves  que  les  plus  simples  démens  d'organisation  manquaient» 
qu'on  était  souvent  réduit  à  procéder  au  basard.  On  n'avait  ni  deo- 
siers  du  personnel  de  l'armée,  ni  étants  du  matériel,  ni  cartes  de  la 
France.  Tout  était  resté  à  Paris,  et  s'il  y  avait  à  Tours  un  xmnîgtre 


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lA  «UEAB£  M  JPAdNCe.  287 

de  la  guerre,  même  un  délégué  du  ministre,  il  n'y  avait  pcônt,  à, 
]N:opreroent  parler,  de  ministère  de  la  guerre.  L'administration  se 
composait  de  q[uelques  employés  qui  réunissaient  dans  leurs  mains 
tsus  les  services,  recrutement,  Aurmation  des  corps  d*armée,  artille- 
rie, transports,  approvisionnemens.  Il  fallait  tout  improviser  au 
joar  le  jour  en  face  de  l'ennemi,  et  je  ne  veux  pas  dire  que  dans 
cette  crise  de  la  défense  M.  Gamhetta  n'ait  rien  fait.  Il  est  certain 
an  contraire  qu'en  arrivant  dans  un  numient  où  tout  paraissait 
perdu  il  avait  au  moins  le  mérite  de  ne  pas  désespérer,  de  com- 
muniquer partout  autour  de  lui  un  feu  nouveau ,  de  raviver  dans 
le  pays  la  passion  de  la  résistance,' si  bien  qu'en  quelques  jours 
tout  semblait  prendre  un  autre  aspect.  Malheureusement  M.  Gam- 
betta  avait  une  activité  plus  apparente  que  réelle ,  plus  remuante 
qa'eiiicace,  et  tout  ce  qu'il  faisait,  il  le  marquait  du  sceau  de  ses 
illttsi(M)s,  de  sa  présomption,  de  ses  intempérances  d'avocat,  de  ses 
^éjugés  de  parti. 

L'erreur  de  Ai.  Gambetta  était  de  se  croire  revenu  à  1792,  de  se 
figurer  qu'en  parlant  le  langage  ou  en  employant  quelques-uns  des 
procédés  de  cette  époque,  il  allait  en  renouveler  les  miracles.  Sans 
doute  il  avait  la  préoccupation  de  la  défense  nationale;  mais  il  était 
eacere  plus  préoccupé  de  la  r^ublique,  à  laquelle  il  subordonnait 
tout,  même  la  direction  de  la  guerre,  même  la  souveraineté  de  la 
France,  et  il  était  si  complètement  enivré  de  sa  dictature  qu'il  n'é- 
coutait rien,  qu'il  en  venait  bientôt  à  n'éti  e  pas  plus  d'accord  avec 
le  gouvernement  de  Paris,  qui  l'avait  envoyé,  qu'avec  IL  Grévy, 
qui  ëtsdt  pourtant,  lui  aussi,  un  républicain,  ou  avec  U.  Tbiers, 
doQt  il  redoutait  l'influence  modératrice.  M.  Gambetta  ne  se  con- 
testait pas  d'être  un  dictateur  politique,  il  voulait  être  un  dictateur 
militaire;  il  avait  la  prétention  d'inspirer  des  plans  de  campagne, 
de  conduire  la  guerre,  et  il  ne  voyait  pas  qu'en  agissant  ainsi  non* 
seulement  il  s'exposait  par  ignorance  à  tomber  dans  des  méprises 
qui  ont  été  la  risée  du  monde,  mais  de  plus  il  froissait  les  généraux 
daas  leur  dignité,  dans  leur  intelligence,  dans  le  sentiment  de  leur 
respoBsabiliié. 

Assurément  M.  Gambetta  et  son  lieutenant,  M.  de  Freycinet,  avec 
l'autorité  sans  limites  dont  ils  disposaient,  auraient  pu  faire  beau- 
coup :  ils  n'avaient  tout  simplement  qu'à  rester  dans  leur  i-61e,  à 
organiser  les  forces  nationales,  à  préparer  les  armées,  à  les  appro- 
vÎMoner,  en  laissant  aux  chefs  militaires  le  devoir  et  la  responsa- 
bilité de  l'action;  mais  cela  ne  suffisait  pas  pour  être  \m  Garnot  I  Au 
lieu  d'administration,  on  faisait  de  la  stratégie,  on  écrivait  aux  gé« 
Qéraux  pour  leur  expliquer  comment  t  trois  ou  quatre  bons  che« 
vaux  valaient  naienx  que  trois  cents  médiocres  »  pour  faire  des  re- 


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268  BETCE   DES  DEUX  MONDES. 

connaissances,  comment  il  fallait  manœuvrer  «  de  manière  à  prendre 
l'ennemi  entre  deux  feux  et  à  lui  infliger  enfin  une  de  ces  surprises 
dont  nous  avons  été  si  souvent  victimes.  »  Au  lieu  de  soutenir  des 
chefs  militaires  qui  étaient  aussi  embarrassés  que  malheureux  et 
qui  ne  marchandaient  pas  leur  dévoûment,  on  les  laissait  maltrai- 
ter, on  les  entourait  de  suspicions  et  on  les  brisait.  Lorsque  après 
tant  de  déceptions  on  aurait  dû  parler  au  pays  le  langage  d'une 
virile  sincérité,  on  le  nourrissait  de  proclamations  tribunitiennes  et 
de  bulletins  qui  transformaient  des  escarmouches  en  batailles,  des 
défaites  en  victoires,  qui  trompaient  Paris  sur  la  province  et  la  pro- 
vince sur  Paris.  Là  où  il  aurait  fallu  enfin  de  la  fermeté,  du  sang- 
froid,  de  la  méthode,  on  se' démenait  dans  la  confusion.  On  jetait 
l'argent  de  la  France  dans  des  marchés  dont  l'histoire  se  fait  au- 
jourd'hui, et  on  croyait  multiplier  les  forces  nationales  par  l'impro- 
visation de  corps  d'armée  qu'on  pouss«nit  en  avant  sans  se  demander 
s'ils  existaient  réellement,  s'ils  pouvaient  marcher  et  combattre.  On 
éprouvait  le  besoin  de  s'étourdir  et  d'étourdir  l'opinion  par  des  ap- 
parences d'activité  foudroyante,  par  des  promesses  qu'on  ne  pou- 
vait tenir.  M.  Lanfrey  disait  à  cette  époque,  en  pleine  guerre,  le 
mot  aussi  cruel  que  vrai  :  c'était  la  dictature  de  l'incapacité,  d*une 
incapacité  présomptueuse  et  agitée.  Ce  n'est  point  du  premier  coup 
sans  doute  que  se  sont  révélées  toutes  les  conséquences  de  ce  dan- 
gereux système;  elles  ont  éclaté  d'heure  en  heure,  à  chaque  étape 
de  ces  opérations  de  la  Loire,  qui  allaient  recommencer  par  un 
succès,  dernier  et  mélancolique  sourire  de  la  fortune,  pour  finir  par 
un  double  désastre  aux  deux  extrémités. de  la  France. 

Au  moment  où  l'administration  nouvelle  prenait  le  pouvoir  à 
Tours,  les  Bavarois  entraient  à  Orléans,  et  les  fractions  du  15'  corps 
qui  étaient  allées  combattre  à  Artenay  n'avaient  que  le  temps  de  re- 
passer la  Loire  pour  se  replier  sur  la  ligne  du  centre  jusqu'à  La 
Ferté  Saint-Aubin.  C'est  là  que  le  général  de  Lamotterouge,  qui  n'é- 
tait coupable  que  de  n'avoir  point  réussi  dans  une  opération  d'un 
succès  impossible,  était  frappé  d'une  brutale  disgrâce.  Le  comman- 
dement passait  aussitôt  au  général  d'Aurelle  de  Paladines,  vieux  sol- 
dat d'Afrique  et  de  Crimée,  que  la  guerre  avait  arraché  à  sa  retraite 
et  qui  était  connu  pour  sa  fermeté.  Ce  15*  corps  représentait,  à 
vrai  dire,  le  plus  clair  des  forces  régulières  de  la  France,  et  il  était 
lui-même  bien  loin  de  réunir  les  conditions  d'une  véritable  armée. 
L'ivrognerie,  la  maraude,  l'indiscipline,  régnaient  parmi  ces  troupes 
novices.  Les  soldats  écoutaient  à  peine  leurs  officiers,  ils  les  insul- 
taient souvent,  et  ils  marchaient  à  la  délivrance  de  la  patrie  en  mê- 
lant dans  leurs  chants  les  obscénités  et  la  Marseillaise.  Le  dénû- 
ment  matériel  aidait  au  trouble  moral.  En  quelques  jours,  "tout 


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LA  GUERRE   DE   FRANCE.  260 

prenait  cependant  une  physionomie  nouvelle  sous  l'énergique  et 
YÎgilante  autorité  du  général  d'Aurelle  de  Paladines,  qui  commen- 
çait par  ramener  ses  troupes  un  peu  plus  en  arrière,  dans  de  bonnes 
positions  défensives,  au  camp  de  Salbris,  derrière  la  Sauldre,  et  qui 
là  s'attachait  à  reconstituer  un  ordre  militaire.  Le  commandant  en 
chef  visitait  son  armée,  régiment  par  régiment,  bataillon  par  ba- 
taillon, parlant  aux  ofSciers  et  aux  soldats,  s' efforçant  de  réveiller 
chez  eux  le  sentiment  de  la  discipline  et  du  devoir,  stimulant  leur 
patriotisme,  les  rappelant  au  respect  du  drapeau  et  s*occupant  aussi 
de  leur  bien-être,  car  il  y  avait  des  malheureux,  comme  les  zouaves 
du  2»  régiment,  arrivés  depuis  peu  d'Alger,  qui  étaient  presque  nus. 
Bientôt,  soit  sous  l'influence  de  la  vie  de  camp,  soit  par  l'interven- 
Uon  des  chefs  supérieurs,  soit  enfm  sous  l'impression  de  quelques 
exemples  de  sévérité,  la  transformation  était  complète.  Les  soldats 
redevenaient  bons  et  dévoués,  les  ofliciers  étaient  obéis.  Le  Ib^  corps 
existait  désormais  avec  ses  trois  divisions,  dont  l'une  dirigée  par  le 
général  Martin  des  Pallières  comptait  25,000  hommes.  Pendant  que 
le  général  d'Aurelle  était  tout  entier  à  ce  travail  de  jour  et  de  nuit, 
le  gouvernement  de  Tours  se  hâtait  de  lui  donner  le  commande- 
ment supérieur  d'un  16*  corps  qu'il  créait  à  Blois  sous  les  ordres 
directs  du  général  Pourcet.  Ce  16<>  corps  n'égalait  pas  sans  doute  le 
15%  et  il  n'était  pas  surtout  encore  ce  qu'il  est  devenu  depuis  sous 
le  géu' rai  Chanzy.  M.  de  Freycinet  le  représentait  comme  ayant 
déjà  35,000  hommes,  il  n'en  avait  pas  20,000,  et  le  général  Pourcet 
écrivsdt  que  ses  troupes  lui  arrivaient  successivement,  mal  organi- 
sées, iodisciplinées,  manquant  de  tout,  malgré  ses  incessantes  ré- 
clamations; mais  enfin,  avec  le  15*  corps,  c'était  l'armée  de  la 
Loire  constituée,  et,  selon  le  mot  du  général  Chanzy,  l'œuvre  ac- 
complie par  le  général  d'Aurelle  à  Salbris  allait  servir  de  type  à 
toutes  les  formations  qui  se  sont  succédé. 

Nul  doute  que,  si  on  eût  suivi  cette  voie,  si  on  s'était  borné  à 
organiser  des  corps  d'armée,  en  laissant  au  général  d'Aurelle  ou  à 
des  hommes  de  sa  trempe  le  soin  de  discipliner,  de  manier  ces 
soldats  improvisés,  et  en  prenant  un  peu  son  temps,  nul  doute 
qu'on  n'eût  pu  arriver  à  des  résultats  sérieux  ;  mais  on  était  pressé, 
on  brûlait  de  voler  sur  la  route  de  Paris  avec  les  forces  qu'on  se 
sentait  sous  la  main,  et  le  général  d'Aurelle  commandait  à  peine 
depuis  dix  jours  qu'on  lui  demandait  déjà  d'entrer  en  campagne. 
L'état-major  allemand  de  Versailles  commençait  lui-même  à  se 
préoccuper  de  ces  formations  qu'il  entrevoyait  sans  en  connaître 
exactement  l'importance  et  surtout  la  consistance.  Il  les  avait  peut- 
être  un  peu  dâdaignées  d'abord,  ou  il  avait  cru  suffire  à  tout  par 
Toccapation  d'Orléans;  il  ne  distinguait  pas  moins  derrière  s;3S  11- 


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270  RETUE  BES  DEOX  IfONMS. 

gnes  im  mouvement  qùî  dépassait  ses  préTisions,  <|m  rétonnatt. 
Il  faisait  battre  le  pays  de  toas  les  côtés,  Téra  le  Perche,  vers  Beau- 
gency,  sur  la  Loire  ;  il  rencontrait  partout  des  forces ,  il  sentait  de 
la  résistance,  et  mente,  un  jour  où  les  reconnaissances  bavaroises 
s'étaient  trop  avancées  dans  l'Orléanais,  elles  vinrent  se  heurter 
contre  un  poste  de  38  francs-tireurs  de  Saint-Denis  qui  résistèrent 
jusqu'au  dernier  et  tuèrent  137  Allemands,  dont  un  colonel,  sans 
parler  des  blessés.  Il  y  avait  de  quoi  donner  à  réfléchir.  Seulement, 
si  ces  armées  françaises  encore  indistinctes  se  disposaient  à  re- 
prendre Toffensive-,  par  où  attaqueraient-elles?  Viendraient-elles 
par  l'ouest,,  marchant  sur  Chartres  et  sur  Versailles?  Commence- 
raient-elles par  essayer  de  reprendre  Orléans  de  i^ve  force  pour  se 
jeter  sur  la  route  de  Paris  par  Ëtampes? 

C'était,  à  ce  qu'il  paraît,  la  question  qu*on  se  faisait  au  camp  al- 
lemand, et  c'était  aussi  la  question  qm  s'agitait  au  camp  français. 
Dès  le  24  octobre,  M.  de  Freycînet  arrivait  au  quartier-général  du 
commandant  en  chef  à  Salbris;  le  lendemain,  le  général  d'Aurelle  se 
rendait  à  Tours  avec  son  chef  d'état-major,  le  général  Borel,  et  le 
commandant  du  16^  corps  pour  assister  à  ime  délibération  nouvelle 
sous  la  présidence  de  M.  Gambetta  lui-même.  Que  la  marche  sur 
Paris  restât  Tobjeciif  suprême  de  ht  campagne,  ce  n'était  pas  dou- 
teux. Pour  le  moment,  avec  une  ai*mée  qui  valait  mieux  que  ne  le 
croyaient  peut-être  les  Prussiens,  mais  qui  était  insuffisante  encore, 
on  ne  pouvait  aller  m  si  loin  ni  si  vite.  Il  s'agissait  tout  simplement 
de  faire  le  premier  pas,  de  reprendre  la  ligne  de  la  Lofire,  et  l'atr- 
taque  d'Orléans  fut  décidée.  C'était  là  l'objet  des  deox  conseils  de 
guerre  de  Salbris  et  de  Tours.  L'opération  étsdt  du  resti  habilement 
conçue.  Le  général  Martin  des  Pallières,  avec  sa.  forte  (fivision  de 
25,000  à  30,000  hommes,  devait  remonter  la  Loire,  aller  la  passer 
à  Gien,  puis  se  replier  à  travers  la  forêt  d'Orléans  pour  arriver  au 
momem  décisif  sur  les  derrières  de  lennemi;  pendant  ce  temps,  le 
reste  du  !&•  corps  allait  rejoindre  le  16*  corps  sur  la  rive  droite  du 
fleuve  à  Blois,  et  toutes  ces  forces  marchant  ensemble,  appuyées 
sur  la  forêt  de  Marchenoir,  devaient  s'avancer,  sous  le  commande- 
ment du  général  en  chef  lui-même,  à  la  rencontre  des  Bavarois  par 
l'ouest  d'Orléans.  Les  deux  attaques  combinées  pouvaient  assuré- 
ment produire  les  résultats  les  plus  sérieux,  peut-être  les  plus  im- 
prévus, si  elles  réussissaient.  Soit  dit  sans  ironie,  le  projet  de  IL  de 
Freycînet  de  «  pi-endre  Fenneml  entre  deux  feta  nr  pouvait  se  réa- 
liser. 


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Là.  6D£RIIE   DE  HAlfCE,  27i 


IL 


La  qtiesUoQ  était  maintenADt  d'exécuter  cette  (4)ératk>Q  si  bien 
conçae.  De  toute  dau^oD,  il  fallait  cinq  ou  aix  j/mr&  pour  arriver  à, 
reDBfimi  des  deux  côtés^et  c'est  ici  qu'où  coannence  à  voir  ce  qu'il 
7  a  de  dangereux  à  ne  pas  tenir  compte  des  difficultés  les  plus 
élémentaires,  des  conditions  pratiques  d'une  entreprise  de  guerre. 
On  ne  le  savais  pas  assex  à  Touis,  le  général  en  chi^f  le  savait  en 
bomme  expérimenté  qu'il  était.  Aussitôt  la  résolution  prise,  dès  le 
25  octobre  au  soir  et  le  26  au  matin,  il  avait  donné  tous  ses  ordres 
avec  prévoyance,  avec  précision ,  de  telle  sorte  qu'où  dût  se  trou- 
ver devant  Orléans  le  dernier  jour  du  mois  ou  le  1^'  novembre,  et 
malgré  toutes  ka  précautions  il  ne  pouvait  échapper  à  des  mé- 
comptes. Le  secret  était  une  première  condition  de  succès,  et  le 
gouveroemeot  L'avait  si  bien  senti  que,  pour  donner  le  change,  il 
avait  interdit  la  circulation  des  voyageurs  sur  la  ligne  de  Tours  au 
Mans,  simulant  avec  un  certain  fracas  de  grands  mouvemens  vers 
l'ouest.  C'était  peine  perdue;  en  arrivant  à  Tours  le  27,  le  général 
d'Anrelle  s'apercevait  bien  vite  que  sa  marche  sur  Orléans  était  le 
secret  de  tout  le  monde.  La  rapidité  des  mouvemens  et  des  concen- 
tratioDS  était  aussi  une  condition  de  réussite,  et  le  délégué  à  la 
guerre,  qui  était  cette  fois  dans  son  rôle  d'ingénieur,  avait  mis  tout 
soa  zèle  à  organiser  les  convois  de  chemins  de  fer  pour  le  transport 
des  troapes  et  de  leur  matériel.  Malheureusement,  quand  on  arri- 
vait à  Blois,  la  eonfusbn  était  complète.  On  n  avait  plus  de  quoi 
débarquer  la.  cavalerie;  les  corps  se  trouvaient  séparés  de  leurs  ba- 
gnes, le  matériel  était  dispersé,  les  munitions  ne  suivaient  pas  les 
batteries  auxquelles  elles  étaient  destinées.  C'était  un  chaos  à  dé- 
brouiUer,  qui  exigeait  plus  de  temps  qu'on  n'en  aurait  mis  pour 
aller  en  bon  ordre  de  Salbris  à  Blois  par  la  route  de  terre.  Des 
pluies  torrentielles  survenaient  et  rendaient  les  mouvemens  pres- 
que impossibles,  l'artillerie  risquait  de  s'embourber  dans  les  che- 
mins défoncés*  Enfin  le  16*  corps  avait  grand  besoin  d'achever  son 
organisation;  il  y  avait  des  divisions  de  plus  de  11,000  hommes 
qai  n'avaient  pas  un  seul  général  de  brigade,  et  des  régimens  de 
pins  de  3,000  hommes  qui  étaient  commandés  par  des  chefs  de  ba- 
taillon. 

Le  général  dAurelle,  dès  son  arrivée  à  Blois,  se  trouvait  aux 
prises  avec  ces  difficukés  et.  les  sentait  vivement;  il  les  signalait  à 
Tours,  où  Von  ne  voyût.  dans  sa  prudence  que  de  1  hésitation,  peut- 
être  l'aniërer pensée  de  s'arrêter,,  et  à  une  dépêche  du  28  au  soir, 
par  laquelle  le  général  &k  chef  prévenait  le  goi»ren?ement  de  la  né- 


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272  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

cessité  de  retarder  d'un  jour  le  départ  de  Tarmée,  le  délégué  à  la 
guerre  répondait  cavalièrement  le  29  au  matin  :  a  Ainsi  que  M.  Gam- 
betta  vous  l'a  télégraphié  cette  nuit,  nous  avons  dû,  en  présence  de 
votre  dépèche  d'hier  au  soir,  dix  heures  vingt,  renoncer  à  la  ma- 
gnifique partie  que  nous  nous  préparions  à  jouer,  et  que,  selon 
moi,  nous  devions  gagner;...  puisque  nous  devons  renoncer  à 
vaincre  étant  deux  contre  un,  alors  qu'autrefois  on  triomphait  un 
contre  deux,  n'en  parlons  plus...  »  Le  commandant  en  chef  deman- 
dait vingt-quatre  heures,  on  lui  répondait  par  un  ordre  d'ajourne- 
ment indéfini,  et  on  s'attribuait  l'honneur  d'avoir  préparé  une 
a  magnifique  partie  n  d'un  succès  infaillible,  en  rejetant  sur  le  gé- 
néral la  responsabilité  d'un  succès  manqué  !  Voilà  qui  promettait. 

Tout  d'ailleurs  en  ce  moment  seiTait  à  compliquer  cette  entrée 
en  campagne  d*une  armée  nouvelle.  Aux  difficultés  matérielles  ve- 
naient se  joindre  deux  circonstances  politiques  ou  militaires  d'une 
extrême  gravité,  la  négociation  que  M.  Thiers  allait  ouvrir  à  Ver- 
sailles pour  arriver,  s'il  le  pouvait,  à  un  armistice,  et  la  capitulation 
de  Metz.  Évidemment  M.  Gambetta,  dans  son  impatience  d'action, 
subissait  pkis  qu'il  n'acceptait  la  mission  de  l'homme  éminent  qui 
depuis  un  mois  avait  parcouru  l'Europe  dans  l'intérêt  de  la  France, 
et  qui  venait  de  rentrer  à  Tours.  M.  Gambetta ,  sans  oser  refuser 
absolument  son  adhésion  à  une  tentative  que  la  Russie  et  l'Angle- 
terre favorisaient,  que  le  gouvernement  de  Paris  désirait.  M,  Gam- 
betta ne  voulait  point  au  fond  de  l'armistice,  puisqu'il  repoussait 
l'élection  d'une  assemblée  qui  était  pour  le  moment  Tunique  objet 
d'une  trêve  possible,  et  il  ne  voulait  pas  de  l'élection  d'une  assem- 
blée parce  qu'il  craignait  que  le  pays,  fatigué  ou  troublé,  se  pro- 
nonçât pour  la  paix,  peut-être  contre  la  république.  Dans  ces  con- 
ditions, aux  yeux  des  meneurs  de  la  guerre  à  Tours,  le  voyage 
diplomatique  de  M.  Thiers  à  Versailles  était  un  contre- temps,  et 
c'est  pour  cela  sans  doute  qu'ils  auraient  voulu  voir  le  mouvement 
de  l'armée  assez  engagé  déjà  pour  dominer  ce  qu'ils  appelaient 
entre  eux  les  a  fausses  manœuvres  »  de  la  diplomatie.  M.  Gambetta 
et  son  délégué,  M.  de  Freycinet,  attribuaient  les  hésitations  du  gé- 
néral d'Aurelle  au  passage  de  M.  Thiers  à  travers  les  lignes  fran- 
çaises dans  la  journée  du  28.  Le  général  d'Aurelle  n'avait  pas  vu 
M.  Thiers,  il  ne  savait  de  la  mission  de  l'illustre  négociateur  que 
ce  que  tout  le  monde  pouvait  en  soupçonner.  11  n'est  pas  moins 
clair  que  le  seul  fait  du  passage  d*un  plénipotentiaire  français  à  tra- 
vers les  lignes  pouvait  et  devait,  jusqu'à  un  certain  point,  réagir, 
ne  fût-ce  que  moralement,  sur  la  marche  des  opérations. 

Quant  à  la  capitulation  de  Metz,  le  général  d'Aurelle  l'avait  con- 
nue en  effet  le  28  octobre  au  soir»  non  par  M.  Thiers»  qu'il  n'avait 


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LA  GUERBE   DE  FRANCE.  273 

pas  vu  et  qui  ne  pouvait  savoir  lui-même  ce  qui  en  était,  mais  par 
une  sorte  de  hasard.  Le  général  von  der  Tann,  ayant  à  écrire  au 
commandant  de  nos  avant-postes  à  Mer,  pour  le  remercier  de  lui 
avoir  remis  le  corps  d'un  officier  bavarois  tué  dans  un  combat,  avait 
cru  donner  une  marque  d'esUme  au  général  français  en  lui  annon- 
çant un  événement  qu'il  venait  d'apprendre  de  Versailles,  et  qui 
éUût  encore  inconnu  des  deux  armées  en  présence.  Cette  nouvelle, 
portée  aussitôt  à  Blois,  où  elle  consternait  le  général  d'Aurelle,  puis 
à  Tours,  où  elle  enflammait  toutes  les  colères,  avait  assurément  une 
sinistre  portée.  Tant  que  Metz  avait  tenu,  rien  ne  semblait  perdu. 
La  chute  de  la  citadelle  lorraine  livrait  à  la  Prusse  l'armée  la  plus 
aguerrie  de  la  France,  et  laissait  200,000  Allemands  libres  d'accourir 
sur  la  Loire.  Que  M.  Gambetta,  saisi  par  un  désastre  qui  ne  pouvait 
pourtant  pas  être  imprévu,  sentit  la  nécessité  de  faire  bonne  conte- 
nance devant  ce  dernier  coup  de  la  mauvaise  fortune,  de  prévenir 
la  terrible  impression  qui  allait  se  répandre  dans  le  pays  tout  en- 
tier, dans  l'armée  elle-même,  rien  de  mieux.  Il  s'y  prenait  malheu- 
reusement d'une  manière  étrange.  Il  disait  et  il  faisait  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  aggraver  le  mal  en  ajoutant  à  la  confusion  des  esprits. 
Il  publiait  deux  proclamations  furibondes  au  pays  et  aux  soldats, 
récriminant  contre  le  passé,  parlant  maladroitement  de  «  l'armée 
de  la  France  dépouillée  de  son  caractère  national,...  engloutie  mal- 
gré T héroïsme  des  soldats^  par  la  trahison  des  chefs...  » 

M.  Gambetta  ne  s'apercevait  pas  qu'avec  toutes  ces  déclama- 
tions d'un  souffle  plus  révolutionnaire  que  patriotique,  avec  ces 
Tagues  accusations  de  défaillance  ou  de  trahison  lancées  contre  des 
hommes  qui  ne  se  croyaient  pas  des  prétoriens  parce  qu'ils  avaient 
servi  dans  l'ancienne  armée,  avec  ces  vaines  et  périlleuses  distinc- 
tions entre  chefs  et  soldats,  il  compromettait  tout.  Il  risquait  de 
donner  le  plus  redoutable  aliment  à  cette  maladie  du  soupçon  qui 
dévorait  le  pays,  de  jeter  l'irritation  et  le  chagrin  dans  le  cœur  des 
généraux,  de  semer  l'esprit  de  défiance  et  de  révolte  parmi  ces 
jennes  soldats  de  la  Loire  qu'il  croyait  enflammer,  et  en  efiet  le 
résultat  ne  se  faisait  pas  attendre.  A  peine  les  proclamations  de  ce 
jeune  tribun  déguisé  en  ministre  de  la  guerre  étaient-elles  connues, 
<p^  la  discipline  s'en  ressentait  aussitôt  dans  l'armée  rassemblée 
autour  de  Blois.  Les  chants  et  les  cris  recommençaient,  et  dans 
certains  corps  soldats  et  sous- officiers  mettaient  tout  simplement  en 
çaestion  s'ils  ne  cesseraient  pas  d'obéir  à  des  chefs  qui  les  trahis- 
saient. Les  généraux  de  leur  côté  étaient  profondément  ulcérés,  et 
quelques-uns  voulaient  donner  leur  démission.  Le  commandant  en 
chef,  en  pensant  comme  eux,  ne  pouvait  pas  parler  comme  eux.  II 
les  réunit,  écouta  leurs  plaintes,  et  s'efforça  de  les  apaiser  en  leur 

Ton  Cl.  —  1872.  18 


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27ft  RETUB  DES  DEUX  UORDJBff. 

rappelant  que  conrme  soldats  ils  n'avaient  point  à  ^'occuper  de  po- 
litique, qne  leur  umqu€  n^ission  était  de  délivrer  le  sed  natbnal^ 
que  le  meilleiir  moyen  pour  eux.de  répondre  à  toutes  les  calomnœ 
était  de  verser  leur  sang  pour  la  France,  comme  on  allait  Is  faire  de 
boa  cœur  et  de  bonne  volonté.  — Ces  braves  gens,  qui  souffraient 
plus  que  tout  le  monde,  ne  demandaient  pas  mieux  au.food  que 
de  se  laisser  remonter  par  une  bonne  parole  et  de  se  leonettre  i 
l'œuvre.  Ce  n'était  pas  moins  pendaat  quelques  jours  une  crise  des 
plus  pénibles  pour  le  pays,  pour  Tarmée,  pour  le  général  d'Aurelle, 
qui  avait  à  faii-e  face  non-seulement  à  toutes  les  difficultés  maté- 
rielles, mais  encore  aux  difficultés  morales  qui  naissaieiit  pour  lui 
d'une  situation  si  profondément  traublée,  des  excitations  passion- 
nées du  gouvernement  lui-méaiie;.Oa  en:  vint  à.  boni  cependiant  et 
même  assez  vite  pour  être  prêt  à  tout  événement. 

Restait  toujours  en  effet  la  question  essentielle,  Texpédition  sur 
Orléans,  qui  avait  subi  un  temps  d'arrêt  au  milieu  de  toutes  ces  pé- 
ripéties, qui  dépendait  de  la  négociation  poursuivie  à  Versailles  par 
M.  Tbiers,  mais  qui  pouvait  être  reprise  d*uB  instant  à  l'autre.  Le 
général  d'Aurelle  était,  dès  le  3k  novembre,  en  mesnre  de  se  mettre 
en  mouvement  au  premier  signaL  Q\xaM  à  prendre  ime  résolution 
ou  même  à  donner  des  ordres  précis,  comment  l'aurait-il  pu?  11 
était  réduit  à  chercher  ses  directum»  dans  des  dépêches  qui  lui  ve- 
naient de  Tours  et  qui  révélaient  une  singulière  incertitude.  On  loi 
disait  de  se  tenir  prêt  à  marcher  dès  le  lendemain,  «  comme  si  le 
mouvement  était  irrévocable;  »  mais  on  ajoutait  :  «  Il  est  possible 
que  les  circonstances  politiquesobligeot  ce  soir  ou  demaiaà  revenir 
sur  cette  décision...  »  Ce  n'était  point  extraordinaire  d'^aîlleuis;  le 
gouvernement  hésitait,  ne  sachant  rien  de  Versailles,  agité  d'une 
impatience  qu'il  poussait  jusqu'à  l'ammosité  contre  M.  Thîers,  et  ne 
pouvant  cependant  rien  brusquer;  il  mettait  ses  hésitations  dans  ses 
dépêches.  C'eût  été  bien  plus  simple  encore  de  ne  rien  dire,. puis- 
qu'on n'avait  rien  à  dire. 

Ce  qui  commençait  à  n'être  phis  aussi  simple^  c'est  qu'au  miliea 
même  de  ces  contradictions,  entre  1b:  i"  et  le  ô  novembre,  tf.  de 
Freycinet,  de  concert  avec  M..  Gambetta^  avait  imaginé  une  com- 
binaison assez  inattendue  qui  pouvait  bouleverser  tous  le^  prépa- 
ratifs faits  jusque-là.  Il  avait  expédié  à  Biois  un  jeune  attaché  à  la 
guerre  qui  allait  faire  beaucoup  parler  de  lui,  un  jeune  ingénieur 
des  chemins  de  fer  d'Âutriohe,  Polonais  de  naissance.  Français  de 
choix,  M.  De  Serre  en  un  mot,  qui  était  chargé  de  proposer  an  gé* 
néral  d'Aurelle  un  plan  tout  nouveau.  On  ferait  la  même  chose,  seu- 
lement ce  serait  tout  le  contraire.  Gétisàt^  comme  M.  de  Freycinet 
récrivait  avec  naïveté,  ir  le  mouvement  in ven5e;dè  celui  préoédem* 


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U  GOERBE  DE   FBANCE.  275 

ment  oombhtÊ^.enc  ce  sens  (fae  des  Pallières  serait  le  corps  actif,  » 
taïk^s^que  d!AiurelIe  représenterait  la  diversion  ou  l'action  anxir 
liaire.  On  ferait. passer  au  général  Martin  des  PaUiëres  par  la  voie 
de  terre  1&  ou  ISiOOd  hommes  de  ceux  qu'on  avait  si  pénible- 
ment anœnés  à  Bioisr  et  avec  ce  supplément  de  force,  portant  son 
corps  à  près  de  50,000  hommes,  des  PaUiëres,  descendant  tou- 
jours de  Gien  par  la  fbrét,  se  chargerait  de  Tatiaque  principale 
(fOrléaaa.  De  son  côté,  le  général  d'Aureile,  avec  ce  qui  lui  reste- 
rait et  avec  quelques  forces  qu'il  appellerait  du  Mans,  se  présente- 
rait poizr  faire  une  démon^ration  a  de  manière  à  tenir  en  éveil  les 
forces  prussiennes  massée»  autour  de  Patay,  »  à  l'ouest  d'Orléans.  Ce 
n'était  pas  plus  compliqué  que  cela!  Si  ce  projet  n'était  pa9  une 
fantaisie,  il  cachait  l'arrière-pensée  de  déplacer  le  centre  de  Tae^ 
tioQ  militaire,  pour  dJminaer  le  rôle  du  commandant  en  chef.  Le 
général  d'iurelle,  sans  s'y  méprendre  peut-être,  faisait  observer 
tranquillement  que  l'expédition,  telle  qu'on  la  proposait,  avec  les 
mouvemens  de  ti^oupes  qui  étaient  nécessaires,  exigeait  au  moins 
treize  jours,  que  pendant  ce  temps  le  prince  Frédéric-Charles,  avec 
lequel  il  fallait  compter  désormais,  arriverait  sur  la  Loire  et  qu'alons 
ton!  serait  impossible,  tandis  que  l'opération,  telle  qu'elle  avait  été 
oonçuft  d'abord,  avait  le  mérite  d'être  simple,  tout  aussi  elBcace, 
et  de  pouvoir  commencer  sur- le -champ  ^  Tout  se  débrouillait  enfin, 
rinsuccèa  définitif  dés  négociations  de  Versailles,  connu  sans  doute 
le  6  novembre,  levait  tous  les  doutes,  on  s'en  tenait  au  plan  qui 
avait  été  primitivement  convenu,  et  M.  de  Freycinet,  dans  un  mou- 
vement, qui  valait  mieux  que  toutes  ses  combinaisons,  écrivait  au 
général d'Axirelle  :  a  Bonne  chance  et  à  la  grâce  de  Dieu!  vous  por- 
tez, en  ce  moment,  général,  la  fortune  de  la  France...  » 

Une  chose  curieuse,  c'est  que  malgré  tout  les  Allemands  n'a- 
vaient pas  vu  bien  clair  dan»  ce»  agitations  et  ces  concentrations 
de  troupes  dont  Blois  était  devenu  le  centre  depuis  quelques  jours; 
ils  ne  croyaient  pas  à  l'armée  de  la  Loire.  La  22^  division  prus- 
sienne ou  hessoise,  qui  avait  d'abord  suivi  le  général  von  der  Tann 
à  Orléans^  avait  été  rappelée  autour  de  Chartres,  et  elle  y  était  en- 
core avec  la  h^  et  la  (^  division  de  cavalerie,  faisant  face  au  Perche, 
à  Vendômei  à  la  route  du  IHans.  Von  der  Tann  était  resté  seul  à  Or- 
léans avec  son  corps  bavarois  et  la  2'  division  de  cavalerie,  qu'il 
tenait  toujours  en  mouvement  pour  faire  (U'oire  à  des  forces  plus 
conddérables  que  celles  qu'il  avait  réellement.  Quoiqu'il,  eût  déjà 
rencontréde  la  résistance  autour  de  lui^  il  ne  se  doutait  peut-être 
pas  de  ce  qui  se  préparait^  et  il  nesemblepas  notanniient  avoir  dé- 
mâlfr,,au  moins  dès  les  premiers^  momens^  le  passage  de  deux  di- 
visioQs  d&il&?  corps  aur  la riye  droite  delà  Loire.  L'inuBobiUlé  des 


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276  REVUE  DbS  DEUX  MONDES. 

forces  françaises  dans  les  premiers  jours  de  novembre  l'avait  un 
peu  trompé.  Ce  n*est  que  le  8  qu'il  commençait  à  être  sérieusement 
éclairé  par  ses  reconnaissances  du  côté  de  Beaugency,  et  alors, 
laissant  à  peine  quelques  troupes  à  Orléans,  il  allait  dans  la  nuit 
prendre  position  avec  tout  son  corps  à  l'ouest  de  la  ville,  autour  de 
Coulmiers.  De  son  côté,  le  quartier-général  de  Versailles  donnait  le 
même  soir  à  la  22*  division  d'infanterie  et  à  une  division  de  cavale- 
rie l'ordre  de  se  rapprocher  dès  le  lendemain  des  Bavarois.  Qu'al- 
lait faire  maintenant  l'armée  française,  celte  armée  de  la  Loire, 
composée  de  deux  divisions  du  15^  corps  et  du  16*  corps,  qui  venadt 
d'être  mis  sous  les  ordres  du  général  Ghanzy  ? 

Le  terrain  d'opérations  qu'elle  avait  devant  elle  figure  assez  bien 
une  sorte  de  quadrilatère  irrégulier  qui  aurait  à  ses  quatre  angles 
Blois,  Orléans,  Châteaudun  et  Vendôme;  le«  deux  côtés  à  l'est  et  à 
l'ouest  seraient  la  Loire  et  le  Loir,  le  côté  du  nord  serait  la  roule 
d'Orléans  à  Châteaudun,  le  côté  du  sud  la  route  de  Blois  à  Vendôme. 
Vers  le  centre  est  la  forêt  de  Marchenoir.  Jusqu'au  7  novembre, 
les  divisions  françaises  campées  en  avant  de  Blois  n'avaient  pas  dé- 
passé une  ligne  touchant  par  la  droite  à  la  petite  ville  de  Mer  sur 
la  Loire  et  s'étendant  en  anîère  de  la  forêt  de  Marchenoir.  Ce  mou- 
vement du  8  qui  avait  frappé  le  général  von  der  Tann  était  déci- 
dément la  marche  offensive  dont  le  général  d'Aurelle  avait  donné 
le  signal,  qui  portait  notre  armée  au-delà  de  Beaugency  et  au-delà 
de  la  forêt  de  Marchenoir.  Le  général  d'Aurelle  s'avançait  résolu- 
ment et  prudemment,  protégeant  l'extrémité  de  sa  ligne  à  gauche 
avec  la  cavalerie  du  général  Reyau  et  du  général  Ressayre,  se  ser- 
vant sur  l'autre  rive  de  la  Loire  d'un  hardi  partisan  vendéen,  Ca- 
thelineau,  qui  allait  devancer  tout  le  monde  à  Orléans,  et  de  quel- 
ques milliers  d'hommes  qu'on  avait  réunis  à  Salbris  pour  garder 
la  route  de  la  Sologne.  D'un  autre  côté  enfin,  le  général  Martin  des 
Pallières,  qui  avait  un  des  premiers  rôles  dans  l'opération,  qui 
avait  été  laissé  en  face  de  Gien,  à  Argent,  pour  passer  la  Loire  et  se 
replier  sur  Orléans,  Martin  des  Pallières  avait  été  prévenu.  Seule- 
ment il  lui  fallait  quatre  jours,  trois  au  moins  s'il  n'avait  pas  à  com- 
battre en  route;  il  ne  pouvait  arriver  en  ligne  que  le  11  ou  le  10  au 
soir  tout  au  plus,  et  c'était  une  question  de  savoir  si  les  deux  at- 
taques se  combineraient  bien  exactement,  si  la  lutte  ne  serait  pas 
précipitée  à  l'ouest  par  le  mouvement  même  du  général  von  der 
Tann  sur  Coulmiers. 

Dans  quelles  conditions  se  trouvait-on  en  effet  dès  la  nuit  du  8  au 
9?  On  se  trouvait  absolument  en  présence,  les  Bavarois  à  Baccon,  à 
Coulmiers,  à  Épieds,  à  Champs,  à  Saint-Sigismond,  les  Français  en 
face,  à  Cravant,  à  Ouzouer-le-Marché,  à  Prenouvellon.  On  ne  pouvait 


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LA  GUEBRE   DE   FRANCE.  277 

plus  faire  un  pas  sans  se  heurter,  sans  avoir  à  disputer  le  chemin,  et 
le  général  Chanzy,  dans  son  ordre  de  marche  du  16'  corps,  résumait 
d'avance  la  journée  du  9  :  «  débusquer  Tennemi  de  Charsonville, 
Épieds,  Coulmîers,  Saint-Sigismond,  et  prononcer  sur  la  gauche  un 
mouvement  tournant  de  façon  à  occuper  solidement  à  la  fin  du  jour 
la  route  de  Châteaudun  à  Orléans...  »  C'était  le  programme  de  la 
bataille  de  Coulmiers. 

Au  petit  jour,  tout  le  monde  est  sur  pied.  Les  régimens  se  for- 
ment sans  trouble,  sans  confusion,  et  gagnent  en  silence  les  posi- 
tions qui  leur  sont  assignées.  Le  temps  est  froid  et  sombre  sans 
être  défavorable.  Les  brouillards  du  matin,  en  se  dissipant,  laissent 
voir  tout  à  coup  un  spectacle  qui  réchauffe  le  cœur  des  vieux  sol- 
dats :  c'est  l'armée  française,  une  véritable  armée,  rangée  en  ba- 
taille sur  deux  lignes,  calme,  confiante,  et  attendant  le  combat  dans 
Tordre  le  plus  parfait.  Elle  se  déroule  dans  ces  campagnes  nues, 
dépouillées  et  à  peine  accidentées.  Au  loin,  vers  la  Loire,  on  dis- 
langue  des  massifs  d'arbres  qui  entourent  des  châteaux  et  des 
fermes.  En  avant,  on  n'aperçoit  qu'un  point  saillant  à  l'horizon, 
c'est  une  hauteur  sur  laquelle  est  bâti  le  bourg  de  Baccon  qui  do- 
mine la  plaine,  et  dont  le  clocher  sert  d'observatoire  aux  Bavarois 
depuis  l'invasion.  On  ne  voit  pas  l'ennemi,  mais  on  sent  qu'il  est 
là,  dans  ces  positions,  ces  villages,  ces  parcs  qu'il  a  crénelés,  forti- 
fiés, et  qui  vont  coûter  un  sang  précieux. 

Le  canon  commence  à  retentir  vers  neuf  heures  et  demie  :  c'est  le 
15*  corps,  chargé  de  l'attaque  de  droite,  qui  entre  en  action,  d'abord 
par  un  combat  d'artillerie,  puis  avec  son  infanterie,  et,  la  première 
position  enlevée,  c'est  Baccon  que  les  soldats  de  la  division  Pey  tavin 
emportent  d'assaut  après  une  lutte  corps  à  corps.  Une  fois  maîtres 
de  Baccon,  nos  soldats  poussent  plus  loin,  arrivent  au  château  et  au 
parc  de  la  Renardière,  où  ils  rencontrent  encore  une  violente  résis- 
tance dont  ils  finissent  par  avoir  raison.  Au  centre,  dès  le  commen- 
cement de  la  bataille,  une  des  divisions  du  i(^^  corps  s'est  mise  en 
marche  sur  Coulmiers.  Retardée  d'abord,  elle  n'est  sérieusement 
engagée  que  vers  midi,  et  pendant  plusieurs  heures  on  se  dispute 
avec  acharnement  les  jardins,  puis  l'entrée  de  Coulmiers.  La  lutte 
semble  incertaine  lorsque  le  commandant  de  la  division  d'attaque,  le 
général  Barry,  mettant  pied  à  terre,  Tépée  à  la  main,  prend  la  tête 
de  la  principale  colonne,  enlève  ses  hommes  au  cri  de  :  vive  la 
France  !  et  les  entraîne  dans  le  village  en  flammes.  A  quatre  heures, 
on  reste  définitivement  maître  de  Coulmiers.  Pendant  ce  temps,  la 
seconde  division  du  16*  corps,  conduite  par  un  nouveau  venu  à 
l'armée  de  la  Loire,  l'amiral  JauréguibeiTy,  aborde  sur  la  gauche 
le  village  de  Champs  fortement  crénelé,  s'en  empare  un  instant,  est 


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S78  RETDB  D£S  B£UX  VOHDfig. 

exigée  de  Feouler  et  Ycemmeiice  à  se  :  troubler.  L'amiral,  ayec  va» 
indomptable  éB€i:gie;,  rétablit  l'ordre,  ranime  le  oourage  de  ses 
jeunes  soldats,  les  raoiëne  à  l'^issaut  et  reprend  le  village,  où  il 
défie  lesTetouFs  efEénsîOs. 

Sur  toute  la  ligne,  on  avait  gagné  du^teirrain  lorsque  la  nuit  tom- 
bait, laissant  nos  soldats  maîtres  des  imsitioiis  si  vivement  dila- 
tées. Le  fait  est  que  les  Bavarois  battaient  de  toutes  parts  en  re- 
traite. On  ne  voyait  rien  dans  l'obscurité,  au  milieu  de  la  pluie  et 
de  la  neige,  qui  commençfldent  à  tomber;  ce  n'est  que  le  lendemain 
matin  que  Tamiral  Jauréguiberry,  ^sissant  le  premier  la  portée  de 
la  défaite  del-ennemi,  lançait  à  sa  poursuite  le  peu  de  cavalerie  qu*il 
avait  pour  son  escorte  avec  son  chef  d'état-major,  le  commandant 
Lambilly,  qui  atteignait  un  convoi  allemand,  lui  prenait  deux  pièces 
d'artillerie  attelées,  vingt-cinq  caissons  de  munitions,  trente  voi- 
tures de  bagages,  plus  un  certain  nombre  de  prisonniers. 

Si  h<morable  que  fût  la  bataille  de  Goulmiers,  deux  choses  avaient 
manqué  pour  en  faire  un  succès  peut-étve  décisif.  La  cavalerie  du 
général  Reyau,  qui  avait  pour  instruction  de  couvrir  le  flanc  gaucbe 
de  l'armée  et  de  s'avancer  de  façon.à  couper  la  retraite  de  rennemi 
sur  la  route  de  Paris,  n'avait  pas  rempli  sa  mission.  Le  général 
Reyau  avait  commencé  par  s'engager  dans  un  combat  d'artille- 
rie assez  inutile,  où  ses  escadrons  s'étaient  brisés  sans  résultat 
et  d'où  ils  étaient  sortis  fort  éprouvés;  puis,  sur  la  foi  d'une  re- 
connaissance un  peu  eiïarée,  il  avait  pris  pour  des  masses  alle- 
mandes ce  qui  était  tout  simplement  le  corps  des  francs-tireurs  de 
Lipowski,  et  il  s'était  replié  sur  les  positions  qu'il  avut  quittées  le 
matin,  de  sorte  que  le  soir  la  cavalerie  n'était  plus  là  pour  se  mettre 
à  la  poursuite  de  Tennemi.  Ce  n'était  pas  tout,  le  général  Mar- 
tin des  Palliëres,  qui  devait  avoir  un  rôle  essentiel  dans  l'opéra- 
tion, se  trouvait  n'avoir  servi  à  rien,  et  ce  n'était  pas  sa  faute.  Il 
avait  exécuté  fidèlement  «es  instructions;  il  était  parti  dès  le  7,  il 
avait  passé  la  Loire  sans  rencontrer  la  moindre  résistance,  et  il  est 
même  vraisemblable  que  son  mouvement  était  ignoré  des  Alle- 
mands. Le  8.,  le  général  des  Pallières  était  à  Châteauneuf;  le  9, 
dans  la  matinée,  il  arrivait  à  la  hauteur  de  la  grande  route  d'Or- 
léans à  Pithiviera,  croyant  toujours  avoir  jusqu'au  11,  lorsque  tout 
à  coup  il  entendait  au  loin  une  formidable  canonnade  qui  le  plon- 
geait dans  la  plus  cruelle  iperplexité.  Dn  instant,  il  eut  la  pensée  de 
changer  sa  direction  et  de  se  jeter  vers  Artenay,  pour  aller  se  pla- 
cer derrière  l'ennemi,  sur  la  route  d'JÊtampes;  son  instinct  de  sol- 
dat l'y  poussait.  C'était  cependant  de  sa  part  une  résolution  grave 
avec  de  jeunes  soldats  et  dans  l'ignqranoe  où  il  était  des  conditions 
où  s'était  engagée  cette  bataille  qu'il  n'attendait  que  pour  le  lende- 


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Ul  GQEnE   DE  «FRAlfCS.  279 

maiii.  Il  hésitait  devant  le  i^il  d'une  aventure  an  moment  où  il  n'y 
avait  plus  à  tenter  des  aventures,  et,  prenant  son  parti,  il  se.  déci- 
dait à  {n^cîpiter  sa  marcbe ,  oonrant  an  canon  vers  Orléans,  avec 
ime  fiévreuse  rapidité.  Ses  soldats  firent  11  lienes  dans  la  journée, 
ils  marchèrent  quatorxe  heures  sans  prendre  ni  nourriture  ni  re- 
'^pos,  sans  laisser  de  traînards ,  montrant  autant  d'énergie  que  de 
bonne  voIoBté.  Slartin  des  PalUères  arrivait  à  la  nuit  dose  à  Fleury, 
non  loin  d'Qi*léans,  avec  des  troupes  naturellement  harassées,  qui 
ne  pouvaient  plus  rien.  Le  lendemain  matin,  il  se  lançait  sur  la 
itmte  de  Paris,  jusqu'à  Cbevilly  ;  mais  tout  était  fini,  Tennemi  s'é- 
tait dérobé  pendant  la  nuit.  Si  Martin  des  Pallières  avait  pu  arri- 
ver à  temps,  ou  même  s'il  eût  suivi  son  inspiration  au  moment  où 
il  commençait  à  entendre  le  canon,  le  général  von  der  Tann  pou- 
vait essuyer  un  vrai  désastre.  Ce  que  le  général  d'Aurelle  dit  sur 
ce  fait  laisse  croire  qu'on  avait  compilé  sur  une  plus  longue  résis- 
tance de  l'ennemi,  peut-être  parce  qu'on  pensait  avoir  devant  soi 
des  forces  plus  considérables  que  celles  qu'il  y  avait  réellement. 

li'ifflporte,  c'était  un  sérieux  et  brillant  succès  qui  coûtait  aux 
Bavarois  pli»  de  1,200  hommes  mis  hors  de  combat  et  plus  de 
2,060  prisonnifers ,  qui  amenait  Tévacuation  immédiate  d'Orléans 
par  les  troupes  aUemandes,  et  qui  ressemblait  surtout  à  une  sorte 
de  révékition  de  cette  armée  que  les  bulletins  prussiens  de  Ver- 
adlles  appelaient  dédaigneusement.,  même  au  lendemain  de  Goul- 
nûers,  l'armée  dite  de  la  Laire.  L'armée  dite  de  la  Loire  avait  bel 
et  bien  battu  les  Allemands.  C'était  comme  un  regain  de  fortune, 
ou,  â  l'on  veut,  comme  une  réponse  heureuse  au  dernier  désastre 
de  Metz,  aussi  bien  qu'aux  duretés  par  lesquelles  l'état-major  prus- 
sien de  Yersailles  avait  rendu  l'armistice  impossible.  L'armée  fran- 
çaise avait  payé  son  succès  d'une  perte  de  1,600  hommes  parmi 
lesqu^s  il  y  avait  plusieurs  officiers  supérieurs  tués,  le  général  de 
carâlerie  Itessayre,  blessé.  Celui  du  r«ste  qui  parlait  le  plus  mo- 
destement de  la  victoire  était  le  général  d'AurelIe  lui-même.  Il  di- 
sait «mplemont  à  ses  soldats  :  «  Au  milieu  de  nos  malheurs,  la 
France  a  les  yeux  sur  vous;  elle  compte  sur  votre  courage,  faisons 
tous  nos  efforts  pour  que  cet  espoir  ne  soit  pas  trompé.  »  Et  en 
même  temps  il  écrivait  à  Tours  :  «  Le  moral  des  troupes  est  décu- 
plé. V  Le  gouvernement  de  son* côté  se  hâtait  de  prodiguer  les  té- 
mo'^nages  de  satisfaction  et  les  récompenses.  M.  Gambetta  se  ren- 
dait au  quaitier-général,  et,  prenant  sa  meilleure  plume,  il  adressait, 
hii  aussi,  aux  ^  soldats  de  l'armée  de  ht  Loire  »  une  proclamation 
oi,  au  milieu  de  bien  d'autres  choses,,  il  ne  manquait  pas  de  leur 
dire  qu'avec  des  soildats  comme  eux  «la  république  »  sortirait  triom- 
phante de  toiiiles  ks  épreuvesi  qu'elle  était  désoima'@  «  en  mesuie 


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280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'assurer  la  revanche  nationale.  »  Certes  mieux  valait  le  simple  et 
modeste  ordre  du  jour  du  général  d'Aurelle. 

Coulmiers  ravivait  et  devait  raviver  toutes  les  espérances.  Est-ce 
à  dire  que  cette  brillante  affaire  pût  avoir  les  conséquences  déci- 
sives que  les  imaginations  impatientes  entrevoyaient,  qu'il  fût  pos- 
«ble  de  se  jeter  sans  perdre  un  instant  sur  la  route  de  Paris^ 
N'aurait-on  pas  pu  tirer  un  plus  éclatant  parti  de  la  victoire?  C'est 
assurément  une  des  questions  les  plus  délicates.  «  Le  génie,  la  har- 
diesse, la  résolution,  manquaient  à  la  France  dans  cette  heure  su- 
prême, »  ont  répété  des  stratégistes  peu  au  courant  de  la  situation 
réelle  des  choses.  M.  de  Freycinet,  résumant  toutes  les  illusions, 
dit  dans  son  livre  sur  la  Guerre  en  province  :  a  Après  Orléans,  si 
Ton  avait  marché  tout  de  suite  sur  Paris,  il  paraît  établi  qu'on  au- 
rait réussi.  On  n'aurait  pas  trouvé  sur  la  route  une  grande  résis- 
tance, et  les  lignes  d'investissement  n'étaient  pas  très  difficiles  à 
rompre.  »  C'est  facile  à  dire;  malheureusement  l'entreprise  n'eût 
pas  été  aussi  facile  à  réaliser  sur  le  terrain  dans  les  conditions  où 
Ton  se  trouvait.  Le  général  d'Aurelle,  qui  était  le  premier  intéressé 
à  compléter  sa  victoire,  s'il  l'avait  pu,  savait  bien  que  ces  soldats 
qui  venaient  de  faire  si  bonne  figure  au  feu ,  qui  avaient  retrouvé 
l'ardeur  et  l'entrain  de  la  race  française,  n'étaient  pas  cependant 
encore  assez  aguerris  pour  se  mesurer  avec  toutes  les  difficultés. 
Il  n'ignorait  pas  que  cette  armée  qu'il  avait  faite,  qui  était  déjà 
plus  qu'une  espérance,  manquait  de  toute  sorte  de  choses  néces- 
saires à  une  solide  organisation,  si  bien  que  M.  Gambetta  lui-même, 
dans  sa  visite  au  camp,  disait  :  «  Point  de  chevaux  pour  l'artille- 
rie, peu  d'approvisionnemens,  un  mauvais  service  de  bagages.  » 
Le  commandant  en  chef  sentait  que  dès  lors  engager  70,000  ou 
80,000  hommes,  —  car  on  n'avait  pas  encore  plus  que  cela,  — 
dans  une  offensive  aventureuse,  c'était  les  exposer  à  un  désastre  et 
risquer  d'un  seul  coup  la  dernière  ressource  militaire  de  la  France. 

S'élancer  sur  la  route  de  Paris,  ne  fût-ce  que  pour  atteindre  les 
Bavarois  dans  leur  retraite,  on  ne  le  pouvait  qu'au  premier  instant, 
si,  comme  le  dit  le  général  Chanzy,  a  le  commandant  en  chef  avait 
cru  l'armée  de  la  Loire  assez  complète  et  assez  outillée  pour  conti- 
nuer à  se  porter  en  avant.  »  Le  premier  moment  passé,  ce  n'était . 
plus  qu'une  périlleuse  témérité.  On  allait  rencontrer  d'aiord  le  gé- 
néral von  der  Tann,  qui  s'était  arrêté  au-delà  de  Toury  pour  se 
reconstituer,  et  qui  recevait  le  10  au  matin  la  22^  division  et  une 
division  de  cavalerie  envoyées  de  Chartres  à  son  secours,  —  le  12 
la  l?*"  division  d'infanterie  prussienne  et  deux  autres  divisions  de 
cavalerie  expédiées  de  Versailles.  Toutes  ces  forces  étaient  pla- 
cées noB  plus  sous  la  direction  de  von  der  Tann,  dont  la  défaite 


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LA  GUERRE   DE  FRANCE.  281 

avait  donné  de  l'humeur  à  Versailles,  mais  sous  le  commandement 
supérieur  du  grand -duc  de  Mecklembourg-Schwerîn,  qui  était 
chargé  de  manœuvrer  entre  la  ligne  de  Chartres  et  la  ligne  d'É- 
tampes.  D'un  autre  côté,  le  prince  Frédéric-Charles  accourait  de 
Metz  à  marches  forcées,  et  les  têtes  de  colonne  de  son  armée  pa- 
raissaient dès  le  14  à  Fontainebleau.  On  allait  tomber  dans  cette 
fourmilière  allemande  avec  bien  peu  de  chances  de  battre  en  dé- 
tail toutes  ces  forces  qui  s'amassaient  devant  nous,  —  et  voilà 
comment  «  il  paraît  établi  »  que,  si  on  eût  marché  sur  Paris  après 
Coulmiers,  a  on  aurait  réussi  !  »  Voilà  comment  la  prudence  du 
commandant  en  chef  n'était  que  trop  justifiée  I 

A  se  jeter  en  avant  sans  prévoyance  et  prématurément,  on  ris- 
quait de  se  perdre;  on  ne  pouvait  que  gagner  au  contraire  à  se 
donner  le  temps  de  compléter  l'organisation  et  l'instruction  de  l'ar- 
mée, de  coordonner  les  forces  qu'on  rassemblait  et  qui  arrivaient 
chaque  jour,  de  se  mettre  en  défense  autour  d'Orléans  dans  les  po- 
sitions qu'on  venait  de  reconquérir.  Quant  à  l'idée  que  M.  de  Frey- 
cinet  prête  au  commandant  en  chef  d'avoir  voulu  en  ce  moment 
quitter  Orléans,  à  peine  repris,  pour  retourner  en  Sologne  au 
camp  de  Salbris,  c'est  une  plaisanterie  que  le  délégué  du  mi- 
nistre de  la  guerre  a  trouvée  évidemment  dans  son  imagination. 
I^  général  d'Aurelle  ne  voulait  ni  courir  les  aventures  ni  revenir  en 
arrière;  il  voulait  tout  simplement  se  mettre  en  mesure  de  tenir 
tête  à  l'orage  sans  aller  se  briser  contre  l'impossible,  et  ici  cette 
campagne  de  la  Loire,  si  bien  inaugurée  par  un  succès,  entre  dans 
luie  période  nouvelle,  où  tout  prend  une  importance  croissante. 

111. 

A  vrai  dire,  aux  yeux  de  bien  des  militaires,  c'était  et  c'est  en- 
core une  grave  question  de  savoir  si  l'armée  française  devait  com- 
mencer ses  opérations  par  l'Orléanais  et  par  Orléans.  Ces  plaines 
nues  et  ouvertes  de  la  Beauce  étaient  un  assez  dangereux  champ 
de  bataille  pour  de  jeunes  troupes;  elles  offraient  aux  Allemands 
tous  les  moyens  de  déployer  la  supériorité  de  leur  artillerie  et  de 
leur  cavalerie,  en  nous  rendant  plus  sensible  l'infériorité  de  nos 
moyens  d'action.  Pour  les  Allemands,  la  possession  momentanée 
d'Orléans  n'avait  eu  que  des  avantages  sans  aucun  inconvénient. 
£o  tenant  par  là  le  nœud  principal  des  communications  françaises 
avec  le  sud,  ils  avaient  la  protection  d'un  fleuve,  et  même  en  cas  de 
défsdteils  avaient  leur  retraite  assurée  vers  les  lignes  d'investisse- 
ment de  Paris;  c'est  ce  que  venait  de  montrer  le  mouvement  rétro- 
grade de  von  der  Tann,  qui  n'avait  pas  eu  besoin  d'aller  bien  loin 
pour  être  en  sûreté.  Pour  les  Français,  Orléans  était  sans  doute  un 


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282  RET0E   DES  DEUX  MONDES. 

poste  précieux  à  reconquérir  et  à  occuper;  seulement  ce  poste  n'é- 
tait pas  sans  péril.  L'armée  française,  an  lieu  d'être  protégée  par 
la  Loire,  était  désormais  adossée  à  un  fleuve,  et,  si  elle  venaûtà 
éprouver  quelque  revers,  elle  mquait  d'avoir  la  retraite  la  pins 
difficile,  la  plus  dangereuse  ;  «'est  ce  qui  allait  malheureusement 
arriver. 

Le  choix  de  la  direction  essentielle  et  pour  le  mentent  unique  dfis 
opérations  avait  été  sans  âout«  déterminé  surtout  par  des  raiscHis 
politiques,  par  la  nécessité  de  couvrir  Tours,  ce  qui  intportait  ce^ 
pendant  assez  peu,  car  le  gouvernement  aurait  été  peut-être  beau- 
coup mieux  ailleurs,  par. exemple  à  Glermont,  dans  ce  centre  inex- 
pugnable de  la  France,  où  il  eût  été  à  l'abri  de  toute  atteinte  et  de 
toute  panique;  mais  enfin,  puisqu'on  avait  pris  :ce  chemin,  puisqu'on 
était  rentré  à  Orléans,  il  n'y  avait  plus  qu'à  s'y  établir  assez  forte- 
ment pour  ofiri^r  un  front  de  défense  redoutable  à  l'enoemi,  en 
a;ttendant  de  pouvoir  à  son  tour  marcher  sur  lui.  C'était  d'ailleurs 
l'avis  de  tout  le  monde,  des'  chefs  militaires,  du  gouvernement 
comme  des  généraux,  de  M.  Gambetta  lui-même,  qui,  dans  une 
conférence  tenue  le  12  novembre  au  qi^artier-géoéral  de  Villeneuve 
d'Ingré,  aux  portes  d'Orléans,  prétendait  que  «  chaque  moment 
écoulé  était  autant  de  gagné  sur  l'emiemi ,  »  que  u  nous  augmen- 
tions nos  forces  tous  les  jours,  tandis  que  lui  au  contraire  s'affai- 
blissait. » 

Organiser  une  sorte  de  cwip  retranché,  créer  des  lignes  de  dé- 
fense suffisantes,  augmenter  pendant  ce  temps  Tarmée  d'opération, 
c'était  donc  là  pour  le  moment  la  premiëne  pensée.  Seulement  il  y 
avait  moins  que  jamais  une  heure  à  perdre,  et  en  eflet  on  se  met- 
tait à  l'œuvre  aussitôt.  Sans  être  une  brillante  position  militaire, 
Orléans  a  comme  un  boulevard  naturel  dans  sa  forêt,  qui  s'étend  à 
l'est  et  au  nord-est  vers  Gien  et  Pithiviers.  L'ensemble  de  la  dé- 
fense, aux  yeux  du  général  d*ÂureIle,  devait  êtrebasé  sur  une  forte 
occupation  de  la  forêt,  puis  sur  une  ligne  de  retrancfaemens  et  de 
batteries  qui  serait  précédée  elle-même  d'une  autre. ligne  d'avaot- 
postes  fortifiés  de  manière  à  retarder  autant  que  possible  la  marcfae 
de  l'ennemi.  Ces  travaux  devaient  être  exécutés  au  pltfê  vile.  Sans 
perdre  un  instant,  on  réunissait  à  Orléans  des  ingénieurs,  des  ou- 
vriers; on  allait  mêflEïe  jusqu'à  réquisitionner  des  outils  dans  cinq 
départemens  voisins.  On  faisait  venir  des  ports  militaires  tout  le 
matériel  d'artillerie,  toutes  les  pièces  de  marine  dont  on  pouvait 
disposer,  avec  le  personnel  nécessaire,  et  on  appekiit  au  comman- 
dement de  ce  service  de  la  marine  à  terre  ie  capitaine  de  vaisseau 
Ribourt.  On  ne  créa  pas  ainsi  peut-être  <i  une  des  plus  fartes  po^ 
tiens  qu'une  armée  pût  avoir  à  défendre,  »  comme  le  ^dit  H.  (b 
FneyciBet;  mais  en  quelques  jows  on  établit  aux  abords  d'OdéauSf 


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U  GUSRJtE   DE  JniANCE.  XS3 

àGidy,  i  Che?lIIy  fiur  la  rouie  de  Paria,  des  batteries  qiii,  ^:vec  les 
défenses  de  la  forêt,  promettaieiDt  de  rendre  une  attaque  au  moitis 
difficile.  D'un  autre  c6té,  le  gouyernement,  qui  venait  de  décréter 
des  levées  nouTelles,  quelque  chose  comme  la  levée  en  masse  soos 
le  nom  de  garde  nationale  mobiliaée,  le  gouvernement  mettait  une 
activité  fiévreuse  à  développer  les  forces  militaires.  En  peu  de  jours, 
il  créait  un  17«  corps  d^armée  entre  Orléans  et  Blois;  il  formait  à 
Nevers  un  18'  corps  qu'il  poissait  aussitôt  vers  la  Loire.  Il  faisait 
venir  de  l'est  ce  qui  restait  de  l'aimée  des  Vosges  pour  en  faire  un 
20*  corps,  destiné  aussi  à  grossir  l'armée  campée  autour  d'Orléans, 
le  ne  parle  pas  d'un  21'  corps,  qu'on  allait  composer  avec  les  masses 
HiGohérenles  de  la  Bretagne,  et  qu'on  plaçait  sous  les  ordres  d'un 
officier  de  marine  des  plus  énergiques,  le  capitaine  de  vaisseau 
Jaurès,  élevé  au  grade  de  général. 

A  ne  voir  que  l'apparence,  l'armée  de  la  Loire  était  doublée; 
aes  ressources,  son  artillerie,  son  matériel,  s'accroissaient  à  vue 
d'œil.  H.  de  Freycinet  parlait  même  au  général  d'Aurelle  des 
260,600  hommes  qu'il  allait  avoir  sousla  main.  Mallieureusement 
il  y  avait  beaucoup  de  mirage  dans  ces  chiiTres  comme  dans  toutes 
les  combinaisons  du  gouvernement,  et  il  en  était  des  260,000  hommes 
dont  parlait  M.  de  Freycinet  comme  des  .150  grosses  pièces  de  ma- 
rkie  qu'on  croyait  avoir  expédiées  à  Orléans.  La  réalité  est  restée 
toujouis  au-dt^sous  de  ces  fictions  ou  de  ces  illusions.  Le  i?^  corps, 
campé  du  cftté  de  Marchenoir,  était  à  peine  formé.  Il  avait  eu  pour 
premier  cbef  le  général  Dorrîeu,  on  le  donnait  presque  aussitôt  à 
commander  à  un  des  phis  brillans  et  des  plus  impétueux  officiers  de 
ciyalerie  de  l'armée  d'Afrique,  au  jeune  général  de  Sonis,  dont  l'en* 
traînante  valeur  pouvait  exeroer  le  plus  favorable  ascendant.  C'est 
avec  de  Sonis  qae  marchait  ce  régiment  des  «  zouaves  pontificaux  » 
oa  «  voiofitaires  de  l'ouest,  »  qui,  en  revenant  en  France  après 
rentrée  des  Ualieosà  Rome  le  20  septembre,  étsdt  allé  s'offrir  au 
gonyemement  ide  Tours,  et  qui  comptait  dans  ses  rangs  l'élite  de 
k  jeunesse  nobiliaire  sous  les  ordres  du  oolomel  de  Cfaarette.  Le 
IB*  corps  était  encore  moins  organisé  que  le  l?"*;  il  a  se  formait  en 
BMirchant^  «  comme  on  le  disait  ;  il  n'avait  pas  même  encore  de 
commandant  supérieur^  il  restait  provisoirement  sous  ta  direction 
in  chef  d'état^-major,  le  colonel  Billot.  Le  20''  corps ,  arrivé  de 
Gbagoy  par  ies  voies  ferrées,  sous  les  ordres  du  général  Grouzat, 
oe  laissait  pas  moins  à  désirer.  Le  18'  et  le  âO^  corps  devaient 
rester  à  l'extrémité  de  la  ligne  de  l'armée  à  droite,  du  cAté  de  Giea. 
(Tétaieiit  des  forces,  ai  l'on  veut,  ce  nTéitaient  pas  des  forces  sof- 
Gstmment  organisées,  et  œ  n'est  pas  de  cela  que  le  gouvernement 
était  coupable.  Néoessairement  plus  oa  allait,  plus  les  ressources 
d'trgaiiisatioii  jdîmiauaieiit,  £t  pour  suppléer  Atout,  du  avait  ima* 


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28&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

giné  de  créer,  à  rimitation  des  Américains  pendant  la  guerre  de  la 
sécession,  ce  qu'on  appelait  «  Tarmée  auxiliaire.  »  On  faisait  ain^ 
des  généraux,  des  ofTiciers  auxiliaires,  qu'on  se  bâtait  de  mettre  à  la 
tête  de  tous  ces  mobilisés  de  garde  nationale  qui  affluaient;  c'était 
une  armée  à  former  bien  plus  qu'une  armée  prête  à  entrer  en  cam- 
pagne. La  vraie  force  du  général  d'Aurelle  était  toujours  dans  le 
16«  corps,  dont  le  général  Cbanzy  restait  le  chef  aussi  intelligent 
que  résolu,  et  dans  le  15*  corps,  qui  venait  de  passer  tout  entier 
sous  les  ordres  du  général  Martin  des  Pallières.  Il  y  avait  là  six  di- 
visions bien  placées  dès  le  premier  jour  sur  les  deux  côtés  de  la 
route  de  Paris  et  capables  de  tenir  tête  en  avant  d'Orléans.  Quant  au 
reste,  il  fallait  avoir  le  courage  de  prendre  un  peu  de  temps  pour 
lier  toutes  ces  forces  incohérentes,  pour  donner  à  ces  soldats  im- 
provisés tout  ce  qui  leur  manquait  -encore  ;  il  fallait  de  plus  savoir 
ce  qu'on  voulait  faire,  et  surtout  laisser  aux  généraux  le  soin  de 
disposer  des  troupes  nouvelles  qu'on  leur  envoyait,  d'organiser  et 
de  préparer  leurs  opérations  de  guerre. 

Cependant  M.  Gambetta  et  M.  de  Freydnet,  après  quelques  jours 
de  patience,  commençaient  à  ne  plus  se  contenir.  Le  succès  de  Coul- 
miers  les  avait  gonflés  comme  s'il  eût  été  une  victoire  de  leur  pré- 
voyance et  de  leur  génie  militaire.  Il  leur  semblait  qu'il  n'y  avait 
qu'à  vouloir  et  à  parler  pour  établir  un  camp  retranché,  pour  créer 
des  lignes  de  défense,  pour  pousser  des  armées  en  avant.  A  peine 
étaient-ils  rentrés  à  Tours ,  après  leur  visite  du  12  novembre  au 
camp  français,  que  déjà  repris  d'une  fièvre  de  conception  stratégi- 
que ils  se  mettaient  à  harceler  le  général  d'Aurelle  en  lui  déclarant 
d'un  accent  de  reproche  qu'on  ne  pouvait  «  demeurer  éternellement 
à  Orléans;  »  ils  le  poursuivaient  d'objurgations  et  d'interrogations, 
lui  demandant,  tantôt  de  communiquer  ses  plans  pour  une  marche 
sur  Paris,  tantôt  d'exécuter  des  mouvemens  et  des  dislocations  de 
troupes  qui  pouvaient  être  la  chose  la  plus  dangereuse  du  monde 
devant  un  ennemi  vigilant,  tantôt  de  jeter  chaque  jour  20,000  ou 
30,000  hommes  dans  des  expéditions  d'aventure.  Oui,  M.  de  Freyci- 
net,  ce  major-général  de  M.  Gambetta,  qui  de  jour  en  jour  se  sentait 
devenir  un  de  Moltke  français,  M.  de  Freycinet  écrivait  gravement  au 
général  d'Aurelle  :  «  Si  par  exemple  une  occasion  favorable  s'offrait 
d'écraser  à  quelque  distance  un  corps  inférieur  en  nombre,  vous  de- 
vriez évidemment  en  profiter...  Lancez  chaque  jour  une  colonne  de 
20,000  à  30,000  hommes  pour  nettoyer  le  pays.  »  Je  ne  réponds  pas 
que  le  général  d'Aurelle  ait  gardé  son  sérieux  en  recevant  ces  in- 
structions, qu'il  pouvait  joindre  à  celles  par  lesquelles  on  l'invitait 
à  «  prendre  l'ennemi  entre  deux  feux  »  ou  à  préférer  trois  bons  che- 
vaux à  trois  cents  mauvais.  Toujours  est-il  qu'on  s'impatientait 
étrangement  à  Tours,  qu'on  ne  cessait  de  gourmander  le  général 


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LA  GUERRE   DE   FRANCE.  285 

en  chef,  et  ici  dans  l'obscurité,  dans  ces  conflits  de  directions  con- 
traires, dans  ces  froissemens  secrets  et  incessans  d'un  commande- 
ment toujours  disputé,  ici  se  nouait  la  tragédie  militaire  qui  allait 
s'accomplir. 

Il  y  avait  deux  plans  en  présence.  Le  général  d'Aurelle  avait  le 
sien,  cela  n'est  pas  douteux;  il  ne  le  publiait  pas  tout  haut,  il  avait 
certainement  raison.  Son  plan  à  lui  était  de  s'enfermer  pour  le 
moment  dans  les  lignes  de  défense  d'Orléans  et  d'y  attendre  l'en- 
nemi. Il  aurait  désiré  concentrer  le  plus  possible  toutes  les  troupes 
dont  on  disposait,  de  façon  à  les  organiser  d'abord  et  à  pouvoir  en- 
suite coordonner  leur  action  à  l'heure  voulue.  De  cette  manière, 
avec  les  retranchemens  dont  on  se  couvrait,  il  se  croyait  en  état' de 
recevoir  une  attaque  où  les  Allemands  auraient  commencé  dans 
tous  les  cas  par  essuyer  les  pertes  les  plus  graves,  —  et  après  une 
bataille  défensive  heureuse  il  pouvait  s'élancer  sur  un  ennemi  dé- 
concerté, éprouvé,  peut-être  rejeté  en  désarroi  vers  Paris.  Dira-t-on 
qu'on  ne  l'aurait  pas  attaqué?  Ce  n'était  guère  possible.  Sans  parler 
même  du  désir  de  réparer  l'échec  de  Coulmiers,  les  Allemands  ne 
pouvaient  s'arrêter  devant  ce  camp  retranché  de  la  France.  Les 
retards  ne  leur  auraient  servi  à  rien,  ils  n'auraient  profité  qu'à  notre 
armée,  dont  les  forces,  l'instruction,  la  discipline,  les  ressources 
matérielles,  se  seraient  accrues  de  jour  en  jour.  C'était  là  le  plan  du 
général  d'Aurelle.  M.  Gambctta  et  M.  de  Freycînet,  quant  à  eux, 
n'avaient  qu'une  idée,  aller  en  avant  sans  plus  attendre,  marcher 
aussitôt  sur  Paris,  qui  «  avait  faim,  »  disait-on.  Quel  était  le  meil- 
leur système?  La  réponse  n'était  ni  à  Tours  ni  à  Paris,  elle  était 
bien  plutôt  au  camp  ennemi,  dans  la  situation  des  Allemands,  dans 
les  forces  dont  ils  disposaient,  dans  leur  intérêt  du  moment. 

La  vérité  est  que  cette  immobilité  de  l'armée  française,  dont  les 
Allemands  avaient  été  étonnés  une  première  fois  à  la  veille  de  Coul- 
miers et  qu'ils  retrouvaient  devant  eux  le  lendemain,  recommen- 
çait à  les  inquiéter.  Ils  ne  savaient  trop  à  quoi  s'en  tenir,  ils  sem- 
blaient même  un  instant  ignorer  ce  qu'était  devenue  réellement 
l'armée  qui  venait  de  se  révéler  à  eux.  Ils  se  mettaient  néanmoins 
en  mesure  de  faire  face  à  tout.  Le  prince  Frédéric-Charles  pressait 
la  marche  de  son  armée,  qui  se  composait  des  in%  ix'  et  x^  corps  (i) 
avec  deux  divisions  de  cavalerie,  et  ces  troupes,  poussées  rapide- 
ment, arrivaient  le  17  et  le  18  novembre  à  la  hauteur  d'Angerville 
sur  la  route  de  Paris,  autour  de  Pithiviers  et  de  Montargis.  Dès  ce 
moment,  le  prince  Frédéric-Charles,  établi  lui-même  à  Pithiviers, 
avait  sous  la  main  plus  de  00,000  soldats  aguerris,  exaltés  par  le 
succès,  puisqu'ils  venaient  de  Metz.  Les  Allemands  étaient  si  peu 

(1)  Oq  indique  les  numéros  des  corps  allemands  en  chiffres  romains  pour  éviter  toute 
eonfosion  avec  les  corps  français. 


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2S6  RETDE  IVES  DEUX  ICORDfiS. 

fixés  que,  pendant  ces  mouYemens- du  prince  Frédérie^Gharles,  1» 
troupes  placées  sous  les  ordres  du. grand*doe  de  Hecklembourg  an 
lendemain  de  Coulmiers  ayaLent  été  n^pelées  en  grande  partie  à 
Chartres  pour  faire  face  à  la  route  du  Mans,  où  Ton  soupçonnait 
que  l'armée  française  s'était  trafiq>ortée..Le  grand^duc  passait  plus 
dis  huit  jours  à  battre  ces  malheureusos  campagnes^  à  fouiller  le 
pays^.poussani.ses  ioeursioas  assez  bin,  jusqu'à  Nogent^le-BotioQ, 
si  bien  que  l'alarme  éclartait  à.  Tours,  où  Ton  se  voyait  déjà  sous  la 
menace  de  quelque  surprise.  Legeuviemement  s'agrtait,  s'empressait 
de  reprendre  le  17''  corps,  à  L'armée  d'Oriéaas  pour  le  pousser  vers 
Châteaudun,  et  dans  sa  panique  il  allait  même  un  jour  jusqu'à  de- 
mander au  général  d' Aurelle  delui  envoyer  au  plus  vite  tut  régîmeiit. 

Chose,  bizarre  et  ponrt^mt  vraie,  on  se  trompait  dans  lesdeui 
camps,,  on  ne  voyait  clair  ni  à  Versailles  ni  à.  Tours»  Le  gouverne^ 
ment  français  se  laissait  aller  à  des  émotions  inutiles*  Le  grand-doo 
de  Mecklembourg.  n'avait  nuliement  la  pensée  d'aller  à  Tours;  il 
n'avait  d'autre  mission  que  de  faire  une  puissante  recosDaissaQae, 
de  chercher  l'armée  de  la  Loire  dans  l'ouest,  où  eite  n'était  pas. 
Cela,  est  si  vrai  que,,  lorsquie  l'étatHnajor  de  ^rsailles  s'aperce* 
vait  de  sa  méprise,  dès.  le  22  novembre,  il  donnait,  au  grand^àio 
l'ordre  de  se  replier  vers  Orléans,  où  ses  forces  réunies  à  celles  da 
prince  FrédériG-Charie»  allaientiporter  l'armée  alleœaaide  à^plus  do 
110,000  hommes* 

Quel  était  l'intérêt  allemand  et. quel  était  l'inténfit  français  dam 
cette  situation. assez  confuse?  Étioas^nou»  intéressés  à  nous  laisser 
attirer  par  cette  apparente  incohérence?  C'est  un  des  officiers  du 
grandquartier-gënéral  de  Versailles,  c'est  le  major  Blume  qui  tranche 
la  question  en  révélant  la  varaié  pensée  des  chefs  prussiens.  Où  ne 
craignait  pas  use  attaque  au  camp  allemand,  —  a  bien  an  con- 
traire on  était  certain  du  succès  final  dans  le  cas  où  l'adversain» 
oserait  sortir- de  sa  position  bien  couverte  et  fortifiée  pour  venir 
nous  attaquer  dans  ks  terrains  découverts^  dé  la  Beauoe.  Quant  i 
enlever  de  vive  force  cette  position,  cela  constituait  une  tftche  bien 
autrement  difficile,  si  d'abord  le  défenseur  n'était  pas  moralement 
ébranlé  par  l'insuccès  d'une  première  tentative  offensive...  »  Tout 
était  là  dans  ce  moment  suprême.  Le  général  d'Aurelie  le  sentait 
bien,  et  voilà  pourquoi^  endief  prudent  et  avisée  il  tenait  tant  à  se 
concentrer,  à  se  masser  dans  ses  lignes  de  défense  plus  qu'on  ne 
lui  permettait  de  le  faire.  Les  stratégistes  de  Tours  ne  le  voyaient 
pas,  et,  voulant  sans  doute  passer  défioitivement  hommes  deguenre, 
ils  décidaient  qu'on  prendrait  Tofiensive  par  une  marche  sur  Pitbi- 
viersu  ¥ainea»ent  le  général  d' Aurelle  s'efibrçait-il  de  fûre  obseni^ 
qu'une  sortie  hors  des  lignes  pouvait  entraîner  une  bataille  générale 
qu'on  ne  serait  plus  maître  de  refuser,  qu'on  allait- livrer  cette  ba« 


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LA.  GUERRE   DE   FRANGB.  387 

Uille  sur  le  terrain  de  concentratioa  de  rennemi  à  une  janrnée: 
de  DOS  propres  positions  :  le  gouvernement  de  Tours  n'écoutait 
lien^et  ce  qu  il  y  avait  de  plus-  étrange,  c'est.  (|u*il  prétendait  ex-- 
pUquer  le  mouvement  qu'il  préparait  par  la  nécessité  de  dégager  la 
gauche  de  l'armée  et  l'ouest,  menacés  pai*'le  duc  de  Mecklem- 
bourg»  H.  Gambetta.et  M.  de  Freycinet  avaient  leur  plan  arrêté^, 
c'était  leur  œuvre,  dont  ils  se  proposaient  de  conCer  l'exécution  au 
18*  et  au  20''  corps»  établis  entre  Giçn  et  Montargis,  en  faisant  con- 
courir à  l'expédition  une  divison  de  des  PaUibres  qu'on  détacherait 
du  W  corps  pour  la  porter  plus  à  l'est,  au  risque  d'affaiblir  le  centre 
des  positions  de  l'armée.  A  partir  du  22  et  du  23  novembre,  les 
ordres  se  pressaient,  et  c'était^  bien  l'œuvre  du  gouvernement  que 
M.  de  Freycinet  dit  avec  une  nsuveté  de  présomption  singulière  : 
i  Les  opérations  offrirent  ce  caractère  particulier,  qui,  pendant  toute 
lapéiiode  du  10  octobre  au  d  février,  ne.  s'est  retrouvé  dans  au- 
Gune  entreprise,  d'être  conduites  directement  par  T adminislration 
dv  la  guerre.  » 

Âiosi  non-«ettlement  on  jouait  sansrle  vouloir  le  jeu  de  l'ennemi 
par  une  imprudente  tentative,  non^eulement  on  faisait  ce  qui,  se- 
lon le  mot  du  major  Blume,  «  pouvait  le  mieux  répondre  aux  désirs 
dtt  chef  de  l'armée  allemande,  »  mais  on  allait  le  faire  avec  des 
forces  disséminées,  avec  un  commandement  flottant  et  partagé,  si 
bien  qu'en  plein  mouvement  lè  général  d'Aurelle  était  réduit  à 
écrire  au  ministre  de  la  guerre  :  a  Ne  connaissant  pas  le  but  précis 
desmouvemens  que  vous  avez  ordonnés,  il  m'est« fort  difficile  de 
dooner  des  instructions  qui  pourraient  s'écarter  de  vos  intentions.  » 
Et  Martin  des  Pallières  à  son  tour  était  réduit  à  écrire  au  général 
en  chef  :  a  Ne  connaissant  nullement  le  plan  qui  nous  fait  mouvoir^ 
je  crains  de  faire  qudque  mouvement  qui  vienne  le  contrecarrer 
en  ne  se  reliant  pas  à  ceux  du  reste  de  l'armée.  »  C'est  ainsi  que 
flfeogageàient  ces  opérations  qui  conduisaient  le  28  novembre  à  la 
bataille  livrée  autour  de  Beaune-la-Rolande,  qu'il  s'agissait  d'enle- 
ver avant  d'aborder  Pithiviers.  Assurément  ce  fut  un  combat  plein 
fbonneur  pour  les  jeunes  soldats  du  20^  et  du  18^  corps,  qui  allaient 
an  feu  pour  la  première  fois,  qui,  s'avançant  les  uns  par  Batilly,  Nan- 
cniy,  Saint-Loup,  les  autres  par  Ladon,  Maizières,  Juranville,  réus- 
sissaient un  instant  à.  serrer  de  près  la  ville  de  Beaune-Ia-Rolande, 
défendue  par  le  Xr*  corps  prussien  de  Yoghts-Rhetz.  11  n'était  pas 
niQixm  d'une  triste  évidence  que  l'attaque  avait  manqué.  Le  18^  et 
le  20*  corps,  apj'ès  quatre  journées  de  pénibles  efforts,  d'engagé- 
BMns  sanglans,  n'étaient  pas  moins  condamnés  à  reprendre  des 
positions  en  arrière.  Le  cabinet  militaire  de  Tours,  qui,  lui,  ne 
ItOttvait  pas,  ne  voulait  pas  a\*oir  échoué,  était  sei^  à  triompher.  Il 
lépétût avec  une imBertiurbable  assurance que^ parce.qu'il  appelait 


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288  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  «  diversion  sur  la  droite,  »  il  avait  réussi  à  dégager  l'ouest  de 
l'étreinte  du  grand-duc  de  Mecklembourg,  lorsque  bien  avant  le  28 
le  gi-and-duc  avait  l'ordre  de  regagner  Orléans.  Il  comblait  d'éloges 
les  deux  corps  qui  avaient  combattu,  il  exaltait  surtout  le  jeune 
chef  provisoire  du  18*  corps,  le  colonel  Billot,  qu'il  faisait  général. 
Il  parlait  enfin  «  des  avantages  signalés  »  qu'on  avait  remportés. 

On  était  malheureusement  bien  obligé  de  s'avouer  la  vérité,  une 
vérité  cruelle,  désagréable  surtout  pour  le  gouvernement.  Le  com- 
mandant du  20®  corps  eut  le  courage  de  ne  pas  la  cacher.  II  osa 
dire  qu'il  avait  besoin  de  «  quelques  jours  de  repos  pour  se  refaire,  » 
que  ses  soldats  manquaient  de  tout,  que  les  bataillons  de  mobiles 
de  la  Haute- Loire  «  n'avaient  pour  tout  vêtement  que  des  pantalons 
et  des  blouses  de  toile  complètement  hors  de  service.  »  M.  de  Frey- 
cinet  répondait  aussitôt  d'un  ton  napoléonien  :  «  Vous  me  paraissez 
bien  prompt  à  vous  décourager,  et  vous  n'opposez  pas  à  l'ennemi 
cette  solidité  sans  laquelle  le  succès  est  impossible.  Vous  me  parlez 
aujourd'hui  de  quelques  jours  de  repos.  Il  s'agit  bien  de  repos...  11 
faut  marcher,  et  marcher  vite...  J'attends  de  vous  que  vous  em- 
ploierez toute  votre  activité  et  votre  énergie  à  relever  le  moral  de 
vos  troupes.  Si  l'attitude  de  ce  corps  continuait  à  paraître  aussi  in- 
certaine, je  vous  en  considérerais  comme  personnellement  respon- 
sable... » 

Voilà  comment  du  fond  d'un  cabinet  de  Tours  on  parlait  à  des 
généraux  qui  étaient  devant  l'ennemi,  qui  avaient  le  malheur  de  ne 
point  réussir  dans  les  aventures  où  on  les  jetait.  Je  me  figure  que,  si 
le  chef  provisoire  du  18*  corps,  le  général  Billot,  connut  cette  lettre, 
il  dut  souffrir  des  faveurs  exceptionnelles  dont  il  était  l'objet,  en 
voyant  ainsi  traité  un  compagnon  de  guerre  auprès  duquel  il  venait 
de  combattre.  Le  général  Martin  des  Pallières,  quant  à  lui,  n'avait 
pu  prendre  aucune  part  à  l'affaire  de  Beaune-la-Rolajide;  il  n'avait 
pas  dépassé  Loury  dans  la  forêt,  et  c'est  là,  dans  un  petit  rendez*- 
vous  de  chasse  qui  lui  servait  de  bivouac,  au  milieu  des  soucis 
d'une  opération  à  laquelle  il  était  associé  et  dont  il  sentait  le  péril, 
c'est  là  qu'il  recevait  une  visite  inattendue.  Celui  qui  se  présentait 
prenait  le  simple  nom  de  colonel  Lutteroth.  Il  ne  fut  pas  d'abord 
reconnu  par  le  général.  C'était  le  prince  de  Joînville.  Il  était  allé 
vainement  à  Tours  demander  du  service,  il  n'avait  pas  réussi  à  voir 
le  général  d'Aurelle,  il  venait  auprès  de  Martin  des  Pallières.  U 
rappelait  au  général  qu'autrefois,  dans  des  temps  moins  sombres, 
il  avait  eu  la  chance  de  l'aider  à  se  distinguer  au  début  de  sa  car- 
rière au  Maroc;  il  ne  lui  demandait  ni  grade,  ni  position,  il  le  sup- 
pliait seulement  de  le  laisser  se  perdre  parmi  les  volontaires  de  ses 
avant-postes.  «  Qui  me  reconnaîtra?  Vous  ne  m'avez  pas  vous-même 
reconnu,  »  disait-il.  Le  général  était  profondément  ému,  et  Qp  n'est 


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IJL  GUERRE  DE   FRANGE.  289 

qu'après  une  pénible  lutte  intérieure  qu'il  se  croyait  obligé  de  re- 
fuser, n  Nous  jouons  la  dernière  carte  de  notre  malheureux  pays, 
répondit-il;  il  nous  faut  éviter  tout  ce  qui  pourrait  donner  pré- 
texte à  une  agitation  quelconque  en  présence  de  l'ennemi.  »  Le 
prince  serra  la  main  du  général  en  silence,  et  partit,  pour  se  re- 
trouver cinq  jours  après,  obscur  et  inconnu,  à  la  défense  des  batte- 
ries d'Orléans. 

Heureux  ou  malheureux  en  effet,  le  combat  de  Beaune-la-Rolande 
ne  pouvait  plus  être  considéré  que  comme  une  sorte  de  prologue 
d'une  action  imminente,  tant  les  événemens  se  pressaient  tout  à 
coup.  On  était  encore  sous  l'impression  de  ce  qui  venait  de  se  pas- 
ser le  28,  lorsque  le  30  on  recevait  à  Tours  la  nouvelle  que  ce  jour- 
là  même  ou  peut-être  la  veille  l'armée  de  Paris  avait  dû  tenter  une 
grande  sortie  sous  les  ordres  du  général  Ducrot,  qui  se  proposait  de 
se  diriger  sur  la  forêt  de  Fontainebleau.  Aussitôt  M.  de  Freycinet 
donnait  rendez-vous  pour  le  soir  aux  principaux  chefs  de  l'armée 
au  quartier- général  de  Saint-Jean-de-la-Ruelle,  aux  abords  d'Or- 
léans, et  il  arrivait  avec  M.  De  Serre  à  neuf  heures.  C'était  le  con- 
seil de  guerre  décisif.  Il  s'agissait  toujours  de  cette  marche  sur  Pi- 
thiviers  qu'on  venait  d'essayer,  mais  qui  devait  être  reprise  cette 
fois  d'une  autre  manière,  dans  de  plus  vastes  proportions  et  sans 
plus  de  retard.  Les  généraux,  en  présence  des  nouvelles  de  Paris, 
ne  méconnaissaient  pas  la  nécessité  d'agir;  seulement  ils  deman- 
daient d'abord  et  avant  tout  qu'on  ne  laissât  pas  l'armée  dans  l'état 
d'éparpillement  où  elle  était,  qu'on  exécutât  le  plus  rapidement 
possible  une  concentration  indispensable.  C'était  à  leurs  yeux  la 
première  condition  de  succès.  On  finit  par  leur  dire  qu'il  n'y  avait 
plus  à  discuter,  que  c'était  l'ordre  du  ministre,  —  à  quoi  le  géné- 
ral Chanzy  aurait  répliqué,  assure-t-on,  que  ce  n'était  point  alors 
la  peine  de  les  réunir,  qu'il  n'y  avait  qu'à  leur  envoyer  leurs  instruc- 
tions par  la  poste.  Puisqu'il  y  avait  en  effet  un  ordre  formel,  impé- 
rieux, il  ne  restait  plus  qu'à  l'exécuter,  et  le  grand,  le  terrible 
drame  allait  commencer. 

IV. 

Dans  quelles  conditions  se  trouvait-on  à  ce  moment  décisif  7  II 
faut  se  représenter  cette  situation  pour  comprendre  ce  qu'il  y  avait 
de  prudence  dans  les  observations  des  généraux.  Le  grand-duc  de 
Mecklembourg  venait  d'arriver  à  portée  d'Orléans,  et  le  prince  Fré- 
déric-Charles, qui  avait  désormais  le  commandement  de  l'armée 
allemande  d'opération  tout  entière,  n'était  point  homme  à  rester 
inactif  ou  à  négliger  les  occasions  qu'on  pourrait  lui  offrir.  De  notre 
coté,  l'armée-  était  certainement  considérable,  mais  elle  s'étendait 

TOMB  CL  —  1872.  io 


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SSâ*  REWQE  BIS  osn  xoroia. 

svc  nue:  1%Q8  <le  pi:is  dwt  qoatre-vijiglB  kiioraMires^  Le  17«^  eorpa 
Q/*a¥ait  patt  encam  quîtté  tes.  environs:  àor  Mardieiurir^  où  il  venast 
ié  lentoer  aprësv  aai  poiatB  sur  Ghâteainduoi»  La  16^  corps,  était  k 
gaudie  dui  dseimn  da*  fer  de  Parisy  Ters  SoinlKPéravy.  Deux  dm^ 
sbns  du  lâ°  corp&  se  trouvaient  à  cheval  sor  la  couie  de  Parâ»  à 
Gidy,  àr  Chevilly,.  et  allaiect  jusqu'à  Sakit-Lyé,  à  la  lisiëve  de  ki 
forêi,  tandis  que  la  première  division  de  ce  corps  était  à.  six  lieues 
de  LùLVArsil^eslîavec  le  général  Martîii  des  Pallièces.  loi-nrôme.  Le 
2ft*  et  le  i^*  corps  étaient  plus:Ioin  wcorev  à  Beilagasde,  en  arrière 
de  Beaujie-4ar-Bolande  et  dansB  la  direction  de  Montajigls.  Noa-seu- 
lanent  cette  ligue  démesucément  étendue*  et  fragile  était  exposée  à 
ètve  percée  pa^  unjchûe  impsu  violent;  maie  de  plus  le  nometère  de- 
là guerve  se  &  étaLt  nulleinent  deseaisL  de  la  direction  du.  17*  corpsy 
éoot  il  veucoit  de  se  servir  pendani  (Quelques  jours^  du  i8^  et  du 
20r  corps,  ainsi  que  d&  la  preioî^re  division)  de  dés.  Paliières.  "Voilà 
dans  quelles'  coodiliens  le  gouverocmeiit^  de  s(m>  aatoidté  souve^ 
Faine,  déatdiût  le  3 (V- novembre  au  soir  qa'on  niaDafaeraût  an  Goml)at 
G'était  positivement  redoutable. 

Pithiviers;  étaniH  le  premieD  point  k  etilever  poxir  se  diriger  sur 
Fontainebleau^  il'  s'ensuivait  que  la  1'^  division  do*  des  PaUières, 
quL  était  vers  Ghilleurs-aux*Bob,  formait  comme  le  pivot  sar 
lequel  allait  s-'opéi^er  le  grand  mvuvemeni.deicoaveraott  de  Tàr- 
mée;:  que  lie  IG""  corpe,  qui,,  partant  de:  l'extrême  gsucfae,  avait  te 
plus  de  chemin  à  faire,  donnerait  le  signala  de  l'action  es  se  met- 
tant en  marche  dès.  lel^'^décembce,  suivi  d'aussi  près  que*  possible 
par  le  17*  aorps;  que  re-lSf  et  Le  2G^  corps^qui  étaient  à  l'extrême 
duoite  un  peu  épruovés  et  qui  restaient  toujours  d!aiiteurs  sous^  tes* 
•cdres  directs  du  ministre:»  paxtiraieàt  les  derniers.  On  croyait aveîr 
fait  pour  le  mieux,,  et  en.  réalité  \ai  première  partiei  du  programme 
s'aaeomplissait  assez  heureusement^  Le  l^'^  décembre*  au  matin,  le 
général.  Chanzy,  d'une  main  énergique  et  sûre,  poussait  ses  tronpes 
eut  asr.aDt.JI  avait  à  s'élevei!  à  la  hauteur  de  JanvîUe  et  de  Toury 
avant  de  se  replier  sur  Pithiviers,  et  jusque-là  il  avait  à  se  frayer 
un  passage,  à  disputer  pied  à  pierl  le -terrain  aux  Bavarois,  peut- 
être  aux  autres  forces  du  grand-duc  de  Mecklembourg  qu'il  avait 
de^nt  lui.  Les  troupes  du  iô*  corps  étaient  pleines  d'enta;ain^  Suc- 
cessivement on  enlevait  touUs  CL^St  positions  de  Gonmiiersv  de  Ter» 
nxixiieus,  deGuillonville-,  deFaverolles,.  et, comme  le  temps' passait, 
comme  on*  touchait  à. la  nuit,  l'ami/al  Jaucéguiberry,.  voulant;  tenni'* 
nejr  le  combat,  par  un  coup  de  vigueur,,  faisaii  emporter  d^ssaat 
le  château  et.  le  pacc  de  Villepion^  où.  se:  concenicait.  ku  réastance* 
Qa-.  avaifi  gagpé  du  terraiui  et  on  cestait  maître  des  positions.  La 
soh%  Chanzy  se  oroyait  et  avait  le  droit  de  se  croire- en  succès» 

Tout,  semblait  d'ailleurs  favorable  dans  cette  journée  du  1"  dé- 


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LA  GUERBC  BE  PRAI^CË.  i^t 

cemfare.  Chanzy  iflaugandt  le  monrement  de  Tarmée  de  la  Ldre 
par  une  brillante  action,  et  on  apprenait  ce  jonr-là,  par  une  for- 
tune heureuse,  que  la  sortie  de  Paris  s'était  enfin  accomplie  la  reille", 
qu'elle  avait  été  couronnée  par  une  éclatante  Yictorre  de  Trocha  et 
de  Ducrot.  C'était  la  première  affaire  du  30  novenorbre  à  TilBers.  If 
Tï'j  avait  plus  à  bésîter  désormais  sur  ce  qu'on  avait  à  faire.  Du  gé-^ 
néral  au  dernier  soldat,  tout  le  monde  était  électrisé.  te  général 
d*AureITe,  dans  un  ordre  du  jour  i  ses  troupes,  disait  :  <r  Bfarchond 
avec  Félan  dont  l'armée  de  Paris  nous  donne  l'exemple.  Je  fais  ap« 
pel  aux  sendmens  de  tous,  des  généraux  comme  des  soïdats.  Nous 
pouvons  sauver  la  France...  En  avant,  sans  calculer  le  danger f  w 
Malbeureusement  H.  GambetCa  dans  Texubérance  d'un  patriotisme 
qui  n'aurait  rien  perdu  à  être  moias  ignorant,  MrGambetta  réus- 
sissait à  mêler  presque  du  ridicule  à  des  événemens  qui  étaient 
pourtant  si  sérieux.  Lui  qui,  comme  ministre  de  la  guerre,  aurait 
dû  au  moins  être  au  courant  de  certaines  chosesr  on  se  laisser  in**' 
stniirc,  il  trouvait  le  moyen  de  brouilîer  tout,  de  confondre  tout, 
le  nord  et  le  raidi,  Épmay-sur-Seine  et  Épînay-sur-Orge,  le  général 
Tînoy,  qui  commandait  au  sud  de  Paris,  et  Tanriral  La  Konclère  Le 
Noury,  qui  commandait  i  Saint-Denis,  il  annonçait  à  la  France  que 
Tamiral  La  Ronciëre  s'était  avancé  sur  Longjumeau  et  avait  a  enlevé 
les  positions  tfÉpînay  »  sur  la  roxrte  d'Orléans,  de  sorte  qu'il  n'y 
avait  plus  qu'à  &ire  en  pas  de  part  et  d'autre  potrr  se  donner  la 
main.  Déjà  on  partait  à  Totrrs  du  prmce  Frédérfc-Cbai-les  comme 
d'un  général  qui  aurait  bien  de  la  peine  à  ne  pas  être  pris  entre  Tar- 
mëede  Ducrot  et  Tarmée  de  I^  Loire.  Pour  des  hommes  qui  avaient 
la  prétention  de  conduire  une  guerre,  c'était  léger,  et  d'autant  plu» 
dangereux  que  ces  fausses  indications  pouvaient  entraîner  les  plus 
graves  méprises,  que  toutes  ces  exagérations  de  bulletins,  en  trom- 
pant le  pays,  devaient  inquiéter  les  génératix.  Une  chose  restait 
toujours  certaine,  il  y  avait  ea  évidémnment  à  Paris  une*  action  déci- 
sive, heureuse,  et  cette  seule  pensée  suffisait  pour  sontenâr  f  armée 
dâ  la  Loire  dans  k  lotte  oit  elle  s'était  engagée. 

La  marche  commencée  te  l*'  décembre  en'  effet,  on  la  reprenait 
le  2  au  matm  sous  l'impression  des  avantages  qu'on  avait  (Âtenu^ 
et  des  grands  succès  parisiens;  mais*  on  ne  tardait  pus  à  s'ajiei^e- 
^îrque'cette  fois*  on*  ne  marcherait  pae  aussâ  aisément  que  la  veille, 
qu'on  alltdt  avoir  l'es  plus^  sérieux  embarras*.  Tandis  qu'une  division- 
Âï  ïff^  corpe  devait  s'avancer  le  Ion g^ du  chemin  de  fer  de  Paris,  air- 
delà  de  Chevrfly,  vers  Artenay,  mesurant  son  action  atix  progrès  du 
16*  corps,  celtri-cî,  à  peine  engagé,  rencontrait  &  chaque  pas  la  ré^ 
sistance  la  plus  opiniâtre.  En  réaRté,  le  16*  corps  avait  devant  ïui 
toutes  fes  forces  du  grand-duc  de  Mectlerabourg,  les  Bavarois,  la 
f  7»  et  ht  22*  division  d'infanterie,  plusieurs  corps  de  cavalerie.  On* 


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292  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

avait  à  livrer  une  véritable  bataille  dont  le  centre  était  le  village  de 
Loigny.  Malgré  tous  ses  efforts,  malgré  l'énergie  de  ses  division- 
naires, l'amiral  Jauréguiberry  et  le  général  Barry,  Chanzy  n'avan- 
çait pas,  ou,  s'il  avançait,  c'était  pour  être  obligé  de  reculer  aus- 
sitôt. A  un  certain  moment,  il  voyait  sa  droite  désorganisée,  son 
centre  faiblissant  et  ne  pouvant  plus  tenir  à  Loigny,  sa  gauche  dis- 
putant péniblement  le  terrain.  La  situation  devenait  critique  pour 
lui,  il  avait  engagé  tout  son  corps,  il  n'avait  plus  rien  à  mettre  en 
ligne.  Il  avait  seulement  appelé  le  17*  corps,  qui  était  loin  et  qui 
ne  paraissait  pas.  Le  général  de  Sonis ,  arrivé  de  sa  personne  à  Pa- 
tay,  frémissant  d'impatience  au  bruit  du  canon,  hâtait  autant  que 
possible  la  marche  de  ses  troupes.  A  mesure  que  les  régimens  arri- 
vaient, il  les  formait  pour  les  pousser  au  secours  des  divisions  du 
10^  corps,  et  lui-même  il  se  portait  au  centre  de  la  bataille,  dans 
la  direction  de  Loigny,  avec  ce  qu'il  avait  sous  la  main,  notam- 
ment avec  un  bataillon  de  «  zouaves  pontificaux  »  sous  les  ordres 
du  colonel  de  Charette  ;  il  n'avait  pas  plus  de  800  hommes. 

Il  était  quatre  heures,  il  s'agissait  de  faire  une  suprême  tentative 
pour  reprendre  Loigny,  où  quelques-uns  de  nos  soldats  se  défen- 
daient encore  contre  des  masses  ennemies  qui  occupaient  la  plus 
grande  partie  du  village.  De  Sonis  s'avance  intrépidement  avec  sa 
petite  troupe  sous  une  grêle  d'obus;  il  sème  la  route  de  ses  morts, 
et  il  est  lui-même  atteint  d'une  affreuse  blessure  qui  le  met  hors 
de  combat.  Le  colonel  de  Charette,  dont  le  cheval  est  tué,  met  pied 
à  terre,  continue  sa  marche  au  milieu  d'un  feu  qui  redouble;  il  ar- 
rive jusqu'aux  jardins  de  Loigny,  et,  blessé  à  son  tour,  il  tombe  au 
bord  du  chemin,  poussant  encore  du  geste  et  de  la  voix  ses  soldats 
en  avant.  La  lutte  devient  bientôt  impossible,  la  mort  abat  cette 
jeunesse  guerrière.  Des  trois  cents  hommes  de  Charette,  il  en  revint 
soixante!  Cette  héroïque  charge  de  Loigny  n'avait  servi  à  rien.  C'était 
le  dernier  espoir  qui  s'évanouissait,  la  bataille  était  perdue.  Un  in- 
stant, le  général  Chanzy,  qui  ne  se  déconcertait  pas  facilement, 
croyait  pouvoir  se  borner  à  se  replier  dans  ses  positions  du  matin, 
et  il  aurait  encore  tenu  tête  assurément,  s'il  l'avait  fallu,  si  on  l'avait 
poursuivi;  mais  il  s'apercevait  bien  vite  que  le  17«  corps  était  pas- 
sablement démoralisé,  et  les  chefs  de  ces  jeunes  soldats  du  reste  ne 
luijcachaient  pas  qu'on  ne  pouvait  rien  leur  demander  de  quelques 
jours;  il  voyait  que  les  divisions  du  16*  corps,  tout  en  restant  bien 
plus  fermes,  étaient  elles-mêmes  fort  éprouvées.  Il  ne  se  dissimulait 
pas  qu'une  retraite  plus  complète  devenait  peut-être  nécessaire,  et 
que  c'était  de  ce  côté  l'abandon  de  la  marche  sur  Pithiviers. 

Ce  qu'on  ne  croirait  pas  cependant,  c'est  que  ce  même  soir,  au  mo- 
ment où  expirait  la  charge  de  Loigny  et  où  Chanzy  venait  de  se  battre 
tout  un  jour  contre  plus  de  iO,000  hommes,  on  écrivait  de  Tours 


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LA   GUERRE   DE   FRANCE.  293 

au  général  en  chef:  «  D'après  l'ensemble  de  mes  renseignemens,  je 
ne  crois  pas  que  vous  trouviez  à  Pithiviers  ni  sur  les  autres  points 
une  résistance  prolongée.  Selon  moi,  l'ennemi  cherchera  unique- 
ment à  masquer  son  mouvement  vers  le  nord- est  à  la  rencontre 
de  Ducrot.  La  colonne  à  laquelle  vous  avez  eu  afTaire  hier  et  peut- 
être  encore  aujourd'hui  n'est  sans  doute  qu'une  fraction  isolée  qui 
cherche  à  nous  retarder;  mais,  je  le  répète,  le  gros  doit  filer  vers 
Corbeil.  »  Ils  y  tenaient,  et  ils  voyaient  clair,  ces  profonds  straté- 
gistesl  Le  ministre  de  la  guerre  disait  dans  la  même  dépêche  au 
général  d'Aurelle  :  «  Il  demeure  entendu  qu'à  partir  de  ce  jour,  et 
par  suite  des  opérations  en  cours,  vous  donnerez  directement  vos 
instructions  stratégiques  aux  15*,  16®,  17«,  18*  et  20«coi'ps.  J'avais 
dirigé  jusqu'à  hier  les  i8*  et  20'  et  par  momens  le  i7«.  Je  vous 
laisse  ce  soin  désormais.  »  —  Il  était  bien  temps,  lorsque  Ghanzy 
venait  d'être  refoulé,  lorsqu'on  ne  pouvait  plus  tenter  une  concen-  * 
tration  quelconque  sans  avoir  à  défiler  sous  le  regard  et  sous  le  ca- 
non de  l'ennemi  qui  s'avançait,  lorsqu'on  ne  savait  pas  même  si  on 
aurait  le  temps  de  rappejer  la  division  de  Martin  des  Pallières,  déta- 
chée vers  Chilleurs-aux-Bois,  lorsqu'enfin  il  était  absolument  puéril 
de  songer  à  rallier  le  18*  et  le  20*  corps,  qui  étaient  bien  plus  loin! 
Non,  certainement,  le  prince  Frédéric- Charles  ne  pensait  guère 
à  tt  filer  »  vers  Corbeil,  et  ses  forces  n'étaient  pas  des  «  colonnes 
isolées;  »  elles  se  concentraient  au  contraire  d'heure  en  heure.  De- 
puis plusieurs  jours,  le  prince  Frédéric-Charles  attendait  de  voir 
se  dessiner  les  mouvemens  de  l'armée  française.  Le  l**"  décembre,  il 
avait  laissé  s'engager  le  16*  corps  sans  lui  opposer  des  forces  suffi- 
santes; le  2,  il  chargeait  le  grand-duc  de  l'arrêter  et  de  le  repous- 
ser, s'il  le  pouvait;  le  troisième  jour,  il  se  disposait  à  frapper  lui- 
même  le  grand  coup.  Il  en  avait  du  reste  reçu  l'ordre  direct  de 
Versailles  dans  l'après-midi  du  2, — juste  à  l'heure  où  se  livraient  la 
bataille  de  Loigny,  près  d'Orléans,  et  la  bataille  de  Champigny,  aux 
portes  de  Paris!  Le  3  en  effet,  le  prince  généralissime  allemand  était 
prêt  à  frapper  le  coup  décisif  qu'il  méditait.  Pendant  que  le  grand- 
duc  de  Mecklembourg  restait  chargé  de  continuer  sa  marche  à 
l'ouest  d'Orléans  sur  les  traces  du  16*  corps,  le  m*  corps  prussien 
devait  se  jeter  à  l'est  sur  Chilleurs-aux-Bois  pour  forcer  là  ligne  de 
la  forêt,  le  ix*  corps  devait  attaquer  Artenay  sur  le  chemin  de  fer 
de  Paris;  le  x*  corps  avait  un  rôle  intermédiaire,  prêt  à  se  porter 
où  il  le  faudrait.  Le  résultat  de  ce  mouvement  concentrique  était, 
malheureusement  pour  nous,  d'un  succès  vraisemblable.  La  division 
de  Martin  des  Pallières,  assaillie  à  Chilleurs-aux-Bois  au  moment  où, 
d'après  Tordre  du  général  en  chef,  elle  allait  se  replier  sur  Orléans, 
n'avait  que  le  temps  de  faire  face  à  l'ennemi  et  de  le  retarder  jus- 
qu'au soir  par  un  combat  énergiquement,  mais  inutilement  soutenu. 

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20A  RETUE  DES  0EUX  MONDES. 

Les  divisions  du  15'  coips«  gui  étaient  sur  la  ligne  d'Artenay»  se 
trouvaient  réduites  k  battre  en  retraita  en  disputant  vigoureusement 
le  terrain,  en  se  repliant  pas  à  pas.  Dès  ce  moment,  on  peut  dire 
que  la  ligne  était  percée*  et  le  mouvement  de  l'ennemi  se  dessinût 
de  façon  à  intercq)ter  toute  comjnmûcation  entre  tout  ce  qui  re* 
fluait  vers  Orléans  et  ce  qui  restait  en  dehors  de  ce  cercle.  Le 
16*  corl^s  ne  pourrait  plus  regagner  Orléans;  du  18*  et  du  20*  corps» 
il  n'j  avait  plus  rien  à  dire.  Martin  des  Palliëres  seul,  après  soa 
combat  de  Ghilleurs*aux-Bois,  parvenait  à  se  replier  vers  Orléans. 
La  situation  devenait  poignante.  De  toutes  parts,  la  réalité  appa- 
laissait  nue  et  sinistre.  Les  premières  lignes  de  défense  étaient 
perdues,  on  n'avait  plus  pour  s'abriter  que  les  dernières  batteries 
élevées  autour  d*  Orléans,  et  pour  continuer  la  lutte  il  ne  restait  que 
des  troupes  harassées,  découragées  par  deux  jours  de  combat  où 
elles  avaient  senti  peser  sur  elles  les  masses  allemandes.  Qu'arrivait- 
il  cependant?  Encore  à  ce  suprême  et  cruel  moment  le  cabinet  mili- 
taire de  Tours  trouvait  le  moyen  de  donner  un  nouveau  spécimen 
de  ses  calculs  profonds  et  de  sa  clairvoyance.  Le  3  décembre^à 
dix  heures  cinquante  du  soir,  M.  de  Freycinet  adressait  au  général 
d'Aurelle  cette  étrange  dépêche  : 

«  n  me  semble  que  dans  les  divers  combats  que  vous  avez  soutenus 
vos  divers  corps  ont  agi  plutôt  successivement  que  simultanément,  d'où 
il  suit  que  chacun  d'eux  a  presque  partout  trouvé  Tennemî  en  forces  su- 
périeures. Pour  y  remédier  dorénavant,  je  sais  d'avis  que  vos  corps 
soient  le  plus  concentrés  possible;  à  cet  égard,  il  me  semble  que  le 
16«  et  le  !?•  corps  sont  un  peu  trop  développés  vers  la  gauche.  Quant 
au  18«  et  au  20%  je  les  engage  dès  ce  malin,  à  moins  d'ordres  contraires 
de  vous,  à  appuyer  sur  la  gauche  et  à  se  rapprocher  de  des  Pallières, 
en  marquant  un  mouvement  de  concentration  vers  Orléans;  maîsfaî 
lieu  de  penser,  d'après  ma  dépêche  vers  six  heures,  que  mes  instruc- 
tions ne  sont  pas  parvenues  à  temps.  Bref,  en  prenant  la  situation  au 
point  où  elle  est  maintenant,  je  croîs  devoir  appeler  votre  attention  sur 
l'opportunité  d'un  mouvement  concentrique  général  à  effectuer  demain 
dimanche  d'aussi  bonne  heure  que  possible...  J'insiste  sur  cette  concen- 
tration parce  que,  le  mouvement  en  avant  de  l'armée  ne  me  paraissant 
pas  pouvoir  être  repris  tout  de  suite,  il  n'y  a  plus  le  môme  intérêt  à 
conserver  les  18«  et  20*  corps  et  partie  du  15*  en  avant  sur  votre  droite 
dans  la  route  à  suivre,  ainsi  que  cela  convenait  au  début  de  l'opéra- 
tion... » 

Cette  concentration,  c'était  justement  ce  que  les  généraux  avaîeDt 
réclamé  dès  le  premier  jour  I  Cette  dissémination  des  forces,  qui  de* 
vait  conduire  fatalement  à  J'ineobérence  des  opérations,  c'éù^i  h 
fait  dont  ils  n'avaient  cessé  de  se  plaindre.,  parce  qu'ils  ea  pré- 

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Toyaient  tes  redootaèlcs  cooséciiieDees  I  Tant  que  Sa  concentrMiîœ 
ponvah  B*aooo«plîr  ms  péril,  saM  gnoide  difficulté,  <on  la  vefii- 
•sait  aBX  dbeh  militaires  ;  nuRntoRant  <^*elle  értait  deveiNie  >mi|io&- 
â>le,  on  les  pressait  âe  la  réaliser.  Le  S  déoembne  aa  smt  ,  len 
pleine  défisûte^  M.  tie  Freydnet  rendait  a;ii  général  d^Axntdle  le  oon- 
iBandement  direot  Ae  corps  d'année  qu'on  ne  pcravait  phrs  rallier; 
le  S  an  soîTi,  il  lai  4ein«iidait  de  concentrer  des  tovcM  «d^à  coupées 
par  J'feanenâ,  —  et  le  lendemain  efiosne  M.  Ganri)etto  aUait  écrire  «u 
général  d'Aurelle  axrec  use  ^élenrderie  présomptueuse  que  la  «gm- 
filé  des  choses  semblait  exaho*  :  m  Jusqu'ici  "vous  avec  été  mal 
oigagé  et  mens  vous  êtes  fait  baibtre  «en  détajfl;  mats  «tous  xvez  en- 
œre  13Q;000  èommes  en  ét»t  de  combattre,  si  ienrs  diefs  savent 
par  leur  esesçle  let  par  la  fermeté  de  leur  attitude  grandir  \*mr 
courage  €t  leur  patriotisme.  »  Parler  âe  ^@0,000  bemvnes,  c'était 
bien  la  plus  fMiiérile  et  la  plus  cruelle  des  dérisious*  HalbeureH* 
sèment  on  értait  à  un  de  oes  instans  où  l'emphase  «des  paroles  tus 
sert  à  rien.  D'heure  en  tetine  le  «cercle  se  resserrait  autour  d'Oi^ 
léws,  l'ennefui  avançait,  im  général  d'Aurelle  sentait  le  péril,  il 
comprenait  que^  si  l'oBTimiait  échapper  à  un  dernier  désastre,  il 
n'y  avait  plus  qu'on  parti  à  prendre,  un  parti  estnème,  doulou- 
reux, mais  inexorablement  imposé  par  les  circonstanoes,  —  Téva- 
cnation  d'Orléans. 

Il  n*y  avait  point  à  hésiter,  et  alons  dans  «cette  nuit  du  3  au  i  dé- 
œffibre  comonençait  une  sorte  de  dialogue  fiévi*enx,  qui  était  «n 
véritable  drame,  entre  œ  vieux  général,  placé  dans  la  irituatiou 
la  pkis  terrible,  et  les  dictateurs  de  Tours,  qui  jugeaient  tout  du 
liaat  de  kurs  illusions.  D'Aurelle  faisait  savdr  à  Tours  qu'il  n*y 
avait  plus  qu'à  quitter  Orléans,  et  M.  Gamfoetta  loi  répondait  : 
«  Votre  dépêche  de  cette  nuit  me  catrsfe  une  douloureuse  stupé- 
faction. Je  a'a^rçois  dans  les  faits  qu'elle  résuma  rien  qui  soit  de 
nature  à  motiver  Sa  résolution  désespérée  par  taquelle  vous  t^- 
minez...  Opérée,  comme  je  vous  l'ai  mandé,  un  mouvement  généaat 
de  conociitratio(B.*«  Ne  pensez  qu'à  organiser  la  lutte  et  à  la  gé- 
n^aliser...  »  D'Mu-elle  insistait  en  disant  qu'il  était  sur  le  terrant, 
qu'il  pouvait  juger  les  choses  mieux  qu'on  ne  le  faisait  À  Touis,  et 
ou  lui  répondait  par  une  dépêche  astucieuse  où  le  gouvememeavt 
s'étu£ait  à  se  dégager  d'avance  «lui-même  pour  rejeter  toute  la 
responsabilité  des  événemeus  sur  le  général  «n  dief. 

Un  skoment  pourtant,  au  milieu  des  douloureuses  émotions  ifvi 
l'aghaieDt,  le  général  d'Aurelle  se  fit  une  dernière  illusion  et  crut 
qu'il  p«Mirraâi;  tenter  unerésîstaAice  <lésespëi^e.  Il  vit  bientôt  que  tOBt 
hi  manquait.  JLes  batailhKis  foodatemt  :sous  ia  «nain  des  chefs.  Les 
JMmmes  se<débaaAaienC«t«e  dÂspersaieniit  dans  UviUe*  Les  <)fiiciecs, 
înterpeUésfKar  les  géautwt.,  népôndaâent  :  «  Ifiios  soldais  ti'«i  peu- 

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296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vefnt  plus  et  n'en  veulent  plus.  »  Il  n'y  ayait  plus  rien  à  faire,  tout  ét2Ût 
fini.  A  quatre  heures,  le  général  d'Aurelle  prenait  définitivement  sa 
résolution;  il  laissait  au  général  Des  Palliëres  le  soin  de  protéger  l'é- 
vacuation, de  tenir  les  Prussiens  en  respect,  de  négocier  au  besoin 
avec  eux  pour  épargner  à  la  ville  d'Orléans  l'horreur  jd'un  assaut,  et 
lui-même  il  organisait  la  retraite  sur  Salbris,  il  ne  s'éloignait  qu'a- 
près avoir  donné  tous  les  ordres  nécessaires,  aprës^àvoir  mis  toutes 
ces  forces  confuses  en  mouvement.  Pendant  qu'il  s'épuisait  à  rallier 
ses  troupes  et  à  les  maintenir,  le  gouvernement  de  Tours  annonçât 
à  la  France  que  le  général  d'Aurelle  avait  cru  devoir  abandonner  Or- 
léans, quoiqu'il  lui  restât  «  une  armée  de  plus  de  200,000  hommes, 
pourvue  de  ôOO  bouches  à  feu,  retranchée  dans  un  camp  fortifié,  ar- 
mée de  pièces  de  marine  à  longue  portée. . .  »  Le  gouvernement  insul- 
tait ainsi  à  la  vérité,  et  ses  agens  en  province,  commentant  sa  pensée, 
parlaient  dans  leurs  proclamations  de  cette  retraite  inexpliquée  de 
l'armée  de  la  Loire  a  sans  combat,  sans  lutte,  sans  défaite,...  et  sur 
l'ordre  d'un  chef  qu'on  avait  appris  à  connaître...  »  Naturellement 
on  enlevait  au  général  d'Aurelle  le  commandement  de  ses  troupes  et 
on  l'envoyait  surveiller  «  les  lignes  stratégiques  de  Cherbourg,  w  — 
ce  qu'il  s'empressait  de  refuser.  La  première  armée  de  la  Loire  ayait 
cessé  d'exister. 

Je  veux  résumer  la  moralité  de  cette  sanglante  tragédie  où  éclate 
à  chaque  pas  le  conflit  de  toutes  les  directions.  Au  premier  in- 
stant, la  défensive  autour  d'Orléans  est  réclamée  par  les  géné- 
raux comme  une  condition  de  succès,  comme  le  meilleur  moyen  de 
préparer  la  marche  sur  Paris.  Les  chefs  militaires  demandent  au 
moins  qu'on  n'étende  pas  trop  les  lignes  d'opérations,  qu'on  ras- 
semble le  plus  possible  les  troupes  dont  on  dispose.  On  ne  tient 
aucun  compte  de  leur  opinion,  on  dissémine  les  forces,  on  fait  des 
plans  de  campagne,  on  prétend  diriger  des  expéditions.  Tant  qu'on 
croit  encore  au  succès,  on  se  réserve  le  droit  de  commander  des  corps 
d'armée.  Le  jour  où  les  affaires  commencent  à  se  compliquer,  on  se 
hâte  de  rendre  au  général  en  chef  un  comman^dement  dont  on  ne 
sait  plus  que  faire.  Lorsque  la  défaite  irrémédiable  éclate  comme 
tine  conséquence  fatale  des  fausses  directions  qu'on  a  voulu  donner, 
on  rejette  tout  sur  le  chef  dont  les  averUssemens  ont  été  inutiles. 
Plus  d'une  fois  en  fouillant  jusqu'au  fond  cette  cruelle  histoire, 
je  me  suis  demandé  si  ces  généraux  n'auraient  pas  mieux  fait  de 
maintenir  dans  leur  intégrité  les  droits  du  commandement  militaire, 
s'ils  n'auraient  pas  dû  se  retirer  plutôt  que  d'exécuter  les  ordres  lé- 
gers ou  dangereux  qu'ils  recevaient,  s'ils  n'avaient  pas  été  enfin 
eux-mêmes  les  victimes  de  cette  habitude  d'obéissance,  que  vingt 
années  d'empire  avaient  développée  au  point  d'éteindre  chez  les 
hommes  l'esprit  d'initiative  et  d'indépœdance.  Non ,  ce  n'était  pas 


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LA   GUERRE   DE   FRANCE.  297 

sealement  l'habitude  de  robéissance,  c'était  encore  moins  la  rou- 
tine du  métier  qui  les  retenait  à  leur  poste;  ils  étaient  dominés  sur- 
tout par  l'instinct  du  patriotisme ,  d'un  patriotisme  attristé ,  mais 
résigné,  résolu,  et  c'est  le  général  d'Aurelle  qui  le  dit  :  «  l'amour 
du  pays  donnait  le  courage  de  supporter  les  blessures  de  l'amour- 
propre;  on  ne  demandait  qu'à  verser  son  sang  pour  venger  les 
humiliations  de  la  France.  » 

La  vérité  est  que  ces  malheureux  généraux  ont  été  les  souffre- 
douleurs  de  cette  triste  époque.  On  avait  besoin  d'eux,  et  on  sem- 
blait tout  faire  pour  les  réduire  à  une  impuissance  qu'on  leur  re- 
prochait. Placés  dans  la  situation  la  plus  pénible,  exposés  à  toutes 
les  défiances,  quelquefois  aux  insultes  de  la  plus  vile  canaille,  tenus 
en  suspicion  par  le  gouvernement  lui  -  même,  toujours  prêt  à  les 
briser,  émus  du  sentiment  de  leur  responsabilité  en  face  de  tant  de 
malfieurs  publics,  que  pouvaient-ils?  Ce  n'étaient  pas  des  hommes 
de  génie,  c'est  possible.  Est-ce  que  ceux  qui  avaient  la  prétention 
de  leur  donner  des  ordres  avaient  du  génie?  «  Le  public  appré- 
ciera, »  disait  un  jour  M.  Gambetta  dans  une  de  ses  proclamations, 
et  H"*  Sand  (1),  dans  des  pages  qu'on  n'a  pas  oubliées,  répondait 
spirituellement  :  a  Le  public!  C'est  ainsi  que  ce  jeune  avocat  parle 
à  la  France!  Il  a  voulu  dire  :  La  cour  appréciera;  il  se  croit  à  l'au- 
dience! »  Eh  bien  !  il  faut  que  ce  procès  se  vide  devant  le  pays,  que 
les  responsabilités  se  précisent  :  les  faits  sont  là. 

Qui  est  responsable  des  désastres  de  cette  campagne  d'Orléans, 
de  cette  armée  de  la  Loire?  Sans  doute  il  y  a  toujours  un  premier 
coupable,  celui  qui  a  conduit  la  France  à  cette  situation,  où,  après 
deux  mois  de  guerre,  elle  pouvait  à  peine  retrouver  une  armée.  Il  y 
a  d'autres  responsables,  ce  sont  ceux  qui  ont  tout  compromis  non 
pas  par  absence  de  patriotisme  et  de  bonne  volonté,  si  l'on  veut,  mais 
par  présomption,  par  incapacité  et  par  ignorance.  Il  y  a  une  autre 
responsable  enfin,  c'est  cette  tourbe  de  démagogues  dont  M.  de  Frey- 
cinet  ne  s'occupait  pas,  j'en  conviens,  que  M.  Gambetta  aurait  craint 
de  blesser,  et  qui,  au  moment  où  la  patrie  sombrait,  passaient  leur 
temps  à  faire  des  manifestations  loin  de  l'ennemi  pour  réclamer  «  la 
révocation  de  tous  les  généraux,  la  subordination  de  l'élément  mili- 
taire à  l'élëment  civil  ;  »  c'est  cette  bande  de  faméliques  agitateurs 
qoi,  s'il  y  a  une  justice  au  monde,  doivent  rester  à  jamais  honnis 
devant  la  conscience  nationale  pour  avoir  cherché  le  triomphe  de 
leurs  convoitises,  de  leurs  vanités,  de  leurs  intérêts,  même  de  leurs, 
idées,  s'ils  en  ont,  —  lorsque  la  France,  notre  mère  à  tous,  était 
dans  le  deuil,  en  proie  à  l'invasion  étrangère. 

Charles  de  Hazade. 
(1)  Voir  ces  piges  d*iine  si  sincère  éloquence  dans  la  Bfvuê  du  15  mars  1871. 

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LE   SOCIALISME 

AU  XVr  SIÈ€LE 


.IXB&NIÈR£  J?A.aTIB  S(l). 
LES    ANABAPTISTES    NÉERLANDAIS    ET    LE    SlfCX    DE    UUNSTEU. 


La'réforme  de  Luther  fat  «.ccneîllie  dans  les  Pays-Bas  wec  au- 
tant de  faveur  que  dans  la  Saxe  et  tes  autres  prcmnces  du  Bord^ 
Tempire  germanique.  Les  TÎlles  de  la  Hollande,  da  Brabant  et  de  la 
Frise  avaient  dû  aux  corporations  d'artisans  et  aux  associations  de 
•négoce,  qui  furent  la  source  de  leur  prospérité  et  de  leur  pmssaiM» 
mercantile,  une  autonomie  municipale  dont  Tetittension  graduelle  tes 
constitua  en  de  véritables  républiques.  Ce  régime,  mélange  d'aris- 
tocratie et  de  démocratie,  développa  chez  les  habitans  un  esprit 
d'indépendance  contre  tequefl  eurent  bien  souvent  à  lutter  les  princes 
qui  exerçaient  sur  eux  un  droit  de  suzeraineté.  Aussi  le  peuple  "néer- 
landais ne  subît-îl  qu'à  regret  la  domination  de  la  maison  d'Au- 
triche. Il  ne  supporta  qu'impatiemment  le  joug  que  lui  imposait 
Charles-Quint  lorsque,  déléguant  à  des  membres  de  sa  famille  une 
*autorîté'qu'il  entendait  maintenir  entière  et  absolue,  il  s'efforça  de 
l'agrandir  au  détriment  du  duc  de  Gueldres  et  d'ajouter  à  l'héritage 
de  Marie  de  Bourgogne  les  autres  provinces  des  f^ays-Bas.  11  srf- 
fisaît  que  l'orgueilleux  empereur  se  déclarât  le  défenseur  de  l'égfrac 
et  le  protecteur  zélé  de  la  foi  cathoKque  pour  que  !cs  bourgeois  des 

(1)  Voyez  la  Hevue  da  15  Juillet  et  du  15  septembre. 

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LE  80CIAUBMS  AU  JLTI*  SIÈCXE.  200 

yïQbb  hollandames  et  friBonnes  ae  seoUsysent  des  sympathies  pour 
Ltttlier  et  ses  adhère  os. 

Le  dêrgé  dans  ce^  contcées  ezdtait  d'ailleurs  non  moins  de  ja- 
lousie par  «68  richesses,  de  mécontentemeat  par  sa  morgue  et  ses 
tendances  envahissaDtes,  que  dans  l'Âllemagifte.  L'université  de 
Lonvain,  les  écales,  les  chambres  de  rhétorique,  avaient  sucé  avec 
les  litres  de  l'antiquité  l'aversion  de  l'enseignement  scolastique. 
Le  commerce  avec  les  états  septentrionaux,  où  le  protestantisme 
était  victorieux,  amenait  sans  cesse  dans  les  cités  faanséatiques  jdes 
hommes  qui  professaient  la  religion  nouvelle  et  en  répandaient  les 
principes.  Dès  l'annéei  1527,  Delft  et  Amsterdam  étaient  signalées 
comme  des  foyeis  d'hérésie.  Le  mouvement  gagna  rapidement  le 
Biabant  septentrional,  l'Over-Yssel,  ia  Frise  et  la  province  de  Gro- 
ningué.  A  Leyde,  il  se  tenait  en' plein  air  des  assemblées  où  on  li- 
sait à  haate  voix  la  Bible.  La  même  chose  se  passait  en  1532  à 
Bois-le-Duc,  où  avait  déjà  éclaté  antérieurement  contre  le  clergé 
une  de  ces  émeutes  telles  qu'il  s'en  produisait  à  Osnabruck  et  à 
Uûnster.  La  régence,  que  Charles  -  Quint  avait  confiée  à  sa  tante 
Marguerite,  prit  les  mesures  les  plus  énergiques.  Les  poursuites 
fiiFent  impitoyables  et  les  exécutions  terribles.  Le  duc  de  Gueldres, 
ennemi  de  la  maison  d'Autriche,  ne  s'entendit  avec  elle  que  pour 
sévir  sans  miséricorde  contre  les  hérétiques;  mais  ces  rigueurs  ne 
purent  arrêter  «n  élan  qui  puisait  sa  force  non-seulement  dans  les 
instincts  d'indépendance  nationale,  mais  encore  dans  une  disposi- 
tion naturelle  des  Néerlandais  vers  le  mysticisme  et  les  spéculations 
religieuses,  auxquels  l'émancipation  de  la  tutelle  papale  laissait 
libre  carrière.  A  plusieurs  reprises,  des  illuminés  et  des  imposteurs 
avaient  rencontré  dans  les  Pays-Bas  de  nombreux  disciples.  Les  rê- 
veries et  les  aberrations  de  certaines  âmes  exaltées  parlaient  vive- 
ment &  l'imagioation  de  ce  peuple,  chez  lequel  se  cachait,  sous  des 
dehors  flegmatiques  et  froids,  un  ardent  besoin  dldéal,  comme  si 
les  préoccupations  matérielles  et  les  habitudes  mercantiles  qui  rem- 
plissaient sa  vie  eussent  cherché  un  contre-poids. 

Les  adeptes  des  doctrines  de  Luther  trouvèrent  un  asile  dans  les 
villes  populeuses  de  la  Hollande  et  des  provinces  voisines,  où  leur 
pfésence  se  dissimulait  plus  facilement,  où  les  privilèges,  les  fran- 
^ses  municipales,  leur  assuraient  une  protection  bienfaisante.  Le 
inauvais  vouloir  contre  la  cour  de  Bruxelles  encourageait  les  apôtres 
qui  étaient  venus  se  réfugier  dans  ces  grandes  places  de  commerce, 
et  Amsterdam  se  montra  une  des  plus  empressées  à  soutenir  les  ad- 
versaires de  l'jéglise.  Les  édits  de  la  régente  contre  les  hérétiques 
n'y  étaient  pas  exécutés,  ou  la  répression  se  réduisait  à  des  peines 
"^signifiantes;  mais,  manquant  de  l'appui  qu'obtenaient  en  Alle- 


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300.  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

magne  les  protestans,  à  savoir  celui  des  princes  hostiles  à  l'omnipo- 
tence impériale,  les  villes  néerlandaises  ne  se  sentaient  pas  de  force 
à  s'insurger  contre  le  gouvernement  de  Gharles-Quînt.  Elles  redou- 
taient d'ailleurs  le  désordre  qu'eût  provoqué  la  rébellion,  qui  au- 
rait ruiné  leurs  affaires  et  compromis  leur  liberté.  Ces  villes  se 
bornèrent  donc  à  couvrir  de  leur  indépendance  les  novateurs  sans 
entamer  une  lutte  ouverte.  Le  feu  de  la  révolte  y  brûlait  comme  sur 
un  autel  intérieur  et  domestique. 

Obligés  de  cacher  leurs  sentimens,  les  protestans  néerlandais  ne 
pouvaient  entretenir  des  relations  suivies  avec  les  états  de  la  ligue 
de  Schmalkalde,  ce  qui  avait  pour  conséquence  de  les  soustraire  à 
la  direction  des  notabilités  de  l'église  luthérienne.  Livrés  à  leurs 
seules  méditations,  ils  étaient  plus  facilement  accessibles  aux  mo- 
>bîle8  influences  des  missionnaires  d'opinions  diverses  qui  parve- 
naient à  se  glisser  parmi  eux.  Toutes  les  nouveautés  théologîques 
importées  de  l'Allemagne,  qui  leur  arrivaient  en  contrebande, 
étaient  accueillies  par  eux  avec  empressement  et  confiance,  et  de- 
venaient ensuite  le  thème  de  spéculations  nouvelles  où  s'égarait 
leur  imagination  enthousiaste.  Voilà  comment  le  zwinglîsme  fit  chez 
eux  de  fervens  adeptes.  Toutefois  les  protestans  néerlandais  ne  de- 
vaient pas  s'arrêter  à  cette  réforme,  plus  adaptée  que  le  luthéra- 
nisme aux  mœurs  démocratiques  de  leur  pays.  Ils  furent  prompte- 
ment  entraînés  vers  un  radicalisme  ecclésiastique  bien  autrement 
prononcé,  et  l'ardeur  de  leurs  croyances  les  précipita  dans  une  ré- 
volution religieuse  qui  conduisit  l'œuvre  de  Luther  à  l'abîme,  et 
arrêta  près  d'un  demi -siècle  l'émancipation  des  consciences.  Les 
Pays-Bas  devinrent  le  dernier  rendez-vous  des  doctrines  subver- 
sives auxquelles  avait  abouti  cette  sorte  de  débauche  théologique 
dont  le  moine  d'Eisleben  donna,  sans  s'eq  douter,  le  signal.  Au  sein 
des  petites  communautés  indépendantes  qui  s'étaient  affranchies  de 
l'autorité  de  l'église,  et  qui,  aspirant  à  la  liberté,  finirent  cependant 
par  se  soumettre  au  despotisme  de  prétendus  inspirés,  se  formèrent 
les  soldats  d'un  ultra-radicalisme  plus  anarchique  encore  et  plus 
extravagant  que  celui  de  Storch  et  de  Mûnzer.  Ces  recrues,  après 
avoir  vainement  tenté  de  soulever  les  Pays-Bas  et  d'y  rallumer  une 
de  ces  jacqueries  religieuses  qui  les  avaient  désolés  au  siècle  pré- 
cédent, se  jetèrent  dans  Munster  pour  y  donner  le  spectacle  des 
aberrations  les  plus  monstrueuses  et  sombrer  avec  les  imprudens 
qui  partageaient  leurs  folles  espérances. 


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LE   SOCIALISME  AU   XTI^   SIECLE.  301 


I. 


C'est  en  1530  que  Melchior  Hofmann,  ayant  quitté  Strasbourg, 
où  il  venait  de  faire  prendre  une  nouvelle  face  à  Tanabaptisme,  se 
rendit  dans  les  Pays-Bas  pour  y  répandre  une  semence  que  Tor- 
thodoxie  bucérienne  s'efforçait  d*étouffer.  Il  y  distribua  un  écrit 
composé  par  lui  en  dialecte  néerlandais  et  intitulé  VOrdonnance  de 
Dieu  {De  Ordonnantie  Gots).  Ses  principes  y  étaient  exposés  sous 
une  forme  propre  à  frapper  l'imagination  populaire  et  à  remuer  les 
âmes.  Aussi  l'impression  que  ce  livre  produisit  alors  de  TEms  à 
TEscaut  fut-elle  considérable;  elle  dépassa  de  beaucoup  celb  qu'a- 
vaient faite  en  Allemagne  les  ouvrages  antérieurs  du  même  auteur. 
Au  milieu  des  âpres  controverses  soulevées  par  les  questions  dog- 
matiques, des  défaillances  de  la  foi  qu'elles  engendraient,  les  idées 
de  Hofmann  apparaissaient  comme  une  ineifable  clarté.  L'auteur  de 
TOrdonnance  de  Dieu  était  regardé  par  les  lecteurs  enthousiastes 
comme  un  véritable  prophète.  Us  voyaient  en  lui  le  précurseur  des 
événemens  extraordinaires  dont  ils  attendaient  le  prochain  accom- 
plissement. Quand  le  chef  des  anabaptistes  de  Strasbourg  vint  en 
Ostfrîse  prêcher  sa  doctrine,  il  y  fut  tout  naturellement  reçu  avec  vé- 
nération, et  les  prosélytes  se  pressèrent  autour  de  lui.  A  Emden,  l'ac- 
cueil qu'il  rencontra  fut  tel  qu'il  osa  administrer  le  nouveau  bap- 
tême jusque  dans  une  salle  dépendant  de  l'église  métropolitaine.  Des 
communautés  anabaptistes  surgirent  en  différens  lieux  de  la  Frise, 
et  à  la  tête  de  celle  d'Emden  se  plaça  Jean  Yolkerts,  dit  Tripmaker, 
qui  prit  un  instant  une  position  considérable  dans  la  secte.  Cepen- 
dant les  prédications  du  novateur  strasbourgeois  éveillèrent  l'at- 
tention des  autorités,  et  lorsque,  quittant  l'Ostfrise  pour  Amster- 
dam, il  s'apprêtait  à  revenir  en  Alsace,  ses  adeptes  étaient  déjà 
dans  les  Pays-Bas  l'objet  des  recherches  de  la  police.  Yolkerts  ju- 
gea prudent  d'aller  se  réfugier  dans  cette  dernière  ville,  et  il  devint 
le  pasteur  du  groupe  des  fidèles  qui  s'y  était  formé.  Amsterdam  fut 
pour  quelque  temps  la  métropole  de  l'anabaptisme  néerlandais,  le 
centre  d'où  la  doctrine  de  Hofmann  se  propageait  dans  les  diverses 
provinces  des  Pays-Bas  avec  une  étonnante  rapidité.  En  Hollande, 
en  Zélande,  comme  dans  la  Frise,  les  néophytes  allaient  grossissant 
tous  les  jours.  Le  peuple,  dominé  par  des  idées  de  réforme  sociale, 
s'attachait  comme  à  des  vérités  sublimes  aux  vues  de  l'apôtre  stras- 
hourgeob  sur  le  caractère  de  l'incarnation  et  de  la  régénération 
chrétienne,  il  se  repaissait  de  ses  rêveries  sur  la  fin  du  monde,  en 
sorte  que  le  système  théologique  de^Hofmann  se  substituait  à  celui 
de  Grebel  et  de  l'école  zurichoise  chez  ceux  qui  en  avaient  d'a- 


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S02  KETUE   DES   VKVX  MONDES. 

bord  adopté  les  principes.  Bref,  les  melchiorites  prenaient  gra- 
duellement la  place  des  vieux  anabaptistes. 

Une  propagande  si  active  ne  pouvait  qu'amener  un  redoublement 
de  sévérité  dans  la  persécution.  La  cour  de  Hollande  enjoignit  au 
baîllî  {sckout)  d'Amsterdam  de  sévir  sans  délai  contre  les  fauteurs 
obstinés  de  ta  nouvelle  hérésie,  notamment  contre  le  plus  dange- 
reux, Volkerta.  Celui-ci  se  déroba  d'abord  au  mandat  d'arrêt  laBcé 
contre  lui;  maïs,  l'ardeur  du  martyre  s'étant  emparée  de  scm  inï6» 
il  alla  résolument  se  présenter  au  bailli  et  lut  confessa  sans  détoor 
sa  foi.  Traduit  devant  le  procureur-général  d'Amsterdam,  il  futpca 
api^ès  décapité  sur  l'ordre  exprès  de  Tempereur  avec  neuf  de  ses 
coreligionnaires.  La  femme  du  bailli,  qui  inclinait  elle-même  à  la 
doctrine  de  Hofmann,  parvint  à  faire  échapper  plusieurs  des  see- 
taires  qui*  allaient  être  emprisonnés.  Les  têtes  des  victimes  fiircirt 
exposées  au  bout  de  perches  sur  une  des  places  les  plus  appai?€!rt«s 
.  d*Amsterdam.  Ces  exécutions  barbares  indignèrent  la  populatiem  an 
lieu  de  Feffrayer,  et  le  bailli  tout  le  premier  ne  dissimula  pas 
l'horreur  qu'elles  lui  inspirareirt.  Au  mépris  de  l'autorité  impériale, 
bpurgeoîs  et  magistrats  s'empressèrent  de  fournir  xm  refuge  soi 
persécutés,  dé  leur  ménnger  les  moyens  de  continuer  à  se  réunir. 
Ceux  qui  avaient  fui  rentrèrent  bîentdt,  et,  sans  être  retenus  par  le 
supplice  qui  fut  encore  infligé  à  l'un  des  leurs,  lear  anabaptistes  re- 
nouèrent leur  propagande  et  reprirent  lieurs*  assemblées*.  Hofmann, 
de  retour  à  Strasbourg,  les  encouragea  par  sesr  lettres  en  fear  re- 
commandant toutefois  h  circonspection  et  la  patience. 

Deux  années  s'écoulèrent,  pendant  lesquelles  les  melchforitcs 
réussirent  à  tromper,  par  te  mystère  dont  ils  s'entouraient,  les 
perquisitions  de  la  poHce  impériale  et  à  recruter  des  adbérens  à 
petit  bruit;  de  nouvelles  prophéties  de  leur  grand  apôtre  les  arra- 
chèrent tout  à  coup  aux  appréhensions  et  à  la  prudence.  Hofnwnn 
annonçait  la  fin  de  la  période  de  préparation  et  d'épreuve.  11  affir- 
mait qu'une  seconde  Pentecôte  était  proche  et  que  T Esprit-Saint  se 
répandrait  sur  les  envoyés  du  Seîgneur,  les  marquerait  du  sceau  de 
la  mission  à  laquelle  ils  étaient  appelés.  La  parole  devait  en  consé- 
quence être  prêchée  par  toute  la  terre.  La  nouvelle  Jérusalem  alfeal 
être  bâtie,  et  de  ce  centre  partiraient,  suivant  toutes  le»  cfirections, 
les  messagers  du  Sauveur,  dbnt  le  règne  îcî-bas  eommencerart  dans 
peu.  Toutefois  avant  que  ces  choses  merveilleuses'  ne  s'a«tco!Bpfi»- 
sent,  un  grand  concile  devait  être  tenu  où  Hofmann  enseignerait  la 
vraie  doctrine  de  Jésus-Christ.  H  fallait  que  les  sept  anges  de  PApe- 
calypse  eussent  fait  leur  oeuvre  de  colère,  que  Bâbylone  eût  été 
préalablement  anéantie,  autrement  dît  que  toute  la  prêtraUlè  fflt 
exterminée.  H'ofinann  ajoutait  qu'après  avoûr  souiïert  tontes  les  in- 


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LE  aocsMîisàie  au  vni*  seue.  SOff 

dignités  de  sesi  ennenirs,  il  refl^niterailt  sur  em,,  par  Tappni  ée 
deox  nns  chrétiens,  uae  éclatante  victoire.  Strasbourg  aeradd  Laiirillei 
des  élus  qui  arborerait  l'étendard  de  la  justice;  lAO,OlàO  gnerrier» 
s'y  armeraient  de  l'espcit  qui  Demplit  les  douze  apaises  le  jour  de 
la  Pentecôte^  après  (fuoi  le  rentable  évangile  aérait  reçm  âuï&  tout 
l'uDÎyefrs,  le  vérilable  baptême  admi&istcé  à  tous  les.  honnaes^  Élio 
et  Enoch  devaient  leparalts^e,  coomik  il  avait  été-  pcomia^.  pmv  tô^ 
mfdgser  de  la  venue  du  Seigneur^  et  Ia  flamme  qui  s'éclûqpqfiecauub 
de  leur  boocbe  consomerait  ti)us  ses  ennemis. 

Ces  prédictions  étaient  annoncées  GOmme  defaat.  s'accomplâr  en 
1533,  et  l'on  était  à  la  fia  de  i&32«.  Aussi  Hofnaïui  aseurait-îi  que 
le  cincpiiëiDe  ange  a^t  déjà  achevé  sa  mission^  et  que  Tété-  pro* 
ehaÛB  lesi  deux  derakcs  s'acquitteraÂent  de  la  leur.  Alors  aurait 
UeiL  la  consommadoui  dba  siècles..  Ces  prophéties,  débitées  d'un 
toa  d'incroyable  assurance  et  avec,  un:  accent  de  conviction  pco^ 
foode^  tenaient  les  sectaires  dans  un  état  d^exaltation  et  d^émoUon 
qui  ne  permettait  plus  le  silence.  Lear  maître  redoublait  d'ail- 
leurs i^BMÛyiàsè  powr  échauffer  et  fortifier  leur  £(n,  prêchant^  écrif- 
vaut  sans  cesse;  le  temps  est  venu,. disaUi4I >  de  parler  haut ^.  et 
on  ne  doîl2  av«ir  nul  souci  d'une  mort  dont  cm  serait  bienlàt  res- 
sasdté.  Gb  qui  confirmait  les  anabaptistes.  dan&  la  croyance  à  ces 
folles  propbétÎKSy  c'est  que  L'événement  avait  donné  un  commen- 
eefflem  de  réalisation  à  la  prédictioo  de  Ton  d'entre  eux.  Quand 
Bbùnaam  quitta  l'Ostfrise,  un  vieillard  saisi  d'une  soudaine  inspi- 
f^on  avait  aasencé  que  cet  apôtre  rentrerait  dans  Strasbourg, 
f a*il  y  serait  empvisonné,  demeurerait  six  mois  captif^  et  qu'en- 
suite IffUangile  se  répandrait  dans  tout  l'univ-ers.  Hofmann  était 
en  effet  rentcé  dans  la  dté  alsacienne,  et,  comme  je  l'ai  dit,  il  y 
avait  été  arrêté,,  enfermé*,  dans  ua  doirjon.  Les.  fidèles  attendsient 
dan^  avœ  confiâA«s  que  Les  six  mois  so  fussent  écoulés^  ils  ne  dou- 
tsûent  paa  (pn^  leur  doctrime  ne  fût  ensuite  portée  dans  k  monde 
tatîer,  et  qpi'après  cette  prédleatibn  Jésuâ-Ctarist  ne  vint  en  per* 
wone  régner  sur  les  justes.  Bocer  amt  inutilement  fiiit  répandre 
dan»  IcB  Pays-Bas.  une  relaiîen  écnte  e»  hoUaadaôs;  de  ce  qui  à'^é- 
Utt  passé  aut  synode  de  Straabourgv  afin  de  détromper  ks  melcMoH 
rites.  Nul  d'entre  eias  œ.  voukii  admettre  que  Hdfnmna  eût  été 
convaincu  d/eviBur  par  ses  conlradicteursv  qu'il  n'eût  point  terrassé 
s«s  adversaires,  efl  les  lettres,  que  le  prisonnier  réussissait  à  leuflr 
iaira  parvenir  neutralisaient  tous  ks  efforts*  du  grand  thédogien  db 
Scfaelestadt.  L' enthousiasme!  pour  le  prophète,  que  devait  bientôt 
âapper  la  main  de  celui  qui  se  joue  de  nos  prédictions  et  de  nos  es^ 
pérances,  ne  fut  pas  toutefois  de  longue  durée.  L'imagination  des 
sectaires  se:  porta  promptement  ailleurs.  Hofmann  en  prison,  la 
coBmiunautâsIxasbourgeQifie  perdait  sa  prépondérance.  Munster  au 


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30A  REVUE  DES  DEUX  K0MDE8. 

contraire  se  présentait  comme  la  nouvelle  Jérusalem  tant  attendue. 
Rothmann  en  ouvrait  les  portes  à  ceux  qui  se  déclaraient  les  élus 
du  Seigneur. 

L'introduction  des  doctrines  anabaptistes  dans  la  dté  westpha- 
lienne  réveilla  l'agitation  religieuse  et  annula  la  victoire  qu'avaient 
remportée  les  luthériens.  Tandis  que  ceux-ci,  pour  en  finir  avec  l'op- 
position des  dissidens,  s'arrêtaient  à  l'idée  d'une  grande  conférence 
publique  où  les  principes  soutenus  par  les  adversaires  du  baptême 
des  enfans  seraient  débattus  devant  des  docteurs  choisis  pour  ar- 
bitres, comptant  sur  une  victoire  pareille  à  celle  que  Bucer  avait 
remportée  au  synode  de  Strasbourg,  tandis  que  Rothmann  était  prêt 
à  se  rendre  à  Cassel,  chez  le  landgrave,  pour  s'y  entendre  sur  un 
arrangement  à  l'amiable,  le  soulèvement  auquel  poussaient  depuis» 
plusieurs  semaines  les  écrits  des  Wassenbergeois  et  leurs  émis- 
saires éclata  tout  à  coup.  Les  prédlcans  exilés  reparurent,  au  mé- 
pris de  l'autorité  municipale,  et  se  mirent  en  mesure  de  reprendre 
les  églises  dont  ils  avaient  été  dépossédés.  Deux  des  principaux 
pasteurs  luthériens  de  la  ville,  Brixius  et  Wertheim,  les  actifs  colla- 
borateurs de  Van  der  Wieck  dans  ses  efforts  pour  l'orthodoxie  évan- 
gélique,  furent  contraints  d'abandonner  leurs  paroisses.  Une  troupe 
de  femmes  se  porta  chez  les  bourgmestres,  exigeant  par  des  ciis  et 
des  menaces  que  Rothmann  fût  réinstallé  dans  sa  chaire,  qu'on  éloi- 
gnât de  Munster  les  prédicateurs  appelés  de  la  Hesse.  L'ancien  cha- 
pelain de  Saint-Maurice  affectait  de  résister  aux  vœux  de  la  muld- 
tude;  il  ne  se  sentait  plus,  disait-il,  la  force  de  ramener  les  hommes 
à  l'observation  de  l'Ëvangile;  au  demeurant,  il  s'en  remettait  à 
la  volonté  de  Dieu.  Peut-être  en  tenant  ce  langage  Rothmann 
était-il  plus  sincère  qu'on  ne  serait  disposé  à  le  croire.  Il  se  voyait 
débordé;  sa  popularité  entrait  dans  une  phase  décroissante.  L'ini- 
tiative de  la  révolution  qui  se  préparait  ne  lui  appartenait  pas.  Le 
mouvement  était  parti  de  Hollande,  où  la  folie  anabaptiste  arri- 
vait à  son  dernier  paroxysme.  Là  se  trouvaient  ceux  qui  allaient 
prendre  à  Munster  la  suprématie  spirituelle  et  temporelle.  En  se 
faisant  le  disciple  des  melchiorites,  en  accédant  à  leurs  projets, 
Rothmann  abdiquait  son  caractère  de  chef  ecclésiastique  et  d'inspi- 
rateur religieux  de  la  cité  westphalienne;  il  passait  au  second  rang. 
Sans  doute  il  pouvait  participer  encore  à  la  faveur  du  peuple,  mais 
il  cessait  d'en  être  le  guide.  Ce  rôle  devait  revenir  à  l'un  de  ces  en- 
thousiastes hollandais  qui  apportaient  à  une  population  toujours  al- 
térée de  nouveaux  enseignemens  théologiques  un  breuvage  plus 
excitant  et  d'une  saveur  moins  épuisée  que  les  sermons  déjà  arrié- 
rés de  Rothmann. 

Cette  nouvelle  idole  de  la  multitude  fut  Jean  de  Leyde.  II  ne  pa- 
rut tout  d'abord  que  comme  le  précurseur  ou  le  lieutenant  du  pro- 


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LE   SOCIALISME  AU   XVI^   SIECLE.  305 

pbète  qui  venait  d'évincer  Hofmann  dans  l'admiration  fanatique  des 
sectaires  néerlandais,  Jean  Matbys,  un  de  ces  cerveaux  malades  de 
Torgueil  de  devenir  l'exécuteur  de  la  volonté  divine.  Tandis  que  les 
melchiorites  vivaient  dans  l'anxieuse  attente  de  la  fin  du  monde,  ce 
boulanger  de  Harlem  éleva  la  voix  ^t  déclara  qu'il  était  Enoch,  le 
second  témoin  qui  devait  précéder  l'apparition  du  Christ.  HofmaDn 
avait  prétendu  être  Élie;  mais,  le  patriarche  ressuscité  devant  éclip- 
ser le  voyant  de  Thesbé  qui  revivait  dans  Strasbourg,  Mathys  prenait 
naturellement  la  direction  des  élus,  dont  la  conduite  avait  été  d'a- 
bord remise  au  premier  témoin.  Il  répétait  que  la  période  d'épreuve 
annoncée  par  Hofmann  était  écoulée,  et  que  l'œuvre  du  nouveau 
baptême  devait  commencer.  Les  anabaptistes  d'Amsterdam  n'ac- 
cueillirent qu'avec  quelque  défiance  la  prétention  du  boulanger 
inspiré,  car  les  deux  années  assignées  à  la  durée  de  cette  période 
n'étaient  point  encore  achevées,  et  il  y  avait  à  Strasbourg  un  de 
leurs  coreligionnaires,  Poldermann,  qui  se  donnait  pour  Enoch. 
Mathys  allégua  une  révélation  formelle  de  Dieu,  et  menaça  les  in- 
crédules d'un  anathème  qui  entraînerait  leur  damnation.  Les  naïfs 
sectaires  finirent  par  se  laisser  convaincre.  Mathys  ordonna  dès  lors 
à  ses  principaux  disciples  d'aller  partout  administrer  le  baptême  et 
répandre  la  parole  de  vérité.  Us  partirent,  se  rendirent  au  sein  des 
diverses  communautés  anabaptistes  des  Pays-Bas,  se  présentant  à 
leurs  frères  comme  remplis  du  don  de  l'Ësprit-Saînt,  et  violentant 
les  convictions  en  menaçant,  comme  leur  maître,  ceux  qui  se  refu- 
saient à  les  croire  du  feu  éternel.  Le  moyen  réussit.  D'ailleurs  ils 
racontaient  du  nouvel  Enoch  des  choses  si  merveilleuses,  ils  par- 
laient avec  tant  de  chaleur,  ils  trouvaient  tant  de  simplicité,  que 
leur  mission  ne  pouvait  échouer.  Les  sectaires  se  soumirent  au 
nouveau  baptême.  Les  envoyés  de  Mathys  mettaient  à  la  tête  des 
communautés  converties  à  sa  doctrine  des  |)asteurs  de  leur  choix, 
auxquels  ils  imposaient  les  mains  et  qui  avaient  pour  devoir  de  bap- 
tiser; chaque  église  anabaptiste  en  comptait  deux  qui  s'intitulaient 
évoques  et  qu'assistaient  les  diacres,  spécialement  chargés  du  soin 
des  pauvres.  En  moins  de  deux  mois,  les  messagers  du  boulanger 
de  Harlem  avaient  rallié  autour  de  lui  des  milliers  d'individus,  tant 
parmi  les  melchiorites  que  chez  ceux  qui  n'étaient  point  encore 
agrégés  à  leur  secte.  A  Leeuwarden,  à  Zwoll,  à  Briel,  à  Alkmaer,  ,à 
Deift  et  dans  bien  d'autres  villes,  on  accourait  pour  recevoir  de  ces 
nouveaux  apôtres  l'eau  baptismale.  Â  Monninkendam,  dans  l'espace 
de  deux  mois,  les  deux  tiers  de  la  population  avaient  embrassé  l'a- 
oabaptisme  de  Mathys,  et  à  Amsterdam  le  nombre  des  conversions 
allait  toujours  grossissant. 
Hûnster  reçut  aussi  les  messagers  du  nouveau  prophète;  le  5  jan- 

TOBi  a.  —  187S.  20 


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308  RETUE   DBS  DEUX  HONDE9. 

Tier  1Ô3A,  Barthélémy  Boekebinder  et  Willem  de  Guiper  arrivèrent 
dans  la  ville  pour  prêcher  le  second  baptême  et  annoncer  l'avènement 
des  temps  promis.  Le  terrain  était  tout  préparé  pour  leur  œuvre.  Le 
récit  qu'ils  faisaient  de  la  miraculeuse  apparition  du  prophète  trouva 
créance  chez  une  population  nourrie  depuis  plusieurs  mois  de  sem* 
blableô  rêveries.  Deux  jours  après  leur  arrivée,  tous  les  pasteurs 
wassenbergeois  rentrés  à  Munster,  Boll,  Klopriss,  Vinne,  Stralen, 
auxquels  se  joignit  Bothmann,  se  rangeaient  panni  les  catéchumènes 
et  recevaient  des  deux  étrangers  le  sacrement  rénovateur.  Bothmann 
alla  jusqu'à  prêter  sa  maison  aux  envoyés  de  Mathys.  C'est  là  qu'Us 
administrèrent  le  baptém&et  tinrent  registre  de  ceux  qui  adhéraient 
à  leur  église.  L'ardeur  avec  laquelle  le  peuple  de  Munster  se  porta 
pour  recevoir  des  mains  des  deux  Hollandais  l'eau  qui  devait  opérer 
leur  salut  dépassa  encore  celle  dont  quelques  villes  des  Pays-Bas 
avaient  donné  le  spectacle.  En  une  semaine,  quatorze  cents  per- 
sonnes étaient  déjà  rebaptisées.  Boekebinder  et  W.  de  Guiper  n'é- 
taient pourtant  que  les  serviteurs  du  grand  prophète  de  Hariem, 
non  ses  plénipotentiaires.  Ils  ne  représentaient  point  sa  pensée 
complète  et  n'étaient  pas  les  dépositaires  de  toute  sa  c<mGance;  ils 
furent  promptement  suivis  de  deux  autres  missionnaires  bien  plus 
avant  dans  ses  projets.  C'étaient  Jean  de  Leyde,  que  j'ai  nommé 
plus  haut,  et  son  compagnon  Gert  tom  Kloster,  de  Nienhuis.  Les 
premiers  envoyés  n'ajoutaient  que  peu  aux  enseignemens  de  Hof- 
mann  et  se  tenaient  encore  aux  idées  des  melchiorites;  les  seconds 
furent  les  réels  interprètes  de  la  doctrine  de  Mathys. 

Gert  tom  Kloster  ne  tarda  pas  à  être  mis  dans  l'ombre  par  son 
compagnon,  dans  lequel  se  personnifia  l'esprit  de  démence  et  de 
mensonge  dont  Munster  allait  être  le  jouet.  Jean  de  Leyde  on, 
pour  le  désigner  par  son  véritable  nom,  Jean  Bockelsohn  fut  reçu 
comme  un  ange  et  accfamé  comme  un  sauveur.  C'était  un  ouvrier 
tailleur  dont  le  père  exerçait  à  La  Haye  le  métier  de  cordonnier;  sa 
mère  était  d'origine  westphalienne.  Après  avoir  travaillé  quelque 
temps  à  Lisbonne,  et  à  Liibeck,  il  était  revenu  s'établir  à  Leyde, 
puis  avait  renoncé  à  sa  profession  pour  tenir  avec  sa  femme  une 
petite  taverne  à  l'une  des  portes  de  la  ville.  D*un  esprit  inquiet  et 
d'une  ambition  désordonnée,  rêvant  un  avenir  bien  au-dessus  de 
sa  condition,  il  s^tait  attaché  à  cultiver  son  intelligence  et  avait 
acquis  une  certaine  instruction.  Tout  en  vendant  sa  bière  et  son  vin, 
il  composait  des  vers  et  arrangeait  des  discours.  II  devint  l'un  des 
membres  les  plus  actifs  d'une  de  ces  sociétés  littéraires  appelées 
chambres  de  rhétorique  y  qui  ont  marqué  dans  les  Pays-Bas  l'époque 
de  la  renaissance.  Quand  le  mouvement  de  la  réforme  commença 
d'agiter  les  esprits,  la  controverse  religieuse  prit  souvent  dans  ces 


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LE  «0CIAU6MB  ÈM   Tfl*  SliCLB.  807 

réuAion  dn  bien  dire  la  place  des  défis  de  poécSe  «t  tf  éloquence. 
Jean  Bockelsobn  e'f  signala  par  son  ardeur  de  prosélytisine  latbé-- 
rien  et  soo  hostilité  contre  l'église.  II  se  plongea  dans  la  lecture 
de  la  BiUe,  et,  dépoarru  des  luaiières  nécessaires  pour  en  coin- 
prendre  le  sens,  il  s'abandonna  aox  spéculations  théologiques  les 
plus  étranges  et  aux  idées  les  pins  malsaines.  Sous  prétexte  que  la 
parole  de  Diea  a  été  écrite  pour  tous,  tout  chrétien  réformé  se 
croyait  alors  le  droit  d'expliquer  la  sainte  Écriture  et  de  résoudre 
les  qvestions  dogmatiques  qui  avaient  embarrassé  les  docteurs  les 
pfas  érndits  et  les  plus  habiles.  Il  en  était  en  ce  temps  de  la  reli- 
gion oonme  il  en  est  de  nos  jours  de  la  politique.  Chacun  se  re- 
gardait cocnaie  compétent,  et,  sans  étude  préalable,  on  décidait 
a?ec  assurance,  la  KUe  à  la  maiu,  à  la  façon  dont  tant  de  gens 
prononcent  maintenant  snr  tes  lois,  les  affaires  diplomatiques  on 
les  finances,  sans  autre  information  qn'nn  article  de  leur  journal. 
Quand  Matbys  se  prétendit  inspiré,  Jean  Bockelsohn  se  fit  son  ar- 
^nt  disciple  et  son  vicaire  ixkfatigable  en  attendant  qu'il  pût  être 
son  soccesseor*  Le  tailleur  de  Leyde  ne  réra  plus  que  rénovation  de 
f  haaianité,  qu'extermination  <ie8  impies,  car,  à  la  différence  de  Hof-^ 
inann,  qui  recommasdait  la  soumission  aux  autorités  terrestres,  qui 
n'en  appelait,  pour  ibnder  le  règne  de  la  justice,  qu*A  la  persuasion, 
^  condaainait  la  violence  et  attendait  de  la  seule  action  divine  la 
régénératioii  de»  chrétiens,  Mathys  déclarait  la  guerre  à  toutes  les 
insâtutions  et  prêchait  la  révolte.  Sa  mission,  celle  de  ses  frères 
était,  dkait^il,  d'opérer  par  la  destruction  radicale  de  Tordre  pré- 
sent des  choses  la  reconstitution  de  l'église.  Le  temps  de  Tafflic- 
tioD  des  saints  était  passé  «elon  lui,  celui  de  la  moisson  arrivait,  et 
il  ajoatût  :  «  Dieu  s'apprête  à  délivrer  son  peuple,  à  terrasser  ses 
eanemis;  il  le  fera  par  les  mêmes  moyens  que  ceux-  ci  ont  employés 
pour  opprimer  les  fidèles.  On  ne  doit  donc  pas  seulement  prendre 
les  armes  pour  repousser  les  attaques  des  impies,  mais  encore  pour 
courir  sus;  l'épée  sera  tournée  contre  cenx  qui  l'ont  tirée.  »  Ces 
odieuses  déclamations,  Mathys  les  appuyait  de  citations  d'Isaïe, 
d'Ézéchiel  et  de  l'Apocalypse.  A  peine  fixé  dans  Munster,  Jean 
Bockelsobn  enjoignit,  conformément'à  renseignement  de  son  maître, 
i  tous  les  fidèles  de  rompre  absolument  tout  commerce  avec  cenx 
^  ae  reconnaissaient  point  sa  mission,  impies  auxquels  on  ne  devait 
que  des  malédictions  et  des  paroles  de  colère,  car  il  était  interdit  a 
on  chrétien  de  servir  un  païen,  d'où  résultait  qu'aucun  frère  ne  de- 
Tsût  s'occuper  d'évangéliser  les  infidèles.  Pour  briser  tout  lien  entre 
eox  et  les  vrais  croyans,  défense  était  faite  par  le  prophète  de  eon- 
ttcrer  aucun  hymen  en  les  deux  époux  ne  se  soumettaient  aux  vo- 
tentés  de  Uen  manifestées  par  le  nouveau  baptême.  La  séparation 


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SOS  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  fidèles  et  des  impies,  il  la  poussait  jusque  dans  la  tombe,  et  les 
restes  des  élus  ne  devaient  point  reposer  dans  les  mômes  cimetières 
où  étaient  enterrés  ceux  qui  avaient  ignoré  ou  méconnu  la  parole 
de  vérité.  Les  envoyés  de  Mathys  ayant  pris  possession  de  HûDSter, 
c'était  aux  adversaires  de  leur  foi  à  se  retirer,  et  Bockelsohn  et  ses 
adeptes  annonçaient  qu'il  fallait  que  la  ville  fut  purifiée  de  la  pré- 
sence de  ces  méchans,  ce  qui  signifiait  qu'on  devait  recourir  contre 
eux  à  la  force. 

Rothmann  s'émut  de  tels  principes,  il  hésita  d'abord  à  s'y  con- 
former; il  ne  pouvait  notamment  admettre  que  l'Évangile  ne  dût 
plus  être  enseigné  à  tous,  et  il  continuait  ses  prédications  dans 
l'église  Saint-Servais,  Peut-être  même  aurait-il  déserté  le  camp 
des  anabaptistes  plutôt  que  de  renoncer  à  ses  plus  chères  habi- 
tudes, si  le  chemin  de  l'exil  ne  lui  eût  pas  été  fermé.  L'évoque  venait 
en  effet  de  refuser  au  landgrave  le  sauf*conduit  nécessaire  à  Roth- 
mann. Celui-ci  était  ainsi  exposé,  une  fois  hors  de  la  ville,  à  se 
voir  emprisonné,  car  les  ordres  les  plus  rigoureux  avaient  été  ren- 
dus par  le  prélat  contre  les  adhérens  de  l'anabaptisme.  La  retraite 
était  donc  coupée  à  l'ancien  chapelain  de  Saint-Maurice;  il  se  jeta 
de  désespoir  dans  une  mêlée  où  il  n'allait  plus  guère  figurer  que 
comme  un  simple  soldat.  Le  25  janvier  153i,  il  déclara  solennel* 
lement  en  chaire  qu'il  cesserait  de  prêcher  la  parole  aux  infidèles. 
D'ailleurs  la  populace,  qu'il  avait  si  souvent  ameutée  contre  le  sénat 
et  les  autorités  municipales,  commençait  à  le  délaisser  pour  Bockel- 
sohn. 11  ne  se  trouvait  plus  seulement  au  milieu  d'artisans  et  de 
petits  bourgeois  désireux  d'abattre  l'aristocratie  qui  les  avait  à 
longtemps  dominés,  mais  de  farouches  sectaires  ne  respirant  que 
meurtre  et  carnage.  Et  pour  conserver  encore  son  crédit,  il  dut 
prendre  le  langage  furieux  de  ces  fanatiques  et  se  faire  l'écho  de 
leurs  extravagances.  Une  partie  des  anabaptistes  de  Munster,  ar- 
rivés de  la  veille,  ne  pouvaient  éprouver  pour  Rothmann  les  sen- 
timens  qu'il  avait  inspirés  aux  hommes  des  gildes  et  à  la  classe 
pauvre  de  Munster.  La  ville  se  remplissait  d'émigrés  des  Pays-Bas 
qm  juraient  par  un  autre  maître  spirituel.  Elle  prenait  une  physio- 
nomie de  plus  en  plus  différente  de  celle  qu'elle  avait  présentée  na- 
guère. Sur  les  routes  qui  y  aboutissaient,  dans  la  direction  de  la 
Frise  et  de  la  Hollande,  on  rencontrait  de  distance  en  distance  des 
individus  à  l'air  égaré,  à  la  mine  sombre,  que  leur  costume  faisait 
reconnaître  pour  des  étrangers  venus  de  cantons  lointains;  ils  mar- 
chaient en  silence  et  semblaient  obéir  à  un  mot  d'ordre.  Parfois  on 
entendait  la  détonation  d'un  mousquet;  c'était  le  signal  convenu  au- 
quel se  réunissaient  ces  voyageurs  mystérieux  quand  ils  s'appro- 
chaient de  leur  destination.  Ils  s'acheminaient  vers  la  nouvelle 


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LE  SOCIALISHE  AU  XTI*   SIÈCLE.  809 

Jérusalem,  et  on  les  voyait  bientôt  aux  portes  de  Munster  :  ils  y  ap- 
portaient des  germes  chaque  jour  plus  avancés  de  dissolution  et  de 
mort.  Depuis  l'arrivée  de  ces  émigrés,  tous  les  liens  qui  unissaient 
les  habitans  tendaient  à  se  briser;  les  familles  qui  avaient  jusqu'a- 
lors vécu  dans  la  concorde  et  l'amour  se  divisaient,  les  époux  se  sé- 
paraient, les  amis  renonçaient  à  tout  commerce,  les  relations  d'af- 
faires cessaient  brusquement,  le  marchand  rompait  avec  sa  pratique, 
roavrier  avec  son  patron.  Cependant  le  calme  extérieur  semblait  ré- 
gner encore  dans  la  ville,  mais  c'était  la  lente  désorganisation  de 
la  vie  qui  précède  les  convulsions  de  l'agonie.  L'inquiétude  était 
d'ailleurs  au  fond  des  cœurs  de  tous  ceux  que  la  contagion  n'avait 
pas  atteints.  L'autorité  municipale  ne  savait  que  faire  et  restait 
inactive,  tandis  que  les  anabaptistes  poursuivaient  leur  fatale  pro- 
pagande. Plusieurs  des  principaux  bourgeois,  jugeant  la  position 
désespérée  et  tremblant  pour  leur  vie,  quittèrent  la  ville.  Van  der 
Wiecifut  de  ce  nombre.  Les  pasteurs  luthériens  qui  se  refusaient  à 
prendre  ce  parti  imploraient  l'assistance  du  landgrave,  comme  jadis 
les  catholiques  avaient  imploré  celle  de  l'évêque. 

Quand  la  consternation  et  le  découragement  se  furent  ainsi  empa- 
rés de  tout  ce  qui  pouvait  résister  aux  fanatiques,  les  anabaptistes 
jugèrent  le  moment  opportun  pour  frapper  leurs  ennemis,  ou,  cdmme 
ils  disaient,  pour  nettoyer  Vaire^  où  ne  devait  rester  qile  le  bon  grain. 
C'était  au  grand  prophète  de  Harlem  qu'il  appartenait  d'accomplir 
l'oeuvre  sainte.  Les  sectaires  députèrent  en  conséquence  près  de 
lui,  à  Amsterdam,  pour  l'engager  a  se  transporter  parmi  eux.  Pen- 
dant ce  temps-là,  tout  se  préparait  dans  la  cité  westphalienne  pour 
l'exécution  du  projet  dont  Bockelsohn  était  l'actif  promoteur.  «  Mal- 
heur! malheur!  allaient  criant  par  les  rues  les  plus  exaltés;  faites 
pénitence,  convertissez-vous,  car  le  jour  du  Seigneur  est  proche!  » 
La  démarche  des  envoyés  de  Munster  ne  pouvait  manquer  de  réus- 
sir. L'attention  de  la  cour  de  Hollande  était  appelée  une  nouvelle 
fois  sur  les  agissemens  de  la  secte.  Un  des  pasteurs  anabaptistes, 
ex-prêtre  catholique,  s'était  laissé  arrêter.  Conduit  à  La  Haye,  il 
avait  révélé  les  noms  de  plusieurs  de  ses  coreligionnaires.  Un  rap- 
port détaillé  venait  d'être  adressé  à  la  régente  à  Bruxelles.  La  tête 
des  ministres  anabaptistes  était  mise  à  prix.  Une  persécution  terrible 
s'annonçait  dans  les  Pays  -  Bas.  Mathys  s'empressa  de  se  rendre  à 
l'invitation  qui  lui  était  apportée.  II  quitta  Amsterdam,  et  vint  re- 
joindre à  Munster  les  nombreux  disciples  qui  l'avaient  précédé. 


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%M  lEVQE  OB3   DEU3I  KONOESi. 


IL 

Knipperdollinck,  ce  constant  instigatear  de  ton  les  troubles» 
cette  tôte  ardrate  qui  avait  suivi  ou  plutôt  devancé  Rothmamt  dan» 
9ên  évolution  religieuse,  salua  le  nouveau  prophète  avec  transport, 
et  lui  donna  l'hospitalité  dans  sa  propre  maison.  Matbys  se  montia 
cemme  un  véritable  messie  à  Mûoster,  et  recueillit  les  témoignages 
de  l'admiration  d'une  foule  imbécile.  Les  femmes  surtout  se  décla- 
raient en  sa  faveur,  elles  firent  le  fond  de  ses  premiers  prosélytes, 
•a  voyait  parmi  elles  des  nonnes  que  les  récens  événemens  avaient 
arrachées  à  la  règle  de  leurs  couvens  et  qui  accouraient  pour  rece- 
voir le  baptême  des  mains  du  prophète;  des  épouses  s'empressaient 
de  déposer  à  ses  pieds  leurs  bijoux  et  leurs  parures,  décidées  qu'elles 
étaient  à  ne  plus  revêtir  que  le  modeste  accoutrement  des  frères. 
Bien  des  hommes  qui  avaient  d'abord  résisté  à  ce  fol  entraînement 
finirent  par  le  partager.  L'exemple  de  Rothmann  agit  sur  nombre 
de  ceux  qui  continuaient  à  se  diriger  par  ses  inspirations. 

Le  sénat  luthérien  se  trouvait  maintenant  dans  la  même  situa- 
tion que  le  chapitre  de  la  cathédrale  trois  années  auparavant;  il 
n'attendait  plus  de  salut  que  de  l'intervention  des  troupes  éinsccH 
pales.  Cependant  la  partie  saine  et  raisonnable  de  la  popukUon 
l'emportait  encore  par  le  nombre,  et  les  anabaptistes  se  voyaient 
contraints  d'user  d'une  certaine  réserve.  Le  8  février»  le  bruit  se 
répandit  que  l'évoque,  à  la  tète  d'une  force  militaire  et  appuyé  par 
les  gens  de  la  campagne,  s'approchait  de  la  ville.  Les  sectaires 
ceururent  à  la  place  du  marché,  tandis  que  le  sénat  faisait  occuper 
les  portes  et  les  remparts.  Pour  réprimer  le  mouvement  insurrec- 
tionnel que  préparaient  les  gildes  et  la  populace,  acquise  presque 
ea  entier  à  Matbys  et  à  ses  lieutenans,  du  canon  fut  braqué  contre 
l'attroupement  du  marché.  La  position  prise  par  l'autorité  était  si 
solide  que  les  conservateurs  ne  doutaient  pas  qu'ils  n'eussent  raison 
des  perturbateurs,  et  que  la  répression  n'aboutit  à  la  défaite  et  à 
l'expulsion  des  anabaptistes.  Déjà  tous  ceux  des  habitans  qui  étaient 
^^posés  aux  sectaires  suspendaient  au-devant  de  leurs  maisons  des 
tresses  de  paille  destinées  à  les  faire  reconnaître  et  à  les  préserver 
des  vengeances  des  soldats  de  l'ordre,  mais  une  conviction  in^ran- 
lable  soutenait  le  courage  des  anabaptistes,  réunis  au  marché.  L'es- 
prit troublé  par  les  visions  les  plus  franges,  ils  s'imaginaient  voir 
à  leur  tête  tantôt  un  personnage  mystérieux  portant  une  couronne 
d'or,  ayant  une  épée  dans  une  main  et  une  verge  dans  l'autre,  tan- 
tit  un  fantôme  dont  la  main  était  toute  dégouttante  de  sang.  A 
plusieurs,  la  ville  apparaissait  comme  dévorée  par  un  sombre  in- 


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LE   S0€UU8MB   AD  XTI*  8liCLE.  tiâ 

cendie,  tandis  qu'au-dessus  des  flammes  planait  le  cavalier  de  l'A- 
pocalypse armé  du  glaive.  En  présence  de  cette  foule  délirante,  les 
pasteurs  luthériens  demeurés  à  Munster  se  sentirent  pris  de  com- 
passion; redoutant,  comme  naguère  leurs  coreligionnaires,  que  la 
victoire  sur  l'émeute  n'amenât  le  triomphe  de  la  réaction  catholique, 
ils  s'entremirent  pour  arrêter  toute  collision  et  écarter  tout  recours 
à  la  force.  Leur  intervention  eut  un  plein  succès.  Un  accord  fut  con- 
clo  entre  le  sénat  et  les  anabaptistes,  qui  obtinrent  la  reconnais- 
sance officielle  du  droit  de  pratiquer  librement  leur  religion. 

Nalle  part  les  sectaires  n'avaient  conquis  un  pareil  avantage  :  il 
eat  pour  effet  d'enfler  outre  mesure  leurs  espérances  et  d'attirer 
chaque  jour  dans  la  ville  un  plus  grand  nombre  de  leurs  adhérens. 
Les  étrangers  affluaient  de  tous  côtés  :  maris  convertis  à  la  doctrine 
de  Hathys  et  qui  avaient  abandonné  leurs  femmes  parce  qu'elles  re- 
fassent d'embrasser  leur  foi  nouvelle,  épouses  qui  rompaient  le  lien 
conjugal  pour  ne  plus  vivre  avec  ceux  qu'elles  regardaient  comme 
impies,  enfans  doot  la  jeune  imagination  s'était  éprise  des  paroles 
da  prophète  et  qui  fuyaient  le  foyer  paternel,  familles  entières  qui, 
poussées  par  un  enthousiasme  soudain,  ne  pensaient  plus  qu'à  en- 
trer dans  la  Jérusalem  céleste.  Tous  ces  émigrés  venaient  se  faire 
inscrire  dans  la  communey  en  sorte  qu'au  bout  de  quelques  semaines 
les  sectaires  y  étaient  en  majorité,  et  que,  lors  de  la  réélection  du 
sénat  et  de  la  municipalité,  leur  parti  eut  le  dessus.  Knipperdollinck 
fut  choisi  cour  l'un  des  bourgmestres. 

L'anabaptisme  était  donc  désormais  maître  de  Munster.  A  dater 
de  ce  moment,  les  sectaires  ne  parlèrent  plus  de  liberté  religieuse 
et  des  conditions  auxquelles  ils  s'étaient  engagés  en  obtenant  la 
tolérance  de  leur  culte.  Ils  n'eurent  plus  qu'un  but,  écraser  le  parti 
qui  leur  était  contraire.  Le  27  février,  une  troupe  d'énergumènes  en 
armes  se  réunissait  à  l'hôtel  de  ville  pour  délibérer  sur  les  mesures 
à  prendre;  mais  le  peuple  n'avait  d'autre  volonté  que  celle  de  Ma- 
thys,  qui  parlait  au  nom  du  Christ.  Pendant  qu'on  débattait  les  di- 
vers moyens  proposés,  le  prophète  semblait  plongé  dans  une  inex- 
plicable somnolence.  Tout  à  coup  il  se  réveille  de  cette  apathie;  il 
déclare  que  Dieu  veut  qu'on  chasse  immédiatement  de  Munster  tous 
les  infldèles  qui  refuseront  de  se  convertir,  et  termine  son  discours 
par  ces  mots  :  «  Dehors  les  enfans  d'Ésaû,  l'héritage  appartient  aux 
fik  de  Jacob  !  »  Cette  révélation  est  accueillie  par  des  marques 
d'approbation  frénétique.  La  convoitise  et  la  haine  se  coalisent  avec 
le  fanatisme  pour  faire  sanctionner  une  mesure  qui  doit  livrer  entre 
les  mains  de  quiconque  se  prononce  pour  la  foi  nouvelle  les  biens 
et  les  emplois  des  catholiques  et  des  luthériens  expulsés.  Le  cri  : 
dehors  I^  impies  I  se  répète  dans  toute  la  ville.  Une  populace  fii- 


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812  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

rieuse  se  précipite  dans  les  demeures  des  anti-anabaptistes,  que 
Ton  chasse  brutalement  de  chez  eux  sans  leur  permettre  d'emporter 
de  quoi  subvenir  à  leurs  plus  pressans  besoins.  Femmes,  enfans, 
vieillards,  sont  impitoyablement  jetés  hors  des  murs,  et  cela  en  un 
de  ces  jours  d*hiver  où  la  froidure  glace  les  membres,  où  la  neige 
est  amoncelée  sur  le  sol.  Bien  des  malheureux  n'eurent  «pas  même 
le  temps  de  se  vêtir,  et  on  vit  errer  en  proie  au  plus  sombre  déses- 
poir tout  ce  que  Munster  renfermait  encore  d'honnête  et  de  res- 
pectable. 

Mathys  était  investi  d'une  dictature  spirituelle  et  d'une  autorité 
presque  sans  limites,  car  il  parlait  au  nom  de  Dieu,  et  ses  décisions 
étaient  dès  lors  réputées  infaillibles.  Ce  peuple,  naguère  en  révolte 
constante  contre  des  magistrats  exécuteurs  d'une  loi  consacrée  par 
la  tradition  et  consentie  par  ce  qu'il  y  avait  de  plus  édairé,  obéis- 
sait aveuglément  à  un  homme  qui  donnait  toutes  ses  fantaisies  pour 
des  ordres  d'en  haut,  —  inconséquence  qui  serait  inexplicable,  si  l'on 
ne  savait  pas  qu'en  retour  de  cet  esclavage  le  peuple  comptait  pou- 
voir impunément  satisfaire  ses  appétits  brutaux  et  opprimer  les  ri- 
ches. Les  gildes  pouvaient  maintenant  en  toute  liberté  assouvir  leur 
ressentiment  contre  le  clergé  et  s'en  partager  les  dépouilles.  Les 
meubles  d«s  exilés  sont  saisis;  on  porte  à  la  chancellerie  tout  ce 
que  l'on  trouve  dans  les  maisons  dont  les  propriétaires  viennent 
d'être  expulsés,  et  le  prophète  désigne  sept  diacres  pour  distribuer 
cet  amas  de  richesses  à  chacun  selon  ses  besoms. 

La  victoire  de  l'anabaptisme  à  Munster  fut  le  signal  d'une  recru- 
descence de  ses  doctrines  dans  les  Pays-Bas,  dans  la  Westphalie  et 
en  différentes  villes  de  l'Allemagne.  On  put  alors  constater  l'exis- 
tence des  frères  dans  une  foule  de  villes  où  elle  s'était  auparavant 
dissimulée.  On  avait  eu  beau  emprisonner  et  mettre  à  mort,  les 
sectaires  continuaient  leur  ténébreuse  propagande,  qui  trouvait 
désormais  un  centre  dans  la  cité  westphalienne.  Non -seulement 
dans  la  Frise ,  la  Hollande,  TOver-Yssel ,  la  Gueldres  et  le  Brabant, 
des  communautés  assez  nombreuses  s'étaient  constituées,  formant 
une  chaîne  presque  continue  du  Holstein  à  la  Zélande;  mais  la  secte 
comptait  des  affiliés  dans  les  pays  de  Liège,  dans  l'archevêché  de 
Cologne,  à  Aix-la-Chapelle,  à  Maestricht,  à  Wesel  comme  à  Cois- 
feld,  à  Hamm,  à  Osnabruck  et  dans  le  comté  de  la  Mark,  lesquels, 
au  lieu  de  prendre  le  mot  d'ordre  de  Strasbourg,  le  recevaient  de 
Hûnster.  Amsterdam  était  nn  centre  pour  ces  communautés.  La 
Frise  en  avait  un  autre  à  Groningue,  et  dans  le  Mecklembourg 
Wismar  renfermait  un  si  grand  nombre  de  sectaires,  qu'iliutsurle 
point  de  devenir  un  second  Hûnster. 

Mathys  voulut  s'assurer  l'alliance  de  tous  ces  coreligionnaires  du 


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LE   60GIALISUE  AU  XTI*  SIÈCLE.  SIS 

dehors,  qui  trouvaient  eux-mêmes  en  lui  un  précieux  appui.  C'é* 
tait  entre  la  cité  westphalienne  et  les  Pays-Bas  un  échange  perpé- 
tuel de  correspondances  secrètes.  Les  anabaptistes  de  Munster  fai- 
saient leur  appel  aux  frères  néerlandais,  les  pressant  d'abandonner 
UDe  terre  d'sJliction  pour  venir  se  joindre  à  ceux  qui  fondaient  le 
royaume  des  saints,  et  les  lettres  trompaient  si  bien  la  vigilance  de 
la  police,  les  intelligences  étaient  si  habilement  ménagées  que  les 
communautés  des  Pays-Bas  purent  sans  grande  difficulté  expédier 
leurs  membres  les  plus  ardens  pour  la  nouvelle  Jérusalem.  L'émi- 
gration, d'individuelle  qu'elle  avait  été  d'abord,  devint  générale; 
c'était  une  véritable  croisade.  Aussi  dans  les  premiers  jours  de 
mars  153A  la  ville  avait-elle  reçu  un  contingent  considérable  d'é- 
trangers, soldats  plus  dévoués  encore  à  Mathys  que  les  hommes  des 
gildes,  et  animés  d'un  enthousiasme  plus  aveugle.  En  Néerlande,  la 
secte  se  crut  bientôt  assez  forte  pour  n'avoir  plus  besoin  de  dissi- 
muler ses  projets,  et  ses  adeptes  ne  faisaient  plus  mystère  du  but 
de  leur  voyage;  ils  s'embarquaient  en  foule  sur  les  schuites  pour 
remonter  la  Meuse  et  le  Rhin  ;  ils  frétaient  des  bâtimens  pour  tra- 
verser le  Zuiderzée;  ils  ne  cachaient  pas  les  armes  qu'ils  portaient 
avec  eux  et  dans  lesquelles  ils  mettaient  surtout  leur  confiance, 
bien  qu'ils  en  ignorassent  pour  la  plupart  le  maniement.  Ges  dé- 
monstrations imprudentes  finirent  par  amener  l'intervention  de 
fautorité.  On  s'opposa  au  départ  des  émigrans,  on  saisit  les  bâ- 
timens où  ils  avaient  pris  passage.  A  l'Ile  de  Schockland,  dans  le 
Zniderzée,  il  n'y  eut  pas  moins  de  vingt  et  un  navires  sur  lesquels 
l'embargo  fut  mis  et  où  3,000  anabaptistes  prêts  à  s'embarquer  fu- 
rent arrêtés.  Dans  l'Over-Yssel  et  le  duché  de  Clëves,  l'on  empri- 
sonna ceux  qui  se  réunissaient  en  vue  de  quitter  le  pays,  l'on  dis- 
persa leurs  attroupemens  avec  de  la  cavalerie.  Çà  et  là  les  sectaires 
tentèrent  de  résister.  A  Amsterdam,  voyant  qu'on  empêchait  leur 
départ,  ils  se  répandirent  dans  la  ville  en  poussant  des  clameurs 
analogues  à  celles  qui  avaient  dans  Munster  donné  le  signal  du 
soulèvement  :  «  Malheur!  malheur I  bénies  soient  par  Dieu  les  nou- 
velles mœurs  I  malédiction  sur  les  anciennes  I  »  Sur  divers  points 
pourtant,  les  anabaptistes  réussirent  à  échapper  aux  vexations 
qu'ils  s'étaient  attirées,  et  le  gouvernement  de  la  maison  d'Au- 
triche, celui  des  ducs  de  Gueldres  et  de  Clèves,  ne  purent  inter- 
cepter les  relations  de  Munster  avec  les  Pays-Bas,  ni  arrêter  les 
émissaires  qui  se  rendaient  journellement  de  la  ville  assiégée  en 
cette  contrée,  et  réciproquement.  D'ailleurs  jusqu'en  janvier  1535, 
l'investissement  effectué  par  les  troupes  épiscopales  ne  fut  que  très 
imparfait  ;  les  secours  d'hommes,  de  vivres  et  d'argent  continuè- 
rent d'affiner  dans  Munster.  La  convention  du  lA  février  1533  se 


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81A  BETUE  DIS  BEDl  MOÏIOES. 

trouvant  audacieodement  violée  par  rétablissement  de  l'anabap- 
tisme,  les  habitans  étant  en  pleine  révolte  avec  Tévégae»  celuî-d 
avait  envoyé  contre  eux  ses  troupes  et  fait  bloquer  la  ville  dès  les 
premiers  jours  de  mai. 

Une  fois  les  maîtres,  les  sectaires,  au  lieu  de  songer  à  prévenir 
les  conséquences  que  le  renversement  de  l'église  luthérienoe  allait 
entraîner  pour  Munster,  ne  s'occupèrent  d'abord  que  d'assouvir 
lem-  rage  contre  tout  ce  qui  rappelait  l'ancien  culte.  Statues  et 
tableaux  tombèrent  sous  les  coups  de  ces  vandales.  Les  plus  belles 
peintures  de  l'école  westphalienne  furent  alors  anéanties.  Puis  vint 
le  tour  des  livres;  on  brûla  solennellement  sur  le  marché  la  ma- 
gnifique collection  de  manuscrits  que  Rudolf  de  Langen  avait  réu- 
nie en  Italie.  La  fureur  des  sectaii-es  contre  tout  monument  de  l'art 
ou  de  la  science  était  telle  qu'on  s'en  prit  jusqu'aux  instrumeDS  de 
musique,  qui  furent  mis  en  pièces.  Les  anabaptistes  ne  voulaient 
plus  d'autres  œuvres  de  la  pensée  que  la  Bible,  dont  l'interprétar 
tion  devait  être  réservée  au  prophète.  Celui-ci,  appliquant  les  prin- 
cipes déjà  suivis  par  les  communautés  allemandes,  procéda  à  réta- 
blissement du  système  communiste.  Ce  ne  furent  plus  seulement 
les  biens  des  exilés  que  l'on  partagea  aux  fidèles;  tout  dut  être  mis 
en  commun,  et  il  fut  enjoint  à  chacun,  sous  peine  de  mort,  de  dé- 
poser à  la  chancellerie  le  numéraire,  les  bijoux  et  les  objets  pré- 
cieux qu'il  pouvait  posséder.  La  propriété  individuelle  était  abolie, 
et  le  gouvernement  du  prophète  se  chai^eait  de  pourvoir  aux  né- 
cessités de  tous.  Munster  s'organisait  en  une  sorte  de  grand  phalan- 
stère où  chacun  exerçait  son  métier  comme  une  véritable  fonction 
publique,  sous  la  condition  de  se  conformer  aux  prescriptions  im- 
posées par-  le  nouveau  régime  et  de  travailler  exclusivement  poor 
la  communauté.  C'est  ainsi  que  les  tailleurs  confectionnaient  les 
vétemens  destinés  à  toute  la  population  d'après  un  modèle  dont  il 
leur  était  interdit  de  s'écarter.  Une  hiérarchie  fut  introduite  dans 
les  divers  emplois,  et  au-dessus  de  tous  prenaient  rang  ceux  aux- 
quels était  habituellement  confiée  la  défense  de  la  ville.  Les  repas 
avaient  lieu  en  commun  et  aux  frais  de  l'état;  ils  se  passaient 
comme  dans  un  couvent,  on  mangeait  en  silence,  tandis  qu'un  des 
frères  lisait  un  chapitre  de  la  Bible.  Les  femmes  se  tenaient  d'un 
côté,  les  hommes  de  l'autre. 

Cependant  les  hostilités  étaient  engagées,  et  peu  de  temps  après 
la  direction  de  l'église  de  la  ville  était  passée  des  mains  de  Jean 
Hathys  à  celles  de  son  vicahre  Jean  Bockelsohn.  Le  prophète  de 
Harlem,  qui  ne  doutait  pas  que  les  troupes  épiscopales  ne  fassent 
à  la  première  rencontre  couchées  à  terre  par  le  souffle  du  Tout- 
Puissant,  s'était  porté  avec  quelques  hoounes  hors  de  là  place  et 


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iTmt  troaTé  la.  iMrt  dus  eette  téméraire  sortie.  Le  taillear  de 
Leyde  asfûrait  à  rémiir  sor  sa  tète  tous  les  pouyoirs,  et  prépara 
les  dnees  en  conséqaence.  Ses  amis  aHèrent  répétant  partout  que 
cTétait  non  pas  sedement  dans  ferdre  religieux,  mais  aussi  dans 
l'ordre  dvï  que  la  parote  de  Dieu  derait  fitire  loi.  Ils  demandaient 
qae  celui  qu'ils  avaient  choisi  pour  prophète  fût  investi  d'une  au*-- 
torité  absolue*  Bo^^lsohn  feignit  de  redouter  une  si  lourde  charge 
et  de  vouloir  s'en  remettre  à  un  conseil  dont  il  exécuterait  sim- 
plement les  décisions.  Tant  que  ses  affidés  travaillaient  l'opinion 
pour  l'élever  à  la  dictature,  il  avait  gardé  le  silence,  sous  prétexte 
que  Dieu  loi  fermait  la  bouche.  Dès  qu'il  crut  les  esprits  suffisam- 
ment gagnés,  il  sortit  de  son  mutisi&e  et  déclara  que  Dieu  loi  avait 
révélé  la  nouvelle  forme  à  donner  au  gouvernement  du  peuple  élu. 
Douze  anciens  devaient  être  choisis  pour  rendre  la  justice,  ainsi 
que  cela  s'était  pratiqué  dans  Israël.  Rothmann,  qui  n'était  plus 
que  l'écho  de  la  voix  du  prophète,  confirma  cette  révélation  et 
proclama  les  noms,  certainement  arrêtés  à  l'avance  avec  Bockel- 
sohn,  de  ceux  qui  devient  être  cboiâs  pour  anciens.  Le  conseil 
suprême  n'était  qu'une  fictkMi  destinée  à  masquer  la  tyrannie  du 
prophète;  celui-ci  fut  censé  n'avoir  que  le  droit  de  promulguer  les 
sentences  prononcées  par  les  douxe,  qui  étaient  à  sa  dévotion. 

Lesancîras  entrèrent  dooc  en  fonction;  il  y  en  eut  toujours  six 
occapés  à  juger.  Ils  rédigèrent  le  nouveau  code  de  lois  d'après  le- 
quel allait  être  rendue  la  justice,  et  qui  était  en  grande  partie  em* 
pnioté  à  la  législatiou  mosaïque.  Bockelsohn  en  fît  la  promulgation. 
KnipperdoUinck  fut  revêtu  de  la  charge  de  grand-justicier;  c'est  à 
kii  qu'il  appartenait  de  frapper  les  coupables  avec  l'épée.  On  s'oc- 
capa  ensuite  de  changer  tous  les  vieux  usages.  Déjà  la  propriété 
«?ait  été  abolie;  on  réforma  ce  qui  concernait  le  mariage,  et  l'on 
rétablit  la  polygamie  de  l'âge  patriarcal.  La  pensée  de  revenir  à 
cette  antique  institution  s'était  présentée  à  l'esprit  de  quelques 
apôtres  de  la  réforme;  Carlstadt  et  Mûnzer  l'avaient  acceptée.  Lu- 
ther hd-même  y  inclina  un  instant,  frappé  qu'il  était  de  vobr  dans 
rAncien-Testament  Dieu  approuver  la  pluralité  des  épouses;  mais 
il  avait  été  retenu  par  cette  considération,  que  nous  devons  obéis^ 
saoce  à  ia  loi  dvite  qui  donne  sa  sanction  au  mariage  et  prescrit 
la  moDogamîe  comme  plus  &vorable  au  bon  ordre  des  sociétés.  Un 
tel  motif  ae  pouvait  être  déterminant  aux  yeux  des  anabaptistes. 
Matfays,  sous  pitélexte  de  9S  conformer  à  l'inspiration  qu'il  avait 
reçue  d'en  haut,  s'était  séparé  de  sa  Setame  légitime  pour  s'aok  à 
ooe  plus  jeune  et  plus  belle  nommée  Divara,  il  avait  amené  celle-'d 
iHinster,  ^  ses  charmes  firent  impression  sur  Bockelsohn;  aussi, 
après  la  mort  du  prophète  de  Harlem,  Tancien  tailleur  de  Leyde 


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316  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voulut-il  l'avoir  pour  épouse.  Comme  il  n'entendait  pourtant  pas 
répudier  sa  propre  femme,  il  décida  le  rétablissement  de  la  polyga- 
mie, et  il  s'unit  à  Divara.  Cet  hymen  produisit  toutefois  quelque 
scandale;  il  indigna  les  moins  fanatiques,  tandis  que  d'autres  s'en 
autorisèrent  pour  se  livrer  à  tous  les  caprices  de  leurs  passions.  Il  se 
forma  bientôt  un  parti  résolu  à  s'opposer  à  un  tel  débordement  d'in- 
novations et  à  remettre  en  vigueur  l'ancienne  constitution  munici- 
pale. Un  complot  s'ourdit  contre  le  prophète.  On  devait  s'emparer 
de  sa  personne.  A  la  tète  ét^dt  un  forgeron  nommé  Mollenbôk, 
homme  énergique;  mais  le  secret  fut  éventé.  Les  conjurés,  poursuivis 
par  la  populace,  se  réfugièrent  à  l'hôtel  de  ville.  On  cerna  l'édifice; 
les  femmes  amenèrent  du  canon.  MoUenhôk  et  ses  compagnons 
furent  réduits  à  se  rendre.  On  n'épargna  aucun  des  prisonniers  : 
les  uns  eurent  la  tète  tranchée,  les  autres  furent  attachés  à  des 
arbres  et  percés  de  flèches.  Le  prophète  présidait  en  personne  à 
l'exécution.  Il  sentait  que  ce  n'était  que  par  la  terreur  qu'il  pouvait 
retenir  sous  sa  domination  une  population  où  tant  de  gens  commen- 
çaient à  en  être  fatigués.  C'était  là  au  reste  un  régime  que  Matfays 
avait  déjà  inauguré.  Un  jour,  il  avait  fait  mettre  sur-le-champ  à  mort 
un  forgeron  qui  ne  répondait  à  ses  ordres  que  par  des  paroles  mé- 
prisantes. Son  successeur  ne  se  borna  pas  à  un  seul  exemple  de  pa- 
reille cruauté;  il  condamnait  impitoyablement,  e^t  Knipperdollinck 
exécutait  ses  sanguinaires  arrêts.  On  voyait  l'ancien  bourgmestre 
de  Munster  se  promener  dans  la  ville  le  glaive  en  main,  suivi  de 
quatre  satellites,  et  se  jetant  pour  les  égorger  sur  ceux  que  le  pro- 
phète lui  désignait. 

Bockelsohn  n'était  pourtant  pas  encore  satisfait  de  la  situation  à 
laquelle  il  était  arrivé.  Le  pouvoir  absolu  ne  jui  suffisait  pas;  il 
voulait  jouir  des  honneurs  des  royautés  de  ce  monde,  et,  pour  se 
les  faire  attribuer,  il  procéda  comme  d'ordinaire,  en  poussant  l'un 
de  ses  séides  à  proposer  au  peuple,  comme  par  l'effet  d'une  inspi- 
ration de  Dieu,  de  conférer  au  prophète  des  prérogatives  nouvelles. 
Un  orfèvre  de  Warendorf,  nommé  Dusentschuer,  annonça  que  l'É- 
temel lui  avait  révélé  que  son  vicaire  Jean  devait  être  appelé  à  la 
royauté  et  représenter  la  puissance  du  Christ  sur  la  terre.  Roth- 
mann,  toujours  prêt  à  appuyer  chaque  nouvelle  folie,  affirma  la  vé- 
rité de  la  prophétie,  assurant  que  Dieu  lui  avait  fait  pareille  révéla- 
tion; le  roi  devait,  ajoutait-il,  être  entouré  de  grands  dignitaires  qui 
rehausseraient  l'éclat  et  la  majesté  de  son  trône.  L'ancien  chapelain 
de  Saint-Haurice  tira  de  sa  poche  la  liste  de  ceux  qui  devaient  com- 
poser la  nouvelle  cour  :  il  y  figurait  en  tête.  Il  la  lut  à  haute  voix 
devant  le  peuple  assemblé,  qui  applaudit  à  ces  nominations.  Chacun 
de  ces  grands  officiers  de  la  couronne  avait  un  titre  particulier.  Rotb- 


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LB   SOCIALISME   AU   XTI'   SIECLE.  317 

mann  prenait  celui  de  worthaltery  c'est-à-dire  ministre  de  la  pa^ 
rôle,  qualification  qu'on  donnait  alors  aux  bourgmestres  en  certaines 
Tilles  libres  de  l'empire.  Knipperdollinck,  qui  s'était  aussi  mêlé  de 
prophétiser,  eut  la  charge  de  statthalter  {lieutenant).  Jean  de  Leyde 
était  enfin  arrivé  au  comble  de  ses  désirs,  et  il  donna  toutes  les 
marques  de  l'ivresse  dans  laquelle  le  jetait  sa  soudaine  élévation. 
II  se  montrait  en  public  le  cou  ceint  d'une  chaîne  d'or  d'où  pendait 
un  globe  du  même  métal,  percé  de  deux  épées,  emblème  de  la  sou- 
veraineté universelle,  car  c'était  comme  roi  de  la  terre  qu'il  avait  été 
acclamé  par  ses  sujets  imbéciles,  à  l'instigation  de  Dusentschuer. 
U  s'intitulait  :  «  Jean,  le  roi  juste  dans  le  nouveau  temple.  »  Il  ren*» 
dait  des  décrets  où  il  était  dit  qu'en  lui  résidait  la  royauté  annoncée 
par  le  Christ.  Il  fit  battre  monnaie  en  son  nom  ;  il  s'entoura  d'une 
pompe  ridicule.  Il  marchait  environné  d'un  cortège  de  serviteurs 
portant  une  livrée  verte.  Trois  fois  la  semaine,  il  se  rendait  sur  la 
place  du  marché,  et  là,  une  couronne  sur  la  tête,  il  rendait  la  jus- 
tice du  haut  d'un  trône  qu'il  appelait  le  trône  de  Davidy  et  au  plus 
bas  degré  duquel  se  tenait  Knipperdollinck,  l'épée  à  la  main.  Il  se 
montrait  dans  les  rues,  suivi  de  deux  pages,  l'un  portant  l' Ancien- 
Testament  et  l'autre  une  épée.  Chacun  devait  alors  se  précipiter  à 
genoux  sur  son  chemin.  Ce  faste  grotesque  n'était  pourtant  pas 
sans  provoquer  les  railleries  de  quelques-uns;  des  huées  saluèrent 
plus  d'une  fois  son  passage.  U  lançait  alors  l'anathème  contre  les 
impies,  et,  comme  Knipperdollinck  tenait  en  main  ses  foudres,  les 
railleurs  reprenaient  bien  vite  leur  sérieux.  Pourtant  ce  fanatique 
lui-même  ne  put  maîtriser  un  jour  l'impatience  que  lui  causait  la 
folle  arrogance  de  son  maître;  il  l'apostropha  en  termes  assez  durs. 
La  brouille  se  mit  entre  les  deux  insensés;  mais  Bockelsohn  parvint 
à  reprendre  son  ascendant  sur  un  homme  dont  il  ménageait  la  po- 
pularité; le  statthalter  implora  le  pardon,  et  l'obtint.  Au  reste,  ce 
misérable  ne  le  cédait  guère  au  tailleur  devenu  roi  en  fait  d'extra- 
fagances.  C'est  lui  qui  faisait  exécuter  devant  Bockelsohn,  assis  sur 
son  trône,  par  des  chœurs  de  fidèles  des  danses  où  la  licence  s'as- 
sociait à  la  bouffonnerie.  Parfois  il  précédait  à  cheval  le  cortège 
royal,  et  un  jour,  comme  la  foule  s'amassait  sur  la  place  du  mar- 
ché, il  lança  sur  elle  son  coursier  en  soufflant  de  sa  bouche,  afin, 
disait-il,  de  communiquer  à  tous  l'Esprit-Saint  dont  il  était  possédé. 
Les  fêtes  religieuses  que  les  sectaires  célébraient  au  milieu  d'un 
tel  dévergondage  ne  pouvaient  manquer  de  dégénérer  en  de  vérita- 
bles saturnales.  Tel  fut  le  caractère  de  la  cène  solennelle  à  laquelle 
prirent  part  tous  les  habitans  de  la  ville.  On  eût  dit  un  de  ces  ban- 
quets en  plein  air  qui  eurent  lieu  à  Paris  pendant  la  terreur.  Boc- 
kelsohn et  Divara,  son  épouse  favorite,  y  parurent  entourés  des 


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M8  R£TUE  DBS  DBCX  XOHDfiS. 

officiers  de  la  couronne  et  de  tons  leurs  gens.  Ils  voulnreiii  admi- 
nistrer eux-mêmes  le  sacrement.  Le  roi  servit  le  pain  aux  ctovîves, 
sa  femme  versa  le  vin;  mais,  pendant  ces  agapes,  il  aperçut  qb 
étranger  qui  n'avait  point  revêtu  la  robe  nuptiale,  et,  jugeant  que 
ce  ne  pouvait  être  qu'un  nouveau  Judas,  il  le  poussa  hors  de  l'as- 
aistance,  lui  trancha  de  sa  propre  main  la  tête,  puis  après  €ette  £é* 
roce  exécution  revint  tout  joyeux  reprendre  place  à  la  table  da 
festin.  Ces  actes  de  démence  sanguinaire,  Bockelsohn  les  aocom* 
plissait  sous  les  dehors  d'une  piété  qui  en  imposait  au  peuple.  Oa 
parlait  dans  la  ville  d'une  certaine  femme  qui  se  vantait  qu'ancon 
homme  n'avait  jamais  réusâ  à  gagner  son  cœur  ni  à  triompher  de  sa 
vertu.  Le  roi,  qui  n'aimsdt  pas^e  genre  d'indépendance,  la  désigna 
pour  devenir  Tune  de  ses  épouses,  et  elle  dut  se  soumettre  à  son  ca« 
price;  mais  elle  ne  put  surmonter  l'aversioii  que  lui  inspirait  soa 
sultan  :  peu  de  temps  après  avoir  partagé  sa  couche,  elle  lui  déclara 
qu'elle  n'entendait  plus  demeurer  dans  son  sérail,  et  lui  rendit  soa 
présent  de  noces.  Bockelsohn  affecta  de  voir  dans  cette  oondoite  la 
plus  criminelle  des  révoltes  contre  Tautorité  qu'il  tenait  de  Dieu;  il 
s'empara  de  l'épouse  rebelle  et  la  mena  lui-même  sur  la  place  da 
marché,  où  il  la  décapita  et  poussa  le  cadavre  de  son  pied.  Les  fidëes 
épouses  qui  assistaient  à  cette  exécution  entourèrent  alors  le  roi- 
prophète  et  entonnèrent  le  Gloria  in  excdsis.  De  pareilles  atrocités 
auraient  en  d'autres  temps  fait  horreur  dans  Munster;  mais  le  sens 
moral  était  aboli  chez  une  population  nourrïe  des  plus  pemideax 
enseignemens.  La  conduite  sanguinaire  de  Jean  de  Leyde  ne  faisait 
que  développer  chez  elle  des  instincts  à  l'unisson  des  siens.  Dae 
femme  frisonne  venue  de  Sneek,  nommée  Hille  Feike,  après  avoir 
entendu  lire  pendant  le  repas  l'histoire  de  Judith,  s'imagina  qu'elle 
était  appelée  à  renouveler  son  action  héroïque,  et,  vêtue  de  ses 
plus  beaux  atours,  elle  sortit  de  Munster  et  se  dirigea  vers  le  camp 
de  l'évêque,  supposant  qu'il  ne  serait  pas  moins  accessible  à  ses 
charmes  qu'Holopherne  ne  l'avait  été  à  ceux  de  la  belle  Juive. 
Les  assiégeans  ne  lui  laissèrent  pas  le  temps  d'arriver  jusqu'aa 
prélat:  elle  fut  arrêtée,  interrogée;  elle  avoua  hardiment  son  des- 
sein, et  paya  de  la  vie  sa  témérité. 

En  présence  d'une  telle  exaltation  chez  les  habitans  de  MUoster, 
le  blocus  était  insuffisant  pour  amen^  la  réduction  de  la  ville.  L'évê- 
que le  comprenait,  et,  avant  que  le  désordre  en  fût  venu  à  cette  ex- 
trémité, il  avait  décidé  de  tenter  tm  assaut.  Le  30  août,  à  cinq  heures 
du  matin,  la  grosse  coulevrine  hessoise,  qu'on  avaix  surnommée  le 
Diable  y  donna  le  signal.  Les  lansquenets  prireot  leurs  positions,  et, 
voyant  que  les  assiégés  ne  bougeaient  pas,  s'avancèrent  jusqu'aux 
palissades  et  aux  bords  des  fossés  de  la  ville,  puis,  les  franchissant, 


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LE   50aAU81IE  AU   XTI*   SIÈCLE.  Slil 

ils  appliquèrent  contre  le  rempart  les  échelles  et  commencèrent  à 
l'escalader.  Déjà  même  un  porte-enseigne  avait  planté  Tétendard 
épiscopal  sur  le  mur;  mais  les  Mûnstérois,  informés  depuis  la  veille 
des  desseins  de  l'ennemi,  étaient  sur  leurs  gardes,  et,  s'ils  avaient 
laissé  les  assaillans  s'approcher  ainsi,  c'était  pour  mieux  les  acca- 
bler de  leurs  projectiles.  La  place  du  marché  était,  comme  de  cou- 
tame,  occupée  par  le  corps  d'élite  que  commandait  Jean  de  Leyde 
en  personne,  et  qui  avait  pour  mission  de.se  porter  aux  endroits  les 
plus  mraacés.  Derrière  les  remparts  se  tenait  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  jeune  et  de  valide,  armé  de  mousquets  et  d'arcs.  Les  femmes 
traioaientfavec  elles  de  grands  chaudrons  remplis  de  poix  bouil- 
lante et  de  chaux  vive  pour  les  répandre  sur  les  assiégeans.  Les 
soldats  de  l'évoque  ne  furent  pas  plus  tôt  grimpés  aux  échelles 
qu'un  feu  terrible,  une  nuée  de  flèches  lancées  par  des  mains  très 
habiles,  des  torrens  de  matières  brûlantes  plurent  sur  leurs  têtes; 
il  fallut  reculer,  et  l'entreprise  avorta  complètement.  Les  assié- 
geans avalent  perdu  beaucoup  de  monde,  ils  rentrèrent  dans  leur 
campement  Ce  succès  enivra  les  anabaptistes,  et  le  prélat,  n'ayant 
plus  que  des  forces  insuffisantes^  dut  recourir  à  de  nouvelles  levées 
et  songer  à  un  autre  système  d'attaque. 

Les  Mûnstérois  s'imaginaient  d'autant  plus  être  invincibles  que 
les  nouvelles  qu'on  leur  apportait  du  dehors  annonçaient  l'arrivée 
prochaine  de  renforts.  Les  anabaptistes  des  Pays  -  Bas ,  en  dépit 
de  la  persécution  ordonnée  contre  eux,  avaient  relevé  la  tête;  ils 
s'apprêtaient,  assurait -on  dans  Munster,  à  délivrer  la  nouvelle 
Jérusalem.  L'écrit  que  Rothmann  venait  de  composer  sur  la  mira- 
culeuse élévation  de  l'église  des  justes  circulait  en  Néerlande,  et  il 
ne  contribua  pas  peu  à  y  entretenir  l'effervescence.  En  octobre,  une 
émeute  provoquée  par  les  sectaires  éclatait  à  Amsterdam  au  mo- 
ment où  le  stathouder  venait  recevoir  le  serment  de  fidélité  du 
bourgmestre  et  des  magistrats.  Deux  des  chefs  de  leur  communauté, 
Jean  van  Wy  et  Jean  van  Scellincwoude,  pénétrèrent  jusqu'au  mi- 
lieu de  l'assemblée  communale  à  travers  les  rangs  de  la  milice 
bourgeoise,  et  sommèrent  l'autorité  d'exiger  que  les  citoyens  qui 
avaient  été  emprisonnés  pour  cause  d'anabaptisme  fussent  élargis. 
Ces  deux  hommes  poussèrent  la  hardiesse  jusqu'à  défier  les  ma- 
gistrats de  mettre  la  main  sur  eux,  déclarant  qu'il  y  avait  là 
1,500  frères  tout  prêts  à  prendre  leur  défense,  et  cette  attitude  ré- 
solue en  imposa;  il  ne  fut  rien  tenté  contre  leur  liberté.  Les  ana- 
baptistes étaient  d'ailleurs  favorisés  par  l'opposition  que  la  cour  de 
BoUande  rencontrait  chez  les  luthériens  et  les  sacramentaires  d'Am- 
sterdam; l'agitation  persista  jusqu'à  l'entrée  en  fonctions  d'un  nou- 
veau bailli  {schouty,  celui-ci  était  bien  décidé  à  sévir  contre  toute 


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320  REVUE   DES  DEUX  HOia>£S. 

infraction  aux  lois.  Yan  Wy  et  quelques  -  uns  de  ses  coreligion* 
naires  eurent  la  tête  tranchée,  et  Yan  Scellincwoude  ne  put  dod 
plus  se  soustraire  à  la  justice  de  la  cour  de  Hollande.  Toutefois  les 
communautés  anabaptistes  étaient  trop  éparses  pour  opérer  avec 
ensemble  et  réunir  des  forces  suffisantes  pour  délivrer  Munster.  De 
plus,  la  division  commençait  à  s'introduire  parmi  elles.  Les  sec* 
taires  néerlandais  étaient  loin  de  s'entendre  sur  les  points  essentiels 
de  la  doctrine.  Chacun  suivait  un  peu  ses  idées  particulières,  et, 
échappant  à  la  tyrannie  qui  courbait  en  Westphalie  tous  les  fidèles 
sous  la  volonté  du  prophète,  ils  manquaient  de  direction  théologi- 
que. Par  compensation,  les  anabaptistes  des  Pays-Bas  se  préser- 
vaient des  extravagances  que  Mathys  et  Bockelsohn  avaient  fait 
accepter  dans  Munster.  Ils  repoussaient  notamment  la  polygamie, 
et,  dans  leur  aversion  pour  les  monstruosités  qui  se  produisaient 
dans  cette  cité,  beaucoup  se  refusaient  à  lui  porter  secours. 

Cependant  Bockelsohn  se  croyait  plus  que  jamsds  investi  de  la 
toute-puissance;  il  songeait  à  en  assurer  l'exercice  sur  le  monde 
entier.  Il  allégua  une  nouvelle  révélation  de  Dieu,  qui  lui  ordonnait 
d'expédier  les  messagers  de  sa  royauté  dans  les  diverses  régions  de 
l'univers.  Il  chargea  en  conséquence  vingt- huit  apôtres  d'aller  an- 
noncer en  tout  lieu  l'avènement  du  roi  de  Sion. 


III. 

Une  fermentation  sourde  régnait  alors  dans  les  classes  inférieures 
d'un  grand  nombre  des  villes  de  l'empire.  La  prédication  ana- 
baptiste avait  ravivé  chez  le  peuple  les  aspirations  un  instant  com- 
primées par  la  victoire  remportée  sur  les  paysans.  Les  idées  naguère 
représentées  par  Storch  et  Munzer  reprenaient  faveur,  grâce  à  la 
nouvelle  forme  que  les  écoles  de  Zurich,  de  Moravie  et  de  Stras- 
bourg leur  avaient  donnée;  elles  s'insinuaient  chez  une  foule  d'es- 
prits en  quôte  de  réformes  plus  radicales  que  celles  de  Luther  et  de 
Zwingli.  Protégés  par  quelques  personnages  puissans,  les  sectaires 
étaient  parvenus  à  maintenir  çà  et  là  leurs  communautés.  En  Prusse 
notamment,  fiavorisés  par  Frédéric  de  Heideck,  en  grand  orédit  près 
du  duc  Albert,  ils  étaient  tolérés.  Une  fraction  de  la  noblesse  incli- 
nait même  à  leurs  doctrines,  que  venaient  de  propager  deux  apôtres 
arrivés  de  la  Silésie.  Les  fidèles  que  la  persécution  avait  contraints 
de  quitter  la  Moravie  s'étaient  établis  en  Prusse,  et  leur  présence 
y  augmentait  les  forces  de  la  secte.  En  Saxe,  la  vallée  de  la  Werra 
se  remplissait  des  adhérens  de  l'anabaptisme,  et  il  était  parti  d'Er- 
furt  jusqu'à  300  missionnaires  pour  le  répandre  au  cœur  de  TAlle- 


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LE  SOCIALISME   AU   XVI*   SIÈCLE,  321 

magne.  La  secte  comptait  des  prosélytes  dans  l'Anhalt,  le  Brande- 
bourg, la  Franconie,  le  AVurtemberg.  II  en  restait  encore  en  Suisse. 
On  a  vu  qu'ils  formaient  une  communauté  importante  à  Strasbourg, 
et  qu'ils  s'étaient  constitués  par  petits  groupes  dans  les  provinces 
rhénanes.  Les  émissaires  de  Bockelsohn  trouvaient  donc  le  terrain 
préparé  pour  leur  œuvre,  et  un  premier  succès  couronna  leur  en- 
treprise. A  Warendorf,  le  conseil  de  la  ville  se  déclara  au  bout  de 
quelques  jours  pour  le  roi  de  Sion,  et  la  commune  suivit  son 
exemple.  li  est  vrai  que  cette  localité,  impuissante  à  se  défendre 
contre  l'évéque  de  Munster,  fut  bientôt  obligée  de  lui  faire  sa  sou- 
mission. 

C'est  en  Néerlande  que  les  apôtres  du  tailleur-prophète  firent  la 
plus  riche  moisson.  Originaires  pour  la  plupart  de  cette  contrée, 
ils  rentraient  de  la  sorte,  dans  leurs  foyers.  Ils  s'adressaient  à  une 
population  dont  ils  parlaient  l'idiome,  partageaient  les  mœurs  et 
comprenaient  les  besoins.  Cependant,  s'ils  parvinrent  à  faire  recon- 
naître la  royauté  de  Mtxnster,  ils  ne  furent  pas  si  heureux  quand 
ils  tentèrent  de  provoquer  chez  elle  une  prise  d'armes  ayant  pour 
but  d'appuyer  l'insurrection  de  la  cité  westphâlienne.  On  sait  que 
la  divergence  des  idées  de  Hofmann,  qui  conservaient  chez  ces 
sectaires  un  grand  empire,  et  de  celles  que  prêchait  Jean  de  Leyde 
avait  amené  de  la  désunion  parmi  les  fidèles.  Les  melchiorites,  qui 
avaient  déjà  refusé  leur  concours,  s'obstinèrent  à  ne  point  bouger, 
alléguant  les  préceptes  de  Ilofmann.  Celui-ci  avait  dit  que  Dieu 
permet  aux  fidèles  de  se  défendre,  mais  non  d'attaquer.  L'un  des 
plus  actifs  entre  les  missionnaires  arrivés  de  Munster,  Jean  van 
Geel,  qui  s'était  rendu  à  Amsterdam,  lutta  contre  cette  opposition. 
Il  avait  triomphé  de  bien  des  scrupules  lorsqu'une  trahison  vînt 
déjouer  ses  espérances.  Si  le  nouveau  messie  avait  trouvé  des  apô- 
tres prêts  à  tirer  l'épée  comme  saint  Pierre,  des  disciples  dévoués 
comme  saint  Jean,  il  eut^aussi  son  Juda<?.  L'un  des  compagnons  de 
Van  Geel  était  tombé  aux  mains  de  Tévêque  de  Munster.  C'était  un 
ancien  maître  d'école  de  Borken,  appelé  Henri  Graiss.  Exposé  à 
perdre  la  vie,  tout  au  moins  la  liberté,  cet  apôtre,  afin  d'obtenir  sa 
grâce,  promit  de  livrer  ses  coreligionnaires  et  pour  cela  de  s'intro- 
duire dans  Miinster,  d'observer  ce  qui  s'y  préparait,  puis  de  reve- 
nir en  informer  l'évoque.  On  accepta  ses  offres.  Le  nouveau  Sinon 
rentra  dans  la  ville.  Il  assurait  avoir  été  miraculeusement  délivré 
de  la  prison  où  les  ennemis  l'avaient  enfermé.  Il  gagna  la  confiance 
du  roi  de  Sion,  qui  l'appela  dans  son  conseil.  L'esprit  prophétique 
s'était  emparé  d'une  foule  d'anabaptistes.  Graiss  se  donna  comme 
ayant  des  révélations,  et  ses  prédictions  se  répandirent  jusque  dans 
les  Pays-Bas,  où  Van  Geel  s'empressait  de  s'en  armer  pour  con- 

io««  CI.  —  1872.  21 


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322  HEVUE   ]>ES   DEUX  IfORDCS. 

vaincre  les  tîèdes  et  les  indifférens.  Un  jour,  le  fourbe  déclara  qu'il 
avait  eu  une  vision.  Un  peuple  immense,  plus  nombreux  qne  les 
grains  de  sable  de  la  mer  et  que  les  étoiles  du  del,  s'était  montré 
à  ses  regards.  H  se  dirigeait  vere  Munster.  "Nul  ne  douta  que  ce 
ne  fût  l'armée  des  frères  néerlandais  qui  venaient  au  secours  de 
la  ville;  Graîss  ne  manquait  pas  d'interpréter  aussi  dans  ce  sens 
sa  prétendue  vision.  11  se  proposa  pour  aller  h  la  rencontre  de» 
libérateurs,  afin  de  leur  servir  de  guide  "aux  environs  de  la  place. 
On  lui  donna  de  l'argent  pour  son  voyage  et  une  escorte.  Le  traître 
ne  fut  pas  plus  tôt  sorti  de  l'enceinte  tpi'il  envoya  en  avant  ses 
compagnons  dans  la  direction  de  Deventer,  sous  prétexte  de  s'as- 
surer si  l'armée  de  délivrance  débouchait  par  ce  côté;  puis  il  prit 
en  secret  la  route  d'Iburg,  résidence  de  l'évéque,  auquel  il  courut 
révéler  tout  ce  qu'il  avait  appris  du  plan  des  insurgés.  Le  pn^lat 
l'employa  ensuite  comme  émissaire  à  Wesel,  où  les  anabaptistes 
étaient  en  force  et  s'apprêtaient  à  soutenir  les  assiégés.  Graîss  y 
trompa  encore  les  crédules  sectaires ,  qui  furent  livrés  aux  ven- 
geances épiscopales.  Les  rapports  faits  à  Iburg  avaient  mis  le  pré- 
lat au  courant  de  tout  ce  qui  se  préparaît  dans  les  Pays-Bas.  On 
prévint  les  projets  des  anabaptistes  de  Deventer  et  de  Leyde,  dont 
les  chefs  furent  arrêtés  et  qui  comme  ceux  de  Wesel  payèrent  de 
leur  vie.  Dans  la  Frise,  où  les  fidèles  montraient  des  dispositions 
plus  belliqueuses  que  dans  la  Hollande,  il  fut  moins  facile  de  se 
rendre  maître  des  meneurs.  Des  tentatives  d'insurrection  très  sé- 
rieuses s'y  continuaient.  Une  émeute  grave  éclatait  à  Groningue,  où 
le  gouverneur  faillit  avoir  le  dessous. 

Ainsi  s'évanouissaient  les  espérances  que  les  premiers  succès  des 
apôtres  du  roi  de  Sion  avaient  fait  concevoir;  mais  Jean  de  Leyde 
persistait  à  faire  annoncer  l'approche  des  auxiliaires  néerlandais,  et 
il  continuait  d'agir  comme  si  sa  domination  était  déjà  établie.  Il 
créait  douze  ducs  pour  être  ses  vassaux  dans  l'empire;  il  traitait 
d'égal  à  égal  avec  les  princes  allemands,  il  écrivait  au  landgrave 
Philippe  en  l'appelant  son  cher  Lipsy  lui  donnait  des  conseils  et 
l'engageait  d'un  air  de  protection  à  relire  la  Bible,  afin  de  se  con- 
vaincre de  la  divinité  de  la  mission  dont  lui,  Jean,  était  investi. 

Les  souverains  des  contrées  voisines  de  Munster  commençaient  à 
comprendre  la  nécessité  d'agir  avec  plus  de  vigueur  qu'on  ne  l'a- 
vait fait.  Le  duc  de  Clèves  et  l'archevêque  de  Cologne  s'étaient  d'a- 
bord bornés  à  mettre  leurs  états  à  l'abri  de  l'invasion  du  mal; 
mais,  craignant  que  le  landgrave  n'entreprtt  d'opérer  à  lui  senl  la 
soumission  des  rebelles  et  qu'il  ne  profitât  de  la  victoire  pour  im- 
poser le  luthéranisme  dans  les  domaines  de  l'évéque  de  Mûûster, 
ils  s'étaient  décidés  à  fournir  à  celui-ci  un  secours  d'hommes,  de 


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LB   SOCIAX.ISiI£  AU  TYl*   SIÈCLE. 

ehevaux  et  de  munitions,  à  la  charge  pour  le  prélat  de  les  iodem- 
lôser  de  toors  dépenses  une  fois  la  Tille  prise.  Le  comte  Franz  de 
Waideck  était  malfaeureusement  presque  à  bout  de  ressources.  II 
anût  ^evé  les  taxes^  appelé  sous  son  étendard  tous  ses  vassaux 
ea  ]&&  obligeant  de  s'-éqoiper  à  leurs  frais,  c<»itraint  les  églises 
d'apporter  les  joyaux  de  leurs  ti^sors.  Tout  cela  n'avait  pas  suffi 
ponr  subvenir  aux  dépenses  d'un  siège  qui  n'avançait  pas.   Le 
duc  de  Glèves  et  l'arcbevèque  de  Cologne  songèisent  alors  à  coopé- 
rer directesmut  à  la  guerre  faite  à  Mûaster.  Des  négociations  s'ou- 
vrirent entre  ces  princes  et  le  comte  Franz.  On  ne  parvint  pas  à 
s'entendre  sur  les  moyens  les  plus  propres  à  soumettre  la  ville, 
surtout  sur  la  part  que  chacun  devait  supporter  dans  les  charges 
qu'il  était  nécessaire  de  s'imposer;  chaque  état  visait  à  débourser  le 
moins  pos^le.  Les  intérêts  du  oercle  électoral  du  Rhin,  dont  dé- 
pendait Cologne,  n'étaient  pas  d'ailleurs  les  mêmes  que  ceux  du 
cerde  de  Westphalie  et  du  Bas-Bhin,  à  la  tête  duquel  était  placé 
le  duc  de  Clèves.  Qn  convint  alers  de  s'adresser  à  la  Saxe  et  à  la 
Hesse,  qui  ne  se  montraient  pas  ékHgnées  de  prêter  aussi  leur  con- 
cours. Fautres  états  manifestèrent  pareillement  des  dispositions  fa- 
vorables à  une  répression  collective,  et  tandis  que  les  représentans 
de  la  Saxe  et  de  la  Hesse  se  réunissaient  à  Essen,  dans  les  premiers 
jours  de  novembie,  aux  envoyés  du  duc  de  Clèves  et  de  l'archevêque 
de  Cologne,  les  dépiutës  des  archevêchés  de  Mayence,  de  Trêves,  de 
Tévèché  de  Wurzbourg  et  du  Palatinat  s'assemblaient  à  Oberwesel. 
Peut-être,  avec  la  lenteur  et  l'esprit  de  contention  des  princes  alle- 
mands, toujours  divisés  entre  eux  et  ^e  jalousant  mutuellement,  ne 
fùt-on  arrivé  à  aucun  rÉBuItat,  si  l'on  n'avait  eu  peur  que  la  régente 
Marie  ne  prit  les  devans  et  n'envoyât  des  Pays-Bas  un  secours  à 
Tévèque,  ce  qui  aurait  fait  tourner  les  choses  à  l'avantage  de  la 
puissanoe  personnelle  de  l'empereur.  Les^ats  consentirent  à  sup- 
porter chacun  propontiocnellement  la  dépose  que  devaient  en- 
traîner l'envoi  de  nouvelles  troupeset  la  construction  des  blockhaus 
par  lesquels  on  se  proposait- de  resserrer  et  de  rendre  plus  infran- 
chissable la  ligne  d'investissement.  On  arrêta  la  levée  d'un  corps  de 
3,000  hommes  pour  opérer  osntre  la  ville,  et  l'on  vota  un  subside 
mensuel  de  15,000  florh»  destiné  à  leur  entretien. 

Pourtant  ces  forces  ne  poaivaieii4  encore  suffire,  et  les  alliés  ju- 
gèrent convenable  de  faire  appel  ou  concours  des  autres  puissances 
de  l'empire.  Le  frère  de  Charles^Quint,  Ferdinand,  qui  venait  d'être 
reconnu  roi  des  Romains,  convoqua,  à  la  demande  des  trois  cercles 
de  Westphalie,  du  Bas-fthm  et  du  Haut-^in,  une  diète  à  Worms  pour 
le  h  avril  153&,  aefin  d'aviser  aux  mesures  les  plus  nécessaires.  La 
diète  se  résmt  au  jour  fixé;  on  y  discuta  beaucotq)  et  on  eut  grand*- 


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'62h  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peine  à  tomber  d'accord.  Les  princes  se  montraient  peu  empressés 
à  accepter  leur  part  d'une  guerre  dont  ils  auraient  voulu  laisser 
tout  le  poids  aux  états  voisins  de  Munster.  Enfin  on  triompha  de 
leur  mauvais  vouloir.  Une  intervention  collective  fut  décidée,  et  le 
comte  Whiricb  de  Dhaun,  qui  avait  été  déjà  désigné  par  les  trois 
cercles  comme  général  de  l'armée,  se  rendit  à  Coblentz  pour  pren- 
dre le  commandement  au  nom  de  l'empire.  On  lui  adjoignit  six 
commissaires  nommés  cbacun  par  un  des  états  alliés.  Le  blocus  fut 
alors  poussé  avec  vigueur.  On  empêcha  l'entrée  dans  la  ville  de 
toute  espèce  de  vivres  et  de  munitions.  Les  assiégés  ne  perdaient 
pas  courage,  car  ils  se  berçaient  encore  de  l'espoir  d'être  secourus, 
et  malgré  la  trahison  de  Graiss  les  apôtres  envoyés  au  loin  et  main- 
tenant de  retour  dans  Munster  entretenaient  ces  vaines  espérances. 
Il  est  vrai  qu'à  ce  moment  les  mouvemens  insurrectionnels  des  ana- 
baptistes dans  les  Pays-Bas  n'étaient  point  tout  à  fait  comprimés, 
et  que  quelques  succès  des  sectaires  pouvaient  justifier  les  asser- 
tions des  missionnaires  de  Bockelsohn.  J'ai  déjà  parlé  de  Groningue, 
où  les  anabaptistes  étaient  parvenus  à  s'ouvrir  un  chemin  jusqu'au 
couvent  deWarfum.  Dans  la  Frise  occidentale,  ils  avaient  réussi  à 
s'emparer  d'Oldenkloster,  près  de  Sneek.  L'agitation  se  réveillait 
dans  rOver-Yssel,  et  à  Amsterdam  une  poignée  de  fanatiques  s'em- 
para quelques  semaines  plus  tard  un  instant  de  l'hôtel  de  ville; 
mais  c'était  là  l'agonie  d'une  révolte  dont  l'autorité  devait  à  la  fin 
extirper  tous  les  fermons. 

La  rigueur  du  blocus  n'eut  d'abord  pour  efiet  que  d'exalter  le  fa- 
natisme. Les  sectaires,  qui  avaient  pris  la  lenteur  des  assiégeans 
pour  de  la  crainte,  commençaiL^nt  à  comprendre  qu'ils  ne  pouvaient 
plus  rester  simplement  sur  la  défensive.  Infatués  de  l'habileté  de 
leurs  tireurs,  de  la  bravoure  déployée  par  quelques-uns  des  leurs, 
ils  ne  parlaient  que  de  se  précipiter  en  masse  hors  de  la  ville  pour 
rompre  la  ligne  d'investissement,  et  d'exterminer  tous  les  prêtres 
et  les  nobles;  mais,  comme  l'entreprise  était  impossible,  ils  n'al- 
laient pas  plus  loin  que  les  paroles,  et  restaient  à  veiller  sur  leurs 
murs.  Les  vivres  n'entrant  plus  dans  la  place,  la  disette  se  fit 
cniellement  sentir,  et  ceux  qui  désespéraient  de  l'arrivée  de  Tarmée 
de  secours  commencèrent  à  mmmurer.  Plusieurs,  ne  résistant  plus 
à  la  faim,  s'échappèrent  de  la  ville;  les  souffrances  de  la  population 
augmentant,  le  nombre  des  fugitifs  s'accrut.  Les  assiégeans  les  re- 
poussaient d'abord,  mais  l'état  misérable  de  ces  infortunés  finit  par 
les  attendrir,  et  ils  se  montrèrent  moins  intraitables.  On  voyait  des 
femmes,  aflblées  par  la  faim ,  se  précipiter  avec  leurs  enfans  dans 
les  fossés  et  chercher  à  escalader  les  palissades.  Les  lansquenets, 
touchés  de  leur  détresse,  tendaient  à  ces  malheureuses  quelques 


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LE   SOCULISME   AU   XYl*   SIECLE.  325 

alimens  ;  mais  la  masse  ne  pouvait  sortir  de  la  place  :  les  uns  re- 
doutaient leur  tyran,  chez  les  autres  le  fanatisme  était  encore  plus 
fort  que  la  faim.  Alors  s'offrait  le  même  tableau  que  les  anciens 
nous  ont  fait  de  Sagonte  assiégée  par  Annibal,  de  Numance  par 
Scipion ,  et  que  devait  présenter  soixante  ans  plus  tard  Paris  at- 
taqué par  Henri  IV.  On  ne  rencontrait  plus  dans  les  rues  que  des 
individus  au  visage  hâve  et  décharné,  qui  pouvaient  à  peine  se  sou- 
tenir, et  qui  ressemblaient  plus  à  des  squelettes  qu*à  des  corps  vi- 
vans.  On  se  jetait  avec  avidité  sur  les  charognes  les  plus  immondes; 
on  mangeait  jusqu'au  parchemin  des  livres,  et  quelques-uns  allè- 
rent même  jusqu'à  tuer  des  enfans  pour  dévorer  leur  chair;  mais 
Tobstination  des  chefs  anabaptistes  était  inébranlable.  Les  ardens 
ne  permettaient  pas  qu'on  prononçât  le  mot  de  capitulation.  La  po- 
pulation de  Munster,  durant  ce  second  siège,  qui  succéda  après  un 
si  court  intervalle  à  celui  auquel  mit  fin  le  traité  du  14  février,  se 
trouvait  en  proie  à  une  exaltation  que  rien  ne  peut  décrire.  La  ré- 
sistance n'était  plus,  comme  lors  du  premier  siège,  dirigée  par  des 
hommes  chez  lesquels  l'ambition  et  la  haine  de  l'ancien  régime 
n'avaient  point  étouffé  le  bon  sens  et  la  prudence.  Munster  tombait 
maintenant  aux  mains  d'énergumènes  qui  avaient  juré  de  s'englou- 
tir sous  les  ruines  de  la  cité  dont  ils  avaient  fait  le  malheur.  «  Plu- 
tôt mourir  que  de  retourner  dans  la  servitude  d'Egypte,  »  s'écriait 
Jean  de  Leyde ,  qui  ne  songeait  qu'à  conserver  son  odieuse  cou- 
ronne; d'ailleurs,  se  réservant  pour  lui  et  ses  familiers  ce  qui  restait 
encore  de  vivres  mangeables,  il  échappait  aux  cruelles  angoisses  de 
la  faim. 

Au  commencement  de  juin,  les  sommations  du  général  de  l'armée 
allemande  étaient  encore  repoussées  avec  indignation.  Les  sectaires 
se  déclaraient  résolus  à  incendier  Munster  plutôt  que  de  capituler, 
et  sans  doute  ils  eussent  accompli  cet  abominable  projet,  si  la  tra- 
hison n'eût  introduit  dans  la  place  l'armée  qui  devait  la  délivrer, 
tn  des  habîtans,  nommé  Langerstradt,  parvint  à  se  rendre  près  du 
commandant  en  chef  des  forces  ennemies;  il  lui  offrit  de  faciliter 
aux  troupes  le  moyen  de  pénétrer  dans  l'enceinte,  autrement  dit  de 
leur  livrer  la  ville,  car  elles, ne  pouvaient  rencontrer,  une  fois  dans 
Munster,  grande  résistance ,  la  population  étant  épuisée  et  démo- 
ralisée. La  proposition  fut  acceptée  et  l'entreprise  fixée  à  la  nuit 
du  24  juin.  A  l'heure  convenue,  200  lansquenets  s'approchèrent 
de  l'endroit  où  le  fossé  présentait  le  moins  d'ouverture.  Aidés  par 
I-angerstradt,  ils  arrivèrent  jusqu'à  la  contrescarpe,  là  où  le  rem- 
part n'atteignait  qu'une  médiocre  hauteur.  Les  sentinelles  surprises 
furent  égorgées  et  leurs  cadavres  précipités  dans  le  fossé.  Les  as- 
saillans  s'emparèrent  ensuite  du  bastion  attenant  à  l'arsenal,  faisant 
main  basse  sur  les  hommes  de  garde,  et  poussèrent  jusqu'au  cime- 


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RETUI  DIS  DOUXl  MONDES. 

tiëre  de  la  cathédrale.  Enhardis  par  ce  succès  et  sans  altendre  an 
renfort,  ils  crièrent  al^te^  et  firent  battre  le  tambour.  Les  anabap^ 
tistes  endormis  se  réveillèrent  en  sursaut,  coururent  aux  amies  et 
marchèrent  sui-devant  de  rennemi.  Les  lansquenets  avaient  eu  le 
temps  d*ouvrir  à  leurs  camarades  les  portes  de  la.  ville.  U  y  eut 
alors  une  horrible  boucharie.  Les  sectaires  faisauent  sur  Feâsadllant 
un  feu  nourri  de  monsqueleirie  et  le  criblaient  de  leurs  flèches;  nuds^ 
quoiqu'ils  infligeassent  ai£r  troupes  de  rudes  pertes,  ils  succombè- 
rent sous  le  nombre. 

Le  corps  d'élite  que  Jean  de  Leyde  commandait»  auquel  la  haute 
paie  qu'il  recevait  donnait  plus  d'ardeur,  déploya  une  rare  intrépi- 
dité. Le  roi  de  Sion,  se  voyant  au  moment  d'être  atteifit^  se  dirigea 
vers  le  bastion  le  plus  fortement  défendu.  Il  tomba  aux  mûns  des 
lansquenets  avant  d'y  être  arrivé.  Rothmana  trouva  la  mort  dans  la 
mêlée.  Les  plus  résolus  se  retranchèrent,  près  de  l'église  Saint- 
Michel,  derrière  une  barricade  de  chariots  à  la  façon  de  leurs  frères 
aînés  de  Tburinge.  Gomme  on  ne  réussissait  pas  à  les  déloger»  oa 
leur  promit  merci,  s'ils  mettaient  bas  les  armes;  ils  le  firent,  et 
on  ne  leur  tint  pas  parole.  Exaspérés  par  les  pertes  qu'ils  venaient 
d'éprouver,  les  lansquenets  les  nmssacrèrent  au  moment  où  on  les 
renvoyait  chez  eux.  Les  sectaires  étaient  d'ailleurs  devenus  par 
toute  l'Allemagne  un  objet  d'horreur  ;  on  était  décidé  à  ne  point 
leur  faire  quartier.  Ceux  qui  n'avaient  pas  été  pris  en  combattant 
furent  expulsés  de  Munster  et  indignement  traités.  Un  édit  impé- 
rial interdit,  sous  peine  d'être  condamné  comme  anabaptiste,  de 
donner  asile  aux  femmes  des  sectaires,  qu'on  avait  chassés  en  bloc 
Ceux  que  Mathys  et  Jean  de  Lef de  avaient  contraints  d'abandonner 
la  cité  westphaUenne  y  purent  alors  rentrer,  leur  nomlH*e  représen- 
tait environ  le  tiers  de  la  population  primitive;  mais  il  leur  fallut 
payer  cette  rapatriation.  L'évêque,  qui  tenait  à  se  rembourser  aa 
moins  d'une  partie  de  l'argent  que  la  guerre  lui  avait  ooiité,  exigea 
un  laisser- passer  pour  quiconque  voulait  revenir  denoeurer  dans 
Munster,  et  l'on  devait  acquitter  un  petit  droit  pour  se  le  faire  déli- 
vrer. Les  habitans  qui  avaient  adhéré  à  la  secte^  mais  n'étaient  pas 
cependant  jugés  assez  coupables  pour  encourir  l'emprisonnement 
ou  la  mort,  n'obtinrent  la  restitution  du  droit  de  bourgeoisie  que 
moyennant  une  somme  de  &00  florins.  L'ancien  gouvernement  épi- 
scopal  fut  complètement  restauré.  L'évêque,  le  chapitre  et  les  ebe 
valiers  devinrent  plus  puissans  que  jamais.  La  bourgeoisie  perdit 
ses  vieilles  franchiser;  le  sénat  fut  désormais  à  la  nomination  du 
prince-évêque,  qui  devait  toutefois  prendre  l'avis  des  danoines  et 
des  chevaliers.  Une  citadelle  tat  construite  aux  frais  des  habitansi 
pour  tenir  la  ville  en  respect. 

La  fia  de  lean  de  Leyde  et  de^  ses  deux  piinciiiaiix  UestenooSi 


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LE  SOCUUSME  AU  XTI''  SIÈCLE.  327 

Kuipperdollinck  et  Krechtîng,  a  été  trop  souvent  racontée  pour  que 
j'aie  besoin  d'entrer  à  son  sujet  dans  quelques  détails.  L'éphémère 
roi  de  Munster  affecta  devant  ses  juges  un  sang-froid  qui  tenait 
plus  de  la  forfanterie  que  du  courage;  il  soutint  avec  obsUnation 
une  dispute  contre  deux  théologiens  hessois  qui  s'efforçaient  de  le 
coovaincre  de  mensonge.  Toutefois  il  ne  persista  pas  longtemps  dans 
cette  assurance  et  confessa  son  imposture,  implorant  sa  grâce,  s'en- 
gageant  à  ramener  à  l'obéissance  et  à  la  vérité  tous  ceux  qu  il  avait 
abusés.  Après  qu'on  eut  promené  ce  misérable  de  ville  en  ville  et 
de  prison  en  prison,  le  donnant  en  spectacle  à  un  peuple  avide  de 
contempler  les  tndts  d'un  homme  qui  avait  tant  fait  parler  de  lui, 
on  le  ramena  à  Munster.  Il  fut  exécuté  avec  ses  deux  séides,  ayant 
été  préalablement  soumis  à  des  tortures  dont  on  montre  encore 
dans  cette  ville  les  terribles  instrumens.  KnipperdoUinck  fil  preuve 
de  plus  d'énergie  que  son  maître  au  milieu  de  ces  supplices,  dont 
la  cruauté  de  nos  pères  était  si  ingénieuse  à  varier  les  raffinemens. 
L'ëvëque  ordonna  que  les  restes  de  Jean  de  Leyde  fussent  enfer- 
més dans  une  cage  de  fer  que  Ton  hissa  au  sommet  de  la  tour  de 
Saint -Lambert,  et  les  ossemens  du  tailleur -prophète  demeurè- 
rent pendant  plus  de  deux  siècles  ainsi  exposés  comme  une  menace 
contre  ceux  qui  auraient  tenté  de  ramasser  sa  couronne»  tombée 
dans  le  sang  et  la  boue« 

L'insurrection  anabaptiste  était  à  tout  jamais  vaincue.  L'alliance 
faite  par  cette  secte  avec  la  démagogie,  les  monstrueuses  extrava- 
gances de  ses  derniers  prophètes,  avaient  perdu  sa  cause  et  flétri 
dans  leur  germe  les  sentimens  de  vraie  fraternité  et  l'esprit  sincë- 
rement  chrétien  dont  était  pénétrée  sa  doctrine  primitive;  mais  ce 
qu'il  y  avait  de  pur  et  de  réellement  évangélique  dans  Tanahap^ 
tisme  survécut  à  ses  dangereuses  aberrations,  et  l'héritage  de  ses 
idées  les  plus  respectables  passa  à  une  communion  inoffensive  et 
cbaiitabie  qui  étendit  en  Angleterre  et  jusqu'aux  Ëtats-Unis  de 
vigoureux  rameaux. 

Le  socialisme  religieux,  qui  avaût  au  xvi^  siècle  enthousiasmé  tant 
d'esprits  ardens,  exalté  tant  d'ambitions  déréglées,  armé  tant  de 
révoltes,  leurré  tant  d'âmes  crédules»  disparut  comme  avaient  dis- 
paru nombre  d'hérésies  et  de  fastueux  systèmes  dont  la  prétention 
était  de  régénérer  l'humanité,  et  qui  n'en  agitèrent  que  la  surface. 
La  postérité  s'étonne  que  de  pareilles  spéculations  aient  pu  susciter 
le  fanatisme  et  passionner  des  milliers  d'hommes;  elle  ne  songe  pas 
qu'elle  assiste  à  de&  illusions  et  à  des  chimères  qui,  pour  être  moins 
flaîves  et  moina  grossières^  ne  sont  ni  plus  senaéea  ni  plus  respoe^ 
tables. 


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328  REVD£  D£S  DEUX  MONDES. 

IV. 

Quand,  au  lieu  d*étre  le  privilège  des  hommes  dont  Féducation 
et  les  lumières  garantissent  l'aptitude  et  la  probité,  les  fonctions 
de  l'état  sont  livrées  aux  caprices  d'une  multitude  incapable  d'ap- 
précier les  mérites  et  que  domine  la  passion  ou  l'engouement,  les 
charlatans  et  les  fanfarons  de  désintéressement  et  de  patriotisme 
s'emparent  des  emplois.  Les  gens  sincères  et  vraiment  honnêtes 
refusant  de  s'abaisser  aux  menées  misérables  et  aux  démarches 
honteuses  à  l'aide  desquelles  on  capte  d'ordinaire  les  suffrages  de  la 
foule,  les  imposteurs  politiques  et  les  intrigans  de  bas  étage  ou 
de  bas  sentimens  amorcent  le  peuple  par  des  professions  de  foi 
bruyantes  et  des  promesses  menteuses.  On  tombe  ainsi  dans  une 
ochlocratie  qui  amène  au  pouvoir  des  citoyens  sans  valeur  ou  dé- 
criés, des  ambitieux  qui,  n'ayant  pu  s'avancer  par  un  travail  régulier 
et  persévérant,  par  des  services  réels  et  des  qualités  solides,  cher- 
chent fortune  dans  l'arène  troublée  des  compétitions  démagogi- 
ques. Le  succès  est  au  parleur  le  plus  téméraire  et  le  plus  exagéré, 
à  la  brigue  la  moins  scmpuleuse  et  la  plus  effrontée.  Ce  tableau, 
que  nous  mettent  trop  souvent  devant  les  yeux  les  descendans 
des  austères  puritains  et  des  fiers  cavaliers  émigrés  au  Nouveau- 
Monde,  chez  lesquels  le  mensonge  et  l'audace  sont  presque  devenus 
des  traits  distinctifs  du  caractère  national,  ce  tableau,  auquel  notre 
France,  si  elle  n'y  prend  garde,  pourrait  aussi  fournir  quelques 
couleurs,  était  celui  que,  sous  un  autre  jour,  offrait  au  xvi®  siècle 
une  partie  de  la  société  protestante.  Ce  n'était  pas  sur  des  matières 
de  législation  et  d'économie  politique  que  l'on  voyait  appelés  à  dé- 
cider des  hommes  sans  instruction  et  sans  expérience,  ils  pronon- 
çaient sur  des  matières  de  foi,  moins  accessibles  encore  à  l'intelli- 
gence des  masses.  Tout  ce  qui  tenait  aux  dogmes  et  à  la  discipline 
ecclésiastique  était  réglé  non  par  l'assemblée  imposante  des  repré- 
sentans  les  plus  élevés  du  clergé,  mais  par  une  population,  une 
agrégation  d'hommes  absolument  étrangère  à  la  théologie  et  que 
dominaient  des  passions  violentes  et  haineuses.  Des  bourgeois,  des 
marchands,  des  ouvriers,  étaient  institués  juges  des  questions  mé- 
taphysiques les  plus  obscures  et  des  vérités  les  plus  sublimes.  Us 
votaient  sur  l'adoption  ou  le  rejet  d'une  institution  religieuse  et 
d'une  liturgie,  comme  ils  l'auraient  fait  sur  un  nouvel  impôt  à  lever, 
une  route  à  exécuter,  une  halle  à  construire.  Devant  un  tel  tribunal, 
rarement  l'avantage  était  pour  la  science  la  plus  profonde,  la  vertu 
la  plus  austère,  le  sens  le  plus  droit.  Cette  foule  ignorante  et  pi'é- 
venue  se  laissait  convaincre  ou  plutôt  entraîner  par  desprédicans 


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LE   SOCIALISME   AU   XVI''   SIECLE.  329 

habiles  à  exalter  un  enthousiasme  irréfléchi  ou  des  colères  ardentes. 
Abusant  des  citations  bibliques,  des  interprétations  arbitraires  et 
surtout  des  invectives  contre  la  superstition  romaine,  ils  se  don- 
naient tour  à  tour  pour  des  inspirés  ou  de  profonds  docteurs.  C'était 
chez  eux  à  qui  renchérirait  en  fait  de  réformes  et  de  retour  à  TÉcri- 
ture  sainte,  de  menaces  de  damnation  et  de  promesses  de  félicité 
future.  Les  fidèles  qui  se  pressaient  à  leurs  sermons  et  dévoraient 
leurs  écrits,  une  fois  Tesprit  rempli  de  ces  déclamations  théologi- 
ques ou  de  ces  mystiques  spéculations,  finissaient  par  s'imaginer 
qu'eux  aussi  étaient  aptes  à  décider  entre  les  systèmes  qui  se  dis- 
putaient leur  foi  :  au  lieu  d'un  concile  œcuménique,  on  avait  une 
foule  de  synodes  qui  prétendaient  chacun  à  l'infaillibilité  et  anathé- 
matisaient  ceux  qui  se  permettaient  de  contredire  leurs  arrêts.  Aussi 
là  où  la  réforme,  cessant  de  s'élaborer  par  le  concours  d'hommes 
que  leur  moralité  et  leur  science  appelaient  à  être  les  guides  des 
âmes  qui  s'étaient  détachées  du  catholicisme,  fut  livrée  aux  suf- 
frages populaires  d'une  cité,  aux  décisions  d'un  amas  de  fanatiques 
ou  d'enthousiastes,  dégénéra-t-elie  en  une  licence  religieuse  qui 
n'aboutit  qu'au  dévergondage  de  la  foi  et  qu'aux  plus  folles  aber- 
rations de  l'esprit. 

Ces  masses,  dépourvues  des  aptitudes  nécessaires  pour  connaître 
des  matières  théologiques,  se  laissaient  conduire  par  le  premier 
novateur  venu  qui  les  avait  séduites  de  sa  parole  et  de  ses  prophé- 
ties. On  voyait  donc  se  produire  alors  tous  les  abus  et  tous  les  dan- 
gers signalés  de  nos  jours  dans  l'intervention  de  l'élection  popu- 
laire appliquée  au  choix  des  magistrats  et  des  fonctionnaires,  ou 
dans  l'usage  du  mandat  impératif.  Le  pouvoir  laïque  usurpait  sur 
les  droits  de  l'église  après  que  l'église  avait  usurpé  sur  ceux  de  la 
société  civile.  Les  pasteurs,  auparavant  désignés  par  un  pouvoir  qui 
trafiquait  des  bénéfices  et  dépravait  les  consciences,  étaient  main- 
tenant élus  par  ceux  qu'ils  devaient  instruire  et  diriger,  autrement 
dit  les  îgnorans  et  les  vicieux  prononçaient  sur  la  question  de  sa- 
voir quel  était  le  plus  vertueux  et  le  plus  savant.  De  là  résultait 
que  quiconque  aspirait  au  gouvernement  spirituel  d'un  troupeau, 
au  crédit  et  à  l'autorité  que  donnait  le  saint  ministère,  cherchait 
avant  tout  à  gagner  la  faveur  de  ses  futures  ouailles,  flattait  leurs 
tendances  et  leurs  préjugés,  et  composait  souvent  avec  des  passions 
qu'il  aurait  dû  combattre.  Les  confessions  de  foi  et  les  liturgies  re- 
flétaient tout  naturellement  les  sentimens  dont  la  multitude  était 
animée.  Cette  conduite  n'a  point  été  rare  chez  les  missionnaires  de 
la  réforme,  enfans  perdus  de  l'armée  protestante,  et  elle  est  encore 
aux  États-Dnis  celle  des  pasteurs  de  plus  d'une  congrégation  reli- 
gieuse. En  présence  d'un  peuple  avide  de  cbangemens  dans  le  culte, 


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230  BEYUE  UBS  DEUX  MONDES^ 

impatient  du  joug  clérical»  aspirant  à  une  condition  meilleure,  les 
prédicans  se  trouvaient  amenés  à  pousser  de  plus  en  plus  dans  la 
voie  révolutionnaire,  et,  subissant  eux-mêmes  l'influence  de  ceux 
qu'ils  semblaient  appelés  à  éclairer,  ils  devenaient  dupes  des  illu- 
sions qu'ils  avaient  d'abord  caressées  pour  contenter  la  multitude 
et  répandaient  parfois  leur  sang  pour  les  défendre  et  les  propager. 

Telle  est  l'histoire  des  derniers  chefs  de  l'anabaptisme  et  de  ce 
radicalisme  protestant  qui  avait  fait  avec  lui  une  étroite  alliance. 
A  l'esprit  vraiment  religieux,  c'est-à-dire  à  celui  qui  échauflTe  les 
cœurs  sans  les  consumer,  qui  les  fortifie  sans  les  endurcir,  qui  les 
soutient  dans  l'infortune  et  les  console  au  bord  de  la  tombe,  ils  sub- 
stituèrent un  enthousiasme  extravagant,  un  fanatisme  tour  à  tour 
austère  et  dévergondé,  d'autant  plus  dangereux  qu'ils  prétendaient 
n'agir  que  par  les  ordres  exprès  de  Dieu.  Les  ministres  de  ces  sec- 
taires insensés  n'étaient  plus  les  pasteurs  vénérables  que  le  pur  es- 
prit de  l'Évangile  pénétrait  d'un  profond  sentiment  de  bien  et  rem- 
plissait tout  entiers  de  sa  pratique;  c'étaient  des  rêveurs  ou  des 
hypocrites,  plus  animés  de  la  pensée  d'abattre  tout  ce  qui  faisait 
obstacle  à  la  réalisation  de  leurs  desseins  que  de  rendre  l'homme 
meilleur  et  de  faire  régner  la  charité  et  la  paix. 

Au  xv!*"  siècle,  tous  les  désordres  auxquels  nous  ont  fait  assister 
nos  trop  fx^quentes  révolutions  s'étaient  donc  déjà  produits,  mais 
avec  cette  différence  qu'ils  eurent  un  caractère  plus  religieux  que 
politique,  bien  qu'on  y  retrouve  l'empreinte  du  même  malaise  social 
dont  l'humanité  est  actuellement  travaillée.  Les  factions  s'appelaient 
alors  des  sectes,  et  les  démagogues  des  prédicans  ou  des  prophètes. 
Cette  félicité  que  promettent  aux  classes  ouvrières  et  pauvres  les 
utopies  de  certains  philosophes  et  de  certains  publicistes,  les  apô- 
tres de  l'anabaptisme  et  des  écoles  qui  s'y  rattachaient  l'annonçaient 
à  leurs  adeptes.  Les  uns  et  les  autres  ont  mis  pour  condition  préa- 
lable de  cette  régénération  de  la  société  qu'ils  devaient  opérer  l'a- 
néantissement de  Tordre  existant  Les  égarés  du  xvi*  siècle  payè- 
rent chèrement  leur  erreur,,  et  furent  exterminés  avant  d'avoir 
poussé  bien  loin  leur  œuvre  de  destruction.  Puissent  les  égarés  du 
xix%  que  de  terribles  leçons  n'ont  point  désabusés,  se  convaincre 
de  la  leur  avant  d'avoir  amoncelé  autour  d'eux  les  ruines  d'une  so- 
ciété qui  les  écraserait  dans  sa  chute  I 

Alfred  MàURV. 


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LA   FRANCE 

AU  LENDEMAIN  DE  ROSBACH 

B* APRÈS    DES    DOrcUinBIlS    NOUYEADX. 


I.  Comtponûanoe  particulière  manascrite  de  Bemis  et  de  Choiseul  (1*757-1756) ,  arcbiyes  des 
ai&ires  étrangères.  —  II.  Correspondance  diplomatique  des  rnôoies  personnages  (1757-1758). 
Mamiscrita  de  la  Bibliothèque  nationale,  n«  7134.  —  HT.  Lettres  de  Soubise,  de  RichelieB, 
4e  demont  et  âm  Bellisle  à  Choiseul,  même  date,  manuscr^  de  la  Bibliothèque  nationale, 
s*  7137.  —  IV.  Btat  manuscrit  des  force*  de  l'armée  fraoçaise  ayant  la  guerre  de  sept 
ans,  bibliothèque  Mazarine,  n*  27Q8.  —  Y.  Correspondance  imprimée  de  P^ria-Duvemej 
aTcc  le  comtfide  Saint-Germain,  lieutenant-général,  commandant  l'arrière-garde  à  Rosbach. 


Malgré  certaines  apparences,  il  serait  injuste  de  placer  sur  la 
même  ligne,  en  les  enveloppant  dans  une  comparaison  superficielle^ 
les  journées  néfastes  de  la  guerre  de  sept  ans  et  les  terribles  ba- 
tailles où  notre  pays  vient  de  succomber.  L'armée  française  de 
1870,  écrasée  sous  le  nombre,  n'a  point  mérité  l'injure  d'être  mise 
ea  parallèle  avec  les  soldats  de  Soubise,  qui  lâchaient  pied  sans 
tirer  un  coup  de  fusil.  De  son  camp  de  Rosbach,  Frédéric  écrivait 
ce  billet  à  l'envoyé  de  Hanovre  près  la  cour  de  Vienne  :  «  L'araaée 
de  France  a  eu  l'air  de  m'attaquer  le  5  de  ce  mois,  mais  elle  ne  m'a 
pas  fait  cet  honneur,  s'étant  enfuie,  sans  que  je  la  puisse  joindre, 
dès  la  première  décharge  de  mes  ti'oupes.  »  C'est  d'un  tout  auti» 
style,  on  en  conviendra,  que  l'empereur  Guillaume  rédigeait  se& 
bulletins;  les  sanglantes  victoires  dont  il  remerciait  Dieu  n'auto- 
risaient pas  ce  ton  d'impertinence  et  d'ironie.  Il  y  a  cependant 
entre  la  guerre  de  sept  ans  et  celle  de  1870  des  rapports  frappans; 
mais  ces  ressemblances  sont  politiques  plutdt  que  militaires  i  en 


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J 


332  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1757,  comme  en  1870,  il  faut  demander  à  la  politique  rexplîcation 
de  nos  désastres,  le  secret  de  la  fatalité  qui  s'attache  à  nos  dra- 
peaux. Alors,  comme  de  nos  jours,  les  fautes  commises  dans  les  * 
conseils  du  cabinet  s'expient  sur  les  champs  de  bataille;  c'est  à  Pa* 
ris,  c'est  à  Versailles  que  se  préparent  ces  déroutes  inouïes  dont  le 
scandale  étonne  l'Europe  :  de  là  partent  les  influences  dissolvantes, 
les  germes  corrupteurs,  la  contagion  du  désordre,  de  l'impré- 
voyance, de  l'indiscipline,  qui  énerve  le  cœur  de  la  France  et  para- 
lyse son  bras.  En  1757,  la  France  a  des  armées  mal  pourvues,  mal 
commandées  et  partout  défaites,  parce  qu'elle  a  un  mauvais  gou- 
vernement. 

Et  qui  parle  ainsi?  qui  dénonce  avec  cette  précision  accusatrice 
le  principe  d'affaiblissement  et  de  ruine?  Ce  sont  les  agens  mêmes 
du  pouvoir,  honteux  du  rôle  qu'ils  jouent,  indignés  des  légèretés 
coupables  d'une  politique  aventureuse,  qu'ils  refusent  de  servir 
plus  longtemps.  Dépèches  officielles  et  correspondances  privées 
peignent  au  vif  cet  état  chronique  d'anarchie  dans  le  despotisme, 
ce  néant  de  l'autorité  dans  un  gouvernement  absolu,  la  sottise  pré- 
tentieuse et  brouillonne  «  des  petits  esprits  qui  veulent  tâter  des 
grandes  choses,  »  leur  agitation  éperdue  à  l'heure  des  dangers  im- 
prévus, leurs  folles  terreurs  sous  le  coup  des  catastrophes  provo- 
quées par  leur  témérité.  Toutes  les  plaies  d'un  pouvoir  en  dissolu- 
tion sont  là,  signalées  par  des  témoins  d'autant  plus  dignes  de  foi 
qu'ils  ont  leur  part  des  faiblesses  communes  et  sont  atteints  eux- 
mêmes  du  mal  qu'ils  décrivent.  —  Peut-être  ne  sera-t-il  pas  mu- 
tile d'insister  sur  ce  grand  exemple  des  défaillances  et  des  aberra- 
tions de  la  politique  française,  en  étudiant  à  la  lumière  de  documens 
irrécusables,  trop  négligés  des  historiens,  les  aspects  les  plus  inté- 
ressans  d'une  situation  qui  a  l'inconvénient  grave  de  se  reproduire 
assez  souvent  chez  nous  (1). 

1. 

A  l'époque  où  commence  la  plus  importante  des  correspondances 
que  nous  allons  examiner,  l'abbé  de  Bernîs,  l'un  des  promoteurs  de 
l'alliance  autrichienne,  rédacteur  principal  du  double  traité  de 
1756,  entre  au  conseil  et  prend  le  département  des  affaires  étran- 
gères; le  comte  de  Stainville,  futur  duc  de  Choiseul,  est  désigné 
pour  l'ambassade  de  Vienne.  Des  rapports  plus  étroits  que  les  re- 

(1)  L*aiiteur  d*un  mémoire  sur  l'ambassade  de  Choiseul,  la  récemment  à  TAcadémie 
des  Sciences  morales  et  politiques,  a  consulté  avec  fruit  la  correspondance  diploma- 
tique indiquée  plus  haut;  mai»  il  ne  semble  pas  avoir  connu  la  correspondance  prm, 
qui  seule  eiprime  la  Traie  pensée  de  Bemis. 


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U    FRANCE   APRES   ROSBACU.  333 

lations  officielles  unissaient  nos  deux  personnages  :  engagés  Tun  et 
Tautre  dans  le  parti  de  M"*  de  Pompadour,  intéressés  à  sa  gloire, 
dévoués  à  sa  fortune,  la  confornfiité  des  vues,  l'accord  des  ambi- 
tions, la  convenance  naturelle  de  deux  esprits  bien  faits,  avaient 
formé  entre  le  ministre  et  l'ambassadeur  un  de  ces  liens  d'honneur 
et  d'amitié  qui  ne  résistent  jamais  longtemps  aux  infidélités  de  la 
politique.  11  s'établit  donc,  en  ce  moment  rapide  de  bonne  intelli- 
gence et  de  réciproque  loyauté,  un  double  échange  dé  communica- 
tions entre  Bernis  et  Choiseul  :  ce  que  le  ministre  ne  saurait  dire  à 
l'ambassadeur  dans  ses  dépêches,  il  le  confie  à  l'ami  dans  ses  lettres 
secrètes  et  lui  ouvre  son  cœur. 

Ces  lettres  particulières,  rassemblées  en  un  beau  volume  manu- 
scrit, sont  aux  archives  réservées  des  affaires  étrangères;  nous  de- 
vons au  savant  et  bienveillant  directeur  des  archives,  M.  P.  Faugère, 
d'avoir  pu  les  consulter.  Elles  devancent  de  six  mois  la  correspon- 
dance officielle,  dont  on  trouvera  les  copies  avec  quelques  lacunes 
aux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale.  La  première  lettre  est 
datée  du  20  janvier  1757  :  Choiseul  est  en  Italie,  sur  le  point  de 
revenir  à  Paris,  où  l'on  songe  à  lui  pour  un  grand  poste  diploma- 
tique; Bernis  le  rassure  au  sujet  de  la  crise  intérieure  qui,  après 
l'attentat  de  Damiens,  a  failli  perdre  latmarquise  et  ses  amis.  C'est 
d'un  ton  fort  dégagé,  fort  peu  ecclésiastique,  que  l'abbé-ministre 
parle  du  confesseur  de  sa  majesté  et  des  efforts  tentés  contre  la  fa- 
vorite par  les  pieux  défenseurs  des  bons  principes,  a  Je  vous  crois 
à  Parme,  mon  cher  comte,  et  je  prie  M.  de  Rochechouart  der  vous 
rendre  cette  lettre.  Le  roi  a  été  assassiné,  et  la  cour  n'a  vu  dans  cet 
affreux  événement  qu'un  moment  favorable  de  chasser  notre  amie. 
Toutes  les  intrigues  ont  été  déployées  auprès  du  confesseur.  Il  y  a 
une  tribu  à  la  cour  qui  attend  toujours  l'extrême-onction  pour  tâ- 
cher d'augmenter  son  crédit.  Pourquoi  faut-il  que  la  dévotion  soit 
si  séparée  de  la  vertu?  Notre  amie  ne  peut  plus  scandaliser  que  les 
sots  et  les  fripons.  Il  est  de  notoriété  publique  que  l'amitié  depuis 
cinq  ans  a  pris  la  place  de  la  galanterie.  C'est  une  vraie  cagoterie 
de  remonter  dans  le  passé  pour  noircir  l'innocence  de  la  liaison  ac- 
tuelle. Que  d'ingrats  j'ai  vus,  mon  cher  comte,  et  combien  notre 
siècle  est  corrompu!  11  n'y  a  peut-être  jamais  eu  beaucoup  plus  de 
vertu  dans  le  monde,  mais  il  y  avait  plus  d'honneur.  Venez  promp- 
tement  ici.  Je  crois  nécessaire  que  vous  soyez  envoyé  à  la  cour  de 
Vienne  pour  étayer  une  besogne  qu'il  est  si  avantageux  de  suivre 
et  qu'il  serait  si  dangereux  d'abandonner.  Vous  trouverez  dans  le 
conseil  un  ami  de  plus,  qui  connatt  tout  ce  que  vous  valez  et  qui 
se  fait  un  plaisir  de  le  dire.  »  Décidé  par  ces  nouvelles  favorables, 
Choiseul  embrasse  avec  ardeur  la  cause  qui  triomphe  et  s'attache 


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SSi  BETUE   DES  DEUX  MONDES. 

plus  résolument  que  jamais  au  char  de  la  marquise,  dont  Them^ease 
étoile  a  dissipé  tant  d'orages. 

Uété  suivant,  il  partait  pour  Tienne,  chargé  d'une  double  mis- 
sion. Diplomate  et  militaire,  il  devait  tout  ensemble  veiller  sur  l'al- 
liance et  concerter  les  mouvemens  de  nos  troupes  avec  ceux  des 
armées  autrichiennes.  Il  est  dès  lors  comme  un  point  central  où  les 
informations  politiques  et  les  faits  de  guerre  aboutissent  également; 
c'est  ce  qui  nous  explique  pourquoi  nous  avons  une  centaine  de 
lettres  adressées  par  les  généraux  français  à  Cboiseul  pendant  les 
quinze  mois  de  son  ambassade.  «  Je  vous  envoie  tos  derniers  sacre- 
mens,  lui  écrit  Bernis  le  5  août  en  lui  expédiafit  «es  instructions; 
c'est  à  regret  que  je  vous  vois  partir,  maïs  c'est  pour  le  bien  de 
Tétat  et  pour  le  vôtre.  Au  surplus,  je  vous  reconnnande  une  seule 
chose,  c*est  de  ne  pas  vous  lasser  d avoir  envie  de  plaire;  sur  tout 
le  reste,  je  suivrais  volontiers  vos  conseils.  Comptez  éternellement, 
mon  cher  comte,  sur  mon  tendre  attachement  pour  tous.  »  A  son 
arrivée,  les  choses  ont  tout  d'abord  un  air  riant  et  facile  :  les  ar- 
mées françaises  se  répandent  en  Allemagne  sans  obstacle,  et  des 
succès  d'avant-garde  remportés  sur  un  ennemi  U*s  inférieur  en 
nombre  semblent  promettre  une  canïpagne  aussi  rapide  que  déci- 
sive. Jusque-là,  Bernis  #raison  :  un  ministre,  à  Vienne  comme  à 
Paris,  suffit  à  tout  avec  l'art  de  plaire.  Le  débat  des  deux  corres- 
pondances est  TempR  des  félicitations  échangées  entre  la  cour  de 
France  et  la  cour  impériale  ;  Louis  XV  comble  de  prévenances  $a 
bonne  amie  T  impératrice  ;  Marie-Thérèse  jwrodîgue  les  démonstra- 
tions flatteuses  au  roi  et  à  hi  faTorite.  Ge  sont  les  derniers  beaux 
jours  de  ralliance;  l'ambassadeur  nouveau-Tenu  épuise  en  quelques 
semaines  les  douceurs  d'une  prospérité  qui  va  finir.  Il  écrit  au  roi 
le  25  août  :  «  Après  m'avoîr  parlé  plusieurs  fois  de  votre  majesté 
avec  le  plus  vif  intérêt,  Timpératrice  m'a  demandé  des  nouvelles 
des  personnes  que  vous  honorez,  sire,  de  votre  confiance,  et  m'a 
témoigné  nommément  pour  M"*  de  Pompadour  beaucoup  d'amitié 
et  d'estime.  »  Cest  au  milieu  de  l'illusion  générale  et  de  ces  effu- 
sions d'une  politique  en  belle  humeur  que  vient  éclater,  comme  un 
coup  de  tonnerre,  la  nouvelle  du  désastre  de  Roabach,  qui,  déchi- 
rant tous  les  Yoiles,  mettant  à  nu  les  vices  profonds  de  notre  état 
militaire  aggravés  par  l'impuissance  du  gouvernement,  accomplit 
dans  les  esprits  et  dans  les  affaires  une  révolution. 

Parmi  les  documens  dont  nous  avons  enftrepris  l'exauien,  on  trouve 
d'assez  nombreuses  relations  de  la  bataille  du  5  novembre  1757. 
Tous  ces  récits,  d'accord  sur  le  fond  des  choses  et  curieux  aujour- 
d'hui par  la  vivacité  de  l'impression  récente,  attribuent  aux  troupes 
de  l'empire  une  large  part  dans  la  honte  de  cette  journée.  L'his- 


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LA   FRANCE  AFBÉS  HOSBACH.  SK 

toîre  semble  l'oublier  :  Rosbach  n'est  qu*à  moitié  un  désastre  fran- 
çais. Nous  arlons  alors  deux  armées  en  Allemagne  :  Tune,  «  la 
grande  armée,  »  forte  de  185  bataillons  et  de  181  escadrons,  opé- 
rait en  Hanovre  sous  les  ordres  du  vainquetxr  de  Mahon;  elle  avait 
remporté  la  victoire  d'Hastembeck,  que  Bernis  appelle  «  une  plate 
victoire,  »  et  conclu  la  triste  convention  de  Closter-Seven.  Dn  corps 
de  30,000  hommes,  joint  à  30,000  impériaux,  manœuvrait  en  Saxe 
sur  la  Sala;  les  Parisiens,  nous  dit  Barbier,  appelaient  cette  armée 
combinée  Tarmée  des  tonneliers^  parce  qu'on  la  destinait  à  raffer- 
mir les  cercles.  C'est  elle  qui,  poussant  une  pointe  du  côté  de  Leîp- 
2Îg,  rencontra  Frédéric  à  Rosbach.  Elle  avait  pour  général  en  chef, 
non  pas  le  prince  de  Soubise,  mais  un  Saxon,  le  prince  d'Hildburg- 
hausen,  dont  nos  lettres  font  un  portrait  qui  n'a  rien  d'héroïque  : 
nsé  par  l'âge  et  les  infirmités,  dormant  jusqu'à  midi,  ne  montant 
jamais  à  cheval,  «  avançant  quand  les  Prussiens  reculaient,  recu- 
lant quand  ils  avançaient,  »  d'un  caractère  ombrageux  et  tracas- 
sier,  désolant  les  troupes  par  ses  variations  continuelles  et  les  offi- 
ciers par  son  humeur,  ce  Saxon  avait  pour  unique  soin  d'assurer 
aux  impériaux  le  pas  sur  les  Français,  l'avantage  dans  les  campe- 
mens  et  la  préférence  dans  les  distributions.  Avec. une  finesse  toute 
germanique,  il  imaginait  des  projets  tétïéraires,  bien  sûr  qu'ils  se- 
raient écartés  par  le  conseil;  mais  il  en  gardait  l'honneur  dans  ses 
propos  et  ses  lettres,  en  rejetant  sur  la  timidité  des  alliés  l'avor- 
tement  de  ces  conceptions  brillantes.  Ajoutez  la  mauvaise  qualité 
des  troupes  de  l'empire,  sorte  de  landwehr  sans  consistance  qui 
marchait  à  regret  contre  le  roi  de  Prusse,  en  déclarant  tout  haut 
qu'elfe  mettrait  bas  les  armes  à  la  première  affaire.  «  Ne  vous  flat- 
tez pas,  monsieur,  écrivait  Soubise  à  Choiseul  dès  le  mois  de  sep- 
tembre, que  les  troupes  de  l'empire  osent  ou  veuillent  combattre  le 
roi  de  Prusse;  leurs  généraux  ne  cachent  pas  l'opinion  qu'ils  en  ont 
et  ils  en  parlent  publiquement.  La  plupart  des  soldats  sont  malin- 
tentionnés, le  reste  meurt  de  peur;  le  tout  ensemble  est  si  mal  com- 
posé et  si  mal  approvisionné  que  l'on  ne  peut  former  aucune  espèce 
de  projet  ni  exécuter  aucune  opération.  Comment  marcher  à  l'en- 
nemi avec  de  telles  troupes,  qui  n'ont  jamais  fait  la  guerre  et  qui 
n'ont  été  exercées  qu'à  monter  la  garde?  Je  ne  parle  pas  de  leur 
indiscipline.  J'aîmeraîs  beaucoup  mieux  combattre  avec  les  Fran- 
çais seuls  que  d'être  abandonné  au  milieu  d'une  bataille.  » 

Soubise,  qui  commandait  le  corps  français  sous  la  direction  su- 
périeure du  prince  d'Hildburghausen,  n'était  pas  un  g<^néral  plus 
incapable  que  Richelieu  ou  Clermont.  Brave  de  sa  personne,  ai- 
mable surtout  et  d'une  politesse  accomplie,  il  mettait  sa  gloire,  en 
présence  du  hargneux  Saxon,  dans  un  esprit  de  douceur  patiente, 


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336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sachant  bien  que  ses  bonnes  amies,  la  marquise  et  l'impératrice, 
lui  sauraient  un  gré  particulier  d*avo}r  sauvé  les  difficultés  de  «cette 
fâcheuse  compagnie,  »  et  que  c'était  là  un  sûr  moyen  de  leur  faire 
sa  cour.  On  Tavait  choisi,  non  pour  ses  talens,  mais  pour  son  amé- 
nité. Formé  au  grand  art  de  plaire,  où  Bernis  et  Choiseul  étaient 
maîtres,  il  écrivait  ses  rapports  militaires  en  style  de  Philinte,  s'é- 
tudiait à  présenter  des  apparences  agréables,  et,  soit  flatterie,  soit 
ignorance,  trouvait  le  moyen  de  peindre  en  beau  le  délabrement 
de  son  armée.  Aussi  est-il  fort  étonné  d'être  battu  ;  il  ne  sait  com- 
ment cela  a  pu  se  faire  :  ses  soldats  allaient  au  feu  «  de  si  bonne 
grâce!  »  Ce  pauvre  général,  enveloppé  et  culbuté  en  un  clin  d'œil 
par  un  ennemi  imprévu,  il  ne  réussit  pas  même  à  nous  donner  une 
idée  un  peu  nette  d'une  bataille  qui  a  duré  moins  d'une  heure;  en 
revanche,  les  euph^'mismes  abondent  sous  sa  plume  pour  excuser 
la  panique  de  ses  troupes;  il  ne  peut  se  résoudre  à  dire  la  vérité 
qui  afflige.  «  Quel  malheur,  monsieur,  écrit -il  à  Choiseul  dans  le 
premier  étourdissement  de  la  défaite,  quel  malheur!  et  à  quoi 
peut-on  se  fier?  Ardeur,  bonne  volonté,  bonne  disposition,  j'ose  le 
dire,  étaient  de  notre  côté;  en  une  demi-heure,  les  manœtt\Tes  du 
roi  de  Prusse  ont  fait  plier  cavalerie  et  infanterie;  tout  s'est  retiré 
sans  fuir,  mais  sans  jamai» retourner  la  tête...  L'infanterie,  malgré 
la  déroute  de  la  cavalerie,  s'avançait  de  très  bonne  grâce;  elle  mar- 
cha sans  tirer  un  coup  de  fusil  jusqu'à  cinquante  pas  des  ennemis, 
et  dans  le  moment  où  j'avais  les  plus  grandes  espérances  les  tètes 
tournèrent,  on  tira  en  Tair  et  on  se  retira.  Il  faut  convenir  que  la 
contenance  des  ennemis  fut  très  fière;  je  n'y  remarquai  pas  le 
moindre  ébranlement;  Depuis  ce  moment,  la  ligne  des  Prussiens 
s'avança  toujours  en  faisant  feu  et  sans  se  rompre;  nos  brigades  de 
la  gauche  reculaient  sans  fuir,  mais,  excepté  quelques  instans  où 
l'on  trouvait  moyen  de  les  arrêter,  l'inclination  pour  la  retraite  do- 
minait et  l'emportait.  Je  ne  parle  point  de  l'infanterie  des  cercles, 
je  ne  m'en  souviens  que  pour  m'affliger  du  moment  où  j'ai  eu  le 
malheur  de  la  joindre...  L'artillerie  et  les  équipages  sont  en  sûreté, 
nos  traîneurs  rejoignent  et  j'apprends  que  de  tous  côtés  les  fuyards 
se  rallient.  Pendant  la  nuit,  presque  toute  l'infanterie  s'était  dis- 
persée. Nous  commençons  'à  nous  ranimer,  les  propos  reviennent 
sur  le  bon  ton.  Vous  savez  qu'avec  les  têtes  françaises  il  y  a  de 
grandes  ressources*  Je  me  représente  le  tableau  de  la  cour  en  ap- 
prenant cette  triste  nouvelle;  mon  cœur  en  est  pénétré.  » 

En  regard  de  cette  description  adoucie,  plaçons  quelques  lignes 
d'une  crudité  toute  militaire  que  nous  empruntons  i  la  correspon- 
dance du  comte  de  Saint-Germain  avec  Pâris-Duverney.  Saint-Ger- 
main, habile  officier  qui  se  lassa  bientôt  de  servir  sous  de  pareils 


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LA  FRANGE   APRES   ROSRACH.  337 

chefs,  commandait  Tamère-garde  à  Rosbach  et  couvrit  la  retraite;  il 
écrit  le  11  novembre  au  «  grand-vîvrier,  »  comme  on  disait  alors,  à 
celui  que  le  maréchal  de  Noailles  appelait  le  général  des  farines^  et 
que  le  comte  de  Saxe,  bon  juge  de  ses  talens  administratifs  et  stra- 
tégiques, préférait  à  tous  les  maréchaux  de  France  réunis  :  «  Je 
conduis  une  bande  de  voleurs,  d'assassins  à  rouer,  qui  lâcheraient 
pied  sans  tirer  un  coup  de  fusil  et  qui  sont  toujours  prêts  à  se  ré- 
volter. Jamais  il  n'y  a  rien  eu  d'égal;  jamais  armée  n'a  plus  mal 
fait.  Le  roi  a  la  plus  mauvaise  infanterie  qui  soit  sous  le  ciel  et  la 
plus  indisciplinée.  Il  n'y  a  plus  moyen  de  servir  avec  de  pareilles 
troupes.  La  terre  a  été  couverte  de  nos  soldats  fugitifs  à  hO  lieues 
à  la  ronde;  ils  ont  pillé,  tué,  violé,  saccagé  et  commis  toutes  les 
horreurs  possibles.  Notre  nation  n'a  plus  l'esprit  militaire  et  le  sen- 
timent d'honneur  est  anéanti.  On  ne  peut  conduire  nos  troupes 
qu'en  tremblant,  et  l'on  ne  doit  s'attendre  qu'à  des  malheurs.  »  — 
Tous  ceux  qui  en  France  avaient  gardé,  dans  la  mollesse  du  siècle, 
un  cœur  viril  et  fier  ressentûrent  douloureusement  la  blessure  faite 
à  l'honoeur  national;  le  vieux  maréchal  de  Bellisle,  ministre  de  la 
guerre  à  soixante- quatorze  ans,  essayait  de  rassembler  nos  débris 
et  d'inspirer  son  âme  énergique  à  ce  grand  corps  abattu;  il  confia 
à  Choiseul  ses  tristesses  et  ses  colères.  «  Je  ne  suis  pas  surpris, 
monsieur,  que  vous  ayez  le  cœur  navré  de  l'affaire  du  5.  Je  n'ose- 
rais faire  par  écrit  toutes  les  réflexions  dont  cette  matière  est  sus- 
ceptible. Contre  tous  les  principes  du  métier  et  du  bon  sens,  on  a 
enfourné  l'armée  dans  un  fond  et  à  mi-côte,  laissant  ce  même  en- 
nemi maître  de  la  hauteur,  sur  laquelle  nous  n'avions  pas  seulement 
le  moindre  petit  détachement  pour  observer  les  mouvemens  du  roi 
de  Prusse,  en  sorte  que  toute  notre  armée  était  encore  en  marche 
et  en  colonnes  lorsque  toute  la  cavalerie  prussienne  a  débouché  en. 
bataille  sur  liotre  tête,  et  que  l'infanterie  ennemie  a  paru  sur  la 
hauteur  avec  une  nombreuse  artillerie,  à  laquelle  la  nôtf-e,  qui  était 
dans  le  fond  ou  à  mi-côte,  n'a  pu  faire  aucun  mal...  Je  ne  me  con- 
solerai jamais  que  des  troupes  du  roi,  que  j'ai  vues  penser  si  long- 
temps noblement  et  agir  avec  autant  de  vigueur  et  de  courage, 
aient  perdu  si  promptement  leur  réputation  et  soient  devenues  le 
mépris  de  l'Europe.  » 

Le  contre -coup  de  Rosbach  ne  frappa  sur  personne  à  Versailles 
aussi  rudement  que  sur  Bernis.  Ce  galant  abbé ,  créature  d'une  fa- 
vorite, n'était  pas  entièrement  dépourvu  des  qualités  qui  auraient 
pu  justifier  son  élévation.  Supérieur  à  sa  renommée  et  à  ses  ori- 
gines politiques,  d'un  caractère  plus  honorable  que  sa  fortune,  il 
avait  des  talens  que  n'expriment  pas  suffisamment  les  surnoms  un 
peu  lestes  dont  l'a  gi-atifié  Voltaire,  Esprit  sensé,  conciliant,  mé- 

TOMB  d.  —  1873.  S2 


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Sft8  mSWUE  îDBS  ;BBUX  ^MOIIDES. 

diateur  écouté  dans  les  querelles  du  parlement  et  de  régli&e,  ho&- 
fiéte  homme  au  fond,  itrës  désireux  tde  marcher  d'accard  ayec  Topi- 
nloD,  il, gouverna  «ans  peine  .les  affaires  diplomatiques  pendant  la 
période  des  succès  militaires  ;  mais  il  n'avait  à  aueim  degré  les  ver- 
tus des  temps  difficiles.  Beirnis  était  né  pour  le  genre  fleuri  en  po- 
litique cconme  en  littérature*  Sa  peur  fut  si  forte  qu'elle  lui  donaa 
le  courage  de  blesser  le  sentiment  du  roi  et  la  vanité  de  la  mar- 
quise  :  jeté>hors  de  ses  mesures,  démentant  les  principes  de  toute 
sa  vie,  il  osa  déplaire,  et  se  perdit  en  effet  par  cette  audace.  G*est 
ici  que  se  marque  la  différence  essentielle  des  deux  correspon- 
dances. Dans  les  mois  qui  suivent  la  bataille.»  «n  novembre  et  dé- 
xsembre,  le  style  officiel  de  Bernis  conserve  un  semblant  de  fermeté; 
selon  le  mot  de  Soubise,  il  est  sur  le  bon  ton.  Le  ministre  écrit  dans 
.«a  dépêche  du  li  novembre  z  a  :Malgré  cette  disgrâce  que  le  loi 
ressent  en  père  de  ses  sujets  et  en  iidèle  allié,  notre  courage  et 
notre  constance  ne  feront  que  redoubler;  leurs  majestés  impériales 
nous  en  ont  donné  l'exemple,  et  nous  sommes  résolus  de  le  suivre.» 
L'impératrice  a  avait  prié  le  roi  en  grâce  de  ne  savoir  pas  mauvais 
^é  à  M.  de  Soubise  de  l'aiffaire  du  5;  »  Bernis  réppnd  le  22  :  a  Le 
malheur  arrivé.,  loin  d'ébranler  le  courage  du  roi,  n'aura  d'autre 
effet  sur  lui  que  de  redoubler  ses  efforts  pour  le  réparer.  Quanta 
M.  de  Soubise  personnellement,  l'intérêt  que  l'impératrice-reine  a 
pris  à  son  malheur  lui  scirvirait  de  justification  auprès  de  sa  ma* 
jesté,  si  l'on  pouvaiten  rejeter  le  blâme  sur  lui;  mais  le  roi  est  per- 
suadé qu'il  a  fait  ce  qu'il  a  pu  dans  cette  occasion  :  aussi  sa  majesté 
n'a  rien  diminué  de  son  estime  et  de  sa  confianoe  en  lui,  et  vous 
pouvez  assurer  l'impératrice-reîneique  ce  sentiment,  joint  à  la  re- 
commandation de  sa  majesté. impériale,  a  déterminé  le  roi  à  con- 
tinuer pour  toujours  à  M.  le  pcince  de  Soubise  le  commandement 
du  corps  de  réserve  de  la  grande  armée  avec  état-major.  » 

Que  disait  Bernis,  aux  mêmes  dates,  dans  ses  confidences  à  Ghoi- 
seul?  Voici  ses  lettres  particulières  du  1&  et  du  22  novembre;  on 
peut  comparer  ce  langage  plaintif  et  abattu  à  la  vigueur  des  dé- 
pèches officielles  qui  partaient  par  le  même  courrier.  «  Jugez,  mon 
cher  comte,  dans  quel  état  nous  sommes  I  Jugez  de  la  situation  de 
notre  amie  et  du  déchaînement  de  Paris.  Le  public  est  injuste,  mais 
il  est  comme  cela;  il  ne  faut  pas  s'acharner  contre  le  public.  Il  fau- 
drait un  gouvernement,  et  il  n'y  en  a  pas  plus  que  par  le  passé.  Les 
malheurs  affligent  et  ne  corrigent  pas.  J'en  suis  aux  jérémiades 
auxquelles  on  est  accoutumé  et  qui  ne  font  plus  de  sensation.  Sen- 
sible et,  si  j'ose  le  dire,  sensé  comme  je  suis,  je  meurs  sur  la  roae« 
et  mon  martyre  est  inutile  à  l'état.  «On  m'a  vu  dans  la  bataille  per- 
due que  le  seul  M.  de  Soubise;  notre  amie  lui  a  donné  les  pks 


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UL  FJELàNCB  APRES  AQ&BACH.  S39 

fortes  preuves  d'amitié,  et  le  roi  aussL  J*ai  trop  bonne  opinion  de 
JL  de  Soabise  pour  craindre  que  ma  franchise  me  brouille  avec  lui 
dans  lesdconseils  que  je  lui  al  donnés  de  résigner  le  commande- 
ment :  qui  n'a  pins  qu'un  moment  à  vivre  n'a  plus  rien  à  dissimu- 
ler. Au  reste  il  m'a  passé  mille  fois  par  la  tête  de  planter  là  un 
champ  de  bat£Ûlle  où  l'on  se  bat  si  mal;  mais  l'honneur  et  la  recon- 
naissance me  font  une  loi  d'y  mpurir  ou  le  premier  ou  le  dernier, 
ainsi  que  le  sort  l'ordonnera.  Soyez  sûr  que  j'ai  toute  ma  tète,  mais 
elle  m'est  fort  inutile,  puisqu'il  n'y  a  plus  de  ministres  ni  de  minis- 
tère. »  —  Le  29  novembre,  le  13  décembre,  Bernis  redouble  ses 
I  jérémiades  »  et  s'exalte  dans  son  découragement.  «  Le  public  ne 
s'accoutume  point  à  la  honte  de  cette  bataille;  où  en  serions-nous 
aujourd'hui,  si  je  n'avais  pas  fait  rentrer  le  parlement?  Il  faudrait 
mettre  la  clé  sous  la  porte,  il  faut  trancher  net  et  avertir  nos  alliés 
de  faire  la  .paix.  Je  n'épargne  pas  la  vérité,  et  je  suis  toute  la  jour- 
née à  la  bouche  du  canon...  On  ne  meurt  pas  de  douleur,  mon  cher 
<u>mte,  puisque  je  ne  suis  pas  mort  depuis  ces  derniers  événemens. 
J'ai  parlé  avec  la  plus  grande  force  à  Dieu  et  à  ses  saints  :  j'excite 
un  peu  d'élévation  dans  le  pouls,  et  puis  la  léthargie  recommence; 
on  oune  de. grands  yeux  tristes,  et  tout  est  dit.  Si  je  pouvais  éviter 
le  déshonneur  qu'il  y  a  de  déserter  le  jour  de  la  bataille,  je  m'enfer- 
merais à^mon  abbaye.  Le  grand  malheur,  c'est  que  ce  sont  les 
iiommes  qui  mènent  les  aOaires,  et  nous  n'avons  ni  généraux  ni 
ministres.  Je  trouve  cette  phrase  si  bonne  et  si  juste  que  je  veux 
hien  qu'on  me  comprenne  dans  la  catégorie,  si  l'on  veut.  Il  me 
semble  être  le  ministre  des  affaires  étrangères  des  Limbes.  Voyez, 
mon  cher  comte,  si  vous  pouvez  plus  que  moi  exciter  le  principe  de 
vie  qui  s'éteint  chez  nous;  pour  moi,  j'ai  rué  tous  mes  grands  coups, 
et  je  vais  prendre  le  parti  d'être  en  apoplexie  comme  les  autres  sur 
le  sentiment,  sans  cesser  de  faire  mon  devoir  en  bon  citoyen  et  en 
honnête  homme*  Dieu  veuille  nous  envoyer  une  volonté  quelconque, 
ou  quelqu'un  qui  en  ait  pour  nous  I  Je  serai  son  valet  de  chambre, 
si  l'on  veut,  et  de  bien  bon  cœur.  » 

Telle  est  dès  ce  moment  la  véritable  pensée  de  Bernis  :  sauver  la 
France  en  fsdsant  la  paix,  ou,  si  l'on  s'obstine  à  la  guerre,  rompre 
ayec  ce  parti  de  la  démence  en  quittant  le  pouvoir.  Son  style  ne 
changera  pas  plus  que  son  opinion  ;  il  est  devenu  un  homme  à  idée 
fixe.  Les  motifs  de  cette  résolution,  il  les  trouve  partout  :  l'armée 
et  le  gouvernement  les  lui  fournissent  à  l'envi.  Pendant  un  an  jus- 
qu'au jour  où  il  disparaîtra  de  la  scène  en  décembre  1758,  nous  le 
verrons,  dans  la  détresse  et  la  confusion  de  l'état,  démontrer  avec 
les^ieuves  les  plus  fortes,  avec  l'énergie  du  désespoir,  la  nécessité 
d'en  unir;  mais  ceux  qui  aiment  la  précision  en  ces  matières  feront 


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3Â0  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

sagement  de  contrôler  les  apparences  officielles  des  dépêches  par 
la  sincérité  de  la  correspondance  privée,  a  Regardez  ces  lettres  par- 
ticulières, disait-il  à  Choiseul,  comme  la  loi  et  les  prophètes,  car 
c'est  le  vrai  fond  du  sacy  et  prenez  garde  qu'on  ne  connaisse  à 
Vienne  notre  correspondance.  »  Examinons  avec  lui  ce  qu'il  ap- 
pelle a  les  horreurs  d'une  décomposition  totale;  »  apprenons  de  ce 
témoin  peu  suspect  à  quel  degré  de  défaillance  militaire  et  politique 
peuvent  tomber,  entre  les  mains  de  certains  hommes,  les  nations 
les  plus  puissantes. 

Ce  n'était  pas  le  nombre  qui  faisait  défaut  à  l'armée  française 
de  1757;  elle  avait  de  ce  côté-là  une  supériorité  marquée  sur  1  en- 
nemi. Dn  état  manuscrit  des  forces  militaires  de  la  France,  conservé 
à  la  bibliothèque  Mazarine,  porte  à  230,000  hommes  le  total  de  nos 
troupes  de  terre  sur  le  pied  de  paix  en  1752  :  Tinfanterie  de  ligne, 
formant  236  bataillons,  121  régimens,  tant  nationaux  qu*étrao- 
gers,  figure  dans  ce  total  pour  130,000  hommes,  les  84  régimens 
de  cavalerie   pour   27,000  hommes,  la  maison  du  roi  compte 
10,000  hommes,  les  100  bataillons  de  milice  représentent  52,000 
hommes.  En  1757,  les  deux  tiers  de  ces  forces,  150,000  Français 
environ,  passèrent  le  Rhin  sous  d'Estrées  et  Soubise,  allant  donner 
la  main  aux  troupes  de  l'empire,  de  l'Autriche,  de  la  Suède  et  de  la 
Russie,  qui  cernaient  Frédéric  :  celui-ci,  avec  150,000  Prussiens, 
tenait  tête  à  400,000  coalisés,  et  l'événement  a  bien  prouvé,  con- 
trairement au  préjugé  si  populaire  aujourd'hui,  que  le  nombre  ne 
décide  pas  toujours  de  la  victoire ,  qu'à  la  guerre  comme  partout 
la  qualité  l'emporte  sur  la  quantité.  Les  causes  les  plus  actives  de 
destruction,  les  pires  fléaux  qui  puissent  sévir  sur  une  armée  en 
campagne,  désolaient  nos  troupes,  et  semblaient  réunis  pour  éner\er 
et  accabler  le  soldat.  Première  cause  de  faiblesse,  on  avait  mal 
débuté.  «  On  n'était  pas  prêt,  »  c'est  Remis  qui  le  dit,  et  il  s'était 
trouvé  des  hommes  compétens  pour  affirmer  qu'on  Tétait;  «  nous 
avons  été  forcés  de  commencer  sans  être  préparés,  les  contrôleurs- 
généraux  n'ont  pas  su  nous  dire  qu'ils  ne  seraient  pas  en  état  de 
fournir;  on  s'est  embarqué  témérairement.  »  L'armée  partit  sans 
vivres,  sans  tentes,  sans  vêtemens.  «  Elle  est  sur  les  dents,  écrivait 
Bernis  dès  le  mois  d'octobre  avant  les  désastres  ;  elle  n'a  ni  subsis- 
tances, ni  souliers;  la  moitié  n'est  pas  habillée,  une  partie  de  la 
cavalerie  est  sans  bottes.  ••  Les  troupes  ont  commis  des  maraudes 
exécrables  et  des  actions  iniques;  le  principe  de  tout  cela  est  l'excès 
de  la  misère  dans  laquelle  se  sont  trouvés  les  officiers,  qui  en- 
voyaient leurs  soldats  au  pillage  pour  acheter  d'eux  le  pain  et  la 
viande  à  meilleur  marché,  moyennant  quoi  vous  sentez  qu'il  n'était 
plus  question  de  compter  sur  eux  pour  retenu:  et  punir  les  soldats, 


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LA  FRANCE   APRÂS   ROSBACH,  8&1 

et  vous  voyez  d'un  coup  d'œil  les  conséqueuces  que  cela  entratne 
par  la  facilité  avec  laquelle  notre  nation  se  porte  vite  du  commen- 
cement à  l'excès  de  tout.  »  Les  lettres  imprimées  du  comte  de  Saint- 
Germain  ne  sont  pas  moins  précises  ni  d'une  vérité  moins  poi- 
gnante. c(  La  misère  du  soldat  est  si  grande  qu'elle  fait  saigner  le 
cœur;  il  passe  ses  jours  dans  un  état  abject  et  méprisé,  il  vit 
comme  un  chien  enchatné  que  l'on  destine  au  combat...  Cette 
guerre  ne  peut  avoir  qu'une  fin  malheureuse  ;  nos  armées  seront 
chassées  avec  des  vessies.  »  Qu'on  se  figure  maintenant  à  la  tête  de 
ces  soldats,  qui  volent  pour  subsister,  des  généraux  «  d'une  avarice 
sordide,  d'une  âpreté  insatiable,  »  qui  pillent  pour  s'enrichir,  ex- 
ploitent la  guerre  comme  une  affaire  et  avilissent  par  leurs  «  infa- 
mies »  le  commandement,  compromis  par  leur  insuffisance.  L'ar- 
mée s'était  détruite  par  son  désordre  même,  presque  sans  coup 
férir;  l'hiver,  les  maladies,  une  bataille  perdue,  une  retraite  pré- 
cipitée, l'achevèrent.  Abandonnant  20,000  malades  et  la  moitié  de 
son  artillerie,  elle  repassa  le  Rhin  «  dans  un  délabrement  inexpri- 
mable, »  que  peint  d'un  trait  ce  mot  du  prince  de  Clermont,  le 
vaincu  de  Grevelt  :  a  nous  n'avons  plus  que  le  souffle  d'une  armée.  » 
On  a  tout  dit  sur  l'incapacité  des  généraux  de  la  guerre  de  sept 
ans;  déjà  en  1742,  pendant  la  guerre  de  la  succession  d'Autriche, 
le  maréchal  de  Noailles  avait  signalé  au  roi  l'abaissement  des  ver- 
tus et  des  talens  militaires  dans  la  noblesse,  et  comme  une  dimi- 
nution de  l'âme  héroïque  de  la  France.  Ce  fut  bien  pis  quinze  ans 
plus  tard,  quand  une  politique  d'étourdis  jeta  sur  les  champs  de 
bataille  ces  générations  abâtardies  par  les  plaisirs  de  Paris  et  les 
intrigues  de  cour.  Les  lettres  des  Richelieu,  des  Clermont,  des  Sou- 
bise,  ne  réhabilitent  en  aucune  façon  ces  tristes  héros;  elles  sem- 
blent partir  de  la  même  main,  tant  elles  expriment  des  idées  du 
même  ordre,  et  trahissent  des  caractères  de  la  même  trempe.  Ver- 
beuses et  plates,  noyées  dans  les  récriminations  et  les  apologies, 
uniquement  occupées  du  quten  dira-t-on  de  Versailles,  pas  une 
conception  un  peu  militaire  ne  s'y  fait  jour,  pas  un  élan  du  cœur 
ou  de  l'esprit  ne  vient  anhner  et  relever  ce  bavardage  monotone  : 
nn  rien  déconcerte,  agite  à  l'aventure  les  pauvres  têtes  de  nos  gé- 
néraux grands  seigneurs;  la  moindre  difficulté  les  met  aux  champs, 
ils  n'ont  de  verve  que  pour  se  plaindre  et  accuser  les  autres  ;  le 
temps  se  passe  en  explications,  en  atermoiemens ;  ils  soupirent 
tous  après  la  fin  de  la  campagne,  atteints  de  la  nostalgie  de  leurs 
quartiers  d'hiver.  Remis,  qui  avait  cependant  quelques  bonnes  rai- 
sons pour  excuser  la  médiocrité  en  faveur,  ne  peut  retenir  son  in- 
dignation et  son  dégoût,  a  Tous  nos  généraux  demandent  à  revenir, 
ce  sont  les  petites-maisons  ouvertes.  Dieu  nous  préserve  des  têtes 


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iï^  REVUB   m.9  DBBX  M0!fDC9; 

légères  dans  le  maniement  des  grandes  affàîresi  et  Dieu  préserve 
les  conseils  des  rois  des  petite'  esprits  qui  ne  sentent  pas  Ta  dispro*- 
portion  qu'il  y  a  entre  Itenr'  rétrécissenrent  et  Télnde  des  grands 
objets  !  Nous  sommes,  mon  cber  comte,  dans  une  vraie  pétaudière.  » 
L'invariable  bulletin  des  «  reculades  »  et  des  déroutes  le  fait  bon- 
dir. «  En  vérité,  notre  haut  militaire  est  incroyable!..  Mon  Dieu, 
que  nous  avons  de  plats  généraux!  mon  Dieu,  que  notre  nation  est 
aplatie!  Et  qu'on  fait  peu  d'attention' à  là  décadence  du  courage  et 
de  l'honneur  en  France!  »  Des  généraux,  le  mal  avait  gagné  les 
rangs  secondaires  et  descendait  jusqu'aux  deniers  degrés  du  com- 
mandement. Bernis,  Saint-Germain,  B'ellisle,  d'accord' en  cela  comme 
en  tout,  reprochent  à  Tofilcier  sa  paresse  et  son  ignorance.  «  Il  ne 
sait  rien  et  ne  s'applique  à  rien.  Dans  cent  régîmens,  on  ne  trou- 
verait pas  six  bons  lieutenans-colonels.  Nous  ne  savons  plus  faire 
la  guerre,  nulle  nation  n'est  moins  militaire  que  la  nôtre,  il  n'y 
en  a  pas  une  qui  ait  moins  travaillé  sur  la  tactique.  Nous  n'a- 
vons pas  même  une  bonne  carte  des  Vosges.  On  dirait  que  chez  nous 
tout  est  en  démence...  Nos  officiers  ne  valent  rien-,  ilis  sont  indignes 
de  servir.  Tous  soupirent  après  le  repos,  l'oisiveW  et  l'argent.  H 
faut  refondre  le  militaire  pour  en  tirer  parti.  »  Les  bons  sujets, 
épars  dans  cette  décadence,  opprimés  sous  le  privilège,  végètent  on 
quittent  l'armée.  «  N'os  meilleurs  officiers,  n'ayant  point  de  protec- 
tion à  la  cour  et  vuyant  qu'il  n'y  a  aucun  avancement  pour  eux  à 
espérer,  ne  peuvent  supporter  d^être-  commandés  par  dfes  blancs- 
becs...  Comment  de  jeunes  colonels,  la  plupart  avec  des  mœurs  de 
grisette,  rappelleront-ils  dans  le  militaire  les  sentimens  dTionneur 
et  de  fermeté  qui  font  la  force  des  armées?  Ignorance,  frivolité, 
négligence,  pusillanimité,  sont  substituées  aux'  vertus  mâles  et  Bfé- 
roïques.  Il  y  a  ici  un  dégoût  qui  ne  se  peut  rendre.  It  faut  refondre 
la  cloche-  » 

Autre  fait  significatilî  qui  donne  à  ce  tableara  une  couleur  mo- 
derne :  la  fermentation  politique,  sr  ardente  à-  Paris,  avait  envahi 
les  camps.  Attaquée  par  toutes  les  contagions' à  la.  fois,  Tarmée, 
cette  image  fidèle  du  pays,  reproduisait  ayec  la  licence  dés- mœurs 
la  discorde  de  l'esprit  public.  Les  cabales  die  l'intérieur  s'agitaient 
sous  le  drapeau:  on  frondait  le  gouvernement  qu'on  servait  si  maK 
onr  blâmait  tout  haut  une^  guerre  qu- ou  était  chatg*  dl&  conduire,  on 
se^  vengeait  d^avoir  été  battU'  en  faisant  de  Ifoppositiom  Nos  géné- 
raux de  cour;  humiliés  de  la  tutelle  que  leur  iinpose-la  cour,  acca- 
blés de  plans  tout  fkits,  d^  combinaison»  décidées  en  conseil  des* 
ministres ,  se  révoltent*  contre  leurs  mentoFsi  «  Vdus  m'awuerer^ 
monsieur,  écrit  ffichelieu  en  décembre^  f787;  que*  le'  carafon  de 
neige  dans  lequel' je  suis  à  là  glace  n'est  pas  un  état 'favorable  pour 


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LA  nukncE  APflÊs  iH>smcB^  Sis 

Bie  faire  admirer  Teffort  du  génie  politique  qui  m'y  a  conduit.  Les 
boreanr  gouvernent  et  les  bureaux  perdront  la  France...  »  Attentif 
à  cette  anarchie  qui  nous  épuise,  Frédéric  remplit  Paris  et  Tannée 
doses  espions;  on  sent  sa  main  dems  nos  fautes  et  nos  embarras  au: 
dedansxomme  au  dehors.  Les  soupçons  de  trahison  se  répandent; 
Ghoiseul  à  Vienne,  Bernis  à  Versailles,  l'avocat  Barbier  à  Paris,  les 
aocaeiJlent  également.  «  Je  ne  doute  pas,  écrit  Ghoiseul,  que  le 
Foi  de  Prusse  ne  soit  informé  très  exactement  des  difTérens  sen- 
timens  de  nos  généraux  et  des  ordres  qu^ils  reçoivent;  ce  sont 
ces  connaissances  qui  engagent  ce  prince  à  remuer  avec  succès 
2A,000  hommes  vis^-vis  de  plus  de  120,000  de  nos  troupes.  » 
Bemis  lui  répond  :  «  Tout  sert  ici  le  roi  de  Prusse,  et  tout  y  trahît 
le  roi.  Nos  généraux  h&  plus  huppés  sont  intérieurement  ennemis 
de  la  besogne,  ils  rient  dans  leur  barbe  de  la  déconfiture  qu'ils  ont 
occanonnée.  Notre  armée  est  pleine  de  divisions,  de  tracasseries, 
de  mauvaise  volonté  et  de  dégoût.  »  Ces  mêmes  bruits  couraient 
dans  les  rues  de  Paris,  et  Barbier  les  note  dans  sa  chronique  après 
ta  jauroée  de  Grevelt,  en  juin  1758.  «  On  soupçonne  que  nous  avons 
été  trahis' par  quelques  officiers-généraux,  parmi  lesquels  il  y  a  de 
la  fermentation  et  bien  des  mécontent  du  gouvernement.  L'armée 
est  divisée  en  partis^  ce  qui  est  la  suite  de  l'indépendance  qui  a 
gagné  depuis  un  temps  tous  les  esprits  dans  ce  pays-ci.  »  Voilà  ce 
qs'avaient  fait  de  l'armée  française,  de  ses  traditions,  de  sa  dis- 
dplme  et  de  sa  gloire,  la  politique  des  petits  cabinets,  la  nullité 
d'un  roi,  la  tout» -puissance  d'une  femme,  cinquante  ans  après 
Loins  XIV. 

B^mis  eut  le  mérite,  dans  le  trouble  général,  dé  vœr  nettement 
que  la  politique,  qui  avait  gâté  les  attires»  était  aussi  ce  qui  em- 
pêchait de  les  rétablir.  Son  découragement  venait  de  sa  clair- 
voyance au  moins  autant  que*  de*  sa  faiblesse.  A  côté  de  lui,  le  ma- 
réchal dé  Bellisle,  se  roidissant  contre  les  obstacles,  préparait  la 
revanche  arec  tm  zèle  digne- d'un  meilleur  succès  :  il  réformait  les 
ainiS'Ies  plus  crians,  épurait  les  cadres,  comblait  les  vides,  aug- 
mentait la  solde  des  officiers  et  de  la  troupe,  incapable  toutefois  de 
ddBuer  du  talent  et  de  la  vigueur  aux  généraux.  Persuadé  qu'une 
nation  se  relève  bien  plus  en  cultivant  son  génie  propre  et  ses  qua- 
lités natives  qu'en  se  pliant  gauchement  à  copier  l'étranger»  il  com- 
battait l'engouement  qui  régnait  alors  en  France  pour  les  institu- 
tions militaires  de  la  Prusse  ;  SL  essayait  de  réveiller  l'âme  et 
rbtelligence  du  pays,  espérant  ramener  la  fortune  sous  le  drapeau 
français  avee  les  vertus  qui  la  méritent.  «  J'ai  pensé  tout  comme 
vous,  écrithil  à  Ghoiseul,  contre  Técole  que  HU.  de  Broglie  et  leurs 
a&érens  ODt  introduite  dans  notre  ihfianterie;  rien  n'est  plus  con- 


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ihh  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

traire  au  génie  et  à  Tesprit  de  la  nation  que  toutes  ces  cadences 
prussiennes...  Ne  prenons  des  Prussiens  que  leur  discipline  et  leur 
subordination.  Que  le  général  et  les  autres  officiers  commencent  par 
donner  l'exemple  du  désintéressement,  et  vous  verrez,  monsieur, 
régner  un  tout  autre  esprit  dans  nos  troupes;  nous  serons  craints, 
respectés  et  chéris  autant  que  nous  sommes  actuellement  détestés 
et  que  nous  serons  bientôt  méprisés.  »  Cruellement  frappé  à  Cre- 
velt  par  la  mort  du  comte  de  Gisors  son  fils,  il  s'arrachait  à  son 
désespoir,  et  usait  un  reste  de  vie,  disputé  à  la  souffrance,  dans  la 
noble  tâche  de  reconstituer  la  puissance  militaire  du  royaume.  «  Je 
crois  que  je  suis  sans  exception  le  plus  malheureux  homme  qui 
existe  sur  terre,  et  je  ne  sais  pas  comment  j'ai  encore  la  force  de 
m'occuper  d'autre  chose  que  de  ma  douleur.  Je  ne  suis  pas  surpris 
qu'avec  le  poison  que  j'ai  dans  le  cœur  mon  sang  soit  devenu  du  sel 
et  du  vinaigre:  11  en  est  résulté  un  érysipële  sur  toute  ma  tête,  sur 
toute  une  partie  du  visage  et  tout  l'œil  droit  avec  la  fièvre.  Mon 
corps  est  nécessairement  affaibli,  mais  ma  tète  et  l'âme  qui  y  réside 
ne  l'est  pas.  Je  suis  aussi  vif  que  si  je  n'avais  que  trente  ans...  Je 
ne  dors  point,  je  mets  en  œuvre  tous  les  moyens  possibles  pour 
trouver  les  remèdes  et  réparer  les  fautes.  »  Admirons  le  fier  langage 
et  l'âme  indomptable  de  ce  vieillard  ;  mais  il  faut  reconnaître  que 
le  sentiment  de  Bernis,  moins  héroïque,  était  plus  sage,  plus  con- 
forme à  nos  intérêts  et  à  l'état  vrai  des  affaires  :  comme  il  arrive 
souvent,  la  raison  était  du  côté  des  opinions  modestes.  Choiseul, 
autre  partisan  de  la  guerre  à  outrance,  faisait  valoir  auprès  de  Ber* 
nis  les  motifs  généreux  et  spécieux  dont  il  est  si  aisé  de  se  duper 
soi-même  ou  d*éblouir  autrui.  A  tout  le  brillant  des  espérances  de 
Bcllisle  et  de  Choiseul,  Bernis  opposait  cette  réponse  invariable  : 
«  Ce  n'est  pas  l'état  des  affaires  qui  m'effraie,  c'est  l'incapacité  de 
ceux  qui  les  conduisent;  ce  ne  sont  pas  les  malheurs  qui  m'acca- 
blent, c'est  la  certitude  que  les  vrais  moyens  d'y  remédier  ne  se- 
ront jamais  employés.  Le  remède  n'existe  que  dans  un  meilleur 
gouvernement  :  accordez-moi  cette  condition,  et  je  serai  d'avis  de 
continuer  la  guerre;  mais  c'est  là  précisément  ce  qui  nous  manque 
et  ce  que  personne  ne  peut  nous  donner,  je  veux  dire  un  gouver- 
nement. »  —  Pourquoi  donc  Bernis  jugeait-il  impossible  cette  con- 
dition, qu'à  bon  droit  il  déclarait  nécessaire  ? 

IL 

La  journée  de  Rosbach  commençait  une  série  de  désastres  qui  oe 
finit  qu'avec  la  guerre  en  1763;  or  ce  «  fantôme  de  pouvoir,  » 
comme  l'appelle  Bernis,  ce  gouvernement  «  des  petits  esprits  et  des 


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LA  FRANGE  APRES  ROSBACH.  3A5 

têtes  étroites,  »  dont  il  était  membre  lui-même,  mais  un  membre 
contrit  et  repentant,  loin  de  se  ranimer  dans  son  chef,  de  s'éclairer 
par  l'expérience,  de  prendre  la  consistance,  l'unité,  l'esprit  de  suite 
et  de  décision  que  les  éyénemens  exigeaient  de  lui,  s'enfonçait  dans 
sa  routine  indolente,  dans  son  désordre  incurable,  et,  selon  l'ex- 
pression de  ces  correspondances,  a  semblait  vouloir  périr  en  lais- 
sant tout  aller  sous  soi.  »  L'adversité  frappe  sur  la  France  à  coups 
redoublés  :  nos  flottes  et  notre  commerce  sont  détruits  en  même 
temps  que  nos  armées  sont  en  déroute;  les  Anglais  descendent  à 
Saint-Malo  et  à  Rochefort  au  moment  où  les  Prussiens  passent  le 
Rhin;  Louisbourg  tombe  quelques  mois  après,  le  Canada  est  perdu, 
la  chute  du  crédit  met  le  trésor  à  sec,  — comme  l'écrivait  M""*  Du 
Deffand  au  président  Hénault,  «  la  France  est  madame  Job.  »  Que 
fait  le  gouvernement  dans  la  crise  politique,  militaire  et  financière 
où  ses  fautes  l'ont  précipité  ?  Menacé  d'une  invasion,  d'une  banque- 
route et  d'une  révolte,  par  quelles  mesures  essaie-t-il  de  conjurer 
tous  ces  dangers  ?  C'est  ce  que  nous  apprend  une  lettre  de  Bernis 
à  la  date  du  6  juin  1758.  a  Mon  cher  comte,  cette  lettre  est  bien 
pour  vous  seul,  et  vous  devez  la  brûler.  Nous  touchons  au  dernier 
période  de  la  décadence.  La  tête  tourne  à  Montmartel  et  au  contrô- 
leur-général. Ils  ne  trouvent  plus  un  écu.  La  honte  de  notre  armée 
est  au  comble.  Les  ennemis  ont  passé  le  Rhin  à  Émeric,  à  six  lieues 
de  M.  le  comte  de  Clermont,  et  ont  construit  un  pont  sans  qu'on  s'en 
soit  douté...  \ous  verrez  par  mon  dernier  mémoire  lu  au  conseil  si 
j'ai  dissimulé  la  vérité.  J'ai  cassé  toutes  les  vitres,  j'ai  dit  les  choses 
les  plus  fortes;  qu'est-ce  que  tout  cela  a  produit?  Une  légère  se- 
cousse, et  puis  on  s'est  enfoncé  dans  sa  léthargie  ordinaire.  La  réso- 
lution que  j'ai  fait  prendre  au  roi  au  dernier  conseil  est  la  voix  du 
cygne  mourant.  Je  sais  que  je  n'aurai  plus  de  force,  si  le  roi  n'en  a 
pas  ou  n'en  donne  pas.  Il  n'y  a  plus  d'autorité,  et  les  têtes  se  sont 
démontées.  Conservez  la  vôtre,  et  plaignez  un  ami  qui  le  sera  jusqu'à 
la  mort.  »  Les  malheurs  ont  beau  s'aggraver;  aucun  n'a  prise  sur 
ces  âmes  débiles  qui  échappent  au  sérieux  par  leur  faiblesse  même, 
tt  Nous  vivons  comme  des  enfans;  nous  secouons  les  oreilles  quand 
il  fait  mauvais  temps,  et  nous  rions  au  premier  rayon  de  soleil.  Ce 
sont  des  volontés  d'enfant  qui  dirigent  les  principes  de  notre  gou- 
vernement. On  attend  de  l'argent  comme  de  la  rosée  du  ciel,  sans 
le  chercher  où  il  est,  sans  frapper  les  grands  coups  qui  le  font  cir- 
culer, sans  émouvoir  la  nation  qui  le  jetterait  par  les  fenêtres  pour 
le  service  du  roi,  si  l'on  savait  la  remuer...  J'achèterais  la  paix  du 
continent  par  un  bras  ou  une  jambe,  si  elle  se  faisait  d'ici  à  trois 
mois.  Il  vaudrait  mieux  ramer  la  galère  que  d'être  chargé  d'affaires 
dans  un  temps  où  l'on  laisse  tout  faire  également  à  tout  le  monde. 


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396"  RfiV0E   DES  DEDX  MONDES. 

£e  roi  n- est  nullement  ioqaiet  de  no»  inquiétudes  ni  cHibanassé  de 
nos  embarras*  Il  n'y  »  pas  d'exemple  qu'on  joue  si  gros  jeu  avec  la 
même  indifféreace  qn-on  jouerait  une  partie  de- quadrille.  »' 

Bernis  ne  se  contente  pas  de  gémir  et  de  présager  d€B  catastro- 
phes. Ob  peut  distinguer  deux  parties  dans  sa  correspondance' pri- 
vée :  Tune,  écrite  sous  l'impression  immédiate  des  faits,  dans  la 
première  frayeur  d'une  imagination,  ombra^use,  est  toute  à  la 
plainte  et  aux  noirs  pressentimens.  «  Monsieur  l'abbé,  votre  tète 
s'échaufie,  »  lui  disait  ironiquement  H**^  de  Pompadour.  L'abbé 
avait  en  efletla  sensibilité  fiévreuse  de  l'homn^e  de  lettres;  son  es- 
prit juste  manquait  de  sang-froid.  A  côté  de  cette  partie  tragique 
et  éplorée,  où  le  ministre,  pria  de  vertige,  ne  song&  qu'à  se  démettre 
et  ne  parle  que  de  mourir,  on  voit  se  dégager  du  milieu  des  lamen- 
tations un  dessein  médité,  œuvre  des  heures  plus  calmes,  qui  fait 
honneur  à  la  sagacité  de  Bernis  et  à  sa  bonne  foi.  Il  songe  d'abord 
à  créer  un  gouvernement,  c'est-à-dire  une  volonté  dirigeante,  ea 
faisant  nommer  un  ministre  principal,  un  chef  du  cabinet  :  il  se 
propose  lui-même,  naïvement,  sans  insister;  il'  propose  Bellisie,  et 
finit  par  indiquer  Choiseul.  «  Nous  avons  besoin  d'un  débrouilleor 
général;  il  faut  un  maître  ici,  j'en  désire* un,  et  je  n'ai  garde  de  dé- 
sirer que  ce  soit  moi.  »  Pitt  gouvernait  alors  TAngleterre  et  domi- 
nait le  roi  par  l'ascendant  du  caractère  et  du  génie,  fortifié  de  l'ad^ 
hésion  publique*  :  ce  vigoureux  exemple  avait  frappé  Bernis ,  qui 
feint  même  d'en  redouter  les  conséquences  pour  la  royauté  anglaise. 
«  M.  Pitt,  écrivait-il  à  Ghoiseul,  gouverne  son  pays  avec  les  prin- 
cipes et  peut-être  le»  vues  de  Cromwell.  «Sans  rêver  un  pareil  rôle, 
sans  le  souhaiter  à  personne,  il  admirait  oette  impétueuse  én^e 
si  contraire  à  notre  mollesse^  et  l*enviait.  Tel  est  son  dégoût  du 
chaos  où  le  despotisme  énervé  a  plongé  laFrance,  qu^il  en  devient 
républicain,  par  souvenir  classique  et  regret  tout  platonique,  bien 
entendu.  «  Quand  la  république  romaine  étadt  dans  rembarras,  elle 
nommait  un  dictateur:  Nous,  ne  sommes  pas  la  république  remaîne, 
mon  cher  comte*,  et  nous  aurions  grand  besoin^  d^:  l'être.  »  Malheu- 
reusement pour  les  projets  de  Bëmis  et  ses*  réminiscences,  le  gon- 
vemement  de  Versailles  était  dans  cettesituationdése^érée,  moms 
rare  qu'on  ne  croit  en  politique,  où  le  préfugé  contre  un  remède 
nécessaire  est  isr  fort  qu'on  préfère  le  mal  à  l'unique  chance  de  gué- 
rir; L'idée  d'un  premier  ministre,  «*  ^uvantail  »  du»  roi,  de  la  fa- 
vorite et  de  l'entourage-,  fut/ écartée  san^diseuseion* 

Toute  espérance  de  mieux  conduire  la  guerre'  aya^^lspaniv  il  ^e 
restait  plus  qu'à  faire  la  paix.  Avant  idé' poser  offieiellement  la  ques- 
tion, Bernis:  s'en  ouvrit  à  Ghoiseui.  «  0^  ne^tppae  la  guerre  sans 
généraux  ni  avec  des' troupes  mal  disciplinée»,  loi  éerivait-il  le 


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Là  FITATfCE'  APRE9   H09BA<:if.  SA7 

iS  décembre  1757;  mettez  bien  cela  dans  un  Goio'  de  votre  tète. 
PreDOBS  garde  de  bous  perdre  les  un&par  les  arutre».  Charité  bien 
ordonnée  eommence  par  soi'-méme,  je  ne  cone^Uerai  jamais  au  roi 
dis  hasarder  sa  eoifrenne  pour  F  alliance.  Mon  ayis  serait  donc  de 
faire  la  paix  et  de  conclure*  une  trêve  sur  terre  et  sur  mer.  Quand  je 
saimi  ce  que  le  roi  pense  de  cette  idée,  que  le  bon  sens,  la  raison 
et  h  nécessité  me  présentent,  je*  vous  la  détailleFai.  En  a:ttendant, 
tichez  de  faire  sentira  M.  de  Kaumtz  deux  choses  également  vraies, 
c'est  que  le  roi*  n'abandonnera  pas  l'impératrice,  mais  qu'il  ne  ^siut 
pa9  que  le  roi  se  perde  avec  elle.  Nos  &Qtes  respectives  ont  fait 
d'un  grand  projet,  qui  les  premiers- jours  de  septembre  ét^t  infail- 
aie,  un  casse-cou  et  une  ruine  assurée.  C'est  un  beau  rêve  qu'il 
sermt  dangereux  de  contînaep,  mais  qu'il  sera  peut*êtpe  possible  de 
reprendre  un  jour  avec  de  meilleurs  acteurs  et  des  plans  militaires 
mieux  combinés.  Je  vous  ouvre  mon  cœur,  mon  cher  comte,  parce 
qne  vous  avez  de  l'âme  et  de  l'esprit.  Tout  ce  que  je  vous  dis  dans 
cette  lettre  n'est  que  ma  seule  façon  de  penser;  elle  vous  mettra  à 
portée  de  m'éclaîrer  sur  celle  de  la  coût  de  Vienne,  et  je  prendrai 
ensoite  les  ordres  du  roi.  »  Bient&t  le  moment  vint  d'aborder  le  roi; 
FAutriche,  en  ce  mois  de*  décembre  1757,  avait  eu  sa  journée  de 
Kosbach  à  Lissa.  Bemis»  trouva  Louis  XY  inébranlable  sur  ralliance, 
prêt  à  tout  risquer  plutôt  que  de  la  rompre,  sans  éloignement  d'ail- 
leurs pour  la  paix,  à  la  condition  que  Timpératrice  y  consentit.  Au- 
torisé, sous  cette  réserve-,  Bemis  informa  l'ambassadeur  et  lui  déve- 
loppa ses  raisons,  aussi  nombreuses' que  solides,  dans  les  dépêches 
du  mois  de^  janvier  i75fr.  «>  Nous  avons  affaire  h  un  prince  qui  joint 
à  tons  ses  talens  militants  les  ressources  d'une  administration  éclai- 
rée, d'une  décision  prompte,  et  tous  les  moyens  que  la  vigilance, 
radresse,  la  ruse  et  là  connaissance  profonde  des  hommes  et  des 
cainnets  lui  fournissent.  Ce  n'est  que  par'  des  moyens  égaux  qu'on 
peut  espérer  d'en- venir  à  bout.  Le  courage  qui  fait  désirer  à  l'im- 
pératrice d'essayer  encore  dans  I9  campagne  prochaine  de  vaincre 
son  ennemi  n'est-il  point  aveugle?  qu'a-t-e)le  k  espérer  de  plus 
cette  année  que  l'année  passée?  Ce  sent  les  hommes  qui  mènent  les 
affidres.  Le  roi  de  Prusse  sera  toujours^  le  même,  et  les  ministres 
ei  les  généraux  qui  lui  sont  opposés  lui  seront  toujours  également 
inférieurs.  »- 

L'Autriche  répugnait  à  la  paix  :  les  avantfetges  de  l'alliance  la  dé- 
dommageaient amplement  des  pertes  de  la  guerre.  Elle  sentait  bien 
que*  le- gouvernement  français,  même  sous  LouiaXV,  ne  serait  pas 
toujours  disposé  à^  sacrifier  ses*  armées^  s»  marine,  ses  colonies  et 
ses  finances  aux*  dlesseins  ambitieux  de  la  cour  de  Tienne,  et  que  ce 
prodige*  d'aborration  poKUque  pie  se  renouvellerait  pas  de  lon|;- 


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SAS  BEYCE  DES  DEUX  MONDES. 

temps.  Elle  répondit  aux  propositions  de  Bernis  par  une  promesse 
de  consentir  à  la  paix,  si  la  prochaine  campagne  n'était  pas  plus 
heureuse,  se  réservant  de  contre-miner  et  de  détruire  Thomme 
suspect  qui  était  resté  trop  bon  Français  pour  se  montrer  bon  Au- 
trichien. Une  explication  eut  lieu  le  28  février  1758  entre  Bernis  et 
le  comte  de  Eaunitz  :  celui-ci,  usant  d'une  exagération  calculée, 
feignit  de  croire  à  l'hostilité  du  ministre,  déplora  la  rupture  immi- 
nente d'une  alliance  réputée  si  solide,  et  se  plaignit  ouvertement 
de  l'abandon  où  la  France  menaçait  de  laisser  ses  amis  ;  en  même 
temps  il  essayait  de  regagner  par  des  flatteries  le  cœur  de  l'abbé, 
dont  on  savait  la  faiblesse.  «  Notre  bonne  étoile  nous  avait  donné  en 
vous,  monsieur  Tabbé-comte,  un  ministre  fait  pour  les  temps  dans 
lesquels  la  Providence  lui  a  confié  la  direction  des  affaires,  éclairé, 
capable  de  voir  dans  le  grand,  au-dessus  des  anciens  lieux-communs 
et  préjugés,  et  sachant  apprécier  les  choses  ni  plus  ni  moins  qu'elles 
ne  valent;  en  un  mot  tel  qu'il  nous  le  fallait.  »  A  ces  manèges 
d'une  fausse  bonhomie,  Bernis  n'opposa  qu'un  aveu  plein  de  sincé- 
rité qu'il  appelle  sa  confession  générale.  Il  y  reprenait  en  détail  les 
raisons  contenues  dans  ses  dépêches  à  Choiseul,  insistait  avec  in- 
tention sur  les  embarras  financiers  de  la  France,  point  délicat  et 
particulièrement  sensible  à  l'Autriche,  qui  ne  se  soutenait  que  par 
nos  subsides.  «  Je  trahirais  le  roi,  l'état  et  nos  alliés,  si  je  parlais 
un  langage  plus  obscur  et  plus  équivoque.  »  Un  commentaire,  écrit 
pour  Choiseul,  accompagnait  cette  dépêche;  le  ministre  y  fait  preuve 
d'une  intelligence  politique  supérieure  à  celle  qu'on  lui  attribue 
généralement.  «  La  cour  de  Vienne,  qui  avait  une  si  grande  idée 
des  ressources  de  la  France,  doit  être  bien  étonnée  de  la  voir  si 
vite  abattue;  mais  il  est  presque  aussi  aisé,  avec  de  meilleurs  prin- 
cipes, de  remettre  la  France  sur  le  bon  pied  qu'il  est  facile  d'y  in- 
troduire et  d'y  entretenir  le  désordre  et  la  confusion.  Ainsi  nos  amis 
et  nos  ennemis  feront  toujours  de  faux  calculs  quand  ils  nous  croi- 
ront plus  redoutables  ou  moins  à  craindre  que  nous  ne  sommes.  » 
L'année  175S  se  passa  dans  ces  incertitudes,  que  la  guerre  ne  coq- 
tribuait  pas  à  éclairer  ni  à  fixer. 

Se  défiant  à  la  fois  de  l'Autriche  et  du  roi,  Bernis,  l'homme  des 
transactions ,  avait  imaginé  un  moyen  terme  qui ,  supposant  la 
durée  de  la  guerre  et  de  l'alliance,  sauvegardait  du  moins  l'intérêt 
national  en  rendant  à  la  France  la  libre  disposition  de  ses  forces 
contre  l'Angleterre.  Il  s'agissait  de  revenir  au  premier  traité  de 
1766  et  au  contingent  stipulé  de  24,000  hommes;  on  devait  former 
ce  corps  auxiliaire  avec  les  régimens  suisses  et  allemands  à  la  solde 
du  roi,  ou  remplacer  le  secours  armé  par  un  nouveau  subside.  Bernis 
roula  ce  projet  dans  sa  tête  pendant  tout  l'été  de  1758,  le  révélant 


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LA  FRANGE  APRÈS  ROSBAGH.  3&0 

à  Choîseal  par  échappées.  «  C'est  un  coup  de  partie,  lui  dîsait-il  ; 
depuis  que  j'ai  ainsi  fixé  mes  idées,  je  suis  tranquille,  et  ma  tête  est 
nette.  Au  bout  du  compte,  si  l'état  périt,  ce  ne  sera  pas  ma  faute, 
mais  je  yeux.au  moins  mourir  comme  le  chevalier  sans  peur  et  sans 
reproche.  Soyons  nobles,  mais  ne  soyons  pas  dupes.  Sommes-nous 
donc  obligés  à  porter  seuls  le  poids  du  chaud  et  du  jour?  On  pa- 
raît vouloir  à  Vienne  tirer  de  nous  la  quintessence  sans  s'embar- 
rasser de  ce  que  nous  deviendrons.  On  nous  regarde  comme  des 
créanciers  ruinés  dont  il  faut  tirer  le  dernier  écû  avant  la  banque- 
route. L'état,  vos  amis,  tout  exige  que  nous  sortions  du  précipice 
où  nous  descendons  à  pas  de  géant.  Veut-on  attendre  que  le  soulè- 
vement de  la  France  rompe  a.vec  éclat  l'alliance?  »  La  campagne 
finie,  quand  il  fallut  régler  l'avenir  et  se  décider,  Bernis  tenta  un 
effort  à  Vienne  et  fit  passer  à  Choiseul  la  copie  d'une  convention 
rédigée  sur  les  bases  que  nous  venons  d'indiquer.  «  11  est  temps  de 
rompre  la  glace,  lui  écrivait-il  le  23  septembre;  il  faut  perdre  1  idée 
de  partager  la  peau  d'un  ours  qui  a  su  mieux  se  défendre  qu'on  n'a 
su  l'attaquer.  Je  vous  entasse  toutes  mes  idées,  et  je  vous  les  donne 
à  digérer  pour  en  faire  un  chyle  convenable  aux  estomacs  des  Au- 
trichiens. Renonçons  aux  grandes  aventures,  notre  gouvernement 
n'est  pas  fait  pour  cela.  Ce  sera  bien  assez  de  conserver  son  exis- 
tence, et  cela  doit  nous  suffire.  Je  vous  avoue  que  je  n'étais  pas  né 
pour  vivre  dans  ce  siècle,  et  que  je  n'aurais  jamais  cru  tout  ce  que  je 
vois.  Sl"»«  de  Pompadour  me  dit  quelquefois  de  me  dissiper  et  de  ne 
pas  faire  du  noir.  C'est  comme  si  l'on  disait  à  un  homme  qui  a  la 
fièvre  ardente  de  n'avoir  pas  soif.  »  Les  dépêches  les  plus  pres- 
santes accompagnaient  les  déclarations  de  la  correspondance  parti- 
culière. «  Depuis  le  passage  du  Rhin  et  la  descente  des  Anglais  à 
Saint-Malo,  le  crédit  et  la  confiance  sont  tombés  à  un  point  à 
effrayer.  Avec  100  millions  d'efiets,  le  contrôleur-général  est  à  la 
veille  tous  les  jours  de  manquer.  Nos  places  frontières  ne  sont  pas 
pourvues,  nous  n'avons  plus  d'armées,  l'autorité  languit,  et  le  nerf 
intérieur  est  entièrement  relâché.  Les  fondemens  du  royaume  sont 
ébranlés  de  toutes  parts.  Notre  marine  est  détruite,  les  Anglais  se 
promènent  sur  nos  côtes  et  les  brûlent;  le  commerce  maritime,  qui 
faisait  entrer  200  millions  par  an,  n'existe  plus;  nous  avons  à 
craindre  la  perte  totale  de  nos  colonies,  et  nous  serons  réduits  au 
rang  des  secondes  puissances  de  l'Europe.  Au  bout  du  compte,  le 
roi  n'est  que  l'usufruitier  de  son  royaume,  il  a  des  enfans,  et  les 
peuples  doivent  être  comptés  dans  ce  nombre.  Levez  le  bandeau  de 
l'orgueil,  faites  comprendre  qu'il  vaut  mieux  exister  quand  on  est 
grande  puissance  que  de  se  laisser  détruire.  On  se  relève  de  sa  fai- 
blesse, on  profite  de  ses  fautes,  et  on  se  gouverne  mieux.  »  Ce  lan- 


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850  BSYJBB  1D&6  JWDX  MONMS. 

gage  alarmant,  teou  à  \ieBiie  pour  exoessif,  avait  le  grand  dé£uitde 
n'exprimer  que  Topinion  d'un  .miolatre  sans  autorité;  aussi  ne  pou- 
vait-il prévaloir  contre  les  intérêts  qui  poussaient  à  la  guerre.  Bien 
loin  de  convaincEe  la  cour  inspériale,  il  ne  persuada  pas  noéme  ram- 
bassadeur  dbargé  de  le  soutenir  et  de  Texpliguer  :  Cboisenl  coo- 
naissoît  par  les  :aveux  indiscrets  de  la  correspondance  privée  le  pea 
de  crédit  que  les  idées  de  l'abbé  obtenaient  à  Versailles;  ces  godS- 
dences  d'un  ami  trqp  sincère  avertissaient  l'ambitieux  diplomate  de 
désobéir  aux  ordres  du  ministre* 

C'est  alors  que  fiernis,  à,  bout  de  ressources  et  n'osant  pas  rompre 
brusquement  le  lien  de  solidarité  qui  l'attachait  à  des  fautes  irré- 
parables, à  des  malheurs  sans  remède^  céda  aux  accès  d'un  déses- 
poir dont  il  faut  lui  .pardonner  les  déiaUlances  en  considération  de 
sa  sincérité  et  de  son  patriotisme.  Obsédé  de  visions  lugubres,  il  se 
crut  perdu,  déshonoré  à  jamais,  écrasé  sous  les  ruines  de  l'état  et 
sous  la  malédiction  publique.  L'idée  de  l'abime  entr' ouvert  ne  cessa 
de  hanter  son  imagination  blessée.  Ses  lettres  à  Choî^eul  ne  sont 
plus  qu'un  long  cri  de  détresse.  «  Notre  amie  dit  que  ma  tôte  s'é- 
chaufle;  je  ne  vois  noir  que  parce  que  je  vois  bien.  Son  sort  est 
affreux.  Paris  la  déteste  et  l'accuse  de  tout.  Je  tremble  pour  l'impé- 
ratrice. Je  vois  une  révolution  aOreuse  dans  le  mande  politique. 
Toutes  les  parties  sont  .anéanties  ou  décomposées;  ceci  ressemble  à 
la  fin  du  monde...  Je  meurs  dix  fois  par  jour;  je  passe  des  nuits 
affreuses  et  des  jours  tristes.  OnpQlele.roi  partout»  l'ignorance  et 
la  friponnerie  sont  dans  tous  les  marchés.  La  marine  et  la  guerre 
est  un  gouffre;  tout  ce  qui  est  plume  y  vole  par  une  longue  haM- 
tude.  Nous  dépensons  un  argent  énorme,  et  l'on  ne  sait  jamais  i 
quoi  il  a  été  employé,  ou  du  moins  il  n'en  résulte  rientd'udle.  Cn 
miracle  seul  peut  nous  tirer  du  bourbier  où  nous  barbotons.  Notre 
système  se  découd  par  tous  les  beuts.  »  Ce  pauvre  homme,  qui  avait 
encore  près  d'un  d^oai-siëcle  à  vivre,  il  fait  son  iestamenl.  a  J'ai 
brûlé  mes  ps^piers,  je  vais  faire  mon  testameat,  et  puis  je  mourrai 
de  chagrin  et  de  honte  jusqu'à  ce  qu'on  me  dise  de  m'en  aller.  Oo 
attend  que  tout  .périsse  pour  raccommoder  quelque  chose.  Donnez- 
nous  la  pûx  à  quelque  prix  que  ce  soit.  » 

Les  rumeurs  de  Paris,  l'orage  soulevé  contre  son  nom,  ache- 
vaient de  troubler  sa  tôte  et  lui  portaient  au  cerveau.  Bernis  n'est 
point  un  politi(|ue  de  la  vieille  école,  sourd  aux  clameurs  du  peuple, 
insensible  à  sa  misère  :  il  a  vécu  avec  des  philosophes  et  respiré 
l'air  du  siècle;  ministre  d'un  roi  absolu,  il  aime  la  popularité  et  se 
pique  de  libéralisme.  Quel  supplice  de  se  v(4r  exécré  comme  on 
pantisan  de  la  guerre  à  outrance,  lui  si  pacifique  I  Les  esprits  sont 
montés  à  ce  point  qu'il  craint  d'être  attaqué  dans  les  rues  de  Paris 


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Là  nANCB  «ABRBS  AOSBACH*  .35i 

avec  M"'  de  Pompadour.  «  On  me  menace  par  des  lettres  anonymes 
d'être  bientôt  déchiré  *par  le  peuple,  et,  quoique  je  nexroie^ère 
à  de  pareilles  menaces,  il  est  certain  que  lies  malheurs  prochains 
qu'on  peut  prévoir  pourraient  aisément  les  réaliser.  La  nation  est 
indipée  plus  que  jamais  de  la.  guerre.  On  aime  ici  le  roi  de  Prusse 
à  la  folie,  'parce  qu'on  aime  toujours  .ceux  qui  font  bien  leurs  af- 
faires. On  déteste  la  cour  de  Vienne  parce  qu'on  la  regarde  comme 
la  sangsue  de  l'état.  La  nation  est  énervée  par  le  luxe,  gâtée  par 
la  faiblesse  du  gouvernement,  dégoûtée  même  de  la  licence  dans 
Jaqaelle  on  la  laisse  vivire«  Si  les  choses  en  viennent  à  une  certaine 
extrémité,  soyez  sûr,  mon  cher  comte,  que  vos:amis  seront  culbu- 
tés et  déchirés.  »  Sa  santé  ne  résista  pas  à  cette  vie  d'angoisses, 
tout  défaillit  à  la  fois  dans  le  malheureux  abbé  :  ce  «  resplendissant 
visage,]»  qui  avait  fait  sa  première 'gloire,  perdit  ses  grâces  et  son 
^lat.  «  J'ai  des  coliques  d'estomac,  des  obstructions  au  foie  et  des 
étonrdissemens  continuels.  Il  y  a  dix  mois  que  je  ne  dors  plus, 
lion  visage  est  comme  celui  d'un  lépreux,  parce  que  la  bile  s'est 
portée  à  la  peau.  »  Pour  le  coup,  Botie  épicurien  n'y  tint  plus;  les 
derniers  scrupules  qui  l'arrêtaient  s'évanouirent.  Maudissant  les 
grandeurs  dont  il  était  le  prisonnier  et  la  victinoe,  il  résolut  de  re- 
conquérir k  itout  prix  son  repos,  .sa  liberté,  sa  bonne  mine  et  sa 
belle  humeur. 

Cboiseul  pouvait  le  sauver  en  prenant  sa  place.  Dès  le  l^'^  août, 
Bemîs  le  «upplie  de  l'accepter,  et  nous  présente  cet  exen^ple  rare 
d'un  ministre  disant  à  son  subordonné  :  voici  mon  portefeuille,  vous 
en  êtes  plus  digneque  moi.  Tel  est  en  effet  l'exact  résumé  des  lettres 
qu'il  lai  écrit  pour  vaincre  un  semblant  de  résistance.  «  Vous  avez 
da  nerf,  et  vous  en  donnerez  plus  que  moi.  Yotre  caractère  s'affeote 
moins,  vous  tenez  plus  ferme  contre  les  orages.  Vous  seriez  plus 
propre  que  moi  aux  affaires  étrangères;  vous  auriez  plus  de  moyens 
pour  faire  frapper  de  grands  coups  par  notre  amie.  Je  vous  parle 
comme  je  pense,  répondez  de  même  et  franchement.  »  En  attendant 
la  réponse,  il  se  tourne  vers  M""*"  de  Pompadour  et  s'efforce  de  la 
gagner  à  l'idée  de  ce  changement,  a  II  ne  tient  qu'à  vous,  madame, 
que  H.  le  duc  de  Cboiseul  ait  ici  une  place.  Il  mettra  une  activité 
dans  la  guerre  qui  n'y  est  pas;  il  en  mettra  dans  la  marine  et  dans 
la  finance.  Vous  me  ferez  vivre  trente  ans  de  plus;  je  ne  séche- 
rai phis  sur  pied.  Vous  aurez  deux  amis  unis  auprès  de  vous  et 
l'ami  intime  de  M.  de  Soubise.  Vous  ferez  le  bonheur  des  trois,  et 
le  roi  en  sera  mieux  servi.  Bn  un  mot,  M.  le  duc  de  Cboiseul  a  un 
grand  avantage  sur  moi,  c'est  de  'connaître  la  cour  impériale,  et 
c'est  elle -seule  qui  m'embarrasse.  J'ai  la  tète  frappée  de  notre  état, 
et  j'ai  besoin  du  secours  du  rduc  >de  Cboiseul  pour  nous  en  tirer,  -n 

M**  (de  Pompadour  hâaitê;  Louis  XV  ^dt  de  «nauvais  csil  cette  in^ 


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352  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

trigue,  et  entend  maintenir  Choiseul  au  poste  important  qu'il  oc- 
cupe; Bernis,  revenant  à  la  charge,  accable  de  mémoires  pathétiques 
et  d'observations  suppliantes  le  roi  et  M™*  de  Pompadour.  Ingénieux 
à  se  rendre  impossible,  il  étale  ses  infirmités,  il  fait  valoir  son  in- 
suffisance, s'excuse  de  ses  ambitions  passées  comme  d'une  faute 
involontaire,  et  pousse  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'humilité  et 
de  l'abaissement  la  passion  de  n'être  plus  ministre.  On  jugera  de 
son  style  mortifié  par  l'extrait  suivant,  qui  est  du  â  octobre  1758. 
«  Je  vous  envoie,  madame,  le  mémoire  que  vous  m'avez  demandé 
pour  le  roi.  Vous  pouvez  le  regarder  comme  mon  testament;  il  n'y 
a  pas  un  mot  que  je  ne  pense.  On  me  connaîtra  quelque  jour,  et  on 
me  rendra  justice.  Jamais  homme  n'a  été  plus  attaché  au  roi 'et  à 
l'état  que  je  le  suis.  J'ai  fait  trop  vite  une  grande  fortune,  voilà 
mon  malheur.  Vous  savez  combien  de  temps  vous  m'avez  persécuté 
pour  sortir  de  mon  obscurité.  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  suis  arrivé 
aux  honneurs.  Je  ne  désire  que  le  bonheur  du  roi  et  la  gloire  de  la 
nation,  mourir  au  bout  de  cela  ou  vivre  tranquille  avec  mes  dindons. 
Voilà  tous  mes  vœux;  mais  réellement  je  n'en  puis  plus.  »  Deux 
jours  après,  nouvelles  plaintes,  nouvelles  instances;  on  attendit 
pour  lui  en  ce  moment-là  le  chapeau  de  cardinal,  il  ofl're  d'y  re- 
noncer; il  dépêchera,  s'il  le  faut,  un  courrier  à  Rome  pour  arrêter 
le  chapeau,  ou  donnera  sa  parole  au  roi  de  ne  pas  l'accepter.  «  Je 
vous  avertis,  madame,  et  je  vous  prie  d'avertir  le  roi  que  je  ne  puis 
plus  lui  répondre  de  mon  travail.  J'ai  des  coliques  d'estomac  af- 
freuses; j'ai  la  tête  perpétuellement  ébranlée  et  obscurcie.  11  y  a  un 
an  que  je  soufl*re  le  martyre.  Que  le  roi  prenne  un  parti;  je  n'ai 
plus  la  force,  ni  la  santé,  ni  le  courage  de  soutenir  le  poids  des 
affaires.  Je  vois  où  nous  allons,  je  ne  veux  pas  me  déshonorer.  »  Ce 
même  jour,  6  octobre,  il  priait  M™*  de  Pompadour  de  remettre  au 
roi  une  longue  lettre  qui  contenait  sa  démission,  et  rassemblait 
pour  une  tentative  suprême  les  moyens  déjà  connus  de  cette  singu- 
lière cause,  plaidée  avec  une  si  étrange  éloquence,  et  bien  digne 
de  figurer  à  titre  d'exception  dans  l'histoire  des  ambitions  politi- 
ques. Nous  en  détacherons  quelques  passages.  «  Le  bien  de  vos 
affaires,  sire,  m'occupe  uniquement,  j'oserais  même  dire  qu'il  m'af- 
fecte trop.  J'ai  l'esprit  frappé  des  suites  de  cette  guerre.  Le  manque 
de  parole  pour  les  engagemens  pris  et  les  subsides  promis  m'a 
déshonoré  et  décrédité,  j'en  ai  le  cœur  flétri.  Avec  de  l'honneur, 
sire,  il  est  impossible  à  un  gentilhomme  de  vivre  dans  cette  situa- 
tion :  mon  esprit  se  trouble,  souvent  même  je  suis  incapable  jdu 
moindre  travail;  je  passe  mes  nuits  dans  des  souflï-ances  et  des  agi- 
tations auxquelles  il  m'est  impossible  de  résister  plus  longtemps. 
J'ai  le  foie  attaqué,  je  suis  menacé  tous  les  jours  d'une  colique  hé- 
patique... Les  qualités  du  duc  de  Choiseul  lui  donnent  des  titres 


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LA  FRANGE  APRES  ROSBACH.  353 

particuliers  à  la  confiance  de  votre  majesté  :  il  est  militaire  en 
même  temps  qu'il  est  politique,  il  peut  donner  des  plans  à  la  guerre 
ou  rectifier  ceux  qui  sont  proposés.  Vos  afiaires  ont  besoin  d'acti- 
vité, de  nerf,  de  résolution.  Les  pierres  mêmes  s'élèvent  contre 
radmiûistration  de  la  marine...  Questionnez  vos  ministres  et  déci- 
dez promptement,  car  la  chandelle  brûle  par  tous  les  bouts.  » 

Le  9  octobre,  Louis  XV  fit  une  réponse  qu'on  a  recueillie  avec  les 
lettres  de  Bernis;  il  s'y  explique,  non  sans  fermeté,  sur  le  système 
pacifique  de  l'abbé  et  sur  sa  démission.  «  Je  suis  fâché,  monsieur 
Tabbé-comte,  que  les  affaires  dont  je  vous  charge  affectent  votre 
santé  au  point  de  ne  pouvoir  plus  soutenir  le  poids  du  travail.  Ger- 
taiaement  personne  ne  désire  plus  la  paix  que  moi,  mais  je  veux 
une  paix  solide  et  point  déshonorante;  j'y  sacrifie  de  bon  cœur  tous 
mes  intérêts,  mais  non  ceux  de  mes  alliés.  Travaillez  en  consé- 
quence de  ce  que  je  vous  dis,  mais  ne  précipitons  rien  pour  ne  pas 
achever  de  tout  perdre  en  abandonnant  nos  alliés  si  vilainement. 
C'est  à  la  paix  qu'il  faudra  faire  des  retranchemens  sur  toutes  les 
sortes  de  dépenses,  et  principalement  aux  déprédations  de  la  ma- 
rine et  de  la  guerre,  ce  qui  est  impossible  au  milieu  d'une  guerre 
comme  celle-ci.  Contentons-nous  de  diminuer  les  abus  sans  aller 
tout  bouleverser,  comme  cela  sera  nécessaire  à  la  paix.  Je  consens 
à  regret  que  vous  remettiez  les  affaires  étrangères  entre  les  mains  du 
duc  de  Ghoiseul,  que  je  pense  être  le  seul  en  ce  moment  qui  y  soit 
propre,  ne  voulant  absolument  pas  changer  le  système  que  j'ai 
adopté,  ni  même  qu'on  m'en  parle.  Écrivez-lui  que  j'ai  accepté 
votre  proposition,  qu'il  en  prévienne  l'impératrice,  et  qu'il  voie  avec 
cette  princesse  les  personnes  qui  lui  seraient  les  plus  agréables  pour 
le  remplacer  soit  dans  le  premier,  soit  dans  le  second  ordre;  cela 
doit  plaire  à  l'impératrice  et  la  convaincre  de  mes  sentimens,  qu'elle 
a  fait  naître  si  heureusement.  »  Bernis  se  hâta  d'envoyer  à  Ghoiseul, 
avec  une  copie  de  cette  lettre  du  roi,  des  lettres  de  rappel  qu'on 
trouvera  dans  la  correspondance  diplomatique.  Il  lui  écrivait  plus 
familièrement  pour  l'engager  à  presser  son  retour  :  a  Je  suis  excédé 
delà  platitude  de  notre  temps.  Je  vous  attends  comme  le  messie... 
Mou  caractère  me  porte  tout  naturellement  à  vivre  tranquille;  je 
suis  parvenu  à  la  plus  grande  fortune  par  la  force  et  le  bonheur 
des  circonstances,  mais  la  vie  privée  me  convient  plus  qu'à  tout 
autre.  Ou  faire  de  grandes  choseSy  ou  planter  mes  chouxy  voilà  ma 
devise,  et  je  n'en  prendrai  point  d'autre.  Je  vous  promets  amitié 
ft  union,  c'est  ma  profession  de  foi.  Le  grand  point  est  que  vous 
êtes  agréable  au  roi...  Quant  à  moi,  je  suis  à  vous  corps  et  âme.  » 

Le  jour  même  où  Bernis  recevait  du  roi  la  lettre  qui  acceptait  sa 
démission ,  on  lui  apprenait  de  Rome  qu'il  était  cardinal.  Gette 

nui  CI.  —  187S.  23 


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35&  RBVUE   DES  DEUX   MOISDfiS. 

coïncidence  résulte  des  dates  préiHses  que  noos:  fournit  s^  corres* 
pondance.  La  démisiûoa  deBernis  est  dui6  octobre»  la  réponse  du 
roi  est  du  9;  or  Bernis  écrivait  le  11  a  Choiseul  :.  «  Je  suis  cardinal 
depuis  deux  jours^  monsieur  le  duc,  et  j!en  ai  appr^  hier,  ia  nou- 
velle. Le  roi  a  témoigné  unevérltable  joieide^m^i  promotion.  Cela  a 
été  marqué  et  remarqué.  Votre  affaire  et  la  mienm  ^ni  fmçs.yi 
Malgré  les  soucis  de  la  politique  et  les  malheurs  de  la  guerre,  le 
ministre  et  Tambassadeur  n'avaioAt  pas  négligé  I<&  soin,  de  leurs 
intérêts  personnels.  Les  deux  amig  s'entr'aidaient  :  Bernis  à  Ver- 
sailles demandait  le  titre  de  duc  pour  QbpiseuU'  et  Cfapiseul  à 
Vienne  réclamait  Tappui  delà  cour  impériale  pour  le  chapeau  de 
Bernis.  Pendant  tout  Tété  de  1758^  Bernis,  à  travers  ses  ûayei)!^ 
et  ses  crises  nerveuses,  poursuit  le  succès  de  Tune  et  l'autre  pro- 
motion; il  stimule  le  zèle  de  Ghoiseul,  lui  promet,  le  sieq,  et  lui 
écrit  :  «  Je  serai  bientôt  cardinal  de  votre  façon,  et  vous  serez  cer- 
tainement duc»  »  Au  mois  d'août,  quand  la  promesse  du  pape  est 
déclarée,  Tabbé-comte  «  met  aux  pieds  de  leurs,  majestés  imp!i- 
riales  son  hommage  et  sa  parfaite  reconnaissance.  »  Ghoiseul,  plus 
avancé,  est  déjà  duc  à  cette  époque,  comme  nous  l'indique  ce  billet 
de  félicitation  que  lui  écrit  Bernis  le  26  août,  u  C'est  avec  la  plus 
grande  joie,  monsieur  le  duc,  que  je  vous  appelle  ainsi.  Vous  n'en 
doutez  pas;  le  fond  de  mon  cœur  vous  est  réellement  connu.»  Qu'uu 
détachement  absolu  du  pouvoir  est  chose  malaisée,  parait-il,  même 
à  ceux  qui  l'ont  pris  en  dégoût!  Bernis,  en  quittant  le  ministère, 
semblait  briser  sa  chaîne;  nous  l'avons  vu  implorer  la  pitié  du  roi 
pour  obtenir  de  n'être  plus  rien,  et  demander  pardon  d'avoir  con- 
senti à  devenir  quelque  chose  :  voilà  que,  à  peine  délivré  et  ragail- 
lardi par  le  sentiment  de  cette  délivrance,  oubliant  tou$  les  scan- 
dales de  sa  faiblesse,  il  essaie  de  retenir  ce  qu'il  a  rejeté.  Laissant 
à  Choiseul  le  département  qu'il  venait  d'abandonner,  le  nouveau 
cardinal  espérait  rester  au  consijil  dans  la  position  commode  d'un 
ministre  sans  portefeuille,  c'est-à*dire  sans  travail  ni  responsabi- 
lité. Il  nourrissait  l'illusion  de  garder  les  honneurs  en  se  débarras- 
sant des  affaires.  Sa  facile  imagination  avait  formé  là- dessus  comme 
unToman  de  sentimentalité  politique  :  Choiseul  et  lui,  unis  par  une 
amitié  inaltérable,  auraient  échangé  leurs  vues,  mis  en  commun 
leurs  ressources,  partagé  leurs  talens,  leur  crédit  et  leurs  succès. 
«  Nous  ne  serons,  disaient-ils,  qu'une  tête  dans  un  boAuet*  »  Le 
cardinal  offrait  de  conduire  le  clergé  et  le  parlemient,  de .  tenir  la 
feuille  de0  bénéfices;  il  se  composait  un  rôle  selon  son  c(«ur  : 
agréable  et  de,^  belle  apparence.  Ses  dernières  lettresj  à  M"*  de 
Pompadournous  le  montrent<en  instance  pour  avok  Us  grandes 
entrées  et  un  logement  honnête  à  Versailles  $  il  s'évertue  maîn^ç.:- 


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LA  FRANGE  APRES   ROSBACU.  355 

Daat  à  se  donner  du  reliefi  à  faire  figure.  «  Les  sots  du  parlement, 
du  clergé  et  les  ministres  étrangers  attendent  à  juger  par  mon  lo- 
gement de  ma  faveur  ou  de  ma  disgrâce.  »  —  La  lettre  de  cachet 
du  13  décembre  1758,  gui  l*exilait  dans  l'abbaye  de  Yic-sur-iUsne, 
coopa  court  à  sa  vaine  agitation  :  cette  mesure  un  peu  brusque, 
mais  facile  à  comprendre  après  ce  que  nous  savons,  rendait  à  la 
vie  privée.,  dont  il  n'aurait  jamais  dû  sortir,  ce  démissionnaire  at- 
tardé qui  s'était  précipité  du  pouvoir  et  qui  ne  savait  pas  en  des- 
cendre. 

Désabusé  de'  ses  illusions  vaniteuses,  Bernis  supporta  dignement 
Je  coup  imprévu  qui  le  rappelait  à  lui-même.  Dans  l'émotion  de  sa 
disgrâce,  il  fit  paraître,  comme  on  disait  alors^  les  sentimens  d  un 
honnête  homme  :  il  n'accusa  pas  Choiseul  et  sut  garder  une  recon- 
naissance fidèle  à  son  ancienne  protectrice.  Tous  ses  mérites  repri- 
rent le  dessus,  dès  qu'il  fut  revenu  à  son  naturel  et  dépouillé  du 
personnage  d'emprunt  qui  l'écrasait.  Voici  en  quels  termes  il  ré- 
pondit à  la  lettre  de  cachet  du  13  décembre  :  «  Sire,  je  vais  exécu- 
ter avec  le  plus  grand  respect  et,  la  plus  grande  soumission  les 
ordres  de  votre  majesté.  J'ai  brûlé  toutes  les  lettres  dans  lesquelles 
votre  majesté  entrait  dans  des  détails  qui  marquaient  sa  confiance. 
Mes  étourdissemens  m'avaient  ftiit  prendre  toutes  les  précautions 
qu'on  prend  à  la  mort.  »  Le  même  jour,  il  écrivait  à  M™*  de  Pom- 
padour  :  «  Je  crois  devoir,  madame,  à  notre  ancienne  amitié  et  aux 
obligations  que  je  vous  ai  de  nouvelles  assurances  de  ma  reconnais- 
sance. On  les  interprétera  comme  on  voudra;  il  me  suffit  de  remplir 
vis*à-vis  de  vous  un  devoir  essentiel...  Le  roi  n'aura  jamais  de  ser- 
viteur plus  soumis,  ni  plus  fidèle,  ni  vous  d'ami  plus  reconnais- 
sant. »  Trois  jours  après,  il  s'adresse  de  nouveau  à  la  marquise  et 
au  roi  pour  confirmer  ses  premières  déclarations.  «  Votre  réponse, 
madame,  m'a  un  peu  consolé.  Vous  ne  m'avez  point  abandonné... 
J:  vous  adresse  une  lettre  de  soumission  peur  le  roi.  Je  lui  demande 
d'ôter  à  mon  exil  ce  qui  peut  me  présenter  à  l'Europe  comme  un 
criminel  d'état.  »  —  «  Sire,  j'avais  cru  devoir  me  justifier  auprès 
de  votre  majesté  dans  une  lettre  assez  longue  que  je  supprime  par 
respect.  J'aime  mieux  avouer  que  j'ai  tort,  parce  que,  malgré  mes 
bonnes  intentions,  j'ai  eu  le  malheur  de  vous  déplaire.  J'avoue,  sire, 
aussi  franchement  que  je  suis  un  mauvais  courtisan...  Je  ne  guéri- 
rai jamais  de  la  douleur  d'avoir  perdu  vos  bontés;  j'y  avais  pris 
une  confiance  si  aveugle  qu'elle  m'a  empêché  de  croire  que  je  pusse 
vous  déplaire  en  vous  suppliant  d'accepter  ma  démission.  »  Le  len- 
demain, il  s'expliquait  avec  Choiseul  lui-même  en  termes  pleins  de 
simplicité  et  de  délicatesse  :  on  nous  permettra  de  citer  encore  cette 
lettre  qui  olôt  l'incident  de  la  disgrâce  de  Bernis.  «  M'"*'  de  Pon>pa- 
dour,  monsieur  le  duc,  a  dû  vous  dire  la  façon  dont  j'ai  pensé  sur 


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356  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

votre  compté  au  premier  moment  de  ma  disgrâce.  J'aurais  voulu, 
pour  éviter  les  jugemens  téméraires,  que  les  circonstances  qui  Tont 
précédée  eussent  pu  l'annoncer  au  public;  au  reste,  nous  nous 
sommes  donné  réciproquement  les  plus  grandes  marques  de  con- 
fiance et  d'amitié,  nous  ne  saurions  donc  nous  soupçonner  l'un 
l'autre  sans  une  grande  témérité.  Je  ne  juge  pas  comme  le  peuple, 
et  je  n'ai  jamais  soupçonné  mes  amis.  11  faut  que,  puisqu'ils  n'ont 
pu  empêcher  ^ma  disgrâce,  il  ne  leur  ait  pas  été  permis  de  s'y  op- 
poser. Les  instances  que  j'ai  faites  pour  vous  remettre  ma  place 
m'ont  perdu.  J'ai  prouvé  par  là,  d'une  manière  bieû  funeste  pour 
moi,  la  confiance  que  j'avais  en  vous.  Je  vous  remercie  des  nou- 
velles marques  d'amitié  et  d'intérêt  que  vous  voulez  bien  me 
donner.  » 

Nous  l'avons  déjà  dit,  et  cette  correspondance  entière  en  fournit 
la  preuve  :  il  y  avait  dans  Bernis,  sous  les  dehors  du  courtisan,  un 
fonds  de  sagesse  et  de  probité,  mais  il  lui  manquait  les  vertus  et 
les  talens  de  la  vie  publique.  La  grandeur  fait  défaut  à  son  carac- 
tère. On  a  pu  juger,  par  nos  citations,  du  style  de  ses  lettres;  ce  lan- 
gage facile  et  prolixe  porte  la  marque  d'un  esprit  assez  peu  élevé 
et  sans  énergie.  Bernis  n'a  d'imagination  que  dans  la  plainte,  toutes 
ses  vivacités  lui  viennent  d'un  seul  sentiment,  la  peur.  Les  ex- 
pressions triviales,  fort  à  la  mode  parmi  les  grands  seigneurs  du 
XVIII*  siècle,  sont  fréquentes  sous  sa  plume.  11  dira  d'une  princesse  : 
«  L'infante  fait  fort  bien,  elle  ne  se  laisse  pas  mettre  le  grappin.  » 
Qu'il  parle  de  guerre  ou  de  politique,  c'est  avec  le  même  sans-fa- 
çon :  a  Si  nous  traitons  rie  à  rie,  écrit-il  à  Choiseul  à  propos  des 
chicanes  autrichiennes,  si  nous  tirons  au  court  bâton,  tout  sera 
perdu  avec  le  plus  beau  jeu  du  monde...  Pourvu  que  M.  le  maré- 
chal de  Richelieu  et  son  armée  ne  se  laisse  pas  écaniller.  »  Paroles, 
actions  et  sentimens,  tout  est  à  l'unisson.  Voici  encore  un  trait  qui 
ne  rehausse  guère  le  personnage.  Bernis,  en  résignant  le  pouvoir, 
a  trop  de  souci  de  la  question  d'aigent.  Sa  lettre  du  12  octobre  à 
M""*  de  Pompadour  nous  met  au  courant  de  ses  affaires  personnelles 
et  de  ses  exigences.  «  En  quittant  mon  département,  je  quitte 
60,000  livres  de  rente.  J'ai  remis  ma  place  de  conseiller  d'état. 
Voici  ce  qui  me  reste  :  Saint-Médard,  qui  rapporte  30,000  livres 
net,  Trois-Fontaines,  qui  m'en  rapporte  50,000  net,  mais  dont  je  ne 
toucherai  les  revenus  que  dans  un  an;  La  Charité,  16,000.  Le  roi 
sait  que  la  portion  congrue  d'un  cardinal  est  de  50,000  écus  de 
rente.  Ainsi  il  s'en  faudra  de  50,000  livres  au  moins  que  j'aie  ce 
qui  est  nécessaire  pour  soutenir  la  dignité  de  mon  état.  Une  abbaye 
régulière,  sans  rien  coûter  au  roi,  me  donnera  de  quoi  vivre  selon 
mon  état.  En  attendant,  je  dois  200,000  livres  à  M.  de  Montmartel, 
et  je  vais  lui  en  devoir  300,000  pour  la  dépense  que  va  m'occasion- 


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LA  FRANCE    APRÈS    ROSBACH. *  357 

ner  le  camérîer  du  pape...  Suivant  l'usage,  j'ai  demandé  200,000  li- 
vres pour  mes  nièces,  parce  que  je  n'ai  point  de  ûUe,  au  moins  que 
je  sache.  »  L'usage  a  beau  les  autoriser  et  même  les  perpétuer, 
tous  ces  règlemens  de  compte  n'ont  pas  fort  grand  air  au  regard  de 
l'histoire. —  Les  relations  de  Bernîs  et  de  Choiseul  ne  cessèrent  pas 
en  1758  avec  le  ministère  de  l'abbé;  leur  correspx)ndance  dura  jus- 
qu'en 1770,  mais  pendant  ces  douze  années  elle  se  borne  à  quel- 
ques lettres  fort  courtes  et  sans  importance.  Les  unes  sont  datées 
de  Vie- sur- Aisne,  Bernîs  y  donne  des  nouvelles  de  sa  santé  :  a  on 
l'a  mis  au  lait  d'ânesse  et  aux  bouillons  de  tortue.  »  Il  y  exprime 
son  espoir  dans  la  clémence  du^roi  :  «  le  roi  est  bon,  il  ne  voudra 
pas  que  je  sois  prisonnier  toute  ma  vie.  »  D'autres  billets  sont  écrits 
d'Alby,  les  derniers  viennent  de  Rome,  celui-ci,  par  exemple,  où 
Bemis  annonce  son  arrivée  et  note  en  style  négligé  ses  impressions, 
tt  Les  Romains  et  les  Romaines  me  paraissent  assez  plats,  assez 
maussades,  et  sont  mal  élevés.  Le  matériel  me  plaît  ici  plus  que  le 
moral,  mais  il  n'y  a  pas  un  homme!  et  l'ignorance  est  aussi  géné- 
rale que  la  corruption  !  »  En  1770,  la  roue  de  fortune  a  tourné  : 
Bemis,  relevé  de  sa  disgrâce,  est  rentré  dans  les  hauts  emplois,  le 
triomphant  Choiseul  est  exilé.  Le  cardinal -ambassadeur  a-t-il 
rompu  tout  commerce  avec  son  ancien  ami  et  successeur  à  dater  de 
ce  moment-là?  ou  bien  a-t-il  fait,  comme  tant  d'autres,  —  du 
moins  par  lettre,  —  le  pèlerinage  de  Chanteloup?  Nous  l'ignorons. 
A  parler  juste,  leur  vraie  correspondance,  la  seule  qui  intéresse 
la  postérité,  avait  pris  fin  le  13  décembre  1758.  Nous  l'avons  ana- 
lysée, non-seulement  parce  qu'elle  est  fort  peu  connue,  mais  parce 
qu'elle  nous  a  semblé  répandre  une  vive  lumière  sur  une  époque 
historique  qui  a  des  droits  particuliers  à  l'attention  de  ce  temps-ci. 
Nous  avons  vu  reluire  à  chaque  page  cette  vérité,  dont  la  France 
vient  de  faire  une  si  rude  expérience ,  qu'un  gouvernement  atteint 
de  faiblesse  et  de  malaise  commet  une  insigne  folie  en  courant 
chercher  au  dehors,  dans  le  risque  des  aventures,  la  force  qui  lui 
manque.  La  guerre  ne  soutient  pas  les  pouvoirs  caducs,  et  n'a  ja- 
mais arrêté  sur  le  penchant  de  l'abîme  ceux  qui  s'y  précipitent  : 
œuvre  de  science ,  de  labeur  patient  et  d'habileté  consommée ,  elle 
demande  aux  peuples  les  plus  robustes  tout  leur  génie  avec  toutes 
lem-s  vertus;  quel  succès  peut-elle  promettre  à  ceux  qui  n'appor- 
tent dans  ses  redoutables  épreuves  que  leur  débilité  capricieuse  et 
la  fatuité  de  leur  ignorance?  C'est  l'énergie  de  l'intérieur  qui  crée 
la  puissance  qu'on  voit  éclater  dans  la  gloire  et  la  fumée  des  champs 
de  bataille.  La  victoire  exige  et  suppose  cette  vigueur  même  qu'on 
se  flatte  de  lui  emprunter.  La  France,  en  1757,  avait  des  généraux 
et  des  armées  bien  peu  dignes  d'elle;  mais  les  ministres  étaient  en- 
core au-dessous  des  généraux.  Les  aveux  de  Bemis  ont  mis  à  nu 


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S58  '  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

la  profonde  misère  de  ce  gouvernement  :  apathie  dans  le  maître, 
anarchie  dans  les  conseils,  incapacité  et  friponnerie  dans  radminis- 
tration,  révolte  sourde  des  intérêts  égoïstes  et  des  passions  politi- 
ques, partout  un  nombre  tel  d'abus  invétérés  qu'ils  défient  les  plus 
hardis  réformateurs.  Le  cabinet  de  Versailles  n'est  pas  seul  cou- 
pable; l'opinion  publique  a  sa  part  de  responsabilité  dans  les  dé- 
faites et  l'abaissement  de  la  France.  Sans  doute,  on  ne  saurait  s'é- 
tonner que  Paris  désapprouve,  après  l'avoir  approuvée,  une  guerre 
si  follement  conduite  :  il  a  bien  le  droit  de  s'indigner  en  voyant  tant 
de  scandales  étaler  leur  impunité;  son  tort  est  d'étouffer  le  patrio- 
tisme sous  les  rancunes  de  l'esprit  de  parti ,  et  de  pavoiser  sou  op- 
position avec  les  couleurs  de  la  Prusse.  «  L'enthousiasme  dos  pro- 
testans  d'Allemagne  pour  le  roi  de  Prusse  ne  mo  surprend  pas, 
écrivait  Bellisle;  mais  je  suis  toujours  en  colère  quand  je  vois  les 
mêmes  effets  et  le  même  esprit  dans  la  moitié  de  ce  qui  habite 
Paris.  »  Comptons  cet  égarement  de  l'esprit  public  parmi  les  plus 
tristes  symptômes  de  la  situation  que  nous  avons  décrite.  On  a  pu 
remarquer,  en  parcourant  cette  même  correspondance,  combien 
étaient  précaires  les  ressources  du  trésor  en  ce  temps-là,  combien 
difficiles  et  désespérés  ses  appels  au  crédit ,  avec  la  banqueroute 
sans  cesse  en  perspective;  pareil  à  un  débiteur  saspect,  le  pouvoir 
est  à  la  merci  d'un  Turcaret.  Toutes  les  semaines,  il  faut  que  le  mi- 
nistre des  affaires  étrangères,  Bernis,  pour  remplir  des  engagemens 
publics,  pour  payer  les  subsides  promis,  sollicite  le  fina':cier  Mont- 
martel,  qu'il  Y  amadoue  (c'est  son  mot),  qu'il  gagne  les  bonnes 
grâces  de  sa  femme.  «  Nous  sommes  dépendans  de  Montmartel; 
j'ai  satisfait  sa  vanité,  je  le  cultive,  je  l'encourage.  Il  craint  de  ris- 
quer sa  fortune;  sa  femme  l'obsède  et  le  noircît,  et  moi  je  suis 
obligé  d'aller  lui  remettre  la  tête  et  de  perdre  vingt-quatre  heures 
par  semaine  pour  l'amadouer  et  lui  demander,  comme  pour  l'a- 
mour de  (Dieu,  Targent  du  roi.  »  A  cette  pénurie  honteuse,  compa- 
rons la  richesse  actuelle  de  la  Fi*ance  et  la  merveille  de  son  crédit 
en  Europe.  11  y  a  donc. plus  4'un  trait  qui  nous  est  favorable  dans 
ces  parallèles  qu'on  est  tenté  parfois  d'établir  entre  nos  malheurs 
fécens  et  les  époques  néfastes  de  notre  histoire;  la  sup^iorité  des 
lemps  modernes,  bien  qu'entamée  sur  certains  points,  se  manifeste 
par  des  preuves  irrécusables  ;  c'est  à  nous  de  rester  fidèles  aux 
principes  d'ordre,  de  loyauté,  d'union^  de  sage  gouvernement,  qui 
nous  ont.  donné  ces  avantages,  et  de  nous  attacher  aux  qualités 
sérieuses  et  fortes  qui  seules  peuvent  les  tmaîntenir  ^et  les  4éve« 
Jopper. 

GhABLES  At'BERTIN* 


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LA 


TÉLÉGRAPHIE  INTEMATIGNALE 


h 

•LES    ANCIENS   TBAITÉS    ET    LA    CONFÉRENCE    DE    PARIS. 


I.  Documens  diplomatiques  des  conféreûces  télégraphiqaes  Interbationales  de  Pairis,  de  Vfenoe 
et  deltoBo,  Paris  ld65,  Tienne  1868,  Rome  18TO.  ->  n.  La  télégraphie  à  l'exposition  uni- 
Terselle  de  1867,  Paris  1868.  —  IIL  Procës-yerbal  de  la  conférence  contoquée  à  Berne 
par  les  administrations  austro-hongroises  pour  le  règlement  des  tarifs  des  Indes  et  de  la 
Chine,  Berne  1871.  —  IV.  Journal  Uligraphiqxu  publié  par  le  Bureau  international  des 
administrations,  Berne  1870-71-72. 


<}ul  ne  sent  combien  il  importe  à  la  paix  du  monde  que  les  re- 
lations interaattonales  se  m^uliiplient,  bien  que  le  moment  puisse 
paraître  mal  choisi  pour  y  porter  l'attention?  Condorcet,  en  es- 
quissant le  tableau  historique  des  progrès  de  Tesprit  humain,  fait 
aboutir  l'humsmité  à  une  dix4ëm3  époque,  qui  est  une  sorte  d'â^e 
d'or  où  «  les  peuples  sauront  que  des  confédérations  perpétuelles 
sont  le  seul  moyen  de  maintenir  leur  indépendance.  »  Nous  n'au- 
rions qire  l'embarras  du  dioix,  si  nous  voulions  nous  reporter  à 
tout  ce  qu'on  a  dit  récemment  d'ingénieux  sur  la  fraternité  des  sa- 
lions, à  tous  les  procédés  que  l'on  a  proposés  pour  empêcher  la  terre 
-d'être  ensanglantée  par  les  passions  des  hommes.  Voici  par  ex<emp1e 
le  professeur  -Seeley,  qui  indique  aux  membres  de 'la  ligue  interna- 
tionale de  la  paix  comment  la  guerre  pourrait  être  abolie  en  Europe. 
91  ne  'S'&git  ^e  rien  moifns  cette  fois  que  d'iHBtituer  de  véritables 
'étele-ufiis  européens.  Il  faut  que  nous  cessions  d'être 'Simplemwt 


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360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Anglais,  Français,  Allemands,  et  que  nous  nous  considérions  en 
quelque  sorte  comme  citoyens  d'une  patrie  nouvelle.  L'Europe  doit 
avoir  une  constitution  aussi  bien  que  les  états  qui  la  composent; 
il  doit  y  avoir  une  législation  européenne,  un  pouvoir  exécutif  eu- 
ropéen, dans  le  genre  des  institutions  qui  fonctionnent  à  Washing- 
ton. Il  faut  une  juridiction  centrale  qui  tranche  pacifiquement  tous 
les  litiges,  et  ce  tribunal,  pour  faire  respecter  et  exécuter  ses  ar- 
rêts, doit  avoir  la  force  à  sa  disposition,  doit  commander  aux  ar- 
mées combinées  de  toute  l'Europe.  C'est  donc  à  la  fédération  et 
non  aux  états  particuliers  que  doit  appartenir  le  pouvoir  militaire, 
et  cette  condition,  tout  en  étant  indispensable,  parait  dès  l'abord 
si  difficile  à  réaliser  que  l'orateur  est  tout  près  de  désespérer  du 
système  même  qu'il  défend.  Comment  d'ailleurs  imaginer  en  Eu- 
rope un  pouvoir  exécutif  central?  comment  se  représenter  l'Angle- 
terre, la  France,  l'Allemagne,  se  réduisant  à  n'être  que  les  états 
particuliers  d'une  unique  nation  ?  Nous  avons  été  dans  ces  derniers 
temps  si  fatigués  des  excès  d'une  phraséologie  vide  et  ambitieuse, 
que  nous  éprouvons  le  besoin  de  rester  terre  à  terre  et  de  nous 
traîner  près  des  faits.  C'est  donc  dans  la  pratique  et  dans  les  cir- 
constances courantes  que  nous  voulons  chercher  ce  qui  peut  servir 
les  idées  d'union  européenne. 

Laissons  les  mots  sonores,  les  vastes  pensées,  les  solutions  à 
grande  envergure.  Arrêtons-nous  à  des  procédés  moins  brîllans, 
divisons  les  difficultés  pour  les  résoudre.  Que  si  les  états  européens, 
sans  songer  à  une  fédération  effective,  arrivaient  à  se  concerter  sur 
un  grand  nombre  de  points  particuliers,  sur  le  service  des  chemins 
de  fer,  des  routes  et  des  canaux,  sur  celui  des  postes,  des  télégra- 
pho^,  sur  les  institutions  de  crédit,  sur  l'exploitation  de  telle  et 
telle  branche  de  revenus,  sur  les  observations  de  physique  géné- 
rale, sur  l'organisation  et  les  encouragemens  à  donner  au  person- 
nel de  la  science,  toutes  ces  ententes  partielles  entremêleraient  et 
confondraient  peu  à  peu  les  intérêts  des  nations  de  la  manière  la 
plus  efficace;  elles  finiraient  par  se  trouver  en  quelque  sorte  fédé- 
rées par  la  force  même  des  choses. 

On  aperçoit  çà  et  là  quelques  heureux  effets  de  cet  esprit  de  con- 
corde et  d'union  internationale.  Le  traité  de  Paris  en  1856  a  pro- 
clamé le  grand  principe  de  la  neutralité  maritime  en  temps  de 
guerre.  En  1868,  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  proposa  une  con- 
vention pour  interdire  l'emploi  des  balles  explosibles.  Quoi  de  plus 
saisissant  que  les  heureux  résultats  obtenus  par  la  Société  interna- 
tionale de  secours  aux  blessés?  Dès  Tannée  1863,  la  Société  gene- 
voise cTutilité  publique  en  prend  l'initiative;  seize  états  signent,  le 
22  août  186A,  la  convention  de  Genève,  et,  dans  les  quatre  années 


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Là  TELEGRAPHIE   IMTERNATIONALE.  361 

qui  suivent,  de  nouvelles  ratifications  portent  à  vingt -deux  le 
nombre  des  gouvernemens  adhérens;  on  a  vu  dans  la  dernière 
guerre  l'efficacité  d'une  institution  qui  portait  en  quelque  sorte  au 
milieu  des  belligérans  le  drapeau  international  de  Thumanité.  Nous 
ne  parlerons  pas  de  l'arbitrage  qui  se  poursuit  en  ce  moment  au 
sujet  de  VAlabamay  et  nous  mentionnerons  seulement  en  passant 
tous  ces  congrès  où  des  délégués  volontaires  viennent  discuter  pé- 
riodiquement, dans  les  principales  villes  de  l'Europe,  les  grands 
problèmes  de  la  géologie,  de  l'anthropologie,  de  l'archéologie,  voire 
de  la  statistique  et  des  sciences  sociales.  Ce  sont  là  autant  de  brins 
du  faisceau  que  forment  peu  à  peu  en  se  réunissant  les  intérêts  des 
nations  européennes.  Pour  aujourd'hui,  nous  voulons  choisir  dans 
ce  fadsceau,  bien  faible  et  bien  mince  encore,  un  sujet  particulier 
d'étude,  un  exemple  qui  peut  offrir  un  précieux  enseignement.  Sur 
aucune  des  questions  qui  ont  provoqué  ces  délibérations  interna- 
tionales, l'accord  ne  s'est  établi  d'une  façon  aussi  complète  et  aussi 
rapide  que  sur  les  règles  du  service  télégraphique.  L'attention  pu- 
blique, sans  cesse  attirée  par  des  phénomènes  plus  spécieux  et  plus 
bruyans,  a  négligé  jusqu'ici  les  résultats  modestes,  mais  solides, 
qui  ont  été  obtenus  de  ce  côté.  L'immense  réseau  de  fils  métalli- 
ques qui  embrasse  l'Europe,  et  qui  atteint  par  des  câbles  sous-ma- 
lins  toutes  les  autres  parties  du  monde,  fonctionne  maintenant  sous 
l'autorité  d'un  véritable  syndicat  établi  entre  les  administrations 
des  divers  pays.  Des  conférences  internationales ,  dont  la  dernière 
a  eu  lieu  à  Rome  dans  les  mois  de  décembre  1871  et  de  janvier 
1872,  règlent  périodiquement  les  principes  de  cette  exploitation 
syndicale. 

Quand  nous  disons  qu'un  accord  complet  s'est  rapidement  établi 
entre  les  nations  au  sujet  du  service  télégraphique,  nous  parlons 
seulement  par  comparaison.  Les  résultats  acquis  peuvent  être  re- 
gardés comme  satisfaisans,  si  l'on  considère  les  prodigieux  embar- 
ras qui  s'opposent  à  toute  entente  internationale.  Si  l'on  se  plaçait 
à  un  point  de  vue  plus  absolu,  on  pourrait  trouver  qu'il  a  été  fait 
encore  bien  peu  de  chose,  et  que  ce  peu  n'a  été  obtenu  qu'au  mi- 
lieu d'hésitations  et  de  tâtonnemens  de  tout  genre.  Aussi  bien  c'est 
là  même  qu'est  l'intérêt  principal  de  notre  sujet.  Ces  hésitations, 
ces  tâtonnemens,  sont  fertiles  en  leçons.  On  ne  lira  pas  sans  fruit 
Thistoire  des  efforts  qui  ont  été  faits  pour  fonder  en  Europe  une 
Téntable  union  télégraphique.  En  pareille  matière,  la  bonne  volonté 
ne  suffit  pas,  il  faut  ce  je  ne  sais  quoi  qui  fait  réussir,  et  ceux  qui 
s'attacheraient  à  quelque  entreprise  de  ce  genre  ne  sauraient  se 
donner  une  meilleure  préparation  que  d'examiner  en  détail  les  pro- 
cédés que  d'autres  ont  employés  efficacement.  Au  fond,  les  affaires 


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362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

humaines  se  conduisent  toujours  par  les  tiièmes  moyens,  et  ce  qui 
a  prise  sur  les  hommes  dans  un  cas  4omié  peut  servir  dans  tous  1^ 
cas  analogues. 

Nous  altonsexaminef'par  quelle  séï^ie  d'essais  les  administrations 
européennes  ^nso'Ht -venues  à  instituer  u^e  exploitation  télégraphi- 
que commune,  qui,  dans  ^n  service  où  la  centralisation  est  néces- 
saire, a  prodigieusement  servi  les  intérêts -publics.  Il  nous  faudra 
sans  doute  entrer  dans  quelques  détails  techniques,  présenter  un 
certain  nombre  de  particularités  professionnelles;  mais,  sous  Pari- 
dîté  des  problèmes  spéciaux,  on  découvrira  sans  peine  Je  jeu  étemel 
des  affaires  humaines. 

Traçons  tout  de  suite  pat  quelques  grandes  lignes  le  cadre  de 
l'histoire  que  nous  avons  à  écrire.  Jusqu'en  186c,  nous  assistons  aux 
origines,  aux  débuts  de  la  télégraphie  înternationale.  Ce  n'est  point 
une  époque  inféconde,  loin  de  là  :  lesqudstions  se  posent,  les  pro- 
blèmes naissent 'et  s*agUent,  ks  idées  s' éclair cissent^t  se  fo^t  jour 
en  se  détruisant  les  unes  les  autres;  en  somme,  on  voit  naître  dans 
cette  période  préparatoire  tons  îes  germes  des  solutions  queTatenir 
mettra  en  œuvre.  En  1865  s'otivre  la  première  grande  conférence 
entre  toutes  les  nations  de  l'Europe.  'Cette  conférence  promulgue 
une  sorte  de  code,  nourri  de  itfus  les  travaux  des  années  précé- 
dentes, mais  qui,  en  les  résumam  et  en  les  perfectionnant,  tes  re- 
jette dans  roubïi,  et  inaugure  comme  de  ^ùtties  'pièces  un  ncWivel 
accord  européen. 

La  convention  concke  à  Paris  fen  1866  est  révisée  à  Vienne  «n 
1888.  La  conférence  de  Vienne,  après  avoir  fixé  dans  le  service  un 
certain  nombre  de  points  secondaires,  institue  un  véritable  pou- 
voir exécutif  dans  la  confédération  télégraphique.  Elle  ébanidie  du 
moins  à  cet  égard  une  solution  qui  offre  nne  importance  véritable. 
Au  mois  de  septembre  de  l'année  1871 ,  une  commission  spédate 
se  réunit  à  Berne  en  vertu  des  dispositions  oi^éé^  par  le  traité  de 
Vienne.  Cette  commission  n'a  qu'une  diffrcûké  particulière  à  ré- 
soudre, celle  du  tftrif'des  dépêches  adressées  aux  Indes  et  en  Chine; 
la  complication  froissante  é^s  réi^aux  tél^gmphiques,  qui  on!  &tn 
par  atteindre  VOcéanie  et  rextrtme  Orient,  Javatet  l'Australie  d'une 
part,  îa  Oiine  et  le  Japon  de  l-sfutre,  crée  en  éfffet  des  questions 
de  concurrence  inconnues  jusqu'alors*  La  bémmission  de  fisme  se 
iftébat  enl^e  ces  embarras  d'<m  gcfnre  nouveau;  mïiis  rim^tance 
qu*elle  a  ponr  nous  ne  dépend  pdnt  de  fa  qaestîon  q«i'feUe  «raite: 
elle  noûs  touche  parce  qu'on  y  voit  fonctionner  pour  la  pminète 
fois,  dans  un  conflit  d'intârôt,  le  Hyi»tème  an)iphictyo)ii^f«eJËc»M2^<< 
à  Vienne* 

Enfin  le  1'^  décembre  1871,  dans  la  nouvelle  ca^lale  4e  Htafie 


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LA  TELEGRAPHrE  INTERNATIONALE.  863 

unifiée,  les  délégués  européens  se  réunissent  de  nouveau  pour  ré- 
viser le  code  général  qu'ils  ont  édicté  à  Paris  et  à  "Vienne.  D*inté- 
ressaates  propesitions  leur  sont  soumises  pour  resserrer  les  liens  de 
rentealc  comniune.  On  demande  à  neutraliser,  afin  de  les  garantir 
contre  les  risques  de  guerre,  ces  câbles  si  frôles  qui  portent  la  pen- 
sée soos  les  loers  ;  on  demande  à  instituer  les  observations  météo- 
rologiques sur  un  plan  plus  précis  et  plus  ferme  qu'on  ne  Ta  fait 
jusqu'à  ce  jour-,  or  demande  à  fonder  dans  un  pays  neutre,  à  Berne, 
à  Zurich  par  exemple,  une  sorte  d'école  ou  d'institut  international, 
tant  poui-  les  ingénieurs  que  pour  les  employés  du  télégraphe. 
Tout  compte  fait,  le  résultat  de  la  conférence  de  Rome  a  presque 
été  négatif.  Les  délégués  se  sont  perdus  dans  une  série  de  questions 
de  détails,  ifs  n'ont  point  réussi  à  résoudre  les  grosses  difficultés 
qui  ont  surgi  sous  leurs  pas,  et  qui  résultent  de  la  puissance  nou- 
velle des  grandes  compagnies  industrielles.  Cependant,  si  faibles 
que  soient  les  résultats  obtenus  à  Rome,  le  syndicat  télégraphique, 
par  le  fait  même  de  la  conférence,  s'affermît,  se  consolide  et  assure 
la  continuité  de  son  existence.  La  conférence  de  Rome  a  décidé  que 
la  prochaine  réunion  aurait  lieu  en  1875  à  Saint-Pétersbourg. 


L 

La  France  fit  ses  premiers  essais  de  télégraphie  électrique  en 
18â5,  sur  la  ligne  de  Raris  à  Rouen,  et  en  I8A0  sur  la  ligne  de 
Paris  à  la  frontière  du  nord.  Le  nouveau  service  s'étant  développé 
rapidement,  le  président  de  la  république,  par  un  décret-loi  du 
6  janvier  1852,  affectait  un  crédit  de  5  mrllioDS  à  la  création  d'vii 
réseau  de  lignes  qui  embrassait  tout  l'intérieur  de  la  France  et 
atteignais  les  différentes  frontières.  Les  choses  se  passaient  à  peu 
près  de  m^e  dans  les  pays  voisins,  de  ^orie  que  les  lignes  fran- 
cises en  Tinrent  salurellement  à  se  relier  aux  lignes  étrangères. 
Ces  premières  jonctions  ise  firent  entre  les  années  1852  et  1855. 
Chacune  d'elles  donna  lieu  à  une  entente  diplomatique.  Gomme  od 
se  trouvait  en  face  de  questions  tout  à  fait  nouvelles,  que  Fra 
À'avait  presque  aucune  donnée  espériméfutale  pour  se  guider,  o& 
procéda  par  cony^rtions  signées  à  titre  proviscwe.  Un  acte  de  cette 
nature  fut  conclu  le  25  août  1852  avec  le  grand-duché  de  Bade.  Il 
servit  de  modèle  aux  traités  qui  intervinrent  avec  la  Suisse  (2S  dé- 
cembre £852),  avec  le  royamme  de  Sardaigne  (28  avril  1853)  et 
avec  la  Bjivière  (29  juillet  1863). 

L'usage  de  la  «ëlégrapbte  était  alors  fort  restroînt.  Elle  ne  sennak 
gaà*e  qu'aux  xelatîons  officielles,  Â  peine  envoyait-on  quelques 


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36&  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépèches  privées;  le  prix  en  était  relativement  considérable.  Les 
premiers  négociateurs,  n'ayant  encore  que  des  idées  fort  incertaines 
sur  les  conditions  auxquelles  serait  assujetti  le  service  internatio- 
nal, se  bornent  à  stipuler  quelques  points  essentiels.  Â  chacun  des 
points-frontières  on  établît  timidement  un  bureau  mixte  pour 
l'échange  des  dépèches;  ce  bureau  est  composé  de  deux  employés, 
l'un  nommé  et  payé  par  la  France,  le  second  par  l'autre  puissance 
contractante.  Le  rôle  international  de  ces  employés  est  l'objet  de 
stipulations  spéciales  de  la  part  de  la  diplomatie  qui  règle  les  droits 
résultant  de  leur  situation.  Quant  aux  dépêches,  elles  subissent 
dans  ces  bureaux  frontières  une  série  de  manipulations  que  rend 
nécessaires  la  discordance  des  moyens  usités  sur  les  différens  terri- 
toires. Les  appareils  employés  de  l'un  et  de  l'autre  côté  de  la  fron- 
tière ne  sont  pas  les  mêmes,  ils  produisent  des  signaux  de  nature 
différente  :  la  dépêche  a  donc  à  subir  une  véritable  traduction  télé- 
graphique pour  être  reportée  d'un  système  de  signaux  dans  un 
autre.  De  plus  elle  doit  dans  la  plupart  des  cas  changer  de  langue, 
être  traduite  par  exemple  du  français  en  allemand. 

Le  4  octobre  1852,  une  convention  est  signée  à  Paris  entre  la 
France,  la  Belgique  et  la  Prusse.  Le  roi  de  Prusse  n'y  intervient 
pas  seulement  en  son  nom  personnel,  il  y  prend  part  au  nom  d'un 
groupe  de  puissances  qui  ont  conclu  entre  elles  un  traité  d'union 
dite  austro-germanique.  Ce  sont,  outre  la  Prusse,  rAutriche,  la 
Bavière,  les  royaumes  de  Saxe,  de  Hanovre  et  de  Wurtemberg,  enûn 
les  Pays-Bas,  qui  depuis  le  18  juillet  1851  ont  expressément  ac- 
cédé à  l'union  austro-germanique.  On  spécifie  d'ailleurs  que  le 
traité  s'appliquera  aux  puissances  qui  viendront  par  la  suite  se 
mettre  dans  les  rangs  de  l'union  allemande. 

Cette  convention  de  Paris  était  le  premier  exemple  d'un  accord 
intervenu  entre  un  groupe  déterminé  d'états.  Jusque-là  on  n'avait 
traité  qu'entre  pays  limitrophes  et  seulement,  comme  nous  l'avons 
dit,  sur^elques  objets  très  restreints.  L'acte  conclu  à  Paris  en  1852 
comprenait  un  plus  grand  nombre  d'articles  et  visait  à  une  certaine 
généralité.  Il  fixait  par  exemple  les  bases  sur  lesquelles  serait  cal- 
culée la  taxe  internationale,  et  inaugurait  à  ce  sujet  le  système  des 
zones.  Des  points-frontières  étaient  désignés  d'un  commun  accord, 
et  les  bureaux  étaient  classés  dans  les  divers  pays  suivant  leurs  dis- 
tances à  ces  points.  En  France  et  en  Belgique,  la  première  zone 
s'étendait  de  1  à  75  kilomètres,  la  seconde  de  75  à  190,  et  ainsi  de 
suite.  En  Prusse,  la  première  zone  était  de  1  à  10  milles,  la  seconde 
de  10  à  25,  etc.  Le  prix  par  zone  était  de  2  fr.  50  en  .France  et 
en  Belgique,  et  de  20  silbergros  en  Prusse  pour  la  dépêche  simple 
composée  de  vingt  mots.  Un  exemple  pourra  donner  une  idée  de  ce 


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LA  TELEGRAPHIE  INTERNATIONALE.  365 

tarif  :  une  dépêcha  de  Paris  à  Kœnigsberg  (vingt  mots)  revenait  à 
25  fr.  50  cent. 

Après  avoir  traité  avec  le  groupe  des  puissances  allemandes,  la 
France  convoqua  pour  le  même  objet  ses  autres  limitrophes.  Une 
convention  fut  signée  à  Paris  le  29  décembre  1855  avec  la  Belgique, 
l'Espagne,  la  Sardaîgne  et  la  Suisse.  La  zone  était  encore  admise 
comme  base  du  tarif;  mais  l'étendue  de  la  première  zone  était  por- 
tée à  100  kilomètres,  celle  de  la  seconde  à  250,  et  ainsi  de  suite 
d'après  la  même  loi,  chaque  zone  excédant  de  150  kilomètres  la 
largeur  de  la  précédente.  La  dépêche  simple  était  fixée  à  quinze 
mots,  avec  taxe  additionnelle  pour  chaque  série  de  cinq  mots.  Le 
prix  par  zone  était  de  1  fr.  50  cent,  pour  la  dépêche  simple  avec 
augmentation  de  50  centimes  pour  chaque  série  additionnelle. 

Par  ce  simple  aperçu  des  deux  conventions  de  1852  et  de  1855, 
OQ  voit  surgir  une  cause  grave  de  difficultés  dans  les  relations  in- 
ternationales. Voilà  deux  traités,  avec  deux  groupes  de  puissances, 
où  toutes  les  règles  de  la  taxe  sont  différentes.  Si  l'on  songe  que 
des  divergences  analogues  se  manifestaient  sur  les  autres  élémens 
de  la  transmission,  si  l'on  pense  d'ailleurs  que  d'autres  groupemens 
de  nations  s'étaient  produits  en  différens  points  de  l'Europe  avec 
des  stipulations  spéciales,  comme  par  exemple  l'union  austro-ger- 
manique, on  comprendra  que  le  service  européen  devait  être  ra- 
pidement entravé  par  une  confusion  croissante,  et  que  l'on  devait 
avoir  dès  lors  l'idée  de  réunir  toute  l'Europe  dans  une  convention 
unique. 

Toutefois  il  s'écoula  encore  une  dizaine  d'années  avant  que  cette 
idée  fût  mise  à  exécution.  Dans  cet  intervalle,  il  y  eut  place  pour 
un  certain  nombre  de  stipulations  diplomatiques.  Ainsi,  par  une 
série  de  modifications,  la  convention  conclue  entre  la  France  et  les 
éiats  allemands  fut  convertie  en  un  traité  signé  à  Berlin  le  29  juin 
1855,  puis  en  un  nouveau  traité  signé  à  Bruxelles  le  30  juin  1858. 
B'un  autre  côté,  à  la  convention  intervenue  entre  la  France  et  ses 
autres  limitrophes  s'était  substitué  un  acte  signé  à  Berne  le  1"  sep- 
tembre 1858.  A  vrai  dire,  dans  les  premiers  jours  de  l'année  J859, 
les  tradtës  de  Bruxelles  et  de  Berne,  qui  venaient  d'être  mis  tous 
les  deux  en  vigueur,  constituaient  pour  l'occident  de  l'Europe  une 
sorte  de  régime  uniforme.  Ces  deux  traités  ne  présentaient  pas 
de  dissemblance  essentielle  et  pouvaient  à  la  rigueur  rentrer  l'un 
dans  l'autre.  Il  le  fallait  bien,  puisque  la  Belgique  et  les  Pays-Bas 
intervenaient  comme  parties  contractantes  dans  ces  deux  actes;  ces 
états  n'auraient  pu  signer,  ni  surtout  appliquer  en  même  temps 
des  dispositions  foncièrement  contradictoires;  mais  d'autres  causes 
de  difficultés  étaient  nées  successivement.  En  dehors  des  états  qui 


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366  R£VU£   DES  DEUX  MONDES. 

avaient  signé  de  prime  abord  les  actes  dont  nous  avons  fait  men- 
tion, d'autres  nations  européennes  étaient  venues  se  joindre  peu  à 
peu  à  tel  ou  tel  groupe  de  signataires..  Â  cet  effet,  elles  avaient 
adhéré  à  l'un  des  traités  existans,  puis,  cette  formalité  remplie,  elles 
avaient  négligé  de  se  tenix*  au  courant  des  modifications  apportées 
aux  conventions  originales.  Il  y  avait  ainsi  un  certain  nombre  d'of- 
fices qui  restaient  attachés  à  des  actes  annulés  déjà  entre  leurs  au- 
teurs propres;  nous  ne  parlons  pas  de  certains  autres  qui  ne  sa- 
vaient plus,  à  vrai  diœ,  sous  quel  régime  de  contrats  ils  vivaient* 
Le  Portugal  avait  adhéré  au  traité  de  Berne.  Le  Danemark,  la  Suède 
et  la  Norvège,  la  Russie,  se  soumirent  dans  les  premiers  mois  de 
1860  au  traité  de  Bruxelles.  D'autres  puissances,  la  Turquie,  la 
Grèce,  la  Servie,  en  étaient  restées  au  traité  de  Berlin,  qui,  —  tout 
en  étant  devenu  caduc  pour  ses  véritables  signataires^  —  se  trou- 
vait ainsi  maintenu  accidentellement  par  des  adhérens  de  seconde 
main.  Dans  cet  état  de  choses,  une  dôpêche  pouvait  se  trouver  sou- 
mise à  des  règles  diffL^rentes  pour  les  différentes  parties  de  son  par- 
cours; il  était  même  telle  portion  de  territoire  où  l'on  ne  pouvait 
plus  savoir  quel  principe  il  y  avait  lieu  d'appliquer.  Joignez  à  cela 
que  les  points- frontières  s'étaient  multipliés  considérabienoent. 
Comme  on.  continuait  à  régler  partout  les  taxes  suivant  le  système 
des  zones,  il  fallait,  pour  établir  le  tarif  des  dépêches,  classer  par 
rapport  à  ces  différons  points-frontières  les  bureaux  de  chaque  état. 
Les  géographes  traçaient  donc  avec  leurs  compas  des  séries  de 
cercles  autour  de  chaque  point  pour  fixer  les  zones  sur  des  cartes, 
la  plupart  du  temps  inexactes,  et  au  milieu  de  tous  ces  cercles  entre- 
croisés arrivaient  difficilement  à  donner  sans  erreur  la  position  de 
chaque  bureau. 

Ce  dernier  inconvénient  pouvait  être  évité  en  établissant  une  taxe 
moyenne  d'état  à  état.  Le  système  des  taxes  uniformes  ooi&meD- 
çait  alors  à  s'établir  dans  quelques  pays  pour  le  service  intérienr; 
la  Fiance  notamment  l'Inaugurait  chez  elle  par  la  loi  du  3  juillet 
1861.  Taxer  la  dépêche  suivant  la  distance  parcourue  est  sans  doute 
conforme  à  la  justice;  mais  la  taxe  unifortne  abolit  bien  des  embar- 
ras en  supprimant  tous  les  calculs  de  dist:.nce,  et,  commç  chaque 
expéditeur  a  d'ordinaire  occasion  d'envoyer  des  dépêches  à  des  des- 
tinations tantôt  proches,  tantôt  lointaines,  l'équilibre  se  trouve  ré- 
tabli pour  chacun  par  une  taxe  unique  et  moyenne.  Dès  qu'elle  eut 
constaté  chez  elle  les  bons  effets  de  la  taxe  uniforme,  la  France 
s'efforça  d'en  introduire  le  principe  dans  le  service  européen* 

£lle  commença  par  agir  dans  ce  sens  sur  ses.limitropbes,  les 
tradtés  généraux  lui  laissant  toute  liberté  pour,  cette  action  res- 
treinte. Dès  le  début  en  effe^  les.  divers  états  qui  éprouvaient  le 


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LU   TÉLÉGBAFHIB   liMT^IUVAXIONALE.  367 

be^m  de  s'unir  avec  les  autrejs  pays  européeas  pour  faciliter:  les: 
relatHms  télégraphiques  coiepnreQt  qu'il  leu^r  importait  de  con- 
server toute  leur  liberté  d' action. à. Tégard  des  limiti^ophes*  Cette 
ILbertë  devint  comaie  un  point  de  droit  européen  ;  elle  fut  réservée 
par  des  articles  formels  dans  tous  leSi  traités  conduSientrô  groupes 


A  partir  de  1863,  la  Franceînaugure.  donc -une  série  de  conven*- 
tiens  particulières  avec  ses  voisins  pour/ rétablissement  de  la  taxe 
uaifocme.  Dans  le  courantfde  raruiée'1863,.Ia  taxe  des  dépêches  est 
filôe  à  3  fr.  pour  la  Belgique  et  la  Suisse»  à  h  fxi  pour  I-Ëapagne;  en 
18ëi,  on  adopte  le  taux  de  3  fr.  pour  la  Bavière  ettcelui.de  A  fr. 
pourritalie.Lesétais  pontificaux:,  restés  d'abord  en  dehors  de  cet 
arrangemeat,  y  entrèrent  eux-mômes  dans,  le  courant  de  l'année 
suivante  avec  surtaxe- de  1  fraw.. 

Le  10  septembre  1864>  le  Portugal  intervint  dans  €03  accords; 
c'était  le  premier  exemple  d'une  taxe  uniforme  établie  avec  un  pays 
non  limitrophe;  c'était  par  conséquent  une  dérogation  assez  for- 
melle au  traité  de  Berne^  auquel,  le  Portugal  avait  adhéré;  mais  la 
convention  de  Berne  avait  alors  cinq  ou  six  ans  de  date^  et,  d'après 
sa  propre  teneur,  elle  aurait  df^jà  dû  être  révisée*  On  y  dérogea 
donc  sans  grand  scrupule,  du  consenieraent  de  r£spagne,  et  le  taux 
de  5  francs  fut. établi  uniformément  pour  les  dépêches  franco-por- 
tugaises. 

La  taxe  de  3  francs  fut  inaugurée,  à  partir  du  1*'  janvier  1865, 
avec  le  grand-duché  de  Bade.  Â  la  môme  époque  entra  en  vigueur 
une  convention,  signée  avec  la  Prusse  en  1864,  et  qui  terminait  la 
série  des  dispositions  prises  par  la.  France  avec  ses  limitrophes.  La 
Prusse  traitait  cette  fois  en  son  propre  nom  seulement  et  non  plus 
cooune  représentant  l'union  austro-allemande.  Elle  avait  tenu  d'ail- 
leurs à  ne  point  appliquer  rigoureusement  le  principe  de  la  taxe 
umfonne,  et  elle  avait  établi  sur  son  territoire  une  distinction 
entre  Jes  bureaux, situés  à  l'ouest  du  Weser  et  de  la  Werra  et  les 
bureaux  situés- à  l'est  de  ces  deux  rivières;  la  taxe,  franco-prus- 
sleooe  était  de  3  francsi.pour  les  premiei*s  et  de  A. francs  pour  les 
seconds,.  . 

Ces  détails,  montrent  suffisamment  quel  était  au  commencement 
de  l'année  1865  l'état  de  l'Europe  au  point.de  vue  des  relations  te- 
légraphiques,  La  force,  des  choses  avait  amené  dee.  ententes  par- 
tielles, créé  des- règles-différentes  suivant  les  lieux;  mais  un  accrois- 
semanti  cottsidérable  des  correspondances  rendait  de  plus  en  plus 
nécessairet* une  entente-  générale,. et  l'on  sen.tait. la. nécessité  de.se 
rallieri-à  quelques  .principes  unifQrinément.aâmis«.OreQ  ce  moment 
1^ France  avait  à.coQvoquer  d'une  part  les  signataires,  du  traité  de 


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368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bruxelles,  d'autre  part  ceux  du  traité  de  Berne,  pour  réviser  ces 
deux  conventions.  Elle  résolut  de  les  appeler  à  une  même  confé- 
rence et  d'y  faire  participer  les  autres  pays  de  l'Europe  qui  n'a- 
vaient encore  pris  part  que  fort  indirectement  au  concert  télégra- 
phique. Des  lettres  de  convocation  furent  adressées  en  conséquence 
à  tous  les  gouvernemens  européens;  on  n'excepta  que  celui  de  l'An- 
gleterre, où  les  lignes  télégraphiques  appartenaient  alors  exclusive- 
ment à  des  compagnies  privées. 

Réunir  autour  d'une  même  table  de  conférence  les  représentans 
de  tous  les  états  de  l'Europe,  ce  n'est  encore  qu'un  demi-succés;  il 
faut  de  plus  que  ces  représentans  s'entendent  et  arrivent  à  déter- 
miner en  commun  une  série  de  mesures  utiles.  Toutefois,  sur  le 
premier  point,  sur  la  réunion  même  des  délégués,  on  n'était  pas 
sans  craindre  un  échec.  Tous  les  états  attacheraient- ils  an  but 
môme  qu'on  leur  proposait  assez  d'importance  pour  se  faire  repré- 
senter à  Paris?  ne  trouverait-on  pas  chez  quelques-uns  une  négli- 
gence qui  paralyserait  l'entente  générale?  n'y  avait-il  pas  d'îûlleurs 
des  motifs  qui  empêcheraient  certains  gouvernemens  de  vouloir 
que  leurs  envoyés  siégeassent  côte  à  côte?  Heureusement  ces  appré- 
hensions n'étaient  pas  fondées;  les  délégués  furent  exacts  au  ren- 
dez-vous. Voilà  donc  les  représentans  de  l'Europe  entière  assem- 
blés pour  régler  un  grand  objet  d'utilité  commune.  Les  solutions 
qu'ils  ont  adoptées  sur  l'ensemble  du  service  télégraphique  sont 
telles  que  cette  première  réunion  a  eu  des  effets  décisifs.  Elle  a  fait 
une  œuvre  durable;  on  le  verra  par  les  détails  qui  vont  suivre. 

IL 

La  conférence  de  Paris  se  réunit  pour  la  première  fois  le  1*'  mars 
1865  à  l'hôtel  du  ministère  des  affaires  étrangères;  les  états  sui- 
vans  y  étaient  représentés  :  l'Autriche,  la  Bavière,  la  Belgique, 
le  Danemark,  l'Espagne,  la  France,  la  Grèce,  la  ville  libre  de  Ham- 
bourg, l'Italie,  les  Pays-Bas,  le  Portugal,  la  Prusse,  la  Russie, 
la  Suède  et  la  Norvège,  la  Suisse,  la  Turquie  et  le  Wurtemberg. 
Les  délégués  du  grand-duché  de  Bade,  de  la  Saxe  et  da  Hanovre 
vinrent  prendre  séance  au  cours  de  la  conférence.  U  ne  manquait 
donc  à  la  réunion  européenne  que  l'Angleterre,  qui,  pour  le  mo- 
tif déjà  dit,  n'avait  point  été  convoquée.  Les  plénipotentiah^  de 
l'état  pontifical  n'avaient  pas  voulu  venir  s'asseoir  à  côté  de  ceux 
de  ritalie;  cependant  le  cardinal  Antonelli  avait  fait  savoir  qu'il 
adhérait  par  avance  aux  décisions  que  prendrait  l'assemblée. 

On  remarquera  d'ailleurs  que  la  Prusse  ne  participait  à  h  confé- 
rence qu'en  son  propre  nom  et  ne  représentait  plus,  comme  elle  le 


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LA  TÉLEGRÀPHIK  INTERNATIONALE.  369 

faisait  précédemment,  les  puissances  secondaires  de  TAIlemagne; 
celles-ci  avaient  envoyé  leurs  délégués  particuliers.  C'était  là  une 
sorte  de  succès  diplomatique  que  la  France  avait  cherché  et  obtenu. 
On  était  fatigué  de  l'insistance  que  mettait  depuis  quelque  temps  la 
Prusse  à  parler  au  nom  des  petites  nations  allemandes;  de  plus,  au 
poJDt  de  vue  télégraphique,  on  était  gêné  par  ce  gros  bloc  de  Tu- 
nion  austro-germanique,  qui  embrassait  tout  le  centre  de  l'Europe, 
et  qui,  lors  des  traités  antérieurs,  avait  souvent,  par  l'entente  et  la 
discipline  établies  entre  tant  d'intérêts,  imposé  sa  volonté  aux  au- 
tres contractans.  La  diplomatie  française  crut  donc  faire  un  coup 
de  maître  en  convoquant  isolément  les  puissances  allemandes,  et 
die  se  réjouit  de  voir  celles-ci  répondre  isolément  à  son  appel.  Mal- 
heureusement l'avantage  ainsi  obtenu  resta  parfaitement  illusoire, 
il  tourna  même  contre  nous.  L'union  germanique,  pour  ne  point 
saffirmer  dans  le  protocole  du  traité,  n'en  continua  pas  moins 
d'exister;  elle  défendit  en  conséquence  ses  intérêts,  et,  quand  on 
en  vînt  à  la  rédaction  des  tarifs,  elle  figura  expressément  et  nomi- 
nativement dans  les  tableaux.  Le  faisceau  de  l'union  n'avait  donc 
pas  été  brisé,  les  liens  même  n'en  avaient  pas  été  relâchés;  en  ad- 
mettant isolément  les  puissances  allemandes  à  la  conférence,  on 
n'avait  obtenu  d'autre  résultat  que  de  donner  à  l'union  autant  de 
voix  qu'elle  comprenait  d'états  distincts  et  de  lui  assurer  ainsi  dans 
les  délibérations  un  surcroit  d'influence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  diplomates  qui  représentaient  les  diffé- 
rentes nations  européennes,  après  avoir  dans  deux  séances  prépa- 
ratoires amorcé  les  travaux  de  la  conférence,  remirent  le  soin  de 
rédiger  le  projet  définitif  à  une  commission  composée  des  délégués 
spéciaux  que  les  diverses  administrations  avaient  envoyés  à  Paris. 
Cette  commission,  sous  la  présidence  du  directeur-général  des  lignes 
télégraphiques  de  France,  commençait  à  fonctionner  le  à  mars,  et 
consacra  jusqu'au  11  avril  seize  séances  à  élaborer  le  texte  delà 
convention  ainsi  qu'un  règlement  de  service  qui  y  fut  annexé.  Elle 
prit  pour  base  de  ses  travaux  un  proj  a  préparé  par  les  soins  de 
l'administration  française.  Comme  nous  l'avons  déjà  indiqué,  les 
traités  partiels  conclus  antérieurement  entre  la  France  et  diverses 
nations  européennes  n'avaient  porté  que  sur  un  petit  nombre  de 
points  particuliers;  aucun  d'eux  n'avait  été  dressé  de  façon  à  com- 
prendre dans  un  ordre  méthodique  l'ensemble  des  mesures  rela- 
tives au  service.  Pour  la  première  fois,  une  convention  générale 
embrassait  et  classifiait  toutes  les  questions  qui  intéressent  la  télé- 
graphie. C'est  un  des  caractères  de  l'esprit  français  d'aimer  les  ma* 
tières  ainsi  traitées  d'ensemble  et  les  plans  philosophiquement 
dressés. 

TOMi  CI.  —  1872.  24 


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370  REVUE   DES   DEVX   MONDES. 

Le  projet  commençait  par  spécifier  les  diverses  conditions  dans 
lesquelles  le  réseau  international  doit  foœtionner.  L'uniformité  est 
le  premier  résultat  qu'il  faut  rechercher  pour  assurer  un  service 
régulier  entre  nations  différentes;  telle  mesure»  insignifiante  par 
elle-même,  arrive  à  un  haut  degré  d'efllcacité  par  cela  seul  qu'elle 
est  Tobjei  d'uric  entente  commune.  Prenons  un  exemple  dans  les 
chemins  de  fer«  La  largeur  de  la  voie  a  été  déterminée  par  des 
motifs  techniques  :  des  raisons  propres  au  service  de  chaque  pays 
pourraient  faire  modifier  cette  largeur;  mais  alors  les  voitures  ne 
pourraient  plus  passer  d'un  réseau  sur  l'autre.  On  voit  le  genre 
d'utilité  qui  résulte  dans  certains  cas  du  seul  fait  de  l'accord  entre 
nations,  et  qui  doit  être  par  conséquent  recherché  au  prix  de  con- 
cessîo  is  réciproques.  Quelcpies  délégués  cependant  opposaient  une 
certaine  résistance  aux  conditions  (énoncées  dans  le  projet.  Geui 
des  petits  états  surtout  craignaient  de  voir  leurs  administrations 
entraînées  à  des  dépenses  excessives,  s'il  fallait  régler  leur  service 
d'après  un  type  arrêté  par  les  grandes  puissances.  On  dut  les  ras- 
surer en  atténuant  la  précision  des  mesures  projetées. 

On  spécifia  enfin  d'un  commun  accord  que  des  fils  d'un  gros  dia- 
mètre seraient  affectés  aux  relations  internationales,  et  que  les  villes 
entre  lesquelles  l'échange  des  correspondances  est  très  actif  seraient 
rdiées  par  des  conducteurs  directs  entièrement  dégagés  du  travail 
des  bureauxjntermédiaires.  C'est  là  en  effet  un  point  essentiel.  De 
même  qu'il  y  a  sur  les  chemins  de  fer,  —  prenons-les  encore  pour 
exemple,  —  des  trains  omnibus  et  des  trains  directs,  il  faut  sur  les 
lignes  télégraphiques  des  fils  pour  les  relations  à  petite  distance  et 
d'autres  conducteurs  qui  desservent  seulement  les  villes  impor- 
tantes. Le  traité  établissait  d'ailleurs  entre  les  centres  principaux 
nn  service  permanent  de  jour  et  de  nuit,  et  régularisait  les  heures 
d'ouverture^.des  bureaux  non  permantns.  Ici  Tutilité  d'un  accord 
commun  saute  aux  yeux  :  comment  communiqueralt-m,  si  les  bu- 
reaux des  différens^états  étaient  ouverts  i  des  heures  différentes? 

A  cet  ordre  d'idées,  se  rattache  une  disposition  en  vertu  de  la- 
quelle on  dut  prendre  pour  heure  de  tous  1^  bureaux  d'un  même  état 
celle  du  temps  moyen  de  la  capitale  du  pays.  Les  délégués  aatrichiess 
déclaraient  que  cette  disposition,  essayée  en  Autriche,  n'avait  pu  J 
être  appliquée;  mais  l'envoyé  moscovite  affima  que  dans  tous  les 
bureaux  russes  les  heures  mentionoées  étaient  celles  du  méridien 
de  Sûnt-Pélersbourg.  Or  les  lignes  moscovites  occupent  en  longi- 
tude un  si  vaste  espace  que  cet  exemple  parut  tout  à  fait  décisif. 
Parmi  les  règles  géeérales  adoptées  par  la  commission,  on  peut 
encore  citer  l'usage  de  l'appareil  Morse,  qui  fut  provisoirement  dé^ 
signé  comme  le  type  affecté  aux  rapports  internationaux.  C'est, 


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LA  TELEGaAPHIE  IKTCRNATIOXALE,  371 

comme  on  sait,  un  appareil  qui  trace  des  points  et  des  barres  sur 
une  bande  de  papier. 

Le  titre  second  du  projet  embrassait  les  diverses  dispositions  re- 
latives à  la  nature  des  correspondances,  à  la  rédaction,  à  la  trans- 
mission et  à  la  renûse  des  dépêches.  On  admit  que  les  dépêches 
pouvaient  être  rédigées  en  Tune  quelconque  des  langues  employées 
sur  le  territoire  des  états  contractans;  chaque  état  cependant  devait 
indiquer,  parmi  les  idiomes  usités  sur  son  territoire,  ceux  qui  se- 
raient admis  à  la  correspondance  internationale;  ainsi  devaient  se 
trouver  écartés  les  dialectes  trop  restreints  ou  ceux  qui  sont  exclus 
par  des  raisons  politiques. 

La  discussion  assura  aux  langues  germaniques  un  genre  d  avan- 
tage dont  elles  jouissaient  d(^jà.  Ces  langues,  formant  en  toute 
liberté  des  mots  composés  et  construisant  ainsi  des  vocables  d'une 
interminable  longueur,  font  tenir  dans  le  cadre  d'une  dépêche  de 
viogt  mots  plus  de  matière  que  les  langues  moins  privilégiées.  Ainsi 
l'altemand  exprime  par  le  seul  mot  liheinneckardampfschiffahrt- 
geselUckafiy  ce  que  nous  ne  pouvons  traduire  qu'en  disant  :  com- 
pagnie de  la  navigation  par  bateaux  à  vapeur  sur  le  Rhin  et  le  Nec- 
kar.  L'Allemand  dira  Oberappellationsgeric/Usraihy  quand  il  nous 
faut  dire  conseiller  à  la  cour  supérieure  d* appel.  On  pourrait  citer 
des  mots  bien  plus  longs,  car  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  de  limite 
à  ces  agrégations,  et  la  fantaisie  peut  s'y  donner  carrière.  Depuis 
longtemps  déjà,  pour  racheter  jusqu'à  un  certain  point  le  désavan- 
tage des  idiomes  latins,  les  traités  avaient  fixé  à  sept  syllabes  le 
maximum  des  mots,  et  spécifiaient  que  l'excédant  serait  compté 
pour  an  mot  nouveau.  Le  projet  français  réduisait  le  maximum  à 
six  syllabes.  C'était  encore  laisser  une  marge  assez  grande  aux  mots 
composés  ;  mais  la  commission  refusa  d'admettre  cette  restriction, 
et  maintint  au  grand  profit  des  Allemands  la  limite  de  sept  syllabes 
usitée  jusqae-là. 

Un  des  principes  proposés  par  la  conférence  fut  encore  l'emploi 
du  langage  secret.  On  admit  pour  le  public  le  droit  de  rédiger  ses 
correspondances  soit  en  chiffres,  soit  en  lettres.  Chaque  état  se  ré- 
serva pourtant  de  faire  encore  à  cet  égard  une  déclaration  explicite 
et  de  saq>cDdre,  dès  qu'il  le  jugerait  convenable,  ce  mode  de  cor- 
responduQce.  En  fait,  l'Autriche  et  l'Espagne  sont  les  seules  puis- 
sances qui  aient  profité  jusqu'ici  de  cette  réserve  pour  écarter  d'une 
façon  permanente  l'emploi  du  langage  secret. 

Une  des  mesures  qui  donna  lieu  à  la  discussion  la  plus  longue  fut 
la  remise  des  dépêches  hors  des  localités  desservies  par  les  bureaux 
télégraphiques.  11  n'y  a  de  bureau  que  dans  les  villes  d'une  certaine 
importance.  A  la  rigueur,  le  service  peut  se  borner  aux  dépêches 


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372  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

adressées  dans  ces  villes;  mais  on  conçoit  combien  il  est  désirable 
qu'un  télégramme  puisse  être  adressé  hors  du  réseau  à  une  desti- 
nation quelconque,  à  une  petite  ville,  à  une  habitation  rurale.  C'est 
là  une  extension  considérable  du  service.  A  la  rigueur,  la  dépêche 
peut  être  mise  à  la  poste  pour  achever  son  parcours;  mais  cette  so- 
lution est  barbare,  car  la  transmission  postale,  lente  et  intermit- 
tente, fait  perdre  le  plus  souvent  au  message  le  bénéfice  de  la  ra- 
pidité télégraphique.  Aussi,  dans  la  plupart  des  pays  européens, 
en  est-on  venu  à  instituer  la  remise  des  dépêches  par  exprès.  C'est 
fort  bien  dans  les  centres  principaux,  où  l'on  peut  toujours  avoir 
sous  la  main  des  agens  propres  à  porter  des  télégrammes  à  une 
distance  quelquefois  considérable.  II  n'en  est  plus  de  même  dans 
les  petits  bureaux;  là  une  pareille  organisation  présente  les  plus 
sérieuses  difficultés  et  peut  devenir  à  peu  près  impossible.  Aussi 
dans  la  commission  plusieurs  délégués  refusaient  d'admettre  aucune 
obligation  au  sujet  de  la  remise  des  dépêches  par  exprès.  Ceux  de 
la  Russie  et  de  l'Espagne  se  prononçaient  nettement  dans  ce  sens. 
Quelques  autres  envoyés,  ceux  de  la  Suède  et  de  la  Norvège  par 
exemple,  considéraient  au  contraire  l'institution  des  exprès  comme 
un  complément  indispensable  de  la  transmission  télégraphique.  Le 
débat  qui  eut  lieu  sur  cette  question  aboutit  à  laisser  à  chaque  état 
la  liberté  de  se  prononcer  sur  le  principe  même  du  service.  On  traça 
les  principales  règles  auxquelles  devraient  s'astreindre  ceux  qui 
admettraient  la  remise  par  exprès.  Chacun  des  contractans  notifie- 
rait à  cet  égard  ses  propres  décisions,  et  mettrait  d'ailleurs  le  pu- 
blic en  mesure  de  profiter  des  facilités  offertes  par  les  pays  étran- 
gers. L'Espagne,  la  Turquie  et  la  Grèce  sont  les  seuls  états  qui 
n'aient  point  organisé,  tant  bien  que  mal,  un  service  d'exprès  sur 
leurs  réseaux. 

Le  projet  français  contenait  ensuite,  —  et  la  commission  les  ac- 
cepta, —  une  série  de  dispositions  qui  constituent  de  nouveaux 
droits  pour  le  public.  L'expéditeur  peut  affranchir  la  réponse  de- 
mandée à  son  correspondant.  La  réponse  peut  d'ailleurs  être  adres- 
sée sur  un  point  quelconque  du  territoire  des  états  contractans;  je 
suis  à  Bruxelles  par  exemple,  je  puis  demander  qu'on  me  réponde 
à  Paris.  L'expéditeur  peut  encore  «  faire  suivre  »  sa  dépêche,  c'est- 
à-dire  en  assurer  la  réexpédition  autant  de  fois  qu'il  est  nécessaire 
pour  atteindre  un  correspondant  en  voyage.  Des  facilités  spéciales 
ont  été  données  pour  l'envoi  d'une  même  dépêche  à  plusieurs  per- 
sonnes ou  à  un  même  destinataire  en  plusieurs  localités.  Enfin,  le 
traité  institua  la  dépêche  a  recommandée,  »  qui  donnait  des  garan- 
ties toutes  spéciales  à  l'expéditeur.  Celui  qui  envoyait  une  dépêche 
recommandée  recevait  une  copie  intégrale  du  texte  remis  au  desti- 


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LA  TÉLÉGRAPHIE  INTERNATIONALE.  373 

nataîre,  de  façon  à  pouvoir  constater  qu'aucune  faute  n'avait  été 
commise.  La  dépêche  <(  de  retour,  »  qui  donnait  cette  répétition, 
indiquait  en  même  temps  à  quelle  heure  et  entre  quelles  mains  le 
télégramme  avait  été  remis;  un  motif  quelconque  avait-il  empêché 
la  remise,  on  indiquait  les  circonstances  qui  s'y  étaient  opposées, 
et  Ton  mettait  ainsi  l'expéditeur  à  même  de  faire  suivre  son  mes- 
sage, s'il  le  jugeait  opportun.  Toutes  sortes  de  sûretés  étaient  donc 
accumulées  autour  de  ces  dépêches,  qui  étaient  soumises  à  une 
double  taxe. 

Il  faut  mentionner  aussi  un  nouvel  ordre  de  messages,  qui  pre- 
naient rang  pour  la  première  fois  dans  le  service  international.  Des 
sémaphores  venaient  d'être  établis  sur  les  côtes  de  plusieurs  pays 
pour  correspondre  avec  les  bâtimens  en  mer;  les  contractans  s'en- 
gagèrent à  prendre  toutes  les  mesures  que  comporterait  la  remise 
à  destination  des  dépêches  venant  de  la  mer.  Dans  ce  cas  en  effet, 
la  taxe  télégraphique  ne  peut  plus  être,  comme  elle  Test  d'ordi- 
naire, perçue  au  départ,  et  il  faut  un  concert  international  qui  as- 
sure Ja  perception  à  l'arrivée. 

Après  avoir  spécifié  les  diverses  mesures  dont  nous  venons  de 
donner  un  aperçu,  réponse  payée,  dépêche  recommandc'e,  dépêche 
à  faire  suivre,  dépêche  à  destination  multiple,  message  maritime, 
le  traité  établissait  explicitement  que  Ton  combinerait  de  la  façon 
la  plus  libérale  toutes  les  facilités  offertes  au  public.  Ces  combinai- 
sons arrivaient  dans  certains  cas  à  créer  des  conditions  tout  à  fait 
nouvelles;  la  télégraphie  se  pliait  ainsi  à  toutes  les  nécessités  que 
la  pratique  révélait  et  se  prêtait  à  une  foule  de  services  pour  les- 
quels elle  était  autrefois  impuissante. 


III. 

Les  délégués  en  étaient  arrivés  au  titre  troisième  du  projet  de 
convention;  ce  titre  comprenait  toutes  les  dispositions  relatives  aux 
taxes.  C'est  une  remarque  qui  a  pu  être  faite  par  chacun  dans  ces 
derniers  temps,  que  les  questions  de  chiffres  sont  souvent  celles  qui 
passionnent  le  plus  les  assemblées.  On  vit  tout  à  coup  parmi  les  dé- 
légués de  Paris  la  discussion,  jusque-là  calme  et  régulière,  devenir 
tuinul tueuse  et  confuse.  La  question  de  la  taxe  était  celle  à  laquelle 
chaque  délégué  attachait  le  plus  d'importance  et  pour  laquelle  cha- 
cun avait  reçu  de  son  gouvernement  des  instructions  impératives. 
En  somme,  il  s'agissait  d'établir  un  système  dt  taxes  réduites,  et 
la  réduction  totale  devait  être  considérable.  11  fallait  donc  que  cha- 
cun fît  pour  sa  part  un  sacrifice  important;  mais  chacun,  avec  les 


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S7A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

inénagemens  et  les  détours  convenables,  cherchait  à  faire  porter 
sur  les  autres  le  plus  fort  de  la  réduction.  C'est  pour  ce  résultat 
que  les  divers  délégués  mettaient  en  jeu  tout  ce  qu'il»  pouvaient 
avoir  de  ressources  diplomatiques. 

L'administration  française  avait  bien  compris  qu'il  serait  diflidle 
d'établir  dès  l'abord  entre  tant  d'intéressés  une  entente  commune. 
Cependant  elle  mettait  son  honneur  à  voir  aboutir  l'œuvre  d'union 
qu'elle  avait  inaugurée,  et  elle  apportait  même  un3  certaine  co- 
quetterie à  faire  adopter  sans  changement 'notable  le  projet  qu'elle 
avait  préparé.  Pour  y  arriver,  elle  n'avait  voulu  proposer  que  des 
mesures  générales  qui  ne  pouvaient  pas  soulever  d'opposition  grave, 
et  elle  avait  rejeté  à  une  époque  ultérieure  la  détermination  précise 
des  taxes  effectives.  Le  projet  se  contentait  donc  de  substituer  le 
principe  de  la  taxe  uniforme  à  celui  de  la  taxe  par  zones.  On  se  bor- 
nait à  établir  que  toutes  les  dépêches  échangées  entre  deux  états, 
soit  directement,  soit  par  Tintermédiaire  d'autres  pays,  senûcnt 
soumises  à  une  seule,  et  même  taxe.  Des  accords  particuliers  inter- 
viendraient dans  chaque  cas  spécial  entrî  les  gouvememens  pour 
fixer  cette  taxe  et  la  partager  entre  les  états  intéressés,  suivant  le 
parcours  moyen  des  correspondances  dans  chaque  territoire. 

Il  faut  bien  l'avouer,  le  projet  rejetait  ainsi  sur  l'avenir  le  plus 
gros  de  la  difficulté.  Vingt  et  une  puissances  intervenaient  à  la  con- 
férence; si  l'on  songe  au  nombre  de  combinaisons  que  représentent 
les  ententes  nécessaires  entre  ces  puissances  prises  deux  à  deux, 
trois  à  trois,  quatre  à  quatre  et  ainsi  de  suite,  on  ne  pourra  man- 
quer d'être  effrayé  du  nombre  d'arrangemens  (1)  qui  devaient  amsi 
être  conclus  dans  un  bref  délai.  Sans  doute,  parmi  les  arrangemcns 
théoriquement  possibles,  il  n'y  en  avait  qu'un  très  petit  nombre 
qui  fussent  nécessaires  ou  réellement  utiles;  mais  en  se  réduisant 
même  à  ceux-là,  on  se  trouvait  encore  en  face  d'une  série  de  trai- 
tés vraiment  inépuisable.  Aussi  des  objections  nombreuses  s'élevè- 
rent contre  l'idée  française.  La  plupart  des  délégués  considéraient 
l'établissement  du  tarif  comme  le  principal  motif  de  leur  voyagea 
Paris,  et  ils  n'admettaient  guère  qu'ils  pussent  s'en  retourner  sans 
avoir  arrêté  le  chiffi-e  des  taxes  afférentes  à  leur  pays. 


(1)  Oa  sait  comme  les  nombres  grossissent  vite  lorsqu'il  s*agit  de  sommer  les  com- 
binaisoas  d'une  quantité  déterminée  d*objets  Donnons  d*ailleurs  ici  un  chiffre  pour 
fixer  les  idées.  Laissons  de  côté  les  arrangemens  deux  à  dcui,  c'est-à-dîrc  les  eonren- 
tions  entre  limitrophes,  puisque,  suivant  les  habitudes  reçues,  eUes  restaient  en  dehors 
du  droit  général.  Prenons  seulement  les  arrangemens  trois  à  trois,  quatre  à  quatre  et 
cinq  à  cinq;  négligeons  ceux  qui  supposent  Taccord  de  plus  de  cinq  puissances.  Nous 
arrivons  ainsî^  pour  le  total  de  ces  arrangemens  possibles,  au  chlfire  fort  respectable 
de  27,n6t. 


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LA   TÉLÉGRAPHIE   INTERNATIONALE.  375 

Les  amendemens,  les  conti-e-projets  arrivèrent  donc  en  foule 
sur  le  bureau  de  la  conCéreoce.  Ceux  qui  ne  se  proposaient  pas 
encore  d'établir  un  tarif  gf^néral  voulaient  du  moins  restreindre  par 
certaiiies  règles  la  liberté  laissée  aux  états.  C'est  ainsi  que  Ton 
battit  en  brèche  le  pouvoir,  que  des  pays  de  vaste  étendue  vou- 
laient se  réserver,  de  diviser  leur  territoire  en  deux  gi*andes  cir- 
conscriptions cofflpoitant  deux  taxes  différentes.  Il  avait  bien  été 
convenu  que  les  colonies  et  les  territoires  hors  d'Europe  étaient 
exceptés  des  arrangemens  en  voie  de  conclusion.  La  R  !ssie  et  la 
Turquie  notaounent,  avant  d'envoyer  leurs  agens  à  Paris,  avaient 
spécialement  déclaré  qu'elles  n'entendaient  traiter  que  pour  leurs 
possessions  européennes  et  laissaient  entièrement  de  côté  les  pro- 
vinces asiatiques.  Tour  les  terres  européennes  même,  des  réserves 
explicites  étaient  faites  :  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  avait  mis 
pour  condition  expresse  de  sa  participation  aux  conférences  que  la 
Rossie  d'Europe  pourrait  être  paitagée  en  deux  régions.  On  s'était 
résigné  à  cette  exception,  et  la  Russie  avait  un  droit  incontestable 
à  la  maintenir.  Cependant  le  délégué  de  l'Espagne,  faisant  table 
rase  des  réserves  diplomatiques,  s'éleva  avec  une  grande  vivacité 
contre  la  mesure  privilégiée  dont  la  Russie  était  l'objet.  Cette  éner- 
gique opposition  refoula  les  prétentions  qui  étaient  sur  le  point  de 
se  produire,  et  elle  triompha  môme  jusqu'à  un  certain  point  de  la 
détermination  prise  pax  l'administration  russe;  celle-ci  se  contenta 
de  classer  dans  une  catégorie  spéciale  les  bureaux  du  Caucase ,  et 
ce  fut  la  seule  exception  admise  en  Europe  au  principe  général. 

On  cherchait  en  même  temps  à  établir  d'autres  règles  au  sujet 
des  taxes  «  terminales  »  et  au  sujet  des  taxes  «  de  transit.  »  Les 
délégués  avaient  en  effet  été  amenés  par  la  discussion  à  distinguer, 
dans  le  tarif  international,  ces  deux  élémens  qui  se  définissent 
d'eux-mêmes  :  d'une  part  les  taxes  qui  reviennent  à  chaque  état 
pour  les  dépêches  qu'il  expédie  ou  qu'il  reçoit,  d'autre  part  les 
taxes  qui  reviennent  aux  intermédiaires  pour  les  dépôches  qui  ne 
font  que  traverser  leur  territoire.  Ici  les  questions  générales  se 
pressaient.  Quel  rapport  y  aurait-il  entre  les  deu2  sortes  de  taxes? 
La  taxe  terminale  serait-elle  forcément  la  môme  que  celle  de  tran- 
sit? ou  bien  en  serait-elle  une  portion  déterminée?  —  Obligerait-oo 
chaque  état  à  n'avoir  qu'une  seule  taxe  de  transit?  Par  exemple  le 
transit  austro-germain  serait-il  le  même  entre  les  frontières  de 
Fnmce  et  de  Russie  d'une  part,  entre  la  Baltique  et  les  Alpes  d'autre 
part?  —  Si  la  taxe  de  transit  variait,  serait-elle  du  moins  fixe  dans 
chaque  sens  déterminé?  L* union  allemande  par  exemple,  en  rece- 
vant des  dépèches  sur  le  Rhin  pour  les  transmettre  à  la  frontière 
russe,  serait-elle  forcée  de  faire  1^^  mêmes  conditions  aux  dépêches 


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376  REVUE   DES   DECX   MONDES. 

françaises  et  aux  dépêches  espagnoles?  Pourrait-on  au  contraire, 
pour  une  même  voie  de  transit,  varier  les  taxes  suivant  les  pays  de 
provenance  ou  de  destination? 

Voilà  déjà  un  assez  riche  assortiment  de  questions;  d'autres  en- 
core venaient  se  mêler  aux  débats.  Une  taxe  une  fois  déterminée 
par  la  conférence  pourrait-elle  être  modifiée,  abaissée  par  exemple, 
par  les  intéressés  sans  le  concours  des  autres  puissances?  Et  dans 
ce  cas,  comment  définirait-on  les  intéressés  au  milieu  de  tant  d'in- 
térêts entre-croisés?  Toutes  ces  données  s'agitaient  sans  que  les 
idées  en  vinssent  à  s'éclaircir  beaucoup.  On  vota  cependant  que  la 
convention  contiendrait  un  tarif  complet  et  déterminé  de  toutes 
parts.  C'était  un  grand  point;  mais  le  tarif  ne  se  faisait  pas.  Per- 
sonne ne  voulait  formuler  son  taux;  chacun  évitait  de  se  laisser  ac- 
culer à  des  propositions  précises  et  tournait  court  dès  qu'on  le  ser- 
rait de  trop  près. 

La  délibération  relative  aux  taxes  se  traînait  ainsi ,  sans  cesse 
ajournée  et  reprise,  et  menée  d'ailleurs  de  front  avec  la  discussion 
des  autres  articles,  car  on  ne  voulait  pas  qu'elle  en'Tavâî;  à  elle 
seule  les  travaux  de  la  conférence.  Le  délégué  de  la  Suède  lui  fit 
faire  un  premier  pas  important.  Il  demanda  qu'une  sous-commis- 
sion fût  chargée  de  s'entendre  sur  les  intérêts  des  principaux 
groupes  européens.  C'était  d'ailleurs  le  représentant  de  la  Prusse 
qui  avait  proposé  une  division  en  trois  groupes  :  le  premier  com- 
prenait la  Russie,  les  puissances  Scandinaves  et  la  Prusse;  le  second 
était  form  ?  de  la  Turquie,  de  la  Grèce  et  de  l'Italie;  la  France  enfin 
avec  les  autres  puissances  latines,  avec  la  Belgique  et  la  Suisse, 
formait  le  groupe  de  l'ouest.  On  invita  chacun  des  groupes  à  fixer 
isolément  l'ensemble  de  ses  tarifs;  les  résultats  devaient  ôtie  combi- 
nés, et  on  arriverait  ainsi  à  un  système  général  où  seraient  conser- 
vés, autant  que  possible,  les  rapports  établis  par  le  premier  travail. 
Tel  était  l'esprit  de  la  proposition  suédoise.  Les  trois  groupes  s'é- 
tant  formés,  les  délégués  de  la  Prusse,  de  l'Autriche  et  de  la  France 
furent  respectivement  désignés  comme  leurs  représentans  offi- 
cieux, et  ils  s'attachèrent  dès  lors  à  triompher  des  incertitudes  de 
la  conférence.  Leur  travail  était  double  :  d'une  part,  dans  chaque 
groupe,  ils  ébauchaient  des  arrangemens  limités;  d'autre  part, 
réunis  en  sous-commission,  ils  s'étudiaient  à  établir  une  certaine 
harmonie  entré  ces  eflbrls  isolés.  On  peut  remarquer  que  Ton  en 
venait  ainsi  à  exécuter,  sous  une  forme  pratique  et  commode, 
l'idée  qui  avait  dirigé  l'administration  française  dans  la  rédaction 
de  son  projet  :  on  procédait  par  séries  de  conventions  partielles; 
mais  on  le  faisait  en  présence  même  des  intéressés  et  l'on  suppri- 
mait toutes  les  lenteurs  de  la  diplomatie. 


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LA  TÉLÉGRAPHIE   INTERNATIONALE.  377 

Tout  compte  fait,  la  solution  tardait  à  se  dessiner.  Il  ne  semblait 
pas  qu'on  fût  près  d'obtenir  le  résultat  si  laborieusement  cherché. 
Le  15  mars,  à  la  sixième  séance,  les  délégués  français,  résolus  à 
frapper  un  grand  coup,  déposèrent  sur  la  table  de  la  commission 
une  note  qui  tranchait  dans  le  vif  toutes  les  difficultés.  Il  ne  s'a- 
gissait de  rien  moins  que  d'admettre  une  taxe  unique,  —  abso- 
lument unique,  —  pour  toutes  les  dépêches  échangées  entre  les 
divers  états  de  l'Europe.  Comme  le  nombre  des  pays  où  une  dé- 
pêche peut  passer  sans  sortir  d'Europe  n'excède  pas  six,  la  note 
française  admettait  le  chiffre  de  6  francs  pour  cette  taxe  intema- 
tionali.  Les  pays  de  transit  recevraient  chacun  1  franc  ou  50  cen- 
times, suivant  l'étendue  de  leur  territoire;  les  états  extrêmes  se 
partageraient  le  reste,  soit  en  parties  égales,  soit  dans  la  proportion 
de  deux  à  un,  suivant  que  ces  états  seraient  de  même  ordre  ou  g 
d'ordre  différent. 

C'était  là,  comme  on  voit,  une  solution  tout  à  fait  radicale,  si 
radicale  qu'elle  fut  regardée  comme  inadmissible.  Du  moins  les  dé- 
libérations de  la  conférence  en  reçurent  un  coup  de  fouet,  et  c'était 
là  Je  Jbut  que  se  proposaient  les  délégués  français,  qui  n'avaient 
point  espéré  que  leur  projet  fût  pris  au  pied  de  la  lettre.  Un  chiffre 
avait  enfin  été  prononcé  et  pouvait  servir  de  base  à  la  discussion  ; 
la  taxe  moyenne  de  6  francs,  bien  différente  de  celle  qui  était  alors 
en  pratique,  fut  dès  lors  regardée  comme  l'objectif  des  décisions  à 
prendre.  Chacun  se  vit  obligé  de  démasquer  ses  batteries  et  de  dé- 
finir nettement  ses  intentions.  En  même  temps  la  conférence  trouva 
une  forme  nette  et  précise  pour  déterminer  l'ensemble  des  tarifs 
inlemationaux.  Il  y  avait  là  en  effet  une  difficulté,  secondaire,  mais 
réelle,  et  que  les  délégués  avaient  longtemps  désespéré  de  résoudre; 
ils  s'embarrassaient  dans  des  barèmes  compliqués,  dans  des  ta- 
bleaux à  nombreuses  colonnes  et  à  clés  multiples,  qui  n'offraient  à 
l'esprit  rien  de  satisfaisant.  C'est  alors  qu'on  en  vint  à  distinguer 
les  taxes  «  terminales  »  et  les  taxes  «  de  transit,  »  conformément 
aux  définitions  que  nous  avons  fait  connaître.  Le  choix  de  ces  don- 
nées éclaira  la  question  et  facilita  le  travail;  bientôt  l'ensemble  des 
tarifs  put  être  enfermé  dans  un  cadre  clair  et  d'un  maniement 
facile. 

Deux  tableaux  distincts  furent  dressés.  Le  premier  donnait  les 
taxes  terminales;  chaque  pays  y  indiquait  le  taux  de  ses  correspon- 
danœs  pour  les  différens  contractans.  L'Italie  par  exemple  n'avait 
qu'une  taxe  pour  toutes  les  dépêches  échangées  avec  l'union  austro- 
allemande,  une  autre  pour  les  dépêches  échangées  avec  la  Belgique. 
La  division  en  régions  avait  entièrement  disparu,  au  moins  pour  ce 
qui  concerne  l'Europe,  une  seule  exception  étant  faite,  comme  nous 


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378 


REVUE   I>£S  DEUX   H<»KDES. 


l'avons  dit  déjà,  en  f  iveur  des  bureaux  russes  du  Caucase.  La  Rus- 
sie d'Asie,  la  Turquie  d'Asie,  intervenaient  seules  au  tableau  comme 
divisées  en  régions.  —  Le  second  tableau  donnait  de  même  les  dif- 
férens  transits.  Chaque  état  avait  fixé  les  siens  pour  chacun  des  eon- 
tractans,  suivant  sa  convenance,  en  tenant  compte  des  avantages 
respectivement  offerts.  Le  principe  de  la  liberté  avait  ainsi  prévalu, 
mais  le  contrôle  de  la  conférence  avait  harmonisé  les  résultats. 

La  taxe  d*état  à  état  résultait  facilement  de  ces  deux  tableaux. 
On  n'avait  qu'à  ajouter  les  taxes  de  transit  aux  taxes  terminales. 
Comme  d'ailleurs  elles  étaient  presque  toutes  échelonnées  entre 
50  centimes  et  S  francs,  il  en  résultait  un  tarif  très  simple  et  sur- 
tout très  modéré  (1).  La  convention  de  Paris  inaugrira  donc  une 
forte  réduction  dans  le  prix  des  dépêches.  Cette  réduction,  jointe 
aux  autres  facilités  qui  résultaient  du  traité,  imprima  en  réalité  use 
puissante  impulsion  à  la  correspondance  internationale. 

En  même  temps  que  le  taux  de  la  taxe  donnait  lieu  aux  débats 
dont  nous  avons  présenté  le  résumé,  la  conférence  réglait  «ne  sé- 
rie de  questions  accessoires  relatives  au  même  objet.  On  décidait 
que  le  franc  serait  l'unité  monétaire  employée  par  toutes  les  nations 
dans  la  composition  des  tarifs,  et  la  commission  arrêtait  la  valeur 
du  franc  estimée  en  monnaie  de  chaque  pays  (2).  Dn  esprit  de  sim- 
plification était  introduit  en  même  temps  dans  la  comptnbîlîté  inter- 
nationale. Ce  n'est  point  une  petite  diffic  Ité  que  d'établir  correc- 
tement et  en  toute  exactitude  le  décompte  de  ce  qui  revient  à  chaque 
pays  dans  la  taxe  des  dépêches.  Il  faut  enregistrer  chaque  télé- 
gramme en  particulier,  en  spécifier  le  nwnbre  de  mots,^  mettre  en 
évidence  les  frais  accessoires,  etc.;  c'est  un  détail  interminable.  La 
convention,  sans  prendre  à  cet  égard  de  mesures  bien  radicales, 
établit  du  moins  que  l'on  tâcherait  d'établir  les  décomptes  gêné- 


(!)  Les  exemples  suîvans,  pris  au  hasard,  permettront  de  Juger  dti  progrès  qui  était 
réalisé  sous  le  nq)port  du  prix  des  dépêches  : 


Tarif  wuveau. 
Dépêches  de  France  en  Turquie.    10  f. 
De  France  en  Russie  (le  Caucase 

excepté) 10  f.  50 

D*Italie  pour  la  Suède 0  f. 


Tarif  ancien. 

Dépè  hcs  de  Paris  pour  Constan- 
tinople 91  f. 

De  Paris  pour  Moscou 24  f. 

Dépêches  de  Naples  pour  Stoc- 
kholm  30  f. 


(2)  Les  yalcurs  ainsi  arrêtées  par  la  commission  sont  les  suivantes  :  en  Autriche 
40  kreuzcrs,  — >  dans  le  grand-duché  de  Bade,  en  Bavière  et  en  Wortemherg,  38  krea- 
zers,  —  en  Danemark  35  shillings,  ^  en  Espagne  40  écus,  — en  Grèce  1,11  drachmes, 
—  en  Hanovre,  en  Prusse,  en  Saxe  8  silbergros,  —  dans  les  Pays-Bas  50  cents,  -- 
en  Portugal  162  reis,  —  en  Russie  25  kopecks,  —  en  Suède  72  Ores,  —  en  Norvège 
22  shillings. 


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LA  TÉLÉGRAPHIE  LVTERNATIONALE.  379 

ranx  en  se  référant  seulement  an  nombre  des  dépêches  et  en  iiégU- 
geant  toutes  les  différences  qu'elles  présentent  (nombre  de  mots, 
frais  de  poste  et  d'exprès,  etc.);  mieux  encore,  on  chercherait  à 
établir,  en  opérant  sur  des  périodes  convenablement  choisies,  des 
moyennes  qui  éviteraient  une  comptabilité  détaillée. 

Il  faut  dire  que  jusqu'ici  les  faits  n'ont  donné  qu'une  médiocre 
satisfaction  an  désir  de  la  conférence.  La  méthode  qu'elle  a  recom- 
mandée n'est  entrée  que  péniblement  dans  la  pratique,  et  ce  n'est 
que  depuis  très  peu  de  temps  que  le  système  proclamé  en  1865 
commence  à  se  généraliser.  Il  a  reçu  pourtant  dans  un  cas  particu- 
lier une  application  brillante,  si  brillante  qu'elle  dépasse  môme  les 
modestes  espérances  que  la  commission  avait  formulées.  En  opérant 
comme  nous  l'indiquions  tout  à  l'heure,  on  réalise  des  simplifica- 
tions notables,  mais  en  somme  on  a  toujours  un  compte  à  tenir.  Ne 
pourrait -on,  dans  certaines  circonstances,  s'affranchir  de  tout 
compte?  Que  si,  en  examinant  les  moyennes,  on  arrive  à  recon- 
naître, dans  tel  ou  tel  cas  particulier,  que  la  circulation  est  la  même 
dans  les  deux  sens,  les  taxes  terminales  étant  d'ailleurs  équiva- 
lentes de  part  et  d'autre,  chacun  gardera  les  sommes  qu'il  a  per- 
çues, et  on  pourra  se  dispenser  de  l'échange  de  tout  décompte. 
Tel  est  le  fait  qui  se  présente  dans  les  rapports  de  la  Fiance  avec 
la  Prusse,  et  depuis  plusieurs  années  déjà  ces  deux  puissances  ont 
adopté  ce  mode  de  procéder  éminemment  commode,  qui  consiste 
à  supprimer  tout  décompte  international.  Ce  systènae,  récemment 
étendu  au  service  des  postes  dans  un  traité  conclu  entre  la  Prusse  et 
la  France,  a  donné  lieu  à  des  critiques  évidemment  mal  fondées. 
Il  y  a  là  un  exemple  qui  mérite  à  coup  sûr  d'être  imité,  et  dont  on 
pourrait  tirer  parti  dans  beaucoup  de  circonstances. 


IV. 

Après  avoir  ainsi  réglé  un  certain  nombre  de  questions  plus  ou 
roràos  professionnelles,  la  conférence  devait  s'occuper  d'assurer 
l'avenir  des  rapports  internationaux  et  la  continuité  de  l'œuvre 
qu'elle  inaugurait.  C'était  là  l'objet  du  titre  V*  du  projet  de  conven- 
tion. Et  d'abord  la  convention  elle-même  devait  être  soumise  à  des 
révisions  périodiques.  Des  conférences  auraient  lieu  à  cet  effet  suc- 
^^essivement  dans  la  capitale  de  chacun  des  états  contractans.  Le 
projet  fixait  à  deux  ans  l'intervalle  de  ces  réunions;  mais  on  fit  re- 
marquer qu'il  était  inutile  d'établir  une  périodicité  si  régulière  et 
<IHe,  sous  l'empire  des  traités  partiels  conclus  dans  le  passé  et  qui 
avaient  de  même  établi  des  réunions  périodiques,  on  avait  toujours 


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380  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

été  conduit  à  violer  les  délais  réglementaires.  Les  délégués  de  TAu- 
triche  proposèrent  en  conséquence  de  ne  point  fixer  d'époque  pour 
les  réunions;  on  s'assemblerait  sur  la  demande  de  trois  des  con- 
tractans  ou  sur  celle  de  Tétat  dont  la  capitale  serait  désignée  pour 
recevoir  les  délégués.  Plusieurs  membres  dans  la  réunion  répu- 
gnaient à  rester  dans  celte  sorte  d'incertitude.  Enfin  on  décida  que 
chaque  conférence  déterminerait  la  date  de  l'assemblée  suivante. 
La  prochaine  réunion  fut  alors  fixée  à  l'année  1868. 

Piacerons-nous  ici  un  petit  incident  qui  porte  avec  lui  son  ensei- 
gnement? L'envoyé  suédois,  représentant  d'un  pays  de  neiges,  où 
les  voyages  sont  incommodes  en  hiver,  demanda  que  le  projet  con- 
tint une  disposition  explicite  pour  limiter  à  la  saison  d'été  les  réu- 
nions des  commissaires.  On  lui  fit  remarquer  qu'un  pareil  article 
n'était  guère  de  nature  à  être  inséré  dans  le  traité,  mais  que,  Tex- 
pression  de  son  désir  demeurant  au  procès-verbal,  on  en  tiendrait 
nécessairement  compte  dans  l'avenir.  Le  délégué  suédois  se  déclara 
satisfait;  pourtant  la  date  à  laquelle  s'est  tenue  à  Rome  la  dernière 
conférence  (l"  décembre  1871)  montre  qu'il  eût  mieux  réussi  en 
exigeant  une  garantie  plus  formelle  :  l'envoyé  norvégien,  retenu 
par  la  difficulté  que  présente  aux  abords  de  décembre  la  naviga- 
tion de  la  Baltique,  ne  put  arriver  à  Piome  qu'au  cours  de  la  confé- 
rence. Ne  vous  fiez  pas  trop  aux  mentions  insérées  dans  les  procès- 
verbaux  des  assemblées  délibérantes;  rien  ne  vaut  un  bel  et  bon 
article  bien  précis. 

Les  questions  principales  étant  réservées  à  la  convention  et  aux 
conférences,  qui  devaient  périodiquement  les  réviser,  on  décida  que 
les  règles  de  détail  seraient  insérées  dans  un  règlement  arrêté  de 
concert  entre  les  différentes  administrations  t(^légraphiques;  ces  ad- 
ministrations pourraient  en  tout  temps  modifier  ce  règlement  ff  un 
commun  accord.  Pour  que  de  semblables  modifications  pussent  se 
faire  sans  désordre,  il  fallait  évidemment  créer  à  titre  permanent 
une  sorte  de  pouvoir  exécutif.  La  conférence  de  Paris  le  comprit. 
Néanmoins  elle  n'entra  que  faiblement  dans  cette  voie.  Elle  décida 
que  l'administration  de  l'état  où  se  serait  tenue  la  dernière  confé- 
rence recevrait  les  demandes  de  modification,  les  instruirait,  con- 
staterait l'assentiment  des  intéressés,  et  ferait  ensuite  toutes  les  no- 
tifications nécessaires. 

Comme  on  le  voit,  la  conférence  de  1865,  amenée  par  la  nature 
des  choses  à  instituer  une  sorte  d'hégémonie  télégraphique,  en 
limitait  strictement  l'action.  Les  diverses  administrations  restaient 
chargées  d'échanger  directement  entre  elles  les  renseignemens 
émanés  de  chacune  d'elles.  Chacun  s'engageait  d'ailleurs  à  dresser 
toutes  les  années  un  tableau  statistique  du  mouvement  des  dépê- 


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LA  TELEGRAPHIE  INTERNATIONALE,  381 

ches  sur  son  réseau  et  à  publier  tous  les  documens  relatifs  à  son 
administration  intérieure;  mais  ces  divers  élémens  n'étaient  pas 
centralisés;  chacun  conservait  le  soin  de  les  envoyer  à  qui  de  droit, 
ainsi  qu'il  avait  été  pratiqué  jusque-là  pour  les  pièces  analogues. 
On  fit  cependant  une  exception.  L'administration  française  fut  ex- 
pressément désignée  par  un  article  spécial  pour  dresser  et  publier 
périodiquement  une  carte  officielle  des  relations  télégraphiques  em- 
brassant l'ensemble  du  réseau  international.  La  France  devait  sans 
doute  cette  mission  exceptionnelle  à  la  publication  d'une  carte  du 
réseau  français  qui  venait  de  sortir  des  ateliers  de  Timprimerie  im- 
périale et  qui,  figurant  sous  des  couleurs  vives  et  variées  les  con- 
ducteurs télégraphiques  de  différente  nature,  avait  probablement 
séduit  les  délégués  par  son  aspect  élégant. 

Ici  nous  devons  dire  que  la  conférence  de  Paris,  si  elle  eût  adopté 
les  vues  de  l'administration  française,  eût  fait  un  pas  bien  plus  dé- 
cisif vers  l'établissement  d'une  véritable  hégémonie.  Le  projet  fran- 
çsds  contenait  le  germe  d'une  institution  qui,  momentanément 
ajournée,  fut  re^prise  plus  tard  à  Vienne  sous  le  nom  de  bureau  in- 
temaiionaL  Aux  termes  du  projet,  il  y  aurait  eu  une  commission 
composée  des  délégués  de  chacune  des  administrations  et  qui  eût 
été  chargée  de  «  dresser  la  carte  complète  des  réseaux,  publier  des 
tarifs  communs  et  procéder  à  toutes  les  études  d'utilité  générale.  » 
Elle  eût  fonctionné  dans  la  capitale  de  l'état  où  la  dernière  .confé- 
rence  aurait  été  tenue  et  sous  la  direction  du  chef  de  l'administra- 
tion télégraphique  de  cet  état.  On  objecta,  — ce  fut  le  délégué  sué- 
dois, —  que  les  travaux  d'utilité  commune  qui  pouvaient  se  placer 
entre  deux  conférences  n'étaient  pas  assez  considérables  pour  mo- 
tiver la  réunion  permanente  de  tant  de  délégués.  C'était  là  une 
raison  valable;  mais  il  était  facile  de  répondre  que  l'on  pouvait  li- 
miter le  nombre  des  délégués,  plusieurs  nations  pouvant  s'entendre 
pour  confier  un  mandat  commun  à  un  seul  agent;  la  commission 
pouvait  donc  se  réduire  à  un  aussi  petit  nombre  de  personnes  qu'il 
serait  jugé  nécessaire  dans  la  pratique.  En  fait  la  proposition  fut 
écartée  sans  grande  discussion,  et  les  délégués  français,  par  un  mo- 
tif facile  à  comprendre,  n'insistèrent  pas  sur  leur  projet.  Comme  la 
conférence  se  tenait  à  Paris  et  que  les  habitudes  du  passé  semblaient 
ainsi  assigner  à  la  France  l'espèce  d'hégémonie  dont  il  était  ques- 
tion, ils  craignirent  qu'on  ne  les  soupçonnât  de  vouloir  se  mettre  au 
premier  rang.  C'est  là  sans  doute  la  principale  raison  pour  laquelle 
fut  ajournée  l'institution  projetée  et  pour  laquelle  on  se  borna  aux 
demi-mesures. 

L'Europe  entière,  ou  bien  peu  s'en  faut,  avait  pris  part  à  la  con- 
vention. 11  fallait  cependant  prévoir  les  adhésions  qui  pourraient  se 


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382  ttiVUE   DES   DEUX  MONDES. 

produire  soit  de  la  part  d*autres  états,  soit  de  la  part  des  compa- 
gnies privées;  on  voyait  en  eflat  déjà  se  giouper  autour  du  réseau 
eui*opécn  toute  une  série  de  sociétés  concessionnaires  de  lignes 
sous-marines.  On  s'engageait  à  imposer  autant  que  possible  les  rè- 
gles de  la  convention  aux  compagnies  priyées  auxquelles  seraient 
concédées  des  lignes,  soit  sous-mariaes,  soit  terrestres.  Il  était  na- 
turel en  effet  que,  pour  jouir  du  bénéfice  de  la  convention,  pour 
profiter  des  taxes  si  réduites  qu'elle  instituait,  les  nouveaux  adhé- 
rens  apportassent  non-seulement  l'obligation  de  suivre  les  règles 
du  traité,  mais  aussi  un  système  de  taxes  en  harmonie  avec  le  taiif 
maintenant  arrêté.  Or  les  compagnies  sous-marines  ont  une  ten- 
dance aux  très  grosses  taxes.  Les  divers  états  s'engageaient  en 
commun  à  réogir  contre  elles.  Quant  aux  moyens  d'action,  aux 
modes  de  coercition  à  réserver  contre  les  nouveaux  adhérens,  la  com- 
mission aborda  ce  sujet,  mais  en  l'efBeurant  seulement.  Les  diffi- 
cultés n'étaient  pas  encore  bien  pressantes,  parce  que  les  réseaux 
sous-marins  ne  faisaient  que  de  naître. 

Les  dernières  séances  de  la  commission  furent*  employées  à  la 
réduction  du  règlement  annexe,  dont  l'administration  française 
fournit  encore  les  élémens.  Les  délégués  spéciaux,  ayaat  terminé 
leur  tâche,  purent  enfin  remettre  leur  travail  entre  les  mains  de  la 
conféieace  diplomatique  qui  devait  le  sanctioxmer.  Deux  séances 
générales  furent  encore  tenues  à  cet  effet  au  ministère  des  affaires 
étrangères,  et  M.  Drouyn  de  Lhuys,  dans  un  discours  de  clôture, 
put  à  bon  droit  faire  ressortir  les  services  que  venait  de  rendre  à 
TEurope  une  conférence  qui  était  un  véritable  congrès  de  la  paix, 
tt  S'il  est  vrai,  disait  le  ministre,  que  la  guerre  ne  provienne  sou- 
vent que  de  malentendus,  n'est-ce  pas  en  déti^uire  l'une  des  causes 
que  de  faciliter  entre  les  peuples  l'échange  des  idées  et  de  mettre 
à  leur  portée  ce  prodigieux  engin  de  transmission ,  ce  fluide  élec- 
trique sur  lequel  vole  la  pensée  à  travers  l'espace?..  De  plus,  ce  ne 
sera  pas  sans  avantages  réciproques  que  des  hommes  d'élite,  placés 
à  la  tète  de  grands  services  publics  dans  leur  pays,  seront  venus  de 
tous  les  points  de  l'Europe  mettre  en  commun  les  résultats  de  leur 
expérience  et  constituer  une  sorte  d'enseignement  mutael  de  haute 
adminlstratîoD»  Il  est  certain  que  les  relations  personnelles  qui 
viennent  de  s'établir  entre  les  chefs  des  services  télégraphiques  de 
tous  les  états  du  continent  faciliteront,  dans  la  pratique,  les  rap- 
ports  officiels,  et  contribueront  à  aplanir  ces  difficultés  que  les  rë- 
glemens  les  mieux  concertés  ne  sauraient  toujours  prérveoir.  » 

On  avait  effectivement  sous  les  yeux  un  exemple  décisif  de  ce  que 
le  rapprochement  des  iadividas  peut  faire  pour  tempérer  les  difficul- 
tés administratives  ou  politiques.  Les  rapports  étaient  des  plus  tea- 


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LA   TiLÉGRAPUlfi    LMERNAJNIONALE.  S83 

dus,  à  l'époque  de  la  conférence  de  PîU'is,  entre  l'Autriche  et  ritaUe. 
Les  délégués  respectifs  des  deux  pays  se  regardaient  de  mauvais 
œil  au  sein  de  la  commission  et  ne  laissaient  pas  de  se  parler  d'un  ton 
acerbe.  Les  signatures  mêmes  des  deux  ambassadeurs  étaient  comme 
étonnées  de  se  rencontrer  sur  un  même  instrument  diplomatique» 
et  c'est  là  sans  doute  ce  que  voulait  dire  M.  Drouyn  de  Lhuys  dans 
cette  phrase  un  peu  énigmatique  :  «  Il  faut  remarquer  que»  la  con- 
vention qui  vient  d'être  négociée  n'ayant  eu  pour  objet  que  les 
règles  d'un  service  international,  la  signature  de  cette  convention 
ne  saurait»  au  point  de  vue  politique,  préjudicier  en  rien  à  l'atti- 
tude et  aux  rapports  des  gouveraemens  entre  eux.  »  En  bon  fran- 
çais, cela  voulait  dire  que  MM.  Nigra  et  de  Metternich  conservaient 
le  droit  de  se  détester  et  de  se  combattre  oiBciellement.  Fâcheuse 
réserve!  dirons-nous.  Non;  d'ailleurs  il  n'est  pas  vrai  que  l'entente 
établie  sur  les  questions  administratives  laisse  toute  carrière  aux 
mésintelligences  politiques.  Signons  autant  d'arrangemens  spéciaux 
qu'il  sera  possible,  et  soyons  sûrs  que  les  haines  nationales  se  trou- 
yeroût  amorties  d'autant. 

Nous  voUà  rameni^s  à  notre  point  de  départ.  C'est  une  œuvre 
fructueuse  entre  toutes  et  véritablement  digne  d'intérêt  que  celle 
que  les  délégués  de  l'Europe  viennent  de  faire  sous  nos  yeux  au- 
tour du  tapis  vert  de  la  conférence  de  Paris.  Quelles  que  soient  les 
questions  traitées,  n'est-ce  point  un  spectacle  plein  d'enseignemens 
que  de  voir  les  représ. ntans  de  l'Europe  entière  assemblés  dans 
un  dessein  d'utilité  commune?  Au  travail  proposé,  chacun  apporte 
ses  aptitudes  spéciales;  chacun  prend  sa  part  à  l'œuvre  d'ensemble. 
Voici  d'abord  le  Français  :  il  fournit  sa  langue,  cette  sorte  de  langue 
universelle,  qui  ne  perdra  sans  doute  pas  de  sitôt  le  privilège  de 
servir  aux  relations  internationales;  il  apporte  encore  cet  esprit  de 
généralisation  qui  étend  et  élève  les  questions.  Voici  le  Prussien; 
ralde  et  méticuleux,  il  oblige  la  conférence  à  régler  toute  sorte  de 
points  secondaires,  ne  voulant  rien  laisser  à  l'interprétation  de 
Tavenir.  Le  Russe  est  autoritaire;  il  sera  de  bon  conseil  dans  un 
service  où  la  centralisation  est  indispensable,  où  l'unité  de  direc- 
tion est  impérieusement  commandée  par  les  besoins  de  la  pratique. 
L'Italien  a  depuis  quelques  années  fait  preuve  d'une  merveilleuse 
habileté  à  régler  tous  les  détails  administratifs;  il  fournit  naturel- 
lement à  une  conférence  européenne  des  vues  fines  et  ingénieuses; 
la  statistique,  dont  il  a  fait  un  art,  donne  entre  ses  mains  les  leçons 
les  plus  élégantes.  Voici  l'Espagnol,  qui  se  laisse  emporter  par 
quelques  idées  absolues;  il  touche  parfois  à  la  chimère,  et  on  re- 
connaît chez  lui  à  quelques  traces  le  tempérament  du  héros  de  Cer- 
vantes. Voici  encore  le  Suisse  d'un  côté,  le  Belge  de  l'autre;  leurs 


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38&  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

pays  sont  petits,  mais  le  rôle  en  est  grand;  ce  sont  des  hommes 
d'expérience,  des  fonctionnaires  laborieux,  rompus  à  tous  les  dé- 
tails du  service,  des  guides  sûrs  auxquels  la  conférence  pourra  re- 
courir chaque  fois  qu'elle  perdra  sa  route.  Le  fez  ottoman  ne  dé- 
pare point  une  semblable  réunion;  l'envoyé  turc,  sans  suggérer  de 
solution  originale,  accepte  du  moins  avec  grâce  celles  que  FEurope 
élabore;  il  apporte  au  milieu  de  ses  collègues  le6  raffinemens  sub- 
tils de  la  politesse  orientale. 

Pour  en  revenir  aux  délégués  de  1865,  signalons  l'heureuse  har- 
monie qui  a  régné  entre  eux.  Leur  œuvre  a  répondu  parfaitement 
à  l'esprit  qui  avait  provoqué  leur  réunion.  La  France,  avons-nous 
dit,  avait  fourni,  par  son  avant-projet,  la  matière  des  délibérations 
et  le  canevas  de  l'œuvre  commune;  la  conférence  s'est  associée  sans 
réserve  à  l'idée  française,  et  s'en  est  pénétrée  de  telle  sorte  qu'elle 
a  mis,  dans  les  corrections  qu'elle  faisait  au  projet  primitif,  le  sen- 
timent d'ordre  et  de  méthode  avec  lequel  il  avait  été  préparé.  Aussi 
la  convention  signée  en  1865  a  subsisté  depuis  lors  sans  modifica- 
tions importantes  et  n'a  demandé  dans  la  pratique  que  des  perfec- 
tionnemens  de  détail.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  cette  œuvre  fût  par- 
faite :  nous  avons  signalé,  chemin  faisant,  un  des  points  principaux 
où  elle  laissait  à  désirer.  On  avait  proclamé  l'association  désintérêts 
et  posé  les  règles  d'une  exploitation  commune  dans  le  service  télé- 
graphique, on  avait  fondé  d'une  manière  durable  l'institution  des 
conférences  périodiques;  mais  la  direction  du  service,  dans  l'inter- 
valle des  conférences,  restait  incertaine  et  flottante.  C'est  de  ce  côté 
surtout  qu'il  y  avait  des  progrès  à  réaliser.  Il  nous  reste  à  dire  ce 
qui  depuis  lors  a  été  fait  dans  ce  sens. 


i  Edgar  Saveney. 

(/^  seconde  partie  à  un  procfiain  n*».) 


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LE 

ROYAUME  DE  WESTPHALIE 


ET 


JEROME  BONAPARTE 


d'après    lis  documiitb  allbmanos 


BT    rRANÇAIS 


I.  h  Moniteur  loestphalien,  1807-1813,  journal  bilingue.  —  II.  Mémoirti  et  Correspondance 
du  roi  Jérôme,  7  toI.,  1861-1868  (renfermant  le  Journal  de  la  reine  Catherine,  les  rapporta 
de  Reinhard,  etc.).  —  II I.  Correspondance  de  Napoléon  1er,  u  XIII  et  suiv.  —  IV.  Le 
Bfiyaume  de  Wesiphalie,  Jérôme  Buonapœte,  sa  cour,  ses  favoris,  ses  ministres,  Paris  1820. 
—  V.  Bmestine  Ton  L ,  Kônig  Jérôme  und  seine  Familie  im  Exil,  Leiprig  J870.  — 
VI.  Lyncker,  Gcschieftte  der  Insurreetionen  tviderdas  u>estpltàlisehe  Gouvernement,  Oœttingen 
1880.  —  VII.  Vehse,  Geschichte  derdeutschen  ffôfe  seit  der  Re formation,  48  vol.,  Hambourg 
1851^.  _  Yiil.  Berlepsch,  Sammlung  wielitiger  Uikunden  und  Aetenstûcke.  —  IX.  Ruck- 
hlidse  auf  die  Zeit  ,df9  westphàlisehen  KœnigrHehes,  dans  la  JUinerva,  juillet  1326.  — 
X.  Oemian,  StaSistik  der  Uheinbandstaaten,  i  toI.,  Francfort  1812.  —  XI.  Voyex  aussi  un 
corieoz  roman  de  Kœnig,  Kônig  Jerome's  Cameval,  Leipzig  185ô. 


I. 

LA    FONDATION    DU    ROYAUME    DE    WESTPHàLIE. 

Depuis  le  triomphe  inespéré  des  armes  prussiennes,  l'esprit  alle- 
mand s'est  subitement  enorgueilli  au  point  d'oublier  qu'il  dût  quel- 
que chose  à  l'esprit  français.  Pour  employer  le  langage  d'outre-Rhin, 
le  germanisme  [deutschthum)  prétend  ne  plus  rien  avoir  de  commun 
avec  le  romanisme  {welschthum).  Il  se  targue  fièrement  de  la  pu- 
reté de  son  sang  et  de  l'originalité  de  ses  conceptions.  Il  ne  nous 
doit  rien;  de  quoi  se  compose  après  tout  notre  bagage  (1)?  La  révo- 

(l)  t  Si  les  Français  ne  vealent  pas  s'abtmer  entiôrement  dans  la  vieille  corruptioa 
Tovi  CL  —  1872.  25 


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3M  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

lution  française,  les  idées  françaises  sont  des  hâbleries  parisiennes 
que  le  pur  germanisme  doit  rejeter  au  même  titre  que  ces  modes 
françaises  dont  on  a  trop  longtemps  subi  l'empire.  On  ne  veut 
plus  de  nos  chiffons  d'aucune  sorte.  Ce  dédain  subit  pour  les  clioses 
françaises  étonne  bien  un  peu  ceux  qui  savent  tout  ce  qu'il  y  a  de 
matériaux  français  dans  la  civilisation  allemande.  Sans  remonter 
trop  loin  dans  le  passé,  peut-on  oublier  que  Berlin  doit  sa  fortune 
à  l'immigration  des  protestans  français,  et  que  le  point  de  départ 
des  progrès  scientiGques  et  philosophiques  de  la  Prusse,  c'est  la 
domination  de  l'esprit  français  à  la  cour  de  Frédéric  II?  La  révolu- 
tion et  l'empire  ont  fait  plus  :  l'Allemagne  occidentale  tout  entière 
est  devenue,  par  nos  victoires  et  par  nos  exemples,  une  sorte  de 
Germanie  française.  La  rive  gauche  du  Rhin  a  fait  partie  intégrante 
de  notre  territoire  pendant  vingt  ans.  Sur  la  rive  droite,  dans  les 
cours  et  les  capitales  de  la  confédération  du  Rhin,  à  Garlsrube,  à 
Stuttgart,  à  Munich,  à  Darmstadt,  on  voyait  dans  la  France  l'amie 
et  l'alliée,  dans  la  Prusse  et  l'Autriche  l'étranger  et  l'ennemi. 
C'est  sous  nos  drapeaux,  sous  les  ordres  de  nos  généraux  que  se 
sont  formées  les  armées  badoise,  bavaroise,  hessoise,  wurtem- 
bergeoise,  thuringienne,  saxonne.  Partout  on  ne  parlait  que  la 
langue  française,  on  ne  lisait  que  les  livres  français,  on  n'imitait 
que  les  administrateurs  et  les  militaires  français.  C'était  le  code 
Napoléon  qui,  du  Rhin  à  l'Elbe,  détrônait  les  vieilles  lois  souabes, 
boîavares  ou  saxonnes.  Cependant  Napoléon  voulut  donner  de  plus 
parfaits  a  modèles  »  de  réorganisation  et  d'administration  française 
à  nos  imitateurs  d'outre-Rhin.  Sur  la  rive  droite  du  grand  fleuve, 
au  cœur  même  de  l'Allemagne,  il  créa  de  toutes  pièces  trois  états 
franco-allemands,  de  grandeur  inégale,  mais  également  fondés  sur 
les  lois  et  les  principes  qui  régissaient  la  France.  Alors  s'élevèrent 
successivement  le  grand-duché  de  Berg  en  1806,  le  royaume  de 
Westphalie  en  1807,  le  grand-duché  de  Francfort  ou  état  du  prince- 
primat  en  1810.  Le  grand-duché  de  Francfort,  comme  l'électeur- 

et  friTolité  gallo-romaine,  ce  qu'ils  ont  de  mieux  à  faire,  c'est  de  se  réconcilier  loya- 
lement avec  nous,  Allemands,  et  d'apprendre  enfin  quelque  chose  de  nous,  qui  arons 
imité  si  longtemps  leurs  extravagances...  n  y  a  encore  parmi  eux  quelques  bons  élé- 
mens  qui  proviennent  du  sang  germanique,  franc,  bnrgonde,  wisigotb,  qui  couk  daos 
leurs  veine»,  etc.  »  W.  Menzel,  Elsats  und  Loihringen  sind  und  bMben  unter,  Stutt- 
gart 1870.  —Avec  un  peu  plus  de  méoagemeos  que  le  vieux  mangtur  de  Français,  les 
historiens  plus  sérieui  disent  à  peu  près  la  même  chose.  «Longtemps  Timagination  de 
tous  les  libéraux  en  Europe  a  été  possédée  de  cette  idée  que  la  révolution  françaîie 
avait  été  le  point  de  départ  d'une  ère  nouvelle,  et  que  son  programme  avidt  été  le  mo- 
dèle do  toutes  les  créations  futures  de  la  liberté,  n  Pi^ace  du  t.  IV,  partie  n,  d0 
VHûtoire  de  la  névolutUm  par  M.  de  Sybel  (Dûsseldorfif  1871),  qui  a  «  changé  tout 


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LE  BOTAUHE  M  WESTPHAlIE,  387 

archevêque  Dalbergle  proclamait  dans  sa  patente  constitatîonnelle, 
n'était  qu'une  copie  du  royaume  de  Westphalie;  le  grand-duché  de 
Berg  au  contraire  peut  en  être  regardé  comme  l'ébauche. 

Avant  les  fatales  réunions  de  1811  (Oldenburg,  Hanovre,  vîH6S 
haoséatiques),  Napoléon  I""  avait  paru  tenir  fortement  à  ce  principe 
que  le  Rhin  devait  former  la  limite  de  la  France.  Il  ne  voulut  rien 
prendre  pour  elle,  ni  des  dépouilles  autrichiennes  en  1805,  ni  des 
dépouilles  prussiennes  en  1806.  <(  J'ai  assez  du  Rhin,  »  était  le 
mot  qu'il  répétait  sans  cesse  à  ses  confidens  et  aux  députations 
berlinoises.  En  1808,  lorsque  le  sénatus-consulte  du  21  janvier 
réunit  à  l'empire  les  villes  et  territoires  de  Kehl,  Castel,  Wesel, 
FIessiDgue,lesconsidéransde  cetacteinvoquaientleméme  principe: 
«  Si  l'extrême  modération  de  sa  majesté  l'empereur  et  roi  n'avait 
déjà  éclaté  aux  yeux  de  TEurope,...  on  s'étonnerait  sans  doute  de 
voir  un  prince,  dont  les  aigles  ont  victorieusement  plané  depids 
l'Adriatique  jusqu'au  Niémen,  convoquer  solennellement  le  sénat 
français  pour  ne  lui  proposer  la  conservation  que  de  quatre  points 
pour  amsi  dire  imperceptibles  dans  l'immense  étendue  de  ses  con- 
quêtes... Son  génie  a  fait  la  France  assez  grande.  » 

Mais  constituer  en  pleine  Allemagne  un  état  presque  français,  plus 
étroitement  rattaché  à  la  France,  à  Tempire,  à  la  dynastie,  que  les 
états  allemands  de  la  confédération,  qui  implanterait  en  Germanie 
les  institutions,  les  lois,  presque  la  langue  et  le  sang  français,  qui, 
gouverné  par  un  prince  de  la  famille  impériale,  recevrait  plus  di- 
rectement les  ordres  et  les  inspirations  de  l'empereur,  était  une 
idée  déjà  ancienne  chez  Napoléon.  Dès  180Ô,  cette  idée  avait  pris 
corps  dans  le  grand-duché  de  Berg.  Formé  de  territoires  cédés 
parla  Bavière,  la  Prusse  ou  la  maison  de  Nassau,  peuplé  d'envi- 
ron 900,000  habitans,  situé  sur  le  Rhin,  à  la  frontière  même  et  sous 
la  protection  immédiate  de  la  France,  avec  ses  cantons  industriels 
de  la  Marck  et  sa  capitale  artistique  et  lettrée  de  DûsseldoriT,  9 
constituadt  un  charmant  état.  On  y  avait  établi  Tégalîté  devait 
loi  du  bourgeois  et  du  paysan,  du  maître  et  du  compagnon,  de 
Fancien  serf  et  de  l'ancien  seigneur.  On  avait  aussi  fait  sa  part  à  la 
liberté  :  comme  à  Francfort  et  dans  la  Westphalie,  il  devait  y  avoir  à 
Diisseldorif  une  représentation  nationale  fondée  sur  les  célèbres 
maximes  de  l'an  vui.  Les  communes,  les  districts,  les  départemens 
avaient  leurs  conseils  quasi-électifs  à  côté  des  agens  du  pouvoir  cen- 
tral. L'égalité  religieuse  s'était  établie  entre  les  catholiques  deDûs- 
scldorff,  les  réformés  de  Nassau,  les  luthériens  de  la  Marck;  en  1811, 
quand  l'empereur  visita  le  grand-duché,  on  lui  présenta  en  une 
seule  députation  les  ministres  des  différons  cultes,  et  c'est  le  rab- 
bin qui  fit  le  compliment.  Naturellement  on  dota  te  nouvel  état  du 


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388  BEYDE  DES  DEUX  MONDES. 

oode  Napoléon,  de  la  conscription,  du  système  décimal  des  poids 
et  mesures,  etc. 

Napoléon  avait  donné  à  son  beau-frère  Murât,  devenu  son  altesse 
royale  le  grand-duc  Joacbim,  les  plus  sages  conseils.  «  Ne  vous 
pressez  pas,  lui  disait-il;  pour  bien  constituer  le  pays  de  Berg  et 
Glèves,  il  faut  se  donner  le  temps  d* observer  et  de  voir.  Faites  re- 
cueillir tous  les  renseignemens,  après  quoi  il  vous  sera  possible 
d'arriver  à  une  organisation  qui  convienne  aux  habitans  et  à  vous, 
et  qui  rende  vos  voisins  envieux  de  faire  partie  de  votre  domina- 
tion. Cest  là  surtout  le  but  qu*il  faut  se  proposer  (â  août  1806).  » 
Malheureusement  le  prince  Murât,  et  surtout  sa  femme  Caroline, 
ambitieuse  comme  une  Bonaparte,  se  trouvaient  déjà  déplacés  dans 
un  simple  grand-duché.  Il  fallait  à  Murât  une  couronne  royale  : 
l'Espagne  surtout  lui  souriait;  Naples  ne  fut  qu'un  pis-aller.  Dans 
ses  courtes  apparitions  à  Dûsseldoriï,  il  éblouit,  il  séduisit  ces  po- 
pulations belliqueuses  par  ses  façons  de  paladin,  ses  panaches  et 
ses  costumes  de  théâtre,  sa  belle  prestance  militaire,  la  réputation 
de  ses  hauts  faits,  sa  hâblerie  méridionale;  mais  il  s'y  occupa  surtout 
à  faire  un  peu  d'argent  aux  dépens  des  forêts  et  des  domaines. 
Il  traita  les  affaires  du  grand-duché  comme  il  eût  mené  une  charge 
de  cavalerie.  Il  manqua  même  de  se  faire  déclarer  la  guerre  par 
le  roi  de  Prusse,  et  parla  un  jour  de  s'enfermer  dans  Wesel  pour  y 
soutenir  un  siège  contre  Napoléon.  Quand  il  «  passa  roi  de  Naples,  » 
l'empereur  disposa  du  grand-duché  en  faveur  d'un  fils  de  Louis  de 
Hollande.  Administré  par  un  conseil  de  tutelle  dont  fut  membre  le 
comte  Beugnot  (1),  Berg  cessa  de  figurer  dans  les  grands  projets 
napoléoniens  de  remaniement  de  l'Allemagne.  Citait  le  tour  de  la 
Westphalie. 

Les  projets  de  Napoléon  se  précisent  et  s'agrandissent  à  mesure 
que  les  circonstances  semblent  les  favoriser.  Après  la  déclaration 
de  guerre  à  la  Prusse,  c'est  déjà  un  grand  état,  c'est  un  royaume 
qu'il  veut  fonder,  c'est  un  de  ses  frères  qu'il  veut  asseoir  sur  ce 
trône  nouveau.  La  sollicitude  toute  spéciale  avec  laquelle  il  suit  les 
progrès  ou  les  fautes  de  son  frère  Jérôme,  l'âpreté  avec  laquelle  il 
combat  le  mariage  avec  M"*  Patterson,  cette  alliance  wurtember- 
geoise  décidée  dans  les  premiers  mois  de  1806,  ce  commandement 
en  chef  des  auxiliaires  bavarois  et  wurtembergeois  confié  à  un  jeune 
homme  qu'on  voulait  signaler  à  l'attention  du  monde  et  surtout 
de  l'Allemagne,  ne  laissent  aucun  doute  sur  l'objet  de  son  choix* 
Après  léna,  il  sait  où  il  placera  le  nouveau  royaume;  après  la  chute 
de  l'électeur  de  Hesse-Cassel,  il  sait  quelle  en  sera  la  capitale;  en 

(1)  Voyez  les  Mémoires  da  oomte  Beugnot,  2  toI.  in-8*;  Paris  iSCS. 


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LE  BOYAUME   DE   WESTPHALIE.  389 

décembre  1806,  îl  en  a  déjà  déterminé  les  limites,  car,  dans  un 
traité  du  11  décembre  avec  l'électeur  de  Saxe,  il  oblige  celui-ci  à 
céder  au  prince  désigné  par  sa  majesté  l'empereur  des  Français, 
roi  dllalicy  ses  possessions  de  Thuringe  situées  entre  l'Eichsfeld 
et  Erfurt.  Après  avoir  hésité  longtemps  s'il  n'y  engloberait  pas  les 
petits  duchés  saxons  de  Weimar,  Gotha,  Coburg,  Meîningen,  Hild- 
bnrgbausen,  il  se  décide  à  ne  pas  lui  faire  dépasser  le  cours  de  la 
Werra.  Il  nous  reste  à  voir  aux  dépens  de  quelles  dynasties  Napo- 
léon réussit  à  établir  la  sienne  sur  un  des  trônes  de  l'Allemagne 
nouvelle, 

I. 

La  journée  du  là  octobre  1806  fut  le  coup  de  mort  de  la  domina- 
tion prussienne  en  Allemagne.  La  puissance  morale  fondée  par  Fré- 
déric 11  fut  brisée  comme  la  puissance  matérielle;  le  fruit  de  tant 
d'efforts  depuis  la  fameuse  ligue  des  princes  pour  amener  les  états 
secondaires  de  l'Allemagne  à  se  ranger  sous  Thégémonie  prus- 
sienne parut  perdu.  Les  cliens  de  la  Prusse  furent  partout  sacri- 
fiés. Dans  l'Allemagne  occidentale,  trois  maisons  souveraines  avaient 
«  cessé  de  régner.  »  La  maison  d'Orange,  qui  avait  déjà  été  chassée 
de  Hollande,  terminait  son  éphémère  domination  àFuIda;  son  chef 
avait  commandé  une  division  de  l'armée  prussienne,  c'en  fut  assez 
pour  attirer  la  colère  intéressée  de  l'empereur.  Deux  autres  dynas- 
ties, qui  avaient  jeté  dans  les  pays  qu'elles  gouvernaient  des  racines 
profondes  et  dont  la  fortune  remontait  aux  origines  mêmes  de  l'Alle- 
magne, ne  coûtèrent  pas  plus  d'effort  à  déraciner  :  la  Hesse-Gassel  et 
Brunswick. 

Il  est  curieux  que  la  Hesse-Gassel  ait  deux  fois,  en  1806  et  en 
1866,  payé  les  frais  de  la  réorganisation  de  l'Allemagne.  Le  fonda- 
teur de  la  confédération  du  Rhin  la  rencontra  sur  son  chemin, 
comme  plus  tard  le  promoteur  de  la  confédération  de  V Allemagne 
du  nord;  tous  deux  la  brisèrent  sans  pitié. 

Le  landgrave  Guillaume,  qui  fut  plus  tard  Guillaume  !•%  électeur 
de  Besse-Cassel,  était  né  en  1743  du  landgrave  Frédéric  II  et  d'une 
mère  anglaise,  Marie,  fille  du  roi  George  II.  Quand  le  landgrave 
Frédéric  se  fit  catholique,  il  fallut  donner  des  garanties  aux  senti- 
mens  protestans  du  pays  violemment  surexcités.  Sous  la  médiation 
du  roi  de  Prusse  Frédéric  le  Grand  fut  conclu  un  acte  de  garantie 
religieuse  (1754),  en  vertu  duquel  le  prince  héritier  dut  être  soi- 
gneusement élevé  dans  la  religion  de  ses  pères  et  obtenir  à  sa  ma- 
jorité le  gouvernement  du  comté  de  Hanau.  Élevé  à  Gœttingen, 
puis  à  la  cour  de  son  oncle  Frédéric  Y  de  Danemark,  il  dut  partager 
avec  ses  deux  frères,  Charles  et  Frédéric,  les  leçons  excellentes 


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300  B£YC£  DBS  DEUX  II0KDE8. 

de^Severy,  dont  le  premier  nous  parle  dans  ses  mémoires  (1).  Guil* 
laume  profita  médiocrement  de  ces  leçons  exceptionnelles,  et  res- 
sembla fort  peu  à  son  frère  Charles,  dont  l'esprit  était  si  ouvert 
aux  idées  nouvelles  et  même  chimériques  du  siècle.  Un  touriste  sué- 
dois, Biomstal,  qui  le  visita  en  177A  à  sa  petite  cour  de  Hanao, 
assure  pourtant  qu'il  était  «  grand  ami  des  sciences^  et  qu'il  vivait 
pour  ainsi  dire  dans  sa  bibliothèque.  »  Il  avait  même  écrit  de  sa 
propre  main  des  Tableaux  de  Vhistoire  de  Hanau^  de  la  Hetse* 
Cas$el  et  de  la  France^  un  arbre  généalogique  des  landgraves  de 
Cassel  et  des  comtes  de  Hanau,  une  Histoire  des  Romains  depuis 
Auguste  jusqu'à  Sigismond^  etc.  Il  prenait  plaisir  à  graver  sur 
cuivre,  à  sculpter,  à  tourner,  à  dessiner  des  cartes  et  des  plans; 
mais  ce  qu'il  devait  préférer  à  l'histoire  d'Auguste  et  de  Sigismond, 
c'était  de  faire  manœuvrer  les  deux  bataillons  de  troupes  hano- 
vriemies  que  le  roi  d'Angleterre  entretenait  à  Hanau  pour  le  main- 
tien de  Yacte  de  garanlie.  Une  fois  soustrait  à  l'influence  de  sa 
mère,  l'intelligente  et  lettrée  Marie  d'Angleterre,  il  dut  redevenir 
ce  qu'il  avait  toujours  été  virtuellement  :  un  maniaque  de  milita- 
risme et  un  trafiquant  de  chair  humaine.  Après  avoir  servi  sous  la 
drapeaux  du  grand  Frédéric,  il  en  devint,  conome  tant  d'autres, 
l'inintelligent  et  fanatique  admirateur. 

En  178&,  le  landgrave  Frédéric  rappela  ses  trois  fils  à  Cassel  et 
les  présenta  aux  troupes.  «  On  pleura  ai  fort,  écrivait  Forster,  que 
tous  les  soldats  sous  les  armes  versèrent  des  larmes  lorsque  le  land- 
grave proclama  son  fils  Guillaume  lieutenant-général  de  toutes  les 
troupes  hessoises.  Lui-même  pleura  longtemps,  et  tous  les  princes 
aussi.  Les  princes  Charles  et  Frédéric  couraient  à  leurs  connais- 
sances parmi  les  officiers  et  disaient  :  Gloire  et  merci  à  Dieu  Imam- 
tenant  nous  voici  de  nouveau  tous  ensemble.  »  —  Guillaume  était 
peu  fait  pour  comprendre  ces  épanchemens  et  ces  effusions.  Il  était 
au  contraire  froid  calculateur,  étranger  à  toute  vaine  sentimenta- 
lité. Dans  tous  les  grands  événemens  du  siècle,  il  ne  vit  qu'une 
série  de  bonnes  affaires,  dans  ces  soldats  si  sensibles  une  marchan- 
dise. Il  considérait  l'art  militdre  comme  une  lucrative  indostrie 
qui  méritait  toute  sa  sollicitude.  Il  s'occupait  à  bifin  affermer  ses 
hommes,  i  bien  placer  l'argent  qu'il  en  tirait.  S'il  tenait  tant  aux 
minuties  de  caserne,  c'était  pour  que  ses  régîmens  eussent  melUeur 
air  et  fussent  de  plus  facile  défaite.  Lorsqu'il  prit  le  gouvemem^t, 
il  renonça  au  luxe,  aux  frais  inuâles.  Les  marquis  français,  Lucbet, 
Trestondam,  Nerciat,  qui  avaient  été  sous  son  père  surintendans  de 
la  musique  et  du  théâtre,  furent  congédiés.  L'université  de  Cassel 

(1)  M.  Saint-Kcné  Taillandier,  Un  prince  allemand  au  dix^Huitièm  tiêck,  diBS  1*^ 
Msnàê  des  1«  décembre  1865  et  15  février  1860. 


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LE   BaTAiniB  DK  WfiSTPHAUE.  S91 

eot  les  virres  coupés;  les  Mûller,  les  Forster,  les  Sœomiering,  les 
Dohm  durent  aller  chercher  fortune  ailleurs.  Même  dans  le  mili- 
'  laire  il  ne  voulait  pas  de  dépenses  de  fantaisie  :  il  fondit  la  garde 
dans  les  régimens  de  ligne.  Tout  le  monde  était  soldat  dans  la 
Hesse-Cassel  :  33,000  hommes  sur  600,000  habitans  portaient 
romforme;  mais  il  distinguait  entre  régimens  de  campagne,  régi- 
mcDs  de  garnison  ou  milices  rurales,  et  ne  donnait  de  solde  qu'aux 
premiers,  environ  à  A,000  ou  5,000  hommes.  Le  soldat  et  le  sous- 
officier  étaient  instruits,  honnêtes,  braves,  aveuglément  dévoués 
au  maître.  Le  corps  d'officiers  au  contraire  était  médiocre:  les  mi- 
nuties et  l'avidité  mercantile  de  l'électeur  rebutaient  ceux  qui 
avaient  conscience  de  leur  mérite;  ils  prenaient  du  service  à  l'étran- 
ger. Les  instincts  autoritaires  du  prince  ne  lui  permettaient  pas 
d'onvrir  le  corps  d*officiers  aux  ce  bas-officiers  ;  »  il  ne  restait  donc 
plus  pour  commander  l'armée  qu'une  noblesse  incapable,  insolente 
pour  le  bourgeois,  dure  pour  le  soldat,  d'autant  plus  servile  plus 
tard  devant  les  conquérans  étrangers. 

Ces  troupes  ne  recevaient  d'instruction  sérieuse  que  sur  les 
champs  de  bataille  britanniques.  L'électeur  n'entendait  rien  à  l'art 
de  Frédéric  IL  En  revanche,  il  passa,  dit-on,  plus  d'une  année  à 
disputer  avec  ses  conseillers  «  la  question  du  raccourcissement  des 
queues.  »  U  sortit  de  ses  méditations  un  règlement  fameux  où  la 
longueur,  la  grosseur  de  cet  appendice  militaire,  la  forme  du  nœud, 
la  couleur  du  ruban,  étaient  soigneusement  déterminées,  a  La  queue, 
dilKcenig,  était  le  pendule  qui,  dans  l'administration  comme  dans 
la  société,  mettait  tout  en  mouvement.  »  Guillaume,  malgré  tant  de 
Ticissitudes,  resta  fidèle  à  ce  grand  principe.  Lorsqu'on  1813  il  fut 
restauré  dans  ses  états,  son  premier  soin  fut  de  restaurer  les  queues, 
supprimées  par  le  roi  Jérôme  et  l'empereur  Napoléon;  mais,  comme 
ces  deux  usurpateurs  avaient  fait  couper  les  cheveux  de  l'armée, 
il  fallut  bien  se  contenter,  pendant  quelque  temps,  de  queues  pos- 
tiches. Des  étudlans  de  Gœttingen,  qui  s'étaient  permis  de  se  pro- 
mener en  voiture  avec  des  queues  gigantesques  qui  tombaioit  des 
portières  jusque  sous  les  roues,  faillirent  s'attirer  une  mauvaise 
affaire. 

L'électeur  était  fort  soigneux  de  sa  fortune.  Le  jour  de  son  avè- 
nement, les  états  du  pays  lui  offrirent  un  don  gratuit  de  100,000  tha- 
lers.  Il  refusa  en  déclarant  que,  a  bien  éloigné  de  vouloir  augmenter 
les  charges  de  ses  fidèles  sujets,  il  ne  songeait  au  contraire  qu'à  les 
^Kmioùer;  »  mais,  avant  la  fin  de  la  session,  il  leur  présenta  une 
note  de  1,100,000  thalers,  qu'on  était  censé  redevoîr  à  la  couronne 
ponr  les  impôts  arriérés  depuis  170A.  Pour  encourager  le  commerce 
et  l'industrie,  il  prêtait  à  ses  sujets,  mais  ne  prêtait  qu'aux  riches  : 
il  faisait  impitoyablement  rentrer  les  capitaux  à  l'échéance  et  per- 


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392  BEYUE  DES  DEUX  MORDES. 

cevait  rigoureusement  les  intérêts.  II  ne  tarda  pas  à  devenir  un  des 
princes  les  plus  riches  de  l'Allemagne  :  on  évaluait  son  trésor  à 
50  millions.  Aussi  était-il  le  banquier  de  la  Prusse  et  de  tous  ses 
voisins.  Il  eut  pour  principal  administrateur  de  son  immense  for- 
tune Mayer-Anselme  Rothschild,  premier  du  nom.  Il  avait  démêlé 
dans  ce  petit  banquier  israélite  une  activité,  une  capacité,  une 
probité  à  toute  épreuve.  Il  le  créa  d'abord  hofagent^  puis  cher- 
ho f agent  (agent  supérieur  de  la  cour).  Rothschild  consacra  toute 
son  intelligence  et  son;  honnêteté  à  faire  fructifier  ce  bien  mal  ac- 
quis. Quand  les  Français  s'emparèrent  de  la  Hesse,  il  devint  le 
dépositaire  d'une  partie  du  trésor,  et  au  péril  de  3a  vie  ou  de  sa 
liberté  parvint  à  la  dérober  aux  recherches  de  la  police  napoléo- 
nienne. 

On  conçoit  qu'un  tel  prince  dût  éprouver  peu  de  sympathies  pour 
la  révolution  française.  Il  avait  toujours  eu  de  l'aversion  pour  les 
idées  et  les  modes  de  France.  Comme  le  maniaque  Paul  I"  de  Rus- 
sie, il  proscrivit  les  chapeaux  ronds,  les  grandes  cravates,  les  pan- 
talons, autant  d'insignes  jacobins,  comme  chacun  sait.  La  littérature, 
qui  jusqu'alors  était  tout  au  plus  tolérée  dans  ses  états,  passa  au 
rôle  de  persécutée.  Il  se  montra  tout  disposé  à  aider  la  Prusse  et 
l'Autriche  dans  leur  croisade  contre  la  France;  mais  à  quel  prix? 
D'abord  il  lui  fallait  le  chapeau  électoral.  Il  prétendait  en  outre 
que  le  roi  de  Prusse  prit  à  sa  charge  le  contingent  hessois  de 
6,000  hommes,  et  que,  si  le  duc  de  Brunswick  donnait  sa  démis- 
sion de  généralisshne,  il  recueillit  sa  succession.  Ces  négociations 
traînèrent  plus  d'un  mois;  Guillaume  s'engagea  finalement  à  en- 
tretenir lui-même  son  armée  moyennant  une  forte  indemnité,  l^s 
Hessois  firent  la  campagne  de  France  (1792);  aussi  à  l'arrivée  de 
Gustine  sur  le  Rhin  le  landgrave  fut  un  des  souverains  qui  trouvè- 
rent prudent  de  quitter  leur  résidence.  Toutefois  les  proclamations 
républicaines  répandues  en  Allemagne,  les  invitations  aux  soldats 
hessois  de  se  joindre  à  l'armée  française,  la  promesse  de  leur  don- 
ner une  bonne  solde,  les  droits  de  l'homme  et  «  pas  de  coups  de 
bâton,  »  ne  produisirent  que  peu  d'effet.  Les  troupes  hessoises  se 
distinguèrent  à  la  reprise  de  Francfort,  au  siège  de  Mayence,  en 
Belgique,  et  en  1793  elles  avaient  dû  passer  à  la  solde  de  l'Angle- 
terre. 

Le  landgrave  fit,  presque  en  même  temps  que  la  Prusse,  sa  paix 
avec  la  république  française  (1796),  promît  de  ne  plus  fournir  de 
troupes  aux  Anglais,  céda  ses  possessions  de  la  rive  gauche,  et  en 
1803  reçut  le  chapeau  électoral  et  un  agrandissement  considérable. 
Quand  l'empire  fut  proclamé,  Guillaume  fut  mis  en  demeure  de 
prendre  une  résolution  sur  la  politique  à  suivre  vis-à-vis  de  b 
France  nouvelle;  il  fallait  opter  pour  la  clientèle  prussienne  ou  la 


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LE   BOTAUME   DE   WESTPHALIE.'  393 

clientèle  française.  C'était  de  ce  côté  qu'il  y  avait  le  plus  à  gagner, 
sinon  en  argent,  du  moins  en  territoires;  mais  fils  d'une  Anglaise, 
élève  de  la  Prusse,  feld-maréchal  prussien  et  pensionnaire  anglais, 
jaloux  à  l'excès  de  son  autorité,  dans  Napoléon  il  méprisait  le  par^ 
veau,  haïssait  le  Français,  craignait  le  maître.  Lors  du  voyage 
triomphal  du  nouveau  césar  sur  les  bords  du  Rhin  (septembre  180â]. 
il  se  mit  en  route  pour  saluer  le  conquérant,  que  tous  les  princes 
allemands  accablaient  déjà  de  leurs  adulations  (1),  et  qui  commen- 
çait à  poser  les  bases  de  la  confédération  du  Rhin.  Cependant  Guil- 
laume n'alla  pas  plus  loin  que  Hanau,  et  se  fit  excuser  auprès  de 
l'empereur  sur  une  maladie  qui  lui  serait  survenue  (2).  Cet  accident 
ou  cette  hésitation  eut  une  influence  fatale  sur  sa  destinée. 

Le  ministre  deFranceàCassel,alorsM.  Bignon,  assure  quec'estàla 
Hess^-Électorale  que  revient  l'idée  première  de  ce  Rkeinbund  dont 
elle  devait  être  exclue  et  qui  devait  même  recueillir  ses  dépouilles  (3). 
A  la  cour  de  Cassel,  le  parti  de  l'alliance  française  était  représenté 
par  le  baron  de  Waitz;  désireux  de  soustraire  son  maître  à  la  dé- 
pendance prussienne,  il  aurait  soumis  à  Bignon  Tidée  d'une  grande 
confédération  des  états  secondaires  de  l'Allemagne  sous  la  protec- 
tion de  la  France.  Napoléon  chargea  son  ministre  de  déclarer  à 
l'électeur  que  «  l'empereur  comptait  sur  lui  pour  être  l'homme 
d'armes  de  la  confédération  projetée;  »  mais  les  exigences  de  Guil- 
laume étaient  extrêmes  :  il  aurait  voulu,  assure- t-on,  que  Napo- 
léon lui  sacrifiât  ses  cousins  de  Hessc-Darmstadt.  Déjà  il  avait 
déplu  par  son  obstination  à  garder  à  sa  cour  l'intrigant  ambas- 
sadeur anglais  Taylor,  dont  Napoléon  voulait  se  débarrasser.  Après 
Austerlitz,  il  ne  fut  pas  compris  dans  la  grande  promotion  de  rois 
et  de  grands-ducs  qui  accompagna  la  conclusion  de  la  confédéra- 
tion rhénane.  Son  dépit  fut  extrême.  Il  déclarait  hautement  qu'il 
t  aimait  mieux  être  un  simple  maréchal  prussien  qu'un  roi  de  la 
fabrique  de  Napoléon.  »  Cependant  il  imagina,  pour  se  donner  de 
l'importance,  u  de  faire  entendre  à  la  cour  de  Prusse  que  la  France 
était  très  jalouse  d'attirer  la  Hesse  dans  la  confédération  du  Rhin  ; 
à  l'en  croire,  le  ministre  de  France  à  Cassel  lui  aurait  offert  pour  le 
décider  les  dépouilles  de  la  maison  d'Orange- Fulda,  alliée  à  la 
Prusse  (A).  »  Cette  vanterie  fut  une  des  choses  qui  contribuèrent  le 
plus  à  exciter  la  cour  de  Prusse  contre  Napoléon  et  à  précipiter  la 
catastrophe  dont  l'électeur  de  Cassel  allait  être  la  première  vie- 
il) Treitscbke,  Can%l9%siil  aut  den  napoleonischen  Tagen,  dans  Preussische  JahrbU~ 
c&er,]aQ?ier  1S73. 

{t)  Voyei  la  réponse  de  Napoléon  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  l^,  2  oc- 
tobre 1804. 

(3)  Bignon,  Histoire  de  France  depuis  le  18  brumaire,  t.  IV,  p.  127. 

(4)  Bignon,  t.  V,  p.  382. 


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Z9h  BBTUE  DE8  DEUX  MONDES. 

time.  A  ce  moment  d'ailleurs,  Ns^oléon  devait  avoir  déjà  d'atitres 
vues  sur  la  liesse.  Prévoyant  le  cas  où  il  lui  faudrait  reprendre  le 
Hanovre  à  la  Prusse  pour  le  restituer  à  l'Angleterre,  il  se  réservait 
dans  la  Hesse  un  en-cas  pour  indemniser  les  Hobenzollern. 

La  situation  de  l'électeur,  au  commencement  de  1806,  était  de- 
venue fort  difficile.  11  se  sentait  repoussé  de  la  confédération  da 
Rhin,  pour  laquelle  il  avait  d'ailleurs  de  la  répulsion,  exclu  de  la 
protection  hautaine  de  Napoléon,  peut-être  en  butte  à  ses  convoi- 
toises;  mais  il  ne  pouvait  se  décider  à  entrer  dans  la  confédéradcm 
du  nord,  que  la  Pnisse  essayait  alors  de  fonder.  Vis-à-vis  de  Fré- 
déricr-Guillaume  III  comme  de  Napoléon ,  U  se  faisait  valoir,  tenait 
à  se  fau^e  payer  cher.  Il  cherchait  aussi  à  constituer  autour  de  lai 
avec  les  petites  principautés  de  Waldeck  et  de  Lippe  une  sorte  de 
confédération  des  Cattes;  mais  ces  faibles  états  se  trouvaienti^bien 
autrement  attirés  par  le  Rheinbund.  Son  collègue  en  maréchalat,  le 
duc  de  Brunswick,  était  prôt  à  se  sacrifier  à  la  grandeur  de  la  Prusse 
et  à  reconnaître  son  hégémonie.  Guillaume  ne  voulait  rien  céder, 
rien  hasarder,  rien  conclure.  En  août  1806,  il  ordonna  au  baron 
Waitz  de  rédiger  un  traité  d'alliance  avec  la  Prusse;  puis,  quand  il 
vit  que  la  situation  tournait  à  la  guerre,  il  refusa  de  signer.  Si  la 
Prusse,  en  cette  fameuse  année  1806,  se  montra  indécise  par  fai- 
blesse, l'électeur  fut  bien  plus  indécis  par  avarice  et  par  ambition. 

L'armée  prussienne  venait  d'envahir  la  Saxe  et  de  commencer  la 
guerre.  L'électeur  commit,  en  cet  instant  critique,  la  plus  grave 
imprudence.  Sans  doute  il  refusa  avec  une  certaine  fermeté  Tofie 
que  lui  fît  le  roi  de  commander,  outre  ses  propres  troupes,  un  des 
corps  de  l'armée  prussienne,  sans  doute  il  fit  respecter  la  neutralité 
de  son  territoire  par  la  puissance  dont  il  était  l'allié  honteux;  mais 
il  mit  sa  petite  armée  sur  le  pied  de  guerre  et  sa  forteresse  de 
Hanau  en  état  de  défense.  Son  agent  à  Paris,  M.  de  Malsburg,  fut 
prévenu  que  tout  armement  de  la  Hesse  serait  considéré  par  la 
France  comme  un  acte  d'hostilité;  sans  donner  aucune  explica- 
tion, le  ministre  hessois  quitta  brusquement  Paris.  Cette  conduite 
ne  laissait  aucun  doute  sur  les  intentions  de  l'électeur.  Il  était  évi- 
dent que,  dans  aucune  hypothèse,  le  feld-maréchal  prussien  ne  se 
joindrait  à  l'armée  française;  s'il  armait,  c'était  uniquement  pour 
tomber  sur  ses  derrières  lorsque  l'occasion  s'en  présenterait.  Peut- 
être  aussi  était-ce  une  spéculation  de  son  avarice.  Gentz  pense  qu'il 
«  comptait  négocier  pour  son  propre  compte  et  obtenir  des  subsides 
de  l'Angleterre.  )>  C'est  aussi  l'opinion  de  Walter  Scott. 

L'électeur  parut  un  moment  avoir  compris  la  situation.  Il  en- 
voya Bîgnon  proposer  à  l'empereur  sa  neutralité ,  et  partît  lui- 
même  pour  le  camp  prussien  dans  l'intention»  assurait-il,  d'obtenir 
qu'on  la  respectât.  Bignon  ne  trouva  plus  l'empereur  à  Mayencet 


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LE  ROTA01IB  DE  WESTPHALIE.  395 

mais  Talley rand  le  renvoya  à  Gassel  avec  un  employé  des  affaires . 
étrangères  et  les  pleins  pouvoirs  nécessaires  pour  conclure  avec  la 
fiesse  une  convention  de  neutralité,  h  Si  l'électeur  veut  rester 
neutre,  portaient  les  instructions,  il  convient  qu'il  le  déclare  moins 
encore  par  des  paroles  que  par  des  faits.  La  situation  géographique 
de  la  Uesse  ne  lui  permet  guère  d'être  à  la  fois  neutre  et  armée... 
L'empereur  respectera  fidèlement  la  neutralité  de  la  Hesse  tenant 
ses  troupes  sur  le  pied  de  paix  et  ne  recevant  aucunes  troupes  prus- 
siennes, D 

En  l'absence  de  l'électeur,  un  grave  incident  s'était  produit.  Un 
détachement  du  corps  de  Bûchel,  conduit  par  Blûcher,  était  entré 
dans  l'électorat.  Le  prince  électoral,  en  uniforme  de  général  prus- 
sien, était  allé  au-devant  de  lui  et  avait  fait  son  entrée  dans  Gas- 
sel, chevauchant  aux  cétés  de  Blûcher.  Bignon  protesfta  contre  cette 
violation  de  la  neutralité;  mais,  si  les  troupes  prussiennes  évacuè- 
tenl  la  Hesse,  il  parut  que  c'était  bien  moins  en  vertu  de  cette  pro- 
testation qu'à  la  suite  d'un  mouvement  général  de  concentration 
ordonné  par  Brunswick.  L'électeur  à  ce  moment  revînt  de  Naum- 
burg;  sur  le  résultat  de  sa  démarche  au  camp  prussien,  il  garda 
un  silence  suspect.  Il  fit  mine  de  disperser  quelques  régimens,  éri- 
gea le  long  de  sa  frontière  des  poteaux  de  neutralité,  distribua  des 
cordons  de  troupes,  lorsque  le  prince  électoral  Guillaume  quitta 
tout  à  coup  la  capitale  et  se  rendit  à  son  tour  au  quartier-général 
du  roi  de  Prusse.  On  répandit  le  bruit  qu'il  y  avait  brouille  entre 
le  père  et  le  fils,  et  que  le  ministre  von  Waitz  avait  couru  après 
l'enfant  prodigue  sans  pouvoir  le  ramener.  Malheureusement  les 
Français  savaient  que  lord  Morpeth,  qui  était  chargé  de  négocier  le 
traité  de  subsides  avec  la  Hesse,  était  attendu  au  quartier-général 
prussien.  Ils  pensèrent  que  le  prince  ne  fuyait  pas  son  père;  il  allait 
à  un  rendez-vous. 

Le  prince  revint  peu  de  jours  après  avec  la  terrible  nouvelle 
d'iéna.  L'électeur  se  hâta  de  réduire  son  armée,  qui  était  montée 
au  chiffre  énorme  de  20,000  hommes;  c'était  trop  tard.  Il  affecta 
de  mettre  sa  confiance  en  cette  neutralité  qu'il  avait  si  mal  gardée. 
Quand  Bignon  fut  appelé  auprès  de  Napoléon,  l'électeur  lui  remit 
une  lettre  où  il  recommandait  à  la  clémence  impériale  l'un  de  ses 
gendres,  le  prince  d'Anhalt-Bemburg;  croyait-il  vraiment  n'avoir 
rien  à  craindre  pour  lui-même?  Son  illusion  ne  fut  pas  de  longue 
durée,  et  le  31  octobre  il  reçut  une  réponse  foudroyante.  A  la  ré- 
ception même  de  cette  «  terrible  note,  »  on  apprit  que  le  roi  Louis 
de  Hollande  était  entré  dans  la  Hesse-Cassel  par  la  frontière  du  nord 
et  le  maréchal  Mortier,  avec  6,000  hommes,  par  la  frontière  sud- 
est.  Les  instroctions  de  l'empereur  à  ce  dernier,  en  date  du  22  oc- 
tobre, étaient  conçues  dans  les  termes  les  plus  rigoureux.  Mortier 


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396  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  désarmer  toutes  les  troupes,  envoyer  prisonniers  à  Luxem- 
bourg tous  les  ofTiciers  au-dessus  du  grade  de  lieutenant,  arrêter 
«  comme  généraux  prussiens  »  l'électeur  et  le  prince  électoral,  faire 
abattre  leurs  armoiries,  mettre  les  scellés  sur  leurs  propriétés,  dé- 
clarer aux  populations  qu'ils  avaient  cessé  de  régner,  a  Ordonnez, 
ajoutait-il,  que  tout  homme  qui  gardera  des  armes,  après  Tordre 
de  désarmement,  sera  fusillé.  » 

Le  soir  même,  Télecteur  réunit  son  conseil.  Le  conseiller  intime 
von  Malsburg,  le  général  de  Webern  et  le  référendaire  intime 
Schmerfeld  allèrent  au-devant  de  Mortier  pour  lui  déclarer  que  leur 
maître  était  prêt  à  accéder  à  la  confédération  du  Rhin.  Le  maréchal 
répondit  que  la  politique  n'était  point  son  aflaire,  et  il  continua  sa 
marche  sur  Cassel.  L'électeur  se  décida  dès  lors  à  réserver  sa  pré- 
cieuse personne  pour  des  temps  meilleurs.  Revêtu  pour  la  première 
fois  peut-être  d'habits  civils,  accompagné  de  son  fils,  il  essaya  de 
sortir  par  la  porte  de  Leipzig,  puis  par  la  porte  du  nord,  qu'il  trouva 
occupées  par  les  avant-gardes  françaises;  il  finit  par  gagner  celle  de 
Cologne,  d'où  il  s'enfuit  dans  la  principauté  de  Waldeck,  puis  en 
Danemark,  pour  tâcher  de  négocier  d'un  lieu  sûr  avec  Napoléon. 

Cependant,  si  l'on  voulait  épargner  au  pays  d'être  «  le  théâtre 
des  désastres  de  la  guerre,  »  les  ministres  électoraux  n'avaient  qoe 
le  temps  de  signer  Tordre  de  désarmement.  Les  Français  firent  leur 
entrée  dans  Cassel  le  l*'  novembre  à  neuf  heures  du  matin,  les  Hol- 
landais dans  Taprès-midi.  Le  maréchal  adressa  aux  habitans  une 
proclamation  rassurante  pour  leurs  intérêts  privés,  fort  peu  pour 
leur  dynastie;  Timpression  de  cette  soudaine  conquête  fut  pro- 
fonde. Les  campagnes  et  les  petites  villes,  absolument  dévouées  à 
Télecteur,  éprouvèrent  la  plus  vive  douleur;  pourtant  la  population 
de  Cassel,  qui,  connaissant  mieujç  son  maître,  le  jugeait  plus  sévè- 
rement, se  montra  plus  calme.  Les  troupes  étaient  indignées  d'être 
ainsi  contraintes  â  poser  les  armes  sans  même  avoir  combattu. 
Plusieurs  officiers  entrèrent,  de  dépit,  au  service  de  Napoléon. 
C'est  ainsi  que  l'ingénieur  Eckemeyer,  en  1792,  était  passé  sans 
transition  du  service  de  Télecteur-archevêque  de  Mayence  à  celui 
de  la  république  française. 

L'électrice  Wilhelmine-Carolîne  de  Danemark  resta  encore  assez 
longtemps  à  Cassel  ;  à  la  fin,  elle  dut  s'en  éloigner  sur  Tordre  de 
Napoléon,  et  se  retira  chez  son  gendre,  le  duc  de  Saxe-Gotha.  Quant 
à  la  femme  du  prince  électoral,  Augusta,  sœur  du  roi  de  Prusse 
Frédéric- Guillaume  III,  Napoléon  tint  à  honneur  de  lui  témoigner  la 
plus  grande  courtoisie  à  un  moment  où  il  étaft  si  peu  courtois  pour 
les  reines  malheureuses;  mais  de  cette  générosité  il  fit  trop  d'éta- 
lage dans  les  bulletins  qu'il  adressait  à  la  grande  armée.  «  ...Dans 
le  palais  qu'habite  Tempereur  &  Berlin  se  trouve  la  sœur  du  roi  de 


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LE   BOYAUME  DE   WESTPHALIE.  307 

Prusse,  princesse  électorale  de  Hesse-Cassel.  Cette  priDcesse  est  en 
couches.  L'empereur  a  ordonné  à  son  grand-maréchal  du  palais  de 
Tailler  à  ce  qu'elle  ne  fût  pas  incommodée  par  les  bruits  du  quar- 
tier-général..•  »  On  trouve  danssa(7orr^f;ion^iir^  plusieurs  letti-es 
de  consolation  adressées  à  cette  princesse,  si  cruellement  frappée 
dans  la  fortune  de  son  frère  et  dans  celle  de  son  beau- père  et  de 
son  mari.  «  Je  désire,  lui  écrit-il,  trouver  des  occasions  plus  réelles 
de  donner  à  votre  altesse  des  preuves  de  l'estime  que  j*ai  pour 
elle  (1).  »  Il  lui  accorda,  sur  les  dépouilles  de  la  Prusse  et  de  la 
Hesse,  une  pension  de  50,000  thalers,  dont  elle  employa  d'ailleurs 
la  plus  grande  partie  à  lui  susciter  des  ennemis.  Il  ordonna  de  lais- 
ser au  frère  de  l'électeur  «  la  jouissance  absolue  des  biens  patrimo- 
niaux qui  lui  appartiennent;  »  mais,  suivant  une  règle  invariable,  il 
le  fit  éloigner  du  pays. 

Napoléon  ne  semble  pas  avoir  été  décidé  tout  d'abord  sur  ce  qu'il 
ferait  de  la  Hesse-Cassel.  Elle  n'avait  pas  été  comprise  dans  le  dé- 
cret du  23  octobre  qui  frappait  Brunswick  et  Orange.  Dans  l'intérêt 
de  la  France  et  même  de  la  politique  impériale,  il  valait  mieux  peut- 
être  avoir  à  Cassel  un  prince  subordonné  bien  qu'agrandi,  roi  par  la 
grâce  de  Napoléon ,  que  d'y  fonder  une  nouvelle  et  éphémère  dynastie 
napoléonienne.  Deux  plénipotentiaires  de  l'électeur,  le  baron  de 
Maisburg  et  le  général  Lepel,  vinrent  négocier  à  Berlin  le  rétablisse- 
ment de  leur  maître.  Talleyrand  les  renvoyait  à  Berthier  sous  pré- 
texta que  la  question  hessoise  était  une  affaire  militaire,  Berthier  à 
Talleyrand,  attendu  que  l'affaire  était  essentiellement  politique. 
Pendant  ce  temps,  l'empereur  avait  un  entretien  avec  Bignon  et 
Duroc  sur  les  propositions  de  l'électeur.  Guillaume  offrait  d'accé- 
der à  la  confédération  du  Rhin,  de  laisser  aux  Français  ses  places 
fortes,  Rinteln,  Marburg,  Hanau,  de  fournir  12,000  hommes  contre 
son  alliée  la  Prusse,  et,  chose  plus  singulière  chez  un  avare,  de 
payer  une  forte  contribution  de  guerre.  Ces  12,000  hommes  eussent 
été  plus  utiles  sans  doute  entre  les  mains  de  leur  prince  naturel 
qu'entre  celles  du  roi  Jérôme.  L'empereur  réfléchit  quelque  temps, 
fit  beaucoup  de  questions  à  Bignon  sur  ces  troupes,  sur  les  qualités 
de  l'électeur,  son  esprit  d'ordre,  sa  fermeté,  son  économie,  qui  en 
faisaient  tout  l'opposé  de  son  frère  Jérôme.  «  Il  parla  pendant  quel- 
que temps,  dit  Bignon,  de  manière  k  me  donner  Y  espoir  qu'il  allait 
accepter  les  propositions  de  l'électeur  lorsque,  s'interrompant  tout 
à  coup  et  changeant  brusquement  de  ton,  il  me  dit:  «  Bahi... 
Brunswick,  Nassau,  Cassel,  tous  ces  princes-là  sont  essentiellement 
anglais;  ils  ne  seront  jamais  nos  amis.  »  Deux  jours  après  (â  no- 
vembre 1806)  paraissait  l'arrêt  du  destin  dans  le  vingt-septième 

(I)  Lettres  des  9,  24  Dorembre  1806,  et  10  janvier  1807. 


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3M  BETUB  DES  DiBDX  MONDES. 

bulletin  de  la  grande  armée;  on  y  voyait  la  série  des  gnefe  impé- 
riaux contre  l'électeur. 

«  Il  paiera  cette  frénésie  de  la  perte  de  ses  états.  Il  »'y  a  pas  en  Alle- 
magne une  maison  qui  ait  été  plus  constamment  ennemie  de  la  France. 
Depuis  bien  des  années,  elle  vendait  le  sang  de  ses  sujets  à  TAngleterre 
pour  nous  faire  la  guerre  dans  les  deux  mondes,  et  c'est  à  ce  trafic  de 
troupes  que  ce  prince  doit  les  trésors  qu'il  a  amassés,  dont  une  partie 
est  enfermée  à  Magdeburg  et  une  autre  a  été  transportée  à  l'étranger. 
Cette  sordide  avarice  a  entraîné  la  catastrophe  de  sa  maison,  dont  l'exis- 
tence sur  nos  frontières  est  incompatible  avec  la  sûre^  de  la  France... 
Les  peuples  de  Hesse-Cassel  seront  plus  heureux.  Déchargés  de  ces  im- 
menses corvées  militaires,  ils  pourront  se  livrer  paisiblement  à  la  culture 
de  leurs  champs;  déchargés  d^une  partie  des  impôts,  ils  seront  aussi  gou- 
vernés par  des  principes  généreux  et  libéraux,  principes  qui  dirigent  l'ad- 
ministration de  la  France  et  de  ses  alliés.  » 

Les  accusations  étaient  justes,  les  promesses  de  dégrèvement  un 
peu  suspectes.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  maison  de  Hesse  était  déchue 
du  trône.  Son  chef  n'avait  su  ni  aider  la  Prusse,  ni  se  concilier  la 
France,  ni  garder  la  neutralité.  Il  tombait  victime  de  ses  propres 
mses,  de  ses  convoitises,  de  ses  calculs  mercantiles.  Les  patriotes 
allemands  portèrent  sur  lui  le  même  jugement  que  les  Français. 
«  Tous  les  hommes,  dit  l'historim  Schlosser,  et  vraisembl2d>lemeDt 
les  anges  du  ciel,  se  réjouirent  quand  il  perdit  argent,  teiie  et 
sujets  pour  avoir  touIu  pécher  aux  deux  rivages.  » 

IL 

L'impression  fut  toute  différente  en  Allemagne  quand  Napoléon 
détrôna  l'antique  maison  de  Brunswick.  Le  vieux  duc  Charles- 
Guillaume-Ferdinand  était,  avant  sa  défaite  d'Iéna,  un  des  souve- 
rains les  plus  aimés  et  le  général  le  plus  admiré  de  l'Allemagne.  Le 
duc  Charles,  son  père,  avait  été  un  prince  magnifique  et  dépensier 
qui  avait  endetté  ce  petit  pays  de  11  ou  12  millions  de  tbalers.  le 
Brunswick  eût  fait  banqueroute,  si  Charles-Guillaume,  prince  héri- 
tier, n'eût  dès  lors  pris  en  main  l'administration  financière.  Devenu 
duc  en  1780,  il  ne  mit  que  onze  années  à  réduira  la  dette  à  h  mil* 
lions  de  thalers.  Ce  résultat  parut  prodigieux;  ses  ennemis  osèrent 
l'accuser,  en  1792,  d'avoir  touché  de  l'argent  français.  Les  subsides 
mômes  qu'il  recevait  de  l'Angleterre  pour  des  fournitures  de  soldats 
eussent  à  peine  suiB  à  payer  les  mtérèts  de  la  dette.  C'était  donc 
l'économie,  l'économie  seide,  qui  avait  opéré  ce  miracle,  et,  ce  qui 
était  rare  chez  un  prince  allemand,  c'était  sur  sa  dépense  person- 
nelle qu'il  cherchait  à  épargner;  chose  plus  rare  encore,  il  réduisit 


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LE   BOYAUME   DS   WESTPHAUE.  399 

l'armée.  Dès  1790,  il  pouvait  déjà  soulager  ses  sujets  de  presque 
tous  les  impôts  extraordinaires. 

S'il  était  économe,  il  n'avait  pas  la  cruelle  avarice  de  son  voisin 
de  Hesse-Gassel  ;  il  était  instruit,  vraiment  humain.  Dans  sa  jeu- 
nesse, il  avait  voyagé  à  travers  TEarope,  vu  Paris,  visité  Rome 
avec  Winckelmann.  Sans  avoir  de  grandes  idées  économiques,  il 
maintint  en  bon  point  l'agriculture  et  l'industrie»  U  perfectionna 
l'éducation  publique.  U  avait  beaucoup  recherché  les  femmes,  et 
Mirabeau,  qui  le  visita  vers  178A,  quand  le  duc  avait  déjà  qua- 
rante-neuf ans,  nous  le  dépeint  comme  «  un  véritable  Alcibiade  : 
il  aime  les  grâces  et  les  voluptés  ;  mais  elles  ne  prennent  jamais 
sur  son  travail.  »  Comme  son  maître  Frédéric  II,  il  tint  à  gagner 
l'opinion  des  Français,  fut  en  correspondance  avec  Voltaire,  et  ne 
manqua  pas  la  visite  à  Ferney.  Il  pratiqua  aussi  la  tolérance.  «  A  une 
époque  où  les  juifs  étaient  honteusement  persécutés  en  Allemagne, 
il  avait  placé  dans  son  conseil  d'état  un  négociant  de  Brunswick, 
nommé  Jacobson,  juif  et  attaché  à  sa  religion,  mais  homme  ver- 
tueux et  sincèrement  philanthrope,  «  dit  Beugnot.  Ce  Jacobson  joua 
nu  rôle  assez  remarquable  sons  le  royaume  de  Westphalie.  Gomme 
Frédéric  II  enfin,  Charles-Guillaume  aimait  à  ouvrir  dans  ses  états 
un  asile  aux  proscrits.  Lui  qui  se  montra  si  dur  et  si  défiant  contre 
les  émigrés  dans  la  campagne  de  France,  attira  cependant  dans 
sa  capitale  les  plus  distingués  d'entre  eux,  qu'il  avait  pu  connaître 
et  ^récier  dans  la  société  parisienne  d'autrefois.  «  Et  apparem- 
ment, raconte  encore  Beugnot  dans  ses  Mémoires^  il  était  parvenu, 
à  force  de  soins  délicats,  à  les  guérir  de  l'impatience  du  retour,  car 
je  les  ai  retrouvés  à  Brunswick  quand  j'ai  été  en  prendre  possession 
pour  le  roi  de  Westphalie.  »  En  cela,  il  se  distinguait  avantageu- 
seument  de  Guillaume  de  Hesse,  qui,  tout  en  partageant  leurs 
passions  contre  la  révolution,  n'accorda  jamais  de  secours  à  leur 
détresse. 

Quand  Frédéric  II  n'eût  pas  été  le  plus  grand  homme  de  guerre 
de  son  temps,  la  tradition  de  sa  famille  aurait  poussé  Charles-Guil- 
laume à  faire  son  éducation  et  ses  débuts  dans  l'armée  prussienne. 
Frédéric  II  et  son  frère  Frédéric-Guillaume  avaient  épousé  deux  de 
ses  tantes  paternelles;  sa  mère  Charlotte  était  la  propre  sœur  du 
grand  homme;  son  onde  Ferdinand  de  Brunswick  était  son  lieute- 
nant favori  et  l'un  des  héros  de  la  guerre  de  sept  ans.  C'est  sous  de 
tels  iUspices  que  Charles-Guillaume,  n'étant  encore  que  prince  hé- 
réditaire, fit  ses  premières  armes  contre  les  Français.  Il  accompa- 
gna Frédéric  II  en  Silésie,  en  Westphalie,  fit  avec  lui  la  guerre  de 
la  succession  de  Bavière.  Le  roi  de  Prusse  parle  de  lui  avec  éloge 
dans  ses  Mémoires  et  lui  a  consacré  un  des  produits  de  sa  veine 
poétique,  Vode  au  prince  héréditaire  de  Brunswick.  Devenu  duc, 


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&00  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

il  commanda  les  armées  prussiennes,  en  178&  contre  les  républU 
cains  de  Hollande,  en  1792  dans  Tinyaslon  de  Champagne,  en  1793 
et  179&  dans  les  innombrables  petits  combats  du  Palatinat  bava- 
rois, en  1806  dans  la  guerre  désastreuse  contre  Napoléon. 

Toutefois,  on  vient  de  le  voir,  ce  prince,  qui  combattit  si  soureot 
les  Français,  eut  toujours  de  grandes  sympathies  pour  la  France. 
Dumouriez  avait  cru  pouvoir  au  début  de  la  première  coalition  lui 
faire  offrir  le  commandement  des  armées  révolutionnaires.  Jamais  il 
ne  sut  fermer  l'oreille  à  des  propositions  pacifiques.  Il  négocia  après 
Yalmy;  il  fut  l'un  des  conseillers  de  la  paix  de  Bâle  et  de  la  ligne 
de  démarcation;  en  1805,  lorsque  Haugwitz  revint  de  Moravie  avec 
les  propositions  si  nouvelles  de  Napoléon,  il  conseilla  d'ak^cepter  le 
Hanovre  et  Talliance  française.  En  1806,  il  marchait  à  regret; 
comme  à  Napoléon,  cette  guerre  lui  paraissait  impoliliqite  et  fu- 
neste. Beaucoup  de  ses  hésitations  militaires  dans  la  campagne  de 
Tburinge  furent  causées,  assure-t-on,  par  la  secrète  espérance 
qu'on  pourrait  encore  avoir  la  paix. 

On  peut  trouver  bien  rigoureuse  la  conduite  de  Napoléon  envers 
un  prince  qui  après  tout  pensait  comme  lui  sur  cette  même  guerre 
dont  il  tombait  victime.  Tout  ce  qu'on  peut  reprocher  à  Brunswick, 
c'est  de  n'avoir  point  usé  assez  énergiquement  des  droits  que  lui 
donnaient  sur  la  cour  de  Finisse  sa  situation  de  prince  souverain, 
son  expérience  militaire,  ses  longs  services,  son  glorieux  passé,  sod 
dévoûment  éprouvé  pour  les  Hohenzollein.  Il  excita  tout  d'abord 
la  colère  de  Napoléon  par  cette  «  lettre  très  mauvaise,  écrite  dans 
le  sens  de  l'exaltation  patriotique  allemande,  »  qu'il  avait  adressée 
au  roi  de  Wurtemberg  à  l'ouverture  des  hostilités,  et  que  celui-ci 
n'avait  pas  manqué  de  livrer  à  l'empereur  (1).  Napoléon  lui  repro- 
chait encore  d'avoir  «  méconnu  jusqu'aux  lois  du  sang  en  armant 
un  fils  contre  son  père  (2),  »  allusion  à  l'accueil  que  le  prince  Paul 
de  Wurtemberg  avait  trouvé  auprès  de  lui. 

On  l'emporta  du  champ  de  bataille  d'Auerstaedt  mortellement 
blessé  d'un  coup  de  feu  qui  lui  avait  ravi  l'usage  des  deux  yeux; 
il  montra  autant  de  courage  dans  les  souffrances  qu'il  avait  mon- 
tré d'intrépidité  dans  le  combat.  «  J'en  restej-ai  aveugle,  disût- 
il  au  chirurgien;  eh  bienl  cela  n'ira  pas  trop  mal  à  mon  âge.  » 
Quand  il  fut  transporté  à  son  château  de  Brunswick,  son  ministre 
Wolfradt  le  supplia  de  ne  pas  s'arrêter,  les  Français  aririveraient 
dans  les  vingt-quatre  heures;  le  ministre  avait  pu  pressentirl  cer- 
tains indices,  à  certaines  expressions  des  bulletins  napoléoniens, 
qu'il  n'y  avait  pas  de  ménagemens  à  attendre.  Le  duc,  plus  confiant 

(1)  Correspondance  de  Napoléon  l*r,  lettre  à  Talleyrand,  5  octobre  1806. 
(3)  Selxième  buUeUn  de  U  grande  armée. 


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LE   BOTAUME   DE  WESTPnALIE.  AOl 

OU  moins  bien  informé,  se  refusait  à  partir,  a  Je  connais  les  Fran- 
çais mieux  que  vous,  disait-il,  et  il  y  a  longtemps!  Ils  auront  du 
respect  pour  un  vieux  général  blessé  sur  le  champ  de  bataille.  Les 
officiers  donneront  le  bal  et  iront  à  la  comédie,  les  soldats  caresse- 
ront un  peu  nos  filles.  Soignez  les  logemens,  et  que  rien  ne  leur 
manque.  Je  suis  assuré  qu'il  y  a  un  courrier  de  l'empereur  en  route 
pour  savoir  de  mes  nouvelles  (1).  »   Pauvre  vieil  ennemi  de  la 
France,  son  adversaire  malgré  lui!  pauvre  prince  de  la  Paixy 
comme  l'appelaient  les  hobereaux  du  parti  de  la  guerre  !  sa  con- 
fiance fut  trompée.  Napoléon  devait  se  conduire  à  son  égard  comme 
eussent  agi  vis-à-vis  de  lui  les  frénétiques  de  la  cour  de  Prusse, 
s'il  eût  été  vaincu,  blessé  et  prisonnier.  Wolfradt,  sur  de  nouveaux 
avis,  parait- il,  revint  à  la  charge  sur  la  nécessité  d'un  prompt  dé- 
part. Il  lui  fit  craindre  que  sa  présence  à  Brunswick  ne  servit  de 
prétexte  pour  aggraver  les  rigueurs  de  l'occupation  militaire.  Alors 
seulement  il  céda  et  consentit  à  être  transporté  ailleurs.  «  Je  me 
sens  trop  faible,  dit-il,  et  je  ne  supporterai  pas  le  voyage  bien  loin; 
mais,  si  ma  présence  ici  doit  ajouter  au  malheur  de  mes  sujets,  il 
faut  quitter  la  place,  et  je  ne  balance  plus.  »  Il  fut  installé  à  Ot- 
tensee,  près  d'Altona.  «  On  vit  un  prince  souverain,  raconte  Bour- 
rienne  dans  ses  Mémoires^  jouissant  à  tort  ou  à  raison  d'une  grande 
réputation  militaire,  naguère  puissant  et  tranquille  dans  sa  capi- 
tale, maintenant  battu  et  blessé  à  mort,  faisant  son  entrée  dans 
Altona  sur  un  misérable  brancard  porté  par  dix  hommes,  sans  offi- 
ciers, sans  domestiques,  escorté  par  une  foule  d'enfans  et  de  vaga- 
bonds qui  le  pressaient  par  curiosité,  déposé  dans  une  mauvaise 
auberge  et  tellement  abattu  par  la  fatigue  et  la  douleur  de  ses  yeux 
que  le  lendemain  de  son  arrivée  le  bruit  de  sa  mort  était  général.  » 
II  mourut  en  effet  le  10  novembre  1806,  âgé  de  soixante-seize  ans, 
dans  la  vingt-sixième  année  de  son  règne. 

Déjà  le  quinzième  bulletin  de  la  grande  armée  avait  laissé  entre- 
voir des  dispositions  peu  bienveillantes  pour  le  vaincu  d*Auerstaedt. 
On  y  avait  parlé  de  ce  «  duc  de  Brunswick,  homme  connu  pour 
être  sans  volonté  et  sans  caractère,  »  qui  s'était  laissé  «  enrôler 
dans  le  parti  de  la  guerre,  »  et  qui  avait  signé  le  mémoire  belli- 
queux composé  par  le  général  Schmettau  et  présenté  au  roi  par  la 
reine,  allusion  pleine  d'inexactitudes  à  la  démarche  des  princes 
auprès  du  roi  le  2  septembre  1806  pour  obtenir  le  renvoi  de 
Beyme  et  Lombard.  En  revanche.  Napoléon  parlait  avec  une  émo- 
tion afiectée  du  «  respectable  feld-maréchal  Mœllcndorf.  »  Pourquoi 
cette  différence  entre  les  deux  frères  d'armes?  Ne  pouvait-on  accu- 

(1)  Mémoires  du  comte  Beugaot. 
Tow  a.  —  1872.  S6 


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i02  BETirE  DES  DEtTX  ttONDBS. 

ser  Napoléon  de  chercher,  par  ses  déclamations  contre  BnmswiciL, 
à  se  créer  un  droit  à  le  dépouiller?  Le  seizième  bulletin  (2S  octobre 
1806)  fut  l'explosion  de  l'orage.  Le  malheureux  duc  avait  envoyé 
à  l'empereur  son  maréchal  du  palais  pour  lui  recommander  ses 
états.  «  L'empereur  lui  a  dit  :  —  Si  je  faisais  démolir  la  vilte  de 
Brunswick  et  si  je  tf  y  laissais  f)as  pierre  sur  pierre,  que  dirait  votre 
prince?  La  loi  du  talion  ne  me  permet-elle  pas  de  faire  à  Brunswick 
ce  quMI  voulait  faire  dans  ma  capitale?,.  »  Et  parmi  trois  pag«s  de 
développemens  semblables  :  «  —  Dites  au  général  Brunswick,  con- 
cluait le  bulletin,  qu'il  sera  traité  avec  tous  les  égards  dus  à  on  of- 
ficier prussien ,  mais  que  je  ne  puis  reconnaître  dans  un  générai 
prussien  un  souverain...  »  S'il  était  juste  de  ne  traiter  le  général 
Brunswick  que  comme  un  feld-maréchal  prussien,  si  son  attitude 
pendant  cette  guerre  justifiait  Toccupation  de  ses  états,  à  quoi  bon 
ce  débordement  d'éloquence  révolutionnaire  et  soldatesque?  Napo- 
léon pouvait-il  ignorer  qu'en  1806,  pas  plus  qu'en  1792,  Bruns- 
wick n*avait  été  «  le  premier  à  courir  aux  armes?  d  Ne  savak-il  pas 
que  le  fameux  manifeste  n'était  point  l'œuvre  de  Brunswick,  que  sa 
signature  avait  été  surprise ,  et  que  la  célèbre  phrase  sur  la  sub- 
version de  Paris  avait  même  excité  son  indignation  (i)  7  Si  on  pou- 
vîût  lui  reprocher  beaucoup  de  faiblesse,  pouvait-on  lui  faire  un 
crime  de  n'avoir  pas  tenu  à  la  reine  de  Prusse  le  langage  peu  cour* 
tois  que  lui  conseillait  et  que  se  permettait  Napoléon  :  «  Femmes, 
retournez  à  vos  fuseaux  et  rentrez  dans  Pintérieur  de  vos  mé- 
nages?.. » 

La  colère  de  Napoléon  contre  la  maison  de  Brunswick  s'exhalait 
en  toute  occasion.  «  Vous  voyez  ce  que  3*ai  fait  du  duc  de  Bruns- 
wick, disait-il  au  chancelier  du  duc  de  Weîmar.  Je  ^'eux  renvoyer 
ces  Welfs  dans  les  marécages  italiens  d'où  ils  sont  sortis.  ïe  vecx 
les  fouler  et  les  anéantir...  comme  ce  chapeau,...  et  qn*on  ne  se 
souvienne  plus  d'eux  en  Allemagne  (2).  »  Le  décret  du  28  octobre, 
daté  de  Wittemberg«  ne  laissa  plus  aucun  doute  sur  les  intentions 
de  Tempereur.  Ordre  était  donné  d'occuper  les  états  de  Bninswidt 
et  d'Orange,  de  désarmer  le  pays,  d'envoyer  les  troupes  inisoû- 
nières  en  France.  «  Déclaration  sera  faite  que  ces  pays  no  doivent 
plus  rentrer  dans  la  possession  desdits  princes.  » 

Trois  jours  avant  la  mort  du  duc  de  Brunswick,  son  quatrième 
fils  Frédéric-Guillaume,  héritier  da  duché  d'OËls  en  Silésîc  (J), 
capitulait  à  Ratkau  avec  Blûcher,  le  duc  de  Weimar,  Schamhorst, 

(i)  Voytt  Sybel,  GetcÏMMtt  der  Re9oîv»itmneit^  et  nortoot  les  Mimahra  tirm  êm 
papiers  d'un  homme  d'état. 

(2)  F.  Yon  MûUer,  Erinnerungen. 

(3)  Depuis  la  mort  de  boq  oncle  en  1805. 


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LE  ROTAUME   DE  WESTPHAUE.  MS 

York  de  Wartenburg  et  les  derniers  soldats  prussiens  échappés 
d'Iéna.  Le  7  novembre,  il  était  prisonnier  de  Napoléon;  le  10,  'û 
était  duc  de  Brunswick  par  la  mort  de  son  père ,  duc  sans  duché. 
Il  crut  devoir  à  ce  moment  quitter  le  service  de  la  Prusse,  où  il 
avait  en  quelque  sorte  grandi,  où  il  avait  successivement  conquis 
tons  ses  grades,  et  vécut  paisiblement  i  Bruchsal ,  près  de  CorU 
snibe,  chez  le  grand-duc  de  Bade,  dont  il  avait  épousé  la  fille 
Harie-Élisabeth.  Il  y  perdit  sa  femme.  Alors,  plein  de  haine  contre 
Napoléon,  qu'il  regardait  comme  le  destructeur  de  sa  maison, 
comme  l'auteur  de  ses  malheurs  publics  et  privés,  il  fît  en  1608  on 
voyage  secret,  sous  un  déguisement,  dans  ses  états  de  Bruns- 
wick pour  y  visiter  ses  adhérens.  Il  devait  y  reparaître  ea  1809  les 
armes  à  la  main. 

Les  trois  frères  aînés,  Charles,  George  et  Auguste  n'étaient  pas 
de  la  même  trempe.  L'aîné  mourut  deux  mois  avant  son  père;  les 
deux  autres,  faibles  de  corps  et  d'esprit,  laissèrent  passer  au  duc 
d'OEls  tous  leurs  droits  sur  un  trône  qui  était  à  reconquérir.  Le 
1"  janvier  1808,  George  écrivit  au  roi  Jérôme  une  lettre  humble 
et  résignée  jusqu'à  l'adulation  pour  lui  demander  l'autorisation  de 
rentrer  dans  le  Brunswck. 

a ...  Cette  grâoe  de  votre  maje^  me  serait  d'autant  plus  préciease 
qae  mon  expatriaiîon  m'est  rendue  plus  pénible  encore  par  le  malbeur 
que  f  ai  d'être  aveufte  depuis  plusieurs  .^UBmées,  et  que  mon  plus  vif  dé*- 
âr  est  de  unir  mes  >ours  dans  oaa  patrie  en  sijiiple  particulier...  J'ai 
attendu  Vheure^ta  nu^mmt  d$  Farrivie  de  votre  wûjesié  dans  ses  éUUs 
pour  fnatre  à  ses  pieds  ma  ree^êiclueuse  demande  et  pour  lui  offrir  m 
mâme  temps  mes  félicitatians  sur  son  avénenmit  au  trône  et  mes  vœux  ks 
pfatf  ardens  pow  la  conservatiûn  de  su  personne  sacrée^  ainsi  que  pour  h 
prospérité  de  s<m  iUvstre  maison..^  (1)  » 

Napoléon,  à  qui  son  frère  communiqua  cette  lettre  princière, 
rendit  simplement  : 

a  Je  pense  que  vous  ne  devez  rien  répondre  à  ce  prince,  puisqu'il  n'a 
pas  mis  dans  sa  lettre  le  mot  sujtt,  et  que  vous  fée  devez  reoomiaUrje  â 
Brmswidt  que  des  9isjets.  n 

lâipaixde  Tilaît  viat  coosa^t^rer  la  dépossession  des  maisons  de 
Hesse,  de  BrunsAvick  et  d'Orange,  en  stipulant  toute&is  au  profit  de 
leurs  chefs  une  rente  viagère.  II  n'était  pafi  indifférent,  pour  bien 
comprendre  les  affaires  du  royaume  de  W<estpbalie,  de  cappeler  à 
quels  gouvememens  et  à  quels  souverains  succédait  le  roi  Jérdjne 

(t)  Mémoires  $t  'Corre^ondance  du  roi  JérÛme,  t.  HI,  p.  '23S. 


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AOA  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Bonaparte.  L'occupation  de  la  Hesse,  de  Fulda  et  du  Brunswick  par 
Napoléon  Prêtait  une  mesure  commandée  par  Tattitude  toute  prus- 
sienne de  leurs  souverains  et  par  le  devoir  d'assurer  la  sécurité  de 
l'armée  française.  En  était-il  de  même  de  la  conquête  de  ces  pays? 
Ce  que  les  Hessois  et  les  Brunswickois  ont  pu  gagner  à  cette  con- 
quête et  ce  que  la  puissance  réelle  de  la  France  a  pu  y  perdre, 
la  suite  de  cette  histoire  nous  l'apprendra.  Au  point  de  vue  du 
droit  des  gens,  elle  doit  être  blâmée.  Il  était  trop  visible  que  Napo- 
léon y  avait  cherché  moins  la  punition  de  souverains  tyranniques, 
imprudens  ou  perfides  que  le  profit  de  «  sa  maison.  »  Les  historiens 
prussiens,  qui  ont  tant  déclamé  contre  la  spoliation  de  la  maison 
de  Hesse  par  Napokon,  doivent,  après  les  événemens  d'il  y  a  six 
ans,  rentrer  en  eux-mêmes  et  s'attrister  avec  nous  que  le  respect 
des  petites  puissances  ait  fait  si  peu  de  progrès  de  1806  à  1866. 
Qui  donc  a  le  droit  aujourd'hui  en  Prusse  de  jeter  la  pierre  à  Napo- 
léon vn 

in. 

Le  nouvel  état  élevé  sur  toutes  ces  ruine»  portait  un  de  ces  noms 
comme  l'empereur  aimait  à  en  évoquer  de  la  poussière  de  l'anti- 
quité et  du  moyen  âge  :  le  royaume  de  Westphalie.  Il  se  composait  : 
1®  des  états  du  duc  de  Brunswick,  y  compris  le  duché  de  Wolfen- 
bûttel,  les  comtés  de  Rheinstein  et  de  Blankenburg;  S""  des  états  de 
l'électeur  de  Ilesse-Cassel,  moins  Katzenelbogen,  sur  le  Rhin,  et  le 
comté  de  Hanau,  sur  le  Mein;  3*»  de  l'abbaye  de  Corvey,  une  des 
possessions  de  la  maison  d'Orange-Fulda;  4*  des  pays  de  Gœttin- 
gen,  Osnabilick  et  Grubenhagen,  enlevés  à  l'électeur  de  Hanovre,  roi 
d'Angleterre;  5*»  parmi  les  territoires  prussiens  qui  entrèrent  dans 
le  royaume  de  Westphalie,  les  uns  étaient  d'anciennes  possessions 
des  Ilohenzollern  acquises  par  les  guerres,  les  traités,  les  héritages, 
les  sécularisations  du  xvii*  et  du  xviu*  siècle,  comme  l'ancien  évéché        i 
d'Halberstadt,  le  comté  de  Mansfeld,  la  ville  et  l'évêché  de  Magde-        | 
burg,  et  surtout  cette  Vieille-Marche  de  Brandenburg,  située  sur  la 
rive  gauche  de  l'Elbe,  et  qui  avait  été  autrefois  le  boulevard  de  la 
Germanie  et  le  point  de  départ  de  la  colonisation  allemande  dans 
l'Europe  orientale.  Les  autres  étaient  de  récentes  acquisitions  de  la 
Prusse  lors  du  recès  germanique  de  1803  :  ainsi  Paderborn  etffil- 
desheim  se  souvenaient  encore  de  leurs  évêques,  Quedlînburg  ^e 
son  abbé,  Mûlhausen,  Nordhausen,  Gosslar,  de  leur  liberté  muni- 
cipale, l'Eichsfeld  (en  Thuringe)   de  l'électeur  ecclésiastique  de 
Mayence.  Il  y  avait  une  grande  différence,  au  point  de  vue  poli- 
tique, entre  les  anciens  et  les  nouveaux  pays  prussiens.  Les  pre- 


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LE  ROYAUME   DE    WESTPHALIE.  A05 

miers  étaient  restés  attachés  à  la  dynastie  djes  HohenzoIIern  de  toute 
la  force  des  traditions  anciennes,  de  toute  Ténergie  du  patriotisme 
humilié  et  blessé;  les  autres,  qui  avaient  dt^jà  passé  en  tant  de 
mains,  ne  regrettaient  pas  plus  les  Prussiens  que  leurs  anciens 
maîtres,  et  devaient  se  plier  facilement  à  la  domination  napoléo- 
nienne. Venaient  enfin  :  6<*  le  comté  de  Stolberg,  fief  de  la  Prusse, 
et  le  comté  de  Rietberg,  fief  de  Hesse-Cassel;  7°  les  territoires 
saxons  situés  entre  Erfurt  et  rEichsfeld,  Peu  de  temps  après,  Na- 
poléon y  ajouta  d'autres  parties  du  comté  de  Ilenneberg,  de  la 
principauté  de  Corvey,  et  en  1808  la  partie  saxonne  du  comté  de 
Mansfeld.  Nous  ne  parlons  pas  ici  des  remaniemens  territoriaux  de 
Î810  et  1811. 

Le  royaume  deWestphalîe  en  1808  comprenait  plus  de  1,900  lieues 
carrées  et  2  millions  d'habitans.  Il  se  trouvait  dans  une  situation 
des  plus  avantageuses  :  au  nord,  à  l'ouest  et  au  sud,  il  confinait 
partout  aux  états  de  la  confédération  du  Rhin;  à  l'est,  où  il  avoisi- 
nait  un  état  hostile  ou  suspect,  le  royaume  de  Prusse,  il  pouvait 
opposer  la  frontière  de  TEIbe  et  l'importante  forteresse  de  Madge- 
burg.  Jérôme  se  plaignait  seulement  de  quelques  enclaves  appar- 
tenant à  des  princes  «  confédérés,  »  qui  venaient  rompre  la  conti- 
nuité de  ses  états.  Ainsi  le  pays  de  Smalkade  se  trouvait  séparé  du 
reste  de  la  monarchie  par  le  duché  de  Saxe-Meiningen;  ainsi,  dans 
la  partie  septentrionale  du  royaume,  subsistaient  la  principauté  de 
Galenberg  et  le  comté  de  la  Lippe,  etc. 

Chose  étrange,  le  pays  que  Napoléon  avait  choisi  pour  y  faire 
son  expérience  de  greffe  française  sur  souche  allemande  était  pré- 
cisément celui  où  le  sang  germanique  passe  pour  être  le  plus  pur, 
où  les  traditions  de  la  vieille  Allemagne  sont  les  plus  vivantes.  Par- 
tout se  dressaient  devant  la  royauté  étrangère  de  glorieux  et  terri- 
bles souvenirs  nationaux.  On  ne  pouvait  prononcer  le  nom  d'une 
des  préfectures  du  roi  Jérôme  sans  réveiller  un  monde  de  traditions 
ou  de  légendes  (1).  Ici  était  cette  forêt  de  Teuteberg,  qui  avait  vu 
le  désastre  de  Yarus  et  les  larmes  de  Germanicus;  là,  ces  fameux 
champs  de  bataille  des  guerres  carolingiennes  :  le  Sûnthal,  où  les 
Saxons  avaient  exterminé  une  armée  franque;  le  Weser,  que  Ghar- 
lemagne  avait  rougi  du  sang  des  vaincus  décapités;  Paderborn,  où, 
décimés  par  le  glaive  du  conquérant,  ils  étaient  venus  demander 
la  paix  et  le  baptême.  Gorvey  rappelait  les  hardis  missionnaires  qui 
s'étaient  aventurés  dans  la  solitude  des  forêts  germaniques  pour  y 
bâtir  la  première  chapelle  et  le  premier  cloître;  Osnabruck,  Halber- 

(1)  Voyez  sur  ces  vieux  souTcnlrs  une  lettre  insérée  dans  le  Moniteur  westphalien 
da  8  mars  1808. 


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t 
406  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

stadt»  Hildesheinii  les  belliqueux  évoques,  armés  de  la  crosse  etda 
sabre,  qui  avaient  imposé  aux  Saxons,  sous  peine  de  mort,  la  dlme 
et  rabstinence  du  vendredi.  En  revanche,  c'était  dans  les  profondes 
vallées  du  Harz,  sur  le  sinistre  plateau  de  Brocken,  que  s'étaient 
réfugiés  les  dieux  de  la  Teutonie,  anathématisés  par  Téglise.  Qued- 
linburg  avait  été  bâti  par  Henri  l'Oiseleur  pour  tenir  en  respect  les 
Slaves  et  les  Hongrois.  Magd^urg  avait  été  la  citadelle  de  HeDrile 
Superbe  et  de  Henri  le  Lion  dans  leurs  éternelles  campagnes  contre 
les  Obotrites  et  les  Wendes.  Si  dans  les  turbulens  et  belliqueux  Hes- 
sois  revivaient  ces  rudes  Catti  de  Tacite,  qui  déjà  dans  la  Germanie 
ancienne  donnaient  l'exemple  de  la  discipline  militaire,  traitaient  la 
guerre  comme  un  art,  portaient  des  anneaux  de  fer  en  signe  Sera- 
prise  et  ne  se  rasaient  qu'après  avoir  tué  un  ennemi,  le  BrunswiciL  à 
son  tour  rappelait  ces  orgueilleux  Welfs,  qui  avaient  reculé  à  l'ofient 
les  frontières  de  l'Allemagne  et  disputé  l'empire  aux  Barberousses. 
Ce  royaume  de  Jérôme,  berceau  de  l'antique  Germanie ,  nopu  du 
saint-empire  allemand,  avait  été  aussi  le  centre  de  la  réforme,  le 
champ  de  bataille  entre  l'Autriche  et  les  princes  de  Hesse  et  de 
Saxe,  entre  Charles-Quint  et  Philippe  le  Magnanime,  entre  Rome  et 
Luther.  A  Smalkade,  les  protestans  s'étaient  confédérés  contre  la 
maison  de  Habsbourg;  à  MUlhausen,  les  paysans  insurgés  avaient  été 
massacrés  par  les  seigneurs;  Magdeburg  se  souvenait  de  sa  belle 
résistance  au  vainqueur  de  François  I"  et  des  épouvantables  cruau- 
tés de  Tilly;  —  de  Mansfeld,  de  Brunswick,  étaient  sortis  ce  terriUe 
Ernest  qui,  avec  une  poignée  d'aventuriers,  tint  en  échec  la  fortune 
de  Ferdinand  II,  et  -cet  indomptable  Christian  qui  avait  inscrit  sur 
ses  étendards  a  ami  de  Dieu,  ennemi  des  prêtres.  » 

Et,  par  un  étrange  caprice  de  la  fortune,  c'était  un  Français,  ]du 
pays  le  moins  germanique  de  France,  de  Tile  de  Corse,  c'étsdt  le  fils 
d'un  avocat  d*Ajaccio  qui  venait  asseoir  son  trône  sur  la  terre  des 
Arminius  et  des  Witikmd,  qui  succédait  aux  princes  des  Cattes  et 
des  Chérusques,  aux  empereurs  saliques  et  aux  empereurs  saxons, 
aux  Wells  et  aux  Hohenzollern,  aux  abbés  et  aux  évêques-princes, 
aux  comtes  d'empire  et  aux  magistrats  des  villes  libres.  C'était  lui 
qui  recueillait  le  fruit  des  conquêtes  de  Charlemagne,  des  prédica- 
tions des  missionnaires  chrétiens,  de  la  courageuse  résistance  des 
landgraves  luthériens.  C'était  pour  lui  que  Henri  le  Lion  et  Henri 
l'Oiseleur  avaient  bâti  ces  forteresses.  A  cette  même  froiitière  de 
l'Elbe,  c'était  lui  qui  était  chargé,  sous  un  nouvel  empereur  d'Oc- 
cident, de  défendre  l'Allemagne  des  Ottons  contie  les  Prussiens, 
héritiers  des  Slaves,  et  les  Autrichiens,  successeurs  des  Hongrois. 

Alfred  fiAiciuuo. 


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LA 


REINE  DU  RÉGIMENT 


The  Qmen  of  tke  nffimtnt,  hj  KaHurioe  Kiag,  8  vol.  Bant  and  Blackttt.  Londûn  1872  (1). 


I. 

Gérald  Anstruther  était  entré  extrêmement  jeune  au  serviee 
militaire.  II  avait  rejoint  depuis  quelques  semaines  à  peine  son 
régiment,  le  M^  dragons,  qui  était  alors  en  garnison  aux  Indes, 
lorsqu'un  de  ses  camarades»  nommé  Guy  Levestone,  perdit  sa  jeune 
femme. 

Quinze  jours  après  l'enterrement^  Anstruther  se  présenta  chez 
Levestone  pour  lui  faire  sa  visite  de  condoléance.  Levestone  le 
reçut,  comme  il  recevait  tout  le  monde,  d'un  air  distrait  et  indif- 
férent; il  lui  adressa  quelques  paroles  décousues,  et  reprit  son 
occupation,  qui  consistait  à  réparer  un  jouet  brisé.  Debout  devant 
loi,  une  petite  fille  aux  longs  cheveux  bouclés  suivait  ses  mouve- 
mens  avec  des  yeux  brillans  d'impatience.  —  Levestone,  dit  Ans- 
truther, voulez-vous  me  permettre  d'essayer  ? 

Guy  se  confessa  entièrement  incapable  de  mener  à  bien  cette 
difficile  entreprise,  et  passa  le  joujou  à  Anstruther.  Bientôt  la 
voiture  et  son  cheval  furent  remis,  dûment  réparés,  aux  mains  de 
leur  propriétaire  ravie,  qui,  levant  ses  yeux  noirs  sur  le  jeune 
homme,  lui  dit  avec  un  grand  sérieux  et  beaucoup  d'assurance  : 

(i)  Le  roman  dont  nous  allons  «tsayer  de  donner  une  idée  aux  lecteurs  de  la  Revuê 
Tient  d'obtenir  un  légitime  luccès  en  Angleterre.  An  milieu  de  cette  foule  de  produc- 
tioiu  qjaa  chaque  mois  voit  éclore  chez  nos  volsint  et  dont  rinsigniBancc  est  souTent 
le  iHûindfa  défaut,  The  Qu49n  of  thê  régiment  se  recommande  par  la  fraîcheur  des 
Motimens  et  la  sincérité  de  l'émotion. 


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i08  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  très  bien.  Merci.  Comment  vous  appelez -vous  ?  Moi,  je 
m'appelle  bébé  Cécile, 

—  Et  moi,  je  m'appelle  Gérald  Anstruther,  répondit-il  en  la 
prenant  sur  ses  genoux  et  en  caressant  ses  cheveux  bruns  à  reflets 
dorés.  Voyons,  essayez  de  répéter  mon  nom.  C'est  cela  !  bravo  ! 
Nous  serons  bons  amis,  n'est-ce  pas,  petite  reine  ? 

—  Bébé  est  l'ami  de  tout  le  monde,  dit  l'enfant  d'un  air  digne 
en  remuant  gravement  la  tête.  Pourquoi  m'appelez- vous  comme  çaî 
Je  vous  ai  dit  mon  nom.  Est-ce  que  vous  l'avez  oublié?  Moi,  je 
n'oublierai  pas  le  vôtre. 

— Je  vous  ai  appelée  petite  reine  parce  que  c'est  un  joli  nom,  mais 
je  n'ai  pas  oublié  le  vôtre.  Avez- vous  d'autres  joujoux  à  raccom- 
moder ? 

—  Oh  !  oui,  cria-t-elle  joyeusement  en  se  laissant  glisser  à  bas 
de  ses  genoux.  Papa,  je  veux  faire  raccommoder  ma  poupée  à  Ger- 
valdy  n'est-ce  pas  ?  Vous  savez  que  ce  matin  vous  avez  essayé, 
et  que  vous  n'avez  pas  pu. 

Levestone  sourit  faiblement  et  regarda  Anstruther.  —  Est-ce 
que  la  petite  vous  ennuie  ?  Vous  voyez  qu'elle  est  vite  devenue 
familière.  Cécile,  il  faut  dire  :  Monsieur  Anstruther. 

—  C'est  trop  difficile  à  dire.  Ce  monsieur  est  très  gentil  ;  s'il 
raccommode  ma  poupée,  je  l'appellerai  toujours  Gcrvald.  Voulez- 
vous  me  la  raccommoder  ? 

—  Oui,  apportez-la-moi.  Levestone,  laissez-la  m'appeler  comme 
elle  voudra.  Elle  est  si  mignonne  que  je  veux  devenir  son  ami. 

—  Elle  abusera  bientôt  de  votre  complaisance. 

L'enfant  revint,  traînant  par  la  tète  une  poupée  borgne  et  chaare 
dont  la  jambe  droite  laissait  échapper  un  flot  de  son.  Elle  la  pré- 
senta avec  orgueil  à  Anstruther,  et,  après  la  lui  avoir  fait  admirer, 
elle  la  posa  sur  ses  genoux  et  lui  fit  voir  le  trou  qui  demandait  une 
réparation.  —  Ah  !  ah  !  fit  le  jeune  homme,  le  cas  est  grave  ;  il  me 
faudrait  une  aiguille  et  du  fil.  Allez  en  demander  à  votre  bonne, 
bébé.  Je  me  charge  de  guérir  cette  belle  dame. 

L'aiguille  fut  apportée,  et,  de  l'air  le  plus  sérieux  et  le  plus 
important,  notre  brillant  officier,  qui  aurait  certainement  été  beau- 
coup plus  à  son  aise  sur  un  champ  de  manœuvres,  concentra  toutes 
ses  facultés  sur  l'opération  délicate  qu'il  avait  entreprise. 

Levestone  le  regardait  faire  avec  intérêt.  —  Quel  bon  garçon 
vous  êtesl  s'écria-t-il,  avec  plus  d'animation  qu'il  n'en  avait  encore 
manifesté  depuis  la  mort  de  sa  femme,  au  moment  où  Anstruther 
tendit  la  poupée  guérie  à  l'enfant  transportée  de  joie.  Vous  allez 
faire  tort  à  Archer,  le  maréchal-des-logls;  jusqu'à  présent,  Cécile 
était  persuadée  que  personne  au  monde  ne  raccommodait  les  jou- 
joux aussi  bien  qu'Archer, 


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LA   REINE   DU   REOmENT.  A09 

—  Papa,  j'aime  beaucoup  Archer;  il  est  très  gentil,  seulement 
quelquefois  il  est  de  mauvaise  humeur,  et  alors  il  gronde  les  autres, 
et  bébé  a  peur,  Gervald,  est-ce  que  vous  ôtes  aussi  de  mauvaise 
humeur?  —  Elle  était  appuyée  sur  ses  genoux,  et  elle  le  regardait 
de  ses  yeux  curieux. 

Anstruther  se  mit  à  rire;  Levestone  les  observait  et  souriait 
presque.  —  Je  suis  souvent  de  mauvaise  humeur  avec  les  vilains 
hommes,  mais  jamais  avec  les  bonnes  petites  filles  bien  sages. 
Ainsi,  petite  reine,  vous  n'avez  qu'à  être  toujours  sage,  et  je  serai 
toujours  de  bonne  humeur  avec  vous. 

—  Oh  I  bébé  est  toujours  sage,  répondit  Cécile  en  secouant  la 
tète  d'un  air  de  satisraciion  ;  mais,  quand  ma  bonne  est  méchante, 
elle  dit  toujours  que  c'est  moi. 

—  Je  comprends,  dit  Anstruther  en  riant.  Eh  bien!  je  lâcherai 
de  ne  pas  être  méchant,  et  nous  nous  arrangerons  très  bien  en- 
semble. Si  vous  voulez  venir  avec  moi,  je  vous  mettrai  sur  mon 
cheval. 

Anstruther  et  Cécile  devinrent  de  grands  amis,  et  Levestone, 
qui  aimait  qu'on  s'occupât  de  sa  fille,  ne  tarda  pas  à  préférer  la 
société  de  ce  jeune  homme  à  celle  de  ses  plus  anciens  camarades. 
Du  reste,  Gérald  n'était  pas  seul  à  gâter  Cécile.  La  petite  reine, 
comme  on  l'appelait  maintenant,  était  le  jouet  du  régiment,  dont 
tons  les  officiers,  à  commencer  par  le  colonel  Merediih,  étaient 
absolument  à  ses  ordres.  Elle  abusait  un  peu  de  son  empire,  il  faut 
en  convenir,  mais  elle  tyrannisait  ses  sujets  si  gentiment  qu'aucun 
d'eux  n'avait  envie  de  se  révolter.  Loin  de  là,  celui  sur  lequel  elle 
jetait  son  dévolu  pour  la  promener  sur  le  cou  de  son  cheval  s?. con- 
sidérait comme  ayant  reçu  une  faveur.  L'enthousiasme  des  officiers 
était  encore  surpassé  par  celui  des  soldats.  Grâce  à  son  intimité 
avec  le  maréchal-des- logis,  Cécile  les  connaissait  presque  tous,  et 
en  se  promenant  avec  les  amis  de  son  père  elle  les  interpellait  au 
passage:  —Voilà  Millarl  bonjour  Millar!  —  Et  Millar  souriait 
d'orgueil. 

Lorsque  l'enfant  eut  cinq  ans,  son  père  pensa  qu'il  était  temps 
de  songer  à  son  éducation.  Il  se  chargea  de  lui  apprendre  à  lire, 
difficile  entreprise  qui  ne  se  trouva  pas  du  goût  de  Cécile.  Un  jour, 
le  colonel  Merediih,  qui  était  le  parrain  de  l'enfant,  étant  venu 
demander  à  Levestone  de  lui  confier  sa  fille  pour  une  promenade 
à  cheval,  obtint  pour  réponse  que  «  c'était  l'heure  de  la  leçon.  » 

—  Bah!  laissez-la  donc  tranquille,  avait  répondu  le  colonel. 
  son  âge,  ça  n'a  pas  de  bon  sens  de  la  faire  tant  travailler.  Vous 
êtes  absurde,  mon  cher,  de  la  tracasser  pour  cela. 

Ces  imprudentes  paroles  ne  furent  pas  perdues.  A  la  première 
difficulté,  ou  plutôt  à  ce  qu'elle  estima  comme  une  difficulté,  Cécile 


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&10  BfiYUE  DES  DEUX  KONDES. 

s'arrêta  court. — Papa,  c'est  trop  difficile  ;  je  ne  peux  pas  apprendre 
ça.  D'ailleurs  le  colonel  a  dit  que  ça  n'avait  pas  de  bon  sens  de  me 
faire  tant  trarailler. 

—  Ha  chère  enfant»  dit  Leyestone  d'un  ton  ferme,  quoiqu'aufond 
il  eût  le  sentiment  qu'en  cas  de  lutte  ce  ne  serait  pas  lui  qui  l'em- 
porterait, ma  chère  enfant,  il  faut  faire  ce  que  je  vous  dis.  Voyons, 
ma  chérie,  un  petit  effort;  û  vous  apprenez  bien  votre  leçon,  je 
TOUS  emmènerai  faire  une  grande  promenade  achevai.  Tenez« Sultan 
vous  attend. 

Il  essayait  vainement  de  la  séduire,  Cécile  resta  incorruptible. 
Forte  de  l'appui  du  colonel,  elle  était  décidée  à  tenir  tftie  à  son 
père  et  à  livrer  bataille.  —  Papa,  je  vous  dis  que  je  ne  peux  pas... 
D'abord,  mon  parrain  a  dit  que  ça  n'avait  pas.  de  bon  sens.  Vous 
êtes  un  méchant...  je  ne  veux  pas...  vilain  livre..»  méchant  livre... 
continua*t-elle  en  jetant  son  alphabet  à  terre  et  en  le  piétinanL 

Pendant  que  son  père  consterné  se  deHiandait  ce  qu'il  allait 
faire,  le  colonel  Meredith  entra  tout  à  coup.  —  Eh  bien!  eh  bien! 
s'écria-t-il  en  apercevant  Cécile,  dont  le  visage  échauffé  et  les  che- 
veux en  désordre  indiquaient  une  grande  surexcitation;  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  Ça>  Cécile,  la  reine  du  régiment?  fi  donci  nous 
ne  connaissons  pas  cette  petite  fiUe-làl 

—  Mon  parrain,  répondit-elle  en  se  tournant  avec  empressement 
vers  le  colonel,  et  en  donnant  un  coup  de  pied  méprisant  au  livre 
qui  gisait  sur  le  plancher,  vous  avez  dit  que  ça  n'avait  pas  de  bon 
sens,  et  alors  j'ai  dit  à  papa  que  je  ne  voulais  pas  apprendre...  et 
je  n'apprendrai  pas. 

Qui  fut  stupéfait?  Ce  fut  le  colonel.  Il  regarda  Levestone  ;  celui-ci 
avait  une  mine  si  piteuse  que  Meredith  fut  pris  d'un  fou  rire.  — 
C'est  votre  faute,  dit  Levestone.  Si  vous  étiez  un  bon  parrain,  ces 
choses-là  n'arriveraient  pas. 

—  Et  que  voulez*vou8  donc  que  je  fasse?  demanda  le  pauvre 
colonel,  tout  interdit  de  voir  que  c'était  à  lui  qu'on  s'en  prenait. 

—  Que  vous  lui  appreniez  les  dix  commandemens,  cela  vons 
regarde;  surtout  faites-lui  bien  remarquer  le  cinquième. 

—  Je  crois  que  je  ferai  un  triste  professeur,  mais  je  veux  bien 
essayer.  Je  n'ai  rien  à  faire  aujourd'hui,  nous  allons  commenoer 
tout  de  suite. 

Effectivement  il  se  mit  à  l'œuvre.  Au  début,  tout  alla  parfaite- 
ment. Le  colonel  avait  une  manière  à  lui  d'enseigner  qui  amasait 
l'enfant.  C'est  au  cinquième  commandement  que  les  difficultés  at« 
tendaient  le  professeur.  Cécile  déclara  qu'elle  ne  le  comprenait  pas. 
Meredith  l'expliqua  donc  à  sa  façon. 

—  Mon  parrain,  vous  dites  des  bôtisea»  répondit  l'impertineote 
petite  créature.  Je  sais  que  ce  n'est  pas  du  tout  conune  ça. 


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LA  REINE  DU  BÉGUIENT.  AU 

—  La  coquine  comprend  aussi  bien  que  moi,  pensait  le  colonel, 
mais  ehe  u*en  conviendra  pas.  Quelle  sotte  entreprise  j'ai  faite  là  I 
Allons,  voilà  Anstruther  qui  entre  I  il  ne  me  manquait  plus  que 
cela  I  11  va  s'asseoir  et  nous  écouter,  et,  si  je  me  trompe  ou  que  la 
petite  me  dise  des  impertinences,  il  rira  de  son  air  tranquille  qui 
est  si  agaçant.  Gomment  faire?  si  je  lui  dis  de  s'en  aller,  il  ira  ra- 
conter à  tout  le  régiment  qu'il  m'a  intimidé. 

Dans  sa  détresse,  le  colonel  trouva  un  expédient  adnûrable.  — 
Cécile,  i^;>prenez-moi  ça  par  cœur.  Si  vous  récitez  bien,  et  si  vous 
me  promettez  de  ne  plus  désobéir  à  votre  papa;  je  vous  donnerai 
des  mangues.  Vous  verrez  comme  elles  sont  grosses,  vous  n'en 
ayez  jamais  vu  de  si  belles. 

—  Colonel,  cria  Anstruther  de  la  porte,  c'est  ce  qui  s'appelle  de 
la  corruption.  Apprenez-lui  qu'il  faut  faire  son  devoir  parce  que 
c'est  le  devoir,  et  non  en  vue  d'une  récompense.  Avec  votre  sys- 
tème, vous  en  ferez  une  femme  capricieuse,  uniquement  préoccupée 
de  son  plûsir. 

—  Mon  garçon,  dit  impatiemment  le  colonel,  vous  avez  raison. 
Je  ne  suis  pas  de  force;  je  l'abandonne  à  son  père,  nous  verrons 
comment  il  s'en  Urera. 

Levestone  ne  s'en  tira  pas  aussi  mal  qu'on  l'aurait  pu  craindre. 
Cécile,  qui  avait  un  cœur  excellent  et  une  facilité  extraordinaire, 
finit  par  se  soumettre  à  l'autorité  paternelle,  et  fit  de  rapides  pro- 
grès. Bientôt  elle  abusa  de  sa  science  pour  faire  subir  des  examens 
aux  enfans  de  troupe. 

Les  années  se  passèrent  ;  l'enfant  devint  jeune  fille. 

A  seize  ans,  miss  Levestone  était  aussi  entreprenante  que  ses  amis 
les  sous-lieutenans.  Elle  tenait  tête  aux  plus  hardis  cavaliers  et  aux 
meilleurs  joueurs  de  billard.  Intime  avec  tous  les  officiers,  elle  les 
considérait  comme  ses  camarades,  les  traitant  en  conséquence,  et  il 
en  résultait  une  absence  complète  de  coquetterie  vraiment  extraor- 
dinaire chez  une  aussi  jolie  fille.  Vivant  exclusivement  dans  la  so- 
ciété des  hommes,  il  n'est  pas  étonnant  que  Cécile  se  fût  accou- 
tumée à  envisager  les  choses  à  un  point  de  vue  masculin.  Son 
esprit  avait  pris  un  certain  tour  viril  qui  n'excluait  pas  une  douceur 
et  une  délicatesse  de  sentiment  toutes  féminines,  de  même  que  la 
franchise  et  le  naturel  des  manières  ne  nuisaient  en  rien  chez  elle  à 
la  grâce  et  à  la  réserve.  Elle  connaissait  à  fond  le  code  compliqué 
des  convenances  sociales,  et  elle  le  respectait.  Les  officiers  l'ado- 
raient, et  la  prenaient  volontiers  pour  confidente  dans  les  conjonc- 
tures diiCciles,  —  soit  dit  en  passant,  la  reine  faisait  preuve  dans 
ces  circonstances  d'un  grand  bon  sens,  et  il  était  rare  qu'on  ne  se 
trouvât  pas  bien  d'avoir  suivi  ses  conseils;  —  ils  passaient  leur  vie 
à  lui  organiser  des  parties  de  plaisir,  mais  il  s'exhalait  de  cette  pe- 


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&12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tite  personne  pétulante  et  malicieuse  un  tel  parfum  d'innocence  et 
d'honnêteté,  qu'elle  n'inspirait  pas  moins  de  respect  que  d'afleciion, 
et  que  le  plus  écervelé  des  étourneaux  qui  l'entouraient  perpétuel- 
lement ne  se  serait  jamais  permis  en  sa  présence  une  parole  ha- 
sardée. On  savait  que  la  plus  légère  offense  aurait  pour  résultat  de 
faire  exclure  le  coupable  de  l'intimité  de  Cécile,  et  plus  d'un  s'éprit 
follement  de  cette  beauté  radieuse  qui  dissimula  soigneusement  ses 
sentimens  dans  la  crainte  d'être  banni  du  petit  lever  de  la  reine. 

On  appelait  le  lever  de  la  reine  un  thé  que  miss  Levestone  don- 
nait chaque  jour  à  cinq  heures,  et  qui  était  suivi  très  assidûment 
par  tout  i'état-major  du  16*  dragons.  Il  peut  sembler  étonnant  au 
premier  abord  que  la  bonne  harmonie  subsistât  dans  une  cour  si 
nombreuse.  Ce  miracle  venait  de  ce  que  Cécile,  ayant  pris  touti 
fait  au  sérieux  son  rôle  de  souveraine,  avait  accepté  les  devoirs 
comme  les  privilèges  de  sa  position.  Tous  les  dragons  du  régiment 
étaient  ses  très  humbles  sujets,  et  il  ne  lui  venait  même  pas  à  l'es- 
prit qu'on  pût  résister  à  un  de  ses  décrets;  en  échange  de  leur  sou- 
mission, elle  estimait  qu'elle  leur  devait  une  impartiale  répartition 
de  ses  faveurs,  et  elle  s'était  fait  une  loi  de  ne  jamais  témoigner  de 
préférence  à  un  de  ses  courtisans  au  détriment  des  autres»  Elle  dis- 
tribuait donc  &  la  ronde  ses  brillans  sourires,  tenant  la  balance  si 
égale  que  personne  n'avait  le  droit  de  se  prétendre  moins  bien 
traité  que  son  voisin.  L'heureuse  ignorance  de  Cécile  lui  rendait 
l'équité  facile.  Elle  était  arrivée  à  l'âge  de  seize  ans  sans  savoir  ce 
que  c'est  que  l'amour,  et,  incapable  de  lire  dans  son  cœur,  elle 
croyait  de  très  bonne  foi  aimer  tous  ses  camarades  de  la  même  ma- 
nière. Elle  ne  se  doutait  pas  que  ce  qu'elle  ressentait  pour  son  vieil 
ami  Gérald  n'était  pas  du  tout  la  même  chose  que  ce  qu'elle  éprou- 
vait pour  son  parrain  le  colonel.  Peut-être  Anstruther  s'en  serait-il 
douté  avant  elle,  s'il  avait  eu  la  libre  disposition  de  ses  faculté?; 
mais  il  était  passionnément  amoureux  et  passionnément  jaloux  par- 
dessus le  marché,  et,  au  lieu  de  jouir  en  paix  des  sourires  qui  lui 
revenaient,  il  passait  son  temps  à  maugréer  de  ce  que  les  autres  en 
avaient  aussi  leur  part,  sans  s'apercevoir  que  les  siens  avaient  une 
douceur  particulière. 

Un  accident  de  chasse,  à  la  suite  duquel  Anstruther  demeura  plu-  ; 
sieurs  semaines  cloué  sur  son  lit,  aurait  dû  lui  ouvrir  les  yeux,  car 
en  cette  occasion  Cécile  s'était  jetée  au-devant  d'un  sanglier,  pour 
sauver  son  ami,  avec  une  hardiesse  surprenante  de  la  part  d'une 
jeune  fille.  Soit  défiance  naturelle  aux  amoureux,  soit  excès  de  mo- 
destie, Gérald  ne  tirade  cette  aventure  aucune  induction  favorable. 
Il  employa  son  temps  de  réclusion  à  se  tourmenter  ingénieusement. 
Tantôt  il  se  représentait  Cécile  prêtant  une  oreille  complaûsantd 
aux  sots  propos  de  quelque  écervelé;  tantôt  il  repassait  dans  soa 


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LA   BEIME   DU   K£GIM£NT.  Al  3 

esprit  les  histoires  des  méchantes  langues  de  Tendroit»  et,  à  force 
de  les  retourner  dans  sa  tête,  il  arrivait  à  leur  donner  une  impor- 
tance dont  ceux  qui  les  avaient  inventées  auraient  été  eux-mêmes 
surpris.  La  petite  reine,  dont  la  vie  était  une  fête  perpétuelle,  et 
qui  ne  rencontrait  autour  d'elle  que  sympathie  et  indulgence,  se 
préoccupait  peu  des  commérages  ;  elle  s'inquiétait  uniquement  de 
ce  que  pouvait  en  penser  son  ami  Gérald.  Elle  ne  l'avait  pas  revu 
depuis  son  accident,  et  elle  songeait  beaucoup  à  lui,  beaucoup  plus 
que  la  prudence  ne  l'exigeait. 

Le  16*  dragons  avait  reçu  l'ordre  d'embarquer  pour  l'Angleterre. 
Sur  la  demande  de  leur  reine,  les  officiers  organisèrent  un  grand 
pique-nîque  d'adieu,  auquel  fut  conviée  toute  la  société  de***.  Cé- 
cile aurait  désiré  qu'on  pût  retarder  assez  la  fête  pour  permettre  à 
Anstruther  d'y  prendre  part.  Le  docteur  ayant  déclaré  péremp- 
toirement qae  son  patient  ne  bougerait  de  sa  chambre  avantle  jour 
de  l'embarquement,  force  fut  de  se  résigner.  On  prit  jour,  et  on  se 
donna  rendez-vous  à  un  vieux  temple  en  ruines  situé  dans  les  envi- 
rons de  ***. 

Une  longue  file  d'équipages  se  dirigeait  vers  le  temple  de  Poo- 
nach.  La  voiture  qui  contenait  Levestone  et  safille  était  conduite  par 
un  jeune  officier  nouvellement  arrivé  au  régiment,  Hedworth  Villars. 
Villars  était  affligé  de  ridicules  qui,  au  premier  abord,  quand  on  ne 
le  connaissait  pas,  le  faisaient  juger  défavorablement.  Il  était  très 
fier  de  sa  personne,  et  en  particulier  de  ses  pieds  et  de  ses  mains; 
on  l'accusait  même  de  porter  deux  paires  de  gants  superposées 
pour  préserver  la  blancheur  de  sa  peau.  Persuadé  qu'il  était  le  point 
de  mire  de  toutes  les  demoiselles  à  marier,  il  se  plaignait  des  per- 
sécutions des  mamans  avec  une  fatuité  naïve.  Du  reste,  il  était  dé- 
daigneux et  difficile  comme  il  convient  à  un  homme  qui  a  fréquenté 
le  grjnd  monde,  et  lorsqu'en  arrivant  au  16'  dragons  il  trouva  tous 
les  officiers  soumis  au  joug  d'une  petite  fille  qui  n'avait  jamais  vu 
Londres,  il  prit  ses  camarades  en  profonde  pitié  et  ne  le  leur  cacha 
pas.  Au  bout  d'une  semaine  ou  deux,  le  jeune  Villars  était  le  plus  à 
plaindre  du  ngiment;  non-seulement  il  avait  subi  comme  les  autres 
le  charme  de  la  petite  reine,  mais,  n'étant  pas  accoutumé  à  ses 
allures  franches  et  vives,  ayant  de  plus  une  très  haute  idée  de  son 
propre  pouvoir  de  séduction,  il  interpréta  tout  de  travers  l'accueil 
cordial  qui  lui  fut  fait  par  Cécile,  et  il  en  conçut  des  espérances  qui 
devaient  lui  occasionner  la  première  déception  de  sa  vie. 

Retournons  au  pique-nique.  Les  invités  arrivent.  Des  groupes  se 
forment  en  attendant  le  dîner.  Le  colonel  Meredith  et  Levestone 
s'asseyent  à  l'ombre  et  allument  leur  cigare;  Cécile  et  Villars  se 
dirigent  vers  le  temple  hindou.  Ils  pénétrèrent  au  milieu  des  ruines, 
admirant  les  bizarres  sculptures  des  murs  délabrés  que  la  vigoureuse 


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àlh  RBTUB  DES   DEUX  MOiœES. 

végétation  des  tropîqaes  mena^it  d^ensevelir  bientôt  sous  sa  ridn 
verdure,  La  vue  de  ces  monumens  de  l'art  et  de  l'orgueil  humain 
tombant  en  poussière  sous  Faction  du  temps  inspirait  à  Cécile  des 
réflexions  morales  sur  la  vanité  et  l'instabilité  des  choses  de  ce 
monde.  Elle  était  disposée  à  s'abandonner  à  l'impresâon  mélanco- 
lique causée  par  la  scène  qu'elle  avait  sous  les  yeux.  Les  jeunes 
cœurs  paisibles  aiment  ces  tristesses  factices,  dont  le  charme  vient 
de  ce  qu'elles  sont  volontaires. 

Les  méditations  rétrospectives  de  Cécile  ne  faisaient  nuUânem 
le  compte  de  son  compagnon.  —  Laissez,  laissez  ces  vieux  Hindous 
à  la  poussière  et  aux  toiles  d'araignée  qui  s'at^cumulent  sur  eui 
depuis  tant  de  siècles;  venez  vous  asseoir  au  bord  de  ce  petit  mis- 
seau  qui  s'est  irrévérencieusement  frayé  un  passage  à  travers  les 
demeures  silencieuses  des  morts,  et  dont  le  babil  parie  de  joie,  de 
jeunesse  et  d'amour. 

Elle  leva  sm-  lui  ses  grands  yeux  étonnés.  —  Vous  êtes  poète, 
cUt-elle.  Contez-moi  ce  que  vous  dit  le  ruisseau.  Pour  moi,  je  n'en- 
tends qu'un  murmure  incessant  dont  la  monotonie  me  fatigue. 

—  Asseyez-vous  là;  je  vous  le  dirai. 

Elle  s'assit  ;  "Villars  se  jeta  sur  l'herbe  à  ses  cdtés. — 1«  vais  vous 
enseigner  la  langue  du  ruisseau.  A  chacun,  il  murmure  un  conte 
différent;  cependant  il  doit  vous  dire  les  mêmes  choses  qu^à  moi, 
car  à  tout  ce  qui  est  jeune  il  répète  une  même  légende.  II  y  crait 
une  fois  un  jeuiie  homme  qui  aimait  une  belle  jeune  fille  dont  il 
n*était  digne  que  par  la  grandeur  de  son  amour.  Il  portait  son 
image  dans  son  oœur;  il  avait  mis  en  elle  toutes  ses  espérances;  il 
la  respectait,  et  il  Tadorait  en  même  temps.  Voilà  ce  <|ue  me  dit  le 
ruisseau;  mais,  continua-t-îl  avec  une  teinte  de  tristesse,  mais  le 
ruisseau  n'ajoute  pas  si  l'amour  profond  et  sincère  a  été  récompensé, 
si  la  beauté  a  été  touchée  par  le  dévoùment,  si  l'amour  a  gagné 
l'amour.  Dites-moi,  à'votre  tour,  la  fin  de  l'hiaPtoire.  la  fée  dese&ox 
fera-t-elle  triompher  l'amour? 

Elle  réfléchit  quelques  instans  sans  parvenir  à  comprendre  nette- 
ment où  il  voulait  en  venir.  — Écoutez  ce  que  dit  la  fée  des  eaux, 
répondit-elle  enfin  en  levant  la  main.  L'amour  ne  gagne  pas  tou- 
jours Tamour.  La  jeune  fille  n'aimait  pas  le  jeune  homme  ;  peut- 
être  n'était-elle  pas  digne  de  lui.  En  tout  cas,  si  eflle  a^té  fièreet 
froide,  le  ruisseau  ne  dit  pas  que  le  jeune  homme  ait  été  ÎDConso- 
lable  de  ses  dédains.  Tenez ,  ajouta-t-elle  en  riant  et  en  désignant 
du  doigt  un  lilas  dont  les  rameaux  inclinés  effleuraient  la  surface 
des  eaux,  ce  grand  filas  est  la  reine  des  fées  ;  je  vais  le  punir  de 
vous  avoir  rendu  triste.  — Elle  ramassa  un  fragment  de  boîs  qu'elle 
lança  à  l'arbuste. 

Cet  enfantillage  exaspéra  le  jeune  Villars,  qui  fut  tenté  de  lui  ré-  . 


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LA  REINE   DU  REGIMENT.  &15 

pondre  qu'elle  se  rencfait  justice,  et  qu'elle  était  en  eSet  fmide  et 
fière.  Il  se  leva  bmsquement,  et  saisit  les  mains  de  Gédfe  au  mo- 
ment où  elle  se  préparait  à  jeter  un  autre  mereean  de  bois  au  lilas. 
—  Cessez  ce  jeu!  —  Son  TÎsage  était  pâle,  et  ses  yeux  brillaient  de 
colère.  —  Vous  ne  vous  débarrasserez  pas  de  moi  à  si  bon  marché. 
Vous  m*avez  attiré,  encouragé,  et  voos  croyez  qu'il  suffit  mainte- 
nant de  me  dire  tranquillement  :  Je  ne  vous  aime  pas!  Cécile,  ma 
bien- aimée,  ne  soyez  pas  si  cruelle... 

Au  moment  où  il  avait  pris  ses  mains,  Cécile  l'avait  regaMé  avec 
une  stupéfaction  mêlée  de  frayeur.  —  C'était  donc  de  vous  qu'il 
s'agissait?  dit-elle  enfin.  )e  n'avais  pas  le  moins  du  mcmde  com- 
pris. Da  reste  votre  histoire  est  absurde.  Je  n'ai  pas  envie  de  me 
marier,  et  je  ne  suis  amoureuse  de  personne,  pas  plus  de  vous  que 
d'an  antre.  —  La  pauvre  enfant  était  de  bonne  foi. 

—  Yous  ne  me  ferez  pas  croire,  reprit  Villars  avec  véhémence, 
que  vous  ne  saviez  pas  ce  que  vous  faisiez.  Vous  êtes  fausse  comme 
toutes  les  femmes.  Ah  !  Cécile,  ne  m'enlevez  pas  toute  espérance. 

—  Je  suis  très  fâchée ,  murmura-t-elle  ;  je  ne  savais  pas  que  je 
faisais  mal;  j'étais  avec  vous  comme  je  suis  avec  tout  le  monde. 
PardoDoez-moi,  et  soyons  amis  comme  autrefois.  Je  ne  puis  vous 
oiTrir  que  mon  amitié;  vous  la  refusez? —  Elle  lui  tendait  la  main 
qu'il  venait  de  lâcher. 

—  Non,  je  n'en  veux  pas,  répondit  Villars  rudement.  Ce  qui  ap- 
partient à  tout  le  monde  a  peu  de  prix  à  mes  yeux.  Je  vous  re- 
mercie néanmoins  de  votre  offre.  Allons-nous  retrouver  les  autres? 

Cécile  se  leva  lentement,  et  ce  fut  le  cœur  gros  qu'elle  rejoignit 
ses  camarades. 

Le  capitaine  Anstruther,  que  nous  avons  laissé  sur  son  lit,  n'a- 
vait pu  résister  au  désir  d'assister  au  pique-nique;  à  la  grande 
surprise  de  ses  amis  et  à  la  grande  colère  du  docteur,  il  apparut 
inopinément  au  milieu  de  la  foule.  —  Oà  est  notre  reine?  furent  ses 
premiers  mots.  Grâce  à  une  obligeante  personne,  —  il  va  sans  dire 
que  c'était  une  femme ,  —  Anstruther  se  trouva  tout  i  point  der- 
rière un  pan  de  mur  à  demi  ruiné ,  à  quelques  pas  seulement  de 
rendrmt  où  Cécile  s'était  assise ,  au  moment  où  la  jeune  fille  ten- 
dait la  main  à  Villars  en  disant  :  —  Vous  la  refusez?  —  Grâce  aussi 
aux  commentaires  de  la  même  obligeante  personne,  le  capitaine 
crut  sottement  que  miss  Levestone  venait  de  faire  une  déclaration 
à  Hedworth,  et  que  celui-ci  l'avait  repoussée.  Même  pour  na 
amoureux,  c'était  trop  de  crédulité;  Gérald  y  fut  pris  cependant, 
et  si  bien  qu'il  faillit  se  trouver  mal,  et  que,  lorsque  la  petite 
reine,  ayant  appris  son  arrivée  inattendue ,  accourut  à  lui,  les  yeux 
brillans  de  joie,  il  lui  tourna  presque  le  dos.  Vainement  voulut-elle 
s'empresser  autour  d'Anstruther.  LOTsqu'elle  vint  lui  apporter  à 


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il6  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

boire,  il  repoussa  le  verre  en  déclarant  d'un  ton  bourru  qu'il  «  n'ai- 
mait pas  cela,  »  et  que  miss  Levestone  avait  tort  de  se  fatiguer  à 
soigner  un  malade  comme  lui. 

—  C'est  la  tête  qui  est  malade,  grommela  le  docteur.  Comment 
cet  être-là  peut- il  brutaliser  de  la  sorte  cette  mignonne  enfant? 
Elle  m'apporterait  du  poison  que  je  le  boirais. 

La  pauvre  Cécile,  consternée  de  l'accueil  de  son  vieil  ami,  le  re- 
gardait sans  bouger,  son  verre  à  la  main.  Anstrulher  affectait  de 
ne  pas  s'apercevoir  qu'elle  fût  là.  Au  bout  de  quelques  instans,  la 
colère  et  l'orgueil  vinrent  au  secours  de  la  jeune  fille,  qui  jeta 
le  contenu  du  verre  en  disant  :  —  Puisque  vous  n'en  voulez  pas, 
je  ne  vais  pas  le  porter  à  un  autre.  —  La  petite  reine  s'éloigna,  le 
cœur  plein  d'une  amertume  singulière  et  nouvelle.  Ainsi  son  vieil 
ami  l'abandonnait!  Il  était  probablement  humilié  de  devoir  la  vie  à 
une  femme.  Elle  se  sentait  à  la  fois  peinée  et  blessée,  et  elle  se 
promit  que  Gérald  ne  saurait  jamais  combien  elle  était  sensible  à 
sa  méprisante  indifférence. 

Cécile  rejoignit  ses  invités;  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle 
fut  tentée  d'être  coquette.  Jusqu'à  ce  jour,  elle  s'était  amusée 
comme  une  véritable  enfant  sans  s'apercevoir  de  l'effet  qu'elle 
produisait.  Mûrie  tout  à  coup  par  le  chagrin,  elle  comprit  qu'elle 
avait  du  succès,  qu'elle  était  admirée,  et  que,  si  lui  la  dédaignait, 
d'autres  la  rechercheraient.  Ce  fut  une  sorte  de  soulagement.  Heu- 
reusement pour  elle,  les  amers  reproches  du  jeune  Villars  réson- 
naient encore  à  son  oreille.  —  Vous  m'avez  attiré  et  encouragé,  et 
vous  ne  m'aimiez  pas  !  —  Cécile  se  jura  de  ne  jamais  mériter  ce  re- 
proche. 

A  la  réQexion,  Villars  s'aperçut  qu'il  avait  été  dur. et  injuste.  Il 
vint  dès  le  lendemain  solliciter  son  pardon,  qui  fut  accordé  aussi 
simplement  qu'il  était  demandé.  A  dater  de  ce  jour,  la  petite  reine 
n'eut  pas  d'ami  plus  sincère  et  plus  dévoué  que  Hedworth.  Quant 
au  capitaine  Anstruther,  il  prit  vis-à-vis  de  Cécile  un  ton  froid  et 
cérémonieux  qui  aurait  bien  vite  rebuté  un  cœur  moins  aimant.  Elle 
cherchait  anxieusement  une  occasion  de  parler  en  tête-à-tête  i  son 
ami,  dont  la  mauvaise  humeur  ne  résisterait  pas  à  une  explication 
franche.  Il  semblait  vraiment  que  Gérald  eût  deviné  ses  intentions, 
tant  il  apportait  de  soin  à  éviter  de  se  trouver  seul  avec  elle.  Il  fit 
si  bien  que  le  jour  de  l'embarquement  arriva  sans  que  la  petite 
reine  eût  réalisé  son  projet. 

IL 

Le  vaisseau  qui  portait  nos  héros  était  ballotté  sur  l'Océan  indien. 
Cécile,  assise  sur  le  pont,  considérait  Anstruther,  et  se  disait  que  la 


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LK  REINE   DU   RÉGIMENT*  Al7 

maladie  avait  bien  changé  son  ami.  La  physionomie  jadis  si  ouverte 
de  Gérald  avait  revêtu  une  expression  dure  et  froide;  autour  de  la 
bouche  et  des  tempes  s'étaient  creusés  des  plis  qui  n'existaient  pas 
autrefois.  Accoudé  sur  le  bastingage  du  vaisseau,  il  suivait  des 
yeux  les  mouvemens  de  l'eau  avec  un  regard  dont  la  fixité  avait 
quelque  chose  d'inquiétant.  Cécile,  qui  l'observait  toujours,  eut 
peur.  Elle  résolut  d'aller  lui  parler.  Au  mouvement  qu'elle  fît  pour 
se  lever,  Anstruther  se  retourna,  et,  secouant  avec  effort  la  lassi- 
tude et  l'ennui  qui  semblaient  l'accabler,  il  s'avança  vers  la  jeune 
fille  en  lui  demandant  si  elle  avait  besoin  de  quelque  chose. 

—  Non,  répliqua-t-elle  timidement,  je  suis  toute  seule,  et  je 
m'ennuie.  Asseyez-vous  là,  voulez- vous?  et  causons  un  peu.  Il  y  a 
si  longtemps  que  nous  n'avons  bavardé  ensemble  I  pas  depuis  le 
jour  de  votre  accident,  ajouta-t-elle  en  désespoir  de  cause,  en  lisant 
sur  son  visage  la  répugnance  qu'il  éprouvait  à  obéir. 

L'allusion  produisit  son  effet.  Le  capitaine  la  revit  tout  à  coup 
exposant  ses  jours  pour  le  sauver;  il  fut  disposé  à  la  clémence.  Cé- 
dant enfin  à  une  secrète  attraction,  il  prit  le  siège  qu'elle  lui  offrait 
et  s'assit.  Encouragée  par  ce  premier  succès,  Cécile  continua  har- 
diment :  —  Gérald,  qii*a^c?r-vou8  donc  depuis  quelque  temps?  Je 
ne  vous  reconnais  plus.  11  y  a  deux  mois,  je  n'aurais  pas  été  obli- 
gée de  vous  prier  si  fort  pour  vous  décider  à  causer  avec  moi. 

Cécile  n'était  plus  une  enfant,  et  n'était  pas  encore  une  femme; 
aussi  y  avait-il  de  l'enfant  et  de  la  femme  dans  le  regard  à  la  fois 
malicieux  et  tendre  dont  elle  accompagna  ses  derniers  mots.  Pré- 
venu comme  l'était  Anstruther,  il  prit  mal  et  la  question  et  le  re- 
gard. —  Il  est  vrai  que  depuis  quelque  temps  je  vous  évite,  parce 
que  je  ne  puis  supporter  les  déplorables  habitudes  que  je  vous  vois 
prendre.  Vous  recueillez  à  la  vérité  les  sots  complimens  de  quel- 
ques faquins  infatués  de  leur  personne;  mais  en  retour  vous  serez 
blâmée  de  tous  les  honnêtes  gens. 

Cécile  rougit  beaucoup.  Elle  sentait  profondément  l'injustice  des 
reproches  qu'on  osait  lui  faire,  et  elle  ne  pouvait  s'expliquer  l'ai- 
greur que  le  capitaine  y  mettait.  Il  y  avait  entre  eux  quelque  mal- 
entendu qu'elle  aurait  voulu  éclaircir.  Étaient-ce  les  assiduités  de 
Villars  qui  Toffusquaient?  —  Il  finit  par  lui  dire  qu'i.  s'étonnait 
qu'elle  prit  le  parti  d'un  homme  qui  avait  refusé  l'offre  o  sa  main. 
—  Il  est  fou,  se  dit  la  pauvre  fille.  A  ^s  allusions,  elle  devina 
cependant  que  la  scène  du  ruisseau  avait  eu  des  témoins,  et  qu'on 
avait  dû  lui  faire  quelque  conte  absurde.  Il  eût  été  bien  simple  de 
lui  tout  dire  ;  mais  la  petite  reine  avail|  ses  idées  sur  l'honneur,  et 
ne  se  croyait  pas  permis  de  trahir  le  secret  d'un  homme  qui  l'avait 
demandée  en  mdriage.  Elle  essaya  de  désabuser  Anstruther  sans 

10MB  Cï.  —  1872.  27 


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Ai8  BSTUS  DBS  DBUX  MMfDBS. 

compromettre  Vîllaxs,  en  protestant  de  son  innocence  et  faisant 
appel  k  la  confiance  que  devait  inspirer  au  capitaine  toute  sa  yie 
passée.  11  resta  sourd  à  ses  supplications.  —  Assez!  dit-il;  à  quoi 
bon  me  torturer?  Vous  ayez  deviné  depuis  longtemps  que  je  vous 
aime;  mais  cela  ne  vous  sei'vira  de  rien.  Oui»  j'ai  la  faiblesse  de 
vous  aimer,  la  faiblesse  de  ne  pouvoir  me  soustraire  à  votre  fasd* 
nation  :  je  ne  suis  pas  si  crédule  que  vous  le  pensez.  Aucufie  expli- 
cation ne  ferait  que  ce  qui  est  ne  soit  pas,  et  je  ne  veux  pas  voos 
pousser  à  mentir  inutilement. 

—  Vous  êtes  bien  dur!  Vous  m'avez  dit  que  voua  m'aimiei;  jepeox 
vous  avouer  maintenant  que  je  vous  aime;...  du  re$te  vous  lie  savez 
aussi  Uen  que  moi.  Comment  n'avez-vous  pas  assez  de  confiance 
pour  croire  que  voua  avez  pu  vous  laisser  induire  en  erreur  par 
une  pbrasé  mal  entendue?  Pensez^vous,  continua- tr-eUe  fièrement, 
que  je  voudrais  devoir  votre  amour  à  un  mensonge? 

—  Assez  !  je  ne  supporterai  jamais  que  personne  parle  irrespec- 
tueusement de  vous;  je  vous  défexKlrai  toujours,  même  lorsque  je 
croirai  que  vous  avez  tort;  quant  à  vous  estimer  commie  autrefois, 
je  ne  le  puis  plus*  Ob!  Cécile,  pourquoi  m' avez- vous,  sauvé  de  la 
mort,  «  c'était  pour  me  rendre  la  vie  si  amer e  ? 

De  grosses  larmes  coulaient  lentement  sur  les  joues  de  la  jeune 
fille.  -^  Capitaine  Anstrutber,  ne  parlons  plus  de  cea  choses.  Je 
vous  ai  supplié  de  m'accorder  un  peu  de  justice  ou  d'affection;  cela 
ne  m'arrivera  plus.  Vous  regrettez  que  je  vous  aie  sauvé  la  vie.  De 
tels  regrets  sont  rares  en  vérité,  et  je  n'oublierai  jamais  que  j'ai 
été  assez  malbeureuse  pour  provoquer  une  si  grande  ingratitude. 
—  Cécile  se  leva  et  alla  s'enfermer  dans  sa  cabine;  assise  i  terre, 
éiie  sanglota  amèrement  pendant  longtemps. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  sans  amener  de  cbangement  du»  la 
position  respective  de  nos  personnages*  Cécile  évitait  Anstmtlier  et 
passait  la  plus  grande  partie  de  son  temps  avec  Villars,  ce  qui 
n'était  pas  fait  pour  calmer  la  jalousie  du  capitaine. 

Cq  seûr,  une  tempête  violente  éclata.  Cécile,  qui  s'était  réfugiée 
dans  sa  C2d>ine,  entendit  frapper  à  la  porte.  Elle  se  leva  eu  cbanee- 
lant  pour  ouvrir,  et  se  trouva  face  k  iace  avec  Gérald.  La  surprise 
de  la  jeune  fille  fut  si  grande,  qu'elle  fit  un  brusque  mouveoeat 
en  arrière.  Anstrutber»  croyant  que  le  roulis  du  vaisseau  lui  fus^t 
perdre  l'équilibre,  passa  le  bras  autour  de  sa  taille  pour  la  soute- 
nir. Le  cœur  de  Cécile  battit  violemment.  Elle  ne  doutait  pas  que  le 
navire  ne  fut  perdu,  et  que  Gérald  ne  fût  venu  lui  dire  adieu;  elle 
éprouvait  une  envie  ardente  de  poser  sa  tète  sur  son  épaule  et  de 
lui  dire  qu'elle  était  prête  à  tout  oublier,  epi'elle  ne  regrettait  pas 
la  vie,  pourvu  qu'il  la  crût  innoeeute«  Elle  se  contint  cependaat, 
et  elle  attendit  qu'il  parlât. 


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LA.  BSINE  DO   RiGIMSNT.  AL9 

—  Cécile,  votre  père  est  aux  pompes.  Uoe  voie  d'eau  s'est  décla- 
rée, et  il  est  douteux  que  le  bâtiment  puisse  tenir  la  mer  jusqu'au 
jour.  Comiue  je  ne  suis  pas  de  service  en  ce  moment^  votre  père 
ro*a  demandé  de  venir  vous  trouver;  il  m^a  aussi  demandé  de  faire, 
en  cas  de  naufrage,  mon  possible  pour  vous  sauver.  Oh  I  Cécile,  ma 
Cécile  chérie!  s'il  savait  combien  cette  recommandation  était  inu- 
tile !  Quand  je  pense  au  sort  qui  vous  noenace,  ma  seule  consola- 
tion est  que,  si  la  vie  nous  a  séparés,  la  mort  du  moins  nous  réu- 
nira. Cécile,  ma  bien-aimée,  dites-moi  que  vous  me  pardonnez  les 
craelles  paroles  que  j*ai  prononcées  l'autre  jour  dans  un  accès  de 
jaloosie. 

—  Je  vous  paidonne,  répondit-elle  simplement  avec  un  regard 
où  se  peignaient  toute  sa  confiance  et  son  affection.  Vous  ne  doute^- 
rez  plus  jamais  de  moi,  n'est-ce  pas? 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  dit  précipitamment  Anstruther  ;  je 
sens  que  je  ne  peux  pas  vivre  sans  vous.  Je  vous  aime,  cela  me 
suffit,  et  je  veux  que  vous  soyez  ma  fenune,  quelque  chose  que  vous 
ayez  pu  faire. 

—  Oh!  Gérald,  cria  Cécile  d'un  ton  douloureux.  Êtes-vous  donc 
â  impitoyable  qu'ici,  en  présence  de  la  mort,  vous  refusiez  de  voir 
qoe  vous  m'avez  accusée  à  tort?  Vous  m'aimez,  et  en  cette  heure 
suprême  vous  doutez  de  ma  parole.  S'il  en  est  vraiment  ainsi,  lais- 
sez-moi! Vous  ne  pouvez  pas  m'épouser,  si  vous  n'avez  pas  foi  en 
mon  honneur;...  la  mort  serait  mille  fois  préférable  pour  nous  deuxl 

—L'honneur!  la  foil  mots  que  tout  cela!  Je  n'ai  plus  qu'un  seul 
désir,  celui  de  vous  posséder! 

—  Alors  qu'étes-vous  venu  faire  ici?  Jamais  je  ne  consentirai  à 
épouser  un  homme  qui  ne  m'estime  pas.  Je  veux,  j'ezige  une  con- 
fiance entière  de  votre  part. 

—  C'est  vous  qui  êtes  dure  maintenanL  Si  j'étais  capable  de  vous 
faire  un  mensonge  et  de  vous  dire  que  je  vous  crois,  tôt  ou  tard 
vous  découvririez  la  vérité  ;  chacun  de  mes  gestes,  chacun  de  mos 
regards  vous  dirait  que  je  vous  aï  trompée,  et  à  votre  tour  vous  mu 
retireriez  votre  estime* 

Cécile  releva  sa  tête,  qu'elle  avait  posée  sur  Tépaule  de  Gérald, 
et  se  dégagea  de  l'étreinte  du  jeune  homme.  Au  mên>e  instant,  un 
effroyable  craquement  se  fit  entendre;  un  bruit  de  pas  précipités  et 
de  cris  parvint  à  leurs  oreilles  au  travers  du  fracas  de  la  tempête. 
Anstruther  s'élança  sur  le  pont;  un  des  mâts  était  rompu,  et  pour 
comble  de  calamité  un  incendie  s'était  déclaré.  Il  courut  prévenu: 
Cécile  du  nouveau  danger  qui  les  menaçait.  11  la  trouva  étendu 
snr  le  plancher  et  presque  privée  de  connaissance  ;  il  la  releva 
l'assit  sur  une  divan  fixé  aux  parois  de  la  cabine.  —  Gérald,  mur- 
mora  Cécile  d'une  voix  éteinte  au  moment  où  le  capitaine  allsût 


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A20  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  I 

s'éloigner,  si  nous  échappons  à  la  mort,  restons  amis...  Le  temps      ) 
vous  convaincra  que  je  n'ai  rien  à  me  reprocher.  j 

— Si  le  ciel  nous  épargne,  il  en  sera  ainsi  que  vous  souhaitez.—  i 
Il  déposa  un  baiser  sur  son  front  et  s'enfuît,  de  l'air  d'un  homme  qui  I 
a  vu  pour  la  dernière  fois  l'objet  de  toutes  ses  affections.  J 

Cependant  le  vaisseau  tint  bon;  la  tempête  s'apaisa,  et  on  put  ga- 
gner le  port.  Cécile  et  Gérald  vivaient  sur  le  même  pied  d'intimité 
qu'avant  le  pique-nique;  ils  se  laissaient  aller  au  charme  d'aimer  et 
d'être  aimés.  Ce  n'est  pas  que  la  petite  reine,  lorsqu'elle  était  assez 
de  sang-froid  pour  réfléchir,  se  sentit  entièrement  satisfaite  de  la 
conversation  de  la  cabine  et  de  la  situation  inférieure  qu'elle-même 
avait  prise  vis-à-vis  de  Gérald.  Si  elle  avait  été  moins  aveuglée  par 
la  passion,  elle  aurait  vu  aussi  que  son  ami  Anstruther  n'était  pas 
aussi  parfait  qu'elle  se  l'était  imaginé,  et  que  sa  conduite  dans  les 
derniers  temps  ne  lui  faisait  guère  honneur;  mais,  loin  de  se  per- 
mettre le  plus  léger  blâme,  Cécile  s'ingéniait  à  trouver  des  excuses 
pour  justifier  celui  qui  était  à  ses  yeux  le  meilleur  et  le  plus  géné- 
reux des  hommes. 

Peu  de  temps  après  l'arrivée  de  nos  voyageurs  en  Angleterre,  le 
colonel  Meredilh  se  décidait  à  quitter  le  service  ;  il  fut  remplacé 
par  un  certain  M.  Houston,  que  personne  ne  connaissait,  mais  qui, 
de  l'avis  de  tous,  ne  pouvait  valoir  l'excellent  homme  auquel  il 
succédait.  Un  jour,  en  entrant  au  cercle,  Villars  aperçut  dans  un 
coin  de  la  salle  un  homme  grand  et  bien  fait,  dont  la  tournure  élé- 
gante et  la  belle  figure  le  frappèrent.  L'inconnu  avait  une  physio- 
nomie sévère  et  froide  qui,  sans  être  précisément  mauvaise,  n'at- 
tirait pas.  Au  contraire,  quoique  cet  homme  affectât  dans  ses 
manières  la  franchise  et  la  cordialité,  on  ne  pouvait  se  défendre  à 
son  aspect  d'une  antipathie  instinctive,  surtout  lorsqu'on  avait  re- 
marqué l'expression  pour  ainsi  dire  double  de  son  visage.  La 
bouche  souriait  souvent,  les  yeux  jamais.  Cette  contradiction  cau- 
sait une  impression  pénible,  à  laquelle  n'échappa  point  Villars. 

L'inconnu,  qui  n'était  autre  que  le  nouveau  colonel,  se  fit  pré- 
senter son  jeune  subordonné.  L'entretien  s'engagea,  et  le  nom  de 
Levés tone  tomba  dans  la  conversation.  —  hevestone?  interrompit 
le  colonel.  C'est  celui  qui  a  une  si  jolie  fille?  Nous  lui  persuaderons 
de  permuter. 

—  Et  pourquoi?  s'écria  Villars.  Nous  ne  voulons  pas  perdre  notre 
reine;  nous  ne  pouvons  pas  nous  passer  d'elle. 

—  C'est  justement  pourquoi  il  faut  que  cette  fille  et  son  père  s'en 
aillent,  repartit  le  colonel  avec  son  sourire  glacial.  Je  n'entends  pas 
qull  y  ait  deux  autorités  dans  mon  régiment. 

Villars  prit  chaudement  le  parti  de  miss  Levestone,  sur  laquelle 
Houston  s'^prima  en  termes  si  peu  mesuréfi  que  le  jeune  officier 


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LA  REINE   DU   REGIMENT.  A2i 

conçut  sur-le-champ  une  violente  aversion  contre  son  nouveau  chef. 
Il  alla,  tout  hors  de  lui,  raconter  cette  scène  à  Cécile.  La  petite  reine 
fut  consternée  à  l'idée  de  quitter  ses  vieux  amis,  au  milieu  des- 
quels elle  avait  passé  tant  d'années  heureuses.  Quand  Villars  la 
vit  si  troublée,  il  s'efforça  de  lui  rendre  un  peu  de  courage.  —  Ne 
vous  laissez  pas  abattre,  reine;  nous  vous  défendrons  tous  contre 
le  colonel;  il  faudra  bien  qu'il  cède.  —  11  la  laissa  un  peu  consolée, 
en  lui  donnant  rendez-vous  à  un  bal  qui  avait  lieu  le  soir  même. 

Cécile  dansait  avec  Villars,  qui  luiproposa  de  passer  dans  un  petit 
salon  où  il  avait  remarqué  des  photographies  assez  curieuses.  Tan- 
dis que  tous  deux  feuilletaient  un  album  en  babillant  étourdiment, 
le  capitaine  Anstruther  apparut  sur  le  seuil.  Cécile  lui  tendit  la 
main  en  souriant,  mais  elle  n'eut  pas  plus  tôt  jeté  un  coup  d'œil 
sur  la  physionomie  extraordinaireraent  sombre  de  son  ami  qu'elle 
eut  le  pressentiment  qu'il  y  avait  de  l'orage  en  l'air.  En  effet,  Gé- 
rald  la  salua  avec  une  raideur  de  mauvais  augure;  il  lui  demanda 
une  valse,  pendant  laquelle  il  ne  desserra  pas  les  dents,  puis  ^il 
remmena  silencieusement  dans  le  petit  salon,  la  fit  asseoir  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre  et  prit  place  à  côté  d'elle,  toujours  sans 
parler.  Effrayée  de  ces  préliminaires  solennels,  la  petite  reine  jouait 
machinalement  avec  son  bouquet  en  se  demandant  quel  nouveau 
crime  elle  avait  commis.  Les  minutes  s'écoulaient,  le  silence  ré- 
gnait toujours.  Enfin  Anstruther  prit  la  parole  d'une  voix  grave.  — 
Comment  se  fait-il  que  je  vous  trouve  encore  en  tête-à-tête  avec 
Villars?  Vous  savez  que  cela  me  déplaît.  Je  me  veiTai  obligé  de  vous 
défendre  formellement  de  le  voir  sous  peine  de  rompre  avec  moi. 

Cécile  devint  pourpre;  elle  se  redressa  fièrement.  Depuis  long- 
temps, les  tyrannies  de  Gérald  l'humiliaient  à  ses  propres  yeux.  Il 
y  eut  entre  eux  une  explication  véhémente,  des  larmes,  des  reproches, 
puis  le  capitaine  demanda  pardon,  promit  de  se  corriger,  et  offrit 
à  Cécile  son  bras  pour  la  reconduire  dans  la  salle  de  danse.  Au  mo- 
ment où  ils  quittaient  le  petit  salon,  un  homme  de  haute  taille  qui 
était  debout  contre  la  porte  remarqua  leur  émotion  et  murmura  en 
les  suivant  des  yeux  :  —  Il  se  passe  quelque  chose.  Quelle  jolie 
fille!  il  faut  que  je  sache  qui  elle  est,  et  ce  qu'il  y  a  entre  eux.  — 
Le  colonel  Houston,  après  ce  soliloque,  alla  trouver  Villars,  et  lui 
demanda  le  nom  de  la  jeune  personne. 

—  le  ne  sais  pas  trop,  je  vais  m'en  informer,  repartit  malicieu- 
sement le  jeune  homme.  En  attendant,  venez,  je  vais  vous  présen- 
ter à  notre  reine.  —  Il  fit  faire  au*  colonel  le  tour  de  la  salle  sous 
prétexte  de  chercher  la  reine,  et,  arrivé  devant  Cécile,  il  s'arrêta 
brusquement.  —  Permettez-moi  de  présenter  notre  colonel  à  votre 
majesté  ;  il  a  le  plus  grand  désir  de  faire  votre  connaissance. 

Cécile  s'inclina.  Houston  surprit  un  sourire  railleur  et  un  regard 


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âSî  REVUE   DES   DEUX  UOKDES. 

d'întellîgeDce  échangé  avec  Tillars.  —  H  lui  a  tout  raooDté,  se  dil-fl, 
et  ils  se  moqaent  de  moi.  —  Quelles  que  fussent  ses  préveDlioos 
contre  mîss  Levestone,  le  colonel  ne  pouvait  détacher  ses  yeux  de 
ce  délicieux  visage  qu'encadraient  de  magnifiques  cheveux  aux  re- 
flets dorés.  Cécile  avait  quelque  chose  de  si  délicat  et  de  si  aérien 
dans  toute  sa  personne  qu'Houston  pensait  voir  une  fée,  et  qu'il 
n'osait  la  perdre  des  yeux  dans  la  crainte  que  cette  magique  ap- 
parition ne  s'évanouît.  Il  valsa  avec  elle.  Tout  en  tournant,  Cécile 
se  disait  qu'un  si  excellent  danseur  ne  saui-ait  être  méchant.  Si  elle 
avait  pu  lire  dans  l'âme  du  colonel,  elle  n'aurait  pas  été  si  bien 
disposée  pour  lui.  —  Elle  valse  parfaitement,  pensait  Houston.  Je 
ne  m'étonne  pas  que  tous  mes  officiers  soient  amoureux  d'elle,  et 
je  parierais  qu'elle  s'entend  à  les  berner.  —  Vous  êtes  très  liée  avec 
fe  jeune  Vîllars,  contînua-t-il  à  haute  voix.  Vous  a-t-il  parlé  de  noCre 
conversation?  —  Qu'est-ce  qui  peut  vous  le  faire  supposer ?Tép(m- 
dît-elle  en  levant  les  yeux  vers  lui  avec  un  sourire  malicieux. 

—  Vous  vous  intéressez  tant  à  notre  régiment  que  je  supposais 
tout  naturellement  que  vous  seriez  curieuse  de  connaître  mes  pro- 
jets et  de  savoir  si  j'avais  quelque  réforme  en  vue. 

—  Je  n'ai  pas  du  tout  pensé  à  cela;  du  reste  je  ne  vois  pas  qu'il 
y  ait  lîeu  de  rien  réformer. 

—  Je  crains  que  vous  ne  vous  abusiez...  Si  Villars  ne  vous  a  riai 
dit,  autant  vaut  que  je  vous  prévienne  moi-même,  car,  lorsque  les 
autres  officiers  sauront  combien  vous  vous  êtes  laissé  faire  la  cour 
par  ce  jeune  homme,  cela  fera  un  beau  tapage.  A  mon  avis,  i!  est 
préféi-iible  que  vous  quittiez  le  régiment  tout  de  suite. 

Cécile  lâcha  le  bras  du  colonel,  et  le  regarda  en  face.  —  Colonel 
Houston,  si  vous  me  connaissiez,  vous  ne  vous  permettriez  pas  de 
me  parler  de  la  sorte.  Jamais  personne  ne  m'avait  accusée  de  co- 
quetterie; je  m'en  remets  d^ailleurs  à  mes  amis  du  soin  de  défendre 
ma  réputation.  Je  ne  quitterai  le  régiment  que  si  mim  père  permute. 
Parlez-lui-en  ;  mais  je  doute  fort  qu'il  y  consente. 

Elle  était  si  belle  dans  sa  colère  que  Houston  la  contemplait  avec 
une  admiration  non  déguisée.  —  Je  ne  pouvais  pas  devins  que 
vous  étiez  si  différente  des  autres  jeunes  filles,  qui  toutes  passent 
leur  vie  à  se  faire  faire  la  cour.  Êtes- vous  bien  sûre  d'être  absolu- 
ment exempte  de  ce  défaut?  Je  vous  ai  aperçue  tout  à  l'heure  atec 
ce  grand  garçon  bran...  Anstruther,  je  crois... 

Il  avait  dit  cela  au  hasard.  Cécile  recula  d'un  pas;  sa  respiratioD 
se  précipita,  ses  yeux  noirs  brillèrent  d'un  éclat  sauvage.  —  Mon- 
sieur, j'ignore  ce  que  vous  voulez  insinuer.  Le  capitaine  Anstnrtber 
est  un  de  nos  plus  vieux  et  de  nos  meilleurs  amis.  Votre  langage 
est  indigne  d'un  galant  homme.  Permettez-moi  de  vous  dire  que 
je  ne  m'y  serais  pas  attendue  de  la  part  du  colonel  d'un  régiment 


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lA  MINE  tm  BÉGOnSNT.  lAt 

od  j'ai  toujonrs  été  traitée  avec  autant  de  reBpect  que  de  bienveîl- 
lanee.  Vous  pouvez  vous  dispenser  de  me  reconduire  à  ma  place. 
—  Elle  prit  te  bras  d*un  officier  de  sa  connaissance  qu'elle  aperçut 
à  quelques  pas  d'elle,  et  s'éloigna,  laissant  le  colonel  pétrifié.  Il 
s'était  amusé  à  la  taquiner  pour  se  donner  le  plaisir  de  voir  ses 
beaux  yeux  étinceler  de  colère,  mais  il  était  à  cent  lieues  de  vouloir 
m  brouiller  avec  elle.  Ses  plans  avaient  changé  depuis  une  demi*- 
heure.  Loin  de  songer  à  renvoyer  miss  Levestone  du  régiment,  il 
n'avait  plus  qu'un  but,  celui  d'obtenir  un  de  ses  doux  regards, 
un  de  ses  séduisans  sourires,  et  il  se  demandait  ce  qui  avait  pu 
provoquer  cette  explosion.  Est-ce  qu'Anstruther?..  Houston  se 
mordit  la  moustache  ;  gare  à  celui  qui  voudrait  s'interposer  entre 
Im  et  cette  petite  fée  !  Ge  n'est  pas  qu'il  Taimit  :  il  la  trouvait 
bdle,  il  était  accoutumé  à  se  faire  adorer  des  femmes  ;  il  fit  serment 
que  cette  fiëre  enfant  serait  bientôt  à  ses  pieds,  et  il  sourit  mé-* 
chamment  en  pensant  au  plaisir  qu'il  aurait  alors  à  se  moquer 
tfelle. 

Le  16^  drAgons  fut  envoyé  en  garnison  à  Dublin.  Le  colonel  Hous- 
ton ne  tarda  pas  à  se  rendre  fort  impopulaire  au  régiment.  Les  offi- 
ciers le  détestaient  d'abord  à  cause  de  sa  conduite  h  l'égard  de  leur 
reine,  ensuite  parce  qu'il  se  montrait  vis-à-vis  d'eux  dur,  despoti- 
que et  cassant.  Le  capitaine  Ânstruther  servait  particulièrement  de 
pmnt  de  mire  à  ses  sarcaemes.  Houston  s'était  évidemment  promis 
de  lui  rendre  la  vie  si  insupportable  que  Gérald  prit  le  parti  de 
changer  de  régiment,  et  le  capitsdne  l'aurait  certahoement  fait  sans 
le  lien  puissant  qui  l'attachait  au  16*  dragons.  Toutes  les  fatigues, 
toutes  les  corvées,  étaient  pour  lui,  et  il  ne  recueillait  pour  fruit  de 
ses  peines  que  les  plus  injustes  reproches;  en  dehors  même  du  ser- 
vice, il  ne  pouvait  ouvrir  la  bouche  sans  s'attirer  une  observation 
ttgiede  la  part  du  colonel.  Il  restait  néanmoins  incapable  de  eTar- 
racber  aux  lieux  où  respirait  Cécile.  Lorsqu'il  venait  au  thé  de  la 
reine,  il  lui  adressait  à  peine  la  parole*  mais  il  ne  la  quitt^ût  pas 
des  yeux;  CSécile  le  sentait,  le  cdonel  le  remarquait,  et  sa  haine 
s*augmentait. 

Dans  tout  le  régiment,  une  seule  personne  prenait  le  parti  de 
Houston;  cette  personne,  c* était  miss  Levestone.  La  première  fois 
qu'elle  a^t  rencontré  le  colonel  après  la  scène  du  bal,  il  était  venu 
droit  à  elle;  il  s'était  excusé  en  fort  bons  termes,  et  il  avait  solli- 
cité son  pardon  d'un  air  si  humble,  si  contrit,  qu'après  un  moment 
d'hésitation  Cécile  le  lui  avait  accordé.  11  se  montra  dès  lors  aussi 
lespeetueux  qu'empressé,  et  il  devint  un  des  habitués  les  plus  assi- 
dus du  thé  quotidien  de  Cécile,  qui  commença  presque  à  l'aimer. 
Il  est  vrai  qu'elle  ignorait  les  tracas  que  son  nouvel  ami  suscitait  à 
^>érald.  Se  son  côté,  Houston,  qui  poursuivait  son  plan  de  cam- 


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A2&  RBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagne  sans  soupçonner  le  danger  gui  pouvait  en  résulter  pour  lui- 
même,  ne  fut  pas  longtemps  à  s'apercevoir  que  la  conquête  de  la 
petite  reine  n'était  pas  aussi  facile  qu'il  se  Tétait  imaginé;  il  n'en 
devint  que  plus  ardent.  Convaincu  qu'Ânstruther  faisait  seul  ob- 
stacle à  son  triomphe,  il  eut  recours  à  tous  les  moyens  pour  se  dé- 
livrer de  ce  rival  détesté.  Il  imagina  d'attaquer  miss  Levestone 
en  sa  présence  dans  l'espoir  de  provoquer  chez  Anstruther  un  accès 
de  colère  qui  l'amenât  à  manquer  de  respect  à  son  chef.  Le  colonel 
avait  trouvé  le  point  sensible  :  Gérald  prenait  la  défense  de  Cécile 
avec  un  emportement  de  bon  augure. 

Les  autres  officiers,  indignés  du  traitement  que  Houston  fsdsait 
subir  à  un  camarade  aimé  et  estimé  de  tous,  se  décidèrent  à  en 
parler  à  leur  reine,  que  cette  communication  jeta  dans  un  grand 
trouble.  Cécile  se  reprocha  amèrement  d'avoir  traité  si  bien  le  per- 
sécuteur de  celui  pour  lequel  elle  aurait  donné  sa  propre  vie.  11 
avait  flatté  sa  vanité,  et  elle  s'y  était  laissé  prendre!  En  tout  cas, 
elle  se  promit  de  réparer  sa  faute.  Elle  parlerait  au  colonel,  elle  tâ- 
'  cherait  de  découvrir  en  quoi  Anstruther  l'avait  offensé,  et  elle  sol- 
liciterait la  grâce  du  coupable.  Elle  était  résolue,  elle  n'avait  pas 
peur  de  Houston;  cependant,  quand  vint  le  moment  de  parler,  l'é- 
motion la  gagna.  Elle  dissimula  de  son  mieux  son  trouble,  et  de- 
manda au  colonel  d'un  ton  indifférent  :  —  Où  est  Anstruther? 

—  Anstruther?  dit  Houston  en  affectant  de  se  souvenu:  à  peine 
qui  était  Anstruther;  je  crois  qu'il  est  aux  écuries. 

—  Depuis  quelque  temps,  je  ne  le  vois  plus;  c'est  un  de  nos  plus 
vieux  amis,  et  il  nous  manque  beaucoup.  Quelqu'un  me  disait 
l'autre  jour  qu'il  était  accablé  de  corvées.  Voyons,  colonel,  ne  pour- 
riez-vous  pas  lui  faire  grâce  de  quelques-Uties? 

—  Il  mérite  les  corvées  que  je  lui  donne.  Votre  ami  est,  —  par- 
donnez-moi de  vous  le  dire,  —  l'être  le  plus  paresseux,  le  plus  né- 
gligent, le  plus  sot  et  le  plus  impertinent  que  j'aie  rencontré  de  ma 
vie.  Je  voudrais  bien  ne  pas  vous  refuser,  mais  vraiment  ce  que 
vous  me  demandez  n'est  pas  possible.  Si  je  laissais  sa  conduite  im- 
punie, tout  le  régiment  en  ferait  autant. 

—  Qu'a-t-il  fait? 

—  Ce  qu'il  a  fait?  répondit  le  colonel  un  peu  embarrassé.  Que 
voulez- vous  que  je  vous  dise?  vous  ne  comprendriez  pas:  les  de- 
moiselles n'entendent  rien  h  ces  sortes  de  choses.  C'est  un  vilain 
personnage,  qui  n'a  pas  de  principes,  et  qui ,  j'en  suis  sûr,  com- 
mettra quelque  sottise  un  de  ces  jours. 

Cécile  rougit  en  entendant  traiter  de  la  sorte  celui  qu'elle  aimait; 
la  fausseté  évidente  du  colonel  la  révoltait.  —  Ce  n'est  point  parce 
que  je  suis  une  femme  que  vous  ne  voulez  pas  me  répondre.  J'ai  été 
.élevée  au  régiment,  je  connais  le  service  aussi  bien  que  vous;  c'est 


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LA   R£IN£   DU   REGIMENT.  A25 

parce  que  vous  n'avez  pas  une  seule  bonne  raison,  une  seule  preuve 
à  me  donner.  S'il  vous  a  déplu,  je  vous  supplie  de  lui  pardonner. 
Yous  ferez  cela  pour  moi,  n'est-ce  pas,  colonel?  dit-elle  d*un  ton 
caressant  en  levant  vers  lui  ses  yeux  profonds. 

Son  insistance  irritait  et  touchait  à  la  fois  le  colonel;  s'il  s'était 
agi  de  tout  autre  qu'Anstruther,  il  aurait  répondu  sans  hésiter  : 
Entendre,  c'est  obéir;  mais  cet  homme  qu'il  détestait  d'autant  plus 
qu'il  avait  été  plus  injuste  pour  lui,  cet  homme  dont  elle  plaidait 
la  cause  parce  qu'elle  l'aimait,...  non,  ce  n'était  pas  possible...  Une 
idée  insensée  traversa  son  esprit.  S'il  lui  demandait  sa  main  en 
échange  de  la  grâce  d'Anstruther?  Il  n'osa  pas;  le  courage  lui  man- 
qua. 11  considérait  ce  doux  visage  levé  vers  lui  avec  une  expression 
suppliante,  et  il  sentait  que,  pour  être  plaint  par  la  petite  reine,  il 
se  soumettrait  volontiers  à  tout  ce  que  souffrait  son  rival. 

—  Miss  Levestone,  reprit-il  froidement,  je  regrette  de  vous  voir 
prendre  un  intérêt  si  vif  à  ce  monsieur.  Quelque  peine  que  j'éprouve 
à  vous  refuser,  il  ne  m'est  pas  permis  d'agir  autrement.  Tout  ce 
que  je  vous  promets,  c'est  d'être  le  moins  sévère  que  je  le  pourrai 
pour  un  aussi  mauvais  officier. 

—  Très  bien,  répliqua-t-elle  tristement.  C'est  la  première  fois 
que  j'essuie  un  refus. 

Cela  le  piqua;  cependant  il  tint  ferme,  espérant  que,  lorsqu'il 
serait  débarrassé  de  son  rival,  —  ce  qui  ne  tarderait  guère,  —  il  re- 
gagnerait la  faveur  de  la  petite  reine  en  la  consultant  sur  tout  et  en 
satisfaisant  tous  ses  caprices. 

III. 

Gomment  il  est  possible  qu'un  officier,  connu  depuis  quinze  ans 
dans  un  régiment  où  il  est  aussi  estimé  qu'aimé,  soit  tout  d'un 
coup,  sur  le  dire  d'un  homme  qui  est  son  ennemi  déclaré  et  d'après 
le  témoignage  d'un  palefrenier,  accusé  d'une  action  honteuse,  con- 
damné par  ses  plus  vieux  amis  et  cassé  sans  qu'une  seule  voix  s'é- 
lève pour  prendre  sa  défense,  c'est  ce  qu'on  ne  comprendrait  pas,  si 
on  ne  savait  combien  sont  incommensurables  la  légèreté  et  l'égoïsme 
des  hommes.  Toujours  est-il  qu'un  beau  matin  le  capitaine  Anstru- 
thcr  eut  à  répondre  de  l'accusation  d'avoir  empoisonné  le  cheval  du 
colonel  un  jour  de  course  pour  assurer  le  succès  du  sien,  qu'il  fu 
déclaré  coupable  et  chassé  du  régiment  à  la  grande  joie  de  Hous- 
ton. Il  faut  dire,  à  la  décharge  de  celui-ci,  qu'il  croyait  à  la  culpa- 
hilité  de  son  ennemi,  et  que  tous  les  autres  officiers,  à  la  réserve 
de  Villars,  se  rangèrent  à  son  avis  avec  itne  facilité  qui  devait  na- 
turellement le  fortifier  dans  son  opinion.  Le  jeune  Hedworth  seul, 
si  longtemps  l'objet  de  l'antipathie  d'Anstruther,  soutint  énergi- 


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hStô  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

qneinœt  jusqu'au  bcmt  rianoceoce  de  son  camarade.  Quant  à  Cé- 
cile, le  drate  ne  pé&étra  pas  dans  son  cœar.  A  ses  yeux,  le  colonel 
avait  inventé  cette  basse  calomnie  pour  se  délivrer  de  Géiald. 
Tant  de  méchanceté  et  de  déioyaaté  ôhes  Houston,  tant  de  credo- 
lité  chez  les  autres  la  révoltaient*  —  Mon  père!  s'écriait-etle,  vous 
devriez  rougir  d'aToir  cm  c^  I  Lui,  cominettre  une  ^reiite  action  I 

—  Ma  chère  fille,  je  suis  aussi  désolé  que  vous  d'être  obligé  de 
penser  du  mal  d*Aiistruth8r,  mais  je  dois  dire,  à  mon  grafid  regret, 
qnll  s'est  t^lement  troublé  quand  on  Ta  interrogé,  qu'il  était  im- 
^ssible  de  ne  pas  voir  qu'il  étai^  coupaMe. 

Cécile  sortit  sans  répondre;  elle  monta  dans  sa  'diambne,  ne  jeta 
sur  le  planclm*  et  éclata  en  sanglots  convulsifs.  IHsndant  qu'elle  se 
désolait  ainsi,  son  ami  s'absorbait  À  son  tour  dans  ses  réftexîons 
amères.  La  pensée  qu'elle  aussi  le  croyait  peut*4tre  coupable  lui 
était  mille  fois  plus  douloureuse  que  tout  le  reste.  Qu'était-ce  que 
la  perte  de  en  minière,  que  la  désertion  de  ses  amis,  que  le  dédioar 
neur  même,  auprès  de  l'opinion  qu'elle  aurait  de  lui?  Si  ^le  Taban- 
donnait,  il  ne  lui  restait  rien  sur  cette  terre.  Torturé  par  œ  doute, 
lorsqu'il  sut  qu'il  était  condamné,  il  ne  songea  qu'à  se  justifier  au 
yeux  de  €écile.  Villars  avait  voulu  rester  auprès  de  lui  jusqu'au  der- 
nier moment;  il  le  pria  d'aller  trouver  miss  Levestone  et  de  lui  diie 
de  sa  part  qu'il  était  innocent,  II  attendredt  jusqu'au  lendeniam  pour 
oonnattre  le  succès  de  son  message. 

¥illars  se  rendit  chez  Cécile  le  soir  môme.  Lorsqu'il  lui  lépéta 
les  paroles  de  son  malheureux  camarade,  elle  rougit  d'émotkm.  -«* 
Vous  au  moins  vous  êtes  un  véritable  ami.  Vous  ne  doutez  pas  de 
lui.  11  faut  que  vous  m'aidiez...  Je  veux  le  revoir  une  dernière  fois; 
vous  me  conduirez  chez  lui,  vous  ne  me  refuserez  pas  cela  ? 

Villars  resta  nn  peu  étouidt  de  la  proposition.  Il  résista  Umg- 
iemps  aux  Instances  de  sa  jeune  amie,  et  ne  céda  que  lorsqu'il  vit 
que,  s'il  ne  l'accompagnait  pas,  elle  irait  seule. 

Le  lendemain  à  déjeuner ,  Cécile  avertit  son  père  qu'elle  allait 
faire  des  visites.  —  Aves-vons  besoin  de  quelque  chose  avant  que 
jesoite? 

—  Non,  i>épondtt-il  &ï  s'étonnant  4  part  «n  de  la  rapidité  avec 
laquelle  avaient  passé  son  indignation  et  son  désespoir^  car  Cécile 
paraissait  animée,  presque  gale.  Si  son  père  avait  été  observateur, 
il  aurait  remaïqué  que  sa  galté  était  forcée,  et  que  sa  voix  anit 
des  inflexions  métalliques  qui  ne  lui  étaient  pas  naturelles.  L^amour 
et  la  piété  filiale  s'étaient  livré  combat  dans  le  cœur  de  la  jeune 
fille;  l'amour  t'emportait,  et  son  cœur  se  détournait  de  son  père, 
qui  osait  condamner  celui  qu'elle  aimait.  Son  parti  était  pris.  *- 
S'il  veut  de  moi  i  présent,  se  disait-elle,  je  le  euivraii  quel  que 
soit  son  sort. 


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Là  REINE   IM7   RlÊGIHENT.  iî7 

Qaand  elle  se  fat  retirée  dans  sa  chambi^,  et  qtfelte  eat  com- 
inencé  à  s'habiller  de  ses  mains  tremblantes,  F^motion  la  gagna. 
Elle  pleara  en  pensant  aux  jours  joyeux  de  son  enfance  ;  elle  disait 
adîeu  au  passé.  Cependant  la  nécessité  de  se  décider  promptement 
lui  fit  sécher  ses  larmes  ;  d'ailleurs  sa  conduite  du  monient  était  en 
si  conplëte  contradiction  avec  sa  manière  de  penser  habituelle, 
qu'elle  agissait  machinalement,  poussée  par  les  circonstances,  sa- 
chant à  peine  ce  qu'elle  faisait.  Elle  partit  enfin,  et  trouva  Villars 
en  dehors  de  la  viÛe,  à  l'endroit  convenu.  II  essaya  de  nouveau  de 
la  détourner  de  son  projet.  —  Si  vous  ne  voulez  pas  m'aîder,  dites- 
le  tout  de  suite,  répliqua-t-elle  sèchement.  J'irai  seule  et  à  pied. 
C'est  un  chagrin  de  découvrir  que  j'ai  un  ami  de  moins  que  je  ne  le 
pensais.. •  N'importe,  je  ne  vous  retiens  pas. 

—  Voas  êtes  injuste,  répondit  doucement  Villars,  si  vous  croyez 
que  dans  toute  cette  affaire  je  pense  à  moi;  ce  n'est  que  pour  vous 
que  j*ai  peur. 

Il  dut  céder;  il  la  conduisit  dans  un  bosquet  ombragé  d'arbres 
toniTus,  et  alla  chercher  son  ancien  camarade.  Anstruther  trouva 
Cécile  assise,  dans  une  attitude  affaissée.  Sa  pâleur  et  le  cercle 
bleuâtre  qui  cernait  ses  yeux  indiquaient  des  nuits  sans  sommeil  et 
un  cœur  en  angoisse^.  Elle  ne  le  vit  pas  venir,  et  elle  demeura 
immobile,  les  mains  jointes  sur  ses  genoux  et  la  tête  penchée,  jus- 
qu'au moment  où  le  bruit  des  pas  la  fit  tressaillir.  Redressant  alors 
brusquement  la  tête,  elle  se  leva,  le  visage  couvert  d'une  vive  rou- 
geur, et  elle  tendit  les  deux  mains  à  Gérald  en  disant  :  —  Je  ne 
pouvais  pas  vous  laisser  partir  sans  vous  voir,  j'en  serais  morte. 
Dites-moi  que  vous  êtes  content  que  je  sois  venue. 

—  Ma  bien-aîmée!  murmura-t-il  en  la  serrant  dans  ses  bras 
«wntne  le  jour  où  ils  attendaient  la  mort.  Vous  m'avez  rendu  trop 
henreux.  Je  partirai  pour  l'exil  le  cœur  plus  léger,  maintenant  que 
je  sais  que  vous  avez  eu  confiance  en  moi. 

—  le  n'aurais  pas  pu  douter,  quand  je  l'aurais  voulu,  dît-elle 
arec  tendresse.  Du  plus  loin  que  je  me  souvieune,  vous  avez  été 
pour  moi  la  bonté  et  la  loyauté  en  personne.  Pouvais-je  donc  tout 
d'un  coup  vous  croire  un  misérable  7 

— •  Et  moi  pourtant  j'ai  douté  de  vous,  pauvre  fou  que  j'étais  1 
Ma  Cécile  chérie,  pourrez-vous  oublier  mes  torts?  C'est  ma  mau- 
dite jalousie  qui  est  cause  de  nos  malheurs...  Je  vais  vous  quitter, 
-^probablement  pour  toujours...  Me  pardonnez-vous  le  mal  que 
je  vous  ai  fait? 

—  Vous  dîrai-je  ce  qu'il  y  a  eu  entre  Villars  et  moi?  fit-elle  en 
wuriant  doucement  à  travers  ses  larmes.  —  Il  voulut  protester.  — 
le  veux  que  vous  m'écoutiez.  Le  bon  Villars  croyait  m'aimer,  et  il  me 
^l^inanda  de  Tépouser.  Je  refusai,  car  mon  cœur  appartenait  à  un 


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428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre;  je  lui  offris  mon  amitié,  qu'il  repoussa  d'un  ton  de  mépris, 
ce  qui  n'empôche  pas  que  depuis  il  a  été  le  meilleur  de  mes  amis. 
Si  je  n'avais  pas  été  si  fière,  nous  serions  heureux  maintenant.  11 
me  semble  que  vos  malheurs  sont  le  châtiment  de  mon  orgueil. 
Pourquoi  disiez-vous  tout  à  l'heure  que  nous  allions  nous  séparer 
pour  toujours 7  Vous  n'aurez  pas  le  cœur  de  me  punir  si  sévèrement. 
Dites-moi  que  vous  ne  le  ferez  pas  ! 

—  Enfant!  que  voulez-vous  faire?  Votre  père  ne  consentira 
jamais  à  donner  sa  fille  à  un  homme  déshonoré.  SI  cruel  que  soit 
notre  sort,  il  faut  nous  y  soumettre. 

—  Vous  m'avez  demandé  un  jour  d'être  votre  femme;  vous  me 
croyiez  coupable  alors.  —  Elle  parlait  très  bas,  avec  une  confusion 
si  chaste  que  son  amant  sentit  qu'il  n'aurait  jamais  le  courage  de 
renoncer  à  elle.  —  Je  refusai  parce  que  j'étais  trop  fière  pour  souf- 
frir d'être  blâmée,  même  par  vous.  Je  vois  à  présent  combien  j'ai 
eu  tort;  je  vois  aussi  qu'il  m'est  impossible  de  vivre  sans  vous  au 
milieu  de  ces  misérables  qui  ont  brisé  votre  vie,  qui  briseront  la 
mienne,  si  vous  me  repoussez.  Emmenez- moi,  Gérald  ! 

Antrusther,  les  yeux  fixés  sur  son  visage  rougissant,  dit  avec 
tristesse  :  —  Mon  enfant,  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  me  deman- 
dez. Le  monde,  qui  est  à  vos  pieds,  se  tournera  contre  vous.  Vos 
amis  vous  plaindront,  vos  ennemis  vous  montreront  au  doigt;  si 
votre  âme  est  assez  forte  pour  endurer  les  railleries  et  les  mépris, 
songez  que  vous  serez  vouée  au  travail,  à  la  pauvreté,  à  la  misère, 
—  car  je  suis  pauvre,  mon  amour;  j'ai  juste  assez  d'argent  pour 
payer  mon  passage  jusqu'à  une  colonie  où  je  gagnerai  mon  pain 
en  travaillant. 

Elle  se  cramponnait  à  lui  en  sanglotant.  —  Emmenez-moi  !  Que 
m'importent  le  monde,  le  travail  et  la  misère,  pourvu  que  je  sois 
avec  vous  !  Ne  me  dites  pas  de  vous  quitter,  c'est  la  seule  chose  que 
je  ne  puisse  supporter. 

—  Que  Dieu  me  vienne  en  aide,  murmura-t-il.  Je  n'ai  pas  le  cœur 
de  vous  dire  non,  et  cependant  je  le  dois.  Ma  bien-aimée,  songez 
à  votre  père,  qui  vous  adore  !  Si  vous  n'avez  pas  pitié  de  vous- 
même,  ayez  du  moins  pitié  de  lui. 

—  Non,  répondit-elle  d'un  air  sombre;  il  vous  abandonne,  vous, 
son  vieil  ami,  à  l'heure  de  l'épreuve  !  Je  plains  mon  père,  et  je  le 
hais  presque  en  ce  moment.  Ne  me  regardez  pas  avec  ces  yeux 
sévères...  S'il  faut  choisir  entre  lui  et  vous,  c'est  vous  que  je 
choisis. 

Ânstruther  poussa  un  sourd  gémissement;  de  larges  gouttes  de 
sueur  perlaient  sur  son  front,  —  Cécile ,  dit-il  lentement  et  avec 
effort,  votre  père  a  été  dur  pour  moi,  mais  il  croyait  être  juste. 
Moi,  son  vieux  camarade  et  son  ami,  puis-je  lui  voler  son  unique 


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LA   HEINE   DU   RÉGIMENT.  &29 

enfant  au  moment  où  mon  honneur  vient  d'être  souillé  d'une  tache 
ineffaçable  ?  Ne  lui  donneraîs-je  pas  le  droit  de  me  mépriser? 

—  Vous  avez  raison,  comme  toujours;  mais  que  voulez-vous  que 
je  devienne  ?  Vous  n'exigez  pas  que  je  retourne  vivre  au  milieu  de 
ces  gens-là?  Je  mourrai,  si  je  n'ai  pas  l'espoir  de  vous  revoir. —  Elle 
s'attachait  à  lui,  tout  son  corps  tremblait,  son  beau  visage  était  levé 
vers  Gérald,  ses  yeux  pleins  de  larmes  ;  son  désespoir  était  si  sin- 
cère, sa  douleur  si  poignante,  qu'Ânstruther  frissonna  et  détourna 
la  tête. 

—  Nous  ne  nous  séparerons  pas  pour  toujours,  dit-il  en  prenant 
ses  mains,  qu'il  pressa  sur  ses  lèvres  :  j'ai  eu  tort 'd'y  penser;  ce- 
pendant il  faut  nous  y  résigner  pour  quelque  temps.  J'irai  tenter  la 
fortune  en  Australie;  ce  sera  peut-être  difficile,  mais  avec  du  cou- 
rage et  de  la  volpnté  on  finit  par  réussir,  et  j'en  aurai  !  Dans  trois  ans, 
vous  serez  majeure;  d'ici  là,  j'espère  avoir  conquis  un  commence- 
ment de  position.  J'écrirai  à  votre  père,  je  lui  dirai  que  nous  nous  ai- 
mons depuis  longtemps.  S'il  donne  son  consentement,  tout  ira  bien; 
sinon  je  viendrai  vous  chercher,  et  nous  nous  marierons  malgré 
lui.  Ma  Cécile,  aurez- vous  la  patience  de  m' attendre  si  longtemps? 

—  S'il  le  faut,  j'attendrai  sept  ans,  comme  Jacob,  répondit-elle 
en  souriant  faiblement,  pourvu  que  je  sache  que  vous  reviendrez. 

.  Le  temps  s'écoulait;  il  fallut  enfin  se  dire  adieu.  Anstruther  de- 
vait partir  le  soir  même;  il  promît  d'écrire  souvent,  et  s'efforça  de 
faire  partager  à  Cécile  sa  confiance  dans  l'avenir.  Au  moment  de  la 
quitter  :  —  Défiez- vous  de  Houston,  lui  dit-il.  C'est  un  homme  te- 
nace, et  il  vous  aime. 

—  Vous  me  croirez,  n'est-ce  pas?  s'écrîa-t-elle  avec  véhémence, 
si  je  vous  jure  devant  Dieu  que  jamais  cet  homme  n'obtiendra  de 
moi  une  marque  quelconque  d'affection.  Si  je  l'épouse,  que  la  ven- 
geance céleste  retombe  sur  ma  tête  1 

—  Chut  !  Je  vous  crois.  J'ai  beau  savoir  que  c'est  impossible,  je 
n'aime  pas  entendre  ces  sortes  de  sermens. 

11  partît.  Cécile  rentra  chez  elle,  accompagnée  par  Villars,  et  se 
retira  dans  sa  chambre  en  prétextant  une  migraine. 

Les  semaines  qui  suivirent  furent  lourdes  pour  la  pauvre  reine. 
Elle  prenait  bravement  sur  elle  pour  cacher  son  chagrin;  elle  cau- 
sait et  riait  comme  par  le  passé,  mais  ses  joues  pâles  et  maigres, 
ses  mouvemens  languissans,  montraient  aux  yeux  les  moins  clair- 
voyans  qu'un  mal  secret  la  rongeait.  Le  colonel  venait  tous  les 
jours  au  thé  de  miss  Levestone  :  il  se  plaçait  près  d'elle  et  ne  la 
quittait  pas  un  instant.  Cécile,  qui  le  considérait  comme  l'auteur 
des  malheurs  d' Anstruther,  avait  peine  à  (fissimuler  l'horreur  qu'il 
lui  inspirait.  L'assistance  voyait  bien  que  la  reine,  qui  jadis  professsdt 
un  goût  prononcé  pour  Houston,  ne  pouvait  plus  le  souffrir.  Villars, 


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&âO  REVUE  0ES  DEUX  MONDES. 

qui  savait  seul  la  cause  de  ce  changement»  s'était  fait  un  devoir  de 
venir  au  secours  de  sou  amie.  Sitôt  que  le  colonel  entrait,  le  jeune 
bomme  Tabordait,  lui  imposait  sa  conversation,  et  empêchait  tout 
œ  qui  pouvait  ressembler  à  un  tète-à-tète,  tellement  qu'Uoostoo 
mordait  ses  moustaches  de  rage  et  souhaitait  du  fond  du  cœur  de 
trouver  une  occasion  de  se  débarrasser  de  ce  fâcheux.  11  n'était  pas 
sans  s'apercevoir  de  Vanti|)athie  qu'il  inspirait  à  Cécile;  mais  il  s'é- 
tait habitué  à  l'idée  qu'une  fois  son  rival  parti  tout  irait  bien,  et  il 
ne  soupçonna  pas  d'abord  le  motif  de  cette  froideur  inusitée.  Di 
jour,  le  colonel  trouva  la  petite  reine  plus  en  train  que  de  coutume; 
elle  venait  d'entendre  parler  d'Anstruther  avec  sympathie,,  la  joie 
avait  rendu  un  peu  de  couleur  à  soa  visage.  Houston  s'appiocha 
d'elle,  et  lui  dit  à  demi-voix,  pendant  qu'elle  versait  le  thé  :  — 
Cécile,  vous  ne  pouvez  vous  imaginer  combien  je  suis  heureux  de 
vous  voir  meilleure  mine*  Depuis  quelque  temps,  je  vous  trouvais 
l'air  souffrante 

C'était  la  première  fois  qu'il  l'appelait  Cécile;  elle  rou^l  et  ré- 
pondit sèchement  sans  le  regarder  :  —  Vous  êtes  trop  bon  de  voos 
inquiéter  de  moi.  Veuillez  vous  rappeler  à  l'avenir  que  mes  vieux 
dMiis  ont  seuls  le  privilège  de  m'appeler  par  mon  nom  de  bap- 
tême. 

—  Pourrais-je  savoir  qui  sont  vos  vieitx  amis? 

—  Très  volontiers.  Ce  sont  Ansiruther,  Villars  et  quelques  autres. 
Quant  à  vous,  il  y  a  vraiment  trop  peu  de  temps  que  j'ai  l'hoDaettT 
de  vous  connaître. 

Peu  à  peu  Houston  fut  forcé  de  comprendre  la.  cause  de  la  mé- 
tamorphose soudaine  qui  d'une  enfant  pétulante  et  mutine  avait 
fiadt  une  femme  triste  et  résignée,  indifférente  à  tout  ce  qui  se  pas- 
sait autour  d'elle.  Les  grands  yeux  de  la  petite  reine  avaient  pris 
une  expression  plus  douce  et  plus  tendre  ;.  les  plis  de  sa  bouche 
indiquaient  la  mélancolie  et  la  sensibilité.  Elle  était  changée,  mais 
ce  changement  lui  donnait  uoe  grâce  touchante,  plus  séduisante 
encore  que  la  beauté  qui  frappait  jadis  tous  les  yeux.  Le  colonel 
souffrait  du  pouvoir  qu'Anstrutber  exerçait  sur  Cécile.  A  l'admira- 
tion s'était  joint  ehez  lui  un  sentiment  plus  tendre,  qui  fit  qu'ou- 
blieux de  ses  premiers  projets  il  prit  la  résolution  d'épouser  miss 
Levestone.  Ardent  et  impétueux,  n'obéissant  qu'aux  impulsions 
d'un  amour  passionné  et  sauvage,  il  se  dit  que,  s'il  parvenait  à 
rompre  les  liens  qui  attachaient  Cécile  à  Anstruther,  il  la  forcerait 
bien,  quand  elle  serait  à  lui,  à  l'aimer. 

Levestone  ne  voyait  jamais  rien  de  ce  qui  se  passait  sous  ses 
yeux.  Un  matin,  à  déjeuner,  il  dît  à  l'improviste  :  —  Cécile,  je  ne 
peux  pas  revenir  de  mon  étonnement  quand  je  songe  que  cet  Ans- 
truther, que  nous  aimions  tant,  était  un  si  mauvais  garnement. 


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^  Toute  cette  Mstoire  est  une  pure  calomnie  inireDtée  par  Le  co- 
lonel, qui  a  suborné  des  témoins  pour  appuyer  son  dire. 

—  Clrat!  ma  fille,  ^t  son  père,  en  regardant  autour  de  Itù  avec 
isquiéiode»  Ne  pariez  pas  de  la  sorte.  Aussi  sûr  que  je  suis  iimo- 
cent,  Anstmtber  était  coupable.  Il  suffisait  de  le  Toir  pour  n'en 
pas  douter. 

—  Je  Taî  vu,  et  je  jure  qu'il  n'ayait  rien  à  se  reprodier,  s'écria- 
t-elle  impétueusement.  Lorsqu'il  m'a  dit  cpi'i}  était  innocent,  sa 
idx  n'a  pas  tremblé,  ses  yeui  ne  se  sont  pas  baissés.  Oh,  mon 
pèrel  comment  aves-roiis  pu  voos  laisser  aveugler  à  ce  petnt? 

—  Cécile,  dit  le  vieux  Levestone  avec  une  sévérité  qui  ne  lui  était 
pas  ordinaire,  que  me  dites-vous  là?  Quawl  doue,  aves-vous  vu 
Anstruther? 

Cédle  porta  la  main  à  sa  gorge  ;  pendaïut  quelque»  minutes,  elle 
ne  pttt  articuler  un  mot.  Son  secret  lui  était  échappé;  il  Tallait  par- 
ler. —  Je  l'ai  vu  une  fois  depuis,  balbutia-t-elle  enfin.  Je  ue  pouvais 
pas  le  laisser  partir  sans  lui  dire  que  je  le  croyais  innocent.  Oh  I 
mon  père,  ne  soyez  pas  fâché  si  je  ne  partage  pas  votre  avis.  Je 
savais  qne  vou»  me  Ûâmeriea;  mais  c'était  un  si  vieil  ami,...  il  a 
tOD)ours  été  si  bon  pour  mot,...  je  ne  pouvais  pas  douter  de  son 
hoDnèteté. 

Levestone  s'était  levé  et  arpentait  la  chambre*  Le  désespoir  de  sa 
fille  ou  plutôt  la  vue  de  ce  désespoir  le  contrariait,  éL  il  était  vio- 
ieaaent  tenté  de  s'enfuir  pour  échapper  à  ce  spectacle  pénible. 
D'an  autre  côté,  il  sentait  la  nécessité  d'éclaircir  l'aifaire.  Ll  s'arrêta 
tout  à  coup  en  face  de  Cécile,  qui  était  penchée  sur  la  table,  trop 
eiErayée  pour  lever  les  yeux,  et  dout  toute  l'attitude  expriuiait  une 
si  profonde  désolation  qu'il  vint  à  l'esfNrit  de  son  père  qu'elle  ne  lui 
avait  pas  tout  dit.  —  Cécile,  reprit- il  gravement,  qne  dois-je  pen- 
ser? Même  pour  un  ami  d'enfance,  votre  désespoir  est  excessif. 
Que  s*est-il  passé  entre  vous?  Aurait-il  abusé  de  notre  vieille  ami- 
tié pour  ne  voler  le  conir  de  nxNi  enfant?  J'avoue  que  j'aurais  de  la 
peine  à  le  lui  pardonner. 

—  Il  n'a  eu  aucun  tort  en  cela,  répliqua-t-elle  avec  un  regard  de 
défi  qui  intimida  tellement  son  père,  qu'il  se  détourna  et  reprit  sa 
promenade  monotone.  —  Je  l'aime,  je  l'aime  depuis  longtemps.  Je 
me  suis  attachée  à  lui  en  voyant  combien  il  était  loyal  et  dévoué. 
Je  sais  maintenant  qu'il  m'aime  aussi,  et  j'ai  juré  de  l'attendre. 

Levestone  resta  muet  d'étonnement,  il  n'en  croyait  pas  ses  oreilles; 
puis  il  éclata  en  reproches  contre  le  capitaine.  Cécile  alcurs  lui  ra- 
conta tout  ce  qui  s'était  passé  entre  eux,  comment  elle  avait  voulu 
le  suivre  dans  son  exil,  et  comment  il  l'en  avait  empêchée  par  égard 
pour  son  père*  Elle  ne  réusràt  qu'à  l'irriter  davantage  contre  Ans- 
truther, qu'il  accusait  de  lui  avoir  volé  l'affection  de  sa  fille»  U  lui 


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A32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déclara  tout  net  que  jamais  il  ne  consentirait  à  ce  mariage,  puis 
s'en  alla  faire  son  service. 

Pendant  qu'il  se  livrait  à  de  sombres  réflexions,  il  fut  accosté  par 
le  colonel,  qui  le  pria  d'entrer  chez  lui  :  il  avait  à  lui  parler.  — 
Levestone,  lui  dit-il  après  quelques  propos,  j'aime  votre  fille.  You- 
lez-vous  m'accorder  sa  main? 

Le  pauvre  Levestone  fut  abasourdi  de  cette  proposition.  Cepen- 
dant l'idée  lui  souriait  fort,  et  il  répondit  qu'il  était  très  flatté  de 
la  demande  du  colonel;  il  l'engageait  seulement  à  se  faire  agréer 
par  Cécile.  Dès  ce  jour,  le  colonel,  se  sentant  sûr  du  père,  ne 
bougea  plus  de  chez  les  Levestone.  Il  entrait  à  toute  heure.  Après 
avoir  inutilement  essayé  de  le  décourager  par  une  froideur  qui  eût 
rebuté  tout  autre  amant,  Cécile  prit  le  parti  de  fuir  la  maison  pour 
échapper  à  ses  importunités.  Elle  ne  pouvait  cependant  éviter  de  le 
voir  au  thé;  elle  s'en  vengeait  en  étant  avec  lui  aussi  désagréable 
que  possible. 

IV. 

Grâce  à  la  tactique  adoptée  par  Cécile,  il  se  passa  quelque  temps 
avant  que  le  colonel  trouvât  une  occasion  favorable  pour  se  décla- 
rer. Un  matin,  la  petite  reine,  absorbée  dans  une  profonde  rêverie, 
suivait  au  pas  de  son  cheval  un  sentier  ombreux.  Elle  aperçut  de 
loin,  assis  sous  un  arbre,  un  homme  qu'elle  reconnut  aussitôt,  et 
qui  parut  l'avoir  également  reconnue,  car  il  se  leva  et  vint  se  pla- 
cer au  milieu  de  la  route.  Le  colonel  Houston  était  vraiment  fort 
beau,  et  en  dépit  de  son  aversion  Cécile  ne  put  s'empêcher  de  re- 
marquer l'élégance  aristocratique  de  sa  personne  et  la  grâce  de  sa 
démarche  un  peu  nonchalante.  Il  était  aussi  trës  déterminé,  et, 
quoique  la  petite  reine  fût  bien  résolue  à  passer  son  chemin  avec 
un  simple  «  bonjour,  colonel,  »  elle  se  trouva  prisonnière  de  Hous- 
ton, qui  saisit  son  cheval  par  la  bride  et  la  retint  de  force.  —  Ne 
soyez  pas  si  pressée,  dit-il  d'une  voix  douce,  étrange  dans  sa 
bouche.  Depuis  longtemps,  je  cherche  en  vain  l'occasion  de  vous 
parler.  J'ai  quelque  chose  à  vous  dire. 

—  J'espère  que  la  chose  dont  il  s'agit  est  très  intéressante,  ânon 
ce  n'est  pas  la  peine  de  me  retardef.  Ne  pourriez-vous  remettre 
cette  importante  communication  à  ce  soir?  Vous  êtes  toujours  si 
terne  au  thé  que  ce  sera  pour  vous  une  bonne  fortune  d'avoir  un 
sujet  de  conversation. 

Il  rougit.  —  Comment  pouvez -vous  plaisanter,  dît-il,  quand 
vous  voyez  que  je  parle  sérieusement? 

—  Sérieusement?  oui  vraiment,  je  le  vois  à  mes  dépens,  reprit- 
elle  en  fouettant  son  cheval.  Vous  avez  l'air  d'avoir  pris  à  tâche 
sérieusement  de  vous  rendre  désagréable. 


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LA   REINE   DU   REGIMENT.  ASS     , 

—  Vous  m'écouterez,  s'écria-t-il  avec  véhémence  en  retenant  le 
cheval,  qui  se  débattait.  Vous  savez  parfaitement  ce  que  je  vous 
veux,  et  vous  avez  entrepris  de  m'empécher  de  parler,  mais  je  par- 
lerai. J'ai  attendu,  j'ai  lutté,  j'ai  prié,  et  je  ne  souifrirai  pas  que 
vous  rejetiez  mon  cœur  comme  un  jouet  sans  valeur!  Où  trouverez- 
vous  jamais  un  dévoûment  égal  au  mien?  Pour  les  autres,  je  suis 
froid  et  dur;  entre  vos  mains,  je  serai  une  cire  molle  que  vous  mo- 
dèlerez à  votre  caprice.     , 

—  Colonel,  ceci  est  trop  fort!  La  seule  fois  que  je  vous  aie  de- 
mandé quelque  chose,  vous  m'avez  refusée.  Je  suis  rancunière,  et 
je  me  donne  le  plaisir  de  vous  refuser  à  mon  tour. 

—  n  est  vrai  qu'une  seule  fois  je  vous  ai  refusée,...  je  ne  pouvais 
pas  faire  autrement.  Je  vous  jure  que  dorénavant,  si  vous  ne  me  re- 
poussez pas ,  j'obéirai  à  tous  vos  désirs.  Vous  êtes  mon  premier 
et  mon  unique  amour  :  je  ne  veux  pas,  je  ne  peux  pas  être  refusé. 
Ce  serait  trop  cruel  en  vérité.  Que  vous  m'aimiez  ou  non,  j'atten- 
drai; je  travaillerai  à  gagner  votre  affection,  je  lutterai  jusqu'à  ce 
que  ma  patience  et  mon  dévoûment  vous  aient  touchée. 

Il  parlait  avec  tant  de  chaleur  que  Cécile  ne  put  s'empêcher 
d'avoir  pitié  de  lui.  —  C'est  inutile,  répondit-elle  d'un  ton  plus 
doux;  il  est  impossible  que  je  sois  votre  femme;  si  cela  était  pos- 
sible, je  ne  le  voudrais  pas,  quoique  je  vous  plaigne  sincèrement, 
l'espère  que  vous  prendrez  votre  parti  en  voyant  qu'il  n'y  a  aucun 
espoir  pour  vous. 

—  Mais  j'espérerai  en  dépit  de  tout  !  Je  vous  dis,  Cécile,  que  le 
jour  où  je  cesserai  d'espérer  je  mourrai.  Je  ne  suis  plus  un  jeune 
homme,  je  me  connais,  et  je  sais  que  mes  sentimens  ne  changent 
pas.  Je  voudrais  bien  ne  pas  vous  faire  de  peine  :  je  vous  aime  tant 
que  je  ressens  vos  chagrins  aussi  vivement  que  s'ils  étaient  miens  ; 
cependant,  quoique  je  sache  que  vous  me  haïssez  et  que  je  vous 
importune,  il  m'est  impossible  de  renoncer  à  vous.  Ma  patience  sera 
récompensée;  j'ai  le  pressentiment  qu'avant  de  mourir  j'aurai  con- 
quis le  droit  de  vous  appeler  ma  femme. 

—  Le  ciel  m'en  préserve,  répliqua  Cécile  en  frissonnant.  Le  jour 
où  vous  conquerrez  ce  droit  sera  un  triste  jour  pour  moi.  Du  reste, 
ce  qui  diminue  ma  pitié  pour  vous,  c'est  que  je  sais  que  vous  avez 
trompé  une  femme  qui  vous  aimait. 

Houston  tressaillit,  et  son  front  s'assombrit.  —  Vous  dites  vrai, 
je  me  suis  très  mal  conduit  avec  cette  femme.  Je  le  sens,  je  le  re- 
grette, et  ce  qui  m' arrive  est  une  juste  punition;  mais  ce  qui  est 
faii  est  fait.  Je  ne  puis  passer  ma  vie  à  regarder  en  arrière  quand 
j'entrevois  devant  moi  un  avenir  radieux.  Cécile,  vous  ne  me  con- 
naissez encore  que  par  mes  mauvais  côtés;  j'étais  si  malheureux, 

Tom  u.  —  1872.  28 


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hth  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  aigri  par  le  cbagrm  1  Donnez-moi  du  temps  et  de  l'espoir,  et  je 
TOUS  ferai  voir  que  je  Taux  mieux  que  je  n'en  ai  l'air.  Pour  vous 
plaire,  je  changerai.  Tout  oe  que  je  vous  demande,  c'est  de  me  per- 
mettre cl'essayer. 

—  Non  1  cela  ne  servirait  qtf  à  augmenter  vos  regrets  quand  il 
iioius  faudrait  rompre.  Colonel  Houston,  écoutez-moi.  J'ai  juré  de- 
Taxit  Dieu  que  vous  n'obtiendriez  jamais  de  moi  une  parole  d'amour. 
Laissez-moi  passer;  considérez  ma  réponte  comme  définitive,  et  ne 
me  reparlez  jamais  de  cela. 

—  Allez  l  dit-il  en  lâchant  les  rênes  du  cheval.  Aussi  longtemps 
que  je  ^rivrai,  je  vous  aimerai  et  je  tâcherai  de  vous  obtenir. 

Elle  s'éloigaa  au  petit  galop  sans  même  écouter  ses  derniers 
nots.  Houston  resta  immobile,  la  dévorant  des  yeux,  jusqu'au  mo- 
ment où  elle  disparut.  Alors  il  poussa  un  profond  soupir,  s'assit,  et 
tomba  dans  une  rêverie  douloureuse.  Le  soleil  baissa,  les  ombres 
de  la  nuit  envahirent  le  sentier  solitaire;  Houston  était  toujours  là. 
Cédle  se  réjouit  de  ne  pas  voir  le  colonel  à  son  thé;  elle  espérait 
s'être  délivrée  ûe  lui  pour  toujours. 

Le  lendemain  et  les  jours  suivans,  il  revint;  sa  douceur,  son  dir 
soumis,  montraient  combien  il  était  déterminé  à  persévérer. 

Levestone  désirait  ardemment  que  sa  fille  acceptât  le  colonel, 
car  c'était  à  ses  yeux  le  seul  moyen  de  rompre  le  mariage  avec 
Anstnitfaer,  Son  désir  s'accrut  /lu  point  de  devenir  une  idée  fixe  à 
la  suite  d'une  chute  dangereuse.  Il  ne  mourut  pas  sur-lc-charap, 
msûs  il  tomba  dans  un  état  de  langueur  qui  faisait  présager  une  fin 
prochaine.  Levestone  n'avait  ni  fortune  ni  famille.  Il  envisageait 
avec  effroi  l'isolement  et  la  détresse  qui  attendaient  sa  fille  après 
sa  mort,  et  il  s'attacha  obstinément  à  l'idée  d'assurer  l'avenir  de 
Cécile  en  la  mariant  au  colonel.  Il  éprouvait  d'ailleurs  une  aflec- 
tiou  réelle  pour  Houston,  qui  l'avait  secouru  au  moment  de  l'ac- 
cident, et  qui  n'avait  cessé  depuis  lors  de  l'entourer  de  soins  et 
d'attentions  avec  une  douceur  et  tme  patience  que  Cécile  elle- 
même  était  forcée  d'admirer.  L'amour  inspirait  à  l'impétueux  colo- 
nel des  délicatesses  féminines;  il  était  devenu  aussi  discret  et  aussi 
réservé  qu'il  avait  été  audacieux  et  entïseprenant,  et,  loin  d'impor- 
tnaer  la  petite  reine  de  sa  présence,  il  évitait  de  lui  imposer  sa  so- 
ciété. Levestone  essayait  de  temps  en  temps  d'amener  sa  fille  à 
prendre  un  parti  qui  lui  semblait  le  seul  raisonnable.  Elle  résistait 
à  ses  prières  avec  une  douce  fermeté.  Cependant  les  semaines  s'é- 
coalaient,  et  le  malade  s'affaiblissait  rapidement.  Le  colonel  entra 
on  matin  de  meilleure  heure  que  de  coutume  dans  la  chambre  de 
Levestone,  Il  avait  un  air  singulier,  et  on  le  vit  aller  et  venir  avec 
agitation^  répétant  ses  questions  sans  écouter  les  réponses.  Cédle 


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LA  BEINB  DU  BÉGIHENT.  1|35 

fit  un  mouvement  pour  se  retirer.  —  Restez,  mademoiselle,  j*ai  une 
communication  à  vous  faire,  dit  le  colonel  en  baissant  la  tète  et  en 
devenant  très  rouge.  Je  m'étais  trompé;  Austruther  n'était  pas  cou- 
pable. 

—  Je  le  savais,  répondît  simplement  Cécile. 

—  Que  voulez-vous  dire?  s'écria  Levestone.  Les  témoignages 
étaient  formels. 

—  Rous  avons  tous  été  induits  en  erreur,  et  la  reine  avait  raison. 
Si  vous  saviez  dans  quel  état  m'a  mis  la  pensée  d'avoir  condamné 
un  innocent!  C'est  hier  soir  que  j'ai  fait  cette  découverte;  depuis  je 
n'ai  plus  ma  tète.  Si  du  moins  nous  pouvions  réparer  le  msJI..  Je 
n'en  vois  pas  le  moyen. 

— 11  n'accepterait  pas  de  réparation  de  vous,  qui  vous  êtes  laissé 
aveugler  par  la  haine  au  point  de  ne  pas  voir  combien  il  était  inca- 
pable de  commettre  une  action  si  basse,  dit  fièrement  Cécile. 

—  Il  aurait  tort;  en  tout  cas,  je  ne  vois  rien  à  faire,  si  ce  n'est  de 
proclamer  hautement  son  innocence. 

Cécile  l'observait;  Houston  continuait  à  baisser  les  yeux;  son  vi- 
sage bouleversé  attestait  de  la  violence  qu'il  s'était  faite  pour  venir 
â  bravement  confesser  son  erreur.  La  jeune  fille  s'avança  vers  le 
colonel  sans  bruit  et  lui  tendit  la  main.  —  Vous  vous  êtes  conduit 
en  homme  d'honneur  aujourd'hui,  dit-elle;  soyons  amis.  Je  vous 
ayoue  que  je  vous  accusais  d'avoir  inventé  cette  calomnie.  Je  vous 
demande  pardon  de  tout  mon  cœur  de  mes  injustes  soupçons. 

~  Quoi!  aviez- vous  réellement  si  mauvaise  opinion  de  moi?  dit 
le  colonel  en  prenant  la  main  de  Cécile.  Alors...  peut-être...  Il 
s'arrêta,  averti  par  un  regard  de  la  jeune  fille. 

—  Racontez-nous  donc  comment  vous  avez  découvert  votre 
erreur,  dit  Levestone. 

Le  colonel  exposa  le  concours  de  circonstances  fortuites  qui 
anient  fait  croire  à  la  culpabilité  d' Austruther,  le  hasard  qui 
était  venu  fournir  la  preuve  de  son  innocence,  et  il  termina  par 
ces  mots  :  —  Si  du  moins  je  savais  où  lui  écrire! 

—  J'ai  son  adresse,  répliqua  étourdiment  Cécile. 
Houston  se  détourna  et  sortit. 

Il  se  contint  tant  qu'il  fut  dans  la  rue,  maÎ9$  une  fois  seul  dans 
sa  chambre,  loin  des  regards  curieux,  il  se  laissa  tomber  sur  un 
siège,  étendit  ses  bras  sur  la  table  et  posa  sa  tête  sur  ses  bras;  il 
n'en  pouvait  plus,  il  souffrait  trop.  —  Elle  lui  écrit!  murmurait- 
il  entre  ses  dents.  Pourquoi  ai-je  été  lui  raconter  tout  cela?  Il  va 
revenir  et  l'épouser.  Et  moi...  que  suis-je  pour  elle?  L'homme  qui 
a  causé  la  perte  d'Anstrutherl  Je  ne  pouvais  pourtant  pas  me 
taire  et  Isûsser  croire  qu'il  était  coupable  ;  non,  c'eût  été  une 
lâcheté.  Oh  I  que  je  le  bais  I  que  je  voudrais  le  tenir  là,  face  &  face..* 


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i36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Petite  reine  1  petite  reine!  qu'il  m'a  été  fatal»  le  jour  où  je  yons 
vis  pour  la  première  fois  I  Je  ne  peux  pas  vous  avoir,  je  ne  peux  pas 
vous  haïr;  misérable  fou,  je  ne  sais  que  vous  adorer,  boire  la 
lumière  de  vos  yeux,  écouter  votre  douce  voixl  Je  vis  des  quelques 
mots  bienveillans  que  vous  me  jetez  distraitement  de  loin  en  loin, 
comme  on  jette  un  os  à  un  chien.  Lui,  combien  il  est  plus  heureux 
que  moi  I  II  sait  que  vous  l'aimez,  que  vous  l'attendez  fidèlement! 

—  Sois  homme,  Houston  !  — il  se  leva  brusquement  et  passa  la  main 
sur  son  visage,  —  tu  as  toi-même  aujourd'hui  décidé  de  son  sort. 
Sois  brave  et  remporte  une  dernière  victoire.  Sache  vaincre  ton 
cœur,  et  oublie-la.  —  Le  lendemain,  le  colonel  partait  pour  un 
long  voyage  après  avoir  écrit  à  Anstruther. 

Au  bout  de  plusieurs  mois  d'attente,  on  apprit  que  l'exilé  était 
mort  peu  de  temps  après  son  arrivée  en  Australie.  —  Mort  I  mort  ! 
répéta  Cécile  en  apprenant  cette  fatale  nouvelle.  Mort  sans  savoir 
que  son  innocence  a  été  reconnue,  mort  sans  savoir  que  je  lui  ai 
été  fidèle,  mort  sans  goûter  au  bonheur  que  l'avenir  lui  réservait  I  — 
Elle  ne  pleura  pas,  elle  continua  d'aller  et  venir,  de  soigner  son 
père  avec  patience;  mais  l'expression  d'égarement  de  son  visage, 
ses  yeux  enfoncés  dans  leur  orbite  lui  donnaient  une  apparence  de 
spectre. 

Houston  revint.  Le  vieux  Levestone,  sentant  approcher  ses  der- 
niers jours,  résolut  de  faire  un  suprême  effort  pour  vaincre  l'obsti- 
nation de  sa  fille.  Il  lui  fit  envisager  la  triste  situation  où  elle 
resterait  après  sa  mort,  et  la  supplia  d'assurer  son  repos  par  la 
promesse  qu'elle  épouserait  le  colonel.  Elle  lutta  longtemps,  décla- 
rant qu'elle  ne  serait  jamais  la  femme  du  meurtrier  de  Gérald  ; 
mais  le  malade  était  décidé  à  l'emporter.  Elle  m'en  remerciera  un 
jour,  se  disait-il  pour  s'excuser.  Vaincue,  énervée,  mortellement 
triste,  Cécile  consentit  enfin  à  se  soumettre  au  vœu  de  son  père. 

—  Qu'importe  après  tout  que  je  sois  malheureuse?  dit-elle.  Diea 
me  pardonnera  ce  que  je  fais. 

—  Envoyez-le  chercher,  dit  le  moribond,  qui  avait  épmsé  ses 
dernières  forces  dans  cette  lutte;  qu'il  vienne,  ou  il  sera  trop 
tard. 

Cécile  obéit  machinalement;  devant  la  lit  da  mort  da  son  père, 
elle  devint  la  femme  de  Houston;  la  figure  du  mourant  rayonnait 
de  bonheur;  sa  vue  était  probablement  déjà  obscurcie ,  sinon  il  au- 
rait remarqué  l'indicible  expression  d'horreur  et  de  désespoir  qui 
contracta  le  visage  pâle  et  amaigri  de  la  jeune  fille  lorsque  Hous- 
ton mit  à  son  doigt  l'anneau  nuptial. 

Le  pasteur  bénit  le  nouveau  couple. 

—  Mes  enfans,  dit  Levestone  d'une  voix  faible,  je  suis  heureux. 
Il  expira. 


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LA   REINB   DU   REGIMENT.  137 

Cécile  poussa  un  cri  perçant  et  se  jeta  sur  le  mort. 

Son  mari  essaya  doucement  de  l'emmener;  elle  le  repoussa  vio- 
lemment. —  Laissez-moi  seule  avec  lui.  Si  vous  restez,  je  devien- 
drai folle  I  —  Folle ,  répéta-t-elle  en  pressant  ses  deux  mains  sur 
son  front;  je  crois  (pie  je  le  suis  déjà. 

C'était  donc  pour  en  arriver  là  que  Houston  avait  tant  combattu! 
Au  premier  moment,  il  pensa  que  mieux  eût  valu  pour  lui  n'être 
jamais  né  que  d'atteindre  son  but  de  cette  façon.  Il  sortit.  Bientôt  il 
reprit  un  peu  de  courage;  le  cœur  humain  est  si  prompt  à  es- 
pérer! Elle  était  à  lui;  il  l'aimerait  tant  qu'elle  finirait  par  en  être 
touchée. 

L'enterrement  eut  lieu.  Quand  tout  fut  fini ,  les  amis  de  Cécile 
lui  remontrèrent  doucement  la  nécessité  de  prendre  un  parti.  Elle 
était  la  femme  du  colonel,  il  avait  des  droits  sur  elle,  il  fallait  se 
résigner  et  se  soumettre  à  son  sort.  Aux  premiers  mots,  elle  se  ré- 
volta; lorsqu'elle  eut  mieux  compris  sa  position,  elle  se  contenta 
de  répondre  :  —  Demain ,  le  colonel  Houston  connaîtra  ma  dé- 
cision. —  Elle  ne  l'avait  pas  revu  depuis  la  mort  de  son  père;  elle 
pria  qu'on  la  laissât,  elle  était  fatiguée,  elle  avait  besoin  de  repos. 

Quand  elle  se  vit  seule,  elle  se  leva,  elle  prit  une  feuille  de  pa- 
pier, sur  laquelle  elle  écrivit  quelques  mots,  et  elle  la  mit  sous  en- 
veloppe à  l'adresse  du  colonel  Houston.  Elle  plaça  ce  billet  en  évi* 
deoce  sur^la  table,  mit  dans  sa  poche  une  petite  somme  d'argent, 
—  tout  ce  qu'elle  possédait,  —  couvrit  son  visage  d'un  voile  épais 
et  prit  son  chapeau  de  jardin.  Il  était  environ  neuf  heures  du  soir; 
la  nuit  était  profonde.  La  pauvre  fille  ouvrit  la  porte  avec  précau- 
tion et  regarda  dans  la  rue  ;  tout  était  silencieux.  Cécile  se  glissa 
dehors  sans  bruit  et  se  dirigea  rapidement  du  côté  de  la  rivièrot 
Arrivée  à  la  berge  déserte,  elle  jeta  son  chapeau  dans  l'eau.  Le 
courant  l'emporta  et  le  rejeta  un  peu  plus  bas  sur  la  rive.  Alors 
elle  mit  le  vieux  chapeau  qu'elle  portait  à  la  main,  prit  un  chemin 
de  traverse  et  gagna  la  station  la  plus  voisine.  Quelques  heures  plus 
tard,  elle  s'embarquait  pour  l'Angleterre.  Elle  était  morte  pour 
tous,  morte  et  libre.  Qu'allait-elle  devenir?  Son  intention  était  de 
se  rendre  à  Londres,  pensant  qu'elle  serait  mieux  cachée  là  que 
partout  ailleurs.  Tout  en  formant  des  projets  d'avenir,  appuyée  sur 
le  bastingage,  elle  ôta  de  son  doigt  l'anneau  nuptial  et  le  laissa 
tomber  dans  la  mer. 

Peut-être  le  courage  lui  aurait-il  manqué  au  milieu  de  son  en- 
treprise, si  elle  avût  pu  voir  le  visage  du  colonel  lorsque  le  lende- 
main matin  il  trouva  la  maison  vide.  Il  ouvrit  d'une  maie  trem- 
blante la  lettre  qui  lui  était  adressée.  Le  billet  contenait  ces  seuls 
mots  :  «  Oubliez  et  pardonnez;  adieu!  »  —  Que  veut-elle  dire?  Où 
est-elle  allée?  cria  Houston  en  tendant  le  papier  à  Yillars,  qui  l'avait 


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&S8  RÈTDE  DES  DEUX  MONDES. 

accompagné.  Ob  I  pourquoi  me  traite-t*elle  ainsi?  Ua  pauvre  Ce- 
dlel  ma  bieo-aimée  t  je  ne  voulais  pas  la  contraindre.  Tout  ce  que 
j'ai  dit  hiefi  c'est  que  j'aimeraia  à  pouvoir  lui  parler.  YilIarSt'que 
faire? 

—  Yenez  avec  moi,  cherchon»-la;  nous  la  retrouverons  certaine- 
ment«  et  alors  nous  tâcherons  d'arranger  les  choses.  —  Houston 
restait  à  la  même  place,  coojsidérant  le  billet  avec  un  désespoir  Da« 
vrant.  Les  recherches  commencèrent.  Sorti  de  la  torpeur  des  pre- 
miers instans,  le  colonel  parcourut  le  pays  entier  avec  une  persévé* 
nuQce  infatigable.  De  son  côté,  Villars,  aidé  de  tous  ses  camarades, 
organisait  une  battue  en  règle.  Au  bout  de  plusieurs  jours,  on 
trouva,  ainsi  que  Cécile  l'avait  prévu,  le  chapeau  sur  le  bord  de  la 
rivière.  On  le  porta  chez  le  colonel;  il  était  en  course.  Lorsqu'il 
rentra,  pâle,  les  vétenoens  souillés,  le  visage  hagard,  il  aperçut  sur 
sa  table  le  chapeau  humide.  Il  s'approcha,  se  pencha,  examina  Té- 
pave  pendant  quelques  minutes;  tout  à  coup  il  comprit...  Il  leva  les 
bras  avec  un  cri  sauvage  :  —  Ohl  mon  Dieul  pas  cela.«.  pas  cela! 
—  Et  il  tomba  lourdement  sur  le  plancher. 

Houston  fut  longtemps  entre  la  vie  et  la  mort.  La  convalescence 
vint  enfin,  lente  et  pénible,  et,  incapable  de  supporter  ce  qui  lui 
rappelait  Cécile,  le  colonel  quitta  le  service.  Il  vécut  dès  lors  pres- 
que exclusivement  sur  son  yacht,  errant  d'une  contrée  à  l'autre, 
évitant  les  villes  et  fuyant  tous  ceux  qu'il  avait  connus  dans  des 
jours  plus  heureux.  Ses  marins  l'aimaient,  car  il  était  intrépide  dans 
la  danger,  bon  et  doux  pour  son  équipage. 

Nous  ne  suivrons  pas  Cécile  dans  les  difficultés  qui  rattendaieot  i 
Londres.  Gagner  sa  vie  est  toujours  laborieux  pour  une  femme. 
GofflUen  la  tâche  n'était-elle  pas  plus  lourde  pour  une  jeune  fille 
obligée  de  se  cacher  et  de  fuir  les  amis  qui  auraient  pu  lui  prêter 
leur  appui  avec  autant  de  soin  qu'une  autre  en  aurait  mis  à  les  re- 
diercherl 

Plus  d'une  année  s'est  écoulée.  Nous  retrouvons  notre  héroïne  à 
la  campagne,  chez  une  ancienne  connaissance  qui  Ta  rencontrée 
par  hasard,  et  qui  l'a  recueillie  chez  elle  en  qualité  de  demoiselle  de 
compagnie.  Gédle  avait  passé  les  premiers  mois  qui  avaient  suivi  sa 
faite  dans  une  inquiétude  perpétuelle  d'être  découverte.  Le  temps 
hd  rendit  un  peu  de  sécurité,  et  elle  commençait  presque  à  oublier 
le  danger  de  sa  position. 

Une  après-naidi,  se  trouvant  seule  au  château,  elle  alla  dans  la 
serre  cueillir  des  fleurs  dont  elle  se  proposait  de  fûre  des  bou- 
quets. Elle  rentra  au  salon  en  chantant,  tellement  occupée  de  la 
HMMSSon  embaumée  qui  remplissait  son  tablier  qu'elle  n'aperçut 
pas  un  étranger  qui,  debout  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  le 
visage  pâle  et  les  yeux  dilatés  par  l'épouvante,  la  regardât  fixe- 


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LA  REINE  DU  EEGIMEIfT»  iS9 

ment  à  travers  la  fente  des  rideaux  baissés.  Tout  à  coup  Cécile  eut 
le  sentiment  que  quelqu'un  Tobservait  :  elle  leva  la  tète  et  resta  pé- 
trifiée d'efiroi  en  reconnaissant  le  colonel  Houston,  qui  s'écria  d'une 
voix  rauque  :  —  Dieu  tout-puissant  I  les  eaux  ont-elles  rendu  leur 
proie?  ^ 

II  s'avança  vers  elle,  la  figure  bouleversée  par  l'émotion.  Saûsisr- 
sant  les  mains  de  Cécile,  dont  les  fleurs  se  répandirent  à  terre,  il 
l'attira  vers  lui,  et  il  la  tint  pendant  quelques  minutes  pressée  sior 
sa  poitrine.  La  petite  reine  baissait  la  tête,  tandis  que  Houston  la 
regardait  avec  une  sorte  d'avidité  passionnée.  Il  prit  la  parole  d'une 
voii  brisée  par  l'émotion.  —  Comment  avez- vous  pu  faire  oek? 
comment  avez-vous  eu  le  cœur  de  le  faire?  Avez-vous  pensé  à  ma 
souifrance,  à  mon  angoisse,  k  mon  dése^oir,  à  mes  remords?  car 
an  fond  de  mon  cœur  je  m'accusais  d'être  votre  meurtrier  I  Oàl 
femme!  vous  que  j'aimais  et  que  j'aime  toujours,  avais-je  mérité 
cechâdment?  ^ 

Letton  douloureux  de  sa  voix,  le  tremblement  qui  agitait  tout  soa 
corps,  témoignaient  de  ce  qu'il  avait  souffert.  Cécile  le  comprit; 
elle  se  laissa  glisser  à  ses  pieds,  et  murmura  à  genoux  :  —  Pardon  I 
j'ai  eu  tort,  j'ai  été  cruelle;  je  n'avais  pas  pensé  au  chagrin  que 
TOUS  auriez.  Je  vous  en  supplie,  pardonnez-moi  I 

—  le  suis  persuadé,  répondit-il  avec  douceur,  que  vous  n'avez 
pas  pensé  à  moi,  car  vous  m'avez  causé  la  plus  grande  douleur  que 
jamais  femme  ait  causée  à  un  homme;  mais  je  vous  ai  pardonné 
depuis  longtemps,  avant  que  vous  me  l'ayez  demandé.  Au  nom  de 
toat  ce  que  j'ai  souffert,  au  nom  des  tortures  que  vous  m'avez  infli- 
gées, vous  êtes  pardonnée.  Croyez-vous  que,  quand  on  aime  comme 
je  Yous  aime,  on  puisse  ne  pas  pardonner?  —  Il  se  baissa  et  releva 
Cécile  ;  il  la  tenait  et  il  la  regardait  silencieusement,  n'osant  céder 
au  désir  ardent  qu'il  éprouvait  de  la  serrer  sur  son  cœur. 

—  Ayez  pitié  de  moil  dit  eofm  Cécile.  J'ai  eu  tort  de  consentir  à 
TOUS  épouser,  même  pour  faire  plaisir  à  mon  père;  mais  j'étais  si 
malheureuse  i  Ayez  pitié  de  moi,  et  laissez-moi  partir. 

—  Que  j'aie  pitié  de  vousl..  Obi  ma  bien-aimée,  n'est-ce  pas 
moi  qui  ai  le  plus  souffert?  Mon  sort  n'a-t-il  pas  été  plus  cruel  que 
le  vôtre?  Yous  êtes  fenune  et  bonne,  ne  me  repoussez  pas,  Cécile  I 
Laissez- vous  fléchir  I 

—  Je  ne  le  peux  pas.  Que  ne  me  suis-je  réellement  noyée  l  ce 
serait  fini,  et  vous  m'auriez  oubliée. 

—  Taisez-vous  I  Si  vous  vous  doutiez  de  ce  que  c'est  que  de  croire 
qae  la  femme  qu'on  adore  s'est  tuée  pour  ne  pas  être  à  vous,  vous 
ne  rappelleriez  pasces  choses.  Écoutez-moi-.  Plutôt  que  de  vous  voir 
de  nouveau  ces  horribles  idées,  j'aime  mieux  vous  quitter,  ne  jamais 
TOUS  revoir»  ne  jamais  revenir,  à  moins  que  voua  ne  m'appeUea. 


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àhO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Mon  cœur  se  brisera;  mais,  si  vous  me  dites:  Partez!  je  partirai. 
Rappelez- vous  seulement  qu'en  prononçant  ce  mot  vous  vouez  un 
être  humain  à  une  douleur  amère  et  étemelle,  à  des  regrets  indi- 
cibles, à  un  désespoir  que  la  mort  seule  apaiserai  Cécile,  vous  que 
j'ai  tant  aimée,  réfléchissez  bien  avant  de  me  condamner  à  cet 
atroce  martyre. 

Elle  le  regarda  très  tristement,  mais  son  visage  conserva  une 
expression  dure  et  froide,  et  ses  lèvres  laissèrent  tomber  lentement 
ces  cruelles  paroles  :  —  Partez,  je  le  veux.  Votre  présence  ne  sert 
qu'à  nous  faire  souffrir  tous  deux.  Ne  revenez  jamais,  ou  je  fuirai  la 
maison  où  j'ai  trouvé  une  heureuse  retraite,  et  j'irai  chercher  asile 
ailleurs. 

Houston  chancela;  le  cœur  lui  manquait.  —  Ainsi  vous  me  chas- 
sez... Tous  mes  efforts,  toutes  mes  souffrances,  aboutissent  à  ce 
froid  «  partez  !  »  Ma  femme,  —  avant  de  vous  quitter  pour  tou- 
jours, je  veux  vous  donner  une  fois  ce  nom  chéri,  —  ma  femme, 
ne  me  direz-vous  pas  un  mot  affectueux,  un  seul,  que  j'emportersû 
comme  un  trésor  dans  les  pays  lointains?  Ne  me  donnerez -vous  pas 
un  baiser,  le  premier  et  le  dernier,  dont  le  souvenir  calmera  ma 
souffrance  dans  les  heures  d'amertume  et  de  découragement? 

Il  l'attira  et  voulut  l'embrasser.  Cécile  tressaillit  et  se  rejeta 
vivement  en  arrière,  les  yeux  étincelans.  —  Nonl  non!  j'ai  pris 
Dieu  à  témoin  que  vons  n'obtiendriez  jamais  de  moi  ni  une  parole 
ni  un  gage  d'amour  ;  si  je  manquais  à  mon  serment,  la  malédiction 
divine  tomberait  sur  ma  tête. 

—  Voilà  donc  mon  sorti..  C'est  pour  cela  que  j'ai  vécu!  Adieu! 
le  jour  viendra  où  vous  saurez  la  profondeur  de  mon  amour,  mais 
nous  ne  nous  reverrons  pas,...  j'en  ai  le  pressentiment,...  et,  quand 
la  pitié  pénétrera  dans  votre  cœur,  je  serai  loin ,  et  je  ne  saura  ja- 
mais que  vous  ayez  eu  une  bonne  pensée  pour  moi. 

Il  pressa  les  mains  de  Cécile  sur  son  cœur  avec  passion,  puis  il 
prit  une  branche  de  verveine  qui  était  restée  suspendue  à  sa  robe,  et 
il  sortit  lentement  en  la  regardant  une  dernière  fois.  Le  hasard 
l'avait  amené  au  château  du  marquis  de  Lenington;  deux  jours  plus 
tard,  il  voguait  vers  l'Amérique. 

Quand  il  fut  sorti,  Cécile  se  laissa  tomber  à  terre,  et  se  mit  à  ré- 
fléchir à  ce  qui  venait  de  se  passer.  Elle  sentait  qu'elle  avait  été 
dure.  Les  cheveux  blanchis  de  Houston,  son  visage  amaigri,  attes- 
taient de  vives  souffrances.  Cécile  s'avouait  qu'elle  s'était  mal  con- 
duite, mais  elle  n'avait  pas  le  courage  de  réparer  ses  torts. 

Quelque  temps  après,  elle  reçut  avis  qu'avant  de  partir  le  colonel 
avait  laissé  des  instructions  à  son  homme  d'affaires  pour  que  sa 
femme  ne  manquât  de  rien  et  qu'il  avait  fait  un  testament  en  sa  fa- 
veur. La  marquise  de  Lenington  profita  de  cette  occasion  pour 


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LA   REINE   DU   BE6IMENT.  AAi 

plaider  la  cause  de  Houston,  qui  était  à  ses  yeux  celle  du  devoir. 
Elle  parla  si  bien  que  Cécile,  dont  la  conscience  n'était  pas  tran- 
quille, se  laissa  enfin  arracher  une  lettre  dans  laquelle  elle  racon- 
tait à  Houston  le  serment  qu'elle  avait  fait  à  Gérald  Anstrutber, 
comment  la  crainte  de  commettre  un  parjure  l'avait  empêchée  de 
se  rendre  aux  instances  de  son  mari;  enfin  que  la  mémoire  de  son 
fiancé  lui  était  plus  chère  que  jamais,  mais  qu'elle  ferait  ce  que  le 
colonel  ordonnerait.  S'il  estimait  que  la  mort  d'Anstruther  Teût  dé- 
liée de  son  serment,  elle  se  soumettrait  à  sa  décision.  La  lettre  était 
brève  et  froide,  aucune  parole  afi*ectueuse,  le  seul  désir  de  faire 
son  devoir. 

Houston  s'était  enfoncé  dans  les  déserts  du  Nouveau-Monde.  C'est 
là  qu'il  reçut  la  lettre  de  Cécile.  Cn  nuage  se  répandit  sur  ses  yeux, 
son  cœur  battait  d'étrange  sorte.  La  commotion  fut  si  violente  qu'il 
demeura  quelques  instans  sans  voir.  Remis  de  son  étourdissement, 
le  colonel  déchira  précipitamment  l'enveloppe  et  lut  avidement  la 
lettre  de  Cécile;  puis  il  cacha  son  visage  dans  ses  mains  et  se  prit 
à  penser.  Il  voyait  poindre  devant  lui  l'aurore  de  jours  heureux, 
qu'importait  que  la  lettre  fût  sèche?  Le  temps  cicatriserait  toutes 
les  blessures,  l'amour  forcerait  l'amour.  Son  heure  était  venue;  mais 
ce  vœu  dont  elle  lui  parlait?  Était-elle  déliée  de  son  serment?  Le 
lendemain,  au  point  du  jour,  Houston  était  en  route  pour  l'Angle- 
terre. C'était  l'hiver,  le  temps  était  mauvais,  et  il  fallait  franchir  le 
cap  Hom.  La  tâche  était  périlleuse  pour  un  petit  yacht.  Le  colonel 
ne  songeait  pas  au  danger  :  il  avait  vaincu  enfin,  —  il  voguait  vers  ' 
ell€y  vers  le  bonheur,  il  affrontait  la  tempête  d'un  cœur  léger. 

Un  soir,  —  la  mer  était  grosse  et  V Hirondelle  se  trouvait  près  du 
cap  Hom,  —  on  aperçut  un  navire  en  détresse.  Sans  tenir  compte 
des  avertissemens  de  ses  marins,  le  colonel  alla  hardiment  au  se- 
cours de  l'équipage,  et  bientôt  le  pont  de  l'Hirondelle  fut  encombré 
d'une  lourde  cargaison  humaine.  —  Partons,  colonel,  dit  Lynn,  le 
maître  d'équipage;  nous  avons  tout  ce  que  le  yacht  peut  porter,  et, 
si  le  gros  temps  continue,  nous  aurons  de  la  peine  à  nous  en  tirer. 

—  Encore  celui-là  !  Regardez,  il  pousse  devant  lui  un  homme 
cramponné  à  une  épave  :  c'est  un  brave;  prenons  encore  ces 
deux-là. 

—  Si  vous  les  prenez,  nous  coulons  tous.  Notre  bateau  est  déjà 
trop  chargé. 

—  Ils  accostent  I  Prenons  au  moins  celui  qui  ne  sait  pas  nager. 

—  Soit;  mais  pas  un  de  plus.  Au  large,  vous  qui  nagez  !  nous  ne 
pouvons  pas  vous  prendre,  nous  sommes  trop  chargés. 

Houston  jeta  une  corde  au  naufragé;  on  le  bissa  sur  le  pont.  Lynn 
avait  dit  vrai,  l'Hirondelle  était  surchargée,  et  on  put  croire  un 


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&&2  RETUB  DES  DEUX  MOUrDES. 

instant  qu'elle  serait  incapable  de  supporter  ce  nonveaa  poids. 
L'anxiété  se  peignit  sur  tous  les  visages.  Après  quelques  instans 
d'hésitation*  le  brave  petit  bateau  reprit  son  équilibre  et  s'éloigna 
lentement.  Alors  on  entendit  la  voix.de  l'homme  qui  luttait  contre 
les  vagues.  —  Vous  n'avez  plus  de  place  pour  un  seul  homme  t 
Sauvez-moi,  je  vous  en  supplie. 

Houston  le  regarda^  et  à  sa  vue  le  sang  se  glaça  dans  ses  veines. 
Il  saisit  une  corde  qu'il  lança  au  naufragé  en  criant  :  —  Goûte  que 
coûte,  je  le  sauverai. 

—  Colonel»  dit  Lynn,  si  vous  ne  tenez  pas  à  votre  vie,  songez da 
moins  à  nous.  —  Un  murmure  menaçant  s'éleva  sur  le  pont. — Nous 
n'en  voulons  pas,  dit  l'équipage.  Quel  droit  a  cet  homme  d'exposer 
notre  vie?  ajouta  la  voix  de  ceux  que  Houston  avait  sauvés.  Jetons- 
le  lui-même  par-dessus  bord  ;  cela  allégera  le  bateau. 

Le  naufragé  était  trop  épuisé  pour  saisir  la  corde. 

II  était  visible  qu'encore  une  minute  et  les  vagues  l'engloutis- 
saient Houston,  qui  suivait  ses  mouvemens,  arracha  une  feuille  de 
son  carnet;  il  y  traça  quelques  mots  à  la  hâte  et  la  remit  à  Lynn 
en  disant  :  —  Si  je  suis  perdu,  vous  la  remettrez  à  cet  homme.  ^ 
D'un  côté  le  papier  portait  ces  simples  mots  :  a  Adieu»  ai-je  enfin 
expié  mes  torts?  Oubliez-moi  et  soyez  heureuse.  »  Sur  le  revers  du 
feuillet,  on  lisait  :  «  Capitaine  Anstruther,  vous  remettrez  vous- 
même  ce  billet  à...  »  Suivait  l'adresse.  Le  colonel  ôta  son  habit, 
et  se  jeta  à  la  nage.  Longtemps  il  lutta  contre  les  vagues  en  fureur 
sans  pouvoir  atteindre  l'épave  à  laquelle  s'était  cramponné  le  nau- 
fragé. Enfin  il  put  saisir  l'homme  ;  il  attacha  la  corde  autour  de  son 
corps,  et  lui  dit  en  le  poussant  vers  le  yacht  :  —  Vous  lui  direz 
que  c'était  pour  l'amour  d'elle. 

Anstruther  fut  hissé  presque  sans  connaissance  sur  le  pont.  Au 
même  instant,  une  vague  énorme  emporta  Houston  loin  du  bateau, 
dans  l'obscurité  croissante.  Ysdnement  tous  les  yeux  le  cherchèrent, 
vainement  l'Hirondelle  parcourut  en  tout  sens  le  lieu  du  sinistre, 
vainement  les  matelots  appelèrent  leur  maître  à  cris  répétés.  Le 
sifilement  du  vent  dans  les  cordages  leur  répondit  seul.  —  Dieu  ait 
pitié  de  son  âme  !  dit  Peter  Lynn  en  essuyant  une  larme.  Jam^ 
un  plus  brave  ne  vécut.  Puisse-t-il  reposer  en  paixl 

Pendant  que  les  vagues  du  cap  Horn  déchiraient  sur  les  rochers 
le  cadavre  du  colonel  Houston,  V Hirondelle  sortait  de  ces  parages 
dangereux,  et  poursuivait  paisiblement  sa  route  vers  l'Angleterre. 

Arvêde  Bârinb. 


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L'ILE 

DE   MADAGASCAR 


IIS  TKNTATIVBS    DE    COLONISATION.  —  LÀ    NATURX   DU   PATfi. 
0N    RECENT    VOYAGE    SCIENTIFIQUE. 


QUATElàUB    PARTIE   (1). 
LA   FAUNE. 

Après  avoir  considéré  une  partie  des  sites  de  la  grande  lie  afri- 
caine, la  richesse  et  Tétrangeté  de  la  végétation,  on  a  bien  vite  le 
déâr  de  connaître  aussi  les  êtres  qui  s'agitent  et  donnent  l'animation 
aux  campagnes,  aux  bois,  aux  forêts  vierges,  où  l'homme  ne  parvient 
à  pénétrer  qu'après  s'être  tracé  une  voie  avec  le  secours  de  la  hache. 
Le  inonde  des  animaux  de  Madagascar  présente  un  merveilleux  in- 
térêt :  la  faune  est  remarquable  à  la  fois  par  ce  qui  lui  manque  et 
par  ce  qu'elle  possède;  —  les  exemples  en  seront  la  preuve. 

Les  vastes  solitudes,  les  cavernes  presque  inaccessibles,  les  forêts 
immenses  et  impénétrables  de  la  grande  Ile  africaine  sont  des  sé- 
jours où  les  animaux  peuvent  vivre  et  multiplier  sans  être  fort  ex- 
posés aux  coups  des  hommes.  Le  climat  des  tropiques,  le  voisinage 
du  continent  africain,  des  analogies  que  nous  avons  aperçues  dans 
la  végétation,  donneraient  à  crohre  que  Madagascar  est  habité  par 
des  mammifères  appartenant  à  des  types  dont  il  est  toujours  ques- 
tion lorsqu'il  s'agit  de  l'Afrique  ou  de  r*sîe.  11  n'en  est  rien.  Par- 
tout dans  le  monde  où  le  froid  n'est  point  à  craindre,  les  hauts 
personnages  des  bois  sont  les  singes;  sur  la  Grande-Terre,  il  n'existe 
aucune  espèce  de  ce  groupe.  On  ne  visite  pas  les  pays  chauds  sans 
se  tenir  en  défiance  des  carnassiers  :  lions,  léopards,  panthères  en 

(1)  Voyes  la  Bnwe  du  1*'  Jullet,  da  1*'  août  et  da  1*'  septembre. 


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hhh  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Afrique,  tigres  et  panthères  en  Asie,  jaguars  et  cougouars  en  Améri- 
que; à  Madagascar,  on  se  promène  bien  tranquillement  au  milieu 
des  forêts  et  dans  les  lieux  les  plus  solitaires,  la  certitude  est  ac- 
quise de  ne  faire  la  rencontre  d'aucun  animal  dangereux.  Au  sud  de 
l'Afrique,  les  chevaux  au  pelage  rayé,  le  zèbre,  le  couagga,  le  dauw, 
galopent  à  travers  les  plaines  ou  sur  les  montagnes.  En  Asie,  outre 
le  cheval  et  l'âne,  qu'on  ne  trouve  plus  à  l'état  sauvage,  il  y  a  Thé- 
mione;  dans  la  grande  île,  on  ne  voit  point  de  chevaux.  Ce  qui  est 
plus  extraordinaire,  c'est  l'absence  complète  des  ruminans,  car  les 
bœufs,  les  cerfs  et  les  antilopes,  très  nombreux  en  espèces,  sont  dis- 
séminés sur  la  plus  grande  partie  du  globe.  Malgré  tout,  la  Grande- 
Terre  est  encore  passablement  peuplée  de  mammifères. 

Si  les  singes  manquent,  ils  sont  remplacés  par  les  makis  ou  li- 
mursy  gracieux  et  charmans  animaux  d'espèces  très  variées.  Par 
les  formes  extérieures,  les  attitudes,  le  genre  de  vie,  les  lémurs  ont 
avec  les  singes  des  ressemblances  que  personne  n'hésite  à  recon- 
naître, mais  les  naturalistes  constatent  entre  les  uns  et  les  autres 
des  différences  très  notables.  Par  l'aspect  général  de  la  tête,  les 
makis  semblent  tenir  des  carnivores,  et  ce  trait  de  conformation,  déjà 
saisi  par  des  observateurs  assez  superficiels,  les  a  fait  appeler  des 
singes  à  museau  de  renard.  Le  premier  soin  du  zoologiste  est  tou- 
jours d'examiner  les  dents;  c'est  ici  précisément  que  se  montre 
chez  nos  lémurs  un  caractère  très  particulier  :  les  canines  infé- 
rieures manquent,  ou  la  place  est  occupée  par  des  dents  minces 
comme  les  incisives,  serrées  les  unes  contre  les  autres  et  couchées 
en  avant.  De  même  que  les  singes,  les  makis  ont  des  mains  aux 
quatre  membres,  mains  imparfaites  pour  la  préhension  des  alimens, 
vraiment  parfaites  pour  grimper  et  empoigner  les  branches  des  ar- 
bres. Les  doigts  s'élargissent  vers  le  bout,  l'index  des  membres 
postérieurs  est  une  griffe,  les  pouces  sont  énormes  chez  certaines 
espèces.  Les  makis  prenant  leur  repas  ont  moins  de  gentillesse  que 
les  singes  grignotant  un  fruit  tenu  dans  la  main;  ils  saisissent  di- 
rectement avec  la  bouche  comme  les  chiens,  ou  tiennent  l'objet  à 
deux  mains  à  la  façon  des  écureuils.  Pour  l'agilité,  ces  animaux 
sont  incomparables;  ils  s'élancent  en  l'air  et  vont  à  grande  distance 
retomber  sur  la  branche  qui  a  été  visée  d'un  clin  d'œil,  peut-être 
sur  une  tige  qui  fléchit  sous  leur  poids;  les  bonds,  les  courses,  toutes 
les  évolutions  enfin  s'exécutent  avec  une  prestesse  incroyable.  On 
s'imagine  l'effet  au  milieu  d'un  bois  hanté  par  quelques  troupes  de 
makis;  les  sauts  prodigieux,  les  gambades  incessantes  de  ces  ani- 
maux à  physionomie  intelligente,  toujours  en  mouvement  dès  l'in- 
stant qu'ils  n'ont  plus  sommeil,  font  l'étonnement  et  l'admiradon 
du  voyageur.  En  traversant  la  grande  forêt  d'Analamazaotra,  les 
caravanes,  d'ordinaire  assez  bruyantes,  qui  s'acheminent  vers  Ta- 


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l'Ile  de  Madagascar.  Ai5 

nanarive  ou  qui  en  reviennent,  paraissent  beaucoup  inquiéter  les 
lémuriens;  des  cris  aigus  ou  plaintifs  se  font  entendre,  la  désolation 
semble  être  parmi  les  pauvres  créatures,  que  la  présence  de  l'homme 
trouble  rarement.  Malgré  un  pelage  laineux,  véritable  toison  épaisse 
et  douce,  les  makis  sont  frileux  au  ^uprême  degré;  ils  s'apprivoi- 
sent très  bien  quand  on  les  prend  jeunes,  et  en  fait  d'espiègleries 
ils  ne  cèdent  guère  aux  singes. 

Les  lémuriens  offrent  entre  eux  une  diversité  qui  a  conduit  les 
naturalistes  à  les  classer  dans  plusieurs  genres;  il  y  en  a  beaucoup 
d'espèces  à  Madagascar,  et  certainement  nous  ne  les  connaissons 
pas  toutes  encore  :  les  plus  grandes  ont  de  80  centimètres  à  1  mètre 
de  longueur,  les  plus  mignonnes  ont  la  taille  d'un  rat.  Les  vrais 
lémurs,  que  distinguent  un  long  museau  et  une  grande  queue,  ai- 
ment les  fruits,  mais  ils  croquent  parfaitement  les  petits  oiseaux, 
les  lézards,  les  insectes.  Ils  ont  des  habitudes  diurnes,  tandis  que 
les  chirogales,  tout  bas  sur  pattes  et  pourvues  de  dents  hérissées 
de  pointes,  craignent  le  jour  et  ne  prennent  leurs  ébats  qu'au  cré- 
puscule et  au  clair  de  lune,  faisant  aussi  terrible  chasse  aux  lézards 
et  aux  insectes.  Au  contraire  les  lémuriens  composant  le  groupe 
des  indrîs,  d'une  organisation  plus  parfaite  que  les  autres,  se  nour- 
rissent exclusivement  de  substances  végétales  (1).  Ceux-ci  se  dres- 
sent volontiers  sur  les  pattes  de  derrière;  ils  ont  la  tête  globuleuse, 
le  museau  court  comme  celui  d'un  doguin  ;  chez  plusieurs  espèces 
à  longue  queue,  les  propithèques,  le  pelage  est  nuancé  de  diverses 
couleurs  d'une  façon  toute  charmante.  Ces  curieux  mammifères 
sont  caractéristiques  de  la  faune  de  Madagascar;  en  dehors  de  la 
Grande-Terre,  on  n'en  a  observé  qu'aux  lies  Comores.  À  la  vérité, 
il  existe  quelques  lémuriens  en  d'autres  pays,  mais  ils  n'appartien- 
nent pas  aux  mêmes  genres;  ce  sont  les  nycticèbes  aux  iles  de  la 
Sonde,  les  loris  dans  l'Inde  et  à  Ceylan,  les  galagos  en  Afrique. 

C'est  dans  la  grande  lie,  dans  les  endroits  les  plus  solitaires  de 
la  région  du  sud-ouest,  que  vit  l'un  des  plus  étranges  mammifères, 
l'aye-aye  ou  le  chîromys.  Animal  nocturne,  doux  et  craintif,  de  la 
tîdlle  d'un  chat,  l'aye-aye  a  une  large  tête,  avec  de  gi-os  yeux  ronds, 
comme  ceux  des  hiboux,  la  queue  énorme,  les  mains  des  membres 
antérieurs  vraiment  extraordinaires,  —  le  doigt  du  milieu  est  tout 
grèle.  Au  premier  abord,  on  y  verrait  une  sorte  de  difformité,  mais 
c'est  une  merveilleuse  adaptation  à  un  genre  de  vie  spécial.  L'aye- 

(1)  On  distingae  dans  ce  groupe  les  avahis,  animaux  de  petite  taille,  ayant  la  tète 
globuleuse  et  la  face  peu  proéminente;  —  les  propithèques,  d*assez  fortes  dimensions, 
Ayant  le  museau  un  peu  avancé  et  une  belle  queue;  —  les  indris,  qui  ont  le  museau 
tosez  long  et  la  queue  à  Tétat  rudimentaire.  —  Voyez,  au  sujet  des  types  de  lému- 
riens, Isidore  Geoffroy  Saint-Hîlaire ,  Catalogue  de  la  collection  des  mammifères  du 
i^uéum.  Depuis  cette  publication  plusieurs  nouvelles  espèces  ont  été  décrites. 


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àh6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aye  se  nourrit  de  préférence  des  larves  logées  dans  le  tronc  ou 
les  branches  des  arbres  ;  avec  le  doîgt  mince  pouvant  être  intro- 
duit dans  les  fissures,  il  arrache  comme  avec  un  crochet  Tinsecte 
qu'il  convoite.  Au  siècle  dernier,  le  voyageur  Sonnerat  s'était  pro- 
curé deux  individus  vivans  de  ce  singulier  mammifère,  qui  long- 
temps parut  aux  naturalistes  tenir  à  la  fols  de  l'écureuil,  du  pares- 
seux et  du  singe.  L'étude  attentive  a  fourni  la  preuve  que,  malgré 
des  particularités  de  conformation  des  plus  remarquables,  il  se  rat- 
tache au  type  des  lémuriens.  On  a  eu  très  rarement  l'occasion  d'ob- 
server l'aye-aye,  qui  dort  tout  le  jour  dans  les  endroits  les  mieux 
cachés  ;  les  Malgaches,  connaissant  sa  retraite,  semblent,  mus  par 
une  crainte  superstitieuse,  vouloir  éviter  de  prendre  l'animal,  qui 
les  étonne  par  l'étrangeté  de  sa  physionomie  et  de  ses  mouve- 
mens(l). 

Sur  la  Grande-Terre  seule  habitent  les  tenrecs,  des  mammifères 
de  l'ordre  des  insectivores  qui  ressemblent  à  nos  hérissons.  Gomme 
ces  derniers,  ils  sont  couverts  de  piquans,  mais  les  dents  n'offrent 
pas  les  mêmes  caractères,  la  queue  manque,  le  corps  ne  se  roule 
pas  aussi  bien  en  boule,  et  Tanimal ,  cherchant  à  se  soustraire  au 
danger,  place  sa  tête  entre  ses  pattes.  Sept  ou  huit  espèces  du 
groupe  des  tenrecs  ont  été  découvertes  à  Madagascar,  et  Ton  a  jugé 
u'elles  devaient  être  réparties  dans  plusieurs  genres  (2).  En  effet, 
les  piquans,  raides  ou  flexibles  ou  mêlés  à  des  soies,  s'étendent  sur 
tout  le  corps  ou  n'en  occupent  qu'une  partie,  suivant  les  espèces. 
Ges  animaux  abondent  dans  certaines  localités,  et,  nous  dit  Flacourt, 
((  les  gens  du  pays  en  sont  fort  friands,  tant  les  rohandrians  que  les 
nègres.  »  S'il  fallait  s'en  rapporter  à  notre  premier  historien  de  la 
grande  lie  africaine,  les  tenrecs  dorment  six  mois  dans  des  terriers 
assez  profonds;  des  voyageurs  modernes  croient  le  fait  inexact:  ces 
mammifères,  étant  nocturnes,  restent  blottis  dans  leurs  terriers 
pendant  le  jour;  de  là  une  erreur  possible.  Flacourt  cite  le  fana- 
louky  qu'il  prend  pour  une  civette;  c'est  encore  un  animal  bien  cu- 
rieux par  ses  caractères;  dépourvu  de  piquans,  il  se  rapproche 
néanmoins  des  tenrecs;  son  pelage  est  d'un  roux  uniforme.  Les 
Malgaches  mangent  le  fanalouk,  qui  est  très  commun  en  différentes 
contrées  (3). 

Le  type  des  mammifères  carnivores  n'est  représenté  à  Madagas- 
car que  par  de  petites  espèces  :  une  genette,  quelques  mangouste^, 

(1)  Au  sujet  de  Taye-aye,  Chiromys  madagascariensis,  voyez  dans  la  Rfvut  an 
15  mars  1870  les  Conditions  de  la  vie  chest  les  êtres  animés. 

(2)  Les  tenrecs  proprement  dits,  Tendrak  des  Malgaches,  Centetes  des  zoologistes, 
les  éricQles,  les  échinops, 

(3)  Le  fanalouk,  Eupleres  GoudoH,  décrit  par  Doyôre,  Annales  des  Sci0nces  roNh 
relles,  2*  série,  t,  IV. 


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L*Ile   de  MADAGASCAR.  i&7 

une  sorte  de  chat.  La  genette,  qui  dans  la  patrie  du  ravenala  et 
des  makis  s'appelle  la  fossa^  est  un  assez  bel  animal,  que  Flacourt 
compare  à  noire  blaireau.  Ayant  le  ventre  d'un  blanc  jaunâtre, 
ainsi  que  les  pattes,  il  est  pour  le  reste  d'une  couleur  fauve,  avec 
des  taches  d'un  roux  brunâtre  formant  quatre  bandes  sur  le  dos. 
La  fossa  mange  les  poules,  et  les  Malgaches  mangent  la  fossa  (1). 
Les  mangoustes,  de  genres  propres  à  la  grande  île  africaine  (2), 
ressemblent  aux  civettes  et  aux  genettes  qu'on  voit  dans  nos  ména- 
geries; ce  sont  des  mammifères  au  corps  long  et  mince,  au  museau 
effilé,  au  pelage  agréablement  nuancé.  Fort  jolis  sans  doute,  mais 
très  carnassiers,  ils  font  une  guerre  incessante  aux  animaux  petits 
ou  faibles;  l'un  d'eux,  dont  le  pelage  est  d'un  rouge-brun,  avec  la 
queue  rayée  de  noir  et  de  blanc,  se  montre,  dit  Flacourt,  très  avide 
de  miel.  L'animal  Carnivore  de  Madagascar  le  plus  remarquable  par 
l'association  des  caractères  est  le  cryptoprocte  féroce,  un  animal 
très  rarement  observé,  qui  habite  les  bois,  où  il  se  cache  de  façon 
à  n'être  pas  facilement  découvert.  Le  cryptoprocte  a  la  taille  et 
l'aspect  général  d'un  chat,  le  pelage  roux,  une  physionomie  annon- 
çant les  jnstincts  les  plus  carnassiers;  c'est  un  félin  qui  a  des  pieds 
comme  ceux  des  ours  :  la  plante  entière  porte  sur  le  sol;  jusqu'ici 
on  n'en  connaît  pas  d'autre  exemple. 

Le  sanglier  à  masque,  qui  est  un  peu  plus  laid  que  notre  sanglier 
d'Europe,  représente  dans  la  faune  de  Madagascar  l'ordre  des  pa- 
chydermes. Il  a  le  garrot  élevé,  la  croupe  surbaissée,  le  poil  rare; 
à  côté  des  défenses,  il  porte  un  énorme  tubercule  soutenu  par  une 
proéminence  osseuse  de  la  mâchoire;  ainsi  le  museau  est  rendu 
fort  large,  la  figure  de  Tanîmal  singulière  et  ppu  attrayante.  Le 
sanglier  à  masque  est  le  seul  mammifère  qu'on  rencontre  à  la  fois 
sur  la  Grande-Terre  et  sur  le  continent  africain;  cette  unique  ex- 
ception étonne  les  naturalistes  (S).  Maintenant  si  nous  ajoutons  que 
dans  la  grande  île  africaine  on  trouve  des  chauves-souris,  quelques 
musareignes,  un  écureuil  grisâtre,  qui  élit  domicile  dans  les  troncs 
d'aAres  creux,  on  aura  l'idée  de  l'ensemble  des  mammifères  obser- 
vés à  Madagascar.  Nulle  part  dans  le  monde  assurément,  même  sur 
une  étendue  de  pays  beaucoup  plus  considérable,  on  ne  voit  une 
réunion  d'espèces  aussi  dîïFérentes  de  celles  qui  existent  en  d'autres 
contrées. 

Les  animaux  domestiques,  qui  constituent  la  principale  richesse 
des  Malgaches,  ont  été  introduits  à  des  époques  plus  ou  moins  an- 

(t)  Oenefto  fossa. 

(^  Galedia  elegans,  G,  umeolor,  G,  otivacea,  Galedietis  strtata,  O.  vittata,  Voyei 
Wdope  Geoffroy  Sa!nt-Hi!aire,  Annaies  des  Sciences  naturelles, 

P)  Voyez  Sclater,  The  Mammals  of  Madagascar,  —  The  Quarteriy  ioumoT  of 
icience,  roi.  II,  avril  IgW.  —  Potamochœrus  larvatus  cm  africamu. 


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i&8  B£VDE   DES  DEUX  IIONDES. 

ciennes.  Où  ne  sait  rien  de  précis  à  ce  sujet;  l'étude  attentive  des 
races  permettra  peut-être  un  jour  de  remonter  à  la  provenance;  — 
que  le  résultat  soit  atteint,  une  nouvelle  source  d'information  sur 
l'origine  des  peuples  de  la  grande  lie  africaine  aura  été  découverte. 
Les  bœufs  sont  en  abondance  à  Madagascar;  tous  les  voyageurs 
parlent  de  la  beauté  des  troupeaux  qu'on  voit  dans  certaines  con- 
trées* Il  y  a  aussi  des  bœufs  sauvages  qui  s'accommodent  parfaite- 
ment de  la  liberté;  mais  on  n'en  saurait  douter,  les  bandes  errantes 
se  sont  formées  d'individus  échappés  à  la  domesticité.  Le  bœuf  de 
Madagascar  se  distingue  par  la  présence  d'une  bosse  ou  plutôt 
d'une  loupe  graisseuse  sur  le  dos;  on  le  reconnaît  pour  être  le  zébu, 
qui  est  très  répandu  dans  les  parties  méridionales  de  l'Asie.  Les 
moutons  se  font  remarquer  par  le  volume  de  la  queue ,  qui  est 
chargée  d'une  masse  de  graisse;  c'est  une  particularité  ordinsdre 
chez  les  moutons  d'Afrique.  Les  chèvres  sont  très  communes  daos 
le  pays,  des  sangliers  revenus  à  la  vie  sauvage  après  avoir  été  les 
hôtes  d'une  bauge  habitent  les  bois  et  ravagent  les  plantations. 
Les  premiers  Européens  qui  ont  visité  la  Grande-Terre  ont  trouvé 
le  chien  chez  les  Malgaches;  «  il  y  a  quantité  de  chiens,  »  dit  Fia- 
court,  tous  de  petite  taille,  ils  ont  le  museau  effilé,  les  oreilles 
courtes,  le  poil  d'un  renard;  —  personne  encore  ne  s'est  occupé  de 
cette  race  pour  la  comparer  aux  races  connues  des  autres  pays. 

Lorsque  sur  une  lie  on  observe  les  mammifères,  on  est  bien  as- 
suré que  ces  animaux  ne  sont  pas  venus  de  terres  éloignées,  s'ils 
n'ont  pas  été  amenés  par  les  hommes,  très  certain  aus^  qu'en 
aucun  cas  ils  n'ont  émigré.  Pour  les  oiseaux,  c'est  tout  différent, 
du  moins  pour  les  espèces  voyageuses,  qui  franchissent  presque 
sans  peine  d'immenses  espaces.  Â  côté  des  oiseaux  demeurant  tou- 
jours attachés  au  pays  natal,  on  ne  sera  donc  point  étonné  de  voir 
en  grand  nombre  des  espèces  qui  volontiers  traversent  les  mers  et 
bâtissent  leurs  nids  sur  une  foule  d'Iles  et  sur  plusieurs  continens. 
Mouettes,  hirondelles  de  mer,  pétrels,  frégates,  paille-en-queue, 
fous,  albatros,  visitent  continuellement  la  Grande-Terre,  les  uns, 
coureurs  ordinaires  de  la  Mer  du  Sud,  les  autres,  amis  plus  ou 
moins  fidèles  des  rivages  de  l'Afrique  ou  de  l'Europe.  En  effet,  Thi- 
rondelle  de  mer,  découverte  sur  la  Caspienne  par  le  célèbre  zoolo- 
giste Pallas,  souvent  observée  en  Europe,  et  l'espèce  de  la  Mer-Rouge, 
se  montrent  à  Madagascar  en  même  temps  qu'une  espèce  de  l'Océa- 
nie  (1),  que  le  drome  de  l'Océan  indien,  reconnaissable  à  son  grand 

(1)  Sterna  caspia,  S.  velox,  S.  candida.  Les  oiseaux  de  Madagascar  ont  été  plus 
étudiés  que  beaucoup  d'autres  animaux  du  môme  pays.  Outre  les  observations  de 
Sganzin,  Mémoires  de  la  Société  de  Strasbourg,  t.  HI,  et  des  mémoires  particulier» 
un  tableau,  très  complet  jusqu'à  ces  dernières  années,  a  été  publié  par  Hartlaab,  Or- 
nithologischer  Beitrag  lur  fauna  Madagascar' s,  Bremen  i861. 


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l'Ile  de  hadâgâsgâb.  hiQ 

bec,  que  le  stercoraire  des  régions  australes.  Le  fou  pêcheur,  l'al- 
batros au  bec  vert,  le  pétrel  de  TÂtlantique,  la  frégate  mignonne, 
font  aussi  des  apparitions  sur  la  grande  île,  principalement  sur  les 
côtes  méridionales.  Aux  mêmes  lieux,  on  voit  les  oiseaux  dont  la 
queue  présente  deux  pennes  minces  semblables  à  des  fils,  les  paille- 
en-queue,  comme  les  appellent  les  marins,  les  pbaëtons  des  natu- 
ralistes. Une  espèce  à  filets  rouges  parcourt  la  zone  torride  tout 
entière;  une  autre  à  filets  blancs  et  à  bec  jaune  semble  ne  pas  s'é- 
loigner de  la  Grande-Terre,  et  surtout  des  îles  Mascareîgnes. 

Notre  petit  grèbe  d'Europe  se  baigne  jusque  dans  les  eaux  du  lac 
de  Tananarive,  et  rencontre  une  espèce  de  son  genre  qui  est  parti- 
culière au  pays.  On  le  sait,  les  canards  ne  redoutent  pas  les  grands 
voyages;  ceux  qui  habitent  le  continent  africain  viennent  volontiers 
s'établir  dans  la  grande  île.  Sur  les  rivières  et  les  lacs,  c'est  un 
charmant  spectacle,  par  un  beau  jour,  de  voir  s'ébattre  une  foule 
de  ces  oiseaux  au  plumage  brillant  et  varié.  Une  grosse  espèce  d'un 
noir  verdâtre  à  reflets  métalliques  bronzés  et  violets,  ayant  la  tête 
et  le  cou  blancs  marqués  de  taches  d'un  noir  violacé,  fait  les  dé- 
lices des  babitans;  —  elle  est  commune  à  Sainte-Marie,  aux  envi- 
rons de  Tamatave,  de  Foulepointe,  d'Andouvourante  ;  de  plus  pe- 
tites espèces  encore  mieux  parées  ne  sont  pas  beaucoup  moins 
répandues.  Parmi  ces  palmipèdes,  dont  les  premiers  parens  vivaient 
sans  doute  dans  d'autres  parages,  on  distingue  une  jolie  sarcelle 
qui  n'a  pas  été  observée  ailleurs  que  sur  la  Grande-Terre  (1);  elle 
offre  un  délicieux  mélange  de  teintes  brunes,  fauves,  ferrugineuses 
et  ardoisées,  sur  une  portion  blanche  des  plumes  des  ailes  une 
sorte  de  miroir  bronzé  tout  chatoyant.  Il  ne  faut  pas  encore  quitter 
les  bords  des  lacs  et  des  rivières,  car  le  contemplateur  de  la  nature 
aperçoit  encore  divers  oiseaux  bien  connus  sous  d'autres  climats  et 
plusieurs  espèces  vraiment  indigènes.  Notre  vulgaire  poule  d'eau 
d'Europe,  la  marouette  de  nos  étangs,  estimée  des  chasseurs  et  des 
gourmets,  se  montrent,  ainsi  que  la  grande  foulque  à  crête  d'Afrique. 
Bans  les  mards  court  une  superbe  poule  sultane.  Son  magnifique 
plumage  bleu ,  sa  plaque  rouge  sur  la  tête,  ses  pieds  de  la  couleur 
du  corail,  garnis  d'une  touffe  blanche,  la  font  reconnaître  de  loin 
au  milieu  des  herbes  :  c'est  la  poule  sultane  de  Madagascar,  qui  ha- 
bite également  Maurice  et  l'Afrique;  mais  on  découvre  des  ralles,  — 
ceux-ci  sont  des  espèces  particulières  à  la  grande  île,  —  puis  des 
jacanas,  oiseaux  du  type  des  ralles  et  des  poules  d'eau,  montés  sur 
des  échasses,  ayant  de  longs  doigts  grêles,  les  ailes  armées  d'un 
éperon.  Ils  courent  sur  les  herbes  avec  une  étonnante  prestesse,  et 

(1)  QuêrqtMdtUa  oil)berifront  (Q.  Bemieri,  Verreaux). 
Ton  d.  ^  i87S,  20 


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460  RETUE  DES  D£UX  MONDES. 

il  *y  en  a  de  deux  sortes  :  une  espèce  comnmue  sur  presque  tout  le 
continent  africain,  une  espèce  reconnaissable  à  sa  nuque  blanchet 
qui  parait  n'exister  que  sur  la  Grande-Terre. 

On  pense  si  les  hérons  se  plaisent  dans  ce  pays  si  bien  arrosé; 
ceux  d'Europe»  le  héron  cendré,  le  héron  pourpré,  l'aigrette  blanche, 
le  bihoreau  à  manteau  noir,  viennent  manger  les  poissons  et  les 
mollusques  des  lacs  Rassouabé  et  Imasoa  ou  même  du  lac  Tasy  dans 
la  province  d'Imerina,  et  se  rencontrent  avec  des  espèces  africaines 
ou  des  espèces  qui  paraissent  ne  jamais  sortir  de  l'tle.  L'ibis  sacré 
des  Égyptiens,  du  reste  assez  commun  dans  une  grande  partie  de 
l'Afrique,  vit  par  troupes  à  Madagascar  ainsi  que  l'ibis  vert  d'Eu- 
rope. L'ibis  huppé  est  particulier  à  la  Grande-Terre  (1);  c'est  le 
faisan  dont  parle  Flacourt,  un  bel  oiseau  des  bois,  d'un  roux  yif, 
avec  le  bec  et  les  pattes  jaunes,  le  front  vert,  portant  sur  la  tête, 
comme  un  panache  rejeté  en  arrière,  une  longue  touffe  de  plumes 
mi-partie  blanches  et  vertes.  Un  petit  courlis,  bien  connu  des  co- 
lons de  Maurice  et  du  cap  de  Bonne-Espérance^  se  promène  sur  les 
rivages  de  la  mer  et  dans  les  endroits  marécageux,  ainsi  que  notre 
petit  courlis  d'Europe,  que  la  bécassine  du  Gap  au  plumage  déli- 
cieusement nuancé  et  qu'une  bécassine  vraiment  indigène  (2).  On 
remarque  les  pluviers,  l'un  est  également  propre  au  pays,  les  autres 
des  voyageurs  venus  du  continent  africain. 

Les  gallinacés  sont  des  oiseaux  lourds  qui  ne  s'aventurent  pas 
volontiers  sur  la  mer;  aussi  dans  le  nombre  ne  verrons-nous  pas, 
comme  parmi  les  précédons,  les  étrangers  mêlés  aux  indigènes.  Les 
pintades  abondent  dans  les  bois,  —  l'espèce  est  voisine  de  celle 
d'Afrique,  mais  les  zoologistes  n'hésitent  pas  à  la  distinguer;  une 
perdrix  et  une  caille  sont  très  répandues,  les  framolins  de  Mada- 
gascar se  retrouvent  à  l'île  Maurice;  —  il  parait  probable  qu'on  les 
y  a  portés.  Certains  oiseaux  assez  extraordinaires,  remarquables  par 
la  longueur  du  bec,  que  l'on  a  classés  dans  le  groupe  des  galliôa- 
ces,  les  mésites,  décrits  par  Geoffroy  Saint-Hilaire,  sont  tout  à  bit 
caiactéristiques  de  la  faune  de  Madagascar.  Aux  pigeons  du  pays, 
tels  que'  le  beau  ramier  bleu,  la  jolie  colombe  verte  et  plusi^rs 
autres,  se  mêlent  des  espèces  du  continent  africain.  Flacourt  n'avait- 
il  pas  raison  de  dire  que  l'Ile  est  abondamment  pourvue  de  gilnerî 

Beaucoup  d'oiseaux  de  proie  sont  répandus  sur  d'immenses  éten- 
dues du  globe;  faucons,  buses,  milans,  éperviera,  hiboux  d' Afrique, 
même  notre  effraie  d'Europe,  ont  pris  domicile  sur  la  Grande- 
Terre;  plusieurs  espèces  indigènes  semblent  n'avoir  jamais  quitté 

(1)  lAjphotibis  cristata* 

(2)  Gallinago  Bemieri. 


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L*1lE  DS  MADAGASCAR.  £51 

le  pays  natal,  tels  ;  un  pygarguâ  ou  aigle  pécheur,  qu'on  rencontre 
par  couples  au  fond  des  petites  baies  des  côtes  orientales  et  occi- 
dentales^  au  moins  trois  espèces  de  faucons,  autant  d'éperviers,  une 
petite  chouette,  un  superbe  hibou.  Parmi  les  oiseaux  sédentaires, 
petites  espèces,  en  général,  il  y  a  peu  d'étrangers.  Comme  dans  tous 
les  pays  chauds,  il  existe  des  perroquets  sur  la  Grande-Terre;  ceux- 
d  ont  une  physionomie  bien  caractérisée,  surtout  les  vazag,  comme 
on  les  appelle  d'après  les  Malgaches,  tout  noirs,  avec  le  bec  rouge. 
II  y  en  a  deux  espèces  (1)»  l'une  grosse^  l'autre  plus  petite,  vivant 
en  parfaite  intelligence;  confondus  dans  une  même  troupe,  ces  va^- 
zas  voyagent  dans,  les  forêts.  Un  perroquet  gris  brunâtre,  avec  la 
tête  et  le  cou  teintés  de  bleu  pâle,  est  rare,  tandis  qu'une  jolie  per- 
ruche verte,  grosse  comme  un  moineau,  se  montre  souvent  en 
grandes  troupes. 

Diverses  sortes  de  moineaux  ou  de  gros-becs  sont  fort  répandus 
dans  Vile.  Au  milieu  des  plaines  peu  boisées,  on  remarque  des 
bandes  du  bouvreuil  nain;  près  des  ruisseaux,  le  nélicourvi  au  plu- 
mage vert  qui  construit  son  nid  entre  les  feuilles  des  vaquois,  nid 
composé  de  brins  de  paille  et  des  joncs  artistement  entrelacés;  dans 
les  bois,  le  cardinal  de  Madagascar,  tout  magnifique  avec  son  vête- 
ment d'un  rouge  écarlate,  semé  de  taches  noires  sur  le  dos.  Une 
alouette  commune  dans  les  champs  abonde  sur  la  plaine  d'Ànkay. 
An  faite  des  arbres  les  plus  hauts  de  l'île  Sainte-Marie,  des  forêts  de 
Tlntingue  et  sans  doute  de  la  plupart  des  bois  de  la  côte  orientale, 
on  aperçoit  assez  fréquemment  un  oiseau  d'un  type  singulier;  il  est 
fauve  avec  la  tête  noire,  son  bec  est  énorme  et  d'une  coupe  bizarre; 
c'est  l'eurycëre,  qui  est  seul  de  son  genre.  La  nourriture  préférée 
des  corbeaux  ne  manque  pas  sur  le  littoral  de  la  grande  lie  afri- 
caine; aussi  chaque  voyageur  nous  parle  du  corbeau  de  Madagas- 
car, partout  il  l'a  vu  et  entendu,  il  a  même  admiré  l'oiseau,  dont  le 
plumage  lustré  est  d'un  noir  bleu  que  relève  un  tour  de  cou  blanc. 
Un  joli  étourneau,  des  merles,  des  pies-grièches,  font  entendre 
leurs  cris  et  leur  ramage  au  milieu  des  bois;  dans  les.  endroits  dé- 
couverts, à  la  lisière  des  forêts,  au  bord  des  eaux,  il  y  a  tout  un 
petit  monde  de  fauvettes,  de  bergeronnettes,  de  sucriers.  Ces  der- 
niers ont  presque  les'formes  mignonnes  et  gracieuses  des  colibris 
de  l'Amérique,  ils  en  ont  toutes  les  beautés.  Le  sucrier  le  plus  ré- 
P^du  à  Madagascar,  le  souimanga,  est  une  ravissante  créature,  le 
m&le  est  éblouissant;  son  corps  est  d'un  vert  splendide,.avec  des 
i^flets  violets,  ses  ailes,  brunes  ou  noirâtres,  ont  de  grandes  pennes 
bordées  de  vert,  sur  sa  poitrine  court  une  bande  violette,  plus  bas 

())  Coroctpm  waa  et  C.  nigra. 


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A52  RETUE  DES  DEUX  IIONDES. 

une  autre  bande  d'un  brun  pourpre,  son  ventre  est  jaune  et  deux 
petits  bouquets  de  plumes  de  même  couleur  sont  placés  à  la  poi- 
trine. La  femelle  est  beaucoup  plus  modestement  parée.  La  falcu- 
lia,  petit  oiseau  noir  et  blanc,  à  long  bec,  habile  à  grimper  sur  les 
troncs  d'arbres  pour  y  chercher  des  insectes,  est  encore  d'un  type 
propre  à  la  Grande-Terre.  Une  huppe,  ayant  le  port  de  l'espèce 
d'Europe,  mais  de  taille  très  supérieure,  erre  dans  les  plaines;  c'est 
la  plus  belle  espèce  du  genre. 

Sur  les  rivières,  un  oiseau  souvent  rase  la  surface  et  disparaît 
entre  les  roseaux  ;  on  a  reconnu  le  martin-pécheur  tout  resplendis- 
sant d*or  et  d'azur  (1).  A  la  lisière  des  forêts,  c'est  le  mar tin-chas- 
seur, perché  sur  les  branches  basses,  qui  attire  l'attention  par  son 
joli  plumage  (2).  La  famille  des  coucous  est  représentée  à  Madagas- 
car par  de  nombreuses  espèces  tout  à  fait  propres  au  pays.  Notre 
coucou  d'Europe,  qui  est  aussi  le  coucou  de  l'Asie  et  de  l'Afrique, 
se  montre  sur  la  Grande-Terre  ;  mais  dans  le  groupe  il  est  pres- 
que le  seul  étranger.  Le  coucou  bleu  de  Madagascar  est  un  magni- 
fique oiseau  très  commun  dans  les  bois  du  littoral  et  dans  la  forêt 
d'Analamazaotra;  les  autres  espèces,  plus  rai-es  ou  confinées  dans 
certains  districts,  sont  en  général  aussi  bien  partagées  sous  le  rap- 
port de  la  beauté  du  plumage. 

Lorsque  le  naturaliste  considère  l'ensemble  des  oiseaux  qui  ha- 
bitent Madagascar,  il  demeure  frappé  d'un  mélange  qui  n'existe 
pas  parmi  les  autres  animaux.  Aux  espèces  du  pays,  aux  types  les 
plus  caractéristiques  de  la  faune ,  se  joignent  ici  des  espèces  ve- 
nues d'autres  régions  du  monde.  A  l'exception  de  quelques  oiseaux 
de  mer,  voiliers  par  excellence,  elles  sont  arrivées  par  l'Afrique  et 
sans  doute  presque  toujours  par  le  canal  de  Mozambique.  Un  fait  en 
fournit  la  preuve  :  plusieurs  espèces  du  continent  se  trouvent  seu- 
lement sur  la  côte  occidentale  de  l'Ile;  elles  ne  se  sont  point  encore 
répandues  ni  dans  l'intérieur,  ni  sur  les  rives  orientales.  L'élimina- 
tion du  peuple  étranger  étant  faite,  le  caractère  tout  spécial  delà 
faune  de  Madagascar  se  reconnaît  aussi  bien  chez  les  oiseaux  que 
chez  les  mammifères. 

Les  reptiles  n'ont  pas  été  recherchés  sur  la  Grande-Terre  avec 
autant  de  prédilection  que  les  mammifères,  les  oiseaux  et  les  in- 
sectes. Cependant  les  voyageurs  naturalistes  en  ont  déjà  rapporté 
un  nombre  suffisant  pour  ne  pas  nous  laisser  dans  l'ignorance  au 
sujet  des  espèces  les  plus  communes.  Il  n'existe  pas  de  serpens  dan- 
gereux à  Madagascar;  voilà  ce  que  disait  Flacourt,  il  y  a  plus  de 


(1)  Alcido  vintsiùHdês,  l*aniqae  martin-pècheur  obsenré  à  Madagascar. 
(S)  Dacelo  {Ispidina)  madaoMcariensis, 


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l'Ile  de  UADiiGÂSCAR.  458 

deux  siècles»  tenant  peut-être  à  ôter  toute  frayeur  de  ce  côté  aux 
gens  disposés  à  venir  augmenter  la  colonie.  Flacourt  disait  vrai; 
les  serpens  de  la  grande  île  africaine  sont  des  bêtes  inoffensives.  Le 
plus  grand  est  une  sorte  de  couleuvre  (1);  d'autres,  les  langaha 
des  Malgaches,  ne  se  font  remarquer  que  par  la  singularité  d'un 
caractère  :  ils  ont  le  museau  prolongé  par  un  appendice  formé  de 
peau  (2).  Les  sauriens  ou  lézards  du  pays  sont  assez  variés;  les 
gerrhosaures  de  la  famille  des  scinques  sont  les  plus  jolis.  Couverts 
de  larges  écailles  luisantes,  ils  ont  sur  un  fond  olive  ou  fauve  des 
bandes  noires  et  blanches  ou  jaunes  et  des  taches  régulièrement 
dessinées  ;  animaux  sans  défense ,  ils  se  cachent  sous  les  pierres, 
dans  la  mousse,  sous  les  vieux  bois,  et  se  réfugient  dans  des  trous; 
mais  la  Grande-Terre  est  vraiment  le  pays  des  caméléons.  Très  fré- 
quemment, au  milieu  des  forêts  on  voit  ces  curieux  animaux  accro- 
chés sur  les  branches,  calmes,  immobiles,  roulant  de  gros  yeux;  il  y 
en  a  une  très  grosse  espèce,  plusieurs  petites.  Les  tortues  de  terre 
ou  de  marais  qu'on  rencontre  à  Madagascar  ont  en  général  des  di- 
mensions médiocres;  la  tortue  rayonnée  (3)  est  fort  joliment  peinte 
de  couleurs  noire  et  jaune.  Le  seul  reptile  qu'on  redoute,  c'est  le 
crocodile.  On  assure  qu'il  est  commun  dans  plusieurs  rivières  et 
dans  les  lacs  situés  sur  la  côte  orientale.  Les  nègres,  dit-on,  évitent 
autant  que  possible  de  se  mettre  à  l'eau  de  peur  des  crocodiles; 
mais  avec  la  peur  le  nombre  augmente  et  le  danger  grossit.  En 
réalité,  les  accidens  paraissent  être  bien  rares. 

On  parle  beaucoup  de  l'abondance  des  poissons  dans  les  rivières 
et  surtout  dans  certains  lacs  de  Madagascar.  Par  malheur,  personne 
n'a  pris  soin  de  les  recueillir.  C'est  à  peine  si  l'on  a  fait  connaître 
trois  ou  quatre  espèces  :  une  sorte  de  perche  qui  ressemble  beau- 
coup à  des  espèces  de  l'Inde  et  quelques  cyprins  (4).  Ici,  l'igno- 
rance est  regrettable  :  on  est  bien  assuré  que  les  poissons  des  eaux 
douces  n'ont  pas  traversé  les  mers;  la  comparaison  des  espèces  de 
la  grande  île  avec  celles  des  autres  régions  du  monde  donnerait 
lieu  inévitablement  à  d'intéressantes  remarques. 

La  condition  d'une  paitie  considérable  de  l'Ile,  —  des  forêts  hu- 
mides, des  marécages,  des  étangs,  des  lacs,  des  ruisseaux,  des 
rivières  de  tout  genre,  —  annonce  l'abondance  des  mollusques  ter- 
Ci)  PtlophUus  madagascariensii, 

(^)  Langaha  nasuia  et  Langaha  cristanallû  Les  zoologistes  ont  retenu  le  nom  d*i 
l*ys. 

(3)  Testudo  radiata. 

(4)  Nous  ne  croyons  pas  devoir  nous  occuper  ici  des  poissons  ou  des  autres  animaux 
i^^ns,  car  il  serait  impossible  d*appeler  Tattention  sur  ce  sujet  sans  traiter  de  toute 
^  lanne  de  l*0c4an  (ndien. 


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hhh  REVUE  DE&  DEUX  MO» 

restres  et  fluviatiles  (1).  Ces  animaux  n'oD 
et  cependant  on  en  connaît  un  certain  nom 
des  hélices  et  des  agathines,  dans  les  e 
mélanopsides  d'espèces  très  particulières, 
colonies  sur  les  joncs  au  milieu  des  terri 
desséchées,  a  une  jolie  coquille  d'un  ton  d 
par  des  bandes  d'un  brun  farugineux;  1 
ayant  une  coquille  noire,  roussâtre  à  Texl 
ou  plutôt  de  tubercules,  est  une  espèce 
surface  des  eaux;  les  Malgaches  manger 
péens  assurent  que  ce  n'est  pas  un  mets 

Partout  les  insectes  ont  une  importanci 
de  déterminer  le  caractère  de  la  faune;  ce 
mille  sujets  qui  nous  attirent.  A  côté  d'es] 
de  la  cire  et  du  miel,  fournissant  de  la  se 
pèces  ayant  un  cachet  propre,  les  unes  Sif 
représentés  dans  différentes  régions,  les 
à  des  types  qu'on  ne  voit  nulle  part  hors  c 
Ici  les  comparaisons  peuvent  être  souve 
pour  les  végétaux  ;  la  main  de  l'homme  n 
les  petits  êtres.  Des  collections  ont  été  foi 
nous  sommes  assurés  que  bien  peu  d'espè< 
dagascar  et  à  la  côte  orientale  d'Afrique, 
de  Maurice  a  été  beaucoup  étudiée;  nous 
de  ce  côté  dans  quelle  mesure  se  manifest 
sectes  vivant  sur  la  Grande-Terre,  et  qu'on 
lies  Mascareignes  ou  sur  le  continent  afri( 
l'ensemble;  en  général,  ce  sont  des  esp 
des  lépidoptères,  qui,  avec  l'aide  du  vent, 
portés  à  d'énormes^  distances. 

Les  auteurs,  énumérant  les  richesses  n 
parlent  d?  la  facilité  de  se  procurer  le  mU 
abeille  particulière  au  pays,  noirâtre  avec 
de  la  taille  de  notre  abeille  commune,  ps 
dans  les  bois;  elle  s'établit  dans  les  trous 
Malgaches  vont  brutalement  arracher  les 
tance  des  produits,  nul  voyageur  n'a  prii 
conditions  de  la  vie  de  l'abeille  de  Madagî 
d'autres  insectes  fabriquaient  du  miel,  p 
son  attention  sur  ce  sujet.  Les  guêpes  soni 
proportions  élégantes,  de  couleurs  agréa 

(Ij  Diyeraes  espèeea  sont  déerites  par  SgiBziii,^  Mt 
bourg,  t.  UI,  et  Petit  de  La  Saussaye,  Revue  godogiqu 


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L*1lE   l^E   HÂDAGÂSGÂR.  â55 

n'ont,  la  plupart,  de  relations  zoologiques  un  peu  étrqites  qu'avec 
des  espèces  des  lies  de  la  Mer  du  Sud,  des  parties  chaudes  de  Tlnde 
et  de  TAfrique.  TJn  de  ces  insectes,  seul  parmi  toutes  les  guêpes  con- 
nues, est  d'un  vert-pomme  (1).  Les  habitans  de  nos  départemens 
du  midi  connaissent  les  cigales  ;  pendant  les  beaux  jours  de  Tété, 
ils  sont  assourdis  par  la  musique  stridente  de  ces  insectes.  Les  ci- 
gales d'Europe,  comôie  celles  de  presque  toutes  les  parties  du 
monde  qu'elles  habitent,  ont  des  ailes  transparentes;  dans  les  forêts 
de  Madagascar,  il  y  en  a  qui  ont  des  ailes  opaques  et  colorées  d'une 
façon  charmante.  Aux  mêmes  lieux,  dans  les  bois  touffus  où  s'é- 
talent tant  de  belles  fleurs,  vivent  des  fulgores  et  des  cicadelles 
d'une  foule  d'espèces.  Les  fulgores  n'ont  pas  la  dimension  de  ceux 
de  l'Amérique  du  Sud,  ils  ne  dépassent  pas  la  taille  de  l'espèce  de 
Chine  continuellement  apportée  en  Europe,  qu'on  voit  représentée 
sur  des  potiches,  des  éventails,  des  écrans,  qui  nous  viennent  du 
Céleste-Empire;  mais  ces  fulgores  de  la  Grande-Terre  ont  des  par- 
ticularités de  forme,  de  coloration  et  dans  l'ensemble  une  physio- 
nomie qui  les  distinguent  d'une  manière  frappante  entre  tous  ceux 
des  autres  parties  du  monde  (2).  Quant  aux  cicadelles,  elles  sont 
très  nombreuses,  et  une  réunion  de  ces  insectes  délicats  semble 
faite  pour  offrir  aux  yeux  l'image  de  toutes  les  combinaisons  pos- 
sibles des  plus  vives  et  des  plus  fraîches  couleurs. 

Partout  sur  le  globe,  principalement  dans  les  contrées  chaudes  et 
humides,  cousins  ou  moustiques  font  la  désolation  des  indigènes  et 
plus  encore  dés  étrangers;  la  grande  île  africaine  n'échappe  pas  au 
fléau.  Ici  les  terribles  petites  bêtes  ont  la  même  apparence  que 
notre  vulgaire  cousin.  Charles  Goquerel,  un  médecin  de  la  marine, 
qui  a  beaucoup  observé  les  insectes  de  Madagascar,  a  pris  soin  d'é- 
tudier les  moustiques  malgaches;  il  les  a  reconnus  pour  des  es- 
pèces particulières  au  pays,  et  les  a  qualifiés  d'une  ïiaçon  indiquant 
bien  l'impression  que  causent  ces  buveurs  de  sang  :  l'un  est  le  cou- 
sin qui  remplit  d'inquiétude,  l'autre  le  cousin  insatiable  (3). 

Les  coléoptères  de  la  grande  île  ont  été  très  recherchés,  et  ils 
fournissent  l'occasion  de  constater  fort  aisément  ce  caractère  spé- 
cial du  pays,  qui  se  manifeste  avec  plus  ou  moins  d'évidence  dans 
les  différens  groupes  de  végétaux  et  d'animaux.  Tout  le  monde  a 
qnelque  idée  des  buprestes,  cités  pour  la  beauté  et  l'éclat  de  leur 
n)be;  vulgairement  on  les  appelle  les  richards^  tant  on  les  croirait 
couverts  d'or  et  de  riches  pierreries.  Chacun  en  a  vu  soit  dans  les 
musées,  soit  aux  vitrines  des  marchands  d'objets  d'histoire  natu- 

(i)  Icaria  pùmkolor,  décrite  par  M.  Henri  de  Sanssare,  aimi  que  tes  antres  guêpes 
de  Madagascar,  Êtud/ts  sur  la  famUU  des  vespides,  t.  II. 

(2)  Pyrops  madagascarwuis,  P.  mirabilis,  etc. 

(3)  CuUx  anxifer,  C.  insatiabilis, 

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A56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relie  ;  avec  les  élytres  de  certaines  espèces  communes  an  Sénégal 
ou  dans  l'Inde»  on  compose  des  parures  pour  les  femmes.  A  l'état  de 
larve,  les  buprestes  vivent  dans  Tintérieur  des  troncs  d'arbres;  il 
est  donc  tout  simple  de  les  trouver  en  nombre  dans  les  régions 
chaudes,  où  la  végétation  est  puissante  et  variée.  Des  espèces  de 
l'Inde,  surtout  des  lies  de  la  Sonde  et  de  la  Mer  du  Sud,  ont  une 
grande  taille  et  un  éclat  incomparable  ;  celles  de  Madagascar  en 
général  ont  des  formes,  une  coloration,  un  aspect,  qui  étonnent.  En 
effet,  tandis  que  les  buprestes  de  tous  les  pays  ont  le  corps  long  et 
les  élytres  étroites,  ceux  de  la  grande  île  africaine  sont  larges  avec 
des  élytres  qui  emboîtent  le  corps  et  présentent  un  rebord  plan.  C'est 
une  configuration  siçgulière  rappelant  des  signes  caractéristiques 
de  petits  insectes  d'une  autre  famille,  les  cassides ,  dont  il  y  a  des 
représentans  sous  notre  climat.  Chez  les  animaux  en  général,  les 
parties  les  plus  apparentes  sont  les  plus  ornées,  celles  qui  ont  les 
plus  vives  couleurs;  c'est  le  contraire  chez  plusieurs  des  buprestes 
de  Madagascar.  En-dessus,  ils  ont  la  teinte  du  bronze,  en-dessoos 
des  tons  violets  et  verdâtres  délicieusement  nuancés,  quelquefois 
l'éclat  éblouissant  du  métal  poli,  des  couleurs  d'or  et  de  feu  jouant 
sous  la  lumière.  C'est  encore  un  trait  dont  seule  la  faune  de  Mada- 
gascar offre  l'exemple. 

Si  nous  devons  nous  abstenir  de  parler  de  plusieurs  types  que  le 
défaut  de  termes  de  comparaison  suffisamment  connus  empêcherait 
de  signaler  d'une  façon  bien  claire,  semblable  difficulté  n'existe  pas 
pour  les  cétoines.  II  n'est  personne  qui  chaque  année  ne  remarque 
dans  les  jardins  notre  cétoine  dorée  s'enfonçant  entre  les  pétales 
des  roses.  A  Madagascar,  les  coléoptères  de  cette  famille  sont  en 
quantité  considérable;  on  en  a  déjà  décrit  soixante* deux  espèces, 
toutes,  malgré  l'extrême  diversité  qui  règne  entre  elles,  ayant  un 
cachet  qui  les  place  dans  une  sorte  d'isolement  à  côté  des  autres 
cétoines  du  monde.  Les  formes,  le  système  de  coloration,  les  font 
paraître  étranges;  quelques-unes  sont  admirables  :  —  ici,  c'est  chez 
les  mâles  une  configuration  toute  bizarre  de  la  tête  (1),  là  des 
nuances  charmantes  dont  l'exemple  est  unique.  Telle  espèce  est 
d'un  jaune-orangé  uniforme  en-dessus  (2),  telle  autre,  d'un  noir  de 
velours,  offre  des  espaces  qu'on  croirait  couverts  d'argent  teinté  de 
bleu  verdâtre  (3),  puis  on  en  voit  avec  des  pattes  garnies  de  longues 
franges  (A).  Pour  la  plupart,  ces  insectes  ont  été  recueillis  sur  la 
côte  orientale,  mais  en  même  temps  on  en  a  observé  quelques  es- 
pèces différentes  dans  la  région  du  nord-ouest;  —  ainsi  que  des 

(1)  BothrorfUna  reflexa, 

(2)  Doryscelis  ccUcarata. 

(3)  Euchrœa  cœlestis. 

(4)  Pogonotarsus  plumiger  et  P.  Vêscoi. 


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l'Ile  de  Madagascar.  A57 

plantes;  il  y  a  donc  des  animaux  n'habitant  qu'une  partie  assez 
restreinte  de  la  Grande-Terre.  En  ce  pays,  souvent  on  aperçoit  des 
hannetons  accrochés  aux  branches  d'arbres;  quelle  sorte  de  hanne* 
tons?  Des  bétes  énormes,  blanches  comme  la  neige  ou  d'une  teinte 
jaune,  —  la  couleur  n'appartient  pas  aux  tégumens,  elle  est  due 
à  de  petites  écailles  qui  se  détachent  avec  la  même  facilité  que  la 
poussière  de  l'aile  d'un  papillon.  Il  y  a  des  bousiers  qui  sont  non  pas 
noirs  ainsi  que  les  espèces  d'Europe  ou  d'Afrique,  mais  d'une  cou- 
leur verte  métallique,  et  ils  présentent  des  caractères  qui  les  font 
d'un  genre  particulier  (1).  Au  milieu  des  sables  vivent  de  gros  co- 
léoptères d'un  type  inconnu  partout  ailleurs  que  dans  la  grande 
lie  africaine,  des  hexodons,  insectes  gris  ou  brunâtres,  ayant  des 
pattes  épineuses  propres  à  fouir.  Au  siècle  dernier,  Commerson  en 
découvrit  une  espèce  aux  environs  du  fort  Dauphin  (2);  depuis  on 
en  a  trouvé  d'autres  sur  différens  points  du  pays. 

Dans  les  forêts,  où  les  arbres  trop  vieux  pourrissent,  les  insectes 
qui  rongent  le  bois  pendant  la  première  période  de  leur  vie  ne 
manquent  jamais  de  moyens  d'existence;  aussi  les  capricornes  n'y 
sont  pas  rares.  Ce  sont  encore  des  coléoptères  de  genres  assez 
nombreux  dont  il  n'y  a  de  représentans  dans  aucune  autre  partie 
du  globe  :  des  priones  au  corselet  armé  de  fortes  épines  (3),  des 
lamies  au  large  front,  parsemées  de  taches  blanches  sur  un  fond  de 
velours  noir  (4),  des  lamies  rouges  (5),  des  leptures  effilées  portant 
sur  une  base  massive  de  longues  antennes  minces.  Les  coléoptères 
carnassiers  présentent  aussi  plus  d'une  singularité  :  il  y  a  des  es- 
pèces de  grande  taille  qui  se  réfugient  sous  les  écorces,  des  scarites 
tout  noirs  ayant  le  corps  aplati  et  d'énormes  mandibules  munies 
de  dents  aiguës,  d'élégantes  cicindèles  bien  différentes  de  celles 
de  notre  pays,  courant  non  pas  à  terre,  mais  sur  le  feuillage  (6), 
enfin  des  coléoptères  carnassiers  plus  extraordinaires  encore,  les 
psilocères ,  qu'on  ne  voit  qu'à  Madagascar  (7)  ;  ils  ont  le  corps 
svelte  au  possible,  de  longues  pattes  d'une  surprenante  ténuité,  des 
palpes  pendans  qui  donnent  sans  doute  à  l'animal  un  tact  merveil- 
leux, des  élytres  guillochées,  une  couleur  bleue  foncée  uniforme. 
Gesmsectes,  doués  d'une  extrême  agilité,  courent  sur  les  arbris- 
seaux. 

Soit  au  milieu  des  campagnes,  soit  à  la  lisière  des  forêts,  les  in- 

(i)  Genre  Epilissus, 

(2)  Encya  Commersoniû 

(3)  Hoplideres  spinipennis  et  B.  aquilw, 

(4)  Stellognatha  maculata. 

(5)  CallimcUium  callipygum, 

(6)  Cicindela  mirabilis. 

(7)  Genre  PsUocera;  on  en  connatt  une  quinzaine  d'espèces. 


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A5S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sectes  qui  frappent  particulièrement  les  yeux  sont  les  lépidoptères; 
aucun  ami  de  la  nature  ne  visite  la  Grande-Terre  sans  éprouver  un 
plaisir  ou  une  surprise  à  la  vue  de  divers  papillons  voltigeant  ou  se 
posant  sur  les  fleurs.  Lorsqu'on  examine  de  près  ce  monde  parti» 
culier,  on  aperçoit  bien  vite  dans  l'ensemble  un  mélange  ansdogae 
à  celui  que  présentent  les  oiseaux  ;  à  la  foule  des  espèces  indi- 
gènes, sont  venues  se  joindre  des  espèces  étrangères.  Sans  avoir  la 
puissance  de  vol  des  oiseaux,  les  lépidoptères  peuvent  néanmoins, 
à  la  faveur  d'un  vent  favorable,  se  soutenir  longtemps  en  l'sdr  et 
parfois  être  transportés  à  d'incroyables  distances.  Ainsi,  par  suite  de 
voyages  involontaires,  beaucoup  de  ces  légers  insectes  ont  une  dissé- 
mination géographique  dont  les  coléoptères  offrent  peu  d'exemples. 
Dans  la  grande  île,  on  remarque  certains  lépidoptères  qu'on  voit 
à  Bourbon  et  à  Maurice,  et  mieux  encore  sur  le  continent  afrioûn. 
Quelques-uns  de  ces  beaux  papillons,  du  type  de  l'espèce  d'Europe 
qu'on  appelle  vulgairement  le  grand  machaon  ^  volent  dans  les 
clairières.  Ils  sont  de  plusieurs  sortes;  oelui-ci,  d'un  jaune- soufre 
avec  une  bande  brune,  celui-là,  noir,  tacheté  de  jauue,  sont  des 
habitans  de  TAfrique  méridionale  :  nul  doute  qu'ils  n'aient  été  jetés 
sur  la  Grande-Terre  par  le  vent  d'ouest.  D'autres  paraissent  être 
vraiment  du  pays  et  n'avoir  pas  été  portés  au-delà  des  iles  Masca- 
reignes;  —  les  mâles  se  distinguent  par  des  ailes  noires  tachetées 
de  bleu,  les  femelles  par  des  ailes  brunes  (1).  Dans  les  prwies 
voltigent  de  petits  papillons  d'un  jaune  d'or,  des  xantbidies,  et 
des  papillons  blancs,  des  piérides,  les  uns  propres  à  la  grande  Ue 
africaine,  les  autres  venus  d'une  terre  étrangère.  Aux  mêmes  lieux 
se  montre  une  vanesse  qui  rappelle  le  vulcain  d'Europe  (2);  une  es- 
pèce brune  du  même  genre  est  commune  dans  les  bois  des  envi- 
rons de  Tamatave  et  de  Foulepoînte ,  une  autre,  toute  bleue,  n'a 
été  rencontrée  qu'aux  environs  de  Tananarive  (3).  Des  lépidoptères 
de  Madagascar  qui  se  rapprochent  des  vanessess'en  distinguentpar 
les  ailes  antérieures,  prolongées  au  sommet  en  manière  de  faux  : 
ce  sont  les  salamis  ;  on  en  citait  depuis  longtemps  des  espèces  de 
couleurs  sombres,  M.  Vînson  en  a  découvert  une  nouvelle,  qui  a  de 
charmantes  ailes  d'un  blanc  bleuâtre  comme  la  nacre  (4).  On  voit 
beaucoup  de  danaïdes,  de  satyres,  d'hespéries,  dont  l'aspect  n'a 
rien  de  frappant;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour  les  nombreuses 

(1)  On  trouve  les  lépidoptères  de  Madagascar  décrits  et  représentés  dans  un  ouvrais 
spécial,  Boisduval,  Faune  entomùlogique  de  Madagctscar,  Bourbon  et  Maurice,  P»rû 
1833.  Depuis  cette  publication,  M.  Vinson  et  quelques  autres  ont  fait  coonaitrs  1^ 
espèces  nouvellement  découvertes. 

(S)  Vanessa  epiclesiùm 

(3)  Vanessa  Badama. 

(4)  Sakunif  Duprœi. 


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l'Ile  de  hadâgascar.  459 

2DCTé&  qui -voltigent  dans  les  bois,  prfes  dos^raisseaux  on  dans  les 
lieux  humides.  Tout  est  gracieux  et  délicat  chez  les  acrées,  les  pa- 
pillons de  jour  les  plus  caractéristîqvies  de  la  faune  de  la  Grande- 
Terre.  De  moyenne  taille,  avec  des  ailes  oblongues  semblables  à  la 
gaze  pour  la  transparence,  —  délicieusement  teintées  de  rose,  de 
ronge  ou  de  jaune  et  parsemées  de  taches  noires,  ils  réunissent  la 
plupart  des' beautés  qu'on  admire  dans  un  lépidoptère.  Souvent  le 
mâle  et  la  femelle  dîffièrent  par  l'ariangement  des  couleurs;  dans  ce 
cas,  l'avantage  est  ordinairement  du  côté  du  mâle.  Chez  la  plus  jo- 
lie peut-être  des  acrées  (1),  les  ailes  intérieures  presque  diaphanes 
sont  lavées  de  rouge  à  la  base,  et  les  ailes  postérieures  ont  une 
teinte  ponceau  uniforme,  relevée  par  des  taches  d'un  noir  intense; 
le  mâle  seul  est  aussi  vivement  coloré  :  chez  la  femelle,  le  vermillon 
n'apparatt  que  dans  une  bordure  de  taches.  Madagascar  est  la  vraie 
patrie  des  acrées;  mais  il  en  existe  quelques  autres  espèces  en 
Afrique  et  dans  l'Inde. 

Des  sphinx,  des  bombyx,  des  noctuelles  de  la  grande  lie  afri- 
caine offirent  encore  aux  yeux  des  naturalistes  des  sujets  d'intérêt; 
cernai  néanmoins  ne  se  distinguent  par  aucune  particularité  ex- 
traordinaire. En  général,  les  lépidoptères  de  Madagascar  n'ont  ni  la 
grande  dimension  ni  l'éclat  de  certaines  espèces  de  l'Inde,  des  îles 
de  la  Sonde,  de  l'Amérique  du  Sud.  Il  y  a  cependant  une  exception. 
Sur  cttte  terre  en  effet,  on  observe  fréquemment  le  plus  beau  des 
lépidoptères  connus,  une  sorte  de  grande  phalène  qui  ne  se  montie 
qu'au  plein  soleil,  et  qui  possède  au  degré  suprême  l'élégance  des 
formes,  la  richesse  et  la  variété  des  couleurs  :  c'est  Turanie  (2),  ua 
papiUon  plus  grand  que  le  machaon  de  nos  campagnes,  presque  im- 
possible à  décrire.  Sur  le  fond  noir  dps  ailes  antérieures  courent  une 
multitude  de  raies  et  de  bandes  irrégalières  d'un  vert  doré  splen- 
dide;  les  ailes  postérieures  sont  découpées  sur  le  bord,  et  des  dents 
plus  ou  moins  longues,  ainsi  qu'une  sorte  de  queue  garnie  d'une 
belle  frange  blanche,  produisent  un  charmant  efiet;  il  y  a  sur  ces 
ailes  une  tache  bleue,  deux  bandes  vertes  qui  se  perdent  dans  un 
espace  d'un  rouge  doré  magnifique  rehaussé  par  des  taches  noires  : 
l'éclat  est  éblouissant.  L'uranie,  seule  de  son  genre,  est  bien  encore 
Tun  des  types  les  plus  ^caractéristiques  de  la  faune  de  Madagascar; 
ce  superbe  lépidoptère,  dont  la  chenille  vit  sur  les  manguiers,  n'est 
p^rare  sur  la  côte  orientale,  et  on  le  rencontre  jusqu'aux  environs 
de  Tananarive. 

Certains  lépidoptères  de  la  grande  île  africaine  présentent  un  in- 
térêt tout  différent/Depuis  les  récits  de  Flacourt,  on  sait  que  les  bois 

(1)  Acrœa  Ranavalona, 

(2)  Urania  riphœus. 


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Â60  RETUE   DES  DEUX  tfOKDES, 

et  les  forêts  sont  peuplés  de  bombyx  qui  produisent  de  la  soie; 
presque  sans  peine  les  Malgaches  recueillent  les  cocons,  et  la  soie 
entre  les  mains  des  femmes  est  convertie  en  tissus  servant  à  con- 
fectionner les  plus  beaux  lambas.  En  l'absence  d'observations  de  la 
part  des  naturalistes,  longtemps  on  demeura  dans  une  ignorance 
complète  au  sujet  des  insectes  qui  fournissent  la  précieuse  matière 
textile.  C'est  aux  recherches  de  Charles  Goquerel  et  du  docteur  Vin- 
son  que  nous  devons  d'être  aujourd'hui  un  peu  renseignés  à  cet 
égard.  Divers  bombyx  de  taille  moyenne  et  de  couleur  brune  ou 
fauve  sont  très  répandus  sur  la  Grande-Terre  (1);  les  chenilles  vi- 
vent sur  des  cytises  connus  sous  le  nom  vulgaire  d^ambrevates; 
arrivées  au  terme  de  la  croissance,  chacune,  de  même  que  notre  ver 
à  soie  ordinaire,  file  son  cocon.  Sur  la  côte  orientale,  les  habitaos 
se  contentent  de  la  récolte  des  cocons;  plus  industrieux  que  les 
autres  et  moins  favorisés  sous  le  rapport  des  ressources  du  pays, 
les  Ovas  ont  créé  la  sériciculture.  Ils  font  des  plantations  d'ambre- 
vates,  nous  apprend  M.  Aug.  Vinson,  et  sur  ces  arbrisseaux  ils  élè- 
vent quantité  de  bombyx;  les  uns  sont  réservés  pour  la  soie,  les 
autres  pour  la  table,  car  à  Madagascar,  comme  en  Chine  et  en  beau- 
coup d'autres  lieux  du  monde,  les  chrysalides  constituent  un  mets 
fort  estimé. 

Plusieurs  fois  on  avait  apporté  en  Europe  des  nids  ou  plutôt 
dimmenses  poches  soyeuses  remplies  de  cocons.  Il  avait  été  facile 
d'y  reconnaître  l'ouvrage  de  chenilles  travaillant  à  la  manière  de 
notre  bombyx  processionnaire.  Ch.  Coquerel  a  observé  les  ouvriers, 
et  il  en  a  distingué  deux  espèces  :  le  bombyx  Radama  et  le  bom-^ 
byx  Diego  (2),  le  premier  n'est  pas  rare  aux  envirois  de  Tamatave  et 
de  Foulepointe,  le  second  a  été  découvert  à  la  baie  de  Diego-Sua- 
rez.  Les  chenilles  vivent  sur  les  arbres  de  la  famille  des  acacias 
qu'on  appelle  les  intsis  (3);  lorsque  le  moment  de  la  métamorphose 
approche,  elles  se  réunissent  et  filent  en  commun  la  poche  qui  doit 
les  protéger  toutes;  chacune  ensuite  s'enferme  dans  un  cocon  par- 
ticulier. Rien  de  plus  étrange,  disent  les  voyageurs,  que  de  voir 
suspendus  aux  branches  d'arbres  ces  nids  énormes  ayant  quelque- 
ibis  plus  de  1  mètre  de  longueur.  Les  Malgaches  ne  savent  pas  dé- 
vider les  cocons;  ils  les  convertissent  en  bourre  qu'on  file  à  la  que- 
nouille. Cette  matière  n'a  pas  tout  à  fait  le  brillant  de  la  soie 
ordinaire,  mais  elle  est  très  solide.  Nous  ne  connaissons  certaine- 
ment pas  encore  tous  les  bombyx  de  Madagascar,  et  de  nouvelles 

(1)  Borocera  madagascariensis  BoiaduTul,  Borocêra  Cajani,  Bombyx  FlwrioU 
Guérin. 

(2)  Bulletin  de  la  Société  d^accUmatatUm,  1855,  et  Annales  de  la  Société  entomolo- 
gique,  1866. 

(3)  IfUsi  madagascarieniii» 


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l'Ile  de  Madagascar.  i61 

recherches  procureront  sans  doute  plus  d'une  découverte.  Une  es- 
pèce dont  on  n'a  pas  observé  le  cocon  a  été  déjà  plusieurs  fois  ap- 
portée en  Europe  :  le  papillon  en  est  bien  remarquable  ;  ses  ailes, 
d'un  vert-pomme,  n'ont  pas  moins  de  18  centimètres  d'envergure, 
celles  de  la  seconde  paire,  prolongées  en  manière  de  longues 
queues,  portent  des  taches  semblables  à  des  yeux  dont  le  centre 
est  mi-partie  vert  et  gris  de  lin  (1). 

Sur  la  Grande-Terre,  les  araignées  abondent;  de  grosses  espèces 
peintes  de  vives  couleurs  établissent  d'immenses  toiles  et  confec- 
tionnent, pour  loger  leurs  œufs,  des  coques  d'un  volume  consi- 
dérable. On  a  conçu  l'idée  de  donner  un  emploi  à  cette  soie  fine, 
brillante  comme  de  l'or,  de  certaines  araignées;  mais  la  difficulté 
d'obtenir  la  matière  en  quantité  notable  doit  sans  doute  faire  écar- 
ter la  pensée  d'une  sérieuse  application  industrielle.  M.  Vinson,  qui 
a  singulièrement  mis  à  profit  un  séjour  de  trois  mois  à  Madagascar, 
a  recueilli  une  foule  d'intéressantes  observations  sur  ces  animaux; 
il  a  décrit  les  habitudes  des  grosses  épéires  dressant  au-dessus  des 
rivières  dea  toiles  accrochées  aux  arbres  des  deux  bords  et  permet- 
tant à  de  petites  araignées  de  vivre  sous  leur  protection.  Tout  le 
inonde  à  l'automne  remarque  dans  les  jardins  les  toiles  régulières 
de  notre  épéire  commune;  d'après  cet  exemple,  on  imagine  l'effet 
pittoresque  de  toiles  vingt  fois  plus  grandes  jetées  comme  des  ponts 
au-dessus  des  torrens. 

Mieux  encore  que  les  plantes,  les  animaux  sur  lesquels  nous  ve- 
nons d'appeler  l'attention  montrent  combien  l'Ile  de  Madagascar  est 
séparée  du  reste  du  monde  ;  chaque  classe  offre  des  types  des  plus 
caractéristiques,  toutes  les  espèces  sont  particulières  au  pays.  S'il 
en  est,  comme  chez  les  oiseaux  et  les  insectes  lépidoptères,  qui  ha- 
bitent en  d'autres  lieux,  il  est  aisé  de  les  reconnaître  pour  des  étran- 
gères. Lorsque  nous  cherchons  à  saisir  des  ressemblances  entre  la 
faune  de  la  Grande-Terre  et  les  faunes  de  l'Inde  et  de  l'Afrique, 
partout  nous  les  trouvons  peu  marquées.  Des  genres  de  mammifères 
et  d'insectes  très  répandus  sur  les  continens  ne  sont  en  aucune  façon 
représentés  dans  la  grande  lie.  Cependant  des  animaux  vivant  à  une 
époque  ancienne,  aujourd'hui  disparus,  attestent  que  le  caractère 
spécial  de  la  faune  de  Madagascar  n'a  pas  toujours  été  aussi  pro- 
noncé. A  cet  égard,  des  découvertes  récentes  vont  nous  conduire  à 
un  nouvel  ordre  de  considérations.  Nous  avons  parlé  de  la  grande 
lie  africaine  que  nous  connaissions  jusqu'à  ces  dernières  années;  à 
'  présent,  il  convient  d'examiner  ce  qu'ajoutent  à  notre  science  les 
explorations  de  M.  Alfred  Grandidier  et  les  études  de  quelques  autres 
investigateurs. 

Ëhile  Blanchard. 

(1)  Attacus  cùmetes. 


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SIXTË-QUINT 


SON  INFLUENCE 


SUR  LES  AFFAIRES  DE  FRANCE  AU  ÏVr  SIECLE 


I. 

L*ÉGLISE    ET    LA    FRANCE    AVANT    1585 


Sixte-QuitU,  d'après  les  corxBspondanoes  diplomatiques ,  inédites,  tirées  des  arehïTes  d^état, 
da  Vatican,  de  Simancas,  de  Venise,  etc.,  par  M.  le  baron  de  H&bner,  ancien  ambassa>» 
deur  d'Autriche  à  Paris.  Paris  1870;  8  yoI.  in-8*. 


Cinq  ans  de  règne  (de  1585  à  1590)  ont  suffi  à  Sixte-Quint  pour 
prendre  place  dans  l'histoire  à  côté  des  grands  papes  dont  te  sou- 
venir est  resté  dans  la  mémoire  des  hommes.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment parce  qu'il  a  donné  au  monde  le  spectacle  d'une  grande  for- 
tune élevée  sur  la  plus  humble  origine.  Ces  fortunes  furent  toujours 
fréquentes  dans  l'église,  et  il  en  est  beaucoup  d'aussi  surprenantes 
qui  n'ont  pas  eu  le  même  retentissement.  Si  celle  de  Sixte-Quint  a 
plus  vivement  frappé  les  imaginations,  c'est  qu'elle  a  été  justifiée 
d'une  manière  plus  éclatante,  c'est  qu'en  lui  s'est  montré  un  de  ces 
hommes  rares  que  la  nature  semble  avoir  créés  princes  sous  le  toit 
d'une  chaumière.  Produits  subitement  au  grand  jour  en  des  mo- 
mens  critiques,  ils  s'imposent  au  respect  et  à  l'obéissance  par  te 
génie  et  par  l'habileté,  en  dirigeant  les  affaires  à  travers  les  périls 
et  les  difficultés  avec  une  supériorité  d'intelligence  et  de  vigueur 
dont  quelquefois  sont  dépourvus  ceux  que  le  jeu  régulier  des  insti- 
tutions appelle  au  maniement  et  à  la  conduite  des  choses  humâmes. 
Aussi  la  légende  s'est-elle  attachée  à  Sixte-Quint  comme  à  tous  ses 


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sixTfi-QUDrr  ET  l'église.  A63 

pareils^  et  l'histoire  a  dû  attendre  des  siècles  pour  substituer  pro- 
gressivanent  la  vérité  pure  aux  inventions  mensongères  de  la  pas- 
sion ou  de  la  crédulité,  en  ce  qui  touche  les  actes  accomplis  par 
ce  grand  personnage.  Une  nouvelle  fortune  attendait  Sixte-Quint 
à  notre  époque  en  lui  donnant  pour  historien  M.  de  Hûbner»  le  ju- 
dicieux diplomate  étranger  que  notre  littérature  comptera  désormais 
au  nombre  de  ses  estimables  écrivains  (1). 

Au  milieu  de  ce  grand  mouvement  d'études  historiques  qui  ho- 
nore le  xix^  siècle,  l'histoire  de  la  papauté  devait  avoir  sa  large 
part.  A  ne  la  conâdérer  en  effet  qu'au  point  de  vue  de  son  influence 
positive  sur  le  développement  politique  de  la  société  chrétienne,  la 
papauté  certes  a  été  la  plus  féconde  institution  des  temps  modernes^ 
la  plus  persistante,  et,  à  tout  prendre,  l'une  des  plus  salutaires*  Et 
cependant,  malgré  les  apparentes  limites  de  son  action,  que  de  faces 
diverses  dans  l'application  de  sa  puissance!  Les  entratnemens,  les 
passions,  les  intérêts  de  tout  genre  se  sont  croisés  depuis  dix-huit 
siècles  sur  son  passage,  et  toutes  les  agitations  de  l'humanité  ont  ré« 
fléchi  sur  elle.  Les  empires  ont  disparu,  les  dynasties  se  sont  éteintes, 
les  peuples  se  sont  transformés,  superposés,  confondus;  elle  seule 
est  restée  debout,  suivant  le  cours  du  temps  sans  paraître  en  subir 
les  atteintes,  tout  en  éprouvant  le  contre-coup  des  révolutions  mul- 
tipliées de  la  société  civilisée.  Aussi  l'histoire  générale  de  la  pa- 
pauté, entreprise  sérieusement  et  à  nouveau,  selon  les  conditions 
de  la  critique  moderne,  a-t-elle  paru  au-dessus  des  forces  d'un  seul 
homme;  mais  il  n'en  a  point  été  de  même  des  parties  détachées  de 
ce  vaste  tableau,  qui  ont  tenté  plus  d'un  esprit  supérieur.  Sans  par- 
ler de  W.  Roscoe,  qui  dans  les  premières  années  de  ce  siècle  (1806) 
publiait  en  Angleterre  une  Vie  et  pontifical  de  Léon  X^  dernier  mo- 
nument de  l'école  de  Robertson,  restée  en  possession  de  l'estime  pu* 
Uique  sans  avoir  épuisé  le  sujet,  un  esprit  plus  vigoureux,  plus  sa- 
gace,  abondant  en  vues  ingénieuses,  M.  Ranke,  s'est  exercé  plus  tard 
(1834-36)  sur  l'bistmre  de  la  papauté  au  xvi^  siècle,  et  a  ouvert  une 
▼oie  meilleure  par  la  recherche  de  scmrces  d'instruction  inexplorées 
ou  négligées  jusqu'à  lui,  et  par  une  direction  d'esprit  indépendante 
de  toute  tradition  reçue.  Vers  la  même  époque  (183A-/i2),  un  autre 
habile  historien,  M.  Hurter,  remontant  du  xvi*  au  xiii**  siècle,  pu- 
bliait son  Histoire  d'Innocent  III^  qui  a  eu  tant  de  retentissement, 
qui  a  inspiré  peut-être  la  remarq;uable  Histoire  de  la  lutte  des  papes 
^  des,  empereurs  de  la  maison  de  Souabe,  par  M.  de  Gherrier  (2), 

(i)  Gftn*e8t  que  pour  rexaoUtude  bibUographiqae  q«*U  (I6ra.fiit  ici  mention  de  SiwU* 
Quint  et  son  temps,  par  J.  Ltoentz,  Mayesce  1852, 1  vol.  in-S». 

(3)  neoxièrao  édition,  Pari»  1858,  3  toL  in-ft*.  •*-  Voyei  sur  cet  ouTrage  une  suite 
^  Kpt  artides  critiqaM  de  Ife  Migoet^  qui  aool  meilieajBeiuement  oestés  renfermés 
dans  le  Journal  des  Samns. 


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A6&  '   BBVUE  DES  DEUX  MONDES* 

et  qui  à  coup  sûr  a  donné  l'idée  de  Y  Histoire  diplomatique  de  Fri-- 
déric  II  que  nous  devons  à  M.  le  duc  de  Luynes  et  au  regrettable 
Huillard-BréoUes.  Ainsi  la  science  a  profité  de  l'exagération  d'im- 
partialité dont  s'est  piqué  M.  Hurter  et  dont,  heureusement  pour  la 
vérité»  le  grand  et  bel  ouvrage  de  M.  de  Raumer  tempère  quelque 
peu  les  effets  (2).  La  publication  de  Hurter  coïncidait  avec  celle  de 
Yoigt  sur  Grégoire  Yll,  qui  eut  autant  de  succès  avec  moins  de 
mérite,  et  qu'a  fait  presque  oublier  la  grande  Histoire  de  Gré- 
goire VII  de  M.  Gfrôrer,  C'était  une  juste  réaction  contre  une  an- 
cienne école  trop  absolue  et  trop  superficielle  dans  ses  appréciations 
arrêtées.  Sous  cette  impulsion,  la  littérature  de  l'histoire  de  la  pa- 
pauté s'est  donc  enrichie,  soit  à  l'étranger,  soit  en  France,  de  tra* 
vaux  utiles  et  savans,  comme  la  collection  des  anciennes  biographies 
papales  (2)  de  Watterich,  les  Regestes  de  Jaffé,  les  publications  de 
Theiner,  et  d'autres  ouvrages  de  lecture  courante  qui,  alors  même 
qu'ils  proviennent  d'un  esprit  systématique,  portent  la  trace  de  la 
rénovation  profonde  accomplie  de  notre  temps  dans  l'ordre  des 
études  historiques;  la  direction  particulière  des  recherches  de 
Ranke  a  surtout  prévalu  dans  le  monde  des  érudits.  C'est  d'elle 
que  relève  le  livre  de  M.  de  Hûbner, 

•  Sixte-Quint  n'a  été  pendant  longtemps  connu  du  public  que  par 
l'histoire  qu'en  avait  donnée  Gregorio  Leti  (3),  dont  l'imagination 
désordonnée  comme  sa  vie  n'a  su  revêtir  le  mensonge  des  agrémens 
de  l'esprit;  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  trouver  crédit  pour  les 
récits  faux  et  burlesques  qu'il  a  accumulés  et  offerts  à  la  curio- 
sité des  lecteurs  peu  difficiles.  A  cela  joignez  les  opinions  erronées 
ou  passionnées  des  partis  politiques,  au  milieu  desquels  Sixte- 
Quint  a  dû  tracer  sa  voie,  et  l'on  comprendra  que  ce  grand  pape 
ait  été  partialement  jugé,  inexactement  apprécié,  incomplètement 
connu,  avant  que  le  grand  jour  fût  fait  sur  sa  mémoire;  ce  jour  est 
venu  tard  et  lentement.  Au  milieu  du  siècle  dernier,  pour  la  pre- 
mière fois  (175A),  un  moine  italien,  le  père  Tempestî,  écrivain  labo- 
rieux et  sensé,  cordelier  comme  avait  été  Sixte-Quint,  entreprit  de 

(1)  Voyez  V Histoire  des  Bohenstaufen  et  de  leur  temps  (en  allemand),  par  M.  Fréd. 
de  Raumer,  3"  édit.,  1857-58,  en  6  vol.  in-8<*.  —  Cette  vaste  composition  aurait  bien 
mérité  d'être  traduite  en  notre  langue;  le  Uvto  de  M.  de  Guerrier,  conçu  dans  un  autre 
esprit,  ne  la  remplace  pas. 

(2)  Voyex  Ponti/icum  romanorum  vitœ,  éd.  Watterich;  Lipsiœ  1862;  2  vol.  gr.  in-8". 
—  Regesta  pontificum  romanorum,  cdid.  Ph.  Jaflfé;  Berlin  1851,  in-i*».  Joignex-y  Iw 
MonumerUa  Gregoriana  du  même  auteur,  Berlin  1865,  in-8",  et  les  articles  de  M.  Boc- 
quain  dans  le  Journal  des  Savans  de  1871-72.  —  Tiïù^otre  du  pontificat  de  Clé- 
ment XIV,  par  le  père  Theiner,  a  paru  en  1823,  2  vol.  in-8«,  et  le  Codex  diplomatir 
cus'dom,  temporalis  du  même  auteur,  en  1862,  3  vol.  in-fol. 

(3)  Publiée  d*abord  en  langue  italienne  à  Lausanne  en  1660;  traduite  en  français  ea 
1685, 2  vol.  in-12;  réimprimée  plusieurs  fois,  texte  et  traduction,  en  Hollande,  à  Puis 
et  ailleurs. 


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SIXTE-QUINT   ET  l'ÉGLISE.  i65 

rétablir  la  vérité  historique  à  l'endroit  du  pontife  qui  avait  illustré 
son  couvent  (1).  L'œuvre  qu'il  se  proposait  fut  imparfaitement 
accomplie,  car  le  livre»  bien  qu'estimable  et  curieux,  a  été  peu  ré- 
pandu (2).  D'ailleurs  Tempesti  s'est  plus  occupé  de  frà,  Felice  Pe- 
retti  ou  du  cardinal  de  Montalte  que  du  pape  Sixte-Quint  considéré 
comme  personnage  politique  ;  et,  si  les  cinq  années  du  pontificat 
célèbre  ont  arrêté  son  attention  sérieuse,  c'est  plus  au  point  de  v(!e 
du  gouvernement  intérieur  des  états  pontificaux  qu'au  point  de  vue 
des  relations  extérieures  du  chef  suprême  de  la  catholicité.  Pour  ces 
quelques  années  si  fécondes  en  grands  événemens,  les  documens 
diplomatiques  n'ont  été  communiqués  qu'en  petit  nombre  à  Tem- 
pesti ;  il  en  a  même  imprimé  d'apocryphes  (3). 

L'honneur  d'avoir  mis  à  cet  égard  l'Europe  savante  sur  la  voie 
des  informations  véritables  appartient  à  M.  Léopold  Ranke.  Dès 
Tannée  1829,  l'habile  professeur  de  Berlin  avait  obtenu  du  gouver- 
nement autrichien  l'entrée  des  archives  de  Venise,  jusqu'alors  her- 
métiquement fermée  au  public,  et  même  aux  savans  les  mieux  re- 
commandés, et  il  y  obtint  la  communication  des  relations  et  dépêches 
des  ambassadeurs  de  la  seigneurie  auprès  des  diverses  cours  de 
l'Europe,  pendant  les  xvi*  et  xvii®  siècles.  Grâce  à  l'exploration  de 
cette  source  vive,  où  son  esprit  éminent  appliqua  son  intelligence 
pendant  deux  années  environ,  M.  Ranke  put  acquérir  la  notion  saine 
des  choses  et  du  caractère  politique  de  Sixte-Quint  en  particulier, 
et  découvrit  le  but  élevé  des  négociations  diplomatiques  de  ce  der- 
nier avec  la  France,  l'Espagne  et  la  république  de  Venise.  Le  pre- 
mier peut-être,  M.  Ranke  eut  le  mérite  de  saisir  et  de  peindre,  en 
quelques  traits  rapides  et  bien  touchés,  la  figure  originale  du  pon- 
tife. La  clarté  se  fit  donc  enfin,  mais  elle  n'était  pas  complète  en- 
core. Certaines  parties  de  ce  règne  remarquable  étaient  restées  dans 
l'ombre,  parties  essentielles  pourtant,  car  elles  étaient  relatives  aux 
affaires  de  France  en  général,  et  aux  correspondances  politiques 
échangées  entre  le  grand  pape  et  Philippe  II. 

A  l'époque  où  M.  Ranke  écrivit  son  histoire  des  papes  des  xvi""  et 
x?ii«  siècles,  les  fameuses  archives  de  Simancas,  contenant  entre 
autres  trésors  les  correspondances  des  ambassadeurs  de  Philippe  II, 
n'avaient  point  encore  été  livrées  aux  libres  recherches  des  histo- 

(1)  Voyez  la  Sioria  dalla  vita  e  geste  di  Sisto  Quinto,  da  Casim.  Tempesti.  Rome 
1754,  2  TOI.  \nA^/ 

(2)  Nos  biographies  françaises  n*0Dt  pas  même  conservé  le  nom  de  cet  auteur,  dont 
ronvrage  n*a  point  été  inutile  à  M.  Ranke,  et  qui  a  été  consulté  utilement  par  d'autres 
historiens. 

(3)  Par  exemple,  les  instructions  de  Sixte-Quint  au  légat  GaeUni,  relativement  aux 
affaires  de  France,  après  la  mort  de  Henri  UI. 

TOM  CL  —  1872.  30 


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406  REVUE.  DES  DEUX  MÛMDE8. 

riens  qui  en  ont  tiré  depuis  lors  tant  de  renseignemens  nouveaux  (1). 
C'est  ce  contingent  d'informations  et  de  docuxnens  par  rapport  à 
Sixte-Quint  que  M.  de  Hûbner  fournit  aujourd'hui  à  la  curiosité  pu- 
blique. M.  Banke  avait  rapidement  indiqué,  à  l'aide  des  archives 
vénitiennes,  l'influence  et  le  rôle  de  Sixte-Quint  dans  les  grandes 
affaires  de  son  temps.  M.  de  Hubner  a  complété,  agrandi  mèmek 
&blôau,  à  l'aide  des  archives  espagnoles  et  des  archives  du  Vatican 
dont  le  secours  avait  également  manqué  à  rhistorien  deBerliQ,etil 
a  voulu  contrôler  ses  découvertes  sur  ce  point  par  un  nouvel  exa- 
men des  correspondances  vénitiennes  (2).  M.  de  Hubn^  a  ûnsi 
trouvé  dans  les  domaines  de  la  diplomatie  une  lumière  inattendue 
pour  l'histoire  de  la  papauté  et  l'homme  d'état  a  éclairé  l'écrivaio. 
L'ouvrage  de  M.  de  Hûbner  oi&e  donc  ce  caractère  particulier  que 
la  partie  politique  en  a  été  comme  rédigée  à  nouveau^  et  complète- 
ment composée  avec  les  cori*espondances  diplomatiques.  Le  lec- 
teur ne  peut  s'en  plaindre,  car  il  y  rencontre  à  lafoiis  un  attcaît  fort 
piquant  et  une  source  d'instruction  des  plus  assurées.  Cependant  je 
ne  craindrai  pas  de  dire  que  M.  de  Hubner  a  peut-être  trop  laissé  à 
l'écart  les  témoignages  contemporains  étrangers  à  la  diplomatie.  Les 
imprimés  lui  présentaient  moins  de  garantie  sans  doute  que  les 
manuscrits,  et  il  les  a  négligés.  Avec  un  critique  si  bien  instruit  et 
si  parfaitement  renseigné,  la  méthode  avait  peu  d'inconvéniens; 
avec  tout  autre,  elle  en  aurait  eu  davantage.  Ainsi  la  compilatioD 
de  Gomberviile,  connue  sous  le  nom  de  Mémoires  de  Neversym- 
rait  ajouté  quelques  tmts  non  à  dédaigner  pour  le  tableau  du 
revirement  de  la  politique  romaine,  relativement  aux  affaires  de 
France,  à  l'avènement  de  Sixte-Quint;  mais,  quand  M.  de  Hûbner 
n'a  pu  vérifier  un  témoignage  sur  la  minuiey  il  s'en  méfie*  L'impri- 
merie du  XVI*  siècle,  si  passionnée,  si  asservie  aux  partis  religieux 
ou  politiques,,  lui  est  en  défiance,,  et  il  a!  sujet  de  s'applaudir  bien 
des  fois  de  sa  prudence  à  cet  égard. 

M.  de  Hûbner,  diplomate  grave,  habile  et  plein  dlhonaeur,  at- 
tribue avec  raison  une  grande  autorité  aux  renseignemens  diplo- 
matiques. Rien  n'est  plus  digne  de  foi,  dit^il,  que  les  rapports  des 
agens  diplbmatiques,  tenus  par  les  obligations  de  leur  état,  autant 
que  par  l'intérêt,  à.  rendre  un  compte  exact  des  faits  qui  se  passent 
sous  leurs  yeux  et  des  paroles  qu'ils  échangent  avec  les  personnes 

(1)  Je  ne  citerai  que  les  publications  précieuses  de  H.  Gacbard,  et  les  savsotes 
études  de  M.  Hignet  sor  Charles-Quint  et  Philippe  H.  M.  Ranke  a  fait  asage  plus  tard 
des  archives  de  Simancas  pour  son  Histoire  de  France  au  seizième  siècle,  mais  prin- 
cipalement de  la  partie  qui  est  restée  à  Paris  dans  nos  archives  nationales  après  kt 
restitutions  de  1814. 

(2)  Sur  rimportance  et  Tintérèt  des  correspondances  yénitieiraes,  royes  les  deax 
curieux  volumes  publiés  par  M.  Baschet  en  1862  et  en  1870. 


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SIXTE-QUINT   ET  l'ÉGLISE,  467 

elées  à  traiter  avec  eux.  En  s'écartant  volontairement  de  la  vé- 
»  le  diplomate  manquerait  en  effet  non-seulement  au  premier  de 
devoirs,  mais  s'exposerait  tôt  ou  tard,  et  selon  toute  probabilité 
ïédiateraent,  à  la  découverte  de  sa  faute,  et  par  là  même  à  une 
le  certaine,  car  il  sait  que  son  gouvernement,  par  les  communi- 
ons que  lui  fait  le  représentant  de  la  cour  auprès  de  laquelle  il  est 
•édité  lui-môme,  est  constamment  renseigné  sur  la  marche  des 
}ciatîons  confiées  à  ses  soins,  et  il  n'ignore  pas  non  plus  que 
lutres  raenlbres  du  corps  diplomatique,  du  moins  les  principaux 
îs  mieux  informés,  mettent  le  plus  grand  prix  à  suivre  de  loin 
légociatîons  auxquelles  ils  ne  prennent  pas  une  part  active  eux- 
les,  en  pénètrent  souvent  le  secret,  et  s'empressent  d'en  donner 
laissance  à  leurs  cours.  De  là  le  double  contrôle  de  la  corres- 
lance  diplomatique  du  cabinet  avec  lequel  l'agent  négocie,  et 
échos  des  cours  étrangères  à  la  négociation  :  contrôle,  ajoute 
le  Hûbner,  qui  maintiendrait  l'agent  dans  les  limites  de  la  vé- 
,  s'il  n'y  était  maintenu  par  le  devoir  et  par  l'honneur, 
ette  théorie  part  d'un  noble  cœur  et  d'un  esprit  élevé;  mais  la 
ion  n'a-t-elle  pas  corrompu  souvent  une  source  si  pure?  Les 
is  ne  devinent-ils  pas  quelquefois  les  désirs  de  celui  qui  les 
loie,  et  ne  sont-ils  pas  conviés  à  l'altération  de  la  vérité  par  des 
fs  de  plus  d'un  genre?  C'est  à  la  critique  à  faire  la  part  de  ces 
lens  d'invraisemblance,  et  par  exemple  on  ne  prendra  point 
nie  témoignage  de  la  vérité  la  dépêche  espagnole  qui  rend 
pte  à  Philippe  II  des  derniers  momens  de  Sixte-Quint  mourant 
lécréant  enragé.  C'est  du  reste  le  sentiment  avec  lequel  M.  de 
aer  lui-même  revoit  et  discute  les  témoignages  diplomatiques, 
lublic  de  nos  jours  a  pleine  raison  d'attacher  une  curieuse 
ition  aux  correspondances.  Il  veut  connaître  le  fond  des  choses  : 
m  coffnoscere  causas.  Or  le  fond  des  choses  reste  le  plus  sou- 
un  mystère  renfermé  dans  les  portefeuilles  où  la  nécessité  ad- 
strative,  comme  aussi  la  confiance  ou  l'indiscrétion,  en  ontcon- 
î  le  témoignage.  Il  y  a  l'histoire  de  tout  le  monde  et  l'histoire 
;ens  mieux  informés,  et  chacun  aujourd'hui  veut  être  du  nombre 
nieux  informés.  Les  révolutions  multipliées  de  notre  époque 
încore  propagé  ce  sentiment. 

l'époque  où  régnait  Sixte-Quint,  la  correspondance  diploma- 
,  née  et  développée  en  Europe  depuis  le  xv*  siècle  seulement, 
atteint  déjà  un  haut  degré  de  perfection.  Les  ambassadeurs 
ais,  espagnols,  vénitiens  et  romains  s'y  distinguaient  particu- 
nent  ;  nous  connaissons  aujourd'hui  la  plupart  des  remarqua- 
documens  de  l'intelligence  et  de  l'activité  politique  de  ce 
s.  La  république  de  Saint-Marc,  placée^ntre  les  deux  branches 
.  maison  d'Autriche,  la  France  et  le  sultan,  déployait  une  habi- 


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A68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leté  merveilleuse  pour  déguiser  l'affaiblissement  de  sa  puissance 
réelle;  elle  s'appliquait  à  l'art  de  négocier,  et  en  négociant  à  sau- 
vegarder ses  intérêts  sans  les  remettre  au  sort  incertain  des  armes. 
Elle  compte  pour  beaucoup  dans  le  perfectionnement  des  fonctions 
diplomatiques  en  Europe.  De  son  côté,  le  sombre  Philippe  II  exi- 
geait de  ses  agens  à  l'étranger  des  rapports  soignés  et  détaillés.  Il 
les  lisait  avec  attention,  en  méditait  la  portée,  et  les  annotait  sou- 
vent de  sa  main.  Les  plus  grandes  affaires  de  l'époque  étaient  l'ob- 
jet des  rapports  de  ses  agens  :  rapports  partis  de  Rome,  de  Paris, 
de  Londres,  de  Venise  pour  aller  s'enfouir  dans  une  forteresse  près 
de  Yalladolid.  On  comprend  donc  l'importance  des  archives  de  Sl- 
mancas  pour  l'histoire  d'une  époque  où  l'influence  espagnole  a  été 
d'une  si  grande  considération.  Là,  sur  des  feuilles  jaunies  par  les 
siècles,  se  traduisent  en  un  langage  simple,  sévère,  élevé,  les  ob- 
servations qu'inspiraient  aux  ambassadeurs  la  connaissance  du  cœur 
humain,  la  science  des  choses,  la  patiente  réflexion,  la  dignité  alliée 
à  la  souplesse,  l'instinct  et  le  tact  de  l'homme  d'état.  Le  secret  de 
l'histoire  moderne  de  l'Europe  est  dans  les  archives  diplomatiques. 
Aussi  l'esprit  contemporain  s'est-il  appliqué  avec  ardeur  à  la  re- 
cherche et  à  l'étude  de  ces  renseîgnemens  précieux.  La  faveur  n'a 
fait  défaut  à  la  publication  d'aucun  des  monumens  encombrans  de 
correspondance  politique  ou  privée  dont  s'est  enrichie  notre  époque, 
et  ce  travail  d'investigation  a  changé  la  face  de  la  littérature  his- 
torique, sous  l'habile  impulsion  de  maîtres  que  tout  le  monde  con- 
naît (1). 

Ce  n'est  point  à  dire  que  l'usage  des  correspondances  soit  nou- 
veau dans  la  pratique  des  historiens.  De  Thou  en  a  tiré  grand  profit 
dès  le  XVI*  siècle;  Strada  eut  la  disposition  de  pièces  diplomatiques 
pour  la  rédaction  de  certaines  parties  de  son  livre  sur  les  guerres 
des  Pays-Bas.  Bougeant  a  écrit  l'histoire  du  traité  de  Westphalie 
avec  la  correspondance  de  M.  d'Avaux.  Les  pères  Daniel  et  Griffet 
ont  aussi  puisé  aux  documens  originaux  pour  plusieurs  chapitres 
de  leur  grand  ouvrage.  Ruhlière  a  raconté  l'anarchie  de  Pologne 
avec  le  secours  des  correspondances  du  ministère  des  affaires  étran- 
gères; mais  la  plupart  de  nos  historiens  modernes,  et  l'école  philo- 
sophique du  dernier  siècle  la  première,  avaient  négligé  cet  instru- 

(1)  n  serait  injuste  de  ne  pas  donner  ici,  au  nom  même  de  la  science  liistorique,  un  té- 
moignage de  reconnaissance  à  M.  Guizot,  qui,  dès  son  entrée  au  ministère  de  Tinstruc- 
tion  publique,  il  y  a  quarante  ans,  ordonnait  la  publication  de  cette  immense  collec- 
tion des  Documens  inédits  pour  l'histoire  de  France,  où  ont  trouvé  place  de  curieuses 
relations  des  ambassadeurs  vénitiens  du  xvi*  siècle,  les  correspondances  du  cardinal 
de  Granvelle,  de  Henri  IV,  du  cardinal  de  Richelieu;  les  négociations  pour  la  succession 
d'Espagne,  etc.,  et  où  se  publie  aujourd'hui  la  correspondance  du  cardinal  Haxarin. 
Ce  grand  mouvement  de  rech^ches  s'est  propagé  dans  toute  r£urope  et  a  produit  les 
plus  importantes  révélatioiis. 


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SIXTE-QUINT  ET  l'EGLISE.  i69 

ment  de  travail,  qxA  n'était  point  d'ailleurs  d'un  emploi  facile  de 
leur  temps,  et  dont  l'usage  aujourd'hui  même  est  entravé  par 
d'inévitables  difficultés,  du  moins  pour  certaines  périodes  et  pour 
certaines  affaires.  Ni  Hume,  ni  Robertson,  n'avaient  disposé  de  pa- 
reils matériaux,  à  plus  forte  raison  l'école  médiocre  des  historiens 
français  de  cette  époque.  M.  de  Hûbner  comptera  parmi  les  contem- 
porains qui  en  ont  fait  le  plus  large  profit. 

Au  risque  de  lui  donner  un  regret,  je  signalerai  pourtant  à  M.  de 
Hûbner  un  dépôt  auquel  il  ne  semble  pas  avoir  puisé.  Il  est  venu 
fouiller  dans  les  manuscrits  de  notre  grande  bibliothèque  et  il  y 
a  fait,  comme  naguère  M.  Ranke,  d'utiles  trouvailles;  mais  dans 
nos  archives  nationales,  où  abondent  tant  de  richesses,  se  trouve  le 
dépôt  de  la  correspondance  ouverte  par  l'ambassadeur  d'Espagne 
à  Paris,  au  temps  de  la  ligue,  soit  avec  les  Guises,  soit  avec  Phi- 
lippe II;  H.  Gachard  a  raconté  l'origine  de  ce  dépôt  particulier,  dans 
la  notice  sur  les  archives  de  Simancas  qui  précède  sa  Correspondance 
de  Philippe  II,  et  je  crois  inutile  de  la  rappeler  ici  (1).  Ce  que  je 
puis  ajouter,  c'est  que  M.  de  Croze,  en  un  livre  auquel  il  a  été  rendu 
trop  peu  de  justice  (2),  en  a  extrait  des  fragmens  très  curieux 
qu'on  regrette  de  ne  pas  trouver  en  plus  grande  abondance  encore  : 
H.  de  Hûbner  aurait  pu  y  glaner'  quelques  détails  piquans.  Bien 
qu'en  général  les  pièces  contenues  dans  cette  section  de  nos  ar- 
chives soient  étrangères  aux  relations  de  Sixte-Quint  soit  avec  la 
France,  soit  avec  l'Espagne,  elles  font  mieux  connaître  la  ligue  et  les 
Guises,  qui  ont  tant  occupé  le  grand  pape  et  qui  tiennent  tant  de 
place  dans  l'histoire  de  son  pontificat. 

La  base  sur  laquelle  M.  de  Hûbner  a  établi  son  histoire  est  donc 
tout  ensemble  neuve  et  solide.  L'œuvre  entière  en  reçoit  une  cou- 
leur qui  lui  est  propre,  et  qui  marque  son  rang  parmi  les  composi- 
tions sérieuses  de  l'époque.  Une  variété  remarquable  de  style  et  de 
pinceau  recommande  même  l'écrivain,  qui,  quoique  étranger,  manie 
notre  langue  avec  un  talent  souple  et  délicat.  Il  y  a»  plusieurs  per- 
sonnages en  effet  dans  Sixte-Quint.  Il  y  a  le  souverain  temporel 
qui,  à  son  avènement,  trouve  les  affaires  de  son  état  dans  une  situa- 
tion déplorable,  au  point  de  vue  des  finances  et  de  la  police  de  sû- 
reté. Sixte-Quint  eut  le  mérite  d'y  remédier  en  peu  de  temps  avec 
cette  supériorité  de  main  qui  n'appartient  qu'à  un  grand  maître. 
Le  prompt  rétablissement  de  la  sécurité  obtenu  pour  les  états  ro- 

(i)  Voyez  le  tome  premier  de  M.  Gachard,  p.  36  et  soiv.  —  Ce  fonds  est  aujourd'hui 
eliasé  dans  nos  archÎTes  nationales  sous  la  rubrique  Négociations;  histoire  étrangère, 
t  (B,  56^). 

(S)  Les  Guises,  les  Valois  et  Philippe  II,  par  M.  J.  de  Croze.  Paris  1860,  2  yol.  in-8«. 
-*  Voyez  les  Append,  qui  terminent  chaque  rolume.  La  correspondance  en  question  y 
est  indiquée  sous  le  nom  de  Fonds  espagnol  de  nos  archiyes. 


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hlO  REVUE   DES  IXEUX  M0N]>E6. 

mains  eut  alors  un  grand  retentissement  dans  le  monde,  et  fit  an 
pape  la  réputation  d'un  inOexible  justicier,  ill  frappa  les  têtes  les 
plus  élevées  pour  servir  d'exempte  aux  plus  humbles,  mainl^r 
les  uns  comme  tes  autres  dans  le  respect  des  lois,  et  il  purgea 
Rome  des  bandits  qui  l'infestaient;  Thomme  d*état  du  xvi*  siècle  se 
révèle  dans  la  justice  criminelle  de  Sixte-Quint  :  inexorable  et  mar- 
chant au  but  avec  une  impitoyable  fermeté. 

Quant  aux  finances,  il  étut  lire  le  chapitre  curieux  que  leur  con- 
sacre M.  de  Hubner.  Bien  de  plus  original  que  le  système  de  ces 
montiy  variété  singulière  de  la  vénalité  des  offices,  qui  attirent  dans 
Rome  une  grande  somme  de  numéraire  par  Tappâtd'un  gros  inté- 
rêt, et  qui  forment  an  épisode  bizarre  de  l'histoire  financière  du 
xvr  siècle.  II  y  a  de  plus  dans  Sixte-^Quint  l'héritier  des  Mèdicis  sur 
la  chaire  de  saint  Pierre,  qui  continue  la  décoration  de  la  ville  éter- 
nelle avec  ce  grand  goût  dont  l'Italie  avait  alors  le  privilège,  mais 
qu'on  aurait  pu»ne  pas  rencontrer  dans  l'humble  religieux,  trans- 
formé en  chef  de  l'église.  II.  de  Hubner  a  déployé  la  finesse  et  le 
sentiment  d'att  d'un  Italien  de  la  renaissance  en  traitant  de  ces 
embellissemens  de  la  Rome  de  Léon  X;  le  chapitt*e  intitulé  FAh- 
guille^  ou  l'obélisque,  est  écrit  avec  beaucoup  de  délicatesse. 

Nous  nous  proposons  surtout  de  considérer  dans  le  pape  Sixte- 
Quint  le  chef  de  la  catholicité  chargé  du  gouvernement  de  l'église  en 
un  moment  solennel  de  révolution  religieuse  et  politique  :  c'est  par 
là  principalement  que  l'histoii'e  de  ce  pontife  nous  touche  et  nous 
attache,  car  les  afiisiires  de  la  France  ont  été  profondément  mêlées 
pendant  le  xvi'  siècle  aux  aflaires  de  l'église.  La  direction  intérieure 
de  la  France,  on  le  sait,  a  été  vers  la  fm  de  ce  siècle  <fens  le  plus 
complet  désarroi;  c'est  le  temps  où  la  guerre  civile,  pour  cause  de 
rt^ligion,  fut  le  plus  acharnée  parmi  nous;  c'est  le  temps  où  aux 
dissidences  religietEses  se  joignirent,  par  un  lien  intime,  les  dissi- 
dences politiques,  nées  des  compétitions  ouvertes  par  l'extinction 
de  la  dynastie  des  Valois.  La  participation  animée  de  la  papauté  à 
nos  troubles  civils  fut  marquée  de  divers  caractères,  selon  les  temps 
et  les  personnes,  mais  elle  fut  persistante,  et  les  papes  Tout  justifiée 
par  l'intérêt  impérieux  du  catholicisme  menacé.  C'est  alors  que 
commença  le  règne  de  Sixte-Quiiit  (1585),  qui,  dans  sa  courte  du- 
rée, fut  le  témoin  de  l'alliance  forcée  de  Henri  III  avec  la  ligue,  de 
la  domination  des  ligueurs  finissant  par  expulser  le  roi  de  sa  capi- 
tale, de  la  réaction  signalée  par  l'assassinat  de  Henri  de  Guise  et 
de  son  oncle  le  cardinal  à  Blois,  du  meurtre  de  Henri  III  lui-même, 
le  crime  appelant  le  crime  :  de  l'anarchie  qui  suivit  cette  cata- 
strophe, et  de  la  lutte  désespérée  entre  Henri  IV  et  la  ligue. 

L'histoire  et  l'appréciation  du  rôle  de  Sixte- Quint  au  milieu  de  ces 
désordres,  tel  est,  à  vrai  dire,  le  sujet  principal  du  livre  de  M.  de 


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«IXTE-QDINT   ET  l'eGLISE.  471 

Hûbner,  et  c'est  par  ce  côté  que  nous  prendrons  nous-mêmes  cet 
ouvrage.  Son  examen  critique  acquiert  ainsi  une  importance  toute 
fraxiçaise  et  le  sujet  du  livre  s'incorpore  à  notre  histoire  nationale 
par  la  recherche  approfondie  des  rapports  de  Sîxte-Quint  avec  la 
ligue.  Les  caractères  du  pontife,  de  Philippe  II  et  d'Henri  IV  en 
ressortent  avec  une  physionomie  nouvelle.  Un  grand  personnage 
y  est  toutefois  laissé  dans  l'ombre,  c'est  Elisabeth  d'Angleterre, 
dont  l'influence  et  Faction  étaient  autre  part  qu'à  Rome,  et  dont 
M.  de  Hûbner  a  pu  ne  s'occuper  qu'accessoirement. 

  son  avènement  au  pontificat.  Sixte- Quint  avait  trouvé  la  poli- 
tique romaine  engagée  sur  la  question  française,  comme  nous  di- 
rions aujourd'hui.  Le  premier  soin  du  nouveau  pape  fut  de  rectifier 
à  cet  égard  la  direction  du  cabinet  romain,  car  il  craignait  tout 
autant,  au  fond  de  l'âme,  le  triomphe  de  Philippe  II  et  de  la  ligue 
que  le  triomphe  des  huguenots  eux-mêmes.  Sa  politique  constante 
fut  d'assurer  l'intérêt  catholique  et  de  dégager  en  même  temps  Té- 
gTise  des  exigences  de  Philippe  II  :  toute  l'habileté  de  ce  dernier  ne 
pouvant  dissimuler  le  joug  dominateur  que  préparait  à  la  papauté 
un  protectorat  destiné  à  devenir  aussi  formidable  que  l'avait  été  ce- 
lai des  empereurs  allemands  et  de  Charles  d'Anjou.  Préoccupé  de 
ces  périls  et  des  moyens  de  les  conjurer,  Sixte-Quint  ouvrit  la  voie 
de  la  pacification  de  la  France  et  du  rétablissement  de  l'équilibre 
européen,  en  prêtant  l'oreille,  malgré  le  dépit  et  l'opposition  des 
Espagnols,  aux  propositions  du  parti  politique  et  national  qui  mé- 
nageait en  France  l'avènement  de  la  maison  protestante  de  Bour- 
bon, garanti  par  une  grande  concession  aux  intérêts  catholiques, 
à  savoir  l'abjuration  d'Henri  IV*  Le  comte  Olivarès  en  avisait  Phi- 
lippe II  dans  sa.  correspondance  :  a  Le  pape,  lui  disait-il,  espère 
grandement  que  les  deux  partis  remettront  cette  affaire  entre  ses 
mains,  et  qu'il  parviendra  à  la  régler,  quoiqu'il  n'ignore  pas  la  dif- 
ficulté. »  Telle  était  la  pensée  arrêtée  de  Sixte -Quint  lorsque  la 
mort  le  surprit  au  milieu  de  ses  négociations;  mais  la  transac- 
tion était  indiquée ,  la  conciliation  était  préparée,  et,  malgré  la 
mort  du  pape ,  le  bon  sens  d'un  de  ses  successeurs  la  fit  préva- 
loir plus  tard,  lin  immense  service  fut  ainsi  rendu  à  la  France,  qui 
retrouva  un  gouvernement  réparateur,  se  releva  de  ses  ruines,  re- 
prit son  rang  en  Europe  et  parvint  aux  destinées  glorieuses  qu'ac- 
complirent, à  travers  tant  de  vicissitudes»  les  héritiers  de  Henri  de 
Béam,  Louis  XIII  et  Louis  XIY. 

Pour  donner  à  la  mise  en  scène  de  ce  grand  drame  l'ampleur  qui 
hii  convient.  M,  de  Hûbner  a  d'abord  recherché,  avec  la  perspica- 
cité de  l'homme  d'état  et  le  talent  d'un  historien  de  la  meilleure 
école,  comment  ces  papes  du  xvi«  siècle,  qui  n'avaient  ni  les  des- 
seins ni  l'ambition  de  Grégoire  VII»  avaient  été  conduits  à  prendre 


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A72  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  rôle  si  actif  dans  les  agitations  de  la  France,  et,  comme  la 
raison  d'affaires  est  toujours  celle  qui  préoccupe  notre  grave  au- 
teur, qui  n'en  fait  pas  moins  à  l'occasion  leur  part  à  la  passion  et 
à  l'erreur,  il  a  recherché  les  causes  sérieuses  d'une  si  vive  et  si  opi- 
niâtre intervention.  Or,  il  le  faut  reconnaître,  un  aveugle  fanatisme 
n'a  point  été  le  mobile  des  meneurs  politiques  du  xvi^  siècle.  Le 
fanatisme  n'a  été  qu'un  instrument  entre  leurs  mains,  et  la  poursuite 
d'un  grand  intérêt  a  décidé  du  rôle  de  chacun.  Dans  la  conduite  de 
cet  intérêt  se  sont  distingués  les  habiles,  cherchant  d'abord  à  régler 
le  jeu  de  lâ  partie  et  puis  à  la  gagner.  Le  tableau  des  conflits  de 
ce  temps-là  est  donc  comme  un  grand  échiquier  déployé  devant  le 
lecteur  attentif.  Aussi  bien  le  travail  de  l'historien  de  Sixte-Quint 
est  en  ce  point  d'un  trop  vif  attrait  pour  que  nous  puissions  négliger 
de  l'y  suivre. 

L'idée  de  rapprochemens  avec  l'histoire  contemporaine  se  pré- 
sentera peut-être  à  la  pensée,  et  nouîTne  l'écarterons  pas,  bien  que 
M.  de  Hûbner  nous  donne  à  cet  égard  l'exemple  d'une  réserve  du 
meilleur  goût.  Notre  malheureux  pays  est-il  destiné  à  revoir  les 
déchiremens  politiques  et  les  guerres  religieuses  du  xvi*  siècle?  Si 
l'énergie  des  caractères  répondait  à  la  profondeur  des  divisions, 
j'en  aurais  certes  l'appréhension  décidée;  mais  au  fond  le  retour  de 
ces  odieuses  luttes  n'a  plus  de  chances  de  succès.  L'agencement  de 
la  société  moderne  éloigne  la  crainte  de  la  guerre  civile  et  de  ses 
résolutions  audacieuses,  renouvelées  d'une  autre  époque.  C'est  mon 
espérance,  tout  en  avouant  que  l'avenir  garde  encore  le  secret  des 
solutions  défînitives  de  plusieurs  questions  redoutables.  Quoi  qu'il 
en  soit,  rétablissons,  à  l'exemple  de  M.  de  Hûbner,  la  situation  de 
la  papauté  en  face  des  grands  mouvemens  du  xvi*  siècle  et  des 
guerres  intestines  de  France. 

L'église  romaine  traversait  alors  une  des  périodes  les  plus  cri- 
tiques qu'elle  ait  jamais  parcourues.  Au  siècle  précédent,  elle  avait 
déjà  éprouvé  un  trouble  profond  par  des  causes  nées  dans  son 
propre  sein  et  par  des  causes  provenant  du  monde  extérieur.  Dans 
le  sein  même  de  l'église,  un  schisme  de  quarante  années  avait  dé- 
chiré la  chrétienté  et  offert  au  monde  le  spectacle  déplorable  d'une 
scission  qui  produisit  la  concurrence  de  deux  papes  se  succédant  de 
compétiteur  en  compétiteur  pendant  près  d'un  demi-siècle,  s'excom- 
munîant  l'un  l'autre  à  l'envî  et  se  partageant  l'obédience  chrétienne 
en  une  confusion  si  grande,  que  les  plus  grands  saints  et  les  plus 
éclairés  ne  surent  souvent  quel  parti  prendre.  Catherine  de  Sienne, 
—  personnage  de  grande  autorité,  —  tenait  pour  Urbain  VI,  dans  le 
temps  que  le  B.  Pierre  de  Luxembourg  se  déclarait  pour  Clément  VII. 
Il  fallut  une  coalition  de  conciles  et  de  souverains  pour  mettre  fin  à 
ce  qu'on  nomme  le  grand  schisme  d'Occident  (iA17).  Le  respect  et 


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SIXTE-QUINT   ET   l'ÉGLISE.  473 

î  en  restèrent  profondément  affaiblis,  et  de  contagieuses  manî- 
ttions  séparatistes  furent  la  conséquence  de  ces  désordres  en 
nagne,  en  Angleterre  et  ailleurs.  L'unité  romaine  triompha, 
;  pour  être  soumise  à  des  épreuves  d'un  autre  genre.  A  partir  de 
7  jusque  vers  le  milieu  du  xW  siècle,  la  papauté  compte  deux 
is  distinctes  de  pontifes  :  celle  des  papes  pieux,  pénétrés  de  la 
teté  de  leur  apostolat,  véritables  pontifes  de  l'église,  à  la- 
ie succède  depuis  1471  une  autre  série,  celle  qu'on  a  nom- 
des  pape3  politiques,  et  où  l'on  compte  Sixte  IV,  Innocent  VIII, 
andre  VI,  Jules  II,  Léon  X  et  Clément  VII,  pour  lesquels  le  soin 
indre  et  de  consolider  leur  pouvoir  temporel,  de  le  transmettre 
irs  familles,  d'acquérir  des  territoires  par  la  guerre  et  autre- 
t,  en  un  mot  pour  lesquels  les  préoccupations  mondaines  et 
iques  du  souverain  absorbent  toute  l'attention  du  prince  de 
ise.  Les  contemporains  des  papes  politiques  ne  semblent  pas 
le  avoir  été  trop  surpris  de  cette  déviation  morale  de  la  pâ- 
té. Arioste  a  célébré  Lucrèce  Borgîa,  sans  paraître  heurter  la 
cience  publique,  et  quant  aux  impressions  des  politiques  du 
is,  Machiavel  et  Guichardin  en  sont  les  immortels  témoins. 
\  II  a  été  l'un  des  souverains  les  plus  considérés  du  siècle.  Il 
sait  de  la  réputation  d'un  très  habile  homme  de  guerre,  et  nul 
semblait  révolté.  Un  savant  et  pieux  religieux  bénédictin  nous 
ue  a  Jules  II  employa,  pour  relever  la  puissance  temporelle  du 
-siège,  les  moyens  les  plus  propres  à  lui  faire  perdre,  s'il 
possible,  sa  puissance  spirituelle,  en  quoi  consiste  sa  vraie 
ieur  (1);  »  et,  chose  singulière,  par  une  suite  de  la  réaction 
raie  qui  s'accomplissait  alors  au  profit  du  pouvoir  monarchique, 
sous  le  règne  de  Jules  II  que  commença  de  s'établir  l'opinion 
nfaillibilité  pontificale  (2).  Le  sentiment  chrétien  était  grave- 

altéré  non-seulement  sur  la  chaire  de  Saint-Pierre,  mais  en- 
dans  une  partie  considérable  de  l'Europe  occidentale,  en 
ce,  en  Italie,  en  Angleterre,  en  Allemagne.  C'était  le  résultat 
î  révolution  dans  les  esprits,  dont  l'influence  s'est  prolongée 
l'au  milieu  du  xvi**  siècle. 

papauté  était  alors  en  présence  d'un  danger,  né  de  causes 
ieures,  mais  non  moins  formidable  pour  sa  considération,  sa 
ance  et  son  autorité  morale.  C'était  l'esprit  de  la  renaissance 
est  né  le  doute,  le  scepticisme ,  le  libre  examen.  La  renais- 
5  est  le  grand  événement  qui  a  changé  le  destin  de  l'Eu- 

Un  élément  inattendu  de  civilisation  apparaissait,  le  génie  du 
le  ancien  se  relevant  sur  ses  ruines.  L'esprit  païen ,  endormi 
is  mille  ans,  se  réveillait  et  charmait  l'intelligence  humaine. 

l'Art  de  véri/ier  1$$  dates,  1. 1,  p.  331. 
Voyez  ibid.,  et  Fleury,  IX*  discours. 


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474  REVUE   DES   DEUX  U 

Tontes  les  classes  de  la  société  subirent 
tîon.  Les  princes,  les  magistrats,  les 
ordres  monastiques  eux-mêmes,  furen 
entraînante  de  la  beauté  antique  se  i 
sous  toutes  les  manifestations  de  son  é 
de  la  cour  romaine  et  des  déchiremeni 
L'esprit  nouveau  prédomina  dans  les  S( 
gna  les  mœurs  et  acheva  de  compromet! 
A  la  tète  de  cette  révolution  intellectuell 
savans  connus  sous  le  nom  dihwnanisles. 
publiques  dans  les  universités  fondées  ai 
places  de  confiance  auprès  des  prince: 
dans  la  direction  des  républiques  italien 
tites  cours  polies  de  la  péninsule.  On 
comme  c!eux  siècles  auparavant  on  s 
dours  (1),  comme  deux  siècles  plus  ta 
sophes.  C'est  à  la  lumière  de  la  renaisse 
la  socicHé  du  xV  siècle,  dégagée  des  idé 
une  voie  nouvelle.  Émancipé  de  la  foi , 
Tesprit  humain  s'est  frayé  une  route 
les  sciences,  dans  les  arts  et  dans  la  po 
les  esprits,  en  ont  éprouvé  le  contre - 
papes  pontifes,  la  révolution  se  prépj 
sous  les  papes  politiques  (2).  L'Europe 

(1)  Voyoz  roiivrage  instructif  de  Biirckhardt,  Cul 

(2)  n  était  difficile  que  le  culte  de  l'antiquité, 
renaissance,  ne  rejaillît  pas  sur  les  mœurs  publique 
les  conséquences.  La  mémoire  d* Alexandre  VI  en  a 
bition  violente  et  passionnée  lui  fit  de  mortels  enn 
porains  lui  donnent  tous  les  vices  do  Néron.  Le  rep 
nos  jours.  Il  y  a  beaucoup  à  rabattre  des  eiagérati( 
du  siècle  dernier,  les  judicieux  et  véridiques  auteurs 
remarqué  que  la  «  vraisemblance  manque  quelquefi 
la  comparaison  qu'on  a  faite  de  lui  avec  Néron  es 
de  l'empereur  était  insensée,  autant  la  politique  < 
traita  avec  tous  les  princes  de  l'Europe  et  vint  à  bc 
sonne  ne  fut  la  dupe  de  Néron.  »  Quant  aux  débauc 
tées,  le  principal  témoignage  en  est  tiré  du  Dtar 
Jeter  les  yeux  sur  ce  document  imprimé  daas  la  co 
nuscrit  suspect,  pour  avoir  l'idée  d'une  interpoU 
XVI*  siècle.  En  effet,  l'incroyable  convivium,  dont 
titre,  occupe  une  page  isolée  dans  l'imprimé  d'E( 
dftm  le  reste  du  Jowmal  qui  rappelle  les  liabitudei 
Une  édition  critique  et  complète  du  Diarium  a  été 
]e  n'ai  pu  en  vérifier  le  texte.  La  chronique  scandi 
a  dû  être  alimentée,  sur  an  certain  fonds  de  vérité, 
douze  premiers  césars,  par  Suétone.  Deux  édidons, 


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8IXTE-QUINT  EX  jUsLSSEm  h7h 

rer  un  mouvement  analogue  dans  une  autre  sphère  de  la  âîrection 
politique  et  sociale.  Fendant  que  les  papes  politiques»  laissant,  la 
religion  pour  le  vulgaire,  s'abandonnaient  aux  calculs  de  Tambition 
et  aux  jouissances  de  la  vie,  et  que  la  société  environnante  goûtait 
les  charmes  de  la  culture  de  l'esprit  et  de  la  liberté  des  habitudes^ 
pendant  que  Léon  X  s'occupait  beaucoup  des  arts,  peu  des  affaires 
de  Téglise,  éclatait  l'explosion  de  la  réforme. 

L'avertissement  était  sérieux,  il  fut  compris.  Une  grande  réaction 
se  produisit  à  Rome,  dans  lesr  conseils  de  la  papauté,  pour  le  re- 
dressement des  moeurs,  et  dans  le  sein  de  la  chrétienté  pour  la  dé- 
fense du  catholicisme  attaqué  par  Luther,  auquel  secrètement  ou 
publiquement  se  rallièrent  la  plupart  des  humanistes,  détrônés  de 
leur  influence  par  le  mouvement  de  la  réaction  catholique.  A  l'avé- 
nement  de  Pie  IV  (1559),  la  réaction  catholique  s'annonce;  sous  le 
règne  de  Pie  V  (1566-72),  elle  est  réalisée.  Son  résultat  finaU  cour 
sacré  cent  ans  après,  à  la  paix  de  W.estphalie,  a  été  de  maintenir 
au  catholicisme  sa  large  part  d'influence  morale  sur  la  société  eu- 
ropéenne,  tout  en  admettant  les  faits  accomplis  et  les  conquêtes  de 
Tesprlt  moderne  sur  l'esprit  du  moyen  âge,  et  depuis  lors  l'église 
n'a  pu  songer  à  recouvrer  de  haute  lutte  ce  qu'elle  avait  perdu, 
sans  risquer  de  compromettre  ce  qu'elle  avait  conservé.  La  correc- 
tion des  abus  art-elle  eu  l'étendue  et  la  direction  désirables?  Il  est 
permis  d'en  douter;  mais,  pour  être  juste  dans  cette  appréciation, 
il  faut  tenir  compte  des  obstacles,  des  nécessités  et  des  incidens* 
C'est  ce  qu'a  fait  M.  de  Hûbner  avec  un  sentiment  d'équité  soutenu 
par  Texacte  connaissance  des  affaires  du  temps,  trop  favorable 
peut-être  à  la  papauté,  qu'il  semble  représenter,  comme  ayant  été 
prise  au  piège  par  les  humanistes. 

Le  péril  où  les  humanistes  ont  mis  l'église  romaine  aux  xv^  et 
^n*  siècles  a  été  grave  sans  doute,  d'autant  plus  qu'il  ne  venait 
plus  cette  fois  du  chaos  de  la  féodalité,  comme  au  temps  des  comtes 
de  Tusculum  (1),  ni  du  conflit  avec  les  puissances  de  la  terre, 
comme  au  temps  d'Henri  IV  de  Franconie  ou  de  Frédéric  II  de 
Hohenstaufen,  mais  de  l'opinion  seule  des  esprits  cultivés,  dont 
Babelais  fat  en  France  l'écho  trop  effronté,  mais  de  la  civilisation 
renaissante  elle-même,  et  de  la  lumière  que  son  flambeau  rallumé 

forent  publiées  à  Rome,  en  1470,  sous  les  auspices  de  la  papauté  même;  Tuoe  dédiée 
à  uo  cardinal  célèbre,  Tautre  donnée  par  Fiilastre,  humaniste  en  renom,  évêque  d*Âle- 
iû.  Ces  deux  éditions,  rapidement  épuisées,  furent  reproduites  à  Rome  en  1472  et  an- 
nées suivantes,  à  Milan  en  1472»,  1480,  14Qi,  1494,  à  Bologne,  14S8,  1403,  k  Veai», 
i490, 1493,  1496.  Les  additions  du  Diarium  ont  dû  être  provoquées  par  le  goût  du 
temps  et  par  la  licence  qu*on  trouvait  à  Florence,  à  Eerrare,  à  Vecise  aussi  bien  qu*à 
Borne. 

(1)  Voyez  le  premier  article  de  M.  llignet,  sur  TouTrage  de  M.  de  Cherrier,  dans  le 
tourna/  des  Savans,  et  l'Art  de  vérifUr  lee  daie^  ITSa,  t;.If>,  p«  SUS  8tS7«. 


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i76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

projetait  sur  Tltalie  et  l'Europe.  Toutefois  les  humanistes  n'avaient 
point  provoqué  le  grand  schisme  d'Occident»  ils  n'avaient  pas  suscité 
l'ambition  temporelle  des  papes  politiques,  ni  éveillé  les  convoitises 
des  familles  papales.  Les  humanistes  sont  survenus  sur  ces  pre- 
mières couches  de  désordre  et  de  discrédit,  et  ils  ont  été  d'autant 
plus  influons  qu'ils  ont  trouvé  les  esprits  plus  détachés  du  saint- 
père  des  anciens  temps.  C'est  ainsi  que  les  philosophes  du  xtiii*  siè- 
cle ont  obtenu  tant  de  crédit  au  milieu  d'une  société  où  tous  les 
pouvoirs  publics  étaient  compromis.  Et,  quant  au  piège,  il  n'est 
pas  permis  à  ceux  qui  dirigent  les  affaires  de  s'excuser  d'y  tomber 
en  alléguant  leur  naïveté,  leur  imprévoyance  ou  d'autres  misères 
humaines.  En  ce  cas,  l'expiation,  c'est  la  chute.  Toute  autre  puis- 
sance que  lapfapauté  eût  succombé;  la  force  vitale  de  l'église  Ta 
préseiTée,  sans  que  les  fautes  soient  moins  incontestables.  Les  ul- 
tramontains  ont  prétendu  qu'après  tout  l'église  est  immortelle,  et 
qu'elle  n*a  rien  à  changer  dans  des  allures  qui  ne  sont  point  justi- 
ciables de  la  terre.  A  ce  sophisme,  Fénelon  a  répondu.  «  L'église, 
il  est  vrai,  dit-il,  répare  ses  pertes.  Elle  a  des  promesses  d'éter- 
nité... La  foi  ne  s'éteindra  point,  mais  elle  n'est  attachée  à  aucun 
des  lieux  qu'elle  éclaire;  elle  laisse  souvent  derrière  elle  une  affreuse 
nuit  à  ceux  qui  ont  méprisé  le  jour,  et  elle  porte  ses  rayons  à  des 
yeux  plus  purs.  »  Et  Fénelon,  après  avoir  rappelé  la  perte  du  chris- 
tianisme en  Afrique,  s'écrie  :  «  Que  sont  devenues  ces  fameuses 
églises  d'Alexandrie,  d'Antioche,  de  Jérusalem,  de  Gonstanti- 
nople  (1),  qui  ont  illuminé  le  monde?  »  Les  états  périssent  par  les 
abus  ou  les  erreurs  du  pouvoir  qui  les  répt,  tout  comme  par 
l'invasion  des  barbares. 

L'humanisme  n'eût  pas  décrié  le  commerce  des  indulgences,  s'il 
ne  l'avait  pas  rencontré  sur  son  passage;  mais  ce  n'est  là  qu'un  in- 
cident de  la  grande  révolution  religieuse  du  xvi«  siècle.  L'huma- 
nisme a  exercé  une  influence  plus  décisive,  en  proclamant  la  légiti- 
mité du  libre  examen.  Il  est  l'aïeul  du  que  sais- je?  de  Montaigne, 
Ramus  professait  hardiment  à  Paris,  aux  acclamations  de  nombreux 
auditeurs,  dans  un  collège  de  la  Montagne-Sainte-Geneviève,  que 
la  raison  ne  relève  d'aucune  autorité,  mais  que  toute  autorité  relève 
de  la  raison  :  nulla  aucloritas  rationisj  omnis  auctoritatis  ratio  d(h 
mina  est.  Toutefois  il  en  eût  été  de  la  doctrine  de  Luther  comme 
de  celle  de  ses  prédécesseurs  en  dissidences  religieuses,  si  la  poli- 
tique ne  s'en  fût  mêlée,  et  la  politique  n'a  été  mise  en  mouvement 
que  par  la  faute  de  la  papauté.  La  rapide  propagation  de  la  ré- 
forme, disons  mieux,  de  la  révolution  religieuse  en  Europe,  eut  pour 
cause  principale,  non  pas  la  supériorité  des  dogmes  nouveaux,  mais 

(1)  Fénelon,  Swmon  pour  la  fête  de  VÊp^haniê» 

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SIXTE-QUINT  ET  l'ÉGUSE.  477 

le  discrédit  où  était  tombé  le  gouvernement  de  Téglise.  Les  princes 
étaient  lassés  des  agitations  importunes  et  des  prétentions  excessives 
de  la  cour  de  Rome,  et  le  respect  de  Vapostole  était  perdu  dans 
Tesprit  des  populations.  La  réforme  fut  pour  un  grand  nombre  une 
lutte  d'indépendance  et  d'affranchissement.  D'autre  part,  si  l'église 
n'avait  point  possédé  d'immenses  territoires  en  Allemagne,  la  sécu- 
larisation de  ces  biens  n'eût  point  tenté  la  cupidité  de  ceux  qui  em- 
brassèrent la  réforme  pour  agrandir  leurs  domaines.  Frédéric  II  de 
Prusse  a  pu  écrire  que,  «  si  l'on  veut  réduire  les  causes  des  progrès 
de  la  réforme  à  des  principes  simples,  on  verra  qu'en  Allemagne  ce 
fut  l'ouvrage  de  l'intérêt;  »  et  il  poursuit  avec  cynisme  :  «  Joacbim  II 
(de  Brandebourg)  acquit  par  la  communion  sous  les  deux  espèces 
les  vastes  évêchés  de  Brandebourg,  de  Havelberg  et  de  Lebus,  qu'il 
incorpora  à  la  Marche  (1).  »  Il  a  oublié  l'acquisition  du  duché  de 
Prusse  par  Albert  son  arrière-cousin,  grand-maître  de  l'ordre  teu- 
tonique.  Tout  en  reconnaissant  les  passions  des  adversaires  du  ca- 
tholicisme, on  ne  peut  donc  méconnaître  les  fautes  du  gouverne- 
ment de  la  catholicité. 

C'est  ce  que  comprit  enfin  la  cour  de  Rome,  éclairée  par  de  sages 
et  respectables  personnages,  mémoratifs  des  avertissemens  donnés 
jadis  par  le  vénérable  Pierre  Damien  et  par  saint  Bernard  en  d'a- 
nalogues circonstances.  Mais  de  même  que  la  politique  s'était  em- 
parée de  la  réforme,  elle  s'empara  de  la  réaction  catholique,  les 
affau-es  de  l'Europe  furent  plus  brouillées  que  jamais,  et  les  intérêts 
de  l'église  parurent  compromis  à  tel  point  que  le  cardinal  Morone, 
partant  pour  le  concile  de  Trente,  disait  à  un  ambassadeur  de 
Venise  :  «  C'en  est  fait  de  la  religion  catholique  (2).  »  De  nobles 
efforts  furent  faits  alors  à  Rome  pour  la  régénération  de  l'église. 
Des  papes  dignes  de  leur  mission  proscrivirent  résolument  le  né- 
potisme, rétablirent  l'autorité  des  bons  exemples,  l'intégrité  des 
moeurs,  la  régularité  de  l'administration.  Le  choix  des  membres 
du  sacré-collége  fut  justifié  par  la  piété,  le  savoir,  la  considé- 
ration publique  ;  grande  réforme  morale  qui  se  personnifie  princi- 
palement en  deux  hommes  dignes  de  la  vénération  publique  :  Charles 
Borromée  et  Pie  V  (3).  M.  de  Hûbner  a  retracé  ce  tableau  d'après 
les  correspondances  contemporaines  avec  un  intérêt  saisissant.  On 
s'étonne,  dit-il,  du  succès,  et  plus  encore  du  courage  de  ceux  qui 
entreprirent  cette  transformation  des  mœurs  de  la  cour  romaine. 
On  apprend,  en  y  regardant  de  près,  à  ne  jamais  désespérer  des 
grandes  causes  réputées  perdues. 

(i)  Voyez  les  Mémoires  de  Brandebourg. 

(2)  Voyez  roavrage  de  M.  de  Habner,  1. 1*'. 

(3)  Voyez  VHistoire  de  Pm  F  (de  famille  obscure,  comme  Sixte-Quini),  par  M.  de 
FaUooi,  1844,  2  toI.  iii-8«,  et  1859,  2  yoI.  in-11 


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478  EfiVUB  DES  BEOX  MOMÛES. 

Malheureusement  pour  la  papauté,  la  râTorme  de  Luther  avait 
marché  plus  vita  que  la  réformation  desc  mœurs  romaines,  et  Té- 
glise  catholique  était  battue  en  brèche  de  toutes  parts*  Il  n'y  avait 
pas  un  demi-siècle  écoulé  depuis  que  Luther  avait  proclamé  sa  se* 
paration,  et  la  moitié  de  l'Europe  avait  suivi  l'exemple  du  moioe 
de  Wittemberg.  Presque  toute  l'Allemagne  du  nord  et.  la.  moitié  de 
celle  du  sud  avaient,  embrassé  la  doctrine  de  Luther;  la  puissance 
de  Charles  Y  s'était,  brisée  contre  les  protestans,  et  il  avait  été 
obligé  de  souscrire  à*  la  transaction  de  Passau.G'était  une  révolu- 
tion politique  autant  qu'une  réforme  religieuse.  L'Angleterre  ^  TÉ- 
cosse,  la  Suède,  le  Danemark,. une  partie  de  la  Suisse  et  des  Paya- 
Bas  avaient  aussi  fait  scission  avec  Rome.  La  Pologne  était  ébranlée, 
la  France  hésitait;  le  gouvernement  d^  Valois  dans  sa  politique 
étrangère  s'appuyait  sur  les  protestans;  à  l'intérieur,  il  faisait  pro- 
fession d'attachement  à  l'église  romaine,  quelquefois  avec  violence, 
quelquefois  avec  indécision.  Une  forme  française  de  la  séparation  ré- 
formée s'était  produite,  qui  entraînait  une  foule  d'adeptes,  et  dont 
le  centre  d'action  établi  à  Genève  rayonnait  sur  la  Gaule.  De  là  Cal- 
vin régnajLt  en  maître  absolu,  propageait  ses  opinions  à  la  ronde,  fa- 
natisait ses  sectateurs  et  faisait  des  prosélytes  jusque  dans  la  haute 
Italie.  Que  la  France  passât  du  côté  de  la  réforme,  et  le  catholicisme 
était  réduit  en  Europe  à  un  empire  incertain  sur  l'Italie  et  à  l'obéis- 
sance dévouée  de  l'Espagne..  Telle  a  été  l'origine  de  l'importance 
européenne  des  querelles  religieuses  qui  ont  déchiré  la  France  pen- 
dant cinquante  ans.  Les  partis  se  sont  disputé  ce  champ  de  bataille 
avec  férocité.  La  consécration  politique  de  la  réforme  avait  produit 
ce  résultat  de  créer  en  Europe  deux  classes  d'états,  dont  les  ten- 
dances, comme  les  intérêts,  restaient  distincts^  môme  après  qu'on 
avait  souscrit,  à  une  paix  de  religion. 

En  effet,  la  question  religieuse  recevait  une  complication  singu- 
lière des  circonstances  politiques  au  milieu  desquelles  elle  avait 
éclaté;  elle  tombait  au  milieu  d'une  lutte  de  prépondérance  entre  la 
France  et  l'Espagne^  lutte  à  laquelle  l'Angleterre  ae  nrèla  bientôt 
avec  habileté  pour  y  jouer  un  rôle  plus  décidé  que  la  France.  Elisa- 
beth prit  résolument  en  main  la  défense  de  Tintérét;  protestant  en 
Europe;  sa  politique  intérieure  et  extérieure  l!y  conviait.  Elle  obéit 
à  une  loi  de  situation*  Philippe  II,  héritier  de  Charles  V  en  Es- 
pagne, prit  avec  non  moins  de  résolution  la  représentation  de  Tin- 
térèt  catholique  dans  le  monde.  Sa  politique  lui  en  imposait  la  con- 
dition et  lui  en  promettait  un  immense  profit.  C'était  ce  protecteur 
que  redoutaient  les  papes,  tout  en  acceptant  ses  services;  mais  les 
fréquentes  vacances  de  la  papauté  et  les  vitissitudes  de  la  lutte 
avalent  fait  flotter  à  cet  égard  la  politiq^ue  de  là  cour  de  Borne. 
Malgré  le  soulèvement  des  Pays-Bas,;lanaoaarchie.espagjaole  était 


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SIXTE-QUINT   ET  l'ÉGLISE.  479 

encore  à  l'apogée  de  sa  puissance,  qu'une  suite  d'événemens 
s  de  tout  le  monde  avait  fait  éclore  et  grandir.  Le  mariage 
•dinand  et  d'Isabelle  en  avait  assuré  l'unité  territoriale;  les 
vertes  du  Nouveau-Monde  lui  apportèrent  des  trésors,  des  do- 
s  et  un  prestige  inattendus;  par  la  conquête  de  Grenade  fut 
mée  cette  lutte  de  huit  siècles  où  l'Espagne,  en  défendant  sa 
m,  son  indépendance  et  son  sol,  préserva  l'Europe  de  l'inva- 
ausulmane ,  fortiGa  le  caractère  de  ses  peuples  et  fonda  ses 
^s  politiques.  Après  ce  grand  effort  sur  elle-même,  l'Espagne 
t  son  influence  extérieure  par  un  vaste  mouvement  d'expan- 
ui  lui  donna  pied  en  Italie  et  lui  ouvrît  le  foyer  le  plus  actif 
de  l'intelligence  européenne,  foyer  d'où  partait  la  direction 
chrétienté.  Enfin  un  grand  mariage  unit  l'héritière  de  Ferdi- 
le  Catholique  au  fils  de  l'empereur  Maximilien,  et  lui  porta  le 
héritage  des  ducs  de  Bourgogne.  Charles  V,  successeur  tout  à 
i  de  la  maison  d'Aragon  et  de  Castille,  de  la  maison  de  Bour- 
î  et  de  la  maison  de  Habsbourg,  obtint  de  plus  l'empire  ger- 
[ue  et  se  trouva  le  plus  puissant  souverain  de  l'Europe.  Il 
«ger  à  la  monarchie  universelle  qu'il  se  flatta  d'avâr  fondée 
ir,  et  se  portant  en  Allemagne  le  défenseur  armé  du  catho- 
e  attaqué,  il  tenta  de  rétablir  le  saint-empire  du  moyen  âge  ; 
)auté  courba  le  front  devant  son  orgueil.  De  grands  échecs  et 
istance  de  nos  rois  suspendirent  plutôt  qu'ils  ne  renversé- 
es desseins,  repris,  après  son  abdication,  par  son  fils  Phi- 
II,  qui,  quoique  héritant  de  la  moitié  de  ses  états  seulement, 
a  le  légataire  direct  de  l'ambition  et  de  l'influence  de  Charles- 
en  Europe. 

s  Philippe  II,  l'Espagne  atteignit  au  plus  Iiaut  point  de  sa 
eur,  mais  toucha  aussi  au  commencement  de  sa  décadence, 
nce,  qui  avait  pu  espérer  de  réunir  la  couronne  d'Angleterre 
îs  dont  sa  tête  était  chargée,  reprit  les  projets  de  son  père  en 
randissant.  Il  se  proposa  d'établir  sa  domination  en  Europe  en 
[uant  sa  puissance  au  triomphe  du  catholicisme,  dont  la  cause 
rdait  avec  ses  penchans  et  avec  ses  intérêts,  et  il  remua  l'Oc- 
;  pour  parvenir  à  ses  fins.  L'Angleterre  lui  avait  échappé  par 
't  prématurée  de  la  reine  Marie,  il  tourna  tous  les  ressorts  de 
iiique  vers  la  France,  où  la  lutte  ardente  du  catholicisme  et  de 
jrme  prêtait  une  large  ouverture  à  ses  intrigues  et  à  ses  dé- 
e  reculant  d'ailleurs  devant  aucun  moyen  pour  arriver  à  son 
»t  bravant  les  malédictions  humaines  pour  obtenir  le  suc- 
i  ce  qu'il  croyait  être  la  cause  de  Dieu.  A  certaine  heure  où  il 
tait  l'apaisement  de  la  guerre  civile  en  France,  il  faisait 
par  son  lieutenant  le  duc  d'Albe  à  la  reine  Catherine  de  Mé- 


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A80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dicis  (1)  :  «  Le  roi  très  chrétien  ne  peut  conclure  un  accord  qu'en 
faisant  des  concessions  sur  le  spirituel  et  sur  le  temporel.  II  ne  peut 
faire  des  concessions  sur  le  spirituel  sans  entreprendre  sur  les 
droits  d'autrui»  et  Dieu,  de  qui  sont  ces  droits,  ne  le  souffrira  pas; 
il  n'en  peut  faire  sur  le  temporel  sans  porter  atteinte  à  sa  propre 
autorité.  ••  Or  il  vaut  beaucoup  mieux  avoir  un  royaume  ruiné,  en 
le  conservant  pour  Dieu  et  le  roi,  au  moyen  de  la  guerre  civile,  que 
de  l'avoir  tout  entier  sans  celle-ci  au  profit  du  démon  et  des  hé- 
rétiques ses  sectateurs.  »  La  réaction  catholique  du  xvi«  siècle  avait 
donc  trouvé  dans  Philippe  II  un  agent  puissant,  impitoyable,  qui, 
dépassant  le  but,  effrayait  à  juste  titre  les  sages  de  la  cour  de  Rome, 
où  cependant  la  doctrine  de  l'extermination  ne  manquait  pas  de 
partisans,  car  à  cette  époque  d'excitation  religieuse  Simon  de  Mont- 
fort  rencontrait  des  émules,  et  la  plume  du  duc  d'Albe,  aussi  ferme 
que  son  épée,  traçait  à  l'école  moderne  de  l'autorité  absolue  sa  for- 
mule et  sa  règle  d'action. 

La  réforme  était  antipathique  au  génie  espagnol,  qui  fournit 
au  catholicisme  militant  un  indéfectible  appui,  sur  le  caractère 
duquel  n%us  reviendrons  plus  tard.  Le  scepticisme  italien  de  la  re- 
naissance se  fût  accommodé  peut-être  de  la  réforme,  si  l'intérêt  de 
la  péninsule  ne  l'avait  point  rattachée  à  la  papauté;  mais  Venise  et 
Florence  restaient  pour  les  papes  des  amis  réservés.  Tous  les  re- 
gards étaient  tournés  à  Rome  vers  la  France,  de  laquelle  on  at- 
tendait l'impulsion  décisive  pour  les  destins  du  catholicisme.  Or  la 
réaction  catholique  y  trouvait  une  énergique  résistance.  La  réforme 
ne  s'y  était  point  répandue  sans  doute  avec  les  mêmes  facilités 
qu'en  Allemagne,  mais  pourtant  elle  y  avait  obtenu  de  notables  suc- 
cès. C'est  par  Calvin,  et  bien  après  Luther  et  dans  d'autres  condi- 
tions, qu'elle  s'y  était  propagée  en  rencontrant  de  considérables 
obstacles.  Le  clergé  catholique,  quoique  fort  riche,  n'y  possédait 
point  ces  vastes  territoires  ecclésiastiques  qui  comptaient  parmi  les 
états  souverains,  en  Allemagne,  et  dont  la  transformation  séculière 
a  été  l'un  des  premiers  résultats  de  la  réforme.  Le  clergé  français 
était  en  général  savant,  attaché  à  ses  devoirs,  considéré,  national; 
il  luttait  contre  les  empiétemens  et  les  prétentions  de  la  cour  de 
Rome,  tout  en  demeurant  dans  le  giron  de  l'église.  Si  le  clergé 
français  avait  alors  été  ultramontain ,  c'en  était  fait  peut-être  du 
catholicisme  en  France,  car  la  cour  de  Rome  y  était  profondément 
impopulaire  malgré  le  respect  qu'on  gardait  au  chef  de  l'église  :  sen- 
timens  en  apparence  contradictoires,  que  l'histoire  pourtant  atteste 
et  justifie.  Au  demeurant,  l'église  de  France  était  l'honneur  du  ca- 

(i)  Voyez  la  Correspondance  de  PhUippe  11,  par  M.  Gacbard,  1. 1*',  p.  609.  Lettre  de 
décembre  1567. 


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SIXTE-QUINT   ET  L'ÉGLISE.  481 

zisme.  La  maison  royale  de  Valois  n'avait  eu  aucun  intérêt  à  se 
rerde  l'église  catholique.  Elle  n'avait  pas  les  motifs  des  princes 
lands  pour  embrasser  la  réforme  :  ses  vues  sur  l'Italie  la  rame- 
it  au  contraire  au  système  de  circonspection  qui  était  le  fond 
politique  vénitienne.  Cependant  les  Valois  avaient  dû  chercher 
luxiliaires  chez  les  princes  protestans,  dans  leur  lutte  de  pré- 
érance  contre  Charles-Quint  et  Philippe  IL  De  là  une  certaine 
rmanente  hésitation,  qui  jeta  par  soubresauts  le  gouvernement 
:als  dans  diverses  fautes  de  conduite  :  son  intérêt  le  portant  à 
iger  à  la  fois  les  souverains  protestans  et  la  papauté, 
lis  l'aristocratie  française  avait  en  général  montré  une  pro- 
ion  marquée  pour  la  réforme;  elle  y  vit  un  moyen  de  reprendre 
épendance  qu'elle  avait  perdue  dans  sa  lutte  contre  la  cou- 
6.  Sous  cette  forme  nouvelle,  la  féodalité  apparut  encore  me- 
nte à  la  royauté,  et  commit  des  fautes  qui  furent  fatales  aux 
rmés.  La  royauté,  d'abord  indécise,  se  ravisa,  croyant  être  me- 
«,  et  pencha  vers  la  répression  d'une  émancipation  religieuse 
tournait  à  l'émancipation  politique.  Des  circonstances  particu- 
s  vinrent  alors  en  aide  à  la  réforme,  dont  les  forces  avaient 
is  un  considérable  développement.  Elle  avait  recrut*  ses  secta- 
s  dans  la  partie  la  plus  active  et  la  plus  remuante  de  la  nation, 
de  4,000  gentilshommes,  ou  seigneurs  fieffés,  et  parmi  eux  les 
grandes  familles  de  l'état,  les  Rohan,  les  Châtillon,  les  La  Tre- 
ille, les  La  Tour-d'Auvergne,  etc.,  professaient  la  croyance 
elle.  La  noblesse  militaire  était  donc  en  majorité  protestante,  et 
ait  facilement  mettre  en  campagne  de  30,000  à  40,000  combat- 
au  jour  où  la  lutte  serait  engagée.  C'était  un  parti  puissant 
ice  du  clergé  catholique,  de  l'administration  royale,  des  par- 
ns  et  des  grandes  villes,  en  général  demeurées  catholiques.  Les 
itages  des  uns  et  des  autres  parurent  se  balancer  le  jour  où  la 
me  fit  la  conquête  de  la  branche  cadette  de  la  maison  royale, 
î  accession  mit  sérieusement  en  péril  les  intérêts  du  catholi- 
e  en  France,  surtout  lorsqu'il  fut  assuré  que  la  maison  de  Va- 
touchait  à  sa  prochaine  extinction. 

îpuis  la  révolte  du  connétable  de  Bourbon,  un  rameau  vigou- 
de  la  famille  régnante  semblait  être  séparé  du  tronc  royal, 
laison  de  Vendôme  ou  de  Bourbon,  si  puissante  dans  le  centre 
ws  le  midi  de  la  France,  n'avait  pu  dissiper  les  défiances  de  la 
K)n  de  Valois,  qui  humilia  (1)  les  héritiers  du  dernier  fils  de 

D'après  le  cérémonial  français,  le  premier  prince  du  sang  marchait  seul  après  le 
ms  les  solennités  où  le  so«Terain  figurait  en  personne;  mais  eu  1548,  lorsque 
i  11  fit  son  entrée  solennelle  h  Chambéry,  conquis  sur  le  duc  de  Savoie,  le  roi 
t  qu'il  en  fût  autrement.  Le  premier  prince  du  sang  était  alors  Antoine  de  Bour- 
OME  a.  —  1872.  31 


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àS2  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

saint  Louis  au  profit  d'une  grande  race  d'origine  étrangère.  C'é- 
tait la  maison  de  Guise,  famille  héroïque  autant  qu'ambiUeuse, 
émigrée  de  Lorraine  pour  avoir  essayé  d'évincer  sa  branche  atnée 
de  la  duché  patrimoniale.  Elle  vint  fonder  en  France  sa  grandeur 
sur  d'éclatans  services  qu'elle  rendit,  et  sur  la  disgrâce  des  cadets 
de  la  maison  royale ,  qu'elle  exploita.  A  cette  entreprise  la  France  a 
dû  de  mémorables  avantages,  tels  que  la  défense  de  Metz  et  la  prise 
de  Calais,  mais  aussi  des  jours  néfastes,  tels  que  furent  ceux  de  la 
Saint- Barthélémy  et  de  la  domination  de  la  ligue.  De  même  que  les 
guerres  religieuses  d'Allemagne  avaient  eu  pour  aliment  l'intérêt 
et  l'ambition  des  princes  du  pays,  de  même  les  guerres  civiles  de 
France  ont  eu  pour  aliment,  pendant  la  dernière  moitié  du  xvi*  siè- 
cle, la  rivalité  des  maisons  def  Guise  et  de  Bourbon,  l'une  ayant 
pour  point  d'appui  le  parti  catholique  français  et  l'assistance  de 
Philippe  II,  l'autre  ayant  pour  point  d'appui  les  réformés  de  France 
soutenus  par  Elisabeth  d'Angleterre.  Entre  ces  partis  de  religion, 
un  grand  parti  politique  et  national,  détaché  du  catholicisme  galli- 
can, finit  par  faire  pencher  la  balance  du  côté  de  l'intérêt  français  et 
des  Bourbons,  qui  avaient  pour  eux  la  loi  fondamentale  de  la  mo- 
narchie française.  La  lutte  des  deux  maisons  avait  commencé  par 
une  querelle  d'étiquette,  elle  finit  par  une  compétition  à  la  couronne. 
Je  ne  veux  point  retracer  les  alternatives  de  répression  et  de  con- 
cession par  où  passa  d'abord  le  gouvernement  des  Valois,  par  rap- 
port à  la  réforme,  ni  les  tentatives  d'apaisement  et  de  transaction 
qui  honorent  l'administration  du  chancelier  de  L'Hôpital,  ni  l'his- 
toire de  la  régence  orageuse  de  Catherine  de  Médicis,  après  la  mort 
de  François  II.  Cela  est  écrit  partout.  Les  partis  exaltés  se  prépa- 
raient à  la  guerre  civile  dès  1560;  conjurée  un  instant,  elle  éclata  en 
1562,  à  la  suite  du  massacre  de  Vassy,  qui  fut  l'œuvre  des  Guises, 
et  depuis  lors,  quoique  sept  fois  suspendue,  elle  a,  pendant  plus  de 
trente  ans,  ensanglanté  la  France,  l'a  couverte  de  ruines  et  mise 
en  danger  de  périr.  Tout  le  monde  en  connaît  les  funestes  épisodes; 
elle  eut  pour  premier  instigateur  Philippe  II,  pour  organisateurs 
les  Guises,  tous  avec  des  intentions  diverses  ;  elle  eut  pour  acteurs 

bon,  duc  de  Vendôme,  qui  n'était  pas  encore  roi  de  Navairer  Ce  prince,  en  vcoant 
I  prendre  son  rang,  fat  surpris  de  voir  Claude  II  de  Guis^  se  mettre  sur  la  même  ligne 

I  à  sa  gauche.  Quoi  donc,  mon  compagnon,  loi  dit-il,  tiendrons-now  donc  rang  ensembU? 

—  Ottt^  monsieur f  répondit  Claude  do  Guise,  le  roi  m^a  assigné  cette  place.  —  Mais, 
reprit  le  duc  de  Vendôme,  c'est  tout  ce  que  je  pourrcus  permettre  à  M.  le  due  de  Lor- 
raine, chef  de  votre  maison.  Sur  quoi  le  duc  de  Vendôme  se  retira,  et  la  marche  fat 
suspendue;  mais  le  roi  lui  ayant  ordonné  de  reprendre  sa  place,  le  duc  revint  et  dit  à 
Claude  de  Gaise  :  Vous  pauveM,  mon  compagwm,  marcher  sur  la  même  ligne  que  mm, 
car  si  le  roi  ordonnait  à  un  laquais  de  marcher  à  mes  côtés,  je  le  souffrirais  par  r«f- 
pect  pour  ses  ordres.  —  Le  lils  d*Antoine  de  Bourbon  faillit  pajrer  cher  ce  méchsflt 
propos  le  24  août  1572. 


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SIXTE-QUINT  ET   l'ÉGLISE.  483 

principaux,  dans  le  camp  opposé,  les  princes  de  Bourbon  suivis  de 
la  plus  grande  noblesse  de  France.  La  correspondance  d'OIivarès 
et  de  Philippe  II,  publiée  par  M.  de  Hubner,  prouve  que  le  point 
capital  arrêté  par  les  Guises  et  Philippe  II  était  l'extermination 
des  hérétiques  de  France,  et  que  cet  intérêt  était  réputé  supérieur 
à  tout  autre  intérêt  européen.  Le  rôle  de  la  royauté  française  au  mi- 
lieu de  ce  conQit  était  des  plus  misérables;  elle  craignait  autant  le 
triomphe  des  uns  que  la  défaite  des  autres ,  et  s'épuisait  en  combi- 
naisons stériles  pour  conserver  une  ombre  de  pouvoir,  et  pour  ob- 
tenir la  pacification  du  royaume,  qui  était  son  salut. 

En  Tannée  1576,  le  parti  catholique  fit  éclater  contre  elle  son 
mécontentement.  Écoutons  un  contemporaîn  digne  de  confiance, 
Palma  Cayet,  professeur  au  collège  de  Navarre,  l'auteur  de  la  Chro-- 
nologie  novenaire.  a  Fâchés,  dit  cet  écrivain,  de  ce  que  le  roi  vou- 
lait pacifier  les  troubles  en  son  royaume,  permettant  à  ceux  de  la 
religion  prétendue  réformée  le  libre  exercice  de  leur  religion,  les 
déclarant  capables  de  tenir  estatz  en  toutes  cours  souveraines,  leur 
ayant  laissé  huit  villes  pour  leur  sûreté,  et  desadvouant  ce  qui 
s'était  passé  en  la  journée  Sainct-Barthélemy  1572,  aucuns  catho- 
liques, princes,  seigneurs  et  autres,  »  conclurent  à  Peronne,  au 
nom  de  la  sainte  Trinité,  le  fameux  traité  d'association  connu  sous 
le  nom  de  sainte  union  ou  sainte  ligue  (1),  par  lequel  les  adhérens, 
prenant  en  main  la  défense  de  la  cause  catholique,  trahie  selon  eux 
par  l'administration  royale,  se  substituaient  au  pouvoir  du  roi,  sous 
prétexte  de  mieux  défendre  ses  véritables  intérêts,  et  notifiaient 
leurs  desseins  subversifs  à  toute  la  chrétienté.  C'était  l'usurpation 
hardie  et  flagrante  de  Tautorîté  souveraine,  l'organisation  d'une  fac- 
tion audacieuse  dans  l'état,  et  le  prélude  des  plus  hardies  entre- 
prises; et  non-seulement  elle  demeura  impunie,  mais  après  plu- 
sieurs années  de  tergiversation  incessante  et  d'abaissement  continu, 
la  royauté  fut  obligée  de  subir  et  d'accepter  la  tutelle  de  la  ligue, 
en  pactisant  avec  elle  comme  de  puissance  à  puissance  par  le  traité 
de  Nemours,  conclu  entre  le  roi  et  le  duc  de  Guise,  qui  venait  de 
signer  à  loin  ville  (1584)  avec  Philippe  II  un  traité  d'alliance  pour 
l'exclusion  de  l'hérétique  Henri  de  Béarn  (Henri  IV),  devenu  héri- 
tier présomptif  de  la  couronne  par  la  mort  du  duc  d* Anjou,  frère 
de  Henri  III,  dans  la  personne  duquel  allait  s'éteindre  la  dynastie 
régnante. 

C'est  au  moment  où  Henri  III  venait  d'accomplir  ainsi  une  des 
pins  grandes  fautes  de  son  règne  que  Sixte- Quint  fut  élu  pape 
(1585).  Il  n'avait  point  approuvé  les  complaisances  compromet- 
tantes de  ses  prédécesseurs  pour  Philippe  II  et  la  ligue,  et  sous 

(1)  Voyez  le  teite  de  cet  acte  fallacieux  avec  le  commentaire  dans  Vintroduction 
de  rouvrage  de  Palma  Cayet,  édit.  de  Bachon. 


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A8&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nom  de  cardinal  de  Montalte  il  avait  vécu  pendant  les  dernières 
années  du  pontificat  de  Grégoire  XIII  dans  une  sorte  de  disgrâce. 
C'était  un  personnage  important  dans  le  sacré-collége,  et  dès  Fou- 
verture  du  conclave  les  ambassadeurs  étrangers  le  signalent  à  leurs 
cours  comme  un  cardinal  papable.  Il  était  porté  principalement  par 
le  parti  des  Médicis,  resté  fort  influent  à  Rome,  et  représenté  par 
un  cardinal  habile,  qui  ménagea  une  élection  par  adoration^  c*e$t- 
à-dire  par  acclamation,  à  son  candidat.  L'ambassadeur  espagnol  à 
Rome  né  se  méprit  point  sur  les  conséquences  de  l'élection.  Gré- 
goire XIII  avait  été  dévoué  à  l'Espagne.  La  correspondance  diplo- 
matique fit  pressentir  à  Philippe  II  un  pape  qui  ne  devait  pas  être 
de  son  bord.  Henri  III  et  les  Guises  eurent  promptement  aussi  l'oc- 
casion de  s'en  convaincre.  L'association  de  Henri  III  avec  la  ligue 
était  également  repoussée  par  l'intérêt  personnel  du  roi  et  par  l'in- 
térêt politique  de  la  France.  Elle  avait  jeté  le  royaume  dans  les  bras 
de  Philippe  II,  car  les  Guises  étaient  impuissans  pour  fonder  un 
état  indépendant,  en  les  supposant  vainqueurs  des  huguenots  et  de 
la  royauté.  De  la  part  d'Henri  III,  cette  association  était  l'abdica- 
tion même;  elle  ôtait  à  la  couronne  son  dernier  prestige,  car  nul  ne 
la  pouvait  croire  sincère,  et  certes  elle  ne  l'était  pas.  Sixte-Quint 
s'exprima  sur  cet  acte  de  faiblesse  avec  une  rudesse  qu'attestent 
tous  les  monumens. 

Il  en  est  un  surtout  dont  M.  de  Hûbner  ne  parle  pas,  et  dont  je  ne 
m'explique  pas  qu'il  n'ait  pas  eu  connaissance.  11  est  vrai  que  les 
portefeuilles  dont  il  a  fait  usage  n'ont  pu  le  lui  révéler.  C'est  une 
lettre  du  duc  de  Nevers  au  cardinal  de  Bourbon,  désigné  par  le 
traité  de  Joinville  pour  devoir  être  l'héritier  présomptif  de  la  cou- 
ronne après  la  mort  d'Henri  III.  La  vacance  de  la  papauté  et  l'in- 
dication d'un  conclave  avaient  décidé  les  coalisés  ligueurs  à  dépu- 
ter à  Rome  Ludovic  de  Gonzague,  duc  de  Nevers,  pour  y  soutenir 
les  intérêts  de  la  ligue  et  pour  aviser  aux  exigences  de  la  situa- 
tion. Ce  personnage  assez  variable  dans  ses  attachemens  était  pour 
l'heure  engagé  avec  la  ligue,  et  les  ligueurs,  confians  en  son  habi- 
leté dans  les  négociations,  avaient  remis  leurs  affaires  dans  ses 
mains.  M.  de  Hûbner  indique  son  arrivée  à  Rome  au  l***  juin.  Les 
Mémoires  de  Nevers  indiquent  une  autre  date,  c'est-à-dire  la  fin 
de  juillet.  J'ai  lieu  de  croire  que  cette  dernière  est  la  vraie  (1).  Il 
fut  immédiatement  admis  à  l'audience  du  pape,  selon  le  témoignage 
d'une  dépêche  qui  a  tous  les  caractères  de  l'authenticité.  Le  nou- 
veau pape  se  montra  résolument  au  duc  de  Nevers  comme  un  par- 
tisan de  l'autorité  royale  en  France,  et  comme  attaché  à  l'équilibre 
de  l'Europe  rompu  par  la  prépondérance  de  l'Espagne.  La  situation 

(i)  La  différence  doit  provenir  de  la  réforme  grégorienne  da  calendrier,  qui,  accom- 
plie à  cette  époqae,  venait  à  peine  d*ètre  admise  en  France  (1584). 


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SIXTE-QUINT   ET  l'KGLISE.  485 

de  la  France  fut  dans  cette  conversation  appréciée  par  le  pontife  en 
homme  politique  plutôt  qu'en  héritier  de  Grégohe  XllI,  et  voici 
dans  quels  termes  le  duc  de  Nevers  rendit  compte  de  sa  mission  à 
ses  commettans  par  cette  lettre^  insérée  dans  la  compilation  de 
Gomberville,  et  qu'on  pourrait  croire  être  restée  inconnue  à  M.  de 
Hûbner,  lequel  nous  a  donné  cependant  beaucoup  de  pièces  rela- 
tives à  cette  négociation  et  à  ce  voyage. 

o  Étant  arrivé  de  nuit  à  Rome,  dit  le  duc  au  cardinal  de  Bourbon, 
je  fus  descendre  au  logis  de  M.  le  cardinal  de  Pellevé.  11  me  reçut 
avec  grandes  démonstrations  de  joie,  et  me  dit  d'abord  que  j'étois 
venu  trop  tard,  que  les  choses  étoient  bien  changées,  et  que  depuis 
le  nouveau  pontificat  on  regardoit  les  affaires  de  France  en  cette  cour 
tout  différemment  de  ce  qu'elles  paroissoient  avant  la  mort  du  der- 
nier pape  ;  que  ceux  qui  avoient  été  les  plus  échauffés  pour  le  parti 
des  catholiques  y  étoient  devenus  si  froids,  toutes  les  fois  qu'on 
leur  faisoit  des  propositions  pour  l'avancement  de  nostre  dessein, 
qu'ils  ne  parloient  que  de  l'obéissance  que  les  sujets  doivent  à  leur 
prince  légitime  et  de  la  mauvaise  odeur  que  votre  retraite  de  la 
cour  donnoit  à  toute  l'Italie.  Je  vous  laisse  à  penser,  monsieur,  si 
je  fus  surpris  de  ces  nouvelles...  Je  me  résolus  de  ne  point  perdre 
de  temps  et  d'envoyer  demander  au  pape  une  audience  pour  le  même 
jour.  On  me  rapporta  que  le  pape  avoit  témoigné  de  la  surprise  de 
mon  arrivée,  et  qu'il  avoit  répondu  qu'il  me  donneroit  autant  d'au- 
diences que  je  voudrois.  Je  fus  au  palais  le  29  juillet,  et  fus  aussitôt 
introduit  auprès  de  sa  sainteté...  Nous  entrâmes  de  suite  en  con- 
versation. Je  ne  doute  point,  me  dit-il  que  l'intention  du  cardinal 
de  Bourbon  et  la  vôtre  ne  soient  bonnes  ;  mais  en  quelle  école  avez- 
vous  appris  qu'il  faille  former  des  partis  contre  la  volonté  de  votre 
maître  légitime?  Très  saint  père,  lui  dis-je  en  me  levant  avec  cha- 
leur, c'est  du  consentement  du  roi  que  les  choses  se  sont  faites. 
Eh!  quoi,  reprit-il,  vous  vous  échauffez  bientôt...  Je  vois  que  vous 
avez  l'esprit  de  tous  ceux  de  votre  association.  Le  roi  de  France  n'a 
jamais  consenti  de  bon  cœur  à  vos  ligues  et  à  vos  armemens.  11 
les  regarde  comme  des  attentats  contre  sou  autorité,  et  bien  que  la 
nécessité  de  ses  affaires  et  la  crainte  d'un  plus  grand  mal  le  forcent 
à  dissimuler,  il  ne  laisse  pas  de  vous  tenir  tous  pour  ses  ennemis, 
et  ennemis  plus  redoutables  que  ne  sont  ni  les  huguenots  de  France, 
ni  les  autres  protestans...  Je  crains  bien  fort  qu'on  ne  pousse  les 
choses  si  avant  qu'enfin  le  roi  de  France,  tout  catholique  qu'il  est, 
ne  se  voie  réduit  d'appeler  les  hérétiques  à  son  secours  pour  se 
délivrer  de  la  tyrannie  des  catholiques.  » 

Le  duc  de  Nevers  ajoute  au  cardinal  :  u  Vous  voyez  quels  sont 
les  sentimens  du  pape  et  combien  il  est  éloigné  de  ceux  de  son  pré- 
décesseur. De  temps  en  temps  il  s'écrioit  contre  Grégoire  XIII,  et 


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A86  BEVUE  DES  D£OX  MONDES. 

contre  le  cardinal  de  Côme,  et  leur  reprochoit  d'avoir  mis  le  feu  et 
le  sang  dans  toute  la  chrétienté,  par  le  consentement  et  l'approba- 
tion dont  il  avoit  fomenté  la  ligue  et  l'union  des  catholiques  fran- 
çois.  Cela  étant,  voyez  combien  nous  sommes  loin  de  notre  compte, 
et  quelle  espérance  nous  devons  avoir  des  secours  temporels  et  spi- 
rituels que  nous  venons  chercher  ici.  » 

En  présence  des  événemens  dont  la  France  était  le  théâtre,  Sixte- 
Quint  entreprit  en  effet  deux  choses,  difficiles  à  concilier  en  appa- 
rence, mais  qui  ont  flni  par  triompher  toutes  les  deux.  L'une  était 
la  conservation  du  catholicisme,  gravement  compromis  en  France; 
l'autre  était  le  maintien  de  la  France  à  l'état  de  puissance  capable  de 
faire  tête  à  l'Espagne.  Si  Henri  de  Navarre  était  vainqueur  de  haute 
lutte,  il  le  serait  à  la  tête  des  huguenots,  soutenus  par  des  auxi- 
liaires de  même  religion  fournis  par  l'àngleterre,  TAllemagne  et  la 
Suisse  réformée.  Sa  victoire  serait  h  triomphe  complet  et  fina  r^de 
la  nouvelle  confession.  Telle  était  l'opinion  générale,  car  l'Europe 
vivait  alors  sous  le  régime  du  principe  cujus  est  regio^  illius  est 
religio;  les  sujets  suivaient  la  religion  du  souverain.  En  Allemagne, 
le  recès  d'Augsbourg  avait  donné  force  de  loi  à  la  maxime,  et  l'An- 
gleterre avait  passé  deux  fois  avec  son  prince  d'une  religion  à 
l'autre.  Il  était  donc  permis  de  croire  que  le  triomphe  de  Henri  de 
Navarre  équivaudrait  à  la  perte  de  la  religion  catholique  en  France; 
et  la  perte  du  catholicisme  en  France  entraînait  peut-être  sa  perte 
en  Europe.  L'Allemagne  n'aurait  plus  qu'à  compléter  son  œuvre  à 
cet  égard,  l'Italie  était  sérieusement  menacée,  la  réforme  était  en 
faveur  à  Ferrare,  et  l'Espagne  allait  devenir  impuissante  pour  ar- 
rêter seule  les  ravages  du  torrent.  Toutes  les  correspondances  mon- 
trent que  telle  était  l'appréciation  générale  à  ce  moment,  pour  les 
uns  avec  effroi,  pour  les  autres  avec  espoir. 

Voilà  pourquoi,  malgré  l'opinion  personnelle  de  Sixte-Quint  sur 
le  fond  des  choses,  la  bulle  privatoire  préparée  par  Grégohre  XIII 
contre  Henri  de  Navarre,  et  adoptée  en  consistoire  avant  la  mort 
du  pontife,  fut  lancée  par  le  nouveau  pape.  La  chancellerie  l'em- 
porta sur  l'opinion  individuelle  du  chef  de  l'église.  M.  de  Hûboer 
rapporte  une  dépêche  curieuse  de  Philippe  II,  qui  montre  que  cet 
esprit  pro/ond  ne  fut  pas  dupe  de  la  démonstration  de  la  cour  ro- 
maine. Sixte-Quint  était  deviné.  Il  était  prouvé  que,  malgré  certaines 
démonstrations  commandées  par  d'inévitables  exigences,  le  catho- 
licisme intolérant  et  ambitieux  devait  céder  la  place,  à  jour  donné, 
aux  conseils  de  la  tolérance  et  de  la  bonne  politique. 


Gh.  Giraud. 


(La  dÊtâxième  partU  on  prochain  n\) 


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LE 


BRIGADIER  TRICKBALL 


a  guerre  finie  et  mon  bataillon  licencié,  je  partis  pour  les  Pyré- 
î,  espérant  y  trouver  le  repos  dans  un  isolement  complet.  Sur- 
la  commune,  qui  troubla  ma  sécurité.  Si  Ton  s'avisait  de  rap- 
r  mon  régiment?  Bah!  en  ma  qualité  de  Parisien,  j'avais  la 
été  de  croire  que  la  querelle  s'arrangerait,  et  je  me  moquais 
terreurs  de  la  province.  Thabitais  un  hameau  perdu  dans  la 
tagne.  Si  vous  aimez  la  solitude,  allez  aux  Pyrénées  et  faites- 
i  conduire  à  Saint- Jean-de-Rial.  En  laissant  ce  village  à  votre 
ihe  et  en  vous  dirigeant  vers  le  nord-est,  vous  trouverez  à  mille 
•es  du  versant  espagnol,  dans  une  gorge  bien  abritée,  un  bourg 
rente  feux.  C'est  là  que  je  demeurais,  chez  le  brigadier  Trîck- 

•ickball  était  gendarme.  Appelé  à  Paris  après  le  désastre  de 
m,  il  obtint  la  faveur  de  rentrer  à  son  corps,  le  2*  régiment 
tillerie  de  marine,  où  il  retrouva  d'anciens  chefs  qui  surent 
)récîer,  et  c'est  au  fort  de  Montrouge ,  où  je  remplissais  les 
tîons  de  lieutenant  du  génie,  que  je  fis  sa  connaissance.  Pen- 
i  le  bombardement,  Trickball  commandait  une  pièce  de  gros 
)re,  qui  foudroyait  les  Prussiens  établis  sur  les  hauteurs  de 
ly.  Trickball  pointait  avec  une  admirable  précision.  Pas  un  de 
boulets  qui  n'ait  frappé  en  plein  l'épaulement  de  la  redoute 
nande,  dont  les  feux  furent  sept  fois  éteints  dans  l'espace  de 
î  semaines.  Dans  ce  duel  à  coups  de  canon,  Trickball  se  faisait 
loint  d'honneur  d'avoir  le  premier  et  le  dernier  mot.  Aussi  tous 
natins  réveillait-il  l'ennemi,  et  le  soir  il  attendait  que  son  ad- 
aire  eût  fait  silence  pour  se  taire  lui-même.  Une  fois,  il  fut  at- 
t  par  un  éclat  d'obus.  La  blessure  était  légère;  mais,  comme  de 


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i88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tels  accidens  prennent  souvent  une  gravité  inattendue,  le  docteur 
lui  conseilla  le  repos.  Néanmoins  il  voulut  retourner  à  son  poste. 
—  Je  ne  peux  pas,  disait-il,  laisser  le  Prussien  causer  tout  seul. — 
Heureusement  le  colonel  ***  intervint,  et  Trickball  dut  rester  à  Tin- 
firmerie.  Figurez-vous  un  homme  très  grand  et  très  maigre,  aox 
joues  creuses,  au  profil  correct  et  sévère,  aux  cheveux  courts,  touf- 
fus, bien  plantés,  blancs  comme  neige,  à  la  moustache  noire  de 
jais.  Il  parlait  peu  et  semblait  absorbé.  D'habitude  son  regard  était 
terne,  presque  vide,  hébété  même  à  certains  momens.  Cependant 
un  soir,  le  colonel  ***  ayant  murmuré  à  son  oreille  quelques  mots 
dont  je  ne  pus  saisir  le  sens,  je  vis  les  yeux  de  Trickball  s'allumer; 
un  éclair  y  passa  et  fit  briller  leurs  prunelles  dilatées  d'un  feu  extra- 
ordinaire. Quelle  pensée  secrète  subitement  réveillée  avait  pu  trans- 
former ainsi  ce  visage  sans  expression?  Le  colonel  ***  me  dit  un 
jour  :  —  Je  répondrais  de  Trickball  comme  de  moi-môme.  Si  je  lui 
disais  :  Prends  vingt  hommes,  va  aux  premières  batteries  prus- 
siennes, et  tue  les  canonniers  sur  leurs  pièces,  —  il  irait,  et  ven- 
drait chèrement  sa  vie;  mais  sa  vie  est  précieuse,  je  ne  me  pardon- 
nerais pas  de  l'avoir  exposée  sans  raison. 

De  fait,  le  colonel  en  savait  long  sur  le  brigadier.  Un  matin,  à 
table,  nous  essayâmes  de  le  faire  jaser  :  il  s'y  refusa;  comme  nous 
le  pressions,  il  éleva  sévèrement  la  voix,  et  chacun  se  tut.  Pourtant 
un  officier,  que  le  son  de  voix  étrange  du  brigadier  avait  frappé, 
ayant  demandé  au  docteur  à  quoi  il  attribuait  cette  singularité,  le 
colonel  nous  conta  le  trait  suivant,  qui  peint  l'homme.  Un  frau- 
deur, que  Trickball  avait  pris  et  conduisait  en  ville,  se  jeta  sur  lui 
à  rimproviste,  l'abattit  d'un  croc  en  jambe,  et  le  cloua  contre  le  sol 
en  lui  écrasant  la  poitrine  avec  le  genou.  Notez  que  ce  fraudeur 
portait  aux  pieds  des  fers  dont  Trickball  avait  la  clé.  Son  gardien 
terrassé,  le  bandit  saisit  sur  la  route  un  caillou  pointu,  qu'il  leva 
sur  la  tète  de  sa  victime  en  disant  :  —  La  clél  la  clé  des  fersl 
donne  la  clél  —  Trickball,  qui  la  serrait  entre  ses  doigts  crispés, 
répondit  :  —  Non  !  —  Et,  se  sentant  faiblir,  il  la  jeta  dans  un  pré- 
cipice. Au  même  instant,  il  s'évanouit.  Le  fraudeur  s'enfuit,  le  lais- 
sant pour  mort.  Trickball  avait  trois  côtes  enfoncées  dans  le  pou- 
mon. La  guérison  fut  lente,  mais  complète;  seulement  la  voix  perdit 
toute  sa  sonorité. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  retrouver  Trickball  aux  Pyrénées,  et  ce 
fut  un  plaisir  pour  moi  d'accepter  l'offre  qu'U  me  fit  de  partager 
son  toit.  Au  reste,  je  le  voyais  rarement.  Pendant  la  guerre,  les 
gendarmes,  trop  peu  nombreux  pour  inspirer  quelque  crainte  aux 
malfaiteurs,  avaient  laissé  le  champ  libre  à  la  contrebande.  Aussi 
la  rude  besogne  que  Trickball  avait  sur  les  bras  depuis  son  re- 


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t£  BRIGADIER  TRIGKBALL.  A89 

tour  l'obligeait  à  de  fréquentes  absences.  En  sa  qualité  de  vieux 
soldat,  le  brigadier  était  ponctuel.  A  midi  sonnant,  il  arrivait  de  la 
montagne.  La  provende  donnée  à  son  cheval,  il  rentrait  au  logis, 
s'arrêtait  sur  le  seuil  de  la  porte,  saluait  militairement  et  se  mettait 
à  table.  Gela  fait,  si  je  ne  lui  adressais  pas  la  parole,  il  ne  desser- 
rait d'ordinaire  les  dents  que  pour  manger.  Je  réussis  quelquefois 
à  l'amuser  en  lui  contant  des  farces  de  régiment;  jamais  je  ne  par- 
vins à  le  faire  sourire.  Le  repas  terminé  et  sa  pipe  fumée,  Trickball 
remontait  en  selle  pour  ne  revenir  que  tard  dans  la  nuit.  Cet  être 
étrange  m'attirait,  tout  en  lui  piquait  ma  curiosité.  J'espérais 
qu'une  circonstance  fortuite  me  ferait  découvrir  le  secret  de  cette 
vie  taciturne,  la  pensée  intime  dont  ce  front  chargé  de  soucis  tra- 
hissait l'existence.  On  va  voir  si  j'avais  tort  de  compter  sur  le  ha- 


Dn  soir,  par  extraordinaire,  Trickball,  ayant  un  rapport  à  rédi- 
ger, resta  chez  lui.  Son  travail  fini,  il  s'assit  sur  un  fagot,  alluma 
sa  pipe,  et,  posant  ses  coudes  sur  ses  genoux,  il  prit  sa  tête  entre 
ses  mains  et  se  mit  à  faire  des  ronds  de  fumée.  De  temps  en  temps, 
il  arrachait  de  la  bourrée  une  poignée  de  branches  qu'il  jetait  dans 
le  foyer  pour  entretenir  la  flambée,  à  la  clarté  de  laquelle  je  lisais 
à  haute  voix  la  gazette  de  la  ville  voisine. 

—  Brigadier  I  m'écriai-je,  voici  qui  vous  intéresse,  vous  et  votre 
escouade;  écoutez  :  les  autorités  signalent  l'apparition  dans  nctre 
canton  d'un  malfaiteur  de  la  pire  espèce  qui,  à  en  croire  les  ru- 
meurs de  nos  communes,  serait  le  fameux  Francesco  Sev... 

le  n'achevai  pas,  car  la  flamme  qui  m'éclairait  vacilla  tout  à  coup 
et  s'éteignit.  Au  même  instant,  un  bruit  sec  frappa  mes  oreilles,  et 
la  pipe  de  Trickball,  brisée  en  trois  morceaux,  roula  sur  les  dalles. 
Je  levai  la  tête  et  demeurai  stupéfait.  Le  brigadier  était  debout  et 
fixsdt  sur  moi  un  regard  farouche.  J'avais  lu  d'un  ton  sardonique  ce 
récit  de  journal,  dont  chaque  mot  semblait  inventé  à  plaisir  par 
quelque  faiseur  de  romans.  —  Croit-il  que  je  me  sois  moqué  de 
lui?  fut  ma  première  pensée,  et  je  voulus  parler;  mais  à  l'aspect 
de  cette  figure  subitement  décomposée  je  restai  interdit.  Trickball 
fit  un  pas  vers  moi.  Ses  yeux  avaient  une  expression  sinistre,  son 
visage  était  pourpre;  à  la  lueur  ardente  du  brasier,  il  me  parut 
couleur  de  sang.  Trickball  approcha,  et,  me  saisissant  par  le  bras 
^vec  tant  de  violence  que  je  sentis  ses  doigts  s'imprimer  dans  la 
chair  :  —  Francesco  Sevilla  !  cria-t-il,  vous  avez  vu  Francesco  ?  Où, . . . 
quand?..  Mais  répondez  donc! 

De  mon  bras  libre,  j'essayais  de  repousser  le  brigadier,  quand 
soudain  ses  jambes  fléchirent;  il  recula  précipitamment  jusqu'à  la 
cloison,  contre  laquelle  il  s'appuya  en  faisant  le  geste  d'un  homme 


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A90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  revient  à  lui.  —  Excusez-moi,  dit-il,  j'étais  foui  Ah!  si  vous 
saviez!..  Vous  avez  lu,  n'est-ce  pas?  Dans  ce  journal  ?..  Excusez- 
moi,  mon  lieutenant.  Vous  m'excusez? 

Je  m'avançai  en  lui  tendant  la  main,  mais  il  ne  la  prit  pas,  et  fit 
simplement  le  salut  militaire;  puis,  s'envcloppant  dans  sa  capote 
d'uniforme,  il  jeta  son  mousqueton  sur  l'épaule  et  sortit.  Je  l'en- 
tendis siffler  son  mâtin.  L'animal  vint  à  lui  en  grondant,  et  quel- 
ques secondes  après  le  bruit  des  souliers  ferrés  du  gendarme  se 
perdit  dans  le  lointain. 

Le  lendemain,  la  pluie  tombait  à  torrens.  Trickball  ne  rentra  que 
le  soir,  trempé  jusqu'aux  os.  Il  étendit  son  manteau  devant  la  che- 
minée, et  posant  ses  pieds  sur  les  briques  du  foyer  :  —  Je  tiens  la 
piste  !  dit-il  brusquement. 

—  Ahl. 

—  Ce  sera  pour  demain.  Voulez-vous  venir? 

—  Je  craindrais  de  vous  gêner. 

—  Du  tout  I  Tenez-vous  prêt  à  trois  heures  du  matin,  —  En  par- 
lant, Trickball  démontait  une  carabine  double  de  précision. 

—  Vous  avez  là  un  beau  fusil  !  m'écriai-je  après  avoir  examiné 
les  rayures  des  canons  et  le  ressort  des  batteries.  Vous  le  préférez 
à  votre  mousqueton  ? 

—  Si  je  le  préfère!  Le  mousquet,  —  il  poussa  le  sien  du  bout 
de  la  botte  avec  mépris,  —  le  mousquet  n'est  bon  que  pour  un  feu 
de  cavalerie.  Beaucoup  de  tapage  !  peu  de  besogne  I  Parlez-moi  d'un 
joujou  comme  celui-là,  —  et  il  épaula  vivement  son  fusil  double,— 
pour  loger  à  deux  cents  pas  du  plomb  dans  la  tête  d'un  isard  à  tra- 
vers une  fente  de  rocher.  En  me  donnant  cette  carabine,  mon  colo- 
nel m'a  dit  :  Trickball,  tu  as  l'œil  sûr  et  la  main  prompte.  U  te 
manque  une  bonne  arme;  prends  la  mienne. 

—  Qui  est  ce  colonel  ? 

—  Celui  du  fort  de  Montrouge. 

—  Il  a  demeuré  chez  vous  ? 

—  Pas  chez  moi;  dans  le  hameau,  avant  la  guerre;...  mais  je 
jase,  et  le  temps  vole.  Reposez- vous.  Je  reviendrai  tout  à  Theure. 

D'une  botte  de  fougères,  je  me  fis  un  oreiller,  et  je  ne  tardai  pas 
à  m'endormir  profondément.  Au  moment  où  je  me  réveillai,  Tricl- 
ball  serrait  ses  cartouches  dans  sa  giberne.  Trois  heures  sonnèrent 
à  l'horloge  de  l'église.  —  En  avant!  dit  le  brigadier. 

L'averse  avait  cessé,  mais  le  sol  était  détrempé,  et  je  glissais  i 
chaque  pas  dans  des  flaques  de  pluie.  Le  vent  soufflait  par  tourbil- 
lons. Les  nuages  déchirés  tachetaient  le  ciel  comme  des  flocons  de 
fumée  noire.  La  lune  s'enfuyait  derrière  eux,  et  ses  rayons  faisaient 
briller  comme  de  l'argent  l'écorce  des  frôles  bouleaux,  échevelés 


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CE  BRIGâBIBII  tbtckbâll.  hPi 

par  la  rafale.  Nous  marchions  de  file,  le  chien  de  IVickball  en  tête. 
C'était  un  de  ces  Cognes  de  race  qu'on  admire  à  respectueuse  dis- 
tance :  haute  stature,  large  poitrail,  ventre  efflanqué,  lèvres  épaisses, 
crocs  saillans,  œil  féroce.  De  tels  animaux  ne  se  laissent  toucher  que 
par  leur  maître. 

Au  niveau  du  col  Saint-Jean,  Trickball  prit  à  travers  la  bruyère 
un  sentier  de  chamois  qui  nons  conduisît  au  bord  d'un  ravin.  Le 
mâtin  s'arrêta  soudain  en  raidissant  ses  pattes.  Du  fond  des  bois 
noyés  dans  l'ombre  sortait  un  vague  murmure.  Le  chien  dressa  les 
oreilles  et  se  jeta  résolument  dans  les  broussailles  en  aboyant. 
Aussitôt  le  mumrare  cessa  comme  par  enchantement,  et  à  courte 
distance  une  orfraie  cria  trois  fois. 

—  Mes  hommes  sont  là,  dit  Trickbali;  avançons. 

Au  milieu  d'une  clairière  brillait  un  feu  de  bivac.  Deur  ombrea 
se  découpaient  sur  le  tronc  des  arbres  voisins  :  on  entendait  parler 
et,  à  mesure  que  nous  approchions,  les  voix  devenaient  plus  dis- 
tinctes. 

—  Te  voilà,  Fortune,  disait  l'une,  te  vmlà,  mon  bon  chien  ! 

—  Prends  garde,  répondit  l'autre,  qui,  à  en  juger  par  son  accent, 
devait  être  celle  d'un  Gascon,  prends  garde,  tu  vas  te  faire  mordre. 
—  Un  hurlement  sauvage,  immédiatement  suivi  d'un  juron  éner- 
gique et  d'un  coup  de  pied  rudement  asséné,  me  prouva  que  cet 
avis  charitable  n'avait  pas  profité.  —  Je  t'avais  pourtant  dit,  reprit 
le  Gascon,  que  cette  bête  manquait  de  velouté  ! 

Nous  parûmes  au  détour  du  sentier. 

—  Fixe!  — commanda  Trickball.  Les  deux  gendarmes  se  levèrent. 
joignirent  les  talons  militairement  et  firent  le  salut.  Trickball,  ap- 
puyé sur  sa  carabine,  les  examina  d'un  œil  perçant.  —  Vos  mous- 
quets sont  chargés  et  vos  gibernes  garnies?  dit-il.  Vous  savez  quel 
gibier  nous  chassons? 

Les  soldats  échangèrent  un  regard  où  se  peignait  l'hésitation. 

—  Un  fraudeur,  dit  le  premier  tout  à  fait  entre  ses  dents. 

—  Francesco  Sevilla,  ajouta  le  Gascon,  plus  hardi  que  son  cama- 
rade. —  Fortuno  gronda  sous  un  buisson. 

— Tout  beau  !  Fortuno  1  Tais-toi  !  — Le  mâtin  se  coucha,  et  Trick- 
ball reprit  :  —  Francesco  a  dû  passer  la  nuit  à  la  ferme  Santa-Pol. 
Je  vais  rôder  aux  environs.  Vous  autres,  attendez-moi  ici  avec  mon 
lieutenant,  et  faites  bonne  garde.  Viens,  Fortune!  —  Le  chien,  qui 
se  sentait  en  faute  et  craignait  une  correction,  s'approcha  humble- 
ment de  son  mattre  par  une  marche  de  côté;  mais  le  brigadier,  je- 
tant sa  carabine  sur  son  épaule,  s'enfonça  dans  le  taillis.  Fortano 
le  suivait  à  quinze  pas,  la  queue  entre  les  jambes. 

Les  gendarmes  avaient  l'air  gênés  de  ma  présence.  Je  rompis  la 


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&V)2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

glace  en  leur  offrant  d*excellens  cigares.  —  Vous  êtes  blessé,  dis-je 
à  celui  qui  étanchait  le  sang  de  sa  main,  effleurée  par  les  crocs  du 
mâUn. 

—  Une  plaisanterie  de  Fortunol  s'écria  le  Gascon.  Quand  Fortuno 
mord  sérieusement,  il  ne  lâche  pas.  Vous  verrez,  s'il  attrape  le 
Francesco. 

—  Qui  est  Francesco?  demandai- je  d'un  ton  indifférent. 

—  Qui  est  Francesco  I  répéta  le  Gascon  ;  vous  ne  connaissez  donc 
pasTrickball? 

—  Depuis  dix  jours  à  peine.  Je  ne  suis  pas  du  pays. 

—  Alors...  Le  Gascon  s'arrêta;  ses  yeux  exprimaient  le  plus  pro- 
fond étonnement.  Son  camarade  et  lui  se  regardèrent  comme  deai 
personnes  qui  se  sont  crues  surprises  au  milieu  d'une  confidence 
par  un  fâcheux  et  qui  se  trouvent  en  face  d'un  troisième  ami.  Je  me 
demandai  si  Trickball  n'avait  pas  interrompu  par  son  arrivée  une 
conversation  que  ses  oreilles  ne  devaient  point  entendre.  Le  silence 
qui  avait  succédé  à  l'aboiement  de  Fortune,  l'embarras  des  gen- 
darmes à  l'aspect  de  Trickball,  tout  venait  à  l'appui  de  cette  idée. 

—  Je  ne  voudrais  pas  vous  gêner,  dis-je;  tout  à  l'heure  Fortuno 
vous  a,  je  crois,  coupé  le  fil  de  la  voix. 

—  Vous  avez  entendu  ?  s'écria  le  Gascon  d'un  ton  effaré. 

—  Du  tout  ! 

Il  poussa  un  soupir  de  soulagement  :  —  C'est,  reprît-il,  que  mon 
camarade  est,  comme  vous,  d'un  autre  pays,  et  je  lui  racontais... 

Reprenez  votre  histoire. 

Le  Gascon,  hésitant,  interrogea  de  l'œil  l'autre  gendarme.  Celui- 
ci  haussa  les  épaules  ;  je  tendis  au  Gascon  ma  gourde  de  rhum,  bien 
faite  pour  lui  délier  la  langue.  Il  but  une  rasade,  puis,  s'essnyant 
la  moustache  avec  le  revers  de  sa  manche  :  — Ah  I  vous  ne  connais- 
sez pas  Trickball,  dit^il  en  se  rapprochant  de  moi.  Eh  bien  !  écoutez. 
Trickball  était  marié.  Sa  femme  mourut  en  lui  donnant  une  fille 
qu'il  envoya  en  Espagne  chez  une  parente ,  d'où  elle  revint  à 
l'âge  de  quinze  ans.  Ce  jour-là,  on  tua  le  veau  gras,  comme  vous 
pensez,  et  tout  le  hameau  fut  de  la  fête.  Trickball  ne  tenait  pas  en 
place;  il  se  levait,  courait  à  droite,  à  gauche,  servait  tout  le  monde 
et  n'oubliait  que  lui.  Il  ne  mangeait  que  des  yeux.  Moi,  qui  vous 
parle,  j'étais  à  cAté  de  son  enfant.  Belle  fille,  par  le  sang  de  la  ma- 
done I  mais  fille  du  diable,  bien  qu'elle  eût  grandi  au  pays  de  la 
Vierge  :  des  lèvres  minces  et  vermeilles,  des  narines  dUatées,  des 
pupilles  larges  comme  des  piastres  et  couleur  d'or!  Rien  que  d'y 
songer,  j'en  ai  le  frisson.  Vous  ne  me  croirez  pas;  quand  elle  buvait, 
on  aurait  pu  voir  le  vin  couler  comme  on  filet  rose  sous  la  peau  de 
8st  gorge,  tant  elle  était  fine  et  transparente.  Lies  rougeaudes  du 


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LE   BRIGADIER   TRICKBALL.  &93 

village  cachaient  leurs  bras  et  crevaient  de  jalousie.  —  Elle  s'ap- 
pelait Laurette.  J'ignore  comment  elle  avait  été  élevée»  mais  elle 
s'attifait  trop.  Le  matin,  elle  courait  aux  champs  en  jupon  court  et 
en  basquine  de  soie,  et  revenait  les  mains  chargées  de  fleurs,  ruisse- 
lantes de  rosée,  en  se  balançant  sur  ses  hanches  comme  une  pou- 
liche nayarraise.  Sa  seule  occupation  était  de  fourbir  les  armes  de 
son  père;  elle  les  faisait  reluire  jusqu'à  s'y  mirer  comme  dans  une 
glace.  Trickball  ne  s'apercevait  de  rien,  tant  il  était  joyeux  d'admi- 
rer son  enfant.  Une  fois  pourtant  il  lui  sembla  qu'elle  ne  touchait 
que  du  bout  des  lèvres  à  sa  cuiller  d'étain.  Il  en  eut  du  chagrin; 
deux  jours  après,  il  revint  de  la  ville  avec  un  couvert  d'argent.  Elle 
lui  mit  ses  deux  bras  autour  du  cou.  Le  moyen  avec  cela  de  se  fâ- 
cher contre  elle?  Un  soir,  Trickball  essaya  de  la  gronder;  alors  elle 
sauta  sur  ses  genoux,  et,  rabattant  ses  longs  cheveux  sur  sa  figure, 
elle  se  mit  à  rire  au  travers.  Quand  cette  fille-là  riait,  mon  lieute- 
nant, il  n'y  avait  plus  rien  à  faire.  —  Dès  le  lendemain  de  son  arri- 
vée, on  avait  jasé  dans  le  bourg  :  c'est  une  coquette,  répétait-on. 
Durant  la  semaine,  les  mauvaises  langues  allèrent  leur  train,  si  bien 
qu'on  finit  par  dire  que  Lam*ette  avait  un  amant.  Le  fait  est  qu'un 
jour,  étant  sur  le  seuil  de  ma  porte,  je  vis  un  vendeur  de  pacotilles 
qui  allait  de  maison  en  maison  offrant  sa  marchandise.  Laurette 
était  à  sa  fenêtre.  Elle  piquait  des  œillets  pourprés  dans  ses  ban- 
deaux noirs*  En  approchant  de  la  maison  de  Trickball,  le  vendeur 
roula  entre  ses  doigts  une  feuille  de  papier  dont  il  fit  une  boulette, 
et,  lorsqu'il  passa  sous  la  croisée,  il  envoya  sa  boulette  en  l'air, 
d'une  cÛquenaude,  comme  une  bille,  si  adroitement  qu'elle  tomba 
juste  sur  les  genoux  de  Laurette,  qui  rougit  comme  un  coquelicot. 
Trois  jours  après,  au  crépuscule,  Trickball  arrêta  un  homme  qui  rô- 
dait autour  du  hameau.  L'heure  était  trop  avancée  pour  qu'on  le 
conduisit  à  Saint-Jean  ;  aussi  Trickball,  se  contentant  de  lui  mettre 
les  poucettes,  l'enferma  chez  lui  dans  une  chambre  dont  la  garde 
me  fut  confiée.  Le  prisonnier  était  un  grand  garçon,  bien  fait,  avec 
une  petite  moustache  blonde  et  l'sdr  doux  et  poli.  Il  m'offrit  un  ci- 
gare et  me  conta  son  histoire.  Je  finis  par  m' endormir.  Le  lende- 
main, Trickball  me  trouva  garrotté  sur  ma  chaise,  avec  un  bâillon 
dans  la  bouche.  L'homme  était  parti  en  laissant  son  nom  gravé  sur 
la  table  :  Francesco  Sevilla.  Par  dérision,  il  m'avait  mis  les  pou- 
cettes, qu'il  ôta.  Dieu  sait  comment  !  Francesco,  très  redouté  dans 
la  Navarre,  qu'il  venait  de  quitter,  sans  doute  pour  laisser  aux  gen- 
darmes le  temps  d'oublier  ses  méfaits,  était  peu  connu  dans  notre 
canton,  où  il  passait  pour  avoir  donné  dans  sa  vie  plus  de  baisers 
que  de  coups  de  stylet. 
Pour  un  luron  de  son  espèce,  remarquai-je  à  part  moi,  il  s'est 


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A9A  REYUE  B£S   DEUX  MONDES. 

laissé  prendre  bien  facilement.  Je  me  gardai  de  souffler  mot,  et» 
quand  Laurette  parut,  ses  grands  yeux  se  troublèrent  en  s'arrétant 
sur  moi.  Son  père  ne  vit  rien.  11  ne  pouvait  pas  voir.  Trickball,  c'est 
rhonneur  même  !  Bref,  un  beau  matin,  en  l'absence  du  brigadier, 
les  gars  du  village  trouvèrent  une  échelle  dressée  contre  la  croisée 
de  Laurette;  l'oiseau  s'était  envolé.  —  En  un  instant,  tout  le  village 
fut  sur  pied.  Trickball  avait  été  retenu  la  veille  à  Saint- Jean  par 
son  service.  On  épia  son  retour;  quelques  gens  môme  coururent  à 
sa  rencontre;  il  y  en  a  toujours  de  ces  âmes  charitables.  Tout  à  coup 
j'entends  un  grand  cri.  Je  me  précipite,  et  j'aperçois  au  milieu 
d'une  foule  qui  gesticulait  Trickball  appuyé  contre  un  mur,  pâte 
comme  la  mort,  le  regard  fixe,  les  dents  serrées.  Soudain  il  glissa 
sur  ses  talons  tout  d'une  pièce,  et  tomba  raide  comme  une  planche. 
On  le  porta  chez  lui.  Il  resta  trois  jourô  sans  sortir.  La  seule  per- 
sonne qu'il  consentit  à  voir  fut  un  colonel,  son  ancien  chef  d'esca- 
dron, en  passage  dans  le  hameau* 

Le  gendarme  acheva  son  récit  d'une  voix  étouffée.  Je  lui  offris 
ma  gourde,  qu'il  porta  à  ses  lèvres  en  tremblant  :  —  Merci,  dit-il, 
ça  réchauffe. 

Nous  fûmes  près  d'une  demi-heure  sans  parler.  Au  bout  de  ce 
temps,  les  taillis  s'agitèrent  près  de  nous,  et  Fortuno  parut,  suivi 
de  son  maître.  —  En  route!  dit  le  brigadier. 

A  un  kilomètre  de  la  ferme  Santa-Pol,  Trickball  s'arrêta  sur  un 
plateau  pour  donner  ses  ordres.  Le  plan  était  simple,  infaillible. 
Trois  sentiers  aboutissaient  à  la  ferme.  Défense  de  tirer  fut  faite  aux 
gendarmes,  qui  devaient  simplement  se  montrer  à  l'entrée  des  deux 
premiers  sentiers  pour  rabattre  Francesco  sur  le  troisième,  où  l'at- 
tendait Trickball.  On  résolut  d'occuper  les  postes  dès  la  pointe  du 
jour.  Trickball  paraissait  calme.  Cependant  je  remarquai  que  de 
temps  à  autre  il  essuyait  son  front  humide  de  sueur  malgré  la  fraî- 
cheur de  l'air.  Déjà  l'hcrizon  s'éclairait  d'une  teinte  vague,  et  cha- 
cun faisait  ses  préparatifs,  lorsque  Fortuno  mit  soudain  le  nez  au 
vent  et  donna  des  signes  d'inquiétude.  Les  hommes  saisirent  leurs 
fusils.  Quelqu'un  venait  à  nous  par  la  route  de  Saint-Jean,  du  côté 
opposé  à  la  ferme.  —  Qui  vive?  cria  le  brigadier. 

—  Gendarmerie! 

—  Avance  !  dit  le  brigadier  en  relevant  le  canon  de  sa  carabine. 
Un  gendarme  gravit  tout  haletant  le  talus  qui  nous  séparait  du 
chemin. 

—  Ordre  du  capitaine!  dit-il  en  tirant  une  lettre  de  son  sac. 

Trickball,  pour  en  prendre  connaissance,  fit  flamber  une  allu- 
mette entre  deux  roches.  J'étais  derrière  lui,  et  je  parvins  à  lire 
par-dessus  son  épaule.  Voici  ce  que  disait  la  dépêche  :  a  Ne  tirez 


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LE   BRIGADIER  TRICRBALL.  &95 

pas  sur  Francesco.  Vous  êtes  assez  nombreux  pour  le  cerner.  Pre- 
nez-le vivant.  » 

—  Eh  bien  ?  demanda  le  Gascon  au  brigadier  muet  de  stupeur. 

—  A  vos  postes!  répondît  celui-ci  d'un  ton  de  fureur  concentrée. 
Rien  n'est  changé;  seulement  vous  êtes  trois.  Arrangez-vous. 

Les  gendarmes  s'éloignèrent  au  pas  accéléré.  —  Quant  à  vous, 
mon  lieutenant,  ajouta  le  brigadier  en  me  saisissant  par  le  bras,  il 
est  inutile  de  vous  exposer.  Filez  tout  droit;  à  deux  minutes  d'ici, 
vous  trouverez  une  hutte  de  douaniers.  Attendez-moi  là. 

J'obéis,  mais  je  m'arrêtai  à  courte  distance  pour  observer  Trick- 
ball.  Je  le  vis  déboucler  lentement  sa  giberne.  11  fit  le  geste  d'un 
homme  accablé,  et,  prenant  toutes  ses  cartouches,  il  les  jeta  dans 
une  profonde  excavation;  puis  il  ôta  les  capsules  de  sa  carabine, 
qu'il  mit  en  bandoulière,  et,  sifflant  Fortuno,  il  se  dirigea  vers  le 
troisième  sentier. 

Je  m'étais  blotti  entre  deux  blocs  de  granit,  à  dix  mètres  d'un 
chemin  tortueux  côtoyé  par  une  large  crevasse.  Autant  que  j'en 
pouvais  juger,  ce  chemin  devait  être  l'un  de  ceux  qui  aboutissaient 
à  la  ferme  Santa-Pol.  En  effet,  en  cherchant  des  yeux,  je  découvris 
au-dessous  de  moi  Trickball  couché  à  plat  ventre  derrière  un  tronc 
d'arbre.  Au  moment  où  le  soleil  flamboya  derrière  le  col  Saint- 
Jean,  un  caillou  roula  par  petits  bonds  sur  la  pente  rapide  du  sen- 
tier inondé  de  lumière,  et  un  joyeux  refrain  emporté  par  la  brise  vint 
frapper  mes  oreilles.  Un  homme  coiffé  du  bonnet  montagnard  et 
portant  un  bâton  ferré  passa  en  sifflant  le  vieil  air  espagnol  : 

Yo  que  8oy  contrabandista. 

Presque  au  même  instant,  une  voix  tonnante  cria  :  —  Pille  I  For- 
tuno !  pille  I 

Involontairement  je  me  dressai  hors  de  ma  cachette.  J'ignore  si 
l'homme  m'aperçut.  Il  remontait  le  sentier  en  courant  plus  vite 
qu'xm  chevreuil.  Fortuno  arrivait  à  fond  de  train.  L'homme  hésita 
UDe  seconde.  D'un  côté  la  crevasse,  de  l'autre  une  muraille  à  pic. 
L'homme  sauta  sur  une  saillie  de  la  roche,  d'une  main  se  cram- 
ponna aux  arêtes  et  de  l'autre  fit  le  moulinet  avec  son  bâton.  For- 
tuno se  rasa  et  bondit  en  rugissant.  J'entendis  le  bruit  sec  que  fait 
une  boîte  osseuse  qui  éclate,  et  le  mâtin  roula,  le  crâne  brisé,  au 
fond  de  la  crevasse.  L'homme  lâcha  son  bâton  et  grimpa  le  long  du 
granit  plus  lestement  que  n'aurait  fait  un  chat;  mais,  en  se  posant 
sur  le  sommet,  son  genou  glissa.  Il  perdit  l'équilibre  et  resta  ac- 
croché par  les  ongles.  En  même  temps,  Trickball  parut  au  détour 
de  la  route,  et  je  vis  ses  doigts  se  crisper  autour  de  son  arme  inu- 
tile. L'homme,  par  un  prodigieux  effort,  se  rétablit  sur  la  paume 


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&96  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

de  ses  mains,  sauta  sur  ses  pieds,  et  disparut.  De  ce  qui  suivit,  je 
n'ai  gardé  qu'un  souvenir  confus.  Je  crois  avoir  entendu  crier. 
Yoici  ce  que  je  me  rappelle  nettement.  Deux  des  gendarmes  nous 
rejoignirent  tremblans  de  peur.  Le  Gascon  manquait  à  l'appel;  on 
le  chercha.  Il  était  à  son  poste,  couché  sur  la  poitrine,  en  travers 
du  sentier,  non  loin  du  roc  escaladé  par  le  bandit.  II  avait  un  stylet 
planté  entre  les  épaules  et  ne  donnait  signe  de  vie.  De  leurs  mous- 
quets disposés  en  croix  et  garnis  de  fougères,  les  gendarmes  firent 
un  brancard  pour  leur  camarade.  Je  pris  par  le  bras  Trickball,  qui 
chancelait  à  chaque  pas  comme  un  homme  ivre,  et  c'est  ainsi  que 
nous  redescendîmes  lentement  dans  la  plaine. 

Peu  après  ces  derniers  événemens,  je  reçus  l'ordre  de  rejoindre 
mon  régiment  sous  les  murs  de  Paris.  J'arrivai  au  corps  le  soir  da 
même  jour.  —  Une  semaine  plus  tard,  ayant  appris  que  la  bri- 
gade du  général  ***,  l'ancien  colonel  du  fort  de  Montrouge,  cam- 
pait autour  de  Bagneux,  je  me  rendis  au  quartier  d'état-major. 
Toutes  les  troupes  du  village  étaient  sur  pied.  Les  officiers  parlaient 
avec  animation;  les  hommes  riaient,  poussaient  des  cris  de  joie. 
J'entrai  chez  le  général,  qui  fit  un  geste  de  surprise  en  m'aperce- 
vant.  —  Je  pensais  à  vous,  me  dit-il,  vous  arrivez  à  point! 

—  Qu'y  a-t-il  donc,  mon  général? 

Le  général  me  regarda  d'un  air  étonné.  —  Ah  !  s*écria-t-îl,  dans 
le  village?..  Une  nouvelle  capture  sans  doute.  Quelque  bataillon 
d'émeutiers  enveloppé  par  la  ligne...  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela!— 
Et  fixant  sur  moi  ses  yeux  perçans  :  —  Contez-moi  donc,  dit-il,  ce 
^i  s'est  passé.  Je  ne  le  sais  qu'à  moitié  par  Trickball,  car,  comme 
vous,  Trickball  a  été  rappelé.  Il  est  ici.  Tenez,  le  voilà, — ajouta-t-il 
en  écartant  les  rideaux  d'une  croisée.  En  efl'et,  le  brigadier  était  de- 
bout dans  un  préau  donnant  sur  la  cour,  appuyé  contre  une  co- 
lonne et  fumant  sa  pipe  près  de  son  cheval  sellé  et  bridé.  —  Je  fis 
au  général  le  récit  de  ce  qui  m'était  arrivé  pendant  mon  séjour  aux 
Pyrénées,  sans  omettre  ce  que  le  Gascon  m'avait  appris  de  l'his- 
toire du  brigadier. 

—  Tout  cela  est  exact,  dit  le  général  quand  j'eus  fini.  Il  est 
vrai  que  je  demeurais  dans  le  hameau  à  cette  époque,  et  Trick- 
ball, qui  fut  trois  jours  au  lit,  en  proie  à  la  fièvre  et  au  délire,  n'a 
parlé  qu'à  moi.  Npus  avons  fait  ensemble  les  campagnes  de  Grimée 
et  d'Italie.  Durant  sa  maladie,  les  gendarmes  arrêtèrent  à  Saint- 
Jean-de-Rial  un  fraudeur  de  la  bande  de  Francesco  Sevilla.  J'inter- 
rogeai moi-même  cet  homme,  espérant  tirer  de  lui  quelques 
ëclaircissemens;  mais  il  ne  put  rien  dire  de  certain  sur  la  fille  de 
Trickball,  et  m'assura  que  Francesco  n'était  plus  dans  le  pays.  De 
fait,  Trickball  guéri  fouilla  vainement  la  montagne. 


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LE   BRIGADIER   TRIGKBALL.  A97 

—  Ainsi,  mon  général,  vous  n'avez  jamais  su  ce  que  la  fille  du 
brigadier  était  devenue. 

Le  général  haussa  les  épaules  d'une  manière  significative  et  se 
mit  à  tambouriner  sur  les  vitres.  A  ce  moment,  une  vingtaine  de 
prisonniers  fédérés  entraient  dans  la  cour,  escortés  par  un  piquet 
de  chasseurs.  —  Tas  de  gredins  !  murmura  le  général. 

Je  me  levais  pour  regarder,  lorsque  soudain  le  général  recula  de 
trois  pas  sans  lâcher  le  rideau  que  sa  main  soulevait  :  — Malédiction  ! 
—  cria-t-il,  et  il  se  précipita  hors  de  la  chambre.  En  même  temps 
un  cri  qui  n'avait  rien  d'humain  sortit  du  préau.  De  la  fenêtre,  je 
vis  le  général  courant  à  Trickball.  Celui-ci  s'était  élancé  d'un  bond 
vers  son  cheval,  et  fouillait  dans  les  fontes  de  la  selle.  Il  en  arracha 
ses  pistolets,  mais  à  cet  instant  le  poignet  de  fer  du  général  s'abat- 
tit sur  lui.  Quelques  soldats  attirés  par  le  cri  se  dirigeaient  en  toute 
hâte  vers  le  préau.  Le  général  se  montra,  et  aussitôt  l'ordre  se  ré- 
tablit. Cependant  je  cherchais  en  vain  le  motif  de  cette  scène.  Je  ne 
pus  rien  découvrir  d'extraordinaire  dans  la  cour.  Je  remarquai  seu- 
lement qu'un  prisonnier  fédéré  était  séparé  de  ses  compagnons. 
Dix  fantassins  le  surveillaient  baïonnette  au  bout  du  canon.  Le  gé- 
néral remonta  l'escalier  quatre  à  quatre.  —  Faites  venir  le  com- 
mandant du  piquet  de  chasseurs  I 

—  Monsieur,  dit  le  général  dès  que  le  commandant  parut,  savez- 
vous  qui  est  cet  oiBcier  de  la  commune  que  vos  chasseurs  serrent 
de  si  près? 

—  C'est  un  étranger,  mon  général.  On  le  dit  Espagnol.  Avant  de 
se  rendre,  il  a  tué  quatre  de  mes  hommes,  et  à  deux  reprises  il  a 
tenté  de  s'échapper. 

—  Son  nom? 

—  Ses  camarades  l'appellent  Francesco. 

—  Il  suflit,  monsieur.  Mettez  cet  homme  aux  fers,  et  qu'on  le 
garde  à  vue  1  , 

Pendant  dix  minutes  environ,  le  général,  en  proie  à  une  agita- 
tion extraordinaire,  se  promena  de  long  en  large,  les  sourcils  fron- 
cés, les  lèvres  serrées.  Tout  à  coup  il  s'arrêta  brusquement;  d'un 
coup  de  pouce,  il  fit  pirouetter  un  de  ces  tourniquets  en  fer  qui 
servent  à  fixer  les  volets,  et  il  sonna. 

—  Qu'on  aille  chercher  le  brigadier  Trickball,  dit-il.  —  J'étais 
caché  dans  l'embrasure  de  la  croisée,  derrière  un  rideau,  de  telle 
façon  que  le  brigadier  ne  pût  m'apercevoir. 

—  Tu  es  de  service?  lui  demanda  le  général. 

—  Oui,  mon  général. 

—  Va  trouver  le  commandant  de  chasseurs  et  remets-lui  ce  pa- 
pier. Il  te  Uvrera  l'oflicier  fédéré.  Conduis-le  à  la  division,  et,  s'il 

TOME  a.  —  187S.  32 


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A98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bouge  !..  Tu  m'entends?  —  Le  geste  du  général  parla  clairement. 

—  Oui,  mon  général,  répondit  le  brigadier,  dont  les  yeux  étince- 
lèrent. 

—  Mais,  mon  général ,  m'écriai-je  dès  que  Trickball  eut  fermé 
la  porte.,. 

Le  général  répondit  d'un  ton  sévère  :  —  Monsieur,  cet  homme 
est  hors  la  loi.  Je  puis  le  faire  fusiller,  où,  quand  et  comme  il  me 
plaira. 

Lorsque  Trickball  monta  en  selle,  nous  étions,  le  général  et  moi, 
dans  le  préau.  On  amena  l'of&cier  fédéré.  Il  avait  les  fers  aux  mains. 
C'était  un  fort  bel  homme  avec  une  petite  moustache  blonde,  et 
l'air  doux  et  poli.  Je  pense  qu'il  reconnut  Trickball,  car  tout  son 
corps  tressaillit  convulsivement.  Trickball  resta  impassible.  Il  pliait 
avec  soin  un  carré  de  papier  qu'il  cacha  sous  la  plaque  de  son  cein- 
turon. C'était  le  billet  réglementaire  que  l'on  remet  à  tout  gen- 
darme chargé  de  conduire  un  malfaiteur.  En  échange  de  ce  billet 
et  du  prisonnier,  le  gendarme  reçoit  un  bulletin  garant  de  sa 
fidélité. 

—  Marchons,  dit  le  brigadier  d'une  voix  ferme. 

Nous  les  suivîmes  quelque  temps  des  yeux.  A  courte  distance 
d'un  pli  de  terrain  bordé  par  des  buissons  touffus,  je  crus  voir 
Trickball  se  pencher  vers  l'arçon  comme  pour  décrocher  son  mous- 
quet. Le  général  me  saisit  par  le  bras.  —  Rentrons,  dit-il,  le  dlaer 
est  servi... 

On  était  au  dessert  lorsqu'un  cheval  entra  au  grand  trot  dans  la 
cour  et  s'arrêta  dans  le  préau.  Un  instant  après,  l'escalier  craqua 
sous  les  bottes  pesantes  du  cavalier;  la  porte  s'ouvrit.  C'était  Trick- 
ball ;  il  marcha  droit  à  la  table,  et,  posant  sur  la  nappe  un  papier 
qu'il  déplia  soigneusement  de  sa  poche  :  —  Voilà,  mon  géoàal, 
dit-il. 

—  Quoi?  dit  le  général. 

—  Le  reçu  du  prisonnier,  mon  général, 

—  Comment?  tu  ne  l'as  pas?.. 

—  Ahl  mon  général,  le  misérable  n'a  pas  bougé. 

HORACB  StAPFBB. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  septembre  1872. 

i  donc  est  la  politique  aujourd'hui,  à  cette  heure  d'un  lent  et  chaud 
in  de  Tété?  A-t-elle  été  à  Berlin,  dans  celte  entrevue  des  empereurs, 
Hait  comme  une  représentation  de  gala  offerte  à  l'Europe  inoccupée? 
îlle  été  à  La  Haye,  dans  ce  congrès  du  radicalisme  cosmopolite,  qui 
iomme  la  pièce  burlesque  de  la  saison?  Est-elle  à  Genève,  dans  l'acte 
3uveau  de  ce  tribunal  de  paix  qui^  par  la  seule  autorité  de  la  raison 
e  l'équité,  vient  de  mettre  fin  à  une  interminable  querelle  entre 
:  grandes  nations,  l'Angleterre  et  les  États-Unis?  En  France  même, 
st  la  politique?  Est-elle  sur  les  chemins  ou  à  Versailles  avec  nos 
stres,  à  Trouville  avec  M.  le  président  de  la  république,  qui  semble 
>nger  son  séjour  comme  pour  mieux  attester  la  tranquillité  profonde 
îys,  — -dans  les  départemens  avec  les  députés,  qui  écrivent  des  let- 
î  leurs  électeurs,  ou  avec  les* conseillers-généraux,  qui  envoient  des 
ises  à  M.  Thiers  ? 

politique  est  un  peu  partout,  dans  ces  spectacles  extérieurs  dont  on 
iipe  à  chercher  le  sens  et  dans  ce  travail  national  invisible,  inaperçu, 
e  repos  apparent  des  vacances  n'interrompt  pas.  Ce  repos  salutaire 
:ond  par  lui-même,  on  l'accepte  comme  le  premier  des  bienfaits 
5  tant  de  secousses  et  d'émotions  violentes.  On  se  dit  qu'on  revien- 
>ien  assez  tôt  aux  problèmes  épineux,  laborieux,  qu'il  sera  impos- 
d'éviter.  En  attendant,  on  profite  de  ces  quelques  mois  de  vacances 
int  lesquels  le  pays  se  raffermit,  les  esprits  modérés  s'éclairent, 
ïssions  agitatrices  sentent  leur  impuissance.  De  temps  à  autre,  on 
e  un  regard  en  arrière,  on  voit  les  effroyables  épreuves  qu'il  a  fallu 
rser,  où  la  société  française  a  failli  sombrer,  on  mesure  les  progrès 
iplis,  le  chemin  parcouru,  et  dans  cette  tranquillité  nouvelle,  si 
lement  reconquise ,  on  reprend  confiance  en  se  disant  que  bien 
ifficultés,  en  apparence  insolubles,  se  résoudront  peut-être  d'elles- 
îs  par  la  paix  et  dans  la  paix  intérieure.  Là  est  le  mot  de  la  siiua- 
là  aussi  \est  le  secret  de  la  force  réelle  et  croissante  de  ce  gouver- 
ut  qui  existe  aujourd'hui,  dont  Tunique  mission  a  été,  est  encore 


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500  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  protéger  une  grande  convalesœnce ,  de  décourager,  d'empêcher 
toutes  les  agitations  périlleuses  ou  inutiles,  de  préserver  le  pays  des  re^ 
chutes,  des  surprises  et  des  entrainemens.  Le  gouvernement  lui-même 
donne  l'exemple,  il  est  en  vacances;  il  fait  le  moins  de  bruit  possible,  il 
gouverne  et  administre  sans  trouble,  sans  effort,  et  visiblement  il  se 
complaît  dans  cet  apaisement  momentané  qui  est  son  œuvre,  qui  répond 
à  un  instinct  universel. 

Tout  semble  donc  être  au  repos  dans  cette  douce  saison  où  le  monde, 
s'il  y  a  encore  ce  qu*on  appelait  autrefois  le  monde,  se  disperse,  se  par- 
tage entre  les  chasses  d'automne,  les  voyages  de  plaisir,  la  mer,  les 
bains  et  les  paisibles  résidences  à  la  campagne.  La  politique  n'a  plus 
pour  le  moment  son  centre  d'activité  ni  à  Versailles  ni  à  Paris.  C'est  tout 
au  plus  si  cette  honnête  commission  de  permanence,  laissée  en  senti- 
nelle par  l'assemblée,  se  réunit  une  fois  toutes  les  quinzaines  pour  nouer 
un  bout  de  conversation  avec  un  ministre  et  pour  s'apercevoir  qu'elle 
n'a  rien  à  faire.  Sans  doute,  aux  approches  de  chaque  réunion,  on  com- 
mence par  préparer  un  dossier,  on  se  promet  d'interpeller  le  gouverne- 
ment sur  toute  sorte  de  choses,  la  séance  ne  peut  manquer  d'être  ani- 
mée! Puis,  le  jour  venu,  comme  cela  est  arrivé  hier  encore,  on  adresse 
au  gouvernement  deux  ou  trois  questions  sur  le  produit  des  impôts  nou- 
veaux, sur  les  travaux  du  génie  militaire  au  Mont-Cenis,  sur  la  marche 
des  négociations  au  sujet  du  renouvellement  des  traités  de  commerce. 
M.  Victor  Lefranc,  qui  est  l'homme  le  plus  accommodant  et  le  plus  pai- 
sible du  monde,  répond  que  tout  va  bien  ou  qu'il  ne  peut  rien  dire,  et 
on  se  retire  satisfait,  Versailles  rentre»  dans  le  repos.  Voilà  qui  caracté- 
rise assurément  une  situation  où  il  n'y  a  rien  d'effrayant. 

Ce  n'est  pas  cependant  que  tous  les  soucis  de  l'avenir  aient  disparu, 
et  que,  même  dans  cette  stagnation  des  vacances  parlementaires,  il  n'y 
ait  ni  préoccupations  ni  încidens.  Non  certes,  seulement  l'activité  poli- 
tique s'est  déplacée  et  dispersée.  Ce  qu'on  ne  disait  pas,  ce  qu'où  ne 
pouvait  pas  toujours  dire  à  Versailles,  à  l'assemblée,  on  le  dit  plus  li- 
brement en  province  dans  une  lettre  aux  électeurs,  dans  un  manifeste, 
dans  un  banquet  terminé  par  les  inévitables  discours  de  circonstance, 
dans  une  adresse  de  conseillers-généraux,  dans  les  journaux  enfiOi 
dans  les  journaux,  ces  échos  naturels  et  souvent  grossissans  de  tout  ce 
qui  se  passe  dans  le  pays,  Il  y  a  tout  un  travail  qui  est  une  sorte  de 
commentaire  de  la  session  dernière  et  comme  une  préparation  calculée 
de  la  session  prochaine,  où  on  sent  bien  que  les  plus  graves  questions 
d'organisation  publique  devront  être  décidées.  Une  fois  encore,  avant 
l'heure  suprême,  chacun  veut  plaider  sa  cause,  chacun  se  met  en  cam- 
pagne avec  son  drapeau.  Les  plus  fiers  champions  de  la  droite  se  plai- 
gnent avec  amertume  du  gouvernement,  qu'ils  accusent  tout  haut  de 
manquer  à  ses  engagemens,  de  méconnaître  les  vœux  de  la  majorité 
de  l'assemblée,  de  préjuger  les  questions  constitutionnelles,  de  tout 


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REVUE,   —  CHRONIQUE.  501 

compromettre  de  façon  à  rendre  fort  difficile,  sinon  impossible,  le  réta- 
blissement de  la  monarchie.  De  son  côté,  le  centre  gauche,  dans  les 
adresses  qu'il  provoque,  appuie  ouvertement  et  résolument  M.  Thiers  en 
encourageant  sa  politique,  résumée  dans  ce  mot  de  «  république  conser- 
vatrice, I)  prononcé  à  la  fin  de  la  session.  Le«  républicains  modérés,  avec 
un  esprit  de  conduite  qu'ils  n'avaient  pas  toujours  montré,  sentent  bien 
que  ce  qu'ils  ont  de  mieux  à  faire,  c'est  de  ne  point  créer  des  difficultés 
au  gouvernement,  de  se  rallier  à  lui,  de  le  soutenir,  et  avec  une  «  ardeur 
de  néophytes,  »  comme  on  le  disait  un  jour,  ils  poussent  môme  parfois 
cette  sagesse  jusqu'à  la  soumission  la  plus  exemplaire.  Les  radicaux 
enûn,  quelques-uns  du  moins,  voudraient  bien  essayer  de  se  calmer,  de 
ménager  M.  Thiers,  qui  a  le  mérite  de  faire  vivre  la  république.  Ils  sont 
bientôt  emportés  par  leur  naturel,  ils  sont  poussés  par  ceux  qui  les  sui- 
vent, ils  éprouvent  le  besoin  de  l'agitation  quand  même,  et  ils  rendent 
au  gouvernement,  qui  est  obligé  de  réprimer  leurs  excentricités,  le  ser- 
vice de  n'être  pas  trop  avec  lui,  de  rester  ce  qu'ils  sont,  les  représen- 
tans  de  la  révolution  en  permanence. 

De  quoi  s'agit-il  au  fond  dans  cette  série  de  manifestations  qui  se 
produisent  depuis  quelque  temps  sous  toutes  les  formes,  en  dehors  de 
la  vie  publique  officielle?  La  vraie  et  grande  question  est  évidemment 
toujours  la  constitution  du  gouvernement  définitif  et  la  manière  d'y  ar- 
river. Que  les  hommes  de  la  droite  exhalent  des  plaintes  amères  en 
voyant  s'évanouir  leurs  espérances,  qu'ils  laissent  percer  un  certain  dé- 
couragement dans  les  manifestes  qu'ils  adressent  à  leurs  électeurs,  rien 
de  plus  simple.  Ils  devraient  seulement  en  venir  à  comprendre  que,  si 
la  réalisation  de  leurs  vœux  est  devenue  pour  l'instant  si  difficile,  c'est 
par  leur  faute,  c'est  parce  qu'ils  ont  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  prépa- 
rer è  leur  cause  une  inévitable  défaite.  Peut-être  ont-ils  laissé  échapper 
une  occasion  unique  durant  ces  deux  cruelles  années  qui  viennent  de 
s^écouler;  dans  tous  les  cas,  depuis  ce  moment,  ils  n'ont  plus  offert  au 
pays  que  le  spectacle  de  leurs  divisions  et  de  leur  impuissance.  Ils  n'ont 
cessé  de  présenter  à  la  France  une  politique  qui  devait  la  froisser  dans 
ses  instincts,  comme  dans  ses  intérêts  les  plus  immédiats,  et  môme,  à 
l'heure  qu'il  est,  il  y  a  des  royalistes  occupés  à  faire  de  la  propagande 
dans  les  contrées  qu'ils  représentent  en  annonçant  qu'avant  un  an  la 
France  prendra  les  armes  pour  aller  rétablir  la  souveraineté  temporelle 
du  saint-père  à  Rome.  Est-ce  ainsi  qu'on  prétend  populariser  la  monar- 
chie en  l'identifiant  avec  l'idée  d'une  guerre  nouvelle  pour  aller  restau- 
rer le  pape?  Se  figure-t-on  rendre  le  gouvernement  actuel  bien  suspect 
aux  yeux  des  populations  en  montrant  qu'il  a  eu  la  sagesse  de  résister  à 
de  telles  suggestions,  de  comprendre  autrement  les  intérêts  supérieurs 
delà  France? 

A  dire  vrai,  on  est  un  peu  embarrassé  à  l'égard  de  M.  Thiers,  on  ne 
voudrait  pas  méconnaître  les  services  qu'il  a  rendus;  mais,  d'un  autre 


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502  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

o5té,  on  Taccase  d'avoir  été  infidèle  à  la  pensée  qai  Fa  porté  au  pouvoir, 
de  s'être  placé  en  dehors  de  la  majorité  de  l'assemblée.  On  a  répété  cela 
si  souvent  qu'on  a  fini  par  se  le  persuader.  Comment  donc  M.  Tbiere 
aurait-il  réussi  à  résoudre  ce  problème,  à  moins  de  faire  un  coup  d'état? 
M.  Dufaure  le  disait  l'autre  jour  avec  bon  sens  dans  un  comice  agri- 
cole de  la  Charente-Inférieure  :  «  On  prétend  que  le  président  gouverne 
contre  les  volontés  de  l'assemblée.  Cela  n'est  ni  vrai  ni  possible.  Il  a 
dans  l'assemblée  des  adversaires  résolus,  persévérans;  mais  il  n'y  a  pas 
une  grande  résolution  qui  n'ait  été  prise  d'accord  avec  la  majorité...» 
Même  depuis  qu'il  a  prononcé  ce  mot  de  n  république  conservatricp,» 
est-ce  que  M.  Thiers  a  été  désavoué  par  la  majorité?  Est-ce  qu*il  a  rea- 
contré  un  sentiment  de  défiance  formulé  dans  un  vote  décisif? 

Cette  majorité  dont  on  parle  sans  cesse,  où  est-elle?  Qui  peut  la  re- 
vendiquer pour  l'opposer  au  gouvernement?  On  sent  bien  qu'on  est  dans 
une  fausse  situation.  Seulement  il  s'est  trouvé  des  casuistes  nouveaui 
qui  viennent  de  découvrir  un  dernier  expédient.  M.  Thiers  est  l'élu  de 
rassemblée,  il  gouverne  en  son  nom,  il  a  rendu  d'immenses  services,  et 
personne  ne  peut  songer  à  lui  donner  au  moment  présent  un  successear, 
soit;  mais  depuis  qu'il  s'est  prononcé  pour  le  maintien  de  la  république, 
au  lieu  d'observer  entre  les  partis  la  neutralité  qu'il  avait  promise,  tout 
est  changé,  il  ne  peut  plus  rester  au  pouvoir  le  JQur  où  le  pays  lui-même 
devra  décider  de  son  sort  par  des  élections.  Il  faut  dès  aujourd'hui  son- 
ger à  ce  nouveau  provisoire.  —  Nous  ne  savons  nullement  dans  quelles 
conditions  se  feront  les  élections  prochaines,  quand  on  aura  le  temps 
d'y  penser,  quand  l'étranger  ne  foulera  plus  un  fragment  du  sol  natio- 
nal. Imagine-t-on  cependant  un  pays  allant  à  une  telle  crise  sans  gou- 
vernement, avec  une  assemblée  nécessairement  affaiblie,  puisqu'elle  sera 
sui:  le  point  de  disparaître,  et  avec  une  sorte  de  gérant  anonyme  des 
affaires  ou  de  lieutenant  de  police  placé  là  pour  la  circonstance?  £st<e 
tout  ce  qu'on  a  pu  découvrir  de  mieux?  Est-ce  ainsi  qu'on  pense  garan- 
tir la  liberté  des  élections?  Les  hommes  de  la  droite  s'émeuvent  de  leur 
impuissance,  ils  se  débattent  pour  en  sortir,  c'est  leur  rôle.  Qu'ils  r^ 
gardent  en  eux-mêmes,  autour  d'eux;  ils  verront  comment,  par  use 
sorte  de  réaction  contre  une  série  de  fausses  démarches,  ce  problème  du 
gouvernen>6nt  définitif  qu'ils  croyaient  tenir  dans  leurs  mains  en  est 
venu  à  se  résumer  dans  ce  dialogue  significatif  récemment  engagé  eotre 
le  général  Chanzy  parlant  au  nom  des  conseillers  du  département  des 
Ardennes  et  M.  Thiers  prenant  lui-même  la  plume  pour  répondre  au 
vaillant  soldat  dont  le  centre  gauche  de  l'assemblée  a  fait  son  président. 
Le  général  Chanzy  demande  à  M.  Thiers  de  persévérer  dans  la  voie 
qu'il  a  suivie  jusqu'ici,  et  au  bout  de  laquelle  est  la  seule  solutiou  pos- 
sible, «  une  république  conservatrice.  »  M.  Thiers  répond  qu'il  conti- 
nuera sa  laborieuse  tâche  dans  l'esprit  qui  parait  approuvé  par  le  pays 
et  où  il  est  décidé  à  persévérer. 


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B£TU£.   —  CHRONIQUE.  503 

C'est  là  da  reste  à  peu  près  le  résumé,  le  sens  de  beaucoup  de  ma- 
nifestations émaoées  depuis  quelque  temps  des  conseillers- généraux 
qui,  après  leur  session,  avant  de  se  séparer,  se  sont  rencontrés  dans 
Texpressioa  d'un  vœu  tout  politique.  11  «est  certain  que  ces  idées  se  sont 
répandues  peu  à  peu,  que  cette  a  république  conservatrice  »  a  gagné  du 
terrain,  puisqu'on  parle  déjà  de  lui  donner  une  sorte  d'organisation  avec 
une  vice-présidence,  avec  une  seconde  chambre  et  une  loi  électorale. 
C'est  un  mouvement  d'opinion  qu'il  faut  constater,  qui  est  le  résultat 
d'un  certain  ensemble  de  choses ,  surtout  de  Timpossibilité  de  toute 
autre  solution ,  et  auquel  les  incidens  de  la  un  de  la  dernière  session 
ont  contribué  peut-être  à  donner  un  caractère  un  peu  plus  précis.  Au- 
trefois on  parlait  d'une  monarchie  entourée  d'institutions  républicaines  ; 
aujourd'hui  on  parle  d'une  république  entourée  d'institutions ,  non  pa3 
monarchiques,  mais  essentiellement,  «  profondément»  conservatrices. 
Autrefois  on  se  contentait  d'aller  chercher  son  idéal  à  Londres,  mainte- 
nant on  s'embarque  pour  les  États-Unis;  soit,  les  tièdes  semblent  prêts 
à  se  résigner,  bien  des  incrédules  eux-mêmes  ne  sont  pas  éloignés  d'en 
prendre  leur  parti.  Que  sortira-t-il  de  tout  cela  le  jour  où  le  pays  lui- 
même  sera  mis  en  demeure  de  se  prononcer?  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
le  pays  ne  se  nourrit  ni  de  chimères,  ni  de  superstitions,  ni  de  fana* 
tismes  de  parti  ou  de  secte.  Ce  qu'il  voit  pour  le  moment,  c'est  la  ré« 
publique  de  M.  Thiers,  de  l'homme  qui  depuis  deux  ans  s'est  donné 
la  mission  de  délivrer  le  territoire  occupé  par  l'étranger,  de  raffermir  à 
l'intérieur  tout  ce  qui  était  ébranlé,  qui  n'^est  point  encore  arrivé  au 
bout  de  sa  tâche,  selon  l'aveu  de  M.  Dufaure  lui-même,  mais  qui  a 
réussi  à  créer  une  situation  presque  inespérée,  où  la  France  ne  dépen- 
dra plus  bientôt  que  de  sa  propre  sagesse.  L'éminent  patriote  a  pris 
une  nation  dans  la  poussière  et  dans  le  sang,  il  Ta  remise  sur  pied,  il 
lui  a  rendu  le  sentiment  d'elle-même.  11  a  fait  tout  cela  d'accord  avec 
l'assemblée  sans  doute,  il  Ta  fait  aussi  par  sa  prévoyance,  par  son  bon 
seos  et  sous  le  nom  de  la  république.  S'il  ne  s'agit  que  de  cette  répu- 
blique et  d'une  sanction  nouvelle  des  pouvoirs  de  M.  Thiers,  le  pays 
aura  certainement  bientôt  fait  son  choix;  il  votera  pour  celui  que  M«  le 
garde  des  sceaux  appelait  l'autre  jour  «  un  simple  et  bon  citoyen,  un 
bourgeois  modeste  comme  vous  et  moi,  qui  n'a  d'autre  prestige  que  celui 
de  la  grandeur  intellectuelle,  »  et  le  pays  croira  se  couronner  lui-môme 
eu  laissant  la  direction  de  ses  destinées  entre  les  mains  de  l'homme 
qui  l'a  aidé  à  sortir  d'un  si  profond  abîme.  C'est  au-delà  que  la  question 
se  complique,  et  que  les  véritables  difficultés  commencent. 

Se  figure-t-on  par  hasard  qu'il  suffise  de  donner  à  ce  qui  n'est  que 
provisoire  un  caractère  plus  permanent  et  d'imprimer  à  la  république 
le  sceau  d'une  institution  définitive?  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  eu 
tous  les  définitifs  possibles  et  sous  tous  les  noms?  Qu'en  reste-t-il  au- 
jourd'hui? La  république  a  eu  jusqu'ici  un  malheur  en  France,  elle 


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50A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

n'a  été  qu'une  grande  perturbation,  elle  n'a  jamais  été  une  instita- 
tion  régularisée,  un  gouvernement,  il  s'agit  avant  tout  d'en  faire  un 
gouvernement,  le  gouvernement  de  tout  le  monde;  que  ceux  qui  pré- 
tendent la  fonder  y  réfléchisses.  Sans  doute  la  république  n'est  point 
absolument  impossible  en  France,  elle  n'est  que  très  difficile,  et  la 
première  condition  pour  qu'elle  puisse  vivre,  c'est  qu'elle  réponde  à 
deux  ou  trois  besoins  essentiels,  dominans,  impérieux,  d'un  pays 
placé  en  face  de  la  situation  la  plus  délicate  et  la  plus  terrible.  Il  faut 
dire  les  choses  comme  elles  sont,  la  république  ne  peut  s'établir,  se 
maintenir,  qu'en  s'imposant  des  freins  à  elle-même,  en  se  créant  des 
institutions,  des  habitudes  qui  la  défendent  des  mobilités  inhérentes  à 
sa  nature,  et  c'est  d'abord  surtout  dans  les  affaires  extérieures  qu'une 
certaine  fixité  de  direction  et  de  dessein  est  nécessaire.  La  France  est 
toujours  la  France  sans  doute,  c'est  nous  qui  le  disons  et  qui  gardons 
cette  foi;  pour  le  monde,  elle  est  la  grande  vaincue  qui  subit  la  juste 
expiation  de  son  orgueil,  de  ses  manies  d'intervention  universelle,  de 
ses  vanités  dominatrices.  Dans  la  situation  dMsolement  où  elle  a  été  r»- 
jetée,  la  France  est  tenue  pour  longtemps  à  une  grande  réserve.  Elle  ne 
peut  avoir  qu'une  pensée,  suivre  les  événemens,  dissiper  les  défiances 
qui  survivent  à  ses  malheurs,  reprendre  peu  à  peu  son  crédit  par  toute 
une  œuvre  diplomatique  nouvelle  patiemment  renouée,  faire  peu  parler 
d'elle  et  peu  parler  elle-même.  Si  l'on  se  remet  à  débattre  des  questions 
prématurées,  à  préparer  des  revanches  d'emportement  et  d'aventure,  à 
menacer  tout  le  monde  de  propagandes  agitatrices  sous  prétexte  qu'on 
est  la  république,  le  résultat  est  malheureusement  facile  à  prévoir  : 
d'abord  on  ne  fera  peur  à  personne,  on  restera  suspect  à  tous.  On  jet- 
tera plus  que  jamais  la  confusion  dans  nos  affaires,  et  la  république 
sera  bientôt  répudiée,  abandonnée  par  le  sentiment  national  comme  le 
gouvernement  le  plus  périlleux  et  le  plus  meurtrier  pour  cette  grandeur 
française  qu'il  s'agit  de  relever. 

La  république,  de  quelque  étiquette  qu'on  la  décore,  n'est  possible 
qu'à  la  condition  de  protéger  cette  renaissance  nationale  par  la  plus  pru- 
dente politique^  comme  aussi  à  la  condition  de  répondre  à  cet  autre  be- 
soin impérieux,  celui  d'un  ordre  intérieur  permanent  et  garanti.  Qu'on 
se  pénètre  désormais  d'une  vérité  de  jour  en  jour  plus  sensible,  c'est 
que  la  France  n'a  plus  la  naïveté  de  se  payer  de  mots  sonores  ou  d'ap- 
parences. Elle  n'a  plus  la  superstition  des  princes,  il  ne  faut  pas  lui  de- 
mander le  fanatisme  d'une  2d)straction.  Ce  qu'elle  veut  avant  tout,  c'est 
la  réalité  des  choses,  la  sécurité  de  sa  vie  intérieure  et  de  son  travail, 
une  liberté  régulière  et  paisible,  le  droit  d'exister  sans  être  à  chaque 
instant  exposée  aux  surprises,  aux  violences  des  passions  et  des  sectes, 
ou  des  partis  qui  ont  la  prétention  de  la  tyranniser  dans  ses  goûts,  dans 
ses  habitudes,  dans  ses  traditions.  Plus  que  tout  autre  gouvernement,  la 
république  a  besoin  de  donner  ces  garanties  d'ordre  et  de  sécurité,  de 


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REVUE*   —  CHRONIQUE.  505 

refréner  les  agitateurs  Gonvulsionnaires,  de  maintenir  partout  intacte  et 
puissante  Fautorité  de  la  loi.  Malheureusement,  quand  on  commence  à 
parler  de  république,  on  dirait  que  la  1(%  n'est  plus  rien,  qu'elle  n'existe 
que  pour  être  violée  ou  éludée.  On  la  salue  au  besoin  avec  une  appa*- 
rence  de  respect,  on  l'invoque  s'il  le  faut,  et  on  n'en  tient  compte  que 
dans  la  mesure  où  elle  ne  gêne  pas.  11  ne  faut  pas  aller  bien  loin,  les 
exemples  se  multiplient  sous  toutes  les  formes. 

Ces  manifestations  mêmes  auxquelles  viennent  de  se  livrer  les  mem- 
bres des  conseils-généraux  sont  une  preuve  de  ce  qu'on  pourrait  appeler 
rinstinct  d'illégalité  naturel  à  la  plupart  des  Français.  Ces  manifesta- 
tions n'ont  rien  que  d'inoffensif,  elles  s'inspirent  de  l'esprit  le  plus  sage, 
nous  en  convenons;  elles  ne  sont  pas  moins  une  des  plus  ingénieuses 
dérisions  de  la  loi.  La  loi  iuterdit  aux  conseils^généraux  l'expression  de 
vœux  politiques  :  Soit,  on  clôt  la  session,  on  tire  le  rideau ,  et  aussitôt 
ces  honnêtes  représentans  des  départemens  encore  réunis,  prenant  tou- 
jours leur  titre  de  conseillers-généraux,  agissant  collectivement,  rédi- 
gent des  adresses  pour  se  prononcer  sur  la  forme  du  gouvernement. 
Gela  semble  tout  simple,  ce  n'est  pas  aussi  simple  qu'on  le  croit.  Si  la 
loi  a  eu  tort  d'interdire  les  vœux  politiques  aux  conseils-généraux,  il 
faut  la  changer.  Si  elle  a  été  au  contraire  prévoyante  et  sage  en  inter- 
disant ces  vœux,  il  faut  l'observer  sans  subtilité,  et  ne  pas  se  figurer 
qu'on  est  en  règle  avec  elle  parce  qu'une  manifestation  est  l'oeuvre  des 
conseillers-généraux  au  lieu  d'être  l'œuvre  du  conseil- général.  Et,  si 
d'honnêtes  conservateurs  se  laissent  aller  eux-mêmes  à  ces  faciles  trans- 
gressions, que  doivent  faire  ceux  pour  qui  la  loi  est  toujours  une  tyran- 
nie, sous  la  république  comme  sous  la  monarchie?  Ils  font  ce  qu'on  les 
voit  faire  partout  où  ils  ont  la  majorité,  dans  les  conseils-généraux  ou 
dans  les  conseils  municipaux,  à  Marseille  ou  à  Lyon;  ils  provoquent  de 
perpétuels  conflits;  au  lieu  d'administrer  simplement  les  intérêts  qui 
leur  sont  confiés,  ils  font  de  la  politique,  ils  sont  de  petits  gouverne- 
mensi 

Les  radicaux  suivent  leur  penchant,  ils  s'agitent  et  ils  agitent.  La  paix 
si  chère  au  pays  leur  est  cruelle.  Ils  sont  à  la  recherche  de  toutes  les 
occasions  de  discours  bruyans  et  de  manifestations  nouvelles.  Ils  s'effor- 
cent aujourd'hui  de  poursuivre  ce  que  nous  appelions  récemment  la 
campagne  des  anniversaires.  L'autre  jour,  c'était  le  k  septembre  qu'ils 
voulaient  fêter;  maintenant  c'est  le  22  septembre,  date  de  la  fondation 
de  la  république  de  1792,  qu'ils  veulent  célébrer.  C'est  assurément  aussi 
opportun  que  la  première  fête  qu'on  voulait  se  donner,  et  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  a  eu  la  sage,  la  patriotique  pensée  d'interdire  ces  manifes- 
tations proposées  pour  le  22,  comme  il  l'avait  fait  pour  le  U  septembre. 
Ah!  M.  le  ministre  de  l'intérieur  interdit  les  manifestations  qu'on  se 
promettait  d'offrir  en  spectacle  à  la  France  comme  un  cordial  dans  ses 
malheurs;  il  faut  se  mettre  en  devoir  de  ruser  avec  ce  terrible  tyran 


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506  H£TDE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  s^appelle  M.  Victor  Lefrane,  on  ioToque  une  loi  de  l'empire,  et  si  on 
ne  peut  avoir  des  réunions  publiques,  on  aura  des  réuDi(»is  privées,  on 
n'en  démordra  pas,  car  enfin  qp'est-ce  qu'une  république  sans  banquets 
et  sans  discours,  sans  évocations  des  souvenirs  de  1792  et  sans  banalités 
révolutionnaires?  Les  radicaux  en  sont  là,  et  ils  ne  voient  pas  que 
M.  Victor  Lefranc  leur  avait  rendu  un  service  signalé  en  leur  fournis- 
sant le  prétexte  de  se  taire,  de  rester  tranquilles.  M.  Gambetta,  qui  n'est 
pas  le  moins  embarrassé  des  radicaux  et  qui  se  laisse  traîner  à  leur 
suite  sous  prétexte  qu'il  se  croit  leur  chef,  M.  Gambetta  remue  d'une 
main  légère  dans  seS(  lettres  tous  ces  souvenirs ,  toutes  ces  dates  du 
10  août,  du  22  septembre  1792.  Malheureusement  entre  le  10  août  et 
le  22  septembre  il  y  a  les  massacres  du  2  et  du  3  septembre,  et  cette 
république  dont  on  veut  fêter  la  fondation,  elle  est  née  dans  le  saog, 
elle  est  restée  avec  cette  tache,  dont  elle  n'a  pu  se  laver,  même  par  la 
gloire  des  armes,  qu'elle  a  gardée  jusqu'à  l'heure  où,  épuisée  d'excès, 
elle  est  tombée  sous  le  talon  d'un  despote  préparé  par  elle.  Si  ce  sont 
là  les  traditions  qu'on  prétend  invoquer,  auxquelles  on  prétend  rattacher 
l'ère  nouvelle,  ce  sera  bientôt  fait  :  la  révolution  produira  ses  consé- 
quences naturelles.  Les  chefs  du  radicalisme  ne  songent  pas  qu'en  dehors 
même  du  sentiment  patriotique  qui  devrait  leur  interdire  ces  exhuma* 
tions,  ces  manifestations  bruyantes  en  présence  de  l'étranger  encore 
campé  sur  notre  sol,  ils  devraient  être  retenus  par  un  sentiment  de  pru- 
dence dans  rintérét  de  cette  république  dont  ils  ont  la  prétention  d'être 
les  gardiens  privilégiés.  La  république,  elle  n'a  pas  tant  à  craindre  pour 
le  moment  ses  ennemis  que  ses  prétendus  amis,  et  sa  meilleure  chance 
est  d'avoir  pour  adversaires  ceux  qui  la  font  consister  dans  l'agitation 
en  permanence  et  dans  l'évocation  perpétuelle  des  souvenirs  les  plos 
sinistres  de  l'histoire.  La  France  n'en  est  point  à  subir  ces  tyrannies. 
Avec  la  république,  si  l'on  sait  en  faire  la  protectrice  de  tous  les  inté- 
rêts, ou  sans  la  république,  si  on  rend  ce  régime  impossible,  elle  se  sent 
assez  forte  pour  se  relever,  pour  reprendre  son  rang  dans  le  monde, 
pour  démentir  au  besoin  les  pronostics  de  découragement.  La  France  ne 
reste  point,  autant  que  le  dit  le  général  Trochu  dans  un  mouvement 
d'humeur  chagrine,  «  au  fond  du  vieux  sillon,  n  Elle  a  beaucoup  à  faire, 
il  est  vrai,  c'est  là  ce  qu'il  faut  lui  redire  sans  cesse;  mais  plus  d'une 
fois  dans  le  cours  de  son  histoire  elle  s'est  relevée  de  désastres  qui 
étaient  presque  aussi  grands,  et  après  s'être  momentanément  éclipsée 
elle  reparaissait  avec  un  éclat  nouveau,  avec  honneur  pour  elle  et  avec 
avantage  pour  tout  le  monde,  même  pour  ceux  qui  l'avaient  abandonnée 
dans  le  malheur. 

Quant  au  moment  présent,  la  France  n'est  et  ne  peut  être  d'ancooe 
fête,  pas  plus  des  fêtes  démocratiques  d'un  radicalisme  trop  oublieux  de 
notre  situation  que  des  fêtes  impériales  et  diplomatiques  qui  vi^inent 
de  se  dérouler  à  Berlin.  Tout  est  donc  fini,  elle  a  donc  eu  lieu  cette  en- 


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BEYUB.   —  GHRONIQUI.  607 

trevue  fameuse  des  empereurs,  si  diversement,  quelquefois  si  étrange- 
ment commentée  d'avance  de]^uis  quelques  semaines  et  destinée  peut* 
être  à  rester  une  énigme  après  comme  avant.  Pendant  quelques  jours, 
Berlin  a  été  m  fiocchi,  la  ville  s'est  pavoisée  et  illuminée,  elle  s'est  près* 
séesar  le  passage  des  empereurs.  Ces  souverains  du  nord  ont  évidemment 
offert  le  spectacle  de  la  plus  touchante  fraternité  impériale  I  lis  se  sont  em- 
brassés avec  une  cordialité  dont  on  a  noté  les  nuances,  ils  se  sont  prome- 
nés ensemble,  ils  ont  dîné  ensemble,  ils  ont  porté  des  toasts  à  leur  prospé- 
rité mutuelle,  ils  ont  distribué  des  décorations  et  des  sourires;  ils  ont 
dû  en  particulier  passer  un  certain  temps  à  des  changemens  de  costume, 
l'empereur  d'Allemagne  paraissant  tantôt  en  imiforme  russe,  tantôt  en 
aoifornie  autrichien,  l'empereur  Alexandre  et  l'empereur  François-Jt)seph 
De  manquant  pas  à  leur  tour  de  revêtir  l'uniforme  prussien.  L'empe- 
reur Guillaume  était  visiblement  heureux,  à  ce  qu'il  parait,  de  prome- 
ner ses  hôtes  de  Berlin  à  Potsdam  ou  à  Sans-Souci,  de  leur  montrer 
la  garde  prussienne  en  pleine  manœuvre  du  côté  du  Spandau.  L'empe- 
reur Alexandre,  malgré  une  certaine  mélancolie  qui  ne  le  quitte  pas 
depuis  longtemps,  ne  s'est  pas  montré  moins  satisfait.  L'empereur  Fran- 
çois-Joseph devait  être,  lui  aussi,  fort  heureux  en  voyant  défiler  les  régi- 
mens  prussiens  et  surtout  lorsque  l'empereur  Guillaume,  avec  un  à-pro- 
pos tout  allemand»  lui  a  offert,  dit-on,  la  propriété  du  régiment  de  hus- 
sards de  Slesvig-Holstein.  C'était  un  souvenir  délicat  de  la  guerre  faite 
en  commun  dans  les  duchés  danois  et  qui  a  si  bien  profité  à  l'Autriche, 
comme  on  sait.  Il  est  vrai  que  d'un  autre  côté  l'empereur  Guillaume  avait 
eu  le  soin  de  faire  disparaître  momentanément  des  palais  impériaux 
les  tableaux  représentant  la  guerre  de  1866.  Que  fallait-il  de  plus  pour 
que  tout  fût  oublié  ?  Rien  n'a  donc  manqué  à  ces  fêtes,  rien  si  ce  n'est 
peut-être  la  présence  du  roi  de  Wurtemberg,  du  roi  de  Bavière,  occupé 
eu  ce  moment  à  faire  un  ministère  désagréable  à  M.  de  Bismarck,  car 
ce  jeune  roi  de  Bavière  esc  assez  étonnant.  Pendant  que  les  empereurs 
étaient  en  fête  à  Berlin,  il  acceptait  la  démission  du  ministre  le  mieux 
fait  pour  plaire  au  prince  chancelier  d'Allemagne,  et  il  chargeait  un  des 
chefs  de  Topinion  particulariste  bavaroise,  M.  de  Glasser,  du  soin  de 
former  un  cabinet;  mais  ce  n'est  qu'un  détail  disparaissant  dans  les 
pompes  berlinoises. 

Que  restera-t-il  maintenant  de  cette  entrevue,  qui  n'est  pins  déjà  que 
de  l'histoire?  Quelles  en  seront  les  conséquences?  Est-elle  même  desti- 
née à  avoir  des  conséquences?  L'avenir  le  dira.  Que  le  prince  de  Bis- 
marck, le  prince  Gortchakof  et  le  comte  Andrassy  aient  eu  des  con- 
versations particulières ,  c'est  assez  simple ,  ils  se  rencontraient  pour 
cela.  Malgré  tout,  il  est  assez  difficile  d'attribuer  un  caractère  précis  et 
décisif  à  ce  spectacle  d'apparat,  où  l'Allemagne  a  vu  surtout  une  sorte 
de  reconnaissance  fastueuse  de  la  nouvelle  situation  des  choses  en 
Europe.  Le  plus  clair  est  qu'on  a  dû  se  trouver  d'accord  sans  beaucoup 


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508  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  peine  dans  Tintention  de  maintenir  la  paix ,  d*éviter  les  complica- 
tions qui  pourraient  mettre  en  jeu  les  intérêts  des  trois  empires.  Â  un 
point  de  vue  plus  général,  si  on  avait  voulu  faire  de  cette  réunion  une 
façon  de  congrès  exerçant  une  certaine  juridiction  sur  les  grandes  ques- 
tions européennes,  l'Angleterre,  il  nous  semble,  serait  la  première  à 
jouer  un  médiocre  rôle  dans  cette  affaire.  Elle  recevrait  le  prix  du  dé- 
tachement égoïste  qu'elle  a  montré  depuis  quelque  temps.  Elle  se  trou- 
verait exclue  du  règlement  des  intérêts  généraux  de  l'Europe,  et  par  le 
fait,  sans  avoir  combattu,  après  avoir  mis  au  contraire  tout  son  zèle  à 
éviter  de  se  laisser  entraîner  dans  la  plus  légère  intervention,  même 
morale,  elle  se  trouverait  aussi  directement  atteinte  dans  son  influence 
que  peut  Têtre  notre  pays  après  la  guerre  la  plus  désastreuse.  Si  elle  a 
montré  une  telle  placidité,  c'est  qu'elle  a  reçu  sans  doute  les  explications 
les  plus  rassurantes,  —  à  moins  qu'elle  ne  soit  désormais  résignée  à 
n'avoir  plus  aucun  rôle  dans  les  affaires  du  continent.  Quant  à  la 
France,  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  on  voudrait  en  faire  Tobjectif  di- 
rect et  précis  de  l'entrevue  de  Berlin.  Que  l'empereur  Alexandre  et  l'em- 
pereur François-Joseph  aient  reçu,  comme  on  le  dit,  notre  ambassa- 
deur avec  des  marques  particulières  de  sympathie,  ce  n'est  même  pas 
là  une  raison  décisive;  mais  à  quel  propos  la  Russie  et  l'Autriche  se  pré- 
occuperaient-elles de  prendre  des  mesures  qui  seraient  une  menace  pour 
la  France  ?  Il  n'y  a  qu'une  circonstance  où  l'accord  des  empereurs  pour- 
rait prendre  un  autre  caractère  et  avoir  peut-être  des  effets  dangereux 
poumons,  ce  serait  si  le  radicalisme,  triomphant  momentanément  dans 
notre  pays,  devenait  un  péril  pour  la  sécurité  générale;  alors  certaine- 
ment l'Allemagne  compacte  retrouverait,  pour  combattre  la  France,  la 
pleine  et  souveraine  liberté  d'action  qu'elle  a  eue  en  1870.  Ce  serait  là 
le  service  que  le  radicalisme  nous  rendrait;  il  nous  préparerait  de  nou- 
veaux et  inévitables  désastres.  C'est  à  la  France  d'y  songer,  de  se  rat- 
tacher à  la  seule  politique  qui  puisse  la  conduire  par  degrés,  avec  le 
temps,  à  retrouver  des  alliances,  des  amitiés  et  les  chances  de  se  refaire 
un  avenir  digne  de  son  passé. 

Le  radicalisme  n'est  point  heureusement  si  près  du  succès,  à  en  juger 
par  le  spectacle  qu'offre  la  démocratie  cosmopolite  représentée  par  Tas- 
sociation  internationale  et  par  les  insurgés  parisiens  qui  ont  réussi  à 
quitter  la  France  après  la  défaite  de  la  commune.  A  Londres,  les  ré- 
fugiés de  la  commune  en  sont  à  se  quereller  de  la  bonne  façon,  à  se 
regarder  avec  défiance,  à  s'accuser  réciproquement  de  vol  et  de  pillage, 
à  se  menacer  les  uns  les  autres  d'enquêtes  qui  dévoileront  tous  les  se- 
crets. Si  ce  n'est  pas  beau ,  ce  sera  au  moins  instructif;  mais  le  plus 
curieux  spectacle  pour  le  moment  est  à  coup  sûr  celui  qui  vient  d'être 
offert  par  le  congrès  de  l'Internationale  réuni  ces  jours  derniers  en 
pleine  Hollande,  à  La  Haye,  pour  le  p^us  grand  honneur  du  progrès 
humanitaire  et  de  «  l'affranchissement  du  travail.  »  Est-ce  que  le  temns 


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BETUE.   —  CHEONIQUE.  509 

merveilleux  des  congprès  internationaux  serait  déjà  passé?  Celui-ci  n'a 
point  eu  en  vérité  une  trop  brillante  fortune.  Il  a  commencé  pénible- 
ment, il  a  eu  des  épreuves  dans  sa  courte  existence,  et  il  a  fini  d'une 
manière  assez  brusque  au  milieu  de  toutes  les  scissions  intimes,  pres- 
que au  milieu  des  orages.  Il  s'est  même  trouvé  que,  le  public  hollan- 
dais s'en  mêlant,  la  représentation  a  été  quelque  peu  dérangée;  mais 
aussi,  qu'allaient-ils  faire,  ces  internationaux,  au  milieu  de  cette  popu- 
lation placide,  sensée  et  honnête,  qui  n'est  pas  à  la  hauteur  de  si  sublimes 
conceptions?  On  a  eu  vainement  le  grand  meneur  de  l'Internationale, 
M.  Karl  Marx,  les  membres  de  la  commune  de  Paris,  venus  tout  exprès 
de  Londres,  des  envoyés  de  tous  les  pays,  et  jusqu'à  un  délégué  d'Amé- 
rique arrivé  pour  représenter  «  l'amour  libre;  »  cela  n'a  servi  à  rien, 
la  grande  et  solennelle  manifestation  révolutionnaire  a  manqué  son 
effet,  elle  n'a  pas  même  eu  le  succès  de  curiosité  auquel  avait  le  droit 
de  s'attendre  une  aussi  importante  exhibition. 

Ce  n'est  pas  que  le  congrès  de  La  Haye  ait  différé  essentiellement  de 
tous  les  congrès  qui  l'ont  précédé  ni  qu*il  ait  manqué  d'un  certain  genre 
d'intérêt.  Bien  au  contraire,  il  a  rempli  toutes  les  conditions  de  ces  sortes 
de  réunions.  D'abord  on  n'a  pas  laissé  échapper  l'occasion  de  se  livrer 
à  toutes  les  excentricités  radicales;  pour  la  centième  fois,'on  a  déclaré  la 
guerre  à  tous  les  gouvernemens,  on  a  voué  à  la  destruction  les  bour- 
geois de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  nuances,  sans  excepter  les  «  bour- 
geois radicaux,  »  en  proclamant  solennellement  <(  qu'on  détestait  autant 
les  fusUleurs  de  gauche  que  les  fusilleurs  de  droite,  »  en  attestant  que 
«  les  Gambetta  étaient  aussi  odieux  que  les  Thiers.  »  On  a  exalté  la 
commune,  et  même  on  a  révélé  au  public  une  circonstance  bien  faite 
pour  donner  un  frisson  rétrospectif  à  M.  de  Bismarck  :  c'est  que,  si  la 
commune  avait  été  établie  à  Paris  le  5  septembre  1870,  la  guerre  était 
finie.  Sait-on  pourquoi?  parce  que  la  commune  aurait  été,  dès  le  lende- 
main, également  proclamée  à  Berlin ,  et  qu'on  se  serait  immédiatement 
embrassé  sur  les  ruines  de  tous  les  gouvernemens  et  de  toutes  les  aris- 
tocraties bourgeoises!  M.  de  Bismarck  Ta  échappé  belle  et  la  France  a 
perdu  là  une  heureuse  chance  de  se  sauver,  —  à  moins  qu'elle  n'eût 
été  précipitée  du  coup  et  dès  ce  moment  dans  une  chute  plus  profonde 
et  plus  irrémédiable. 

Au  fond,  à  part  les  discours  et  les  folies,  le  congrès  de  La  Haye  a 
peut-être  sous  certains  rapports  un  intérêt  plus  sérieux.  Il  ne  révèle  pas 
seulement  une  fois  de  plus  l'état  moral  ou  mental  de  ce  monde  étrange, 
il  est  la  manifestation  visible  d'une  crise  intime  et  assez  profonde  dans 
l'Internationale.  Il  s'est  trouvé  en  effet  à  La  Haye  deux  partis  en  pré- 
sence, les  fédéralistes  et  les  unitaires  ou  autoritaires.  Les  premiers  sont 
arrivés  avec  l'intention  d'abolir  le  conseil-général  de  Londres,  qu'ils  ac- 
cusent d'absolutisme,  de  tyrannie,  et  peut-être  de  quelques  autres  pec- 
cadilles financières.  M.  Karl  Marx,  le  grand  chef,  avec  son  état-major 


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510  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

composé  des  débris  de  la  commune  parisienne,  était  là  pour  organiser 
la  défense  du  conseil-général.  Ce  n'est  pas  tout  :  les  fédéralistes,  ne 
fût-ce  que  pour  sauver  les  apparences,  refusent  de  s'engager  dans  la 
politique.  Les  unitaires,  sous  l'inspiration  de  M.  Karl  Marx,  proposaient 
de  modifier  les  statuts  de  l'Internationale  de  façon  à  pouvoir  désormais 
transformer  les  sections  ouvrières  dont  on  dispose  en  parti  politique.  On 
voulait  se  constituer  à  l'état  militant  :  la  grève  d*abord,  la  barricade 
ensuite. 

La  lutte  a  été  vive  entre  les  deux  partis.  Comment  a-t-elle  fini?  Il  se- 
rait assez  difficile  de  dire  qui  est  resté  maître  du  terrain.  On  a  maintenu 
le  conseil-général ,  mais  on  Ta  transporté  hors  de  l'Europe,  à  New-York. 
D'un  autre  côté,  la  proposition  qui  tendait  à  faire  de  l'Internationale  on 
parti  d'action  politique,  cette  proposition  s'est  perdue  dans  la  confusion, 
au  milieu  des  récriminations  violentes  des  champions  oratoires,  s'ac- 
cusant  mutuellement  de  ne  rien  comprendre  à  la  situation.  Quand  les 
Hollandais ,  qui  avaient  la  bonhomie  d'assister  à  ces  séances  comme  à 
un  spectacle,  ont  vu  cela,  ils  se  sont  mis  de  la  partie;  ils  ont  voulu,  eui 
aussi)  se  donner  un  peu  de  plaisir,  et  ils  ont  répondu  aux  discours  des 
internationaux  en  entonnant  leurs  chants  patriotiques  :  <f  Celui-là  aime 
du  fond  du  cœur  son  roi  et  son  Dieu,  qui  a  du  sang  néerlandais  dans 
les  veines.  »  Du  coup,  le  congrès  et  les  orateurs  ont  disparu.  Les  nns 
sont  repartis  pour  Londres,  d'où  ils  étaient  venus;  les  autres  ont  pris  le 
chemin  d'Amsterdam  où  ils  ont  trouvé  un  banquet  pour  les  réconforter. 
On  s'est  quitté  en  pleine  scission ,  sans  trop  savoir  ce  qu'on  avait  fait, 
après  des  votes  contradictoires  et  incohérens ,  où  le  seul  fait  assez  clair 
est  la  tentative  du  parti  jacobin,  blanquiste,  pour  s'approprier  cette  ter- 
rible machine  de  l'Internationale.  Cependant  il  resterait  toujours  une 
question  qui  n*est  pas  sans  quelque  importance,  puisqu'il  s^agit  des  tra- 
vailleurs. Quel  rôle  ont  joué  les  ouvriers  dans  le  congrès  de  La  Haye?  En 
quoi  s'est-on  occupé  de  leurs  intérêts?  De  véritables  ouvriers,  il  y  en 
avait  à  peine.  Il  y  avait  des  journalistes,  des  médecins,  des  déclassés, 
des  déclamateurs  de  clubs;  ce  sont  ceux-ci  qui  ont  occupé  la  scène,  qui 
ont  été  les  personnages  bruyans  et  importans.  Quant  aux  intérêts  mêmes 
des  travailleurs,  on  n'en  a  pas  parlé,  si  ce  n'est  pour  dire  qu'il  fallait 
que  le  prolétariat  conquît  d'abord  le  pouvoir  pour  faire  la  loi  aux  bour- 
geois. C'est  l'éternelle  histoire  :  l'intérêt  des  travailleurs  est  le  mot 
d'ordre,  la  destruction  sociale  et  politique  est  te  but,  et  lesoovriers 
sont  les  premières  dupes  des  agitateurs  qui  se  servent  d^eux  pour  ex- 
ploiter leur  victoire,  s'ils  pouvaient  réussir,  —  pour  les  livrer  aux  con- 
seils de  guerre,  s'ils  échouent.  C'est  ainsi  qu'on  marche  à  l'affrancluV 
sèment  du  travail  et  des  travailleurs!  ch.  db  uazaoe. 


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HETUB.  —  CHRONIQUE.  511 


LB8  DIAPBADX   PIAUÇAIS. 

Il  vient  de  paraître  un  petit  livre  intitulé  les  Drapeaux  français  (1) , 
qui  contient  un  morceau  d'histoire  d'une  originalité  singulière.  L'auteur 
s'est  proposé  de  démontrer  et  démontre  en  effet  que  le  drapeau  aux  trois 
coulears  est  plus  ancien  que  le  drapeau  blanc,  et  qu'il  était  en  particu- 
lier celui  de  la  maison  de  Bourbon.  Ce  qu^on  appelle  la  tradition  est  ici 
en  désaccord  avec  la  réalité,  et,  comme  cela  est  arrivé  souvent,  la  poli- 
tique a  fait  oublier  l'histoire. 

Les  choses  s'expliquent  d'elles-mêmes.  Clovis,  marchant  sur  Poitiers 
pour  combattre  les  Visigoths  ariens,  prit  pour  bannière  à  son  passage 
par  Tours  la  chape  de  saint  Martin ,  qui  était  de  couleur  bleue.  La  pre- 
mière couleur  des  Français,  si  Ton  peut  se  servir  de  cette  expression  en 
parlant  des  Francs,  était  donc  le  bleu.  Sous  la  première  et  sous  la  se- 
conde race,  la  chape  de  saint  Martin  reparut  plusieurs  fois  à  la  tête  des 
armées,  et  la  bannière  des  premiers  Capétiens,  en  changeant  de  forme, 
ne  changea  pas  de  couleur.  Plus  tard,  les  rois  de  France  étant  devenus, 
par  l'adjonction  du  Vexin,  avoués  de  l'abbaye  de  Saint-Denis,  l'ori- 
flamme, qui  était  le  drapeau  particulier  de  cette  abbaye  et  dont  la  cou- 
leur était  rouge ,  devint  en  quelque  sorte  le  drapeau  national,  les  rois 
conservant  toujours  leur  drapeau  particulier  de  couleur  bleue  parsemé 
de  fleurs  de  lis  d'or.  A  Bovines,  la  bannière  royale  de  couleur  bleue 
flottait  à  la  tête  de  la  chevalerie  française,  et  l'oriflamme  de  couleur 
rouge  était  déployée  en  avant  des  bandes  des  communes.  La  croix  rouge 
distingua  les  Français  pendant  les  croisades  ;  les  Anglais  portaient  la 
croix  blanche  et  les  Flamands  la  croix  verte.  Quand  l'oriflamme  perdit 
de  son  prestige  pour  avoir  trop  souvent  figuré  dans  les  guerres  civiles, 
on  porta  devant  le  roi  deux  bannières  :  l'une  bleue,  parsemée  de  fleurs 
de  lis  d'or,  l'autre  rouge  avec  des  flammes  d'or.  11  n'y  eut  pas  d'autres 
bannières  royales  au  sacre  de  Charles  Vil  à  Reims.  La  bannière  blanche 
était  la  bannière  personnelle  de  Jeanne  d'Arc.  Ce  qu'il  y  a  de  piquant, 
c'est  qu'à  Jarnac,  sous  Condé,  à  Coutras,  sous  Henri  IV,  les  protestans 
avaient  l'écharpe  blanche,  et  les  armées  royales  l'écharpe  cramoisie. 

Pour  dire  la  vérité,  le  drapeau  national  est  une  idée  moderne.  Sous  la 
féodalité,  chacun  portait  ses  couleurs  personnelles.  Depuis  les  milices 
permanentes,  chaque  compagnie  et  chaque  régiment  porta  les  couleurs 
de  son  capitaine  ou  de  son  colonel ,  ei  jusqu'en  1789  un  grand  nombre 
de  corps  gardèrent  leur  drapeau  particulier.  Il  est  vrai  que  la  ville  de 
Paris,  dont  la  bannière  était  de  couleur  safran  lors  du  siège  des  Nor- 
mands, adopta  ensuite  le  bleu  et  le  rouge.  Les  partisans  d'Etienne  Mar- 
cel et  du  gouvernement  des  états-généraux  portaient  un  chaperon  mi- 

(1)  Us  Drapeaux  français  deS07  à  4S79,  recherches  historiques  par  le  comte  Louis 
de  BouiUé,  accompagnées  de  cinquante  drapeaux.  Paris,  Dumaine,  1872. 


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512  REVUS  DES  DEUX  MONDES. 

partie  bleu  et  rouge,  et  il  y  a  plus  d'un  point  de  ressemblance  entre  ce 
chaperon,  offert  au  duc  de  Normandie  par  Etienne  Marcel,  et  la  cocarde 
tricolore  présentée  au  roi  Louis  XVI  par  le  général  Lafayette  en  1789. 

Comment  ces  deux  couleurs  premières  de  la  France,  le  bleu  de  la 
chape  de  saint  Martin  et  le  rouge  de  roridamme  de  Saint-Denis,  ont- 
elles  été  peu  à  peu  remplacées  par  la  couleur  blanche?  Cela  s'est  fait 
naturellement,  et  l'on  pourrait  presque  dire  sans  parti-pris,  car  il  y 
avait  sous  l'ancien  régime  nombre  de  drapeaux  différons.  De  tout  temps 
et  dans  tous  les  pays,  la  couleur  blanche  a  été  le  signe  du  commande- 
ment. Louis  XIV,  ayant  détruit  les  fonctions  de  colonels-généraux  des 
différentes  armes  qui  possédaient  la  cornette  blanche,  eut  seul  droit  à 
cette  cornette,  le  signe  du  commandement  devint  le  signe  du  pouvoir 
royal,  et  par  suite  le  drapeau  blanc  prima  tous  les  autres. 

Bien  que  le  drapeau  tricolore  signiûât  pour  les  premiers  qui  l'ont  ar- 
boré l'union  du  roi  et  de  la  révolution,  il  ne  fut  pas  dès  l'origine  plus 
exclusif  de  tout  autre  emblème  que  ne  l'avait  été  le  drapeau  blanc  à  la 
fin  de  l'ancien  régime.  On  possède  l'image  des  drapeaux  particuliers 
de  chacun  des  quatre-vingt-dix  bataillons  de  la  garde  nationale  de  Paris 
qui  figurèrent  à  la  fédération.  Il  est  peu  de  ces  drapeaux  qui  réunissent 
les  trois  couleurs,  et  il  n'en  est  aucun  qui  soit  tricolore  à  la  manière 
actuelle.  Le  célèbre  drapeau  de  la  12«  demi-brigade,  dont  se  saisit  le 
général  Bonaparte' à  l'attaque  du  pont  d'Arcole,  n'était  guère  plus  tri- 
colore que  VUnion-Jack  anglais,  et  le  drapeau  de  la  5«  demi-brigade, 
porté  par  Augereau,  était  à  fond  blanc,  avec  des  ornemens  républicains. 
C'est  donc  la  légende,  et  la  légende  seule,  qui  a  donné  au  drapeau  blanc 
et  au  drapeau  tricolore  leur  importance  politique. 

Est-il  entré  quelque  malice  dans  cette  exhumation  d'une  foule  de 
drapeaux  français  de  toutes  formes  et  de  toutes  couleurs,  dont  le  comte 
Louis  de  Bouille  rappelle  le  souvenir  ?  Nous  inclinons  à  le  penser,  bien 
qu'il  ait  pris  le  soin  de  ne  pas  le  dire.  Évidemment  il  ne  prétend  pas 
que  le  blanc  soit  devenu  à  tout  jamais  une  couleur  protestante,  parce 
que  le  corps-franc  de  M.  de  Mouy  marchait  sous  une  bannière  blanche 
portant  au  centre  la  marmite  du  pape  renversée,  et  il  n'a  pas  vu  dans 
le  rouge  de  la  commune  un  hommage  rendu  à  la  couleur  de  l'ori- 
flamme. Les  emblèmes  ne  valent  que  par  le  sens  qu'on  y  attache.  A 
l'heure  qu'il  est,  en  dépit  de  l'histoire,  le  drapeau  blanc  signifie  ancien 
régime,  et  le  drapeau  tricolore  France  moderne.  Toutefois  il  est  curieux 
de  savoir  que  le  bleu  est  la  plus  vieille  de  toutes  les  couleurs  natio- 
nales, la  couleur  de  la  chape  de  saint  Martin.  Si  l'histoire  devait  rem- 
placer la  politique,  l'ancienneté  primerait  toutes  les  autres  considéra- 
tions et  a  droit  à  la  préséance.  j.  de  lastcibos. 


Le  directeur-gérant,  C.  BirLOZ. 

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LORD    BYRON 


ET 


LE    BYRONISME 


Cest  un  des  travers  de  notre  époque  de  rechercher  partout  Tac- 
cessoire,  de  s'y  plonger,  de  s'y  noyer.  Notre  curiosité  a  tué  notre 
enthousiasme;  qu'il  s'agisse  d'un  grand  poète  ou  d'un  grand  homme, 
nous  perdons  de  vue  son  œuvre  ou  ses  actes  pour  ne  plus  nous  oc- 
cuper que  de  sa  vie  privée.  A  force  de  scruter  les  secrets  recoins, 
de  nous  laisser  distraire  aux  détails,  aux  anecdotes,  nous  nous 
éloignons  de  ce  qui  devrait  être  le  principal  objectif  de  notre 
étade,  et  lorsque,  grâce  à  tant  de  volumineux  documens,  à  tant 
d*informations  vraies  ou  fausses,  nous  croyons  nous  être  mieux  rap- 
prochés de  ced  hommes  qui,  de  loin  et  vus  par  le  côté  de  leurs  ou- 
^SLges,  nous  apparaissaient  comme  des  demi-dieux  et  des  héros, 
nous  en  arrivons  à  les  traiter  sur  un  certain  pied  d'égalité  et  à  ne 
les  plus  vouloir  juger  que  d'après  nous-mêmes. 

U  resterait  à  savoir  si  tous  ces  papiers  confidentiels  que  depuis 
quarante  ans  le  vent  a  dispersés  hors  de  leurs  portefeuilles  n'ont 
pas  nui  plutôt  que  servi  à  la  vérité.  On  a  dit  que  supprimer  la  pu- 
blication des  correspondances  équivaudrait  à  frustrer  la  littérature 
d'une  de  ses  provinces  les  plus  riches.  Qu'il  y  ait  en  effet  des  lettres 
qui  nous  fassent  pénétrer  au  fond  du  cœur  d'un  homme,  je  l'admets 
volontiers,  mais  ces  lettres  sont  rares,  on  les  cite;  par  contre,  que 
d'inventions  de  pure  fantaisie,  qui  ne  réussissent  qu'à  ridiculiser 
leur  héros!  J'aimerais  à  m' entendre  raconter  quel  surcroît  d'autorité 
^  valu  au  nom  de  Goethe  la  publication  des  fameuses  lettres  de 
^ttina  d'Arnim,  et  si  la  dignité  de  l'auguste  vieillard  gagne  beau- 

lOVB  eu  »  !•'  OOTOBBI  ISIS.  33 


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ï/fS'  RETTTE  DES  DEUX  UOTTDFS; 

coup  à  ce  que  l'univers  reçoive  la  confidence  des  pas  de  chftleet 
des  entrechats  exécutés  autour  de  lui  par  cette  folle  bayadère.  Je 
ne  saurais,  quant  à  moi,  estimer  comme  une  immense  conquête  de 
Tart  moderne  cet  esprit  d'absolue  indiscrétion  qui  nous  introdût 
au  plus  intime  de  la  vie  d'un  homme  ou  d'une  femme,  nous  ouvre 
les  livres  de  compte  et  le  cabinet  de  toilette,  nous  met  au  courant 
d'une  foule  de  petit»  scandales  et  de  petites  misères,  et  qui,  sans 
profit  aucun  pour  l'histoire,  atteint  dans  sa  considération  tel  per- 
sonnage qu'il  convient  à  la  société  d'admirer. 

«  Calomniez  :  »  si  jamais  il  fut  au  monde  un  homme  auquel  le 
mot  de  Beaumarchais  soit  applicable,  c'est  l'auteur  de  Childe- 
Harold  et  de  Don  Juan,  Ce  héros-là  n'appartient  ni  à  la  mytho- 
logie ni  à  l'histoire  ancienne,  ce  qui  n'a  point  empêché  la  fable 
de  l'étreindre,  et  cette  fable,  au  lieu  de  nous  trouver  indifférens, 
nous  émeut,  nous  passionne  jusqu'à  nous  égarer  et  sur  le  carac- 
tère du  poète  et  sur  la  nature  des  sentimens  que  son  œuvre  nous 
commande.  Tant  d'impressions  venues  de  tous  côtés,  de  mémoires, 
de  lettres,  de  notices  et  de  confidences,  ont  fini  par  altérer  pro- 
fondément, sinon  par  défigurer  le  type,  en  ce  sens  que  chacun  de 
nous,  selon  qu'il  est  porté  pour  ou  contre,  n'a  guère  qu'à  étendre 
la  main  pour  saisir  des  argumens  ou  des  objections  à  sa  conve- 
nance. Nous  lisons  et  relisons  ces  mémoires,  ces  commentaires» 
sans  nous  demander  seulement  quelle  valeur  critique  ils  peuvent 
avoir  à  nos  yeux,  et  parce  que  d'une  certaine  classe  d'hommes, 
dont  est  Byron,  tout  vous  captive,  vous  entraîne;  Qu'est-ce  pour- 
tant que  l'autorité  d'une  lady  Blessington,  d'un  capitaine  Medwin? 
Que  nous  font  leurs  cahiers  de  notes  et  leurs  jugemens?  Ces- gens 
l'ont  approché;  l'en  ont-ils  connu  davantage?  Quelles  clartés- leur 
talent  et  leur  style  nous  ddnnent-ils  sur  leur  esprit  d^observation? 
Qu'ont-i)s  vu  autre  chose  que  ce  que  Byron  a  voulu  leur  laisser 
voir,  tous  ces  Polonius  attirés  au  soleil  de  sa  renommée,  et'dontil 
s'est  amusé  peut-être  à  ses  propres  dépens? 

Certains  miroirs  sont  disposés  de  manière  à  ne  jamais  réfléchir 
d'une  physionomie  que  la  grimace.  C'est  à  l'oeuvre  même  lyrique  de 
lord  Byron  qu'il  faut  revenir  aujourd'hui  pour  dégager*  la  vérité  du 
personnage.  N'est-il  pas,  lui,  presque  toujours  Tacteur  qu'il  met  en 
scène?  Nul  ne  poussa  plus  loin  la  folie  du  prestige;  à  une  époqve 
dont  il  n'est  pas  utf  héros,  pas  un  coryphée,  qui  n'ait  mérité  l'épi- 
thète  qu'un  saint  pontife,  homme  d'esprit,  appliquait  à  Napoléon, 
il  fut  le  comédien  par  excellence,  le  chef  d'emploi,  et  n'eut  en 
quelque  sorte  qu'un  programme  :  vivre  au  vu  et  su  du  monde  en- 
tier une  aventureuse  et  romanesque  existence.  Quoi  d'étonnant 
alors  que  le  public  se  soit  mêlé  de  ses  affaires  et  que  la  confusion 


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LOBB  VntON  ET  LE  BTEONISME.  5f  5 

ait  fim  ptr  résulter  de  ce  mélange  de  vérités  et  de  faussetés  répan- 
dues snrson'eompte?  Le  meifleur  contrôle  en  pareil  cas  est  de  re^ 
courir  à  son  oravre.  II  s'y  peint  tantôt  oomplaisamment,  tantôt  à 
son  insu,  toujours  de  main  de  maître,  le  FaYonerai,  les  commen*- 
taires  et  les  journaux  anecdotiques  m'ayaient  gâté  Byron.  Cette 
fignre  démodée  d^ange  déchu  sans  cesse  évoquée  et  promenant  sur 
le  paysage  sa  silhouette  insupportable  semblait  en  avoir  compro- 
mis la  beauté.  La  terre  se  meut,  la  société  se  modifie  et  les  points 
de  vue  font  de  même;  sur  tels  grands  hommes,  sur  tels  chefs- 
d*œune,  à  vingt  ou  trente  ans  de  distance  Tétude  est  à  recommen^ 
cer,  —  chose  consolante  au  moins  pour  les  destinées  de  l'esthé^ 
tiqve,  laquelle,  tournant  avec  le  globe,  n'est  pas  près  de  finir.  IT  se 
peut  que  nos  impressions  au  sujet  de  Byron  soient  toutes  particu^ 
lières;  si  d'autres  cependant  les  ressentaient,  nous  leur  conseille*- 
rions  d'aller  droit  à  Childe-IIarold  et  de  s'y  plonger  en  tenant  pour 
lettre  morte  mémoires,  commentaires  et  le  reste  :  peut-être  bien 
qu'en  môme  temps  que  le  poète,  l'homme  leur  serait  livré  par  sur- 
croft. 

lord  Byron  n'a  pas  écrit  une  Figne  qui  n'eût  qnelque  rapport 
firect  ou  indirect  avec  lui-même.  Que  Caïn  dialogue  avec  Lucifer, 
que  Conrad,  appuyé  sur  son  épée,  domine  le  rocher  sinistre  où  se 
dresse  la  tour  de  Médora,  c'est  toujours  lui,  le  chevalier  noir,  dont 
nous  connaissons  les  airs  et  l'attitude,  et  qui  se  iiaisait  peindre  à  dix- 
nenf  ans,  tête  nue  et  poitrine  au  vent,  sur  un  fond  de  del  traversé 
de  fiilgnrations  volcaniques.  L'époque  des  grincemens  de  dents  et  des 
infernales  voluptés  est  loin  de  nous;  pour  bien  goûter  de  telles  per- 
8om)aIités,  le  simple  sentiment  poétique  ne  sufiit  pas,  il  faut  se  rem- 
porter au  milieu  de  leur  période,  se  créer  avec  elles  une  sorte  dte 
amsangninité  morale  et  ne  les  point  aborder  en  dehors  de  cer- 
tains momens.  Lord  Byron  ne  doit  son  génie  qu'à  des  conditions 
extraordinaires,  force  lui  est  de  ne  pouvoir  nous  intéresser  qu'en 
se  chantant  lui-même  sous  toutes  les  formes  et  sur  tous  les  tons,  et 
cette  eiisteDce,  qui  prête  à  son  inspiration  de  si  fiers  élémens,  est 
une  existent  à  part.  Il  en  veut  au  monde  entier  de  son  pied-bot, 
de  sa  pairie  mal  engagée,  de  ses  désordres,  de  son  divorce;  mais 
qne  la  poésie  prenne  le  dessus,  et  le  féroce  individualisme  s'huma- 
nise, et  le  charme  bous  gagne. 


I. 


S'il  s'agissait  de  démontrer  qu'il  n'y  a  ici-bas  ni  hasard,  ni  forces 
aveugles,  et  que  notre  destinée  est  en  germe  dans  le  sein  de  notre 


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516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ôtre,  la  biographie  de  lord  Byron  serait  le  plus  bel  argument  à 
choisir.  Il  naît  le  22  janvier  1788  à  Londres»  d'un  père  insoudeux, 
étourdi,  d'une  mère  emportée.  Peu  de  temps  après,  ses  parens  se 
séparent;  il  reste  aux  soins  de  sa  mère.  Quand  son  père  moarat, 
Geordie  avait  trois  ans.  Nature  à  la  fois  timide,  ombrageuse  et  ar- 
rogante, nature  d'enfant  gâté  que  sa  mère  tantôt  accable  de  ca^ 
resses  et  tantôt  maltraite,  s' oubliant  dans  ses  colères  jusqu'à  lui 
rire  au  nez  de  son  pied  difforme;  l'orgueil,  une  vanité  folle,  étaient 
ses  côtés  vulnérables.  Atteint,  il  ne  songeait  qu'à  se  venger,  et  cette 
misérable  infirmité  physique  fut  la  première  cause  qui  le  fit  douter 
de  la  Providence.  Une  éducation  forte  et  virile,  un  travail  âpre  et 
soutenu,  la  lutte  pour  l'existence,  l'eussent  peut-être  remis  en  équi- 
libre en  l'arrachant  à  l'incessante  contemplation  de  ces  souffrances 
moitié  vraies,  moitié  imaginaires.  Le  19  mai  1798,  son  oncle  quitte 
ce  monde,  et  voilà  George  Gordon  pair  d'Angleterre  et  seigneur  de 
Newstead-Abbey.  «  Ne  trouvez-vous  en  moi  rien  de  changé?  »  dît-il 
à  sa  mère  en  accourant  lui  annoncer  la  nouvelle.  L'enfant  de  dix  ans 
venait  en  effet  de  se  transfigurer.  Il  était  lord  I  Race  étrange,  inso- 
ciable que  ces  Byron  I  Depuis  Henry  VIII,  qui  leur  fit  large  part  dans 
la  distribution  des  terres  du  clergé,  depuis  Charles  I",  qui  leur  con- 
féra la  pairie,  ou  plutôt  depuis  Guillaume  le  Conquérant,  qui  les 
amena  de  Normandie  avec  lui,  ils  peuplent  la  chronique  des  illas- 
trations  les  plus  farouches  :  aventuriers,  dissipateurs,  gens  de  sac 
et  de  corde.  On  a  remarqué  au  sujet  de  certaines  familles  qu'avant 
de  disparaître  elles  se  résumaient  dans  un  de  leurs  rejetons,  dernier 
terme  de  leur  activité  à  travers  les  âges,  exemplaire  suprême  et 
fameux  où  se  thésaurisent  les  vices  et  les  vertus  de  toute  une  dy- 
nastie, et  qui,  au  moral  comme  au  physique,  ressaisit,  récapitule  et 
fixe  le  type  pour  la  postérité.  Lord  Byron  fut  ce  produit  caractéris- 
tique d'une  suite  de  générations;  en  lui  se  dynamise  l'esprit  de  ré- 
volte d'une  race  toujours  hors  la  loi  depuis  des  siècles,  et  dont  il 
donua  au  monde  comme  une  dernière  édition  revue  et  corrigée  selon 
le  cdde  d'une  époque  de  haute  civilisation  et  de  bonne  compagnie. 
Le  prédécesseur  immédiat  du  jeune  seigneur,  pour  ne  point  men- 
tir à  son  origine,  avait  tué  en  duel  son  voisin  de  campagne,  un  ami. 
Il  vivait  seul  à  Newstead-Abbey,  vieillard  grognon,  atrabilaire;  l'é- 
croulement du  château  semblait  lui  sourire,  ces  ruines  allaient  à 
ses  étranges  goûts,  à  son  humeur.  Les  gens  du  pays  le  redoutaient, 
le  haïssaient;  lui  naturellement  n'aimait  personne.  Sa  plus  joviale 
occupation  était  de  molester  son  fils.  Il  ravageait  ses  terres  à  plai- 
sir, faisait  abattre  mille  hectares  de  bois  pour  diminuer  d'autant  la 
valeur  de  son  héritage;  mais  son  fils  lui  joua  le  tour  de  mourir 
le  premier,  et  sa  méchante  haine  eut  cause  perdue.  11  n'appelait 


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LORD  BYRON  ET  LE  BTRONISME.  517 

jamsus  son  neveu  autrement  que  le  «  cloche-pied  I  »  Ce  boiteux 
était  devenu  le  maître  du  domaine  et  pair  d'Angleterre  en  dépit  du 
délabrement  de  ses  finances. 

La  pairie  I  là  fut  en  effet  le  suprême  orgueil  de  son  existence.  Au 
fond,  il  n'estimait  que  le  rang,  que  le  titre.  Byron  n'aima  jamais  le 
peuple  ni  au  sens  purement  moral,  ni  au  point  de  vue  politique. 
Ses  vers  ne  s'adressent  qu'aux  classes  élevées,  et  son  génie,  bien 
qu'il  soit  une  barrière  de  plus  qui  le  sépare  du  commun  des  hommes, 
compte  moins  à  ses  yeux  que  sa  qualité  de  lord.  Ses  passions,  ses 
penchans  l'entraînaient  vers  les  rois  de  la  mode.  Il  rêvait  d'être, 
comme  le  prince  régent ,  «  le  plus  accompli  des  gentlemen  d'Eu- 
rope, »  et  préférait  la  gloire  de  sir  Robert  Lovelace  à  toutes  les  cou- 
ronnes d'un  Tasse  ou  d'un  Camoens.  Dans  ses  classes,  il  travaillait 
peu,  lisait  beaucoup,  s'appliquant  surtout  aux  notions  générales  et 
parlant  de  chose  et  d'autre  avec  flamme,  entrain,  abondance.  Ses 
professeurs,  sans  tenir  compte  de  ses  essais  poétiques,  lui  prédi- 
saient pour  l'avenir  de  grands  succès  oratoires.  En  attendant,  le 
futur  Démosthène  se  distinguait  par  les  plus  insolites  traits  de 
mœurs.  Au  collège  de  Harrow,  de  même  qu'à  l'université  de  Cam- 
bridge, c'est  par  mille  extravagances  que  son  génie  se  manifeste; 
l'excentrique  est  ce  qui  l'attire.  Son  talent,  son  esprit,  répugnent  à 
Tordre.  A  Newstead-Abbey,  plus  tard,  il  élève  des  ours,  tient  com- 
merce avec  des  loups,  et  trouve  plaisant  de  sabler  la  nuit,  entre 
amis,  le  vieux  bourgogne  dans  un  crâne  humain  monté  en  coupe. 
Tout  aussi  détraqué  du  cerveau  que  le  prince  Hamlet,  et  ce  n'est 
certes  point  trop  dire,  il  s'entendra  non  moins  que  lui  en  femmes, 
en  chevaux,  en  rapières. 

Raconter  les  aventures  galantes  du  jeune  lord  serait  attenter  à 
la  poésie  même  de  son  Don  Juan.  Un  épisode  a  cependant  son  inté- 
rêt particulier,  sa  rencontre  dans  les  hihglands  avec  Mary  Duff,  une 
fillette  pour  laquelle  il  s'éprit  de  belle  passion  à  l'âge  de  neuf  ans. 
«  J'ai  beaucoup  pensé  dernièrement  à  Mary  Duff,  écrit-il  dix-sept 
ans  plus  tard.  Quelle  chose  étrange  que  j'aie  pu  m'attacher  si  ten- 
drement à  cette  jeune  fille  dans  un  âge  où  je  ne  pouvais  ni  con- 
naître l'amour  ni  même  comprendre  le  sens  de  ce  mot  !  Ma  mère 
avait  coutume  de  me  railler  au  sujet  de  cette  affection,  et  plusieurs 
années  après,  j'avais  alors  seize  ans,  elle  me  dit  un  jour  et  tout  à 
l'improviste  :  «  Byron,  j'ai  eu  une  lettre  d'Edimbourg;  Mary  Duff 
est  mariée!  »  Quelle  fut  ma  réponse?  J'ignore  ce  que  j'éprouvai  en 
ce  moment;  mais  je  tombai  presque  en  convulsion.  Étrange  chose 
que  l'histoire  de  cette  liaison I  Mous  n'étions,  à  cette  première 
époque  de  la  vie,  elle  et  moi,  que  de  vrais  petits  enfans;  je  me  suis 
depuis  ce  temps  énamouré  plus  de  cin^ante  fois,  et  cependant  je 


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6iS  REVUE  DES  DEUX  HONDB6. 

me  souviens  de  chaque  mot  que  nous  avons  échangé  ensemble;  je 
la  vois  encore,  je  me  rappelle  ses  traits,  mon  agitation,  mes  iasom- 
nies ,  et  comment  je  harcelais  la  femme  de  chambre  de  nua  mère 
pour  qu'elle  lui  écrivit  en  mon  nom,  ce  dont  finalement  «lie  s'ac- 
quitta pour  avoir  du  repos,  et  nos  promenades,  et  ce  bonheur  d'être 
assis  à  côté  d'elle  dans  la  chambre  des  enfans  de  la  maison  d'Aber- 
deen,  tandis  qu'Hélène,  la  plus  jeune  sœur,  jouait  à  la  poupée,  et 
nous  regardait  jouer  aux  amoureux.  Assurément  aucune  mauvûse 
pensée  ne  me  vint  alors  ni  plusieurs  années  après,  et  cependant 
ma  passion  pour  cette  enfant  fut  telle  que  je  me  prends  à  douter  si 
j'ai  vraiment  aimé  depuis.  »  L'auteur  de  la  Jeunesse  de  hrd  Byran 
cite  à  ce  propos  divers  exemples  fameux  :  Dante,  Alfieri,  Ganova, 
Goethe  et  Chateaubriand,  lesquels  «  ont  vu,  eux  aussi,  «etrer  dans 
les  rêves  de  l'enfance  ces  aériennes  figures  qui  devaient  un  joor 
s'appeler  Mignon,  Marguerite,  Velléda,  Cymodocée.  a 

Le  vrai  est  que  ces  effervescences  prématuj?ées  sont  ce  qu'il  y  a 
de  plus  ordinaire  au  monde,  et  qu'il  n'est  pas  besoin  d'interroger  à 
ce  propos  l'existence  des  mortels  prédestinés.  Chacun  de  nous,  aam 
beaucoup  chercher,  trouverait  à  racontei*  quelque  anecdote  de  ce 
genre.  De  petit  garçon  à  fillette,  ces  sortes  de  romans  s'ébauchent 
sur  les  bancs  de  l'école,  derrière  les  buissons  d'aubépine  où  l'on  se 
donne  au  printemps  rendez-vous  pour  aller  piller  à  deux  les  nids 
d'oiseaux.  La  vanité  humaine  veut  que  ces  enfantillages  innoceos, 
ces  idylles  inconscientes,  qu'il  faudrait  laisser  chanter  au  ruisseau, 
&  la  marguerite  des  prés,  leurs  témoins  nai'fs  et  véridiques,  toot 
grand  esprit,  dès  qu'il  sort  de  la  foule,  se  complaise  &  nous  ea  occu- 
per comme  d'un  fait  nouvellement  acquis  à  la  psychologie,  et  dont 
personne  avant  lui  ne  s'était  avisé.  Un  cœur  qui  commence  i  battre 
dès  l'enfance,  quel  rare  phénomène  I  Après  cette  confidence  de  Byron, 
<»i  ne  pouvait  que  s'attendre  à  voir  Lamartine  composer  A  ran  tour 
nne  variation  sur  le  motif.  Le  chantre  merveilleux  qui  nous  a  donné 
les  Méditations^  les  Hannomes  et  Jocelyn,  possédait  cette  faculté 
caractéristique  d'avoir  tout  éprouvé,  tout  expérimenté,  tout  ticiL 
Quel  que  fdt  celui  dont  il  étudiait  la  vie,  philosophe,  poète,  «ratesr, 
ministre  ou  guerrier,  cet  homme  n'avait  pas  eu  une  ^notion,,  «ne 
aventure  que  lid,  Lamartine,  n'eut  resseatie  ou  trav^^e.  Tout  loi 
était  arrivé,  et,  quand  il  l'écrivait,  le  disait,  c'était  -de  la  meilleure 
foi,  en  homme  que  les  mirages  de  la  fiction  attirent,  éblouissent,  et 
qui  croit  aussitôt  à  la  vérité  de  ce  qu'il  imagine.  Parcourei  ses  images 
sur  lord  Byron,  et  naturellement  vous  y  reiroujrerez  le  .pendant  i 
l'historiette  du  jeune  George  Gordon  <^  de  Mary  D«ff.  «  le  me  sou- 
viens moi-même  d'4in  violent  amour  conçu  à  dix  ans  pour  une  ber- 
bère de  mes  monta^MS  avttii  de  savoir  semlwwwrt  k  oast  «l'amosr. 


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LORD  BYBON  ET  LE  BYRONISME.  &10 

Je  Taidais  a¥ec  la  soUicitnde  d'un  amant  à  garder  ses  chevreaux 
sur  les  rochers  de  notre  village.  Je  reinplaçais  avec  orgueil  son 
chien  que  le  loup  avait  emporté.  J'allumais  pour  la  réchauffer  le 
fea  de  .bruyère  sous  la  grotte.  Je  n'entendais  pas  le  son  de  sa  voix 
sans  frlsaon,  et  quand  nous  montions  ensemble  le  roc  escarpé  qui 
mène  aux  pâturages,  je  marchais  derriëi*e  elle,  et  je  posais  avec 
intention  mon  pied  sur  la  trace  du  sien  pour  que  nos  deux  ombres 
da  moins  n'en  fussent  qu'une  sur  le  chemin.  Elle  habite  encore  ia 
mime  chaumière,  et  je  ne  puis  me  défendre  d'un  certain  attendiis- 
sement  quand  je  la  rencontre  aujourd'hui,  rapportant  sur  ses  gaules 
les  fagots  de  buis  coupés  sur  les  montagnes  pour  le  foyer  de  ses 
eofans  (1).  » 

Prononcer  le  nom  de  Dante  en  pareil  chapitre  est  un  contre- 
sens. Que  peut  avoir  de  commun  avec  une  berquinade  sur  laquelle 
a  cinquante  amours  ont  passé  »  un  sentiment  qui  remplit  à  lui  seul 
toute  l'existence  du.grand  Florentin,  cet  amour  de  la  terre  et  du  ciel, 
à  la  fois  passion  et  symbolisme,  songe  et  réalité,  éther  et  flamme, 
qui  reste  encore  aujourd'hui  l'unique  fil  d'Ariane  pour  nous  diriger 
à  travers  les.profonds  labyrinthes  delà  Divine  Comédie?  Lorsqu'au 
printemps  de  127i  l'adorable  fille  de  messer  Folco  Portinari  lui  ap- 
parut, Dante  en  effet  avait  neuf  ans.  Elle  passa,  et  il  l'aima  d'une 
force  inexprimable,  dans  la  vie  comme  dans  la  mort,  car  il  convient 
aossi  de  ne  pas  toujours  la  voir  à  l'état  de  symbole,  cette  charmante 
Béatrice.  Avant  d'être  devenue  a  la  conception  des  choses  divines,  » 
c'était  une  simple,  aecorte  et  jolie  demoiselle.  Boccace  nous  la  montre 
sous  des  traits  qui  n'ont  rien  que  d'humain,  agréable  et  suave,  et, 
puisqu'on  aime  les  rapprochemens,  opposons  au  maniérisme  anec- 
dotique  du  dandy  britannique  ce  passage  de  la  Vita  nucva,  tendre, 
passionné,  sincère  conmie  le  premier  amour  et  la  première  douleur, 
où  le  poète  raconte  la  vision  que,  malade,  au  lit  depuis  neuf  jours, 
il  eut  pendant  sa  fièvre«  «  M'étant  pris  à  penser  à  la  dame  de  mon 
amour,  je  me  dis  avec  un  profond  soupir:  Hélas I  il  faut  que  la 
l)elle  Béatrice,  elle  aussi,  meure  I  ^>  Aussitôt  ses  yeux  se  mouillent 
de  larmes,  car  il  lui  semble  ouïr  de  la  bouche  d'un  ami  la  funeste 
nouvelle,  a  Je  vis  le  corps  oCi  cette  âme  noble  et  sainte  avait  habité, 
des  jeunes  filles. enveloppaient  son  visage  dévoiles  blancs,  ce  visage 
si  doux  et  si  modeste  que. j'entendais  Les  anges  murmurer  :  C'est  la 
source  de  la  félicité  .suprême  I  »  Et  lui,  en  présence  de  cette  mort, 
il  s'écrie  :  u  0  Béatrice,  sois  bénie I  »  Cependant  les  femmes  qui  le 
ga^dentleréveillent  de  sa  vision,  tiaa  certes,  elle  ne  fut  pas  tou- 
jours une  insensible  et  froide  allégorie,  cette  chère  maltresse  de 

(i)  UmwtiM,  Vie  d$.lord  Bynm, 


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520  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

son  cœur  et  de  son  esprit,  rayonnante  d'un  double  éclat,  belle  pour 
ce  monde  et  pour  l'autre,  la  fille  des  hommes  et  la  sœur  des  anges, 
omnis  beatitudo  nostral  Ces  amours  du  premier  âge  prolongées 
dans  l'adolescence  occupaient  la  société  de  Florence.  On  en  parlait 
beaucoup,  et  Dante,  pour  dépister  l'attention  et  donner  le  change, 
feignit  de  s'éprendre  d'une  autre  jeune  fille.  A  dater  de  ce  jour, 
Béatrice  ne  le  salue  plus;  jusque  sur  les'  hauteurs  du  Purgatoire, 
nous  retrouvons  la  trace  de  cet  honnête,  mais  dangereux  mouve- 
ment d'inconstance.  Le  9  juin  1200,  elle  meurt  à  vingt-quatre  ans, 
elle  meurt  pour  se  transfigurer  dans  la  lumière  de  Dieu  et  revivre 
éternellement,  objet  d'adoration  incomparable,  idéal  d'amour  ter- 
restre et  divin. 

Dante  a  pu  avoir  d'autres  sentimens,  il  n'oublia  jamais  Béatrice. 
Qu'est  le  souvenir  de  Mary  Duff  pour  Byron?  Un  nom  de  plus  dans 
son  catalogue;  la  liste  de  don  Juan  en  porte  mille  et  trois,  le  noble 
lord  en  avoue  cinquante  et  quelques,  et  continue  à  se  guinder  en 
victime  de  l'amour.  Tous  les  hommes  de  génie  ont  adoré  les  femmes, 
tous  furent  trompés;  quelle  somme  de  vraie  douleur  contienneot 
ces  martyrologes  écrits  en  stances  admirables?  Écoutons  ce  grand 
poète  dont  le  cœur  déborde,  et  nous  en  arriverons  à  croire  cette 
chose  absurde  et  monstrueuse,  qu'une  nature  de  cet  ordre  n'ayant 
aimé  vraiment  que  deux  fois  dans  la  vie,  c'est  sur  une  enfant  de 
huit  ans  et  sur  le  chien  Boatswain  que  le  plus  fort  de  sa  passion 
et  de  son  attachement  s'est  porté.  «  Poésie  et  vérité,  »  disent  les 
mémoires  de  Goethe;  c'est  trop  souvent,  hélas!  poésie  et  vanité  qui 
conviendrait  ici.  Victime!  il  se  peut;  mais  d'où  vient  le  mal,  sinon 
de  l'abîme  que  nous  nous  plaisons  à  creuser  entre  le  monde  et 
nous?  N'exîste-t-il  donc  d'autres  souffrances  que  les  nôtres,  d'autres 
douleurs  dignes  de  pitié  que  celles  qui  nous  affectent?  De  ce  que, 
par  suite  d'une  mauvaise  éducation,  d'un  vice  de  caractère  ou  de 
conformation  physique,  le  désaccord  s'est  établi  dans  notre  être 
agissant  et  pensant,  est-ce  à  dire  que  les  ténèbres  doivent  envahir 
l'univers?  Ma  maltresse  me  trompe,  j'éprouve  un  échec  de  tribune, 
mes  premiers  vers  sont  accueillis  avec  malveillance  par  la  critique, 
et  j'appelle  toutes  les  foudres  du  ciel  sur  l'humanité;  une  épine 
me  pique  au  doigt,  et  c'en  est  assez  pour  que  j'écrive  avec  le  sang 
de  mes  blessures.  On  se  fait  une  conscience,  une  vie,  un  idéal  à 
part,  on  n'obéit  qu'aux  sauvages  instincts  d'une  organisation  d'en* 
fant  gâté,  et  d'erreur  en  erreur,  de  froissemens  en  froissemens,  de 
colère  en  colère,  on  en  arrive  à  devenir  pour  soi-même  et  pour  les 
autres  un  objet  de  haine  et  de  mépris. 

Ce  cœur  inquiet,  féroce  et  vaniteux,  Marie  Chaworth,  de  laquelle 
il  s*éprit  justement  parce  qu'elle  aimait  ailleurs,  eût-elle  jamais 


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LORD  BYRON  ET  LE  BYRONISME.  521 

réussi  à  l'édaquer,  à  le  fixer?  Plus  âgée  de  quelques  années  que 
Byron,  la  jeune  fille  n'avait  pas  attendu  de  le  connaître  pour  dis- 
poser de  ses  sentimens.  Elle  n'en  agréa  pas  moins  rbommage  du 
«  jeune  bancal,  »  et  se  laissa  courtiser  par  lui  avec  cette  adorable 
et  perfide  gentillesse  féminine  qui  ne  néglige  aucun  passe-temps 
et  qui  porte  la  plus  simple  des  novices  à  coqueter  avec  une  afiec- 
tion  dont  au  demeurant  elle  ne  veut  rien  faire.  Le  poème  de  ses 
amours  avec  Mary  Chaworth,  Byron  Ta  chanté  dans  le  Rêve.  Ils 
chevauchaient  ensemble.  Elle  lui  accordait  des  rendez-vous,  lui 
donnait  son  portrait,  souvcnii*s  amers  et  brûlans  consacrés  par  des 
vers  splendides.  Elle  se  maria,  lui  devint  pair  d'Angleterre,  et  ce 
fut  bientôt  le  tour  aux  nobles  passions  des  ancêtres  de  remplir  et 
d'enivrer  son  âme.  Le  monde  le  plus  brillant  l'attirait,  le  fêtait.  Il 
commença  par  y  jouer  le  rôle  d'un  Alcibiade.  Son  visage  était  d'une 
beauté  charmante  :  l'ange  et  le  démon  y  combinaient  leur  expres- 
sion selon  le  code  du  moment,  et,  pour  compléter  le  personnage, 
certaines  excentricités  de  costume  :  par  exemple  ce  nœud  de  cra- 
vate qui  chez  nous  fit  école,  ni  plus  ni  moins  que  les  stances  du 
noble  lord. 

En  1807  paraissent  ses  premières  poésies,  Hours  of  idlenessy 
dont  la  seule  préface  accuse  la  date.  A  cette  affectation  de  modestie 
dans  le  suprême  orgueil  vous  reconnaissez  la  marque  du  jour.  C'est 
de  la  littérature  de  caste.  «  Si  j'envisage  Favenir  de  ma  situation  et 
les  futurs  efforts  qui  me  seront  imposés,  il  ne  me  semble  guère 
probable  que  j'aborde  jamais  le  public  une  seconde  fois.  »  M.  de 
Chateaubriand  ne  s'exprime  pas  autrement.  Fabriquer  de  la  prose 
ou  des  vers  ne  saurait  convenir  à  des  gens  de  qualité;  ni  leur  nais- 
sance, ni  leur  éducation  ne  les  ont  préparés.  S'ils  s'essaient  à  ce  jeu 
de  vilain,  c'est  uniquement  pour  se  prouver  à  eux-mêmes  qu'un 
seigneur  de  leur  importance  doit  savoir  tout  faire  et  même  jouer  du 
violon  sans  avoir  appris;  mais  que  le  public  ne  s'imagine  point  que 
de  semblables  bonnes  fortunes  vont  se  renouveler  souvent  pour  lui. 
«  Qui  voudrait  rimer,  pouvant  faire  autre  chose?  Je  trouve  la  pré- 
férence accordée  de  nos  jours  aux  écrivains  sur  les  hommes  d'ac- 
tion, et  le  bruit  qui  s'élève  autour  d'un  ramas  de  scribes^  un  signe 
de  misère  et  de  dégénércRBlpence.  Qui  diable  écrirait,  pouvant  agir? 
l'action,  l'action  I  disait  Démosthène;  de  l'action  donc,  et  non  pas 
des  écrits,  mais  surtout  point  de  rimes  (1)  !  »  Sacrifier  aux  muses  et 
aux  grâces  est  une  de  ces  faiblesses  auxquelles  on  peut  condes- 

(i)  L*action!  disait,  hélas!  aussi  La  Calprenède  dans  ses  préfaces  :  c  la  profession 
qne  Ja  fais  ne  me  peut  permettre  sans  quelque  espèce  de  honte  de  me  faire  connaître 
pu*  des  Tors  et  tirer  de  quelque  méchante  rime  une  réputation  que  ]o  dois  seulement 
r  d*une  4pée  que  J'ai  l*honneur  de  porter.  » 


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522  BETOE  DES  DEUX   MONDES. 

cendre  une  fois  par  hasard,  et  qui  doWent  être  d'autant  plus  coortes 
qu'elles  empièleot  sur  les  iiUérôts  de  l'état,  auxquels  des  hommes 
de  tel  air  sont  exclusivement  voués  pixr  nature.  U  semble  qu!à  ces 
hauteurs  où  l'on  se  place,  la  oritique  ne  devrait  pouvoir  vous 
atteindre,  et  c'est  le  contraire  qui  arrive.  Ces  paladins  et  ces  doit- 
dies  vous  ont  des  irascibilités  d'hommes  de  lettres.  A  dire  vrai,  la 
£açon  dont  la  Revue  à! Edimbourg  accueillit  ces  essais,  d'ailleurs 
médiocres,  eût  agacé  le  moins  présomptueux.  Cette  volée  de  bois 
vert  sur  le  dos  du  poète  contusionna  aussi  par  maint  endroit  le  gen- 
tilhomme, il  releva  l'ai&ont,  y  répondit  fièrement  par  la  plus  inso- 
lente des  satires  :  Barda  anglais  et  critiques  d'Ecosse,  une  de  ces 
flèches  que  le  carquois  d'Apollon  tient  en  réserve  contre  les  emie- 
mifi.  Toute  l'inspiration  byronienne  est.là:  superbe,  acerbe,  provo- 
cante, méprisante,  défiant  les  hommes  et  bravant  les  dieux.  Southey, 
Wordsworth,  Scott,  le  comte  Garlisle  son  tuteur,  lord  Holland,  au- 
tant de  Marsyas  écorohés  sans  merci!  Byron,  comme  Juvénal,  aime 
l'hyperbole,  et,  pourvu  qu'il  frappe  dur,  ne  regarde  guère  sur  qui 
tombent  les  coups  de  sa  massue.  A  ce  début  succède  un  temps  d'arrêt 
pendant  lequel  l'orage  de  cette  existence  se  concentre  sur  ^'ew- 
stead.  Il  y  vit  en  assez  médiocre  intelligence  avec  sa  mère,  jusqu'à 
ce  jour  où  l'ennui,  le  dégoût,  le  sentiment  de  ^e&  extravagances, 
font  décidément  naître  en  lui  cette  irrémédiable  mélancolie  qui  de- 
meure aux  yeux  de  la  postérité  le  plus  sympathique  de  ses  attd- 
buts.  tt  Ici  reposent  les  restes  mortels  d'un  être  qui  fut  beau  sans 
vanité,  fort  sans  présomption,  d'un  être  bon  et  courageux  qui, 
doué  de  toutes  les  vertus  de  l'homme,  n'eut  aucune  de  ses  fai- 
blesses. Et  cet  éloge,  qu'on  prendrait  pour  une  vaine  flatterie  en  le 
lisant  sur  la  tombe  d'un  individu  de  notre  espèce,.n'est  qu'un  hum- 
ble gage  de  reconnaissance  adressé  à  la  mémoire  du  chien  Boats- 
wainl  ))  Une  telle  boutade  explique  mieux  que  tous  les  conuneo- 
.taires  la  disposition  morale  de  celui  qui  s'y  laisse  aller;  infatuatioo, 
amertume  et  dépit,  haine  à  l'humanité  par  le  trop  grand  amour 
qu'on  a  de  soi  dès  l'entrée  dans  la  vie,  et  dont  l'influenoe  reparaîtra 
dans  tous  les  actes  comme  dans  toutes  les  œuvres  du  personnage! 
Les  Alcibiade  mal  réussis.font.les  .Timon. 

Dégoûté  de  son  pays,  mécontent. de  soi-même,  Byron  quitta  l'An- 
igleterre  pendant  l'été  de  1809.  Il  vit  Lisbonne,  l'Espagne,  la  Grèce, 
traînant  au  loin  l'inquiétude  et  les  déchiremens  de.6oncQBU£,e;>^ 
triœ  quis  exsul  se  quoque  fugity  traînant  aussi  l'iniplacable  sar- 
casme, et  trouvant  moyen  d'agacer,  d'irriter  à  distance  ses  cbers 
compatriotes  les  Anglais.  «  La  supériorité  des  Anglais,  écrit-il  à  ^ 
mère,  est  une  chose  que  sur  nombre  de  points  noua  aimons  à  nous 
exagérer.  N'importe,  quand  cettejsupédorité  se  montra  à.moi^je  la 


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LORD  BYaON   ET  LE   BTROIi(ISME«  52S 

reconnais;  mais,  dès  que  je  vous  trouve  inférieurs,  je  le  dis.  Or 
c'est  en  quoi  les  voyages  m'édairent,  et  j'aurais  pu  rester  un  siëde 
à  m'enfamer  dans  vos  villes  et  à  moisir  aux  brunies  de  vos  cam- 
pagnes sans  en  apprendre  autant.  »  Peu  à  peu  il  renvoya  toute  sa 
suite,  et  s'habitua  au  service  des  gens  du  pays.  Son  fidèle  Flecb- 
ter  est  le  dernier  qu'il  se  décide  à  expédier,  et  les  humoristi- 
ques observations  consignées  dans  une  autre  lettre  à  sa  mère  au 
sujet  du  parti  qu'il  vient  de  prendre  semblent  grêler  sur  John 
fiull  comme  des  pois  de  sarbacane*  a  Au  bout  du  compte,  je  n'ai 
nul  besoin  de  lui,  il  ne  m'aidait  en  aucune  façon;  puis  ses  éter- 
nelles lamentations  sur  le  manque  de  bière  et  de  bœuf,  son  mépris 
stupide  et  bigot  pour  toute  chose  étrangère,  son  incorrigible  inca- 
pacité d'apprendre  les  plus  simples  expressions  d'une  langue  quel- 
conque, le  rendaient,  comme  tous  les  domestiques  anglais,  embar- 
rassant au  dernier  degré.  Il  fallait  d' abord  s'expliquer  pour  lui,  et 
si  vous  saviez  le  reste  :  les  pUaws  qu'il  ne  pouvait  manger,  les  vins 
qu'il  ne  pouvait  boire,  les  lits  où  il  ne  pouvait  dormir,  les  chevaux 
qui  le  faisaient  choir,  et  pour  comble  de  misère  point  de  thé  I  Après 
tout,  c'est  un  honnête  garçon,  et  sur  terre  chrétienne  assez  ca- 
pable, mais  en  Turquie!  Dieu  me  pardonne I  mes  Albanais,  mes 
Tartares  et  mes  janissaires  travaillaient  autant  pour  lui  que  pour 
nous,  ainsi  que  peut  le  certifier  Hobhouse.  »  Arrêteras  I  ce  fier 
voyage,  gardons-nous  de  le  traduire  en  prose;  de  trop  beaux  vers 
l'ont  immortalisé,  ce  voyage-là  :  c'est  ChUde-Uarold!  L'âme  de 
Byron,  que  le  romantisme  des  montagnes  d'Ecosse  avait  de  bonne 
heure  préparée  à  la  rêverie,  s'ouvrait  aux  radieuses  impressbns 
d'un  monde  tout  nouveau.  Sur  œs  antiques  promontoires  de  la 
Grèce,  quelles  visions  l'attendaient,  quelles  images  lui  souriaient 
du  sein  de  ces  nuages  roses  où  le  regard  plonge  sans  fin,  et  quelles 
hannonies  dans  les  flots  bleus  et  parfumés  de  cette  mer  ioniennel 
Là  pour  la  première  fois  l'homme  respire,  là  surgit  le  poète.  On 
dirait  que  ce  misérable  cortège  de  vanités,  de  préjugés,  de  ridi- 
cules, dont  il  marchait  environné,  s'est  dis^pé  subitement  à  l'in- 
fluence magique  de  ce  sol  où  chaque  pierre  lui  parle  de  Phidias,  de 
Péridès  et  d'Alexandre.  Le  champ  de  sa  pensée  devient  plus  libre, 
s'élargit;  lui-même  se  relève,  goûte  l'apaisement;  inspiré,  le  voilà 
presque  beureux.  La  staoce  de  ChiULe-Uarold  a  des  sonorités  lo- 
cales, et  vous  rappelle  le  bris^oient  mélodieux  de  la  vague  au  cap 
Sanium.  Ainsi  murmuraient  les  vieux  chênes  de  laiorêt  de  Dodone, 
suDtt  chaulait  la  source  que  fusait  jaillir  du  rocher  le  sabot  de  Pé- 
gase. «  Antique  et  superbe  Athènesl  où  soot-ils  les  magnanimes 
fondateurs  de  ta  pussance?  Ils  <mt  fui  d'un  rapide  essor^  songe  des 
lemps  évanottisl  £ux,  toujours  les  premiers  au  but  où  souriait  la 


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52&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gloire,  ils  ont  vaincu,  puis  disparu.  Quoi?  tout  cela  fini!  un  conte 
bleu,  l'étonnement  de  quelques  heures  passagères.  »  Ces  strophes, 
lecture  des  esprits  cultivés,  poésie  aristocratique  dans  le  plus  beau 
sens  du  mot,  remuent  à  fond  tous  les  cœurs  capables  encore  de 
vibrer  à  ce  nom  sacré  du  Parnasse.  «  Combien  déjà  de  toi  n'a- 
vais-je  pas  rêvé!  Ceux  qui  t'ignorent  ignorent  le  sublime  chez 
rhomme,  et  maintenant  que  je  te  contemple,  la  honte  me  dévore  de 
me  sentir  si  faible  à  te  célébrer.  Moi  qui  rêvais  de  si  nombreux 
hommages  à  te  rendre,  je  tressaille  et  ne  sais  désormais  plus  que 
m'incliner.  Ma  voix  tarit,  mon  souffle  s'arrête,  mon  œil  plonge  fixe- 
ment dans  la  flottaison  de  tes  nuages,  et,  pour  dire  ce  que  j'éprouve 
d'être  si  près  de  toi,  je  n'ai  que  mon  joyeux  silence  !  » 

La  harpe  de  Byron  n'a  que  deux  cordes  :  méditation,  contempla- 
tion de  la  nature.  Qu'il  ait  à  peindre  dans  Marino  Faliero  le  ta- 
bleau d'une  fête  vénitienne,  ou  dans  Manfred  les  Alpes  et  Rome, 
c'est  toujours  la  mélodie  de  Childe-Harold  sous  laquelle  il  met 
d'autres  paroles.  Ses  douleurs,  ses  colères  contre  la  race  humaine 
pourront  revêtir  diverses  formes,  le  cri  de  Harold  restera  Texpres- 
sion-type  de  cette  poésie  à  outrance  qui  rêve,  blasphème  et  maudit 
si  bien.  Dans  Harold ^  pour  la  première  fois  il  se  chante  lui-même, 
et  prend  devant  le  public  les  traits,  le  geste  et  l'attitude  qu'il  gar- 
dera jusqu'à  la  fin.  La  pâleur  au  visage,  l'air  fatal,  l'anathème  aux 
lèvres,  le  cœur  souffrant  et  dévasté,  parcourant  le  labyrinthe  du 
péché  en  prince  ténébreux  qui  ne  veut  ni  conseils  ni  consolations, 
ainsi  partout  il  nous  apparaîtra;  le  décor  changera,  les  effets  de 
lumière  et  de  mise  en  scène  se  renouvelleront,  le  personnage  ne  se 
démentira  plus.  Childe- Harold^  le  premier  en  date  des  grands 
poèmes  de  Byron  et  son  chef-d'œuvre,  a  l'imperfection  qui  carac- 
térise le  genre.  Les  choses  s'y  déploient  sans  projet  ni  plan,  cela 
pourrait  en  quelque  sorte  ne  jamais  finir.  Les  aventures  de  don 
Juan,  de  même  que  les  pérégrinations  d'Harold,  se  prolongeront 
aussi  longtemps  qu'il  plaira  au  poète.  Rien  n'empêche  en  effet  qu'à 
la  première  Haydé  une  seconde  ne  succède,  et  que  Harold-Byron, 
après  avoir  reproduit  dans  l'Hellespont  les  exploits  de  Léandre, 
n'aille  se  baigner  dans  le  Gange  et  visiter  Delhi  après  Athènes.  On 
s'étonne  aujourd'hui  qu'une  pareille  forme  ait  pu  trouver  tant 
d'imitateurs  alors  qu'elle  n'a  vraiment  pour  elle  qu'un  intérêt  :  la 
personnalité  du  comédien.  Certaines  pièces  ne  réussissent  que  par 
l'acteur  et  n'admettent  point  les  doublures.  Ainsi  de  la  poésie  by- 
ronienne,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  poésie  de  lord  Byron» 
Prenons  maintenant  les  petits  poèmes,  les  récits  en  vers,  c'est  la 
même  absence  de  composition,  le  même  désordre.  La  Fiancée  iA- 
bydos,  le  Corsaire^  le  Giaour^  autant  d'anecdotes  que  le  poète  a  pu 


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LORD  BTRON  ET  LE  BYBONISME.  525 

s'entendre  raconter,  ou  lire  simplement  dans  Gibbon,  comme  Pari- 
sinay  et  qu'il  reproduit  en  se  contentant  de  verser  sur  les  descrip- 
tions les  trésors  de  sa  palette  et  d'incarner  son  âme  à  lui  dans  leurs 
héros,  tt  Les  hommes  qui  ne  portent  point  au  front  le  stigmate  de 
Satan,  a  dit  un  des  biographes  de  Byron,  M.  Karl  Frenzel,  n'étaient 
dignes  qae  de  son  indifférence.  Il  ne  lui  fallait  que  des  Prométhée 
enchaînés,  et  jusque  dans  Marino  Faliero  maudissant  Venise  vous 
ressaisissez  l'antique  titan  bravant  les  dieux  !  » 


II. 

Après  une  absence  de  deux  ans,  Byron  revient  en  Angleterre  assez 
tristement  préoccupé  d'ailleurs  des  embarras  qui  l'y  attendent. 
a  L'avenir  ne  me  sourit  guère.  Le  corps  miné  par  la  fièvre,  mais 
l'âme,  j'espère,  encore  debout,  je  reviens  chez  moi,  à  mon  home, 
sans  un  espoir,  sans  un  désir.  Le  premier  qui  m'abordera,  c'est  un 
avocat,  le  second  un  créancier,  puis  viendront  les  fermiers,  les 
gens  d'affaires  et  tous  les  ennuis  qui  s'attachent  à  des  possessions 
délabrées,  contestées.  Bref,  je  suis  triste  et  mal  à  l'aise,  et,  si  je  par- 
viens à  réparer  un  peu  mes  irréparables  affaires,  je  m'en  irai  dere- 
chef Dieu  sait  où.  »  Il  rapportait  de  son  voyage  deux  poèmes,  l'un 
auquel  il  tenait  beaucoup,  une  imitation  d'Horace,  Hinis  from  Ho- 
ractf,  l'autre  à  ses  yeux  de  valeur  tout  à  fait  secondaire,  Childe^ 
Harold!  Byron  naturellement  allait  s'empresser  de  publier  Y  Horace 
lorsque,  grâce  à  la  vigoureuse  intervention  d'un  ami,  M.  Dallas,  ce 
fat  Childe-Harold  qui  parut.  Le  lendemain,  tout  Londres  portait  le 
nom  du  poète  aux  étoiles.  «  Je  m'étais  endormi  inconnu,  je  me  ré- 
veillai célèbre.  »  En  un  moment,  l'auteur  se  vit  au  faite  de  la  littéra- 
ture :  Southey,  Wordsworth,  Scott  et  Moore  ne  comptaient  plus,  il 
fallait  en  le  nommant  ne  parler  que  de  Shakspeare  ou  de  Milton. 
Ministres»  philosophes,  grandes  dames  et  grands  seigneurs,  leaders 
de  la  chambre  et  leaders  de  la  mode,  venaient  se  coudoyer  à  sa 
porte,  et  sur  sa  table  les  invitations  des  souveraines  du  haut  ton 
couvraient  de  leurs  plis  parfumés  les  cachets  emblématiques  de  ces 
billets  que  leurs  auteurs  ne  signent  point,  u  Mathews,  Hobhouse, 
Scrope  Davies  et  moi  nous  formions  une  petite  coterie  à  part  tant  â 
Cambridge  qu'ailleurs.  Davies,  qui  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  de 
noircir  du  papier,  nous  a  toujours  battus  dans  la  conversation,  et 
par  la  force  de  son  esprit  nous  enchantait  et  nous  maintenant  à  la 
fois.  Hobhouse  et  moi,  nous  étions  de  beaucoup  trop  faibles  pour 
les  autres  deux,  et  Mathews  lui-même  succombait  devait  l'entraî- 
nante vivacité  de  Scropel  » 


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ftSS  BETUB  DES  DEIÏl  MONDES. 

Ce  Dayies,  intelligence  en  effet  remarquable  et  caractère  supé- 
rieur, homme  d'esprit  partout,  sachant  boire  et  sachant  agir,  ce 
joyeux  et  soUde  compagnon  dé  plaisir»  et  d'infortunes,  qui,  èam 
un  souper  avec  Byron,  où  disparaissaient  douze  bouteilles  de  yin 
dti  Rhin,  ni  plus  ni  moins  que  dans  les  tragiques  aventures  du  ô- 
yorce,  payait  largement  de  sa  personne  comme  de  son  déyoûmrat, 
cet  aimable  et  courtois  Scrope  Dayies,  il  nous  souvient  de  l'avoir 
jadis  rencontré  à  nos  premiers  pas.  Quelle  verve  encore  chez  ce  yîeîl- 
lard,  que  de  clartés,  de  flammes,  d'aperçus,  et,  quand  il  se  mettait 
à  vous  parler  de  son  ami  lord  Byron,  quel  répertoire  d'observa- 
tions rapides,  nettes,  épigrammatiques,  vivantes,  sur  les  hommes  et 
les  choses  de  ce  temps!  Jamais  la  société  de  Londres  n'avait  connu 
semblable  éclat.  Cette  période  de  1810  à  1820  fut  un  moment 
unique  pour  la  capitale.  La  guerre  continentale,  pois  la  pait, 
avaient  amené  là  toute  la  sainte-alliance;  gens  d*épée  et  de  let- 
tres, diplomates,  philosophes  et  beaux  esprits,  affluaient  coffime 
vers  un  centre.  A  côté  du  prince  régent  et  de  ses  compagnons  me- 
nant la  débauche  à  grandes  guides  se  groupaient  les  talens  et  les 
illustrations.  L'Ecosse  envoyait  Scott,  Jeffrey,  ErsLine;  rirlasde, 
Sheridan,  Grattan  et  Moore;  les  rigueurs  du  gouvernement  impérial 
y  exilaient  M"*  de  Staël;  et,  pour  faire  accueil  à  tant  de  nobles 
hôtes,  TAngleterre  fournissait  aussi  son  contingent  :  les  Gannmg, 
les  Holland,  les  Brougham,  les  Grferd,  les  Campbell  et  bien  d'aa- 
tres  qui  brillaient  dans  la  politique,  ïes  sdences,  les  arts.  Et  les 
femmes  î  où  trouver  des  noms  p4tis  aîmaWes  à  citer  :  lady  Caro- 
line Lamb,  lady  William  Russell,  lady  Ad^aîde  Forbes,  fe  prin- 
cesse de  Galles,  lady  Jersey  ?  Byron,  qui  les  fréquentait  aters  dans 
l'ivresse  du  cœur,  les  chanta  plus  tard  dans  l'amertume  et  Tiro- 
nie.  <f  Que  sont  devenues  lady  Caroline  et  lady  Frances?  Divorcées 
sans  doute  ou  à  peu  près  f  »  Existence  de  higk  life  et  de  poésie! 
Lara  prend  naissance  au  sortir  d'un  bal  masqué;  entre  le  grof 
chez  Douglas  Kinnaird  et  une  première  représentation  de  Kean,  les 
pages  du  Giaour  sont  envoyées  à  l'imprimerie.  Lord  Byron  était  roi 
de  la  mode;  son  air  dédaigneux,  la  coupe  de  ses  habits,  donnaient 
le  ton.  Cette  aristocratie  anglaise,  toujours  en  qçrète  d'une  idole, 
se  précipitait  au-devant  de  ce  nouveau  fils  de  son  adoption,  Gan- 
tant plus  recherché,  adulé,  qu'il  se  montrait  plus  arrogant.  Il  dîne 
un  soir  chez  lord  Holland.  Toute  la  fashion  sous  les  armes  l'atten- 
dait, le  guettait  f  Byron  arrive  tard,  prend  place  à  table  et  se 
touche  à  rien.  Les  voisines  de  gauche  et  de  droite  s'étonnent  d'a- 
bord, puis  chuchotent;  et  la  nouvelle,  après  avoir  fait  le  tour  da 
couvert,  arrive  à  lady  Holland,  qui  s'en  émeut  et  gracieusement  de- 
mande à  son  hôte  la  cause  de  cette  abstinence.  Byron  répond  en 


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LORD  BTBON  £T  LE  BYHONISUE.  527 

sTexcuBant  qu'il  a  Tbalntiiâe  de  oe  prendre  à  ses  repa»  que  du  a^^ 
tain-biscuit  et  du'  soda-water,  — tes  deux  seules  choses  peutrètre- 
qui  manquassent  à  Tofficoi  L'auteur  de  Ghilde-Haroldn^  pouvait 
pourtant  s'en  aller  à  jeun.  Des  gens  furent  mandés  en  réquisition 
chez  le  pastry-cook  et  le  buvetier  les  plus  proches,  ce  qui  pro- 
cura  à  sa  seigneurie' le  mofsn  de  faire  un  excellent  dhier  et  surtout 
d'épouffer  son  monde. 

Les  hautes  clfeisses,  mises  en  belle  humeur  de  réaction  contre  les 
idées  de  la  révolution  française  par  les  romans  de  Walter  Scott^ 
saluaient  dans  lord  Bymn  le  messie  aristocratique,  le  barde  inspiré. 
Jamais  encore  le  lyrisme  moderne  n'avait  emprunté  de  pareils  ac- 
cens  aux  grands  spectacles  de  la  nature,  jamais  on  n'avait  chanté 
sur  ce  ton  la  mer,  le  vaisseau^,  la  tempête.  De  ce  jeune  héros,  de  ce 
vainqueur  plus  couronné  que  ne  le  furent  de  leur  vivant  Sbakspeare 
et  Hilton,  le  monde  attendait  des:  merveilles;  lui-même,  plus  con- 
fiant et  dans  son  génie*  et  dans  sa  fortune,  se  sentait  d'entrain  à 
tout  réaliser  quand  vint  la  chute,  quand  s'ouvrit  l'abîme  où  des 
profondeurs  du  ciel  Lucifer  tomba  foudroyé. 

lord  Byron  avait  à  la-  longue  aussi  trop  abusé  de  la  mystifiea^ 
tibn  à'  l'égard  de  la*  société  anglaise.  L'admhration  n'entend  pas 
qu'on  la  dupe,  et  le  jour  où  les  Ângiais  s'aperçurent  que  Byron 
n'était  pas  simplement  un  homme  de  génie,  mais  que  c'était  avant 
tout  ce  que  nous  autres  nous  appelons  un  homme  d'esprit,  sa  perte 
fut  résolue.  En  France,  l'esprit  n'a  jamais  tué  personne,  tout  le 
monde  en  a  ;  il  est  vrai  que*  nous  passons,  non  sans  raison,  pour 
avoir  les  défauts  de  notre  qualité,  mais  enfin  cette  qualité,  étant  eu* 
quelque  sorte  nationale,  ne  blesse  aucun  intérêt,  et,  même  lorsqu'elle 
nous  cause  les  plus  grands  maux,  nous  l'excusons.  Or  Byron  était, 
un  esprit  français  égaré  sur  les  bords  de  la  Tamise.  Aux  Anglais 
sérieux,  méthodiques,  il  affectait  de  parler  cette  langue  du*  persi* 
flage  qui  leur  fait  horrour  ou  plutôt  qu'ils  n'aiment  que  chez  nous, 
dans  nos  petits  théâtres,  où  la  plupart  du  temps  ils  ne  la  com- 
prennent pas.  Leviiy  and  irrévérence^  deux  mots  fatals  contre 
lesquels,  chez  eux,  il  n'y  a  point  d'appel,  et  lord  Byron,  c'est 
une  justice  à  lui  rendre,  s'il  était  bien  spirituel,  était  ausâ  terri- 
blement irrévérent;  il  traitait  sans  gêne  les  convenances  et  plaisan- 
tait d'une  façon  abominable  et  tout  à  fait  française  des  individus 
les  plus- importans.  Entro  la  société  anglaise  et  lui,  la  rupture  était 
inévitable;  son  mariage  en  fournit  l'occasion.  «  Je  rencontrai  miss 
Milbanke  pour  la  première  fois- chez  lord  Melbourne.  Ce  fut  un  jour 
oéfaste,  et  je  me  souviens  très  bien  qu'en  montant  l'escalier  je  fis' 
un  faux  pas  et  je  dis  à  Moore,  qui  m'accompagnait,  que  c'était  un- 
mauvais  présage.  Hélas!  pourquoi  n'en  ai-je  pas  tenu  compte?  »  Il 


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528  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

y  a  dans  ce  que  le  monde  appelle  la  perfection  chez  une  femme 
quelque  chose  qui  nous  fait  peur,  et  lady  Byron,  au  dire  du  monde» 
étsdt  un  assemblage  de  toutes  les  perfections  et  réunissait  tous  les 
talens  à  toutes  les  vertus. 

Le  2  janvier  1815,  l'illustre  poète  épousa  miss  Milbanke,  et  le 
25  avril  de  Tannée  suivante  il  quitta  TAngleterre  pour  n'y  plus  re* 
venir.  Trois  semaines  après  son  mariage,  l'auteur  de  Childe-Harold 
s'entendait  demander  par  sa  femme  «  quand  il  aurait  l'intention  de 
renoncer  à  ses  habitudes  de  versification!  »  Quel  juste  et  tragique 
retour  des  choses  d'ici-bas  I  Ce  poète,  que  nous  avons  vu  dans  ses 
heures  d'impertinence  traiter  ses  vers  avec  dédain,  et  qui  se  voit  à 
son  tour  dédaigné  dans  ses  vers  par  la  femme  qu'il  vient  d'épouser  et 
qu'il  aime!  Vers  la  fin  de  l'année  naquit  la  petite  Ada.  L'orage  ce- 
pendant couvait.  Un  soir  de  janvier  1816,  Scrope  Davies,  de  qui  noos 
tenons  le  fait,  reçut  à  Cambridge  une  lettre  de  M""^  Leigh,  sœur  con- 
sanguine de  Byron.  Sur  ces  quelques  lignes  très  pressantes,  l'ami  se 
met  en  route,  arrive  à  Londres  et  court  à  la  maison  de  Picadilly, 
où  Flechter  en  l'introduisant  s'écrie  :  «  Comme  mylord  sera  content 
devons  voir,  monsieur!  Il  est  bien  soufTranU  »  M.  Davies  trouva  By- 
ron dans  un  état  d'extrême  agitation.  Il  se  promenait  de  long  en 
large.  Chaque  fois  qu'il  s'approchait  de  la  cheminée,  il  en  détachait 
une  des  miniatures  qui  l'ornaient,  et  silencieusement  la  plongeait 
dans  le  feu.  A  la  fin,  il  s'assit  devant  le  foyer,  regarda  fixement  un 
dernier  portrait.  «  Elle  est  morte,  »  soupira-t-il,  et  le  portrait  sui- 
vit les  autres  dans  la  flamme.  Pendant  tout  ce  temps,  l'ami  de  By- 
ron le  regardait  faire;  puis  enfin,  avec  un  calme  imperturbable  : 
((  Byron,  tenez- vous  absolument  à  ce  que  l'or  de  ces  montures  soit 
perdu?  parce  que,  si  cela  vous  était  égal,  je  prendrais  les  cadres 
pour  moi.  »  Et  Scrope  Davies  s'empara  des  pincettes  et  se  mit  à  re- 
tirer l'une  après  l'autre  les  bordures  d'or  des  portraits.  La  diversion 
était  opérée,  et  du  monologue  dramatique  on  passa  bientôt  à  la 
simple  causerie,  tout  en  continuant  à  fourrager  dans  le  feu.  Cepen- 
dant la  dame  de  confiance  de  lady  Byron  ne  tarda  pas  de  survenir, 
demandant  à  mylord  d'un  air  pincé  si  par  le  bruit  qu'il  se  plaisait 
à  faire  il  prétendait  rendre  sa  maîtresse  plus  souffrante.  «  Dites  à 
myladyj  répliqua  Byron  redevenu  gouailleur,  que  je  fais  ce  bruit 
non  point  pour  empirer  son  état,  mais  pour  améliorer  celui  du 
feu.  »  Huit  jours  plus  tard,  lady  Byron  allait  s'établir  chez  son 
père,  et  lord  Byron  avait  à  se  retourner  contre  la  tempête. 

C'était  où  les  envieux  et  les  ennemis  l'attendaient.  Un  cri  d'uni- 
verselle indignation  s'éleva,  les  cercles  qui  naguère  divinisaient 
son  nom  le  blasphémèrent,  la  moralité'  de  la  vieille  Angleterre  se 
révolta  d'horreur;  à  la  vue  de  cet  impie,  de  cet  adultère,  le  purita- 


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LOBD  BYRON  ET  LE   BYRONISME.  529 

nismc  eut  des  haut-le-cœur;  les  moins  sévères  se  contentaient  de 
l'éviter,  les  autres  lui  jetaient  la  pierre.  Comment  n'avait-on  pas 
tout  de  suite  dévisagé  ce  noir  scélérat,  mis  à  nu  les  vices  qui  se  ca- 
chaient derrière  ce  masque  d'honneur  et  de  chevalerie?  Ses  poèmes, 
ses  talens,  choses  surfaites!  le  serpent  de  TÉcriture  a  de  ces  ruses 
pour  séduire  et  tromper  l'innocence;  mais  le  péché  tôt  ou  tard 
montre  sa  laideur,  au  cœur  de  ces  strophes  tant  admirées  on  dé* 
couvrait  le  poison  de  la  corruption;  le  demi-dieu  disparaissait  pour 
ne  laisser  subsister  que  le  démon  au  pied  de  bouc,  à  l'éclat  de  rire 
cynique.  Tant  d'exagération  dans  la  haine  eut  néanmoins  le  bon 
effet  de  provoquer  certaines  sympathies,  de  réveiller  certains  cou- 
rages qui,  soupçonnés  à  peine  à  l'heure  du  succès,  n'en  eurent  que 
plus  d'éclat  dans  la  tourmente.  Au  moment  où  lord  Byron  s'apprê- 
tait à  quitter  l'Angleterre,  lady  Jersey  organisa  publiquement  une 
fêle  en  son  honneur;  tout  Londres  y  fut  invité  par  elle  :  crânerie 
superbe  chez  une  femme  de  cette  beauté,  mais  sans  péril  pour  son 
renom  toujours  à  l'abri  des  atteintes!  «  Il  valait  la  peine  d'être  ainsi 
attaqué  pour  être  défendu  de  la  sorte,  »  écrit  à  ce- sujet  Hobhouse. 
Miss  Mercer,  qui  fut  depuis  M""'  la  comtesse  de  Flahaut,  eut  égale- 
ment son  éclair  d'intrépidité.  Le  poète  ne  l'ignora  point.  A  Douvres, 
sur  le  port,  et  comme  il  allait  s'embarquer,  «  donnez  ceci  de  ma 
part  à  miss  Mercer,  dit-il  à  M.  Davies  en  lui  remettant  un  souvenir, 
et  qu'elle  sache  bien  que,  si  j'avais  été  assez  heureux  pour  épouser 
une  personne  comme  elle,  je  ne  serais  pas  aujourd'hui  condamné  à 
'exil.  » 

L'itinéraire  de  Byron  portait  ces  mots  :  u  la  Suisse,  l'Italie,  puis 
la  France...  peut-être!  »  Nous  ne  pouvons  que  regretter,  et  pour 
nous  et  pour  lui,  qu'il  n'ait  pas  rempli  tout  ce  programme.  By- 
ron, qui  déjà  nous  aimait  sans  nous  connaître,  fût  certainement 
devenu  l'un  des  nôtres  en  nous  fréquentant.  Nos  grands  penseurs, 
nos  gloires,  l'attiraient  en  même  temps  qu'il  détestait  les  Alle- 
mands; détester  n'est  point  assez  dire,  il  les  méprisait.  «  Je  ne  fe- 
rais des  prières  pour  obtenir  du  ciel  un  hiver  moins  rigoureux  que 
si  je  croyais  que  le  dégel  dût  entraîner  toute  cette  racaille  qui  s'est 
ruée  sur  la  France,  »  écrit-il  à  Murray  en  janvier  1814,  et  il  ajoute  : 
«  Quelle  chose  infecte  que  la  proclamation  de  Blûcher  I  »  Le  des- 
tin en  avait  autrement  décidé.  C'était  alors  le  temps  des  illus- 
tres pèlerinages  en  terre  classique  et  en  terre-sainte.  Dès  1807, 
Chateaubriand  parcourait  la  Grèce,  la  Palestine,  l'Afrique  et  r£s* 
pagne,  promenant  sa  rêverie  et  son  religieux  don-quichottisme  des 
ruines  d'Athènes  au  tombeau  du  Sauveur,  remplissant  d'eau  du 
Jourdain  sa  gourde  légendaire,  s'adossant  à  Minturnes  sur  le  fût  de 
colonne  de  Marins,  et  de  là  partant  pour  l'Alhambra,  où  la  cour  des 

TOUR  a.  ^  1873.  31 


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MO  BBTOI   0E8  OEOX  liOI9DBK 

ïiiom  et  ses  fontaiRes  jaillissantes  le  berçaient  de  souveoirs  cberno 
Icresqoes',  mais  que  vaut  le  Dernier  des  Abencerages  comparé  à 
Childe-^Hsrùld?  Qu'est-ce  que  ce  romantisme  académique  près  de 
Téolataute  éniptioa  d^uue  âme  d'où  la  souveraine  poésie  déborde 
tout  à  coup  en  jets  de  flamme?  Lord  Byron  une  seconde  fois  quit* 
tait  TAingleterre,  et  ce  jour-ià  pour  ne  la  phis  revoir.  La  femme 
qu'il  avait  aimée,  illustrée  de  son  nom,  le  cbajsaait  du  foyer  une 
torche  de  furie  &  la  main.  S'il  est  vrai  que  le  poète  ait  bemn  des 
flagellations  du  sort,  si  la  cécité  d'Homère  et  de  Mil  ton»  Toxil  et 
les  souffrances  d'Alighieri,  les  rudes  épreuves  de  Camoens,  entrent 
pour  quelque  chose  dans  l'impérissable  ciment  de  leurs  chefs- 
d'œuvre,  l'auteur  de  Childe^Harold  n'avait  qu^à  rendre  grâce  anx 
^eux  :  -^  ses  profondes  amertumes  et  se»  douleurs,  jusque-là 
peut-ôtre  moins  ressenties  qu'imaginées,  devenaient  une  Térité,  Il 
rompit  avec  le  monde  et  lui  déclara  guerre  ouverte,  guerre  sans  paix 
ni  trêve  dans  laquelle  il  devait  périr,  car  la  société,  telle  que  l'ont 
faite  des  préjugés  et  des  contradictions  séculaires,  a  de  terribles 
forces  de  résistance  même  contre  les  invectives  d'un  grand  poètB« 
et  ses  abus  comme  ses  vices  défieraient  les  clairons  do  Jéridio. 
Iiord  Byron,  sachant  bien  d'avance  qu'il  s'attaquait  à  plus  fort  que 
loi,  mit  à  la  lutte  son  être  tout  entier,  et  sur  cet  ennemi  qu'il  ne 
pouvait  tuer  déchargea  l'inépuisable  artillerie  de  sa  haine  et  de  ses 
mépril. 

IlL 

Venise  fut  eon  premier  séjour ,  la  sij  ène  ou  plutôt  la  Niobé  de 
l'Adriatique  le  reçut.  Cette  grandeur  déchue,  cette  lumière  et  cette 
fête  du  passé,  dans  la  somnolence  et  le  désert  de  Theure  présente, 
convenaient  à  la  mélancolie  du  héros  vagabond.  Ici  du  mttns  le 
voisinage  des  gens  ne  le  menaçait  pas.  Il  n'avait  à  craindre  ni  les 
espions,  ni  les  hypocrites,  ni  les  sots.^L'Italie  eut  de  tout  temps 
les  mœurs  faciles,  et  la  ville  des  lagunes  a  toujours  passé  pour  la 
moins  pédante  des  résidences.  Byron  y  vécut  librement,  à  sa  guise, 
en  voluptueux,  en  sultan.  Un  roulement  d'argent  considérable, prtK 
duit  de  ses  ouvrages  et  de  la  vente  de  ses  biens,  lui  permettût  de 
se  livrer  à  tous  ses  caprices  et  de  réaliser  jusqu'aux  extravagances 
de  son  imagination.  Cn  aimable  vieillard,  consul  à  Janina  à  l'époque 
où  le  chantre  de  Childe-Harold  explorait  le  pays,  nous  racontait  à 
ce  propos  une  aventure  qui,  sans  une  officieuse  et  rapide  interveo* 
tien,  allait  avoir  pour  dénoûment  la  mort  tragique  du  poète.  Ali^ 
Pacha  n'entendait  pcMnt  raillerie  sur  ces  matières.  Des  deux  tètes 
coupables,  il  n'y  en  eut  qu'une  de  tranchée,  celle  que  le  terrible 


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LOftD  OnrBON  Bff  CE  BTaonBHE.  XSL 

jufltider  avait  sous  la  maiik  /fiyron^  a?earti.,  dan^  la 'Bienoe paria 
iuite,  etil  n'éuît  que  lempa.-^A  Vetàa»,  ces^âésorclvesoi&aientiinoms 
de  périU<mAis!le  (diable  n'y  .perdait  rieft.  Spectacle  ans»  tismran&qtie 
pittoresque,  ce  grand. seigMiir,,  lœ  fier  génie  ^entouré  d'oâali8qu)es 
.consiifliait:ses  Duit8'.âa]is.'la(déhaiNdi»^  Hem' étonne  queiDetaercâxn^ait 
point  iait  d'un  pareil  siijet  quelque  splendide  pendant  à  Bon  Itese 
dans  la  maison  des  fotts«  Peut-^re  bien  y  songea^t^I;  inals  flielacraîx 
était  trop  de.fion  époque  ipour  «e  représenter  eC  «rcprésenler  jamais 
brd  Byron  autrement  que  par  ses 'beaux  côtés,  ilin'en  voulait  qu'au 
Giaourvsûnqueur  d'Saasan,  qu'à^Childe-^Harold,  don  luaa,  Manfred, 
Caîn  etîLara.A'Oette  période  toute  de  lanfares  et  d*'illustration8,  les 
dehors  suffisaient;;  on  se  pay aiit  de  mise  en  scène,  de  couleiur  locale; 
OQipeignait  rongie^leslustrostembrasés^  la  vaisselle  d'or,  les'femmes 
ieminnues  ruisselantes  de  pierremes,  sans  réfléchir  que  Jeurai  >1a- 
bleau  n'était  point  là,  et  que  ce  qu'il  aurait  fallu  peindra,  'c'était  la 
défaite  même  de  cette  âme  au  sein  de  ses  apparens  triomphes,  la  dé- 
gradation anticipée  de  cette  superbe  nature  cachant  déjà  les  misères 
physiques  de  la  pauvre  humanité  sou«tmihautain  sourire  d'ange  dé- 
chu. Ces  attitudes,  qui,  traitées  comme  elles  le  méritaient  de  simples 
défaillances  morales,  n'auraient  pu  qu'affliger  l'opinion,  furent  pré- 
sentées par  les  arts  et  par  la  critique  comme  l'inévitable  attribut  de 
toute  grandeur  intellectuelle;  les  faiblesses,  les  vices  d'un  homme 
s'appelèrent  sa  destinée.  Geux-Ià  qui  peut-être  n'eussent  pas  de- 
mandé mieux  que  de  se  laisser  vivre,  pour  faire  croire  à  leur  génie, 
s'inoculèrent  complaisamment  le  viinis  dont  ils  devaient  mourir.  Du 
grand  au  petit,  tout  le  monde  pose  :  celui-ci  sur  le  bûcher  de  Sarda- 
napale,  celui-là  dans  les  nuages  du  Tfaabor,  tel  autre  dans  le  cabaret 
de  Lantara.  Partout  la  note  résonne  au-dessus  du  ton,  s'enflant,  se 
rengorgeant.  Nul  n'est  au  fond  Thomme  qu'il  veut  paraître;  on  a  pris 
son  personnage,  on  s'y  tient,  mécontent  pai  fois  de  n'en  pouvoir  chan- 
ger. Tout  le  monde  parle  pour  la  galerie.  Childe-Harold  pousse  un  cri 
de  révolte,  Lamartine  y  répond  par  de  Teligieuses  remontrances. 
Quand  le  doute  ose  élever  si  haut  la  voix,  comment  la  foi  se  tairai t- 
dle,  comment  oublietait-oa  qu'elle  aussi  peint  servir  ideprétexle  à  de 
idéaux  vers?  Entre  le  mauvais  ange  et  le  bon,  il  n'y  avait  déjà.pkisià 
choisir.:  le  défi  olTrait  à  la  réplique  une  occasion  fameuse^  Je  poMe 
des  Miditaiionss*ea  saisitaussitât;  qittiipourrait  cependant  .répondre 
qu'il  A'e&t  pas  mieux  goûté  l'autre  FÔle?  La  Chute  éTun^n^einef - 
tai&es;pages  des  Girondins  sont  là  pour  démontrer  qae  les  scènes 
d*horreur  et  de  volupté  ne  répugnaient  pas  plus  à  Lamartine  qu'<ttu 
chantre  du  Giuour  et  de  Maïkfred.  £Atre  ces  deux  nobles  natures, 
la  dissonance  n'existe  qu'en  vertu  des  circonstances  et  parce  cpi'un 
duo  ne  se  chante  pas  à  l'unisson  ;  mais  d'bomnae  à  bommey  de  :poète 


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532  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  poète,  que  d'affinités!  le  génie  d'abord,  cela  va  sans  dire,  puis  le 
ton  des  classes  supérieures,  cette  indifférence,  ce  mépris  envers  les 
douleurs,  les  plaisirs  et  les  travaux  des  autres,  cette  habitude  innée 
de  ne  compter  jamais  qu'avec  soi-même,  et  finalement  cet  inces- 
sant besoin  d'agiter,  de  passionner  le  monde  et  de  tout  ravager  sur 
son  passage,  quitte  à  dédommager  ensuite  par  une  larme  ou  quel- 
que rime  les  pauvres  cœurs  qu'on  a  troublés. 

C'est  à  la  conversion  de  lord  Byron  que  la  deuxième  des  Jf^- 
ditations  poétiques  et  religieuses  est  consacrée.  L'esprit  de  révolte 
et  de  haine  y  reçoit  doucement  son  admonition.  On  lui  rappelle  en 
vers  harmonieux  cette  vérité  peu  nouvelle,  mais  dont  les  âmes  en- 
dolories perdent  trop  volontiers  la  mémoire,  à  savoir  que  l'homme 
est  créé  pour  souffrir,  comme  l'onde  est  faite  pour  couler,  le  torrent 
pour  mugir,  et  fraternellement  on  invite  la  brebis  égarée  à  rentrer 
dans  la  voie. 

Gloire  au  maître  suprême, 

Il  flt  l'eau  pour  couler,  l'aquilon  pour  courir. 
Les  soleils  pour  brûler  et  l'homme  pour  souffrir! 

Éloquente  et  suave  homélie  qui  laisse  percer  bien  de  Tindulgeoce 
en  faveur  du  réprouvé!  Sous  ces  fleurs  de  beau  langage,  c'est  delà 
vraie  sympathie  qui  se  dérobe;  insensiblement  vous  vous  prenez  à 
songer  au  gracieux  poème  d'Alfred  de  Vigny.  Byron  est  pour  La- 
martine ce  que  le  tentateur  est  pour  Éloa  : 

Et  toi,  Byron,  semblable  à  ce  brigand  des  airs, 
Les  cris  du  désespoir  sont  tes  plus  doux  concerts  ; 
Le  mal  est  ton  spectacle  et  Thomme  est  ta  vicUme, 
Ton  œil,  comme  Satan,  a  mesuré  Tablme, 
Et  ton  âme,  y  plongeant  loin  du  jour  et  de  Dieu, 
A  dit  à  Tespérance  un  éternel  adieu... 


Ton  génie  invincible  éclate  en  cbants  funèbres, 
Il  triomphe,  et  ta  voix  sur  un  mode  infernal 
Chante  l'hymne  de  gloire  au  sombre  dieu  du  mal. 

Comme  la  Vierge  étoilée  sur  son  nuage,  le  poète,  tout  en  évangé- 
lisant  le  démon,  subit  son  charme;  allons  plus  loin,  tant  de  mora- 
lité l'assomme,  il  en  veut  à  la  force  des  choses  de  lui  imposer  ce 
caractère,  et  se  plaint  de  tout  ce  mysticisme  qui  l'attache  au  ri- 
vage, alors  qu'il  ne  demanderait  qu'à  s'élancer  vers  la  haute  mer, 
à  braver  les  flots  et  les  tempêtes,  à  jouer  en  un  mot  aux  yeux  du 
monde  de  son  époque  le  personnage  bien  autrement  séduisaot, 
prestigieux,  de  ce  damné  chevaleresque  dont  toutes  les  femmes  sont 
éprises,  et  qu'une  brillante  jeunesse  avide  d'activité,  de  jouissances, 
d'émotions,  acclame  comme  son  représentant.  «  Ce  poète  misan- 


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LORD  BTRON  ET  LE  BYRONISME.  533 

thrope,  jeune,  riche,  élégant  de  figare,  illustre  de  nom,  déjà  célèbre 
de  génie,  voyageant  à  son  gré  ou  se  fixant  à  son  caprice  dans  les 
plos  ravissantes  contrées  du  globe,  ayant  des  barques  à  lui  sur  les 
vagues,  des  chevaux  sur  les  grèves,  passant  l'été  sous  les  ombrages 
des  Alpes,  les  hivers  sous  les  orangers  de  Pise,  me  paraissait  le  plus 
favorisé  des  mortels.  Il  fallait  que  ses  larmes  vinssent  de  quelque 
source  de  Tâme  bien  profonde  et  bien  mystérieuse  pour  donner 
tant  d'amertume  à  ses  accens,  tant  de  mélancolie  à  ses  vers.  Cette 
mélancolie  même  était  un  attrait  de  plus  pour  mon  cœur  (1).  »  Par 
malheur,  Lamartine  n'avait  point  à  opter;  la  place  de  Lucifer,  éter- 
nellement enviée  de  tous,  chose  fort  immorale,  était  prise  et  tenue 
avec  gloire;  restait  à  s'illustrer  dans  l'emploi  des  anges  du  Seigneur. 
Vertueux  de  gré  ou  de  force,  le  chantre  des  Méditations  engagea  la 
partie  sur  ce  pied,  et  la  suite  a  prouvé  qu'il  n'avait  pas  eu  tort  de 
persister;  Tablme  ayant  trouvé  son  ténor,  le  firmament  eut  son  vir- 
tuose. Ainsi  va  le  monde.  C'est  à  cette  inspiration,  à  cette  attitude^ 
que  nous  devons  le  Dernier  chant  du  pèlerinage  dHaroldy  frag- 
ment complémentaire  de  l'autobiographie  du  poète  errant,  histoire 
sentimentale  et  mystique  de  la  campagne  de  Byron  en  Grèce  et  de 
la  mort  du  héros.  Avertir  une  âme  qui  se  perd,  lui  prêcher  sur  le 
bord  du  gouffre  d'onctueuses  paroles  d'édification,  quelle  tâche  plus 
digne  d'un  chrétien  !  Lord  Byron  fait  au  lit  de  mort  un  songe  pro- 
phétique :  deux  urnes  s'offrent  à  ses  yeux.  Tune  contenant  le  fruit 
dévie  cueilli  à  l'arbre  du  paradis,  l'autre  renfermant  le  serpent  du 
doute;  le  patient  assoupi  étend  la  main  et  se  réveille  aussitôt  épou- 
vanté, car,  au  lieu  de  la  ponune,  c'est  l'affreux  reptile  qu'il  a  saisi. 

Trois  fois  d'ane  urne  à  l'autre  il  promène  sa  main; 
Trois  fois,  doutant  d*un  choix  que  le  hasard  inspire, 
De  leurs  bords  incertains,  tremblante,  il  la  retire  ; 
Knfln,  bravant  du  sort  Tarrôt  mystérieux, 
n  plonge  jusqu'au  fond  en  détournant  les  yeux. 
Déjà  ses  doigts,  crispés  par  l'horreur  qui  les  glace, 
S'entr'ouvrent  pour  sonder  le  ténébreux  espace. 
Quand,  des  plis  du  serpent  soudain  enreloppé, 
n  tombe!  Un  cri  s'échappe  :  Harold,  tu  t'es  trompé! 
Et  Técho  de  ce  cri,  que  Josaphat  prolonge, 
L'éveillant  en  sursaut,  chasse  son  dernier  songe. 
11  frémit;  il  soulève  un  triste  et  long  regard; 
Un  mot  fuit  sur  sa  lèvre...  Hélas!  il  est  trop  tard. 

Lamartine  l'absout  nonobstant;  avant  de  damner  une  âme  de  cette 
grandeur,  de  ce  courage,  de  cette  puissance,  une  âme  travaillée 
par  de  si  déchirantes  épreuves,  Dieu  lui-même  y  regarderait  à  deux 

(i)  Lamartine,  conunentaires  aux  premières  Médiiotitmi, 


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53ft'  SETtJfi  DBS  DEUK  H0NIIE9. 

fois,  et  le  disoipl6  a  pour  son  mattre  toutes  les  indulgences  de  Tad*- 
miration.  Dn  vrai  chrétien  assurémenr serait  plus  sévère;  mais  La- 
martine fut-il  jamais  un  vrai  chrétien?  Les  miséricordes  infinies  ne^ 
lui  coûtent  guère,  et  nous  le  Toyon»  les  distribuer  sur  son  passage* 
avec  la^  sublime  prodigalité  d^un  scepticisme*  qui  s'ignore.  Sa  fbi  fit 
de  contënrplation,  de  rêverie,  et  n^ff  jamais  gêné  personne.  U  tovsi 
laisse,  en  tout  état  de  cause;  la  conscience  absolument  à  l'àlâe;  ses 
méditations,  élévations  et  recueillemens  n'impliquent  d'autre  cultB' 
que  celui  de  la  nature,  d'autre  autorité  que  l'enthoasiasme.  Le  Dien^ 
de  Lamartine  est  le  Dieu  des  bonnes*  gen&  de  Bémnger;  sauf  l'irré- 
vérence et  le  cynisme  de  la  gaudriole.  Gé'  Dieu^là  n'a  point  de  bon- 
net de  coton  et  ne*  met  point  la  tète  à  la  fenêtre  pour  voir  ce  qui  se 
.  passe  sur  la  terre.  On  ^installe  daDS<  les  nuages  roses  de  TOrient 
OU'  dans  les  vapeurs  argentées-'  du  clair  de  lune,  on  l'entoure  d'une* 
cour  de  séraphins  à  robes  flottantes,  et  dont  les  tmiis  célestes  ont 
cet  agrément  singulier  de  rappeler  à  nos  yeuK  les  plos  obarmaas 
visages  du  type  féminin;  mais  tout  cet  appareil  ne  relève  au  demen- 
rant  que  de  1  imagination^  c'est  de  la  mythologie  pure  et  simple^ 
Les  croyances  d&  ce*  genre  n'imposant  aucun  dev^oir,  on'  les  peat 
avoir  à  bon  marché  r  il  sufBt  d'accorder  sa  harpe  surleton  et  de  se 
monter  là<  tète. 

Lamartine,  avec  cette  inconcevablesaadhce  d'ontrecoidaEDce  qu'on 
lui  passe  à  cause  d'une  grâce  innée:  qu'il'  apporte  jusque  dans  ses 
afféteries,  Lamartine  a.  dit  quelque  part  dans  ses'  Gonfidence»^ 
parlant  par  allusion  de  sa  propre  personne  ::  œ  S'il  eût  tenu  un  pin- 
ceauv  il  aurait  peint  des  vierges  de.Foligno;  s'iUeût  manié  le  ciseau, 
il  aurait  sculpté  la  Psyché  de  Canova;  s'il  eût  connu  la  langue  dans 
laquelle  on  écrit  les  sons,  il  aurait  noté  les  plaiutesr  aériennes  du 
vent  de  mer  dans  les  fibres  dès  pins  d'Italie,  ou  lès  haleines  d'une 
jeune  fille  endormie  qui  rêve  à  celui  qu'elle  ne  veut  pas  nommer. 
S'il  eût  été  poète,  il  aurait  écrit  les  apostrophes  de  Jdb  à  Jebovab, 
les  stances  d'Herminie  du  Tasse,  là  conversation  de  Roméo  et  Ju- 
liette au  clair  de  lune  de  Shakspeare,  le'portrait  d'Haydé  de  lord 
Byron.  S^l  eût  vécu  dans  ces  républiques  antiques  où  l'homme  se 
développait  tout  entier  dansla  liberté,  comme  le  corps  se  développe 
sans  ligature  dans  l'air  libre  et  en  plein  soleil,  il  aurait  aspiré  à  tous 
les  sommets  comme  César,  il  aurait  parlé  comme  Déraosthène,  il  se- 
rait mort  comme  Caton.  »  Qui  sait  si  Lamartine,  une  fois  en  train  de 
byronisery  nfaurait  point  à  son.  tour  appuyé  sur  la  note  caractéris- 
Uque2  La  conscience  a.  des  secrets  que:  nul  œgard  ne  sonde;. d'ail* 
leurs  le  chantre  desr  Médàations  ai^it  pris  parti  poun  la  religion,  et 
n'avait  plus  à  s'en  dédire  dans  ses  vers.  Il  s'était  pose  en  croyant, 
ce  qui  ne  l'empêcha  pointde.ae.pcéûccuper  toute  sa.  vie  de  lord  By- 


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LORD  HBON  ET  LX  BTIONISHE.  5Sfi 

ron,  mm  rival  en  génie,  en  beantô,  en  renomii  dont  l'infernal  hm^ 
gnétifioie  Fattice,  etqu'il  suivrait  jusqu'aux  abtmes,  si  quelque  ehosé 
ne  lui  soufflait  an  fond  de  Fâme  qu'il  vaut  mieux  être  le  predùef 
parmi  les  auges  de  lumière  que  le  second  entre  les  damnés* 

Gomme  il  connaissait  son  Ghateaubriand«  Lamartine  connaissait 
$aù  Byron,  et  Timitait  de  loin  antant  que  les  bienséances  le  lui  per^ 
mettaient.  Spectacle  dn  reste  assez  curieux  que  ces  divers  points  de 
ressemblanoe  ohes  ces  trois  bommes,  chas  ces  trois  dominations^ 
pour  parler  le  langage  do  Dante  I  Le  même  orgueil  de  race  les  en^ 
flamme;  poètes  par  la  grâce  de  Dieu,  ils  aSbCtent  de  traiter  avec 
iodifiérence  et  dédain  leur  souveraine  vocation,  et  commencent  par 
se  donner  devant  leor  miroir  dee  airs  d'homme  d'état  que  les  ba«^ 
daudd  naturellement  prennent  au  sérieux.  Celui-ci  compte  bien  ne 
jamais  s'adresser  au  public  que  du  haut  de  la  tribune  de  la  chambre 
des  lords;  quant  aux  autres^  s'ils  écrivent  de  la  pro^e  ou  des  vers, 
c'est  en  attendant  mieux,  —et  ce  mieux,  quel  est- il 7  Dieu  les  a 
créés  Chateaubriand  et  Lamartine;  mais  eux,  leur  ambition,  leur 
prétention  est  d'être  un  jour  de  pariîsûts  secrétaires  d'ambassade, 
de  copier,  de  cacheter  des  dépêches  et  de  viser  des  passeports^ 
«  Trois  poètes,  divisés  par  les  intérêts  et  la  nationalité,  ont  été  en 
même  temps  ministres  des  affaires  étrangères,  moi  en  France^  Can^ 
ning  en  Angleterre  et  Martinez  de  la  Rosa  en  Espagne.  »  Passe  en- 
core pour  Martinez  de  la  Bosa;  mais  que  vaut  Canning  comme 
poète?  Le  négociateur  do  congrès  de  Vérone  eût-il  donc  été  si  flatté 
qu'on  lut  attribuât  comme  ministre  des  affaires  étrangères  la  place 
que  Canning  occupe  parmi  les  poètes  ?  Il  n'importe,  c'était  la  manie 
da  jour.  La  poésie,  le  génie  littéraire,  avaient  cette  qf>écialité,  mo^ 
deste  au  moins,  convenons-en,  de  vous  désigner  pour  un  emploi  quel- 
conque dans  la  diplomatie.  Byron,  qui  partout  donnait  le  ton,  avait 
mis  ce  dandysme  à  la  mode.  Poète  et  grand  seigneur,  poète  et  secré- 
taire d'ambassade,  c'était  le  comble  de  la  fasbion.  Nous  avons  eu  de- 
puis les  poètes  menuisiers,  boulangers  et  perruquiers  :  autres  temps, 
aatres  mœurs  t  La  diplomatie,  on  se  le  rappelle,  avait  à  cette  épo- 
que encore  de  son  prestige  et  passait  pour  une  école  d'élégance 
et  de  distinction  ;  Napoléon  envoyait  à  Home  l'autenr  dn  Génie  du 
ehriuianimm^  le  chantre  des  Méditations  recevait  en  1831  sa  pre^ 
mière  récompense  officielle  sons  forme  à'tm  brevet  d'attaché  de  lé^ 
gtttion  &  Florence,  de  là  se  rendait  à  Naples,  puis  à  Londres^  tou^' 
jcnnrs  pour  y  tenir  des  postes  subalterne!»,  et  finalement  revenait  k 
norenee  eomme  chargé  d'affaires,  lorsque  la  révolution  de  juillet 
coupa  court  à  sa  carrière  e)tté«iettre>  de  même  qne  l'assassinat  dn 
dne  d'Engblen  avait  subit^fment  interrompti  Chateaubriand  dans  la 
sienne.  Lonqtte  LamartloSr  en  parfait  galant  hoomie,  trut  devoir 


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536  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

résigner  ses  fonctions,  il  allait  être  nommé  ministre  en  Grèce  par 
la  restauration,  qui  montra  toujours  plus  que  du  discernement  vis- 
à-vis  de  ses  poètes,  et  sut  mettre  dans  ses  rapports  avec  eax 
certaines  délicatesses  qui  doublent  le  prix  d'une  faveur.  Ces  pr6- 
Tenances  qu'un  gouvernement  peut  toujours  avoir  envers  le  talent, 
Lamartine  en  conserva  jusqu'à  la  fin  le  souvenir,  et  Victor  Hugo,  lui 
non  plus,  ne  les  a  point  oubliées.  Qu'on  lise  à  ce  sujet  quelques  vers 
tout  récens  d'une  émotion  si  vraie  et  qui  répandent  je  ne  sais  quelle 
suave  et  pure  senteur  de  lis  dans  l'atmosphère  si  profondément  vi- 
ciée de  r Année  terrible. 

La  Grèce  attirait  donc  aussi  Lamartine.  Après  Chateaubriand, 
après  lord  Byron ,  l'auteur  des  Méditations  se  devait  à  lui-même 
et  devait  à  l'esprit  de  son  temps  ce  pèlerinage.  Il  le  fit  en  1832,  en 
légitimiste  désœuvré  à  qui  les  électeurs  venaient  de  refuser  un  siège 
à  la  chambre.  Voyage  à  la  Byron,  entrepris  dans  toutes  les  condi- 
tions d'une  existence  princière  I  il  frète  un  bâtiment,  enimène  sa  fa- 
mille et  sa  suite.  ÂBeyroutb,  il  s'installe  magnifiquement,  ne  marche 
qu'entouré  d'un  cortège  d'Arabes;  c'est  ainsi  qu'il  rend  visite  à  la 
vieille  lady  Rester  Stanhope  et  recueille  sur  la  montagne  les  étour- 
dissantes prédictions  de  la  pythonisse  anglaise,  puis,  rentre  chez  lui, 
évoquant  «  les  idées,  les  religions,  les  empires  »  qu'il  voir  sortir  de 
tant  d'illustres  ruines,  grandir  pour  un  moment  et  disparaître.  Imi- 
tation, dilettantisme  et  vanité!  l'étoile  de  Byron,  sous  laquelle  il 
naviguait,  ne  tarda  guère  à  lui  porter  malheur.  Il  perdit  sa  fille,  et 
revint  en  France  l'âme  pleine  d'une  de  ces  incurables  douleurs  qui, 
lorsqu'elles  ne  font  pas  de  grands  chrétiens,  font  de  grands  révol- 
tés. Lamartine,  à  dater  de  ce  jour  maudit,  s'insurgea  contre  la  Pro- 
vidence et  fut  vraiment  le  frère  de  Byron. 


IV. 

Une  des  plus  charmantes  perles  de  cette  ceinture  d'Iles  et  d'oasis 
marines  dont  Venise  la  belle  s'environne  est  assurément  San-La- 
zaro  avec  son  cidttre  d'élégante  et  simple  architecture,  et  ses  frais 
jardins  plantés  de  vignes,  semés  de  fleurs.  Byron  aimait  à  diriger 
de  ce  côté  sa  gondole  vers  le  soir.  Usé  avant  l'âge  par  les  plaisirs 
et  l'ennui,  miné  de  fièvres,  il  abordait  à  cet  asile  du  repos  et  du 
silence  comme  le  cerf  altéré  de  l'Écriture  s'approche  de  la  source 
d'eaux  vives.  Ces  fuites  rapides  au  Lido  loin  de  sa  maison  pleine  de 
débauches,  ces  violens  exercices  à  cheval  auxquels  il  se  livrait  dans 
un  étroit  espace,  n'étaient  que  défis  portés  aux  lois  de  la  nature; 
les  seules  heures  d'apaisement  qu'il  lui  fût  donné  de  goûter,  il  les 


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LORD  BYRON  ET  LE  BYRONISMB.  537 

trouvait  parmi  ces  bons  pères  arméniens  voués  à  la  contemplation, 
à  la  prière,  au  sein  de  cette  retraite  comme  Tâme  d'un  poète  en 
peut  rêver.  Les  bénédictins  méchitaristes  ont  pour  mission  de  ré- 
pandre la  parole  sacrée  dans  tous  les  coins  de  l'univers.  Leur  cou- 
vent est  une  pépinière  de  savans;  on  y  enseigne  toutes  les  langues. 
Lord  Byron  venait  régulièrement  prendre  là  ses  leçons  d'arménien, 
que  lui  donnait ^^ac^r^  Pasquale,  un  vieillard  de  fra  Angelico.  Regar- 
dez au  mur  de  la  bibliothèque  son  portrait,  peint  par  Schiavone; 
ce  front  de  penseur,  cette  barbe  de  patriarche  et  ces  yeux  qui  se- 
raient d'un  enfant,  si  l'enfant  à  cette  adorable  candeur  pouvait  unir 
cette  expression  d'infinie  mansuétude.  Le  saint  homme  n'avait  pour 
son  élève  que  bonté,  douce  commisération.  Lord  Byron  pouvait 
être  un  hérétique,  un  athée  même,  il  n'en  savait,  n'en  voulait  rien 
savoir.  Ce  qui  lui  suffisait,  c'était  de  connaître  les  nobles  flammes 
donc  brûlait  pour  la  cause  des  Grecs  cette  &me  altière  et  doulou- 
reuse. 

Bien  des  fois,  pendant  que  nous  étions  à  Venise,  nous  avons  vi- 
sité ce  cloître  de  San-Lazaro.  Nous  parcourions  la  bibliothèque, 
très  riche  en  curiosités,  en  documens  historiques  et  philosophiques, 
surtout  en  manuscrits  des  homélies  et  commentaires  de  saint  Basile 
et  de  saint  Ghrysostome,  mais  parmi  lesquels  aucun  ne  valait  à 
nos  yeux  certaines  lignes  de  la  main  de  Byron.  C'est  un  fait  incon- 
testable que  notre  faculté  de  comprendre  grandit  beaucoup  par  la 
présence  des  localités.  Des  grandes  personnalités,  tout  nous  devient 
relique;  Rousseau,  Voltaire,  lord  Byron,  se  sont  assis  à  l'ombre  de 
cet  arbre,  et  c'en  est  assez  pour  que  ses  fruits  nous  intéressent;  ils 
ont  habité  cette  chambre  dont  le  vent  des  siècles  a  depuis  dispersé 
Tatmosphëre,  et  nous  croyons  nager  dans  le  même  air  qu'ils  ont 
respiré.  La  chambre  qui  servait  de  retraite  et  de  salle  d'étude  à 
lord  Byron  chez  les  bons  pères  est  une  étroite  pièce  attenant  aux 
bibliothèques;  de  l'unique  fenêtre  qui  l'éclairé,  le  poète  embrassait 
le  riant  panorama  des  lagunes  et  pouvait  suivre  au  Lido  d'un  œil 
distrait  ses  coursiers,  qu'on  ramenait  tout  fumans  des  fatigues  de 
sa  promenade.  La  consomption  physique  avait  amené  l'alanguia- 
sement  des  forces  créatrices;  peu  à  peu  se  ralentissait  l'essor  de  son 
génie.  Ses  essais  dramatiques  portent  la  trace  de  ce  déplorable  état 
moral.  Le  mouvement  lyrique  de  Childe-Uarold  et  du  Corsaire  ne 
s'y  retrouve  que  de  loin  en  loin,  et  quelle  pauvreté  d'action,  quelle 
absence  d'individualité  chez  les  personnages  secondaires!  à  peine 
si  la  vie  s'accuse  au  premier  plan.  Pour  être  juste,  il  faut  dire  que 
les  esprits  de  cette  trempe,  s'ils  ont  des  éclipses,  ne  s'éteignent 
point  tout  à  fait.  Dans  Manfred^  dans  Cain  surtout,  gronde  l'ancien 
tonnerre,  et  de  ces  fameux  combats  que  se  livrent  les  bons  et  les 


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&38  ItETlTE  DES  DEUX  MOlfDES. 

mauvais  anges  des  éclairs  jaillissent  à  tous  éblouir;  mais  la  toit 
raugae  de  l'enfer  ne  règne  pas  seule,  des  hymmes  célestes  Im  r6^ 
pondent,  et  le  gouffre  par  mmnens  interrompt  869  orages  pour  lais^ 
ser  la  paix  du  firmament  et  le  doux  clair  de  lune  se  tépandre  sur  m 
paysage  édénique.  Il  semble  qu*à  cette  beure,  dans  la  destinée  de 
lord  Byron,  le  décor  change  aussi;  au  désert,  à  la  nuit  profonde, 
succède  un  nouvel  horiKon.  Est-ce  une  illusion  du  dernier  jour? 
l'amitié,  l'amour,  que  lui  veulent  ces  mirages  oubliés.? 

Nous  parlerons  de  SbeUey  tout  à  l'heure;  voyons  d'abord  laOuic- 
cioU.  Elle  avait  seize  ans,  la  beauté  Imninense  d'une  nymplie  de 
Véronèse  et  des  cheveux  comme  Lucrèce  Borgia,  capeUi  ierol 
Xhï  soir,  dans  le  monde,  lord  Byron  lui  fut  présenté,  et  soudaine- 
ment, presque  sans  le  vouloir,  la  charma.  Sa  voix,  dont  les  vîbnr 
tiens  allaient  au  cœur,  fit  le  miracle  :  toujours  Lucifer!  Mariée,  elfe 
Tétait,  maisisi  peu!  une  distante  de  plus  d'un  démi-^siècle  b  sépa^ 
rait  du  comte  Guiccioli.  D'un  côté,  la  disproportion  d'âge,  la  mésm- 
telligence  des  deux  caractères,  toutes  les  incompatibilités  d'un  ma- 
riage de  convenance,  de  l'autre  la  sédtrction,  la  gloire  du  poète,  que 
d'excuses  pour  la  jeune  femme!  D'ailleurs  sur  quoi  s'appuient  ces 
insinuations?  Sur  les  papiers  de  Thomas  Moore,  autcrité  bien  coq* 
testable.  Les  Anglais  ont  une* qualité  qui  ceintes  les  distingue  entie 
les  peuples,  mais  leur  tort  est  de  la  pousser  k  Texcès.  lis  ne  voient 
en  morale  comme  en  politique  et  en  littérature  que  rintérét  an- 
glais, l'orgueil  anglais;  ^uver  le  pavillon  I  voilà  leur  cri  de  gaen«* 
Trop  de  bruit  s'était  fait  dans  le  monde  à  propos  des  galantes  esoar 
pades  de  Byron  avec  quelques  grandes  dames  de  la  société  brilan- 
nique;  il  s'agissait  de  distraire,  de  détourner  l'opinion,  et  Tert» 
Guiccioli,  une  Italienne,  se  trottva  comme  à  point  nommé  powatli-' 
rer  et  concentrer  sur  elle  toutes  les  indignations  d'un  pharisalsme 
qui  n*est  vraiment  de  belle  humeur  que  lorsqu'il  instrumente  eoitre 
Tétrauger.  On  conçoit  bien  qu'en  tout  ceci  k.  seule  cause  de  la  vérité 
nous  préoccupe.  Pour  nous,  ceïfe  qui  fut  aimée  de  lord  ByroaiTé- 
poque  du  séjour  à  Venise,  celle  à  qui  r&me  ravagée  du  cbantre  de 
Chilàe^Harold  dut  ses  ultimes  consolations,  celte  femm&4à  n'existe 
plus;  depnis  longtemps,  elle  est  allée  rejoindre  son  héros  dans  fes 
Éfysées  où  sont  les  Elvire,  les  Julie  etles  Frédérîque,  et  si  nous  par« 
Ions  d'elle  comme  d'une  morte,  c'est  pour  rendre  à  ea  mémoire  Iw 
doux  hommages  qui  lui  reviennettt*  Aucune  tomme  n'a  mieux  mé- 
rité de  lord  Byron;  tant  d'autres  r«vaie»t  meurtri,  Mtesé,  déiee^ 
péiré,  que  l'unique  placequi  restait  désormais  à  premfereprës  de  loi 
était  celle  d'une  sœur  de  charité.  Teresa  Guiccioli  ren^Bt  est  em* 
ploi  simplement,  tendrement;  elle  mit  le  batruYe  sm*  la  plaie,  ^or* 
mit  la  souffrance.  Cest  à  «  demanrder  quel  s(v»ntage  amrait  ^ 


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LOBB  BTBON  ET  LK  mONISME.  Utt 

Bjrom  à  Ihire  d'elle  sa  maltrease.  ^69  grands  tysertiais  eut  des  i affi- 
Bemens  psychologiques^,  et,  q^^mà  lenr  âne  trouve  en&a  à  qui  parler» 
«B  tel  besoin  d'estime  eirverS'  l'objet  qu'ils  chérissait  les  ssisiâ,  que 
ïman  sensée  taisent  auesiMt.  Il  se  pnrt  qu'en  Aagletef  re  on  pense 
aiBtfenieDt,  mais  j'ose  axaneer  kl  (pm  Byroa  œlteibîs  aîonaitra^ 
soB  amour  peur  y  cédet. 

lyaitleuTS  la  saofié  du  poètes  se  canspeirtait  de  naS  en  pis;  au  dé* 
sordre  morat  répondadt  î'ébraaileraeDt  phrysique;  ses  organisme  ne 
fondicMiait  plus  que  par  seooussesy  par  crises  nerveuses.  La  lettre 
soiTaarte  écrite  à  H inray  indique  niv  état  spasmodiqoe  tvë»  prononcé, 
c  Bdogae,  12  août  IM^^  Je  ne  sais  eommeot  faire  pour  répondre 
anjoiird'hui  i  votre  lei;tre«  car  je  ne  me  sens  vraiment  pas  Ûen.  Je 
sois  allé  voir  hier  la  Mirrha  d'AMeri,  et  le  dernier  acte  m'a:  dnané 
presqpoe  des  convnfeioas.  Yous^  renmpqvevez  qm  je  ne  pade  peint 
iti  d'un  de  ees-  raouvetnene  hTstéPMfaes  tels  que*  les  femmes  en  tes^ 
sentent,  mass^  que  j'entends  nne  loitte  à  mort  avec  leasangtets  qui 
m'étmillûent,  avec  uae  angoisse,  une  épouvan^i^.,  dont  rarement  une 
osurre  poétique  fut  pemr  nioi  l'oiccasion.  G' est  la  seconde  fois  de  mn 
fie  qu'il'  m'arrive  d'être*  remué  de  la  sorte  par  quelque  chose  qm 
n'est  pas  la  réalité  même.  La  première  impression  de  ce  genre  m® 
vint  de  Kean  lorsque  je-  k*  vie  jouer  sir  Giles  Overveacfa..  Pour  comble 
d^SnCortunev  la  personne  dans  la  loge-  de  qui  j* étais  tomba  dans»  le 
mCme  état,  plutôt  pai?  terreur  de  ma  saifocal&oni,  jie  suppose^  que 
par  toute  antre  espèce*  de  motif  ayant  rapport  avec  ce  qui  se-  passait 
sar  ta  scène.  Bref,  j- aif  été  mal  à  mon  aise,  elle  a  été  mal  à  s«  aisOr 
et  ce  nifftin  nous  sommes  tous  les  deux  entrepris  et  dans  une  de  ces 
dispositions  tragiques  où  Tusage  des  sels  d'Angleterre  est  recom- 
mandé, »  Les  mémoires  de  k  comtesse  Guiccioli  racontent  qcee  lord 
8^on^  à  la  suite' de  cet  aceès,  fendit  en  larmes  et  quitta  le  théâtre»- 
L'actrice  qui  représentait  Mirrba  ce  fameux  soir  était,  parait- ir« 
si  admirable,  qu'en  dépit  de  l'horrible  passion  dont  elle  subit  le» 
tounnens,  «  on  ne  ressentait  pour  elle  qu'une  miséricordieuse  sym- 
pathie. »  L'ébranlement^  chit)nique  s'aggravant,  bientôt  ces  crises 
se  succédèrent  à  de  très  fréquens' intervalles.  A  Ravenne,  une  autve 
tr^édie  du  même  Alfieri  provoqua/  le  mé^e  accident.  Thomas  Muore 
part  de  Is^pour  étabUr  un  parallèle  entre  le  poète  d^  Mirrka  et  lu 
diantre'  d'Starold'y  Fauteur  de  ta  Jeunesse  de  hrdf  B^rmv  se  plat)}  k 
revenir  sur  ce  discours,  ci  Quand  on  lit  les  mémoires^d'Alfiem,  écrit*- 
il,  on  est  frappé  des  u^aîts  de*  ressemblance  entre  le  jeunes  seigneur 
italien  et  le  jeune'  Ibrdv  Cette  mAme  éduoationî  négligée*  et  dure,.  cM 
isolement  à  l'entrée  dknsla»  vie,  os  mélange' d^impéuiosicé^ et  d'indo« 
laice,  cette  haine  d^'la  tyrannie,  cette  hauteur  aristocratique  urne" 
i4eB  opinion»  libéraleffut  républicaines,  ik  n'est  pas  jusqu/à  ca  goftt 


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5A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  exercices  du  corps  qui  ne  rappelle  au  lecteur  des  mémoires 
d'AIfieri  la  triste  et  ardente  jeunesse  de  Byron.  »  Tous  les  deux  en 
effet  sdmërent  les  femmes,  Iqs  chevaux  et  les  chiens,  quittèrent 
leur  patrie  en  fugitifs,  et  mêlant  l'action  à  la  poésie,  occupant  le 
monde  au  moins  autant  de  leur  personnage  que  de  leurs  œuvres, 
furent  de  grands  comédiens  devant  les  hommes.  Là  seulement  est 
le  véritable  trait  de  ressemblance.  Pour  le  reste,  amour  de  la  li- 
berté, républicanisme,  on  pourrait  aussi  bien  leur  comparer  Cha- 
teaubriand et  tous  les  beaux  esprits  qui  de  tout  temps  se  sont  pré- 
lassés de  la  sorte,  flagellant  les  princes  et  caressant  le  peuple  d'un 
air  charmant,  despotes  par  nature  et  s'attaquant  au  despotisme, 
qu'ils  pratiqueraient  demain  au  pouvoir.  Servir  la  liberté,  sublime 
tâche  qui  s'accomplit  moins  bruyamment!  Cet  amour-là,  comme  les 
autres,  veut  des  cœurs  modestes,  charitables,  dévoués  au  prochain; 
les  Alfieri,  les  Byron,  n'aiment  que  leur  gloire  :  tout  en  eux,  jusqu'à 
leur  martyre,  se  rapporte  à  l'orgueil  personnel;  plaignons-les,  mais 
ne  nous  plaignons  pas,  car  cette  féroce  vanité,  mobile  suprême  de 
leurs  actions,  leur  a  fait  produire  leurs  chefs-d'œuvre,  et  c'est  sur- 
tout par  ce  qu'ils  nous  laissent  que  les  grands  esprits  servent  à  la 
cause  de  l'humanité. 

Lord  Byron  n'eut  jamais  que  ce  qu'on  appelle  des  connaissances, 
il  n'eut  point  d'amis.  Entre  tous  ces  cliens,  familiers,  compagnons 
de  voyages  et  de  plaisir  qu'il  traînait  à  sa  suite,  vous  n'en  citeriez 
pas  un  qu'il  fût  allé  chercher  de  son  propre  mouvement.  Si  toute 
renommée  a  ses  courtisans,  quelle  attraction  n'exercera  pas  la 
royauté  d'un  poète  à  la  fois  grand  seigneur  et  dandy  I  Se  réclamer 
de  lord  Byron,  s'agiter  dans  l'orbite  d'un  tel  astre!  Lui,  comme  tous 
les  potentats,  se  laissait  faire,  rendait  négligemment  le  salut,  le 
sourire,  la  poignée  de  main,  et  ne  se  tenait  pas  davantage  pour  en- 
gagé. Spéculer  sur  les  bonnes  grâces  d'un  homme  à  la  mode  est 
assurément  un  acte  moins  dégradant  que  de  tirer  sur  la  bourse 
d'un  financier,  mais  cela  suffit  pour  vous  classer  un  individu.  On 
n'est  jamais  l'égal  d'un  homme  dont  on  attend  quelque  chose;  or 
l'amitié  ne  saurait  exister  qu'entre  égaux.  Shelley  seul  eût  été  ca- 
pable de  tenir  cet  office  d'ami  et  de  porter  plus  tard  un  témoignage 
vèridique.  La  mort  s'y  opposa,  et  c'est  au  contraire  à  lord  Byron 
qu'échut  l'occasion  de  parler  de  Shelley.  «  Encore  un*  de  mort, 
écrit-il  en  revenant  de  voir  la  flamme  du  bûcher  consumer  les  der- 
niers restes  de  Shelley,  —  encore  un  homme  que  le  monde  aura 
lâchement,  outrageusement  méconnu.  Shelley  fut  le  meilleur  des 
hommes,  le  moins  égoïste  que  j'aie  jamais  rencontré,  un  homme 
qui  sacrifia  tout  son  bonheur  et  tout  son  bien  aux  autres  !  »  Pauvre 
Shelley,  son  existence  fut  la  personnification  du  poète  moderne! 


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LOBD  BYRON  ET  LE  BYRONISME.  5Al 

Il  lutta  sans  relâche  et  jusqu'à  la  mort  pour  les  droits  de  la  pen- 
sée et  de  l'imagination  contre  les  préjugés  d'un  âge  qui  n'eut 
pas  de  plus  noble  enfant,  et  qui  toujours  refusa  de  le  reconnaître. 
Il  est  vrai  que  Shelley  avait  beaucoup  lu  Spinoza,  crime  sans  nom 
aux  yeux  des  fanatiques,  et  que  ne  pardonnent  ni  les  évéques 
d'Exeter  et  d'Oxford,  ni  les  lords  chanceliers.  Je  m'étonne  que,  dans 
StellOy  Alfred  de  Vigny  ait  oublié  Shelley.  Sans  Shelley,  point  de 
complet  martyrologe;  on  lui  prit  jusqu'à  ses  enfans!  La  vieille  An- 
gleterre l'avait  excommunié,  banni...  Et  ce  damné,  quiconque  plon- 
geait en  son  cœur,  regardait  dans  sa  vie,  n'y  trouvait  que  dévoû- 
ment,  amour.  Aimer  les  hommes  à  ce  point  et  en  même  temps  nier 
Dieu,  est-ce  possible?  Cor  cordum!  ces  deux  mots  caractéristiques 
du  poète-martyr  sont  de  Byron,  et  cette  épitaphe  rachète  celle  du 
chien  Boatswain. 

Shelley  avait  vingt-neuf  ans  lorsqu'un  jour,  se  promenant  dans 
le  golfe  de  la  Spezzia,  un  coup  de  mer  l'engloutit  avec  sa  nacelle. 
11  étaii  svelte,  de  figure  allongée,  avec  le  charme  et  la  gracilité 
d'une  jeune  fille  ;  ses  grands  yeux  pleins  de  phosphore  et  de  vie 
étrange  avaient,  comme  ceux  de  Novalis,  l'effarement  de  l'infini. 
D'épais  cheveux  châtains  flottaient  en  boucles  autour  de  son  front, 
et  sur  sa  joue,  de  blancheur  lactée,  flamboyait  cet  incarnat  de  mau- 
vais augure  dont  certaines  pâleurs  se  colorent  à  faux  comme  des 
roses  blanches  qui  deviendraient  rouges.  Ses  nerfs  étaient  des 
fibrmes  de  sensitive  qu'il  fallait  à  chaque  instant  détendre,  apaiser. 
L'opium  avait  de  bonne  heure  ruiné  tout  son  système,  et  le  délire, 
oomme  une  épée  de  Damoclës,  nuit  et  jour  menaçait  sa  tête.  Des 
idées  par  myriades,  et,  pour  en  soutenir  le  faisceau,  point  de  force! 
Des  rêves,  des  visions  dont  il  n'était  pas  maître,  et  qui  le  tourmen- 
taient, l'ensorcelaient!  Se  venger  de  cette  société  qui  le  haïssait, 
user,  comme  Byron,  de  représailles,  il  n'y  pensa  jamais.  C'était 
l'âme  d'un  Ariel.  Vaporeuse,  éthérée,  sa  poésie  nage  dans  le  bleu, 
chante  en  montant  toujours  à  la  façon  de  l'alouette.  Byron  était 
armé  de  pied  en  cap  contre  les  hommes;  au  service  de  ses  colères, 
de  sa  diabolique  ironie,  il  avait  la  satire  et  l'invective.  Son  train  de 
vie,  son  opulence,  son  harem,  ses  chiens,  ses  chevaux,  son  aristo- 
cratie, tout  cela  faisait  partie  de  l'arsenal  qu'il  employait  pour 
mettre  en  état  de  siège  poétique  l'Angleterre  et  la  vieille  Europe; 
mais  le  pauvre  Shelley,  quelles  ressources  possédait -il  pour  aller 
en  guerre?  Le  scandale  sous  lequel  il  succombait  n'était  pas  même 
l'immoralité  de  Byron,  théâtre  où  le  gladiateur  superbe  pouvait  en 
mourant  frapper  encore  ses  adversaires  et  passionner  la  foule  ;  — 
on  l'accusait  de  ne  pas  croire  en  Dieu.  Les  docteurs  de  la  loi,  les 
gazettes,  toutes  les  commères  de  la  Grande-Bretagne  avaient  ful- 


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512  BSTOB  DES  OfiUX   IttfllDES» 

miné  f  exondsnie  contre  ce  xèweut  éptés  de  iiiy«ts(iflBe«  tilèxé  d'ia- 
^&L  Qoe  pouvait-il  répoadne?  £stHce  qu'on  ai^saneato  ATec  les 
faâbles?  —  La  poésie  de  Sheiley  se  rapproche  Jbeauccmp  de  œUe  de 
Novalis^  et  ce  n'est  poiat  seulemeiU  par  des  tcaîts  de  physîenoaitB 
que  ces  deux  rares  poètes  se  Deseemblcnt.  Contenplation  de  la  ntk- 
ture,  divination  de  ses  moiadares  seo^^»  mélange  «eiqni»  de  senti- 
mentalité et  de  métapbysîqiie»  aiviec  cek  nuUe  plsstkité»  des  flo- 
rales et  point  de  formes»  rélévatioiL  aboutifisaat  au  vide»  aoe. 
atDBOsphëre  où  l'on  éprouve,  à  force  de  monter^  oe  vefroîdisseflBeDt 
qui  voixB  gagne  dans  les  couches  supérieures  de  Tairl  —  la  Reine 
Maby  ce  rêve  d'un  eniSuui  de  dix-sept  ans,  fisdsait  i'admira^on  de 
Byron.  Qu'on  lise  à  ce  sujet  une  note  de*  deux  Foéicarii  rinfluoDce 
fut  même  si  fotie  que  le  drame  de  Gain,  au  second  acte  suirtoot,  en 
a  gardé  l'empreinte.  Du  reste,  ce  n'est  point  i'umqno  fais  (pjfi  la 
pensée  de  Shelley  ak  déteint  sur  fiyron. 

Dès  1816,  ils  s'étaient  revus  en  Suisse.  Shelley,  aouveOssMuoc 
marié  à  sa  chère  Mary  Godwn  (l'auteur  de  Franienst€Ùà)^^&M 
passer  l'été  dauns  une  maison  de  campagso  vol  bord  du  lac  de  G^ 
nève  et  non  loin  de  la  villa  Diodati^  qu'habitait  Byron.  I^s  deux 
amis  se  renoontrèreot  dans  un  hôtel,  sur  1a  route  de  Coppet 
Pourquoi  l'aimabte  biographe  de  ia  Jeumeèae  de  lard  UyrwBL  A-t-il 
omis  à  cette  occasion  un  chapitre  >qui  de  sa  plume  eût  afiquis  tant 
d'intérêt?  Lord  Brougham  parlant  sjix  Français  de  ¥ûltaire  semble 
pi^ndre  à  tâche  de  négliger  le  s^oar  en  Angleterre  pour  ne  nous 
^entretenir  que  de  Gif  ey  et  de  ses  bâtes,  que  nous  conaaissoDS  trop. 
Ici,  mâme  lacune  dans  Je  livre  et  même  désappoiatement  «bex  le 
lecteur*  Pourquoi,  fût-ce  agréablem^Mit,  revenir  i  des  choses  cen- 
nues,  alors  qu'on  possède  à  part  soi  l'ioédilt  «t  tout  le  talent  qu'il 
iaut  pour  Féorire?  Shelley,  lord  Byron  À  Goppet,  tableau  d'histoire 
•et  de  famille  dont  se  reipaissait  d'avance  notre  curiosité,  et  ^'on 
nous  refuse!  Lord  Byron  .admicait  infiniment  M*"*  dé  Staël,  maïs 
il  la  craignait.  Ge  talent  viril,  ce  caractère,  effirayaient,  déconte- 
nançaient sa  nature  moins  efi^nûnée  encore  que  fémimne.  U  met- 
tait Delphine  fort  au-dessus  du  célèbre  roman  de  Rousseau,  et  l'in- 
térêt que  lui  témoignait  M""'  de  Staël  le  .flattait  beaucoup;  cependant 
nous  voyons  qu'il  se  maintint  toujours  à  distance,  plus  sous  l'aur 
torité  que  sous  le  charme.  La  vraie  sympathie  fut^ponr  M""*  la  àor 
chesse  de  Broglie.  Tant  de  sin^cité  unie  à  tant  d'iotdligenca,  de 
vertus,  l'eut  bientôt  subjugué.  «  La  force  douoe  est  grande^,  »  disait 
jadis  ]Êpiménide«  et  nous  ajieatons  :  souvent  d'autant  phis  gcaocie 
qu'elte  a  pour  vis-à-vis  la  force  qui  s'affirme  et  ^pie.sans  le  vouloir 
elle  lui  fait  contraste,  u  Je  ne  connais  rien  de  plus  beau,  de  plos 
touchant  que  le  développement  des  ailections  domestiques  cbeznflfi 


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LORO  WAON  EX  ÏS  BYBOKiaME.  bki 

femme  supâriâurel  »  Quel  douloureux  retour  sur  lui*ai£me  impli- 
quent ces  paix^Ie»  de  Byroul 

Lord  Byron  et  Sbeliey  vécurent  pourUut  de  belles  lieureis  cdte  à 
oMe;  le  bc,  tout  proche,  offrait  carrière  i  leur  navigation  :.  «  beau 
lac,  t*en  souviens-tu?  »  On  s*en»barquait  le  soir  à  la  claité  des 
étoiles^  et  tandis  que  la  brise  enflait  la  voile^  leurs  âmeâ  silen- 
cieuses se  comprenaient.  S'il  y  a  toujours  en  ce  monde  un  être  de- 
.  vant  lequel  le  poseur  le  plus  imperturbable  redevient  simple ,  pour 
lord  Byron,  ce  maître  en  l'art  de  se  détendre,  ce  professeur  d'bu<- 
manité  fut  Shelley.  Cette  nature  de  sensitive  le  ramenait  involon* 
tairement*  On  assure  qu'il  n'est  point  de  cheval  indomptable  à  la 
main  d'une  femme,  cei'taines  âmes  affectueuses  doivent  avoir  ce 
don  d'apaisement,  disons  mieux,  d'intimidation.  L'impétueux  By- 
ron avait  appris  à  se  contenir  devant  ce  délicat  jeune  homme,  à 
rentrer,  à  taire  ses  colères,  dont  l'essor  allait  reparaître  bientôt 
dans  Manfred  et  dans  ce  troisième  chant  de  Childe-HaroldyqnU 
non  moios  que  la  tragédie  de  Caîn,  portent  la  trace  du  passage  de 
Sbelley.  Au  demeurant  et  en  dépit  de  leurs  prédications  libérales, 
deux  grands  aristocrates  que  ces  fiers  penseurs  :  odi  profanum  vul- 
gu$  et  arceol  Môme  devise,  que  chacun  accentue  à  sa  manière,  ce- 
lui-ci d*un  ton  âpre,  arrogant»  parfois  inhumain ,  celui-là  d'un  air 
de  romanesque  rêverie ,  mais  qui  jusque  dans  Fattendrlssement 
laisse  vitrer  la  note  dure.  Byix>n  ne  parle  d'amour  qu'avec  des  pa- 
roles de  haine,  fait  les  doux  yeux  à  ces  démons  de  l'existence  qu'il 
pourchasse  et  caresse  à  la  ibis,  tandis  que  Sbelley,  dont  l'idéal 
mystique  est  la  transfiguration  même  de  l'existence,  les  combat  en 
se  noyant  dans  le  pur  éther.  C'est  dans  son  Prométhée  délivré  qu'il 
laut  admirer  le  triomphe  de  ce  symbolisme*  L'esprit  a  vaincu  la 
matière;  à  force  d'amour  et  d'acharnement  à  la  lutte,  l'humanité 
s'est  reconquise.  Ce  poème  de  la  rédemption  universelle  vint  au 
jour  parmi  les  ruines  des  bains  de  Caracalla,  dans  Rome,  où  fut  aussi 
composé  le  drame  des  Cenci^  u  la  plus  belle  œuvre  de  la  tragédie 
moderne,  au  dire  de  Byron,  et  point  indigne  de  Shakspeare.  »  Après 
un  rapide  séjour  en  Angleterre,  où  l'attendait  de  nouveau  son  dé- 
mon familier,  l'infortune,  qu'il  s'était  habitué  à  traiter  désormais 
comme  a  une  amie,  une  sœur  (1),  »  Shelley,  décidé  sinon  à  rompre 
entièrement  avec  le  monde,  du  moins  à  ne  plus  vivre  que  pour  un 
cercle  intime ,  se  rendit  en  Italie  avec  sa  femme,  parcourut  Rome, 
Naples,  Pise.  A  son  passage  à  Venise,  il  avait  retrouvé  Byron,  connu 
la  Guiccioli,  écrit /ii/mn  et  Maddaloy  peinture  de  la  vie  des  lagunes 
où  le  poète  de  Childe^Harold  et  lui  sont  représentés.  Au  nombre 

(i)  Vofez,  dam  loi  Shiii9y  Pcpen,  It  pièco  ioUtuI^  AppH  à  i'hfprhmek 


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5ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  tant  d'élégies,  de  satires,  de  songes  et  de  dithyrambes  que  vit 
éclore  cette  période,  on  en  citerait  plusieurs  dont  le  titre  seul  marque 
une  date,  Hellas  ou  le  triomphe  de  la  Grèce  par  exemple,  et  bien 
d'autres  :  hymnes  à  la  liberté,  cris  de  détresse  et  chants  d'agonie 
d'une  âme  préludant  à  son  apothéose. 

De  ces  agitations,  de  ces  luttes  et  de  ces  misères,  la  destinée 
avait  fixé  le  terme.  Les  flots  de  la  Méditerranée  engloutirent 
leur  victime.  La  douleur  de  Byron  fut  vraie,  profonde.  Autour  de. 
lui  sévissait  la  mort.  AUegra,  sa  fille  naturelle,  venait  aussi  d*ètre 
enlevée  à  sa  tendresse.  Consterné,  brisé,  il  se  rattachait  àTeresa 
Guicciolî,  sa  dernière  espérance,  son  unique  amour  désormais  en 
ce  monde.  De  Venise,  elle  avait  fui  à  Ravenne;  Byron  accourut, 
pensa  même  à  l'épouser.  Son  état  maladif,  l'irritabilité  croissante  de 
ses  nerfs,  lui  rendaient  de  plus  en  plus  nécessaire  la  présence  et  le 
commerce  d'un  être  bon  et^doux  à  ses  caprices,  n'ayant  au  cœur 
pour  ses  vivacités  et  ses  souffrances  que  soulagement  et  consola- 
tion, et  toujours  en  sainte  alliance  avec  la  jeunesse  et  la  grâce. 
Comme  tous  les  romantiques,  Byron  devait  avoir  son  heure  d'éléva- 
tion religieuse.  On  raconte  qu'un  jour  agitant  des  questions  de 
dogmes  avec  Walter  Scott,  le  romancier  lui  dit  :  «  Ne  vous  avancez 
pas  trop  ;  vous  changerez  d'avis  tôt  ou  tard,  c'est  ma  conviction.  — 
Quoi  donc?  s'écria  Byron  d'un  air  piqué,  êtes-vous  aussi  de  ceux 
qui  prétendent  que  je  me  ferai  méthodiste?  —  Point  du  tout,  ré- 
pondit Scott,  mais  je  ne  serais  nullement  étonné  de  vous  voir  de- 
venir catholique,  et  vous  distinguer  par  l'austérité  de  vos  péni- 
tences. »  Un  instant  en  effet  le  catholicisme  l'attira  vers  ses  cloîtres 
méditatifs,  où  tendent  les  immenses  lassitudes;  mais  presque  aussi- 
tôt ces  velléités  s'évanouirent,  remplacées  par  d'autres  desseins  plus 
conformes  à  la  nature  équestre  du  héros,  à  ses  goûts  de  voyages 
et  d'aventures,  et  l'Europe,  au  lieu  d'un  Rancé,  vit  surgir  un  Tan- 
crède. 


Lord  Byron  ne  pouvait  se  faire  moine;  il  se  croisa.  En  échange 
des  jours  heureux  passés  sur  le  sol  de  la  Grèce  et  des  splendides 
inspirations  reçues  de  ce  côté,  le  noble  barde  offrit  le  sacrifice  de  sa 
vie.  Avant  de  quitter  l'Italie,  il  adresse  un  appel  à  ses  amis,  arme 
un  navire;  on  met  à  la  voile,  et  le  5  janvier  1824  lord  Byron  dé- 
barque à  Missolonghi.  Jamais  prince  n'eut  pareil  accueil;  aux  cris 
enthousiastes  de  la  population,  l'artillerie  des  forts  unit  ses  salves. 
Rénovation  superbe!  toutes  les  ombres  dont  cette  belle  figure sem- 


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LORD  BYRON  ET  LE  BYRO^flSME.  &A5 

blait  offusquée  ont  soudainement  disparu,  le  poète  et  le  soldat  res- 
tent seuls.  Les  plus  sérieux  projets  tenaient  son  âme  occupée,  et 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  ce  qu'affirment  les  hommes  du  métier,  c'est 
qu'il  développa  dès  l'abord  des  talens  extraordinaires  d'organisa- 
tion. Il  aurait  voulu  précipiter  les  choses,  mais  les  empèchemens 
se  succédèrent.  Byron  crut  voir  dans  ces  retards  Teffet  de  la  mau- 
vsûse  volonté  et  s'en  irrita;  de  son  irritation  bientôt  naquirent  le 
dégoût,  la  mélancolie,  cette  neiTosité  fébrile  qui  fut  le  malheur  de 
son  existence  et  le  vice  prédominant  de  son  caractère. 

Le  16  février,  il  tombe  frappé  d'épilepsie;  ses  amis  cherchent  à 
Téclairer  sur  les  dangers  d'uue  atmosphère  paludéenne,  il  refuse  de 
s'éloignar,  et  quelques  jours  après,  rentré  avec  le  frisson  de  sa  pro- 
menade à  cheval,  il  s'alite,  le  délire  le  prend,  on  le  saigne,  on  le 
tue.  Le  10  avril  au  matin,  il  eut  l'air  de  s'éveiller  d'une  léthargie 
où  l'épuisement  l'avait  plongé,  ses  grands  yeux  s'ouvrirent  pleins 
de  lumière,  puis  irrévocablement  s'éteignirent.  Ainsi  mourut  Byron 
à  la  fleur  dn  l'âge,  et  cette  mort,  qui  fut  chez  ce  grand  sceptique 
l'acte  du  plus  magnanime  enthousiasme,  imposera  toujours  silence 
à  bien  des  récriminations.  L'Angleterre,  qui  de  son  vivant  l'avait 
banni,  pouvait  maintenant  réclamer  son  corps  pour  l'ensevelir  à 
Hucknell  dans  le  caveau  des  ancêtres,  a  Sa  sœur  Augusta-Marie 
Leigh  élève  cette  pierre  à  la  mémoire  de  son  frère  I  »  A  côté  d'un 
nom  si  glorieux  d'époux  et  de  père,  un  seul  nom  fidèle  s'est  inscrit, 
celui  d'une  sœur  :  isolement  partout,  désert  autour  de  son  berceau, 
de  sa  tombe!  11  arrive  chez  les  ombres  comme  il  entrait  jadis  à  la 
chambre  des  pairs,  sans  personne  pour  l'introduire  (1)  I  Cependant 
ringrate  patrie  n'eut  de  lord  Byron  que  ses  ossemens;  son  cœur, 
donné  à  la  Grèce  dans  la  vie,  lui  resta  dans  la  mort. 

Cor  cordum!  Qui  sait  si,  de  cette  inscription  votive  à  la  mémoire 
d'un  ami,  quelque  chose  ne  s'appliquerait  pas  à  Byron  lui-même  ? 
Son  cœur  ne  la  parlait-il  point  aussi,  cette  langue  immortelle  du 
beau,  de  la  mélancolie,  qui  s'adresse  à  tous  les  cœurs  humains,  les 
émeut,  les  remue  et  les  fait  noblement  vibrer?  u  Celui-là  était  un 
homme!  »  s'écrie  Shakspeare  jugeant  Brutus  par  la  bouche  de 


{\)  «A  la  lettre  que  lord  Byron  écrivait  à  lord  Carlislc,  son  parent  et  son  tuteur,  pour 
loi  rappeler  que  le  moment  s'approchait  d'aller  prendre  siège  à  la  chambre  haute,  il 
ne  reçut  qu'une  froide  réponse  où  lord  Carlisle  se  contentait  d'indiquer  à  son  pupille 
les  formalités  à  remplir.  Là  ne  se  borna  point  la  mauvaise  grâce  du  noble  comte,  tt 
l'entrée  du  Jeune  pair  à  la  chambre  fut  retardée  de  plusieurs  semaines  par  le  refus  de 
lord  Carlisle  de  communiquer  au  chancelier  les  renseignemens  nécessaires  sur  la  la- 
mille  Byron.  Enfin  les  préliminaires  s^arrangèrent,  et  au  printemps  le  noble  poète  alla 
t'Mseoir  au  milieu  de  ses  pairs,  seul  et  abandonné  comme  le  Jour  où  il  arrivait  enfant 
à  son  domaine  héréditaire.  »  Privaie  r9mnUc9nces  of  lord  Byron. 

ton  CI.  —  1872.  35  . 


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5i6  REVUE  DE6  DEUX  MORDES. 

Marc-Antoine.  Dn  tel  mot  n'irait  point  à  Byron,  il  le  dépasse;  mais 
dans  ce  caractère  orgueilleux  et  vain,  inconsistant,  volage  arec  les 
femmes,  irréfléchi  dans  ses  actes,  immoral  et  non  vicienx,  comment 
négliger  ce  qui  vient  de  la  naissance  et  de  l'éducation  F  Maudisse 
lord  Byron  gui  osera  1  nous  sommes  de  ceux  qui  pensent  qu'il  faut 
le  plaindre.  Ce  grand  bruit  qu'il  a  mené  par  le  monde,  pourrait-oa 
le  payer  davantage?  Il  a  payé  pour  tout,  pour  sa  naissance  et  sob 
éducation,  pour  sa  couronne  de  poète  et  pour  celle  de  pair  d'Angle- 
terre. Ce  ton  revéche,  acariâtre,  cette  humeur  insociabte,  présent 
d'une  méchante  fée,  composaient  le  premier  fonds  de  sa  poésie; 
voyant  le  tour  réussir,  il  l'exagéra,  et  son  plaisir  fut  de  se  rendre 
chaque  jour  et  par  tous  les  moyens  plus  impossible,  de  telle  sorte 
que  lui«méme  perdit  conscience  du  mensonge  comme  de  la  vérité, 
et,  ne  discernant  plus,  passa  du  cynisme  au  titanisme  et  du  tita* 
nisme  au  byronisme,  suprême  expressbn  d'un  état  de  désordre  in- 
tellectuel et  physique,  d'un  régime  qui  relève  de  la  pathologie  aa 
moins  autant  que  du  domaine  de  l'esthétique. 

Ces  hommes  qu'il  se  figurait  détester,  il  recherchait  leurs  ap- 
plaudisâemens,  versait  des  larmes  sur  leurs  misères»  leur  prétait 
au  besoin  de  l'argent.  «  Vous  me  dites  que  personne  au  monde  ne 
donneradt  un  sou  à  cet  individu,  écrit-il  à  Murray,  son  éditeur;  c'est 
justement  parce  qu'il  est  assez  malheureux  pour  que  personne  ne  loi 
prête  un  sou  que  j'entends,  moi,  lui  donner  ce  qu'il  demande  (1).  » 
Bienfaisant  et  de  cœur  généreux ,  Byron  avait  la  munificence  des 
sceptiques,  il  s'amusait  à  poser  des  énigmes  à  la  galerie,  s'in^i- 
rait  volontiers  de  la  scène  du  pauvre  dans  le  Don  Juan  de  Mo- 
lière. Sorti  un  jour  à  cheval,  il  rencontre  une  vieille  femme  et  lui 
jette  sa  bourse.  Jusqu'ici  tout  est  fort  simple;  mais  pourquoi  noter 
le  trait  dans  ses  tablettes?  Apparemment  pour  laisser  de  la  besogne 
aux  commentateurs  et  glossateurs  à  venir.  S'il  s'en  trouve  qui  pas- 
sent outre  à  Y  invite^  quelqu'un  y  r^ondra.  Bien,  des  manières  s'of- 
frent en  effet  d'expliquer  ce  rébus  à  l'avantage  comme  au  préjudice 
dn  personnage,  qui,  selon  le  point  de  vue  du  biographe,  sera  toot 
de  suite  le  plus  généreux,  le  plus  dissipateur  ou  le  plus  fou  des 
hommes.  Quant  à  moi ,  rien  ne  m'assure  que  la  vue  de  cette  mal- 
heureuse femme  n'ait  point  réveillé  chez  lord  Byron  le  souvenir 
d'une  rencontre  semblable,  où  le  poète,  accosté,  sollicité,  refusa  de 
se  laisser  toucher.  Les  nobles  âmes  ont  de  ces  retours,  et  le  repentir 
de  celle-ci  fut,  qui  sait?  de  jeter  l'aumône  cette  fois  avant  qu'on  la 
lui  demandât.  Peut-être  aussi  ce  remords,  caché  au  plus  profond 


(1)  Une  sommo  ùt  150  ^nées,  et  cela  lorsqae  ln!»nrtme  fl  te  tnmraH  éun  < 
&U'aation  financière  des  pl«B  difficiles. 


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LORD  BTBOU  ET  LE  BYRONISME.  647 

da  cœur,  dirigent  sa  main,  alors  gif  il  lançait  cette  bourse,  croyant 
simplement  s'en  débarrasser  parce  qu'elle  le  gênait. 

La  pensée  humaine  a  des  replis  qu'il  faut  désespérer  de  son- 
der. Nous  rendons-nous  toujours  bien  compte  des  actes  que  nous 
accomplissons?  Comment  un  autre  prétendrait-il  savoir  de  nous  ce 
que  nous-mêmes  nous  en  ignorons?  Notre  propre  vie  reste  souvent 
pour  nous-mêmes  un  secret,  et  nous  voudrions  parler  de  celle  des 
autres,  l'expliquer,  la  juger  I  Confessions  de  Rousseau,  de  Goethe, 
d'Alfieri  et  de  Benvenuto,  mémoires  du  cardinal  de  Retz,  confi- 
dences de  Lamartine,  œuvres  d'arrangement  et  de  fantaisie,  où  la 
vérité  n'apparaît  qu'agrémentée  d'arabesques  I  La  vérité  nue,  mais 
rien  que  d'y  toucher  l'effroi  vous  gagne,  tant  ce  qu'elle  aurait  à  vous 
révéler  contient  de  sombre,  d'aflflîgeant,  de  coupable  et  d'abject,  et 
cela  pour  les  plus  grands  d'entre  nous  comme  pour  les  infimes!  Ce 
que  nous  nous  figurons  d'un  grand  homme  est  toujours  plus  ou 
moins  une  sorte  de  fantaisie  dans  laquelle  nous-mêmes,  à  notre  insu, 
nous  jouons  le  premier  rôle.  Involontairement,  nous  dirigeons  dans 
ce  sens  toutes  nos  informations,  appuyant  sur  ce  qui  nous  convient, 
glissant  sur  le  reste,  et  donnant  par  là  satisfaction  à  l'immense  be- 
soin d*idéal  qui  nous  possède.  Ce  n'est  point  dans  leurs  actions  pri- 
vées qu'on  doit  étudier  les  hommes  de  génie,  c'est  dans  leurs  livres. 
11  n'y  a  qu'un  chemin  pour  aller  à  la  découverte  d'une  belle  âme,  le 
sentiment  de  ce  qu'elle  a  pu  avoir  de  beau.  Commençons  par  aimer 
le  sujet,  puis  directement  abordons-le  dans  son  royaume,  la  pensée, 
et  tout  ce  que  nous  avons  à  savoir  de  lui,  nous  le  saurons.  Vingt 
pages  de  Childe-Hcnrold,  de  Cain  et  de  Bon  Juan  m'en  disent  plus 
sur  le  naturel,  le  tempérament,  Yidiosyncrasie  de  lord  Byron  que  la 
biographie  la  mieux  fournie.  Ces  anecdotes,  vieilles  ou  neuves,  ces 
commentaires,  ces  mémoires,  ne  font  que  me  replacer  toujours  de- 
vant les  yeux  le  type  conventionnel ,  le  poseur  y  le  magot,  pour  em- 
ployer le  terme  de  Louis  XIV.  Je  le  vois,  je  le  touche  et  tel  qu'on 
me  le  donne,  ironique,  mal  content,  dégoûté,  sentimental,  il  m'en- 
nuie, me  repousse  comme  ferait  un  grand  enfant  gâté,  un  de  ces 
fils  de  famille  méprisant  la  vie  et  ses  devoirs,  tandis  que  ce  môme 
personnage,  dès  que  vous  l'encadrez  dans  Childe-Haroldy  aussitôt 
change  d'aspect.  Ce  n'est  pas  que  certains  c6tés  en  soient  moins 
haïssables,  mais  qui  peut  s'occuper  des  faiblesses  d'un  homme  en 
lisant  de  pareils  vers,  auxquels  le  lyrisme  moderne,  si  grand  qu'il 
soit,  ne  saurait  opposer  aucun  nom»  pas  même  celui  de  Lamartine? 
L'harmonie  est  d'ordre  divin;  les  dieux  seuls  savent  par  où  sau- 
ver le  cœur  qu'ils  déchirent.  Parmi  ks  poètes^  je  n'en  connais 
.   qu'un  seul  qui  possède  le  don  sublime  d'apaîseraenti  de  guérison, 
et  dont  la  mam  à  la  fois  terrible  et  salutsdre  sache  panser  la  blés- 


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ihS  EEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

sure,  si  profonde  et  si  douloureuse  qu'il  l'ait  faite  :  c'est  Shakspeare. 
Lord  Byron  ne  range  pas  avec  les  dieux;  il  n'a  rien  de  l'olympe,  ni 
la  pondération  des  forces,  ni  la  sérénité  :  c'est  un  titan,  et  ce  rôle 
de  Lucifer  qu'il  s'est  choisi,  bien  que  démodé,  lui  sied  encore. 
Qu'on  le  prenne  avec  soi  dans  la  tempête  et  l'ouragan ,  quand  la 
femme  que  vous  aimez  vous  a  trompé,  quand  la  liberté  tombe  et 
que  la  servitude  règne;  la  poésie  de  lord  Byron  a  des  résonnances 
qui  tuent;  ses  plaintes  sont  parfois  des  grincemens.  Lisez,  rédtez- 
vous  les  Mélodies  hébraïques  dans  les  solitudes  d'une  nuit  d'au- 
tomne, et  les  versets  des  psaumes  vous  viendront  aux  lèvres.  Quel 
sentiment  de  la  nature,  quel  vol  continu  vers  le  sublime!  Byron  a 
beaucoup  aimé  les  femmes,  il  nous  l'a  dit  et  nous  le  prouve;  mais 
combien  davantage  n'a-t-il  pas  aimé  les  caresses,  les  bercemens, 
les  sanglots,  les  furies  du  jaloux  et  perfide  océan  I  «  Flots  et  deux 
étoiles,  ne  faites-vous  point  partie  de  mon  être,  de  mon  âme, 
comme  je  fais  partie  de  vous!  Votre  amour  n'est-il  pas  au  plus  pro- 
fond de  mon  cœur,  et  avec  quelle  passion  pure  (1)  !  »  Et  quelques 
strophes  avant,  s'adressant  aux  montagnes  :  «  Je  ne  vis  pointes 
moi  et  ne  suis  qu'une  partie  de  ce  qui  m'environne,  et  la  haute 
montagne  me  semble  un  de  mes  sentimens.  »  La  nature  Témeut, 
rébranle,  et  de  cette  impression  unie  à  ses  révoltes,  à  ses  éplora- 
tions  personnelles,  jaillit  le  flot  de  poésie.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  Byron  n'exerce  vraiment  sa  souveraine  puissance  que 
dans  les  régions  de  la  subjectivité.  L'œuvre  qu'il  prétend  créer 
de  main  d'artiste  ne  respire  que  monotonie.  Ses  femmes  ne  vivent 
point;  elles  n'ont  que  l'animation  de  la  circonstance,  le  mouvement 
obligé  de  tendresse  et  de  passion  que  la  situation  leur  commande. 
Rentrées  dans  la  coulisse,  elles  n'ont  plus  de  raison  d'être;  toutes 
d'ailleurs  se  ressemblent.  «  Médore  et  Gulnare,  a  dit  spirituelle- 
ment Macauley,  c'est  la  même  personne,  avec  cette  simple  diffé- 
rence que  Tune  a  sa  harpe  et  l'autre  son  poignard.  »  Desdemona, 
elle  aussi,  a  sa  harpe,  et  lady  Macbeth  son  poignard,  Ophélie  sa 
couronne  de  folle-avoine  ;  essayez  d'ôter  à  ces  figures  leur  attri- 
but, et  vous  verrez  si  les  caractères  s'en  amoindriront.  A  force  de 
s'apitoyer  sur  ses  propres  douleurs,  d'irriter  ses  blessures  et  de  les 
chanter  en  hymnes  magnifiques  dont  la  symphonie  emplit  le 
monde,  un  homme  finit  par  ne  plus  voir  que  lui  dans  l'humanité, 
et  peu  à  peu  s'habitue  à  ce  rôle  de  géant  foudroyé.  L'élancement 

(i)  Waves,  and  Skies,  a  part 

Of  me  and  of  my  sool,  as  I  of  them? 
Is  not  the  lo?e  of  them  deep  in  my  heart 
With  a  pore  passion! 

(ChUde-Barold,  chant  m,  lxxt.} 


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LORD  BTRON  ET  LE  BYRONISME.  5&9 

^ncëre  des  premiers  jours  devient  à  la  longue  une  attitude  :  le 
héros  se  guindé,  se  manière.  La  poésie  de  lord  Byron  reste  immor- 
telle; mais  gardons-nous  bien  de  la  jamais  confondre  avec  le  byro- 
nisme»  cette  calamité  qui  n'a  que  trop  sévi  chez  nous  et  ailleurs 
en  des  temps  déjà  reculés,  et  qui  ne  demanderait  pas  mieux  que 
de  renaître»  Voltaire  raconte  que  le  dentiste  Gapron  disait  :  a  Je 
m'occupe  maintenant  à  faire  des  pensées  de  La  Rochefoucauld  I  » 
Nous  avons  vu  ainsi  toute  une  génération  s'occuper  à  faire  des 
poésies  de  lord  Byron  (1).  Cette  comédie  de  l'individualisme  eut 
des  acteurs  très  applaudis,  dont  le  renom  aujourd'hui  s'efface  et 
disparaîtra  de  plus  en  plus.  Tout  cela  est  mort  et  ne  saurait  re- 
vivre. Qu'est-ce  que  le  cours  des  années  comparé  aux  événemens 
*qui  nous  séparent  de  cette  période  d'imitation,  de  dilettantisme  et 
de  dandysme,  qui  nous  en  éloignent  à  jamais. 

On  a  remarqué  justement  qu'à  dater  de  la  bataille  d'Iéna,  Goethe 
n'avait  plus  rien  produit  de  considérable,  il  semblait  que  l'ébran- 
lement du  sol  national  eût  tari  l'enthousiasme  dans  ses  sources 
vives.  A  soixante  ans  environ  de  distance,  la  môme  commotion  s'est 
produite  et  bien  plus  formidable,  car  cette  fois  c'est  de  la  société 
moderne  tout  entière,  de  sa  vie  et  de  sa  mort  qu'il  s'agit,  et,  quelque 
empressée  que  l'Europe  se  montre  à  se  désintéresser  de  nos  affaires, 
la  question  brûle  pour  elle  non  moins  que  pour  nous.  Dans  un  pa- 
reil état  de  choses,  quelle  figure  ferait  un  homme  accordant  sa  lyre 
au  clair  de  lune  et  venant  parler  de  ses  défaillances  morales  et  de 
sa  maltresse  qui  le  trompe  à  des  gens  que  l'idée  de  patrie  tient 
éveillés?  Byron  lui-même  avec  son  génie  et  ses  audaces,  Byron  pair 
d'Angleterre  et  grand  seigneur  y  succomberait  :  le  byronisme  est 
mort,  nous  le  savions  ;  lord  Byron  lui  a-t-il  survécu  ?  Question  dé- 
licate que  nous  ne  nous  sommes  point  posée  sans  inquiétude,  tant 
l'efiacement  progressif  des  choses  que  nous  avons  jadis  le  plus  ad- 
mirées nous  inspirait  la  défiance.  Nous  avons  voulu  tout  relire,  tout 
revoir,  et  nous  sommes  heureux  d'en  porter  hautement  le  témoi- 

(1)  Loi-même  ne  panit-U  pas  toacher  le  point  sensible  lorsqu'il  écrit  à  Moore 
(S  février  1818)  avec  cette  façon  d'impertinence  voulue  dont  il  aime  à  se  nutquillêr  : 
«  Jignore  ce  que  Murray  vous  aura  répété;  mais  Je  lui  ai  affirmé  ce  que  Je  pense,  à  sa- 
voir qae  nous  autres  Jeunes  gens  nous  faisons  tous  fausse  route.  Ce  n'est  pac  que  J'en- 
teode  par  là  que  nous  ne  marchions  pas  bien;  mais  ce  qui  ruinera  notre  gloire,  c'est 
)*admtrdlton  et  Vimitation.  Quand  Je  dis  notre  gloire.  Je  parle  de  nous  tous  (y  oom- 
T^s  les  lackistet).  L'écueil  de  la  génération  prochaine  sera  le  nombre  des  modèles  et 
la  facilité  d'imiution.  Vous  verres  qu'ils  se  casseront  le  cou  en  voulant  enjamber  notre 
l^égase.  Nous  autres,  nous  tenons  ferme,  parce  que  nous  avons  dressé  l'animal  et  que 
nous  sommes  de  solides  cavaliers.  11  ne  s'agit  pas  seulement  de  monter  dessus,  Tim- 
portant  c'est  de  le  diriger,  et  c*est  en  quoi  les  compagnons  qui  viendront  après  nous 
Moont  farieusement  besoin  de  manège  et  de  hante  école,  m 


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5&0  llfiVUfi  BES  DEUX  IfCNDES. 

gnage.  Le  poète  a  résisté;  oui,  c'est  un  maître,  «  le  maître I  » 
comme  disait  M.  Villemain,  dont  la  voix  nous,  revient  aujourd'hui 
avec  cette  puissance  de  vibration  qu'elle  avait  en  récitant  les  stances 
de  Childe-Harold.  Les  héros  et  les  demi-dieux  sont  des  hommes, 
nul  mieux  que  lord  Byron  ne  Ta  démontré  par  l'exemple  de  sa  vie; 
chez  eux,  les  misères  humaines  empiètent  fatalement  sur  le  cAté 
divin;  pleins  de  l'idée  d'eux-mêmes,  enflés  de  leur  mérite,  ils  se 
séparent  de  la  société  au  premier  sujet  de  rupture;  insensiblement 
la  mésintelligence  s'accroît,  amenant  le  divorce.  Ils  entendent  ne 
se  tromper  jamais,  leurs  avortemens  doivent  passer  pour  des  mer- 
veilles, et  la  réverbération  de  leurs  chefs-d'œuvre  les  éblouit  jus- 
qu'à les  rendre  fous.  Gomme  l'amitié  a  ^e^  restrictions,  ils  n'ad- 
mettent autour  d'eux  que  des  flatteurs  et  des  complaisans.  N'est-ce 
pas  l'histoire  de  toutes  les  royautés?  raison  de  plus  pour  n'étudier 
les  rois  que  dans  leurs  actes  et  leurs  œuvres.  A  ce  compte  seule- 
ment, nous  sauvegarderons  nos  illusions.  L'héritage  d'un  grand 
homme  n'est  point  dans  ce  qui  le  rapproche  de  nous,  il  est  au  con- 
traire dans  ce  qui  l'en  éloigne  et  nous  le  rend  inaccessible.  Le 
poème  de  Childe-Haroldy  certaines  parties  de  Don  Juan  atteignent 
ce  but: 

Sume  snperbiam 
Qassutam  meritis,  et  mîhi  Delphica 
Lauro  dngs  ToleoB,  Melpomene,  comam!.. 

Que  les  gens  soucieux  des  trésors  de  l'esprit  humain  se  rassorent; 
si  le  héros  d'un  jour  a  disparu,  l'œuvre  tient,  immortelle  par  divers 
côtés,  et  dans  l'ensemble  moms  affectée  qu'on  aurait  pu  le  cnûodre. 
Byron  subsiste,  et  c'est  à  son  amour  de  la  nature,  à  ses  élans  de 
cœur  vers  la  liberté  qu'il  le  doit.  L'antique  phare  d'fiéro  que  le 
noble  lord  prit  pour  guide  en  traversant  l'Hellespont  à  la  sage 
brille  encore  et  brillera  éternellement  aux  yeux  de  qui  n'aura  point 
désespéré  de  l'idéal. 

Henri  Blazb  de  Bury. 


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LA 


TÉLÉGRAPHIE  INTERNATIONALE 


II. 

LES    GONrÉR&NCES    D£   VIENNE   ET    DE  BOME   (1). 


I.  Oocnorans  diplomatiqiiet  de«  conférence»  télégrapfaiqiiefl  iatenatioiiates  de  PtrîM,  de^  VSenae 
et  de  Bons,  Paris  1885,  Yienae  1868,  Rome  18r72.  --  n.  U  télégraphie  i  l'expodlloa  nid^ 
voseUa  de  ISSn,  Paris  1869.  —  111.  Procte-Yeital  des  réimioDS  de  la  conférence  cooToquée 
A  Berne  pav  les  administrations  austro-hongroises  poor  le  règlement  des  tarifa  des  Indee 
et  de  la  Chine,  Berne  1871.  —  lY.  Journal  télégraphique  publié  par  le  Buxeaa  interna* 
tional  des  administrations,  Berne  1870-71-72. 


De  toutes  les  tentatives  faites  par  les  nations  européennes  pour 
concerter  entre  elles  des  mesures  d'utilité  publiqpae,  aucune,  avon»- 
noQs  dit,  n'a  produit  de  résultat  aussi  satisfaisant  et  aussi  digne 
d'intérêt  que  celle  qui  est  poursuivie  depuis  plusieurs  années  par 
lesfadministrations  télégraphiques.  Nous  avons  exposé  avec  quel- 
ques^ développemens  les  travaux  de  la  conférrace  tenue  à  Paris  en 
4865;  11  nous  reste  à  montrer  quelle  suite  y  a  été  donnée.  Ce  que 
nous  avons  à  cœur  de  mettre  en  lumière,  ce  sont  les  procédés  par 
lesquels  on  est  arrivé  à  constituer  une  entente  européenne  sur  un 
point  précis,  un  syndicat  européen  qui  dirige  un  grand  service  pu- 
Mîc;  si,  pour  placer  cette  question  dans  son  cadre  véritable,  il  nous 
&ut  parler  de  quelques  détails  professionnels,  nous  ne  le  ferons 

(^)  Voyea  la  Rivm  du  15  feptembra. 


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552  RETUS  DES  DEUX  MONDES. 

que  dans  la  mesure  nécessaire  pour  éclairer  les  résultats  obtenus 
et  pour  montrer  le  succès  de  la  tentative  qui  nous  intéresse.  La 
convention  télégraphique  signée  à  Paris  le  17  mai  1865  entra  en 
vigueur  le  1*'  janvier  1866.  L'œuvre  était  double;  elle  compre- 
nait un  traité  destiné  à  être  révisé  diplomatiquement  en  1868  et  on 
rëglement-annexe  que  les  différons  offices  avaient  le  pouvoir  de 
modifier  en  se  concertant  entre  eux.  Une  administration  spéciale 
restait  chargée  de  la  correspondance  relative  aux  modifications  à 
introduire  dans  le  règlement;  dévolue  à  l'office  de  l'état  où  s'était 
tenue  la  dernière  conférence,  cette  fonction  revenait,  dans  les  an- 
nées qui  suivirent  1865,  à  l'administration  française. 

Elle  la  remplit  en  effet,  mais  en  atténuant  autant  que  possible  ce 
rôle  de  direction  ;  elle  borna  son  intervention  à  quelques  cas  d'ab- 
solue nécessité.  Peut-être  l'échec  subi  par  la  proposition  qa'elle 
avait  faite  au  sujet  d'une  assemblée  centrale  l'amenait-il  à  se  dé- 
sintéresser ainsi  de  la  conduite  des  affaires.  Ajoutons  enfin  que, 
pendant  les  trois  années  qui  suivirent  le  traité  de  Paris,  l'Europe 
fut  agitée  par  des  crises  qui  entravèrent  le  développement  de  Tia- 
dustrie  et  du  commerce  et  par  conséquent  celui  de  la  télégraphie. 
Nous  allons  donc  franchir  tout  de  suite  un  intervalle  de  près  de  trois 
ans,  et  nous  reporter  d'une  seule  traite  au  milieu  de  l'année  1868. 
C'était  l'époque  qui  avait  été  fixée  pour  la  réunion  de  la  prochaine 
conférence. 

Le  12  juin  1868,  les  plénipotentiaires  des  états  européens  sont 
de  nouveau  groupés  autour  d'une  table  de  délibération.  La  réu- 
nion a  été  convoquée  par  l'administration  austro-hongroise,  — 
car  depuis  le  dernier  traité  l'empire  d'Autriche  est  devenu  l'Aostro- 
Hongrie,  —  et  c'est  à  Vienne  qu'elle  se  tient.  Les  différens  gou- 
vernemens  qui  avaient  signé  le  traité  de  Paris  sont  encore  repré- 
sentés à  \ienne.  Il  y  a  cependant  quelques  changemens.  Les 
puissances  allemandes  n'ont  plus  que  quatre  voix  (Allemagne  da 
nord,  Bade,  Bavière  et  Wurtemberg)  par  suite  de  l'agglomération 
qui  s'est  produite  autour  de  la  Prusse.  En  revanche,  certains  états, 
qui  n'avaient  pris  part  qu'indirectement  à  la  convention  de  Paris, 
interviennent  cette  fois  par  des  délégués  spéciaux  :  ce  sont  la 
Roumanie,  la  Serbie,  le  Luxembourg,  dont  les  intérêts  n'avaient  été 
défendus  en  1865  que  par  les  représentans  de  la  Turquie  et  des 
Pays-Bas. 

Deux  nouveaux  membres  effectifs  viennent  grossir  l'association  : 
c'est,  en  premier  lieu,  l'administration  britannique*  Elle  intervient 
non  pas  pour  la  télégraphie  de  la  métropole,  qui  est  encore  entre 
les  mains  des  compagnies  privées,  mais  pour  le  réseau  de  la  pénin- 
sule indienne,  qui  s'est  maintenant  rattaché  aux  lignes  européennes. 


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LA  TELIÉGRAPHIE  INTEBNATIONALE.  553 

Au  délégaés  qui  représentent  spécialement  le  réseau  indien  se 
joint  le  délégué  de  TofSce  semi- gouvernemental  qui  a  installé  et 
qai  exploite,  à  travers  la  Perse  et  la  Turquie,  la  ligne  de  jonction 
entre  les  Indes  et  l'Europe.  L'Angleterre  prend  ainsi  place  dans  la 
famille  télégraphique  par  voie  incidente  d'abord  et  à  titre  extra- 
européen;  on  sait  que  depuis  lors  elle  y  est  entrée  comme  puissance 
européenne,  comblant  ainsi  la  seule  lacune  que  l'association  pré- 
sentât. L'autre  membre  nouveau, — celui-là  tout  à  fait  asiatique, — 
fut  le  gouvernement  persan.  Le  shah  avait  remis  ses  pouvoirs  au 
directeur-général  des  télégraphes  de  Russie. 

L'assemblée  nouvelle  présentait,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  un 
caractère  moins  diplomatique  que  la  précédente.  En  1865,  on  avait 
eu  recours,  pour  inaugurer  le  concert  international,  aux  ambassa- 
deurs et  aux  ministres  plénipotentiaires.  En  1868,  il  s'agit  surtout 
d'apporter  des  modifications  techniques  à  la  convention  en  vigueur; 
les  Gérons  états  ont  donc  confié  leurs  pouvoirs  aux  chefs  mômes 
des  administrations  télégraphiques.  Où  auraient-ils  pu  trouver  des 
commissaires  plus  compétens  pour  régler  et  trancher  les  questions 
en  litige?  Ce  caractère  extra- diplomatique  de  la  conférence  de 
Vienne  s'accusait  si  nettement  que  le  ministre  d'Italie  près  la  cour 
d'Autriche,  primitivement  désigné  pour  faire  partie  de  la  réunion, 
s'y  trouva  comme  isolé  et  perdu;  il  crut  devoir  se  retirer,  laissant 
à  un  délégué  technique  le  soin  de  représenter  seul  son  pays. 

Aussi  bien  la  diplomatie  fut  la  première  à  reconnaître  la  conve- 
nance qu'il  y  avait  pour  elle  à  s'effacer  devant  les  discussions  pro- 
fessionnelles. Ce  sentiment  fut  exprimé  avec  une  parfaite  bonne 
grâce  par  le  baron  de  Beust,  ministre  austro-hongrois  des  affaires 
étrangères.  En  ouvrant  la  conférence,  il  exprimait  naturellement  la 
satisfaction  qu'il  éprouvait  à  prendre  part  à  une  œuvre  de  paix  et 
d'amitié  internationale.  Ce  n'est  pas  qu'un  grain  de  scepticisme  ne 
vint  tempérer  l'expression  de  son  contentement.  Quelque  puissance 
qu'ait  le  télégraphe  pour  unir  les  nations,  il  n'arrive  guère  à  prévenir 
les  conflits.  «  Il  ne  manquera  pas  d'esprits  chagrins,  disait  l'orateur, 
qjûà  m'objecteront  qu'un  long  état  de  paix  dont  jouissait  l'Europe  a 
fini  à  peu  près  à  l'époque  où  les  chemins  de  fer  et  les  télégraphes 
se  sont  établis  avec  une  admirable  rapidité,  et  que  nous  avons  vu 
alors  se  succéder  dans  l'espace  de  douze  années  trois  guerres  san- 
glantes,  en  même  temps  que  l'autre  hémisphère  fut  témoin  de  ba- 
tailles civiles  dont  l'histoire  n'offre  pas  d'exemples.  »  A  coup  sûr,  il 
serait  cependant  injuste  de  s'en  prendre  au  télégraphe  d'un  pareil 
résultat.  Il  fait  du  moins  ce  qu'il  peut;  u  il  transmet,  lorsqu'il  en  est 
temps  encore,  des  conseils  de  prudence  et  de  modération;  il  arrête 
des  actes  précipités,  il  dissipe  des  malentendus,  il  fait  renaître  là 


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55&  RBTUX  DBS  DEDX  KONDBS. 

confiance,  souvent  en  autant  de  minutes  qu'il  fallait  autrefois  de 
jours  et  de  semaines  pour  y  parvâiir...  L'année  dernière  n'a*t-eUe 
pas  offert,  ajoutait  le  ministre,  un  exemple  frs^pant  de  rextrème 
utilité  du  télégraphe  dans  les  crises  politiques?  On  doit  se  rappeler 
la  collision  soudaine  qui  menaça  de  rallumer  le  flambeau  à  pdne 
éteint  de  la  guerre,  et  il  est  permis  de  se  demander  si  les  cabinets, 
privés  de  correspondance  télégraphique,  auraient  réussi  à  conjurer 
le  danger.  »  Le  ministre  faisait  ici  allusion  au  conflit  qui  s'était 
élevé  entre  la  Grèce  et  la  Porte,  et  que  le  télégraphe  seul  avait 
étoufié  dans  son  germe. 

La  conférence  de  Vienne  n'a  plus  à  rédiger  un  traité,  elle  n'a 
qu'à  réviser  la  convention  de  Paris.  Ses  délibérations  portent  donc 
sur  une  série  d'amendemens  déposés  d'avance  au  sujet  des  difféiens 
détails  du  service;  ces  amendemens  étaient  si  nombreux  qu'il  Mut 
d'abord  décider  qu'aucun  d'eux  ne  serait  pris  en  considération,  s'il 
n'était  appuyé  par  deux  membres  de  l'assemblée.  Les  dispositions 
plus  ou  moins  techniques  auxquelles  elle  s'est  arrêtée  peuvent  se 
classer  en  deux  catégories  correspondant  à  deux  préoccupations  de 
la  conférence.  D'une  part,  elle  veut  assurer  de  plus  en  plus  étroite- 
ment l'adoption  de  mesures  uniformes,  l'uniformité  étant,  coame 
nous  l'avons  dit  déjà,  la  condition  la  plus  essentielle  de  Textension 
du  service.  D'autre  part,  elle  se  montre  fermement  décidée  à  don- 
ner au  public  toutes  les  fadlités  qui  ne  sont  pas  incompatibles  avec 
la  régularité  des  transmissions. 

Voyons  d'abord  les  mesures  qui  se  rapportent  au  premier  ordre 
d'idées.  On  avait  décidé  à  Paris  que  les  fils  internationaux  auraient 
un  fort  diamètre  pour  offrir  une  grande  conductibilité  électrique; 
nuds,  faute  d'une  règle  sufilsanament  explicite,  quelques  états  res- 
taient au-dessous  des  besoins  de  la  pratique.  On  stipule  donc  cette 
fois  que  le  diamètre  sera  de  cinq  millimètres  au  moins.  On  désigne 
comme  devant  servir  aux  rapports  de  nation  à  nation,  concurrem- 
ment avec  l'appareil  Morse,  anciennement  spécifié ,  l'appareil  Uu- 
ghesy  qui  trace  les  lettres  en  caractères  d'imprimerie.  Sur  l'insis- 
tance de  l'administration  portugaise,  on  insère  dans  le  traité  les 
principales  dispositions  relatives  aux  sémaphores.  En  souvenir  ssss 
doute  de  Vasco  de  Gama  et  du  Camoens,  les  déliés  portugais 
firent  une  véritable  croisade  pour  donner  dans  la  teneur  de  la  coo- 
vention  une  grande  importance  au  service  sémaphorique.  LaFraoce, 
le  Portugal,  l'Italie,  étaient  alors  les  seules  pmssances  qui  eussest 
installé  sur  leurs  côtes  un  rideau  de  sémaphrâ'es  pour  corresp(mdre 
avec  les  bâtimens  en  mer;  la  Russie  se  préparait  à  suivre  cet 
exemple.  La  correspondance  sémaphorique  exige  une  langue  spé- 
ciale* Le  board  of  trait  anglais  et  le  oûnistère  français  de  la  ms' 


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LA  TÉLÉGAAPHIS   INTERNATIONALE.  555 

rine  ont  donc  institué  de  concert  un  langage  qui  est  formulé  dans 
le  Code  commercial  des  signaux.  Tous  les  bâtimens  de  guerre  fran- 
çais sont  tenus  d'avoir  ce  yocabulaire,  et  les  navires  de  commerce 
sont  vivement  invités  i  s'en  munir.  L'administration  portugaise  eût 
voulu  que  la  conférence  exerçât  une  pression  sur  les  états  pour  Ta- 
dopiion  de  ce  langage  ;  mais  la  plupart  des  délégués  tinrent  à  res- 
ter ^1  dehors  d'une  question  qui  est  surtout  du  ressort  de  l'autorité 
maritime.  Portant  leur  attention  sur  un  détail  technique  d'un  grand 
intérêt,  les  délégués  spécifièrent,  non  point  par  un  article  du  traité, 
mais  par  une  insertion  au  procès-verbal  de  leurs  séancesi  l'usage 
de  l'unité  de  résistance  électrique  qui  porte  le  nom  «  d'unité  Sie- 
mens. »  Les  électriciens  n'avaient  point  jusque-là,  pour  estimer  la 
résistance  des  conducteurs,  une  mesure  commune.  L'Association 
britannique  pour  l'avancement  des  sciences  avait  proposé  à  ce 
sujet  des  principes  assez  compliqués,  en  prenant  pour  base  les 
idées  nouvelles  sur  la  corrélation  des  forces  physiques.  L'unité  Sie- 
mens se  réfère  à  un  principe  plus  simple.  Elle  représente  la  résis- 
tance d'une  colonne  de  mercure  d'un  millimètre  carré  de  section 
sur  un  mètre  de  long,  à  la  température  de  0**  centigrade.  Ce  n'est 
point  que  l'usage  en  soit  tout  à  fait  exempt  d'inconvéniens,  mais 
du  moins  elle  fournit  une  doim^  [pratique  qui  permet  aux  électri- 
ciens de  s'entendre. 

Voilà  quelques-unes  des  mesures  qui  tendaient  à  uniformiser  le 
service.  La  conférence  s'efforçait  de  ne  réglementer  que  les  ma- 
tières où  l'adoption  d'une  même  règle  multiplie  les  forces  du  ser- 
vice. Dans  tout  autre  cas,  elle  ne  travaillait  qu'à  donner  au  pu- 
blic des  facilités  nouvelles.  C'est  ainsi  qu'elle  résista  aux  efforts 
que  firent  quelques  états  pour  restreindre  le  nombre  des  langues 
admises  dans  le  service  international.  C'est  une  sérieuse  difBculté 
pour  les  bureaux  que  d'avoir  à  transmettre  des  dépèches  dans  un 
grand  nombre  d'idiomes  différens.  Aussi  quelques-uns  deman- 
daient-ils qu'on  se  réduisit  aux  trois  langues  les  plus  usitées  :  le 
français,  l'anglais  et  l'allemand.  L'assemblée  s'en  tint  à  la  règle 
adoptée  à  Paris  et  d'après  laquelle  on  admet  toutes  les  langues  que 
les  états  contractans  ont  déclarées  propres  à  la  transmission  inter- 
nationale. On  y  ajouta  même  la  langue  latine,  qui  peut  être  à  la 
rigueur  conâdérée  comme  un  idiome  vivant,  puisqu'elle  est  encore 
employée  dans  quelques  districts  de  la  Hongrie.  D'après  ces  déci- 
sioBs,  vingt-sept  langues  sont  officiellement  admises;  elles  doivent 
être  toutes  écrites  en  caractères  latins.  Citons  encore  quelques  dis- 
positions accessoires.  On  assure  aux  expéditeurs  les  moyens  de  Mre 
légaliser  lemr  signature;  des  actes  importans  peuvent  dès  lors  être 
iaits  avec  une  sanction  convenable  par  l'intermédiaire  du  téié- 


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556  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

graphe.  —  On  rend  au  public  le  droit  de  demander  un  accasé  de 
réception  au  prix  de  la  taxe  d'une  dépêche  simple.  —  On  déûdeque 
les  dépêches  retardées  ou  dénaturées  par  la  transmission  pourront 
être  remboursées  aux  intéressés,  alors  même  qu'elles  n'ont  pas  été 
«  recommandées.  » 

Une  mesure  qu'il  faut  encore  porter  à  l'actif  de  la  conférence, 
c'est  celle  qui  affranchit  le  public  des  frais  éventuels  de  transmis- 
sion postale.  Quand  une  ligne  télégraphique  est  momentanément 
interrompue,  les  dépêches  sont  confiées  à  la  poste  pour  le  parcours 
sur  lequel  l'obstacle  existe.  Des  dépêches  sont  aussi  adressées  bois 
du  réseau  télégraphique,  soit  à  de  petites  localités,  soit  à  des  ré- 
gions que  le  télégraphe  ne  dessert  pas;  parvenues  au  dernier  bu- 
reau, elles  sont  mises  à  la  poste.  Le  public  doit-il  payer  les  frais 
accessoires  qui  résultent  de  cet  état  de  choses?  L'avis  de  la  grande 
majorité  des  délégués  fut  qu'il  fallait  l'en  affranchir.  Dans  la  plu- 
part des  pays,  on  obtiendrait  sans  doute  facilement  que  la  poste  fit 
gratuitement  ce  service;  mais,  dût-elle  continuer  à  exiger  son  paie- 
ment, le  télégraphe  le  prendrait  à  sa  charge  et  en  exonérerait  le 
public. 

Tel  fut  le  principe  essentiellement  libéral  posé  par  la  confé- 
rence. Quelques  pays,  la  Suisse,  1^  Suède,  d'autres  encore,  déclarè- 
rent qu'ils  le  mettaient  immédiatement  en  pratique.  Les  grandes 
administrations  se  montrèrent  en  général  plus  timorées;  elles  de- 
mandèrent à  en  référer  à  leur  gouvernement  et  laissèrent  arriver  b 
fin  de  la  conférence  sans  que  le  principe  proposé  fût  inscrit  dans  le 
traité  comme  obligatoire.  Le  résultat  cherché  n'en  fut  pas  moins 
obtenu.  En  dehors  de  la  convention,  les  délégués  signèrent  une 
déclaration  spéciale  à  la  date  du  22  juillet  1868  :  il  y  étaût  spécifié 
que  les  dépêches,  soit  ordinaires,  soit  recommandées,  qui  auraàent 
à  emprunter  la  voie  postale,  circuleraient  comme  lettres  chargées 
sans. aucun  frais  pour  l'expéditeur  ni  pour  le  destinataire.  On  ne  fai- 
sait d'exception  que  pour  les  correspondances  qui  traverseraient  la 
mer,  soit  par  suite  d'interruption  des  lignes  sous-marines,  soit  pour 
atteindre  des  pays  non  reliés  au  réseau  continental.  La  France  ac- 
céda par  voie  diplomatique  à  cette  déclaration  le  27  juin  1869. 

En  même  temps  qu'elle  élaborait  ces  mesures  pratiques,  la  con- 
férence avait  à  rejeter,  comme  il  arrive  toujours,  quelques  propo- 
sitions utopiques  à  grande  allure.  Un  jour,  c'est  la  Turquie  qui  veut 
qu'on  adopte  uniformément  l'heure  d'un  même  méridien;  on  lui 
fait  remarquer  que  le  réseau  auquel  s'applique  la  convention  em- 
brasse à  peu  près  les  deux  hémisphères;  l'idée  émise  par  l'adminis- 
tration ottomane  produirait  donc  les  résultats  les  plus  bizarres  et 
amènerait  un  désaccord  tout  à  fait  singulier  entre  l'heure  réelle 


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LA  TÉLÉGRAPHIE  INTERNATIONALE.  557 

et  l'heure  télégraphique.  Un  autre  jour,  le  Portugal  ne  demande 
rien  moins  que  l'invention  d'une  langue  universelle;  à  défaut  de 
cette  création,  il  estime  qu'une  des  langues  usuelles  pourrait  être 
choisie  entre  toutes  et  exclusivement  adoptée  pour  la  correspon- 
dance télégraphique.  On  le  renvoie  pour  le  principal  de  son  projet 
à  Condillac  et  à  Condorcet;  cependant  la  conférence  en  retient  quel- 
que chose,  et  décide  que  l'envoi  des  dépêches  de  service  aura  lieu 
généralement  en  langue  française. 


VI. 


Arrivons  à  l'œuvre  principale  de  la  conférence  de  Vienne,  aux 
mesures  qu'elle  prit  pour  constituer  ce  que  nous  avons  appelé  déjà 
l'hégémonie  télégraphique.  On  sait  qu'il  y  avait  beaucoup  à  faire. 
L'association  des  offices  n'avait  pu  jusque-là  se  passer  entièrement 
d'une  direction;  mais  la  France,  investie  dans  une  certaine  mesure 
du  rôle  de  puissance  directrice,  avait  réduit  son  action  au  point  de 
l'annuler.  Le  plus  clair  de  son  travail  était  une  carte  embrassant 
l'ensemble  des  réseaux  internationaux,  carte  qu'elle  avait  dressée 
conformément  à  la  mission  qu'elle  avait  reçue  de  la  réunion  de 
Paris  en  1865.  Les  délégués  français  vinrent  déposer  sur  le  bureau 
de  la  conférence  la  minute  magnifique  de  la  carte  ainsi  préparée; 
ce  n'était  là  cependant  qu'un  dét^l,  il  fallait  fonder  la  dbrection 
du  service. 

Diverses  propositions,  deux  surtout,  étaient  à  ce  sujet  soumises 
à  la  conférence.  L'une  émanait  de  la  France,  l'autre  de  la  Suisse.  La 
convention  de  Paris,  révisée  à  Vienne,  devait  bien  constituer  pour 
le  syndicat  des  offices  un  code  permanent;  mais  des  incertitudes 
pouvaient  se  produire,  hors  de  l'époque  des  conférences,  au  sujet 
de  l'interprétation  de  tel  ou  tel  article  du  traité.  Que  ferait-on  en 
pareille  circonstance?  Comment  trancherait-on  les  litiges  qui  de- 
vaient naître  un  jour  ou  l'autre?  L'office  français  proposait  que, 
sur  la  demande  de  l'un  des  états,  une  commission  spéciale,  com- 
posée des  délégués  de  toutes  les  puissances,  s'assemblât  dans  la 
capitale  où  aurait  eu  lieu  la  dernière  réunion.  Cette  commission 
résoudrait  souverainement  toutes  les  difficultés,  et  les  décisions  en 
seraient  obligatoires  pour  ceux  même  des  états  qui  n'auraient  pas 
cru  devoir  s'y  faire  représenter.  Telle  était  la  proposition  française. 

Quant  au  projet  suisse,  il  portait  sur  un  point  différent.  Ce  pro- 
jet était  longuement  développé  dans  une  note  distribuée  à  la  con- 
férence. On  y  faisait  ressortir  les  inconvéniens  dont  tout  le  monde 
avait  été  frappé.  Entre  les  vingt-six  administrations  qui  compo- 


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558  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

saient  le  syndicat  télégraphique,  tant  en  Europe  qu'en  Asie  et  en 
Afrique,  des  divergences  d'opinion  se  produisaient  nécessûrement; 
les  renseignemens  fournis  par  chacun  des  offices  aux  vingt-cinq 
autres  ne  parvenaient  pas  toujours  à  toutes  les  adresses;  ces  docu- 
mens  n'étaient  pas  toujours  conçus  dans  des  termes  parfaitement 
clairs  pour  tous;  enfin  le  défaut  d'unité  se  faisait  sentir  à  chaque 
instant  dans  la  pratique.  Pour  remédier  à  cet  inconyénient,  la  Suisse 
demandait  qu'on  instituât  un  agent  spécial  nommé  par  la  conférence 
et  payé  par  tous  les  états.  Cet  agent,  auquel  on  donnerait  le  titre  de 
secrétaire-général  des  conférences,  ferait  les  affaires  de  tous  les 
offices  et  se  chargerait  de  toutes  les  notifications.  Le  rôle  de  l'agent 
ne  se  bornerait  pas  là  d'ailleurs.  La  nomenclature  détaillée  des  bu- 
reaux de  tous  les  pays  est  le  principal  élément  des  tarifs  int^natiO' 
naux.  Elle  constitue  un  document  volumineux,  difficile  à  éiaiÀir  et 
à  maintenir  toujours  exact.  Qui  empocherait  que  l'agent  se  char- 
geât seul  de  le  dresser  et  de  le  fournir  à  tous  les  intéressés?  Et  en 
matière  de  statistique  quels  services  ne  pourrait-il  pas  rendre!  La 
statistique  est  le  flambeau  qui  éclaire  les  questions  et  qui  signale 
les  progrès  faits  et  à  faire.  Si  chacun  l'établit  de  son  côté,  on  tirera 
difficilement  parti  de  renseignemens  exprimés  sous  des  formes  très 
diverses.  L'agent  adopterait  une  formule,  ferait  les  démarches  né- 
cessaires pour  qu'elle  fût  remplie  par  chaque  office,  et  publierait 
les  tableaux  généraux  qui  en  résulteraient. 

La  note  suisse  ne  donnait  point  à  l'agent  une  existence  tout  à 
fait  indépendante.  Elle  admettait  une  administration  directrice,  à 
qui  les  demandes  de  modifications  au  règlement  seraient  adressées, 
qui  demeurerait  également  chargée,  quand  Tassentiment  unanime 
des  contractans  aurait  été  obtenu,  de  promulguer  les  changemens 
adoptés.  L'agent  spécial  devait  être  placé  sous  les  ordres  de  l'ad- 
ministration directrice  et  fonctionner  auprès  d'elle  pour  l'étude  de 
toutes  les  questions  d'intérêt  commun.  Il  assisterait  aux  [confé- 
rences avec  voix  consultative. 

La  commission  proposée  par  la  France  d'une  part,  —  le  seeré- 
taîre-général  proposé  d'un  autre  côté  par  la  Suisse, —  étaient  deui 
organes  difFérens  qui  ne  se  remplaçaient  pas  Tun  l'autre,  maûs  qui 
pouvaient  fonctionner  d'une  façon  connexe  et  dont  le  jeu  pouvait 
être  solidaire.  Aussi  la  conférence  les  comprit  dans  une  délibéra- 
tion commune  malgré  la  résistance  des  intéressés,  qui  tenaient  à 
assurer  à  cbaerun  des  deux  sujets  une  discussion  particulière.  C'était 
surtout  sur  le  rôle  de  l'ageitt  spécial  qu'il  importait  de  s'entendre. 
Les  délégués  de  la  Belgique  demandèrent  pour  cet  agent  une  posi- 
tion plus  indépendante  que  celle  qui  résultait  du  projet.  Hsfavaient 
un  exemple  à  proposer.  Sous  le  titre  «  d'agent  général  des  chemins 


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LA  TBLéGBAPHIE  INTERNATIONALE.  559 

de  fer  rhénans,  de  l'état  belge  et  de  la  oniipagnie  française  du 
nord,  »  un  agent  résidant  à  Cologne  fournit  à  chacun  de  ces  trois 
offices  les  renseîgnemens  dont  il  a  besoin,  s'occupe  des  affaires 
communes  à  leur  réseau;  en  cas  de  désaccord,  il  donne  son  avis 
sans  prendre  par  lui-même  aucune  décision*  Tel  devait  être,  dans 
ropinion  des  délégués  belges,  le  nouvel  agent  télégraphique.  Cet 
agent  ne  devait  pas  suivre  l'administration  directrice,  destinée  à 
changer  tous  les  trois  ans;  on  lui  laisserait  une  résidence  fixe;  les 
Belges  estimaient  en  effet  que,  si  l'on  obligent  l'agent  à  se  trans- 
porter de  capitale  en  capitale,  on  ne  trouverait  point  pour  remplir 
cette  fonction  un  homme  qui  joignit  à  un  mérite  reconnu  l'expé- 
rience du  service  et  des  affaires. 

On  yoit  comment  la  question  se  posait.  Trois  organes  en  résumé 
coexistaient  dans  la  discussion  :  la  commission  proposée  par  la 
France,  l'agent  demandé  par  la  Suisse,  l'office  directeur,  toujours 
iœplidtement  admis  d'après  les  vieilles  habitudes.  En  somme,  les 
idées  flottaient,  et  l'on  n'arrivait  pas  à  une  formule  qui  satisfit  tous 
les  intérêts.  Le  délégué  des  Pays-Bas  vint  alors  apporter  dans  la 
discussion  des  élémens  nouveaux  qui  préparèrent  une  solution. 

L'office  directeur  ne  serait  plus  celui  de  l'état  où  aurait  eu  lieu  la 
dernière  conférence,  on  le  désignerait  par  une  décision  spéciale  ; 
on  pourrait  donc,  à  chaque  réunion,  changer  l'office,  en  fonction  ou 
le  maintenir  dans  sa  charge.  La  direction  du  service  échappait  dès 
lors  à  cette  mobilité  qui  répugnait  à  beaucoup  d'^prits.  La  propo- 
sition hollandaise  effaçait  également  le  rôle  du  secrétaire-général, 
qui  avait  donné  lieu  à  de  nombreuses  critiques;  à  un  agent  nommé 
par  la  conférence,  elle  substituait  un  organe  impersonnel,  un 
«  bureau  international  »  qui  serait  formé  par  l'office  directeur.  Le 
délégué  néerlandais  conservait  en  somme  ce  qu'il  y  avait  d'es- 
sentiel dans  les  projets  qu'on  avait  mis  en  avant  ;  il  en  effaçait 
seulement  ce  qui  avait  paru  trop  arrêté  et  trop  aigu.  Ces  idées 
éclectiques  rallièrent  tout  le  monde,  et  la  conférence  institua  en 
conséquence ,  pour  la  conduite  des  intérêts  communs,  un  régime 
dont  les  traits  principaux  sont  :  un  office  directeur,  —  un  système 
de  commissions  facultatives  pour  résoudre  les  difficultés  imprévues, 
—  enfin  un  bureau  international  permanent. 

La  conférence  avait  à  désigner  l'office  directeur,  et,  quand  on 
passa  au  vote,  l'unanimité  des  suffrages  se  porta  sur  l'administra- 
tion suisse.  Berne  devint  ainsi  la  métropole  télégraphique  de  l'Eu- 
Tope^  et  c'est  là  sans  doute  un  rôle  qu'elle  continuera  longtemps  à 
remplir.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  fedre  remarquer  que  le  centre 
cboisi  par  la  conférence  présentait  les  plus  heureuses  conditions. 
K  tontes  les  raisons  politiques  qui  s'offrent  d'elles-mêmes,  venaient 


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560  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  joindre  les  longs  et  anciens  services  rendus  à  la  télégraphie  par 
l'administration  helvétique,  qui  s'était  de  tout  temps  signalée  par 
une  entente  admirable  des  questions  pratiques.  Quant  aux  commis- 
sions intermittentes,  le  régime  en  fut  établi  dans  les  termes  qu'a- 
vait posés  l'amendement  français. 

II  fallait  assurer  le  budget  du  bureau  international.  La  confé- 
rence arrêta  la  répartition  des  dépenses  entre  les  différentes  puis- 
sances. A  cet  égard,  les  états  furent,  partagés  en  six  classes,  en 
tenant  compte  du  chiffre  de  la  population,  de  l'étendue  des  lignes 
et  du  nombre  des  bureaux.  La  première  classe  comprit  l'Allemagne 
du  nord,  l'Austro-Hôngiie,  la  France,  la  Grande-Bretagne,  l'Italie, 
la  Russie,  la  Turquie;  la  seconde,  l'Espagne  seule;  la  troisième,  la 
Bavière,  la  Belgique,  les  Pays-Bas,  la  Roumanie,  la  Suède;  dans  la 
quatrième,  on  plaça  la  Norvège,  la  Perse,  la  Suisse,  le  Wurtem- 
berg; dans  la  cinquième,  le  grand-duché  de  Bade,  le  Danemark,  la 
Grèce,  le  Portugal,  la  Serbie;  dans  la  sixième  enfin,  le  Luxembourg 
et  l'état  pontifical  (non  représenté  à  la  conférence). 

Si  succinctes  que  soient  les  indications  qui  précèdent,  on  voit 
comment  se  formulait  le  gouvernement  donné  par  la  conférence  de 
Vienne  à  la  fédération  télégraphique.  L'ofiice  directeur,  les  com- 
missions intermittentes,  le  bureau  international,  formaient  trois 
rouages,  dont  le  dernier  surtout  était  une  création  originale.  C'était 
une  véritable  innovation  que  ce  pouvoir  exécutif  qu'on  chargeât 
d'entretenir  d'une  façon  continue  l'harmonie  et  l'accord  de  tous 
les  associés. 

Avant  d'en  finir  avec  la  conférence  de  1868,  nous  dirons  encore 
quelques  mots  d'une  question  qui  offre  un  intérêt  particulier,  parce 
qu'en  raison  des  incidens  qui  ont  surgi  depuis,  elle  a  été  la  pre* 
mière  matière  où  a  dû  s'exercer  l'action  du  syndicat  européen. 
Mous  voulons  parler  des  questions  de  concurrence  qui  se  présentent 
lorsqu'un  même  courant  de  correspondances  peut  se  diviser  entre 
plusieurs  voies.  Les  délégués  cherchèrent  à  concilier  dans  ce  cas 
les  prétentions  de  tous  les  intéressés. 

Un  incident  mit  ce  problème  à  l'ordre  du  jour.  On  s'occupât  de 
déterminer  le  nombre  de  mots  assignés  à  la  dépêche  simple.  La 
plupart  des  délégués  le  fixaient  à  vingt  suivant  un  usage  déjà  an- 
cien. L'Italie  demandait  quinze  mots;  elle  alléguait  des  études  sta- 
tistiques d'où  il  résultait  que  la  dépêche  de  quinze  mots  entre  pour 
63  pour  100  dans  le  mouvement  des  correspondances;  mais  cet 
argument  ne  frappa  que  faiblement  les  esprits,  préoccupés  surtout 
de  l'inconvénient  qu'il  y  aurait  à  modifier  une  règle  généralement 
admise.  Cependant  l'on  vint  demander  au  nom  de  la  pratique  une 
autre  dérogation  à  cet  usage  :  les  compagnies  sous-marines  quif 


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Lk  TÉLÉGRAPHIE   INTERNATIONALE.  561 

depuis  peu  de  temps,  faisaient  le  service  de  l'Amérique  et  des  Indes 
avaient  cru  devoir  abaisser  à  dix  mots  le  minimum  de  la  dépêche. 
Ne  convenaît-il  pas  de  tenir  compte  de  cet  état  de  choses?  Si  Ton 
n'allait  pas  jusqu'à  admettre  en  Europe  la  dépêche  de  dix  rnots^  ne 
pouvait-on,  par  une  sorte  de  transaction,  la  concéder  aux  compa- 
gnies sous-marines?  Ce  dernier  avis  fut  émis  par  les  délégués  de  la 
Belgique.  Le  compromis  qu'ils  proposaient  était  le  suivant  :  rien  ne 
serait  changé  sur  le  parcours  des  lignes  d'Eurqpe;  mais  les  offices 
extra-européens  pourraient  faire  admettre  pour  leur  propre  par- 
cours la  dépêche  de  dix  mots  avec  taxe  réduite  en  conséquence. 
Suivant  les  auteurs  de  cet  amendement,  c'était  là  une  condition 
tout  à  fait  nécessaire  à  l'exploitation  des  lignes  sous -marines; 
c'était  le  seul  moyen  qu'eussent  les  compagnies  pour  réduire  à 
des  proportions  raisonnables  un  tarif  nécessairement  fort  élevé; 
c'était  aussi  pour  elles  une  arme  contre  une  spéculation  qui  s'orga- 
nisait à  leur  préjudice  :  des  agences  se  formaient  pour  recueillir 
les  courtes  dépêches,  les  grouper  en  télégrammes  de  vingt  mots  et 
les  expédier  sous  cette  forme,  faisant  ainsi  concurrence  aux  com- 
pagnies elles-mêmes,  â  côté  de  l'amendement  belge  venait  se  placer 
une  motion  qui  faisait  de  la  dépêche  de  dix  mots  la  base  même  du 
système  européen.  Ce  dernier  projet  était  soutenu  par  les  représen- 
tans  de  l'Allemagne  du  nord  et  de  la  Russie.  Bientôt  le  courant  de 
la  discussion  amena  ces  deux  délégués  à  faire  connaître  le  véritable 
motif  qui  leur  suggérait  cette  opinion.  Les  gouvernemeus  de  l'Al- 
lemagne du  nord  et  de  la  Russie  avaient  accordé  à  une  compagnie 
privée  la  concession  d'une  ligne  terrestre  entre  l'Angleterre  et  les 
Indes;  un  des  articles  du  traité  de  concession  autorisait  la  compa- 
gnie à  fixer  la  dépêche  simple  à  dix  mots,  et  lui  assurait  ainsi  les 
avantages  qui  résultent  d'une  taxe  réduite.  Si  maintenant  la  confé- 
rence venait  à  proscrire  cette  sorte  de  dépêches,  la  nouvelle  société 
se  trouvait  dans  une  position  tout  à  fait  irrégulière  et  en  dehors  du 
droit  européen. 

Les  membres  de  la  conférence  manifestèrent  quelque  étonne- 
ment  en  apprenant  l'existence  d'une  compagnie  fondée  dans  des 
conditions  si  anormales  avec  l'appui  des  gouvernemens  russe  et 
allemand.  Que  devenait  donc  l'engagement  que  les  divers  états 
avaient  pris  à  Paris  d'assujettir  aux  règles  du  traité  les  compagnies 
à  qui  des  concessions  seraient  faîtes?  Le  délégué  de  l'Allemagne  du 
nord  était  réduit  à  se  défendre;  il  objectait  que  la  ligne  incriminée 
reliait  deux  pays  qui,  à  l'époque  de  la  concession,  n'avaient  point 
encore  adhéré  au  traité  de  Paris.  C'était  une  faible  défense,  et  d'ail- 
leurs depuis  les  choses  avaient  bien  changé.  On  pressait  donc  l'en- 
voyé allemand,  qui  se  réfugiait  alors  sur  un  autre  terrain.  —  On 

TOHi  CI.  —  1878.  30 


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Me  B&¥UB  BE$  DEIUL  HONDBS^ 

s'est  engagé  seuIeiBeot,  disaitril«  &  imposer  «  autant  que  possible  a 
k».  rà^es  de  la»  conveotion  aux  compagnies  coDcessionuaires*  Les 
état»  n  oat  aifisi  d'autre.  obUgatioDi  cpie  de  faire  <c  toits  leurs  efforts  b 
pour  obtmir  ce  résultat..  L^AUemag^'et  la  Russie  u'out  «  liem  né- 
gligé »  pour  faire  accepter-  k  la  coiupaguie  la  dépêche  de  vingt 
mots;  OE  n'a  cédé  que  devant  sa  volonté  bien  accusée  de  renoncer 
à  la  concession  plut&t  qu'au,  minimum  qu'elle  demandait.  Il  n'était 
peBi  diflicUe  de  BQontresr  comment  de.  psu^ils  principes  conapsomet- 
taient  l'osuvre  des  tjraités  précéden&  Un  état  qui  vaudrait  s'affraa- 
chir  d'une  obligation  gênante  n!aiu:ait  plus  qu'à  susciter  sur  son 
tecritoire  une  conpagoie.  privée,  qu'il  laisserait  en  dehors  de  la 
règle  après  avoir  luttéi  ce  autant  que  possible  »  pour  l'y  ramener. 
Youdi*ait-on  par  exemple  échapper  à  la  loi. en  vertu  de  laquelle  tous 
les  particuliers  sont  traités  rigoureusement  suc  le  même  pied,  vite 
on  fonderait  uae  société  à  l'ombre  de  laquelle  on  commettrait  les 
iniquités  projetées.  Si  incontestables  que  fusseoices  raisonaerneas, 
les  r^résenlans  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie  restèrent  sur  le  ter- 
raiu  du  fait  accompli»  d'où  on  ne  pui  les  déloger.  La  eonféreooe 
adopta,  de  guerre  lasse,  l'amendement  proposé  par  la  Belgique; 
elle  décida  que  les  offices  extrareuxopéena  pourraient  admetti^  sur 
iMtr»  lignes  la  dépêche  de  dix  mots  avec  tazeréduite,.cette  dépêche 
étant  d'ailleurs  taxée  pour  le  parcours.  d'Europe  comme  si  elle  avait 
vingt  mots. 

La  décou/verte  de  cette  société  germano^moscovite,.  qui  preniait 
le  nom  à^lNdUh-Europeariy  appelait  l'attention  de  la  conférence  sur 
des  questions  nouvelles  et  délicates»  Suivant  quelles  règles  devait 
ae faire  la  coucurrenoe  entre  états?  Chaaun  gardait-il  toute  liberté 
pour  ouvrir  de  nouvelles  voie»  et  en  fixer  la  taxe  de  façon  i  détour- 
ner certains  transita  àison  profit?  Il  semblait.naturel  de  laisser  toate 
latitude  à  cet  égard.  Lea  exemples  ne  nuuumaient  point  en  faveur 
du  principe  de  liberté.  On  citait  notamment  L'établissement  pro- 
chain d'un  câble  direct  entre  l'Angleterre  et  la  Norvège*  Jusque-là 
lea  dépêches  britanniques,  pour  gagner  la  grande  péninsule  Scan- 
dinave, devaient  passer  par  le  Danemark  et  l'Allemagne  du  nori 
La  ligna  anglo-norvégienne  serait-elle  tenue  d'adopter  les  prix  gui 
résultaient  du  tracé  ancien?  SI  le  oâble  nouveau  adoptait  un  tarif 
inférieur,,  l'ancienne  vole  ne  pourrait-elle  pas  abaisser  le.  sien?  ki 
l'on  convenait  généralement  que  les-  créateurs  de  la  nouvelle  voie, 
seule  voie:  vraiment  naturelle,  devaient  rester  maîtres  d'agir  àileur 
guise,  et  qu'il  en  était  de  même'  de  ceux  au  détriment  desquels  \m 
concurrence  venait  à.  se  produire;,  mais  d'autres  cas.  étaient  cités  oi 
le  droit  était  moins  clair.  On*  tonQ(ba,d!accord  que  lea  états  ne  poo- 
Vfldent  pas  so  faire  entre  eux  de  ooncucrence  hostilOt.  comme  ces 


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LA  ISliG&àPHIS  INTSaNAXIONALE.  MS 

compaguies  kidustriellas  qui  cbercbent  à  tuer  leurs  rivales  pour  re- 
lever ensuite  leurs  prix.  Ou  écrivit  dans  le  traité  que  a  les  rédue- 
tioDS  devraient  avoir  pour  but  et  pour  effet,  non  point  de  créev  uae 
concurreuce  de  tarifs  entre  les  voies  existantes^  mais  bien  d'ouvrir 
au  public,  à  taxes  égales,  autant  de  voies  que  possible.  » 

C'était  une  matière  assez  subtile  que  ce  principe  d'égalité  des 
taxes.  Juste  en  lui-même,  il  demandait  à  être  appliqué  avec  dôs- 
ceraementet  sans  trop  grande  extension»  Il  n'y  ^vait  pas  d'embar- 
ras pour  les  petites  distances;  mais»  sur  les  grandes  lignes,  comment 
maintenir  et  assurer  l'équilibre  entre  un  grand  nombre  de  voies 
souvent  très  diCTérentes  l'une  de  l'autre?  Où  s'arrêter  d'ailleurs  dans 
un  moment  où  le  réseau  télégraphique  atteignait  les  deux  bémi- 
chères?  La  conférence  crub  sans  doute  indiquer  le  maximum  d'es- 
pace auquel  son  principe  pouvait  s^appliquer  en  inscrivant  sur  ses 
tableaux,  d'après  la  règle  qu'elle  posait,  la  taxe  des  dépêches  entre 
Londres  et  Kurrachée  (frontière  indienne).  Huit  voies  furent  ainsi 
placées  côte  à  côte,  et  par  une  habile  pondération  on  leur  assigna 
à  toutes  pour  la  dépêche  simple  la  même  taxe  de  61  fr.  50.  Parmi 
ces  voies  se  trouvait  celle  que  suivait  la  compagnie  Indo-Europeariy 
dont  l'existence  avait  été  révélée  à  la  conférence  dans  les  circon- 
stances que  nous  avons  dites*  C'était  un  édifice  fragile  que  ce  tarif 
multiple  établi  entre  Londres  et  Kurrachée,  si  fragile  qu'au  dernier 
moment  les  longs  efforts  qu'on  avait  faits  pour  y  arriver  faillirent 
échouer  par  la  résistance  de  l'Autriche,  mécontente  de  la  part  qui 
lui  était  assignée.  On  arrangea  l'affaire;  mais  de  nouvelles  diffi- 
cultés devaient  bientôt  troubler  cet  équilibre  instable. 

En  se  donnant  la  tâche  malaisée  d'égaliser  les  tarifs  par  les  diffé- 
rentes voies  naturelles,  la  conférence  devait  songer  à  affermir,  à 
augmenter  au  besoin  les  pouvoirs  dont  elle  disposait  pour  agir  sur 
les  compagnies  privées.  Jusque-là  en  effet,  le  régime  des  adhésions 
au  traité  était  resté  un  peu  vague  et  indécis.  Cette  fois  on  spécifia 
nettement  les  conditions  que  les  compagnies,  comme  les  adminis- 
trations d'état,  devraient  remplir  pour  participer  aux  avantages  sti- 
pulés par  la  convention.  Il  y  aurait  sans  doute  des  réfractalres;  cer- 
taines compagnies,  certains  états  même,  refuseraient  de  se  prêter 
à  une  réduction  suffisante,  et  resteraient  ainsi  en  dehors  de  la  con- 
vention. S* abstiendrait-on  de  tout  rapport  avec  eux?  les  tiendrait- 
on  comme  hors  la  loi?  C'était  là  un  programme  bien  difficile  à 
réaliser.  En  fait,  on  avait  été  amené  à  entretenir  des  relations  avec 
des  offices  dont  le  tarif  restait  manifestement  trop  élevé.  Ne  valait- 
il  pas  mieux  déterminer  un  traitement,  un  mcdu$  vivendiy  qu'on 
leur  appliquerait?  On  décida  en  conséquence  que  dans  les  rapports 
avec  cette  catégorie  d'offices  les  dispositions  réglementaires  de  la 


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56&  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

convention  seraient  appliquées  au  moins  pour  la  partie  du  parcours 
située  sur  le  territoire  des  états  contractans;  quant  à  la  taxe  affé- 
rente à  ce  parcours,  elle  serait  un  multiple  de  celle  qu'indiquait  le 
tarif  syndical.  Chacun  pourrait  ainsi,  sans  grande  complication,  choi- 
sir un  taux  proportionné  aux  prétentions  maintenues  par  lesnon-ad- 
hérens  :  en  regard  d'une  taxe  excessive ,  l'Europe  doublerait,  tri- 
plerait, quadruplerait  la  sienne. 

Nous  venons  de*montrer  comment  le  syndicat  des  administrations 
européennes  avait  été  amené  par  le  cours  des  événemens  à  détermi- 
ner, au  moins  d'une  façon  générale,  la  conduite  qu'il  tiendrait  en- 
vers les  compagnies  qui  ne  se  rangeraient  pas  sous  son  drapeau.  Il 
ne  refusait  pas  de  s'entendre  avec  elles;  il  se  donnait  seulement  des 
armes  pour  contenir  leurs  exigences  dans  de  justes  limites.  Aussi 
bien  les  préoccupations  qui  se  produisaient  à  cet  égard  réponddent 
au  véritable  état  des  choses.  Peu  à  peu  l'importance  des  compagnies 
avait  grandi,  et  les  états  se  trouvaient  en  présence  de  circonstances 
nouvelles. 

VIL 

Les  travaux  de  la  conférence  de  Vienne  étaient  terminés  au  mois 
de  juillet  de  l'année  1868;  mais  la  convention  révisée  entra  seule- 
ment en  vigueur  au  !•'  janvier  de  l'année  suivante.  L'association 
télégraphique,  bien  qu'elle  dispose  d'un  puissant  moyen  d'abréger 
le  temps,  a  pris  ainsi  la  sage  habitude  de  ne  pas  rendre  immédiate- 
ment exécutoires  les  dispositions  qu'elle  adopte.  En  toute  affaire, 
il  faut  un  certain  temps  pour  préparer  l'application  d'une  mesure 
nouvelle.  C'est  donc  à  partir  du  l*'  janvier  1869  qu'entre  en  fonc- 
tion ce  bureau  international  qui  est  désormais  comme  le  pouvoir 
exécutif  de  l'association  télégraphique. 

Depuis  vingt-cinq  ans,  la  télégraphie  avait  pris  une  extension 
considérable;  elle  s'était  répandue  dans  les  contrées  les  plus  loin- 
taines. En  Europe,  la  pratique  du  télégraphe,  entrée  profondément 
dans  les  mœurs,  avait  renouvelé  les  habitudes  du  commerce  et  delà 
navigation;  des  combinaisons  inusitées  avaient  surgi  dans  le  monde 
des  affaires,  basées  sur  un  système  d'informations  incessamment 
recueillies  dans  toutes  les  parties  du  monde^  Des  appareils  ingénieui 
raffinaient  d'ailleurs  l'emploi  de  ce  nouveau  moyen  de  correspon- 
dance; non-seulement  on  imprimait  les  dépêches  en  beaux  carac- 
tères, mais  on  transmettait  l'écriture  même,  on  reproduisait  à 
distance  les  dessins,  les  formes  les  plus  capricieuses.  Des  con- 
ducteurs sous-marins  couraient  au  .fond  des  océans.  Les  bâtimens 
en  mer  avaient  été  mis  en  mesure  de  correspondre  avec  les  cdtes. 


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Lk   TÉLÉGRAPHIE  INTERNATIONALE.  565 

Il  Y  avait  là  tout  un  développement  dont  les  élémens  étalent  encore 
nouveaux,  et  ne  demandait  qu'à  se  continuer  de  lui-même.  Sans 
sortir  des  voies  maintenant  tracées,  en  se  bornant  à  suivre  l'impul- 
sion des  dernières  années,  il  y  avait  d'immenses  progrès  à  réaliser. 
11  suffisait  donc  au  nouveau  pouvoir  exécutif  de  faciliter  un  travail 
qui  devait  se  faire  en  quelque  sorte  spontanément.  Il  n'avait  pas 
d'impulsion  puissante  à  donner,  il  n'avait  qu'à  écarter  délicatement 
les  obstacles  que  cbacun  pouvait  rencontrer  sur  sa  route. 

Le  bureau  international  a  entrepris  cette  œuvre  avec  la  simplicité 
et  le  naturel  qui  distinguent  l'esprit  helvétique.  L'association  télé- 
graphique peut  reconnaître  dès  maintenant  qu'elle  ne  pouvait  mieux 
faire  que  de  confier  à  la  Suisse  la  conduite  de  ses  intérêts.  Aux 
termes  de  la  convention,  le  bureau  international  doit  fournir  an- 
nuellement un  compte  de  gestion  ;  il  a  publié  en  conséquence,  à  la 
date  du  12  novembre  1871,  le  résumé  de  ses  travaux.  Ce  document 
fait  ressortir  les  services  modestes,  mais  incontestables,  qu'il 
rendus.  Son  action  s'est  manifestée  dans  une  série  de  détails  qui  ne 
sont  pas  susceptibles  d'un  exposé  brillant,  mais  qui  n'en  ont  pas 
moins  une  sérieuse  importance.  Consulté  de  plus  en  plus  par  les 
différens  offices  sur  l'interprétation  des  articles  de  la  convention,  il 
a  répondu  aux  questions  ainsi  posées,  tantôt  après  avoir  pris  l'avis 
des  divers  intéressés,  tantôt  en  opinant  de  son  propre  chef;  ses  ré- 
ponses ont  toujours  témoigné  d'un  intelligent  désir  d'aplanir  les 
difficultés. 

C'est  encore  une  obligation  imposée  au  bureau  international  que 
de  publier  en  français  un  journal  télégraphique.  Le  premier  numéro 
de  ce  journal  a  paru  le  25  novembre  1869,  et  la  publication  se  con- 
tinue par  cahiers  mensuels.  On  conçoit  ce  que  peut  être  un  pareil 
document.  Il  s'agit  de  porter  à  la  connaissance  des  offices  télégra- 
phiques tous  les  détails  techniques  ou  administratifs  qui  peuvent  ies 
intéresser.  Le  journal  de  Berne  remplit  ce  programme  avec  un 
soin'scrupuleux.  La  statistique  en  fait  le  fond.  Une  question  a-t-elle 
été  proposée  et  traitée  par  un  grand  nombre  d'offices,  le  journal 
^iiregistre  à  la  suite  l'une  de  l'autre  toutes  les  solutions  qui  lui  sont 
envoyées,  sans  intervenir,  sans  élaguer  ce  qui  est  inutile,  sans  si- 
gnaler ce  qu'il  importe  de  mettre  en  relief. 

Tout  en  bornant  son  rôle,  le  bureau  international  a  su  le  rendre 
efficace.  S'il  eût  voulu  se  donner  plus  d'influence,  s'il  eût  pris  des 
allures  de  puissance  directrice,  il  eût  sans  doute  éveillé  des  suscep- 
tibilités et  compromis  son  existence,  au  grand  détiîment  de  l'en- 
tente générale.  La  simplicité  de  son  attitude  a  servi  au  contraire  la 
cause  de  l'union  européenne.  Cette  modestie  se  traduit  par  l'exi- 
guité  même  de  son  personnel  et  la  modicité  de  ses  dépenses.  Avec 


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568  mSTUE   DBS  HEITK  IfONOBS. 

le  directeur  des  télégraphes  suisses,  qui  en  est  le  cfbef,  le  l>iireau 
16  comprend  «fa'uii  secrétaire ,  un  commis  et  nn  copiste.  Bes  dé- 
penses se  sont  ékvées  en  1860  à  28,9S5  fr.,  en  1B70  à  22,506  fr., 
et  en  1871  à  32,085  francs.  Les  chiffres  de  1872  ne  seront  pas  m- 
périeurs.  Tel  est  l'humble  budget  à  Taide  duquel  s^obtient  un  ré- 
soltat  hors  de  proportion  aTec  de  pareils  chiffres. 

A  ces  rapides  indications  se  borne  tout  ce  que  nous  avons  à  &e 
du  bureau  international.  En  raison  même  de  la  sagesse  de  son  at- 
titude, il  n'a  point  d'histoire.  Pendant  les  trois  années  qui  s'écou- 
lent du  commencement  de  1869  à  la  fin  de  1871 ,  nous  ne  voyons 
qu'un  épisode  qui  doive  être  mentionné  :  c'est  celui  qui  se  rapporte 
au  conflit  d'intérêts  né  entre  divers  états  et  compagnies  prÎTées 
au  sujet  du  tarif  des  dépêches  pour  l'Inde  et  pour  l'extrême  Orient. 
Pendant  plusieurs  mois,  le  bureau  international,  mis  en  présence  de 
prétentions  rivales,  s'efforça  de  concilier  les  intérêts  divergens. 
Comme  il  n'y  arrivait  point  et  que  des  compagnies  puissantes  con- 
tinuaient à  imposer  leur  volonté,  l'office  austro-hongrois  provotyia 
la  réunion  d'une  commission  spécialo,  suivant  les  termes  de  la  con- 
vention de  Vienne.  Cette  commission  se  réunit  à  Berne  au  mois  de 
septembre  1871;  mais  avant  de  nous  attacher  à  cet  épisode  il  con- 
vient d'étudier  ces  élémens,  ces  personnages  nouveaux  qui  entrent 
en  scène,  et  qui  rendent  nécessaire  la  réunion  de  Berne. 

Jusqu'ici  notre  attention  ne  s'est  guère  portée  que  sur  les  admi- 
nistrations oflicielles  des  différens  pays.  C'est  que  dans  tous  les  états 
de  TEurope,  l'Angleterre  exceptée,  rétablissement  du  réseau  des 
télégraphes  a  été  l'objet  d'un  monopole.  Les  gouvernemens  seuk 
ont  établi  les  lignes  et  les  exploitent;  entre  eux  seuls,  des  accords 
sont  intervenus  pour  fixer  les  règles  de  cette  exploitation.  Çàetîà 
nous  aurions  bien  pu  signaler  quelques  efforts  dus  à  Tinitiative pri- 
vée; naaîs,  jusqu'à  la  période  qui  s'étend  des  années  1865  à  1870, 
ces  travaux  isolés  restent  effacés  par  l'action  commune  des  gouver- 
nemens. L'état  des  choses  se  modifie  à  Fépoque  que  nous  venons 
d'indiquer.  De  grandes  compagnies  formées  pour  l'exploitatioi  de 
lignes  sous-marines  obtiennent  tféclatans  succès,  joignent  FEuropc 
à  FAmérique ,  aux  Indes,  à  TAustralie,  au  Japon.  Les  compagnies 
qui  ont  établi  ces  voies  nouvelles  ont  acquis  par  là  ime  importance 
considérable,  et  se  présentent  dès  lors  comme  des  puissances  avec 
lesquelles  les  gouvernemens  ont  à  traiter.  Comme  d'ailleurs  elks 
m  grandi  à  l'écart,  qu'elles  n'ont  subi  que  dans  une  faible  mesure 
Faction  de  Funkm  européenne,  elles  apportent  des  élémens,  des 
principes  nouveaux  dont  le  syndicat  télégraphique  se  montre  quel- 
que peu  étonné,  mais  dont  il  faut  qu'il  tienne  compte. 

Les  compagnies  ont  établi  leurs  règles  tfexptoitafion  en  ne  se 


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LA  TÉLEGHAPHIE  INTERNATIONALE.  &B7 

préoccupant  tyrie  de  leur  strict  'intérêt  cft  dn  milîen  «pécîal  qu'îles 
desservent;  elles  ont  «réé  sur  beaucoup  de  pomts  des  préoé- 
dcnsqaî  sont TOCompatibles  avec  tes «piincipes  établis  parles  gon- 
vemwnens  de  rEon^e,  AîneS,  par  «xemple,  nos  relations  avec 
l'Amérique  sonrt  eBJtnivées  ^^ar  les  règles  que  suit  la  compagnie 
transatlanftiqoe.  Elle  a  non-<>seulenient  abaissé  le  minimum  de  la 
dépêdie  à  dix  mots,  mais  au-^delà  de  ce  minimiim  elle  taxe  isolé- 
naent  diaque  mot  «upplémentaîre.  Voilà  donc  les  bureaux  obligés, 
poiff  un  môme  télégramme, 'de  décoinp1«r  d'une  façon  la  taxe  eu- 
ropéemie,  et  d'une  autre  manière  la  taxe  du  câble.  D'autres  diver- 
gences se  produisent  de  même  entre  les  règles  admises  sur  les 
deux  sections  du  parcours.  Ainsi  tend  à  se  rétablir  l'état  de  dé- 
sordre qui  régnart  ^n  Europe  avant  le  traité  de  l^rîs.  Si  Ton  n'y 
prend  garde,  la  taxation  des  dépêches  va  de  nouveau  se  hérisser 
de  difficultés  et  le  «ervîce  se  trourer  quelquefois  paralysé  par  des 
dispositions  conftradictoires.  Quel  remède  apporter  à  cet  état  de 
choses?  Sur  quel  pied  traiterar-t-on  avec  ces  puissances  nouvelles? 
car  on  ne  peut  faire  autrement  que  de  s'entendre  ayec  des  compa- 
gnies qui  disposent  de  grands  capitaux,  qui  viennent  d'établir  des 
communications  de  première  importance,  et  qui  ont  appelé  sur  elles 
l'intérêt,  — nous  pouvons  môme  dire  l'admiration,  —  du  public. 
Cette  préoccupation  se  trouvait  exprimée  déjà  dans  les  délibérations 
de  la  conférence  de  Vienne. 

Quelles  étaiîent  d'ailleurs  ces  compagnies  sous^marines?  Voîcî 
d'abord  celle  it  qui  appartiennent  les  câbles  joignant  TAngleterre 
au  continent  européen,  à  Dieppe,  à  Boulogne,  à  Calais,  à  Ostende. 
C'est  l'hérilSère  des  anciennes  entreprises  fondées  par  lesBrett  et 
les  Carmîchaél.  Ette  a  sribî  bien  des  transformations  depuis  le  jour 
où  un  homme  audacieux  jetait  à  travers  la  Manche  un  petit  fil  de 
cuivre  recouvert  de  gutta-perdba.  Formée  des  débris  d'une  série 
d'entreprises  plus  ou  moins  heureusement  conduites,  elle  consti- 
tue maintenant  une  puissante  société  [Submarine  telegraph  Com- 
pany between  'Great-Britain  and  the  continent  of  Europe)  qui  dis- 
pose de  presque  tout  le  transit  anglais.  Nous  ne  parions  pas  de 
îentreprise  qiii  joint  T Angleterre  à  l'Irlande  ni  de  la  compagnie 
Reiilery  qui  joint  l'Angleterre  à  Emden  ('Prusse). 

Quant  aux  trois  câbles  qui  unissent  maintenant  l'Europe  à  l'Amé- 
rique, 'ils  appartiennent  à  deux  sociétés  presque  fusionnées  en  une 
seule;  mais  on  sait  combien  de  capitaux  ont  été  engloutis  et  com- 
bien .de  compagnies  se  sont  accumulées  'les  unes  sur  les  autres 
avant  d'obtenir  «e  résultat.  ^On  a  fait  eouvent,  et  dans  les  pages 
mêmes  de  la  Revue^  le  récit  des  tentatives  répétées  qui  ont  abouti 
enfin  aune  triple  jonction  transatlantique,  La  Compagnie  du  iéli-- 


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568  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

graphe  anglo- américain,  gui  réussit  enfin  dans  les  années  1865  et 
1866  à  poser  les  deux  premiers  câbles,  était  le  résidu  de  plus  de 
dix  entreprises  successivement  avortées.  La  nouvelle  compagnie 
qui  en  1869  plaça  un  troisième  conducteur  entre  Brest  et  Boston 
chercha  naturellement  à  s'entendre  avec  Tanglo-américaine,  et, 
sans  qu'il  y  ait  entre  elles  une  fusion  complète,  leurs  tarifs  et  les 
règles  de  leur  exploitation  sont  établis  d'après  une  entente  com- 
mune :  les  bénéfices  sont  répartis  entre  le  câble  français  et  les  deux 
câbles  anglais  dans  une  proportion  favorable  au  premier;  il  reçoit 
36  pour  100  sur  le  produit  total  de  l'exploitation,  les  deux  autres 
recevant  ensemble  64  pour  100,  soit  32  pour  100  pour  chacun 
d'eux. 

Après  l'union  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  l'œuvre  principale  de 
la  télégraphie  sous-marine  est  l'établissement  d'une  communica- 
tion avec  les  Indes  anglaises;  la  péninsule  indienne  elle-même  de- 
vient en  effet  comme  une  tète  de  ligne  pour  un  réseau  qui  em- 
brasse rOcéanie  et  l'extrême  Orient,  et  qui  viendra  bientôt,  par 
rOcéan-Pacifique,  prendre  les  Amériques  à  revers.  Ici  encore  le 
projet  de  jonction  a  fait  comme  le  phénix,  il  est  sorti  de  ses  cendres. 
Dès  l'année  1856,  de  hardis  pionniers  avaient  offert  au  gouverne- 
ment anglais  d'atteindre  Bombay  et  Calcutta  en  passant  par  Suez, 
la  Mer-Rouge  et  l'Océan  indien.  Les  câbles  qu'ils  posèrent  n'eurent 
qu'une  existence  éphémiu-e,  et,  pour  un  temps,  on  renonça  au  tracé 
par  la  Mer-Rouge;  cette  mer,  disait-on,  tant  à  cause  de  la  haute 
température  de  ses  eaux  que  de  la  nature  rocailleuse  du  fond,  était 
impropre  à  la  conservation  des  câbles.  On  songea  donc  à  gagner  la 
péninsule  indienne  en  suivant  autant  que  possible  la  voie  de  terre. 
En  1862,  une  première  communication  fut  établie  d'après  cette 
donnée  :  comme  le  réseau  européen  atteignait  Constantinople,la 
ligne  traversa  les  provinces  turques  de  l'Asie  et  le  territoire  persan 
pour  gagner  les  bords  du  Golfe-Persique;  de  là  jusqu'à  la  côte  sep- 
tjntrionale  de  l'Hindoustan,  on  employa  une  série  de  câbles  en- 
tiers à  cause  du  peu  de  sécurité  qu'offraient  sur  terre  les  peuples 
barbares  de  cette  contrée.  —  Cette  première  voie  terrestre  ouverte 
à  la  correspondance  anglo- indienne  fut  doublée  bientôt  par  une 
ligne  qui,  partant  du  Golfe-Persique,  se  dirigeait  sur  Tiflisctle 
Caucase  pour  gagner  de  là  les  lignes  russes  et  Moscou,  —  Les  né- 
gocians  anglais,  aux  abords  des  années  1865  et  1866,  avaient  ainsi 
pour  correspondre  avec  les  Indes  deux  grandes  voies  distinctes;  la 
voie  turque  passant  par  Constantinople,  puis  celle  que  nous  pou- 
vons appeler  russo-persane.  Ils  trouvèrent  bientôt  que  ces  deux 
voies,  nominales  plutôt  que  réelles,  ne  répondaient  point  à  leurs 
besoins.  Confiées  &  des  nations  qui  n'ont  point  d'aptitude  pour  la 


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LA  TELEGRAPHIE  INTERNATIONALE.  569 

télégraphie,  les  dépèches  restaient  en  chemin  ou  mettaient  des  se- 
maines entières,  voire  des  mois,  à  parvenir  à  destination,  défigurées 
et  inintelligibles.  C'était  d'ailleurs  le  moment  où  venait  de  se  pro- 
duire le  grand  succès  de  la  pose  des  câbles  transatlantiques.  La  té- 
légraphie sous -marine,  délaissée  et  repoussée  encore  la  veille, 
éprouvait  un  retour  de  faveur,  et  les  capitaux  enhardis  venaient  se 
mettre  à  son  service.  En  présence  de  cet  état  de  choses,  les  Anglais 
résolurent  d'établir,  entre  la  métropole  et  toutes  les  stations  qu'elle 
possède  sur  la  surface  des  deux  hémisphères,  un  réseau  sous-ma- 
rin entièrement  indépendant  des  territoires  étrangers. 

Tout  d'abord,  —  ce  fut  naturellement  le  premier  objectif,  —  plu- 
sieurs sociétés  concertèrent  leurs  efforts  pour  assurer  la  correspon- 
dance de  la  métropole  avec  sa  grande  colonie.  Nous  en  trouvons 
trois  principales  :  la  British  Indian  submarine  telegraph  Company ^ 
Y Anglo-Méditerranean  telegraph  Company^  ot  enfin  la  FalmoutKs 
Gibraltar  and  Malla  telegraph  Company.  La  compagnie  anglo-mé- 
diterranéenne, fondée  en  1868,  tient  le  milieu  du  tracé  général, 
c'est-à-dire  l'orient  de  la  Méditerranée.  Entre  Malte  et  Alexandrie, 
elle  a  succédé  à  d'autres  compagnies  dont  les  câbles  joignaient  au- 
trefois Malte,  Tripoli,  Benghazi  et  la  côte  égyptienne.  Elle  obtint 
ensuite  du  gouvernement  italien  le  droit  d'établir,  depuis  la  fron- 
tière française  jusqu'à  la  pointe  de  Sicile,  une  ligne  terrestre  lui 
appartenant  en  propre  et  consacrée  exclusivement  à  la  communi- 
cation avec  les  Indes;  mais  elle  a  depuis  lors  renoncé  à  cette  com- 
binaison, et  en  1871  elle  a  reçu,  en  échange  du  ce  privilège,  celui 
de  poser  un  câble  direct  entre  Brindes  et  Alexandrie.  —  La  Fa/- 
moulh's  Gibraltar  and  Malta  Company  est  de  création  plus  récente. 
Ne  servant  guère  qu'à  doubler  des  communications  qui  existent  déjà 
par  voie  teri-estre,  elle  est  l'expression  la  plus  saillante  du  grand 
projet  anglais,  qui  consiste  à  établir  un  réseau  sous-marin  tout  à  fait 
iadépendant  des  lignes  continentales.  Par  un  premier  câble,  elle  joint 
directement  Falmouth  à  Lisbonne;  de  là  elle  atteint  Gibraltar,  puis 
Malte,  où  elle  se  raccorde  avec  la  ligne  anglo-méditerranéenne. 
Confiante  en  ses  forces,  elle  a  rompu  avec  l'ancien  procédé,  qui 
consistait  à  solliciter  des  gouvernemens  des  monopoles  et  des  sub- 
ventions; non-seulement  elle  n'a  demandé  au  Portugal  qu'un  simple 
droit  d'atterrissement  sans  privilège,  mais  elle  s'est  engagée  à  lui 
payer  encore  1  pour  100  sur  les  bénéfices  nets  de  l'exploitation. 
—  Quant  à  la  compagnie  British  Indian  y  elle  est  l'héritière  des  an- 
ciennes sociétés  qui  avaient  adopté  le  tracé  de  l'Océan  indien.  Fon- 
dée au  capital  de  50  millions  de  francs,  elle  a  deux  câbles,  l'un  de 
Suez  à  Aden,  l'autre  d'Aden  à  Bombay,  dont  l'exploitation  a  com- 
mencé au  mois  de  mars  1870.  —  Ces  trois  compagnies,  séparées  et 


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570  «BETCE   INES  DEUX  'HOOIOftS. 

dîsrânctes  «a  moment  où  11010  les  iBftrodttîsons  dons  notre  iificit,  ml 
depuis  lors  <^onfoDda  lenrs  inrtéréts.  St-tes  ne  formest  plus  qa'ime 
seule  grande  ligne  qui,  paar  vu  tracé  entièrement  'SiMts-^marîn,  relie 
TAngletCTre  à  Bombay. 

La  pémnsule  indienne  sert  d'ongtne  à  tout'un  réseon  qui  conTre 
l'extrême  Orient.  Au-delà  de  Tlnde,  on  trouve  :  la  \Brkisk  indirni 
extension  Company j  qui  a  deux  câbles,  l'un  de  Madras  à  Tile  de  Pé- 
nang,  l'axitre  de  Pénang  h,  Singapour,  extrémité  de  la  pomte  de  Ih- 
lacca;  —  la  British  Aus§ralùtn  Company ,  qui  joint  Stngaponr  à  llle 
de  Sumatra  et  à  Ja^a,  puis  lava  à  Port-Darwin,  pointe  nord  de  rAïu- 
tralie  du  sud  ;  ses  câbles  ont  été  placés  dans  les  premiers  mois  de 
l'ansnée  1872  ;  —  la  China  suimarine  Company^  qui  a  ouvert  &u 
mois  de  }uin  1871  la  ligne  de  Singapour  à  fiong^Long,  passant  par 
Saigon,  et  qui  joint  par  conséquent  la  Gocbinchine  française  à  la 
métropole;  — enfin  \k  Great  norêhtm  X^hina  and  Japon  exitnsion 
Company  y  qui,  dans  cette  même  année  1871,  a  joint  Hong-kong  i 
Sthang-baî,  ainsi  que  Sbsmg-haâ  aru  lapon. 

Tous  les  rameaux  dont  il  vient  d'être  parlé^en  «deraier  lieu  sont, 
comme  on  le  voit,  greffés  sur  un  tronc  unique,  qui  est  la  grande 
ligne  anglaise  de  Falmouth  à  Bombay.  Ge  tronc  pmncipal  a  pour 
trait  caractéristique  de  traverser  le  bassin  de  la  Méditerranée;  ii 
dessert  ces  rivages  où  s'est  de  tout  temps  développée  l'activité  hu- 
maine, et  qui  forment  comme  la  région  classique  de  Thumanité.  Aussi 
la  Méditerranée  a-t-elfe  été  de  bonne  heure  le  théâtre  de  Bom- 
breuses  entreprises  de  télégraphie  sous-marine,  et  nous  aurions 
une  interminable  liste  i  dresser  si  nous  voulions  mentionBer  toutes 
les  sociétés  qui  y  ont  insrtallé  des  câbles  pour  un  temps  plos  ou 
moins  long.  C'est  ainm  que  des  tentatives  répétées  ont  été  fûtes 
pour  joindre  la  France  à  l'Algérie,  tantôt  directement,  tamôt  par 
rfispagne  ou  les  Baléares,  tantôt  par  la  Corse  et  la  Sardaigne, 
tamtôt  enfin  par  l'Italie  et  la  Sicile.  Nous  trouverioiis  parmi  les 
compagnies  qui  n'ont  qu'une  importance  de  seooiid  ordre,  mats  qû 
cependant  subsistent  depuis  longtemps  et  donnent  des  dividendes 
à  leurs  actionnaires,  la  M-editerrarman  extension  Company^  qui 
joint  la  Sicile  à  Malle  et  qui  a  également  un  câUe  d'Oorante  i  Cor- 
fou.  Tout  en  nous  bornant  à  un  eiposé  aussi  rapide  qim  possible, 
noms  devons  nomnaer  la  Marseille^  Algier*^  and  Moka  iOomj^ang^ 
qm  a  im  caractère  plus  iq>écialemeQt  fitasçais  que  les  autPes.  BUe  a 
posé  un  câble  direct  de  Marseille  à  Bène  et  »n  autre  de  Bône  & 
Malte  ;  comme  €n  )ui  a  concédé  l'usage  'd'un  'fil  qui,  trsvm'saiit  1* 
France,  joint  sans  aucun  inleraiédiaire  Londres  à  Marseille,  elfe 
s'est  trouvée  en  passe  d'obtenir  «dans  une  certaine  mesure  le  tianst 
des  Indes  jusqu'à  Malte.  Cette  situation  a  d'aiUeurs  aamé  un  î^ 


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LA  TECEGRAniE  IHTEBHATIONALE  .  571 

sultat  fadle'  à  prévoir.  La  compagme  Marseîîle-Alger-Bralte  s'^st 
eotiërement  liée  avec  te  groupe  Falmoatb-Bombay  ;  an  lieu  de  se 
faire  concurrence,  les  deux  intërftts  se  sont  confondus  dans  tm 
traité  commun. 

Pendant  que  la  ligne  médîterranécime  s'étaMissaît,  une  autre 
grande  voie  s'ouvrait  dans  le  nord,  non  plus  cette  fois  pour  atteindre 
directement  les  Indes,  mais  pour  gagner  l'extrême  Orient.  A  fépoque 
où  les  échecs  multipnés  des  entreprises  atlantiques  avaient  distré- 
dîté  la  télégraphie  sous-marine,  on  s'était  préoccupé  de  réunir  les 
deux  mondes  par  la  Sibérie  et  l'Amérique  russe;  c'était  un  tracé 
qui,  tout  en  présentant  ses  difficultés  et  ses  dangers,  paraissait  ce- 
pendant plus  sûr  que  les  trajets  maritimes.  Le  réseau  moscovite 
pénétra  donc  en  Asie,  et  dès  l'année  1866  il  atteignit  Nicolaief,  à 
Temboachure  du  fleuve  Amour,  poussant  en  même  temps  sur 
Kîakhta  un  embranchement  qui  amorçait  un  service  avec  la  Chine. 
De  nouveaux  intérêts  vinrent  se  grouper  autour  de  ce  tracé,  et  un 
courant  télégraphique  s'établit  à  travers  les  états  Scandinaves  et 
moscovites.  La  Great  northern  telegraph  Company^  ayant  son  siège 
à  Copenhague,  établît  une  première  ligne  qui  joignait  l'Angleterre 
au  Vanemaric,  puis  venait  atterrir  à  la  rive  baltique  de  la  Russie 
et  gagnait  ensuite  Moscou;  une  seconde  ligne,  doublant  cette  pre- 
mière, reliait  TÉcosse  à  la  Norvège,  traversait  la  péninsule  Scandi- 
nave, franchissait  la  Baltique  pour  toucher  Saint-Pétersbourg  et 
gagner  également  Moscou.  Bientôt  une  autre  société  vint  greffer 
ses  lignes  sur  ce  grand  tracé  septentrional  à  l'extrémité  wientale 
de  la  Sibérie.  Cest  la  Créai  nortkern  China  and  Japon  extension 
Company  y  qui  a  également  son  siège  à  Copenhague,  et  que  nous 
avons  déjà  rencontrée  tout  à  l'heure;  c'est  elle  qui,  dans  ces  deux 
dernières  années,  a  placé  dans  les  mers  du  Japon  des  câbles  qui 
joignent  la  côte  sibérienne  au  sud  de  la  Chine,  et  établissent  de 
cette  façon  un  circuit  fermé  entre  les  deux  grands  trajets  du  nord 
et  du  midi.  Ainsi  par  une  voie  détournée  une  nouvelle  concurrence 
naissait  pour  les  lignes  indiennes.  Les  dépêches  adressées  au  Japon, 
celles  même  qu'on  envoyait  à  Bombay,  à  Madras,  à  Calcutta,  pou- 
vaient aller  chercher  leur  route  à  travers  les  netges  de  la  Sibérie. 

Entre  la  voie  méditerranéenne  et  le  tracé  scandrnayo-sfîbérien 
est  venue  encore  se  placer  une  ligne  instituée  dans  des  conditions 
toutes  spéciales  et  dont  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  parler.  On 
sait  qu'une  compagnie  ffite  Indo-Buropean  s'esft  formée,  dès  le 
mois  d'avril  Î868,  sous  la  protection  de  TATlemagoe  du  nord  et  de 
la  Russie,  pour  joindre  TAngleterre  aux  Indes  par  voie  terrestre.  Sa 
ligne,  partant  d'Emden,  en  Hanovre,  où  atterrit  un  câWe  anglais, 
traverse  f  Allemagne  en  écharpe,  gagne  Tarsorie,  puis  Odessa, 


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572  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

longe  la  côte  septentrionale  de  la  Mer-Noire,  touche  à  Tiilis  dans  le 
Caucase  et  aboutit  à  la  frontière  persane.  Là,  elle  se  relie  à  une 
ligne  établie  sur  les  terres  du  shah  et  qui  est  exploitée  par  cet  oiBce 
d*un  genre  particulier  que  nous  connaissons  sous  le  nom  «  d'office 
îndo- européen  du  gouvernement  britannique;  »  ce  n'est  pas  préci- 
sément le  gouvernement  lui-même,  ce  n'est  pas  non  plus  une  com- 
pagnie purement  privée,  c'est  quelque  chose  d'intermédiaire  et 
d'hybride.  En  somme,  Y Indo-European  forme  une  cinquième  jonc- 
tion entre  l'Angleterre  et  les  Indes. 

C'est  ainsi  que  sont  nées  successivement  les  différentes  compa- 
gnies qui  doivent  maintenant  entrer  en  scène  et  qui  viennent  se 
placer  en  regard  de  l'association  formée  par  les  administrations 
d'état.  L'énumération  qui  précède  en  a  laissé  de  côté  un  grand 
nombre.  Elle  ne  cite  que  les  principales,  dont  les  lignes  représen- 
tent d'ailleurs  un  capital  d'environ  500  millions  de  francs.  Ce 
chiffre ,  quoique  fort  respectable ,  ne  donne  encore  qu'une  faible 
idée  de  tous  les  intérêts  que  ces  entreprises  mettent  en  jeu.  Nous 
avions  donc  raison  de  dire  qu'il  y  avait  là  une  nouvelle  puissance 
avec  laquelle  le  syndicat  européen  devait  compter.  Quelques-unes 
de  ces  compagnies  avaient  adhéré  à  la  convention  de  Vienne.  Pour 
quelques  autres,  il  y  avait  une  sorte  d'accession  de  fait  plus  oa 
moins  définie.  Celles  à  qui  les  gouvernemens  avaient  donné  des 
concessions  avaient  dû  être  soumises  aux  dispositions  convention- 
nelles; mais  dans  la  plupart  des  cas  cela  n'avait  été  accompli  qu'a- 
vec des  réserves  sur  lesquelles  planait  une  grande  incertitude.  Des 
conflits  devaient  nécessairement  surgir  entre  ces  offices  et  les  états. 


VIII. 

Une  difficulté  de  cette  nature  s'éleva  pendant  les  années  1870  et 
i  871,  et  amena  la  réunion  d'une  commission  spéciale  à  Berne.  Quant 
à  la  cause  du  conflit,  nous  l'avons  en  quelque  sorte  vu  naître  lors- 
que tout  à  l'heure  nous  assistions  à  la  formatio.n  successive  des  com- 
pagnies diverses.  On  se  rappelle  que  la  conférence  de  Vienne,  après 
avoir  proclamé  l'égalité  de  taxe  par  les  voies  naturelles,  avait  tout 
de  suite  appliqué  ce  principe  aux  dépêches  de  l'Angleterre  poinr  les 
Indes.  L'équilibre  laborieux  qu'elle  avait  établi  s'était  trouvé  de  plus 
en  plus  compromis,  à  mesure  que  s'ouvraient  des  voies  nouveUcs. 
On  avait  à  Vienne  fixé  à  61  f r.  50  le  prix  de  la  dépêche  entre  Lon- 
dres et  Kurrachée.  La  compagnie  méditerranéenne  et  Y  Indo-Euro- 
pean  se  contentèrent  d'abord  de  ce  tarif;  mais  bientôt,  le  trouvant 
trop  peu  rémunérateur,  elles  voulurent  élever  leurs  taxes.  Saisi  de 


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LA  TELEGRAPHIE   IKTERNATIONALE.  573 

la  question,  le  bureau  international  consulta  les  signataires  de  la 
convention  de  Vienne;  ceux-ci  se  montrèrent  pour  la  plupart  dis- 
posés à  admettre  une  révision  du  tarif  indien,  tout  en  déclarant 
qu'elle  devait  être  faite  par  une  conférence  ou  une  commission  spé- 
ciale. Pendant  que  l'entente  se  poursuivait  à  cet  égard,  la  compa- 
gnie Indo-European  brusqua  le  mouvement,  et  signifia  qu'à  partir 
du  mois  de  janvier  1871  elle  portait  à  100  francs  le  prix  de  la  dé- 
pêche entre  Londres  et  Kurrachée.  Aussitôt  Tadministration  in- 
dienne et  l'office  britannique  qui  exploite  le  réseau  persan  profitent 
de  la  circonstance  pour  surélever  le  tarif  de  leurs  lignes. 

Le  bureau  international  s'efforce  de  faire  cesser  ce  désordre.  Il 
rappelle  les  uns  et  les  autres  au  respect  des  traités,  et  son  action 
conciliatrice  obtient  d'abord  quelque  résultat.  On  accepte  provisoi- 
rement les  taxes  arbitraires  établies  par  Y Indo-European  et  les 
offices  indiens,  la  voie  turque  restant  de  son  côté  soumise  au  tarif 
anden  ;  mais  de  nouvelles  complications  ne  tardent  pas  à  surgir. 
Le  réseau  télégraphique  avait  dépassé  les  Indes  et  s'étendait  d'une 
part  sur  Java  et  l'Australie,  d'autre  part  sur  la  Chine  et  le  Japon. 
Comment  devait-on  taxer  les  dépêches  transindiennes?  Si,  au  prix 
déjà  fort  élevé  de  la  dépêche  entre  Londres  et  Kurrachée,  on  ajou- 
tait des  sommes  considérables  pour  les  câbles  placés  dans  les  mers 
de  l'extrême  Orient,  on  courait  le  risque  de  décourager  le  public  et 
de  paralyser  la  correspondance.  Un  nouvel  élément  se  présentait 
d'ailleurs  dans  le  programme.  La  grande  ligne  sibérienne  s'établis- 
sait et  devait  bientôt  par  ses  prolongemens  desservir  le  Japon  et  la 
Chine.  D'après  les  avis  qui  étaient  pulîliés,  la  correspondance  an- 
glo-chinoise allait  trouver  de  ce  côté  une  voie  moins  coûteuse  que 
celle  des  Indes.  Les  compagnies  qui  desservaient  la  voie  indienne 
voulaient  donc  abaisser  leurs  tarifs  pour  lutter  contre  la  concur- 
rence du  nord;  maïs  que  devenait  alors  ce  fragile  équilibre  que  la 
conférence  de  Vienne  avait  eu  tant  de  peine  à  établir  entre  les  voies 
rivales?  Ici  encore  le  bureau  international  s.'ingéniait  à  résoudre  par 
lui-même  la  difficulté,  et  il  y  parvint  tant  que  le  réseau  télégra- 
phique ne  dépassa  pas  beaucoup  les  Indes.  Grâce  à  ses  efforts,  on[fit 
porter  les  réductions  de  tarif  sur  la  partie  transindienne  du  réseau, 
et  pour  un  temps  le  précieux  tarif  égalitaire  demeura  intact.  Cet 
expédient  ne  fit  gagner  que  quelques  mois.  Le  réseau  s'étendant 
toujours,  les  compagnies  se  montrèrent  de  plus  en  plus  décidées  à 
reprendre  leur  liberté  et  à  fixer  le  prix  de  leurs  dépêches  de  la 
façon  qui  leur  paraissait  la  plus  avantageuse.  Le  bureau  interna- 
tional désespéra  de  les  contenir;  une  commission  spéciale  fut  con- 
voquée à  Berne  au  mois  de  septembre  1871  pour  trancher  la  ques- 
tion du  tarif  des  Indes  et  de  la  Chine.  On  ne  pensa  pas  qu'on  pût 


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b7t  B£¥UE  DES  DSDX  Jtt>NDKS. 

attendre  la  eanférence  de  Rome,  qpi  devait  cependant  se  réunir 
deux  mois  plus  tard» 

Les  états  qui  envoyèrent  leurs  représeatans  à  la  commission  spé- 
ciale de  Berne  sont  les  sulvans  :  rÂllemagne  du  nord,  T Austro- 
Hongrie,  la  Bavière,  TEspagne,  la  Frsmce,  la  Grande-Bretagne,  l'Ita- 
lie, les  Pays-Basi,  la  Roumanie»  la  Russie,  la  Serbie^  la  Turquie  et 
le  Wurtemberg,  La  Grande-Bretagne  intervenait  cette  fois,  non  plus 
seulement  pour  le  réseau  indien,  mais  aussi  pour  les  lignes  métro- 
politaines. Depuis  le  mois  de  février  1870,  le  gouvernement  anglais 
avait  racheté  aux  compagpies  leur  droit  d'exploitation,  et  la  télé- 
graphie était  devenue  nn  monopole  d'état  en  Angleterre  comme 
dans  les  autres  pays  d'Europe.  C'est  l'administration  générale  des 
postes^britanniques  qui  avait  été  chargée  provisoirement  d'exploiter 
le  réseaa  des  télégraphes^  et  l'^office  anglais  avait  d'ailleurs  adhéré 
régulièrement  depuis  le  8  juillet  1871  à  la  convention  de  Vienne. 

Réunis^le  25  septembre  dans  la  grande  salle  du  conseil  du  palais 
fédéraljde  Berne,  les  délégués  se  constituèrent  en  commission  sous 
la  présidence  du  représentant  de  l'Austco-Hongrie.  Ils  entendirent 
d'abord  la  lecture  d'un  rapport  préparé  par  le  bureau  international 
pour  rendre  compte  du  procès  qu'ils  devaient  trancher.  Les  diverses 
compagnies  intéressées  à  la  décision  de  l'assemblée  avaient  tontes 
envoyé  des  représentans  à  Berne.  Les  délégués  des  états  se  deman- 
dèrent quelle  situation  ils  devaient  leur  £aix^;  ils  en  vinrent  natu- 
rellement à  les  admettre  à  titre  consultatif  et  sans  voix  délibéra- 
tdve  au  sein  de  la  commission.  Il  paraissait  dllficile  en  effet  de 
régler  les  questions  en  liti^  sans  que  les  compagnies  eussent  ex- 
posé tout  au  long  leurs  prétentions  et  leurs  désirs.  Ainsi  prit  séance 
dans  la  salle  des  délibérations  un  groupe  d'agens  qui  représen- 
taient les  diverses  compagnies. 

Nous  ne  suivrons  pas  dans  ses  travaux  l'assemblée  de  Berne.  Elle 
n'est  qu'un  épisode,  un  intermède  entre  deux  conférences.  En  denx 
mots,  nous  ferons  connaître  ses  conclusions.  Et  d'abord  elle  com- 
mença par  écarter  le  tarif  de  la  Chine,  estimant  sans  doute  (p^ 
pour  de  telles  distances  il  fallait  renoncer  au  principe  d'égalité 
entre  les  voies  diverses.  En  revanche,  elle  appliqua  résolument  ce 
principe  au  tarif  anglo-indien,  et  fixa  uniformément  à  100  fr.50c. 
par  toutes  les  voies  le  tarif  de  la  dépêche  entre  Londres  et  Kurra- 
chée.  La  voie  turque  dut  subir  ce  tarif  conune  toutes  les  autres* 
C'était  là  le  but  que  poursuivaient  les  compagnies,  et  la  solution 
qui^intervenait  ne  laissait  pas  d'avoir  un  côté  piquant.  A  la  Tur- 
quie, qui  ne  demandait  rien,  on  allouait  une  augmentation  coosi- 
dérable  de  transit  :  de  17  fr*  50  c.  sa  part  était  portée  à  36  fr.  50  c; 
—  mais,  disait  le  délégué  ottoman,  nous  n'avons  que  faire  de  ce 


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LA  TÉ4S6UPiIifi  IHTSRIÎATIOKALE.  575 

transUopime;  lâissen-nouar  notre  part  modeste  qui  assure  à  notre 
Yoie  le  bénéfice  du  bon  marché.  —  Point,  lui  répoodait-on  »  salua- 
sez«le  priocipe.  de  f égalité  dea  taxes;  on  vous  met  sur  le  méine 
piôd  que  les  autres,  et  vous  n'aurer  d'autre  ressource  que  de  £aire 
un  boa  service  pour  aittirer  les  dépêches  sur  vo&  lignes.  £a  vain  le 
repréaenlant  de  la  Turquie  essaya  d*échappec  au  nouveau  tarif;  il 
dut  cédée  et  se  contenta  de  réserver  la  sanction  de  son  gouverae- 

Tout  en  rerusant  d'établir  le  tarif  des  dépêches  à  destinsdon  de 
la  Chine,  la  conuuissâon  crut  devoir,  pour  ces  dépêches,  fixer  la 
portion  de  taxe  qui  est  relative  au  trajet  entre  l'Ëarope  et  les  Indes. 
Sur  cette  question  en  effets  V Indo^European^  la  ligne  méditerra- 
néenne, la  voie  sibérienne  elle-même,  endettaient  des  idées  incon- 
ciliables, entre  elles  ou  contraires  à  celles  des  états  intéressés.  On 
pouvait  fixer  ce  transit  sans  déterminer  la  taxe  totale.  La  commis- 
aioii,  toujours  armée  de  sa  balance  et  de  son  principe  d'égalité,  ra^ 
mena  toutes  les  voies  au  taux  uniforme  (61  fr.  50  cent.)  qui  avait 
été  arrêté  à  Vienne,  puis  elle  se  hâta  de  se  séparer  le  2  octobre 
1871,  laissant  ses  justiciables  afisez  mécontent,  et  léguant  à  la  pro- 
chaine conférence  le  soin  de  mieux  régler  leurs  prétentions. 

L'époque  approchait  en  effet  où  les  délégués  des  administrations 
devaient  se  réunir  pour  la  révision  trisannuelle  dn  traité  de  Paris. 
En  18ô8v  on  avait  désigné  Florence  pour  le  lieu  de  la  réunion  pro- 
chaine. Depuis  lors  l'Italie  avait  transporté  sa  capitale  à.  Rome,  et 
cette  drcoostance ,  jointe  à  tous  les  événemens  qui  ont  troublé 
l'année  1871,  amena  quelque  retard  dans  la  convocation  des  délé- 
gués. L'Italie  tenait  naturellement  k  ce  que  la  conférence  eût  lieu 
dans  sa  nouvelle  capitale;  mais  il  lui  fallait  attendre  que  le  nouvel 
état  de  choses  fût  plus  ou  moins  explicitement  admis  par  tous  les 
gonvememens.  La  date  du  1'*^  mars  1871  avait  d'abord  été  fixée, 
puis  ce  fut  le  mois  de  septembre;,  enfin  une  dernière  lettre  assigna 
à  la  confërence.  la  date  du  1"  décejnbre.. 


IX. 


C'est  donc  au  1®'  décembre  1871  que  Tassociation  des  offices 
télégraphiques  ouvrit  sa  troisième  assemblée  générale.  «Une  pre- 
mière fois  ai  Paris  en  1865,  une  seconde  fois  à  Vienne  en  1868,  elle 
avait  tenu  ses  assises;  elle  les  tint  pour  la  troisième  fois  à  Rome, 
dans  le  bâtiment  même  du  Gapitole.  C'étaient  toujours,  à  de  très 
faibles  cbangemens  près,  les  mêmes  états  qui  se  faisaient  représen- 
ter. Le  gpttvemement  anglais  avait  envoyé  un  délégué  spécial  re- 


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576  BEFUE  DES  DEUX  MONDES. 

présentant  le  Post-OfficCy  auquel  Texploîtation  des  lignes  a  lété 
confiée;  cette  représentation  restait  distincte  de  celle  de  l'administra- 
tion indienne,  et  il  fut  décidé  que  celle-ci  aurait  sa  voix  spéciale.  La 
Grande-Bretagne  disposa  ainsi  de  deux  voix  dans  la  conférence; 
les  Pays-Bas  demandèrent  également  que  les  Indes  néerlandaises 
eussent  leur  individualité  distincte  de  celle  de  la  métropole.  On 
admit  en  principe  cette  division  ;  on  n'attribua  cependant  qu'une 
seule  voix  à  la  métropole  et  aux  colonies  :  ce  système  de  représen- 
tations multiples  pour  une  même  puissance  conduisait  à  une  pente 
dangereuse,  et  il  était  bon  de  couper  court  à  cet  abus.  Le  grand- 
duché  de  Luxembourg,  qui  avait  eu  un  délégué  spécial  à  Vienne, 
avait  fait  savoir  cette  fois  qu'il  ne  se  ferait  pas  représenter,  mais  il 
avait  réservé  pour  son  gouvernement  le  droit  de  ratifier  les  dérisions 
de  la  conférence.  Le  shah  de  Perse  avait  encore,  ainsi  qu'il  Tarait 
fait  en  1868,  confié  ses  intérêts  à  l'agent  d'une  autre  puissance;  il 
s'était  fait  représenter  par  le  délégué  de  l'administratioa  indienne. 
Le  Japon  enfin  figurait  à  la  conférence  de  Rome,  mais  sans  voix 
délibérative;  son  envoyé  demandait  seulement  à  assister  aux  séances 
pour  s'instruire  et  pour  rapporter  à  Yeddo  les  résolutions  télégra- 
phiques de  TEurope.  En  somme,  le  nombre  des  voix  attribuées  aux 
différentes  puissances  fut  de  20,  comme  il  l'avait  été  à  peu  près 
dans  les  assemblées  précédentes. 

On  sait  ce  que  répondait  Sieyès  quand  on  Tinterrogeait  sur  ce 
qu'il  avait  fait  pendant  la  terreur.  De  même,  si  l'on  nous  demande 
ce  qu'a  fait  la  conférence  de  Rome,  nous  dirons  que  son  principal 
mérite  est  d'avoir  existé,  c'est-à-dire  d'avoir  maintenu  la  tradition 
de  ces  assemblées  périodiques  dans  lesquelles  le  syndicat  télégra- 
phique manifeste  sa  vie.  Quant  au  travail  effectif  de  la  conférence, 
il  se  réduit  à  peu  de  chose,  et  nous  n'aurons  pas  de  peine  à  en  par- 
ler brièvement.  Signalons  cependant  tout  de  suite  un  des  caractères 
brillans  de  la  réunion.  Les  Italiens  ont  le  génie  de  rornementation, 
et  ils  offrirent  aux  délégués  quelques-unes  de  cas  fêtes  qu'ils  sareat 
si  bien  ordonner.  Non-seulement  ils  leur  ménagèrent  des  promenades 
à  Naples  et  dans  les  environs,  mais  ils  organisèrent  pour  eux  une  illu- 
mination variée  du  Forum,  essayée  pour  la  première  fois,  etquiof* 
frait  un  spectacle  vraiment  féerique;  des  feux  de  Bengale  éclair^ent 
à  la  fois  de  nuances  distinctes  et  charmantes  le  Coîisée,  Tare  de 
Constantfn,  celui  de  Titus,  le  temple  de  Vénus,  la  basilique  de  Con- 
stantin, la  maison  de  Tibère,  les  colonnes  de  Castor  et  de  Pollux,  le 
temple  d'Antonin  et  Faustine",  celui  de  Saturne,  l'arc  de  Septime- 
Sévère,  toutes  les  ruines  enfin  qui  font  la  gloire  de  Rome. 

Aussi  bien  la  conférence,  en  se  bornant  à  un  rôle  effacé,  se  con- 
formait peut-être  à  son  insu  à  une  sorte  de  nécessité  de  circon- 


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LA   TÉLÉGRAPHIE   INTERNATIONALE.  577 

stance  et  à  une  certaine  prudence  politique.  C'est  un  exemple  unique 
que  celui  de  ces  offices  administratifs  qui  ont  pris  l'habitude  de  se 
réunir  pour  régler  directement  leurs  affaires;  ils  en  sont  venus  à 
traiter  leurs  propres  intérêts  sans  recourir  à  la  diplomatie.  On  con- 
çoit que  l'union  télégraphique,  pour  conserver  la  position  qu'elle 
a  conquise,  doit  se  tenir  strictement  sur  le  terrain  administratif;  il 
lui  faut  éviter  «.vaut  tout  d'éveiller  les  susceptibilités  de  la  diploma- 
tie régulière.  Dès  le  début,  le  délégué  de  la  Belgique  signalait  à  ses 
collègues  cette  particularité  délicate,  n  II  attire  l'attention  sérieuse 
de  l'assemblée,  dit  le  procès-verbal,  sur  la  situation  toute  spéciale 
faite  aux  administrations  télégraphiques,  qui,  seules  parmi  les  ser- 
vices publics,  ont  la  faculté  de  traiter  directement  les  questions  in- 
ternationales qui  les  intéressent  le  plus.  Cette  situation,  il  importe 
de  ne  point  la  compromettre;  il  faut  donc  éviter  de  sortir  du  domaine 
administratif  pour  se  lancer,  sous  forme  de  vœux  ou  autrement, 
dans  des  délibérations  qui,  par  leur  nature  politique,  appartiennent 
à  un  autre  ordre  d'idées.  » 

C'était  au  sajet  d'une  proposition  norvégienne  que  l'on  faisait 
ainsi  appel  à  la  prudence  de  l'assemblée.  La  Norvège  avait  de- 
mandé qu'une  disposition  explicite  du  traité  assurât  aux  câbles 
sous-marins  la  protection  des  gouvememens  et  les  neutralisât  en 
cas  de  guerre,  le  Portugal  insistait  dans  le  même  sens;  mais  la 
grande  majorité  des  délégués  pensa  qu'il  y  aurait  là  une  ingérence 
dans  des  matières  d'un  ordre  essentiellement  diplomatique.  On 
convint  donc  d'abord  que  Ton  s'abstiendrait  de  toute  délibération 
et  de  toute  mention  sur  ce  sujet.  Un  incident  toutefois  modifia  l'o- 
pinion des  délégués  sur  la  fin  de  la  conférence.  Le  gouvernement 
des  Étate-Unis  avait  depuis  quelque  temps  déjà  pris  en  main  la 
cause  de  la  protection  des  câbles.  Dans  le  mois  de  janvier  1872, 
H.  Gyrus  Field,  un  des  principaux  promoteurs  des  entreprises  de 
télégraphie  sous-marine,  débarquait  à  Rome,  apportant  à  la  confé- 
rence une  lettre  de  Samuel  Morse,  le  doyen,  le  patriarche  de  la  té- 
légraphie. Le  vieux  professeur  conjurait  la  conférence  de  ne  point 
se  séparer  avant  d'avoir  demandé  à  toutes  les  nations  de  considé- 
rer la  télégraphie  comme  une  chose  sacrée  en  guerre  comme  en 
paix.  Cette  prière  transatlantique  eut  son  effet,  .et  la  conférence, 
sans  en  faire  mention  dans  le  traité,  inscrivit  du  moins  dans  son 
procès-verbal  un  vœu  pour  appeler  l'attention  des  gouvememens 
sur  les  propositions  de  MM.  Morse  et  Gyrus  Field. 

Pour  ce  qui  est  des  travaux  techniques  de  la  conférence,  nous 
pouvons  les  résumer  en  disant  qu'elle  a  piétiné  sur  place  ou  tout 
au  moins  tourné  en  cercle.  C'est  ainsi  qu'elle  a  achevé  de  détruire 
le  système  des  dépêches  a  recommandées,  »  institué  par  la  confé* 

TOKB  a.  *  1872.  37 


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57S  REVUE  DfiS  DEUX  MONDE». 

renée  de  Paris  et  à  demi  désorganisé  déjà  par  celle  de  YiefiBe.  Elle 
a  repoussé  d'ailleurs  les  innovations  gui  étaient  proposées  dans  cet 
ordre  d'idées,  cooune  par  exemple  la  dépêche  «  gjarantie.  »  Oa  de- 
mandait que  le  public  pût  «  assurer  »  un  message  en  payant  «ne 
certaine  somme  qui  lui  sersdt  rembours(^e  au  décuple,  ou  B^ëne 
dans  une  proportion  plus  forte,  si  le  télégramme  venait  à  être 
perdu  on  gravement  aliéré  (1).  Bu  moins,  —  mais  ce  n'était  guère 
là  qu'une  question  de  forme,  —  les  délégués  introduisirent  daas  le 
traité  cette  mesure  libérale  qui  consiste  à  affranchir  le  public  des 
frais  de  poste  surajoutés  dans  certains  cas  à  la  taxe  télégraphique. 
On  se  rappelle  qu'une  déclaration  spéciale  avait  été  signée  à  Vienae 
à  ce  sujet,  et  qu'un  très  petit  nombre  de  puissam^es  était  resté  en 
dehors  du  concert  commun  :  à  Rome,  l'accord  fut  général,  et  la 
mesure  prit  place  pai*mi  les  articles  du  traité. 

Pour  peu  qu'cm  ait  suivi  les  indications  que  nous  avons  données 
tout  à  l'heure  au  sujet  de  la  puissance  naissante  des  compagBÎes 
sous-marines,  on  comprendra  que  là  était  la  principale  difficulté 
pour  la  conrérence  de  Rome.  Elle  était  appelée  à  régler  la  situation 
relative  des  états  et  des  compagnies.  Déjà  la  coBunissîon  de  Berne 
avait  eu  à  s'occuper  d'un  incident  provoqué  par  l'incertitude  de 
cette  situation.  À  Rome,  il  ne  s'agissait  plus  seulement  d'une  ques- 
tion particulière,  mais  de  la  convention  tout  entière,  qu'il  fallait 
rendre  acceptable  par  les  compagnies. 

En  premier  lieu,  il  fallut  déterminer  quels  rapports  auraient  avec 
la  conférence  les  agens  que  toutes  les  sociétés  privées  avaient  en- 
voyés à  Rome.  Quelques  délégués  déclaraient  que  l'assemblée  de- 
vait conserver  strictement  son  caractère  gouvernemental ,  et  que 
chaque  compagnie  pourrait  faire  défendre  ses  intérêts  par  l'agent 
officiel  du  pays  auquel  elle  appartenait.  D'autres  pensaient  qu'on 
ne  pouvait  se  dispenser  d'entendre  directement  les  agens  mêmes 
des  compagnies,  mais  que,  sans  les  introduire  au  sein  de  la  confé- 
rence, on  pourrait  les  faire  venir  dans  les  sous-commissions  tenues 
en  dehors  des  réunions  générales.  On  proposait  encore,  tonjoars 
dans  un  esprit  de  conciliation,  d'admettre»  et  cette  fois  dans  la 
conférence  même,  un  agent  unique  pour  toutes  les  sociétés,  ki  une 
objection  se  présentait  :  différons  groupes  de  compagnies  pouvaient 


(1)  Certaines  compagnies  américaines  en  agissent  ainsi  depois  plusieurs  i 
l'expéditeur  peut  assurer  sa  dépèche  pour  la  somme  qu'il  Juge  convenable  et  paie  ose 
prime  calculée  en  conséquence.  Nous  estimons  toutf>fois  que  la  conféri^uce  de  Rotno  a 
fait  preuve  de  sagesse  en  refusant  d'entrer  dans  cotte  voie.  Si  la  poste  peut  sssoier 
des  lettres  ou  paquets  dont  la  perte  matérielle  est  facile  à  constater,  la  télégraphie  se 
trouve  en  face  de  conditions  moijis  simple»,  d'où  résulteraient  sans  doute  de  sérieox 
•abanas. 


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LA  TEliGEATHlS  internatiouale.  579 

avoir  des  iotérèls  distincts,  contraires,  inconciliables  même;  com- 
ment une  seule  p«*sonne  pourrait-elle  agir  à  la  fois  pour  les  uns  et 
pour  les  autres?  On  en  vint  enfin  à  décider  que  les  délégués  de 
toutes  les  compagnies  seraient  appelés  dans  la  conférence.  On  ne 
leur  donnait  bien  entendu  que  voix  consultative,  et  le  président 
restait  chargé  de  les  inviter  spécialement  aux  séances  où  il  jugerait 
leur  présence  utile.  Ainsi,  dès  la  troisième  réunion,  les  représentaiïs 
des  compagnies  vinrent  s'asseoir  auprès  de  ceux  des  gouyeme- 
mens.  Plusieurs  agens  représentaient  collectivement  le  groupe  des 
compagnies  qui  exploitent  la  grande  voie  méditerranéenne  de  l'Inde 
et  ses  prolongemens  transindiens,  La  compagnie  germano-mosco- 
vite, llndo-Europeany  avait  sa  représentation  spéciale.  11  en  était 
de  même  de  l'antique  Submarifie  ielegraph  Company ^  propriétaire 
des  câbles  qui  joignent  l'Angleterre  au  continent,  et  des  compa- 
gnies transatlantiques  réunies,  à  qui  appartiennent  les  deux  câbles 
anglais  et  le  câble  français.  Un  agent  se  présentait  pour  le  groupe 
des  deux  sociétés  Great  northem  telegrapk  et  Great  northern  China 
and  Japan  extension.  Enfin  à  la  veille  de  la  clôture  de  la  conférence 
arriva  des  États-Unis  M.  Cynis  Field,  représentant  de  la  compa- 
gnie Kew  YorVsy  Piew-Fondland  and  London  ielegraph. 

Les  premiers  rapports  furent  naturellement  pleins  de  courtoisie. 
On  se  félicita  de  part  et  d'autre  des  relations  qui  s'établissaient 
entre  les  sociétés  et  les  gouvememens,  et  on  exprima  les  plus  heu- 
reuses espérances  sur  les  résultais  qui  sortiraient  de  l'entente  com- 
mune. De  même  que  les  états  avaient  de  longue  main  préparé,  par 
les  soins  du  bureau  international,  la  série  des  amendemens  à  la 
convention  proposés  par  les  différentes  puissances,  de  même  les 
compagnies  apportaient  le  résumé  des  modifications  qu'elles  de- 
mandaient. Dès  lors  la  révision  du  traité  eut  lieu  en  grande  partie 
au  point  de  vue  des  changemens  projetés  par  les  compagnies,  et,  il 
faut  le  dire,  ils  furent  à  peu  près  tous  écartés. 

Les  compagnies  cependant  exposaient  les  nécessités  propres  de 
leur  exploitation.  Elles  réclamaient  notamment  le  droit  de  modifier 
leurs  taxes,  de  les  élever  par  exemple  sans  s'astreindre  au  consen- 
tement des  états,  sans  subir  les  délais  spécifiés  par  le  traité.  L'ex- 
ploitation de  ces  câbles  si  coûteux  et  si  capricieux,  disaient-elles, 
exige  des  facilités  spéciales.  Sur  les  trois  câbles  anglo-américains, 
deux  se  sont  trouvés  rompus  récemment;  la  compagnie  transatlan- 
tique n'eût  pu  suffire  au  service,  si  elle  n'avait  pris  iinmédiatement 
de  son  propre  chef  les  mesures  imposées  par  les  circonstances  :  elle 
a  tout  de  suite  surélevé  sa  taxe  et  déclaré  qu'elle  n'accepterait  plus 
de  dépêche  au-dessus  de  cinquante  mots.  Ainsi  elle  a  modéré  l'af- 
flux des  correspondances,  de  sorte  qu'un  seul  câble  a  pu  momen- 


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580  REFUE  DES  DEUX  MONDES. 

tanément  transmettre  tous  les  messages  échangés  entre  l'Europe  et 
l'Amérique.  Qu'eût-elle  fait,  s'il  eût  fallu  laisser  sa  taxe  invariable 
et  ne  rien  changer  sans  de  longs  délais?  Autre  dif&culté  :  le  com- 
merce anglais,  le  commerce  américain,  imposent  aux  compagnies 
des  langages  de  convention.  Faudra- 1- il  traiter  leurs  messages 
comme  dépêches  seci^ëtes  et  les  soumettre  ainsi  à  la  double  taxe 
fixée  par  le  traité?  On  n'y  peut  songer,  vu  le  prix  déjà  considé- 
rable des  dépêches  ordinahres.  En  revanche,  la  convention  spécifie 
qu'une  même  dépêche,  lorsqu'elle  est  adressée  à  plusieurs  destina- 
taires, ne  paie  qu'une  seule  fois  la  taxe,  sauf  un  léger  supplément 
pour  chaque  adresse.  Les  compagnies  ont  pris  dans  ce  cas  l'habi- 
tude lucrative  de  faire  payer  à  chacun  la  taxe  principale,  et  elles 
refusent  de  renoncer  à  ce  bénéfice.  Sur  ces  points  divers,  on  pou- 
vait encore  à  la  rigueur  s'entendre,  la  conférence  montrant  la  meil- 
leure volonté  pour  admettre  tout  ce  qui  n'était  pas  trop  profondé- 
ment contraire  à  sa  réglementation.  A  Vienne  déjà,  elle  avait  permis 
aux  compagnies  d'adopter  pour  unité  la  dépêche  de  dix  mots;  à 
Rome,  elle  compléta  cette  mesure  en  admettant  la  gradation  par 
mots  au-dessus  de  dix.  C'était  une  grande  gêne,  une  grande  com- 
plication pour  les  bureaux  européens,  puisqu'il  leur  fallait  avoir  un 
barème  spécial  pour  les  dépêches  qui  empruntaient  les  lignes  des 
compagnies.  On  en  passa  pourtant  par  là;  mais  d'autres  prétendons 
s'élevaient  encore,  par  exemple  en  ce  qui  concerne  le  choix  de  la 
ligne.  Lorsqu'une  dépêche  arrive  à  un  point  où  deux  voies  diffé- 
rentes s'ofirent  pour  la  conduire  à  destination,  le  bureau  de  bifur- 
cation doit  pouvoir,  dans  certains  cas,  choisir  la  direction  qui  répond 
le  mieux  aux  besoins  du  service;  le  traité  donne  en  efiet  à  cet  égard 
les  facilités  nécessaires.  Il  se  trouve  que  cette  façon  d'agir  est  gé- 
néralement contraire  aux  intérêts  des  compagnies;  on  le  comprendra 
dans  le  cas  particulier  que  nous  allons  indiquer,  et  qui  ne  laisse 
pas  de  présenter  une  certaine  importance.  Les  compagnies  qui 
desservent  le  réseau  transindien  sont  complètement  liées  d'intérêt 
avec  celles  qui  exploitent  la  voie  anglo-méditerranéenne  ;  ce  sont 
les  mêmes  actionnaires,  les  mêmes  agens,  il  n'y  a  presque  qu'une 
seule  et  même  compagnie.  Il  est  donc  naturel  que  le  réseau  trans- 
indien donne  toutes  ses  dépêches  pour  l'Europe  à  la  ligne  méditer- 
ranéenne ;  mais,  entre  les  deux  tronçons  ainsi  solidaires,  il  y  a  un 
intermédiaire  :  de  Madras  à  Bombay,  il  faut  emprunter  les  lignes  de 
l'ofiice  indien.  Celui-ci  peut  donc,  si  la  voie  que  doivent  suivre  les 
dépêches  ne  lui  est  pas  impérieusement  indiquée,  en  retirer  une 
partie  à  la  ligne  médîterranéenne  et  les  confier  à  des  compagnies 
rivales,  comme  par  exemple  Y Indo-European.  Dans  un  tel  état  de 
choses,  on  conçoit  que  les  compagnies  veuillent  laisser  dans  tous 


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LA  TÉliGBAPHIE  INTERNATIONALE.  581 

les  cas  aux  bureaux  d'origine  le  soin  de  tracer  expressément  la 
rente  des  dépêches  jusqu'au  bout  de  leur  parcours.  Si  naturel  que 
soit  leur  désir,  fallait-il  aller  pour  le  satisfaire  jusqu'à  renoncer  à 
une  disposition  utile  au  service?  La  conférence  ne  le  pensa  pas,  et 
ce  fut  là  un  des  premiers  conflits  graves  qui  s'élevèrent  entre  les 
champions  des  deux  camps. 

Nous  ne  suivrons  pas  d'ailleurs  dans  ses  différentes  phases  cet 
antagonisme  qui  règne  désormais  entre  les  compagnies  et  les  états. 
Nous  l'avons  spécifié  par  quelques  traits  particuliers,  et  il  suffit  de 
rappeler  en  termes  généraux  que  c'est  là  maintenant  le  plus  gros 
embarras  que  rencontre  l'association  télégraphique.  En  vain  les  dé- 
légués de  Rome  cherchèrent  à  l'atténuer  en  modifiant  le  régime  des 
adhésions  au  traité,  et  ce  n'est  pas  trop  s'aventurer  que  de  dire 
qu'ils  manquèrent  le  but.  On  en  jugera  par  la  lettre  qu'un  groupe  de 
compagnies  unies  remit  à  la  conférence  avant  de  se  retirer.  On  y  lit  : 
tt  Les  délégués  des  compagnies  unies  pour  le  service  de  l'Inde,  de  la 
Chine  et  de  l'Australie  regrettent  d'avoir  à  vous  faire  part  qu'Us  ju- 
gent de  leur  devoir  de  ne  pas  faire  acte  d'adhésion  plus  intime  que 
par  le  passé  à  la  convention.  Ils  considèrent  que  le  désir  de  l'uni- 
formité, de  la  part  des  hautes  puissances  contractantes,  l'a  emporté 
sur  le  droit  des  entreprises  privées,  sans  qu'il  leur  ait  été  accordé 
aucune  compensation...  Ils  pensent  que  la  tendance  de  plusieurs 
amendemens  adoptés  dans  la  révision  actuelle  a  été  d'apporter  plus 
de  restriction  à  la  liberté  des  compagnies  que  n'avait  fait  la  con- 
vention de  Vienne,  et  que,  lorsque  des  modifications  ont  été  pro- 
posées, les  vœux  des  compagnies  ont  été  subordonnés  à  la  protec- 
tion d'intérêts  opposés  et  à  l'accroissement  de  la  réglementation 
gouvernementale...  Les  compagnies  se  proposent  donc  de  continuer 
à  vivre  comme  précédemment  sous  la  forme  du  modus  vivendi  qui 
a  existé  sous  l'empire  de  la  convention  de  Vienne.  »  La  lettre  se 
terminait  par  un  appel  à  la  protection  du  parlement  britannique, 
qui  soutiendrait  sans  doute  ses  nationaux  non-seulement  devant  le 
Post-Office  et  l'administration  indienne,  mais  encore  vis-à-vis  des 
autres  états. 

On  voit  que  les  délégués  de  Rome  n'ont  fait  aucun  progrès  dans 
le  sens  d'une  entente  avec  les  compagnies.  L'antagonisme  que  nous 
avons  signalé  subsiste  comme  par  le  passé.  Continuera-t-il  à  s'accu- 
ser aussi  nettement,  ou  en  viendra-t-il  à  s'effacer?  Les  intérêts  des 
états  et  ceux  des  compagnies  réussiront-ils  à  se  fondre  ensemble  ou 
restera-t-il  entre  eux  une  opposition  constante?  Cette  opposition 
sera-t-elle  utile  ou  nuisible  aux  intérêts  du  public?  Ce  sont  autant 
de  questions  qui  restent  en  suspens. 

Dans  cet  état  de  choses,  on  comprend  l'importance  particulière 


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582  BEYUB  DES  DB0X  HOMMES. 

qu'ont  les  décisions  prises  au  sujet  de  l'hégémoDle  télégraphique. 
A  ce  point  de  vue,  la  conférence  de  Rome  offre  deox  traits  caracté- 
ristiques :  elle  a  supprimé  le  régime  des  commissions  spéciales  et 
donné  à  Texistence  du  bureau  international  une  sérieuse  coofirma- 
tion. 

La  commission  spéciale  de  Berne  n'était  pas  arrivée  à  trancher 
le  litige  qui  lui  était  soumis.  Le  gouvernement  ottoman  avait  tout 
d'abord  refusé  sa  ratification  au  tarif  qu'elle  avait  élaboré;  puis,  re- 
venant sur  son  refus,  il  avait  en  somme  laissé  la  question  dans  un 
état  complet  d'incertitude.  Quelle  valeur  fallait-il  donner  à  la  déci- 
sion de  Berne?  Quelques  délégués  prétendaient  qu'une  commissioa 
spéciale  pouvait  seulement  interpréter  des  articles  de  la  conveatîoa 
et  n'avait  pas  qualité  pour  fixer  les  taxes;  à  la  conférence  seule  ap- 
partenait un  tel  droit.  Dès  lors,  si  la  commission  ne  pouvait  nm 
faire,  à  quoi  bon  la  convoquer  7  C'était  une  institution  inutile,  si  I'od 
bornait  à  ce  point  son  rôle.  Le  délégué  russe  parla  le  premier  de  la 
supprimer,  et  l'envoyé  italien  fit  remarquer  qu'on  la  remplacerait 
avantageusement  en  permettant  à  la  conférence  de  se  réunir,  dès 
qu'il  en  serait  besoin,  sur  la  demande  de  six  des  états  contractans. 
Enfin  on  se  rallia  à  une  proposition  formelle  faite  à  cet  égard  parle 
représentant  de  l'Autriche.  Le  régime  des  commissions  spéciales  fot 
ainsi  effacé  de  la  convention;  il  n'avait  été  appliqué  qu'une  seule 
fois,  ainsi  que  nous  l'avons  raconté. 

Quant  au  bureau  international,  tous  les  délégués  furent  d'accord 
pour  louer  la  manière  dont  il  avait  fonctionné  et  pour  l'engager  i 
continuer  dans  la  môme  voie.  Le  délégué  ottoman  proposait  bien 
de  le  renforcer  en  y  plaçant,  à  titre  permanent,  un  agent  de  chaqae 
puissance;  cette  proposition,  déjà  repoussée  en  1865,  ne  parut  paB 
justifiée  par  la  nécessité.  On  adopta  dans  ses  dispositions  principales 
un  projet  présenté  par  la  Prusse,  qui,  en  détaillant  par  le  mena 
les  occupations  du  bureau  international,  l'affermissait  dans  la  posi- 
tion modeste  où  il  s'était  tenu.  Il  héritait  naturellement  du  rôle  des 
commissions  supprimées;  il  était  chargé  de  tous  les  rapports,  de 
toutes  les  notifications  entre  les  différens  offices;  il  recevait  la  mis- 
sion de  dresser  la  carte  des  relations  télégraphiques,  restée  jusque- 
là  en  dehors  de  ses  attributions.  On  lui  confiait  enfin  le  soin  d'é- 
laborer des  modifications  reconnues  nécessaires  :  on  était  tombé 
d'accord  qu'il  fallait  alléger,  autant  que  possible,  la  convention  et 
en  reporter  un  certain  nombre  d'articles  au  règlement;  c'était  là  un 
travail  d'ensemble  qu'on  ne  pouvait  bien  faire  dans  l'agitation  de  la 
conférence;  il  fallut  le  préparer  à  loisir,  et  l'on  recommanda  au  bu- 
reau international  d'apporter  à  la  prochaine  réunion  un  projet  tout 
dressé. 


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Xâ  Tkt&GKkTBIZ  INTERNATIONALE»  563 

II  ne  restait  plus  qu'à  déterminer  l'époque  et  le  lieu  de  la  pro- 
chaine conférence.  On  adopta  d'abord  sans  objection  l'année  1875, 
puis  on  vota  au  scrutin  secret  sur  le  choix  de  la  capitale  oCi  se  tien^ 
drait  la  réunion.  Un  premier  tour  donna  les  résultats  suivans  : 
Saint-Pétersbourg,  7  voix;  Londres,  7;  Berlin,  5;  Constantinople,  1. 
Un  scrutin  de  ballottage  eut  lieu  alors  entre  les  deux  capitales  qui 
avaient  obtenu  égalité  de  voix  au  premier  tour.  Cette  fois  Saint- 
Pétersbourg  obtint  10  Bufirages  «t  Londres  également;  on  eut  r&- 
couos  alors  à  an  tirage  au  sort,  qui  dédgna  Saint- Pétersbourg«  C'est 
donc  en  Russie  qu'aura  lieu  la  conférence  de  1875,  et  l'envoyé  bri- 
tannique, en  adressant  ses  remerclmens  aux  délégués  pour  le  nombre 
de  suffrages  qui  s'étaient  portés  sur  la  capitale  de  la  Grande-Bre- 
tagne, prit  acte  des  titres  que  Londres  avait  ainsi  acquis  au  choix 
de  la  future  assemblée. 

Nous  venons  d'exposer  successivement  les  principaux  résultats 
des  conférences  de  Paris,  de  Vienne  et  de  Rome.  Pendant  que  des 
hommes  de  bonne  volonté  établissent  autour  d'un  tapis  vert  les  con- 
ditions propres  à  développer  les  relations  télégraphiques,  le  réseau 
des  lignes  et  des  câbles  s'étend  de  proche  en  proche  et  d'une  façon 
continue.  Il  y  a  peu  de  temps,  l'Amérique  du  Nord  ouvrait  à  tra- 
vers le  far-west  une  communication  entre  New- York  et  San-Fran- 
cisco;  hier,  dans  l'Amérique  du  Sud,  la  république  argentine  don- 
nait la  main  au  Chili  àtravers  les  Andes;  demain  des  câbles  partiront 
d€S  côtes  américaines  de  l'Océan-Pacifique  pour  gagner  les  mers  du 
Japon  et  de  la  Chine.  Ainsi  se  trouvera  complété  un  circuit  qui  em- 
brassera le  globe.  Notre  planète,  sillonnée  par  un  réseau  complet, 
ressemblera,  suivant  une  comparaison  souvent  employée,  à  un  être 
pourvu  d'un  système  nerveux.  Les  barrières  élevées  entre  les  na- 
tioBs  s'abaissent  et  s'effacent.  Assez  souvent  et  assez  longtemps 
nous  avons  occasion  de  nous  arrêter  sur  ce  qui  sépare  et  divise  les 
hommes,  ne  regardons  pas  comme  perdus  quelques  momens  con- 
sacrés à  ce  qui  est  fait  pour  les  rapprocher  et  les  unir. 

Edgar  Saveney. 


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DD 


ROLE  DES  FEMMES 

DANS  L'HISTOIRE  DE  FRANCE 


LES  FAVORITES. 


Il  y  a  longtemps  déjà,  on  a  protesté  ici  contre  la  tendance 
qui  portait  les  romanciers  et  les  dramaturges  à  choisir  de  préfé- 
rence leurs  personnages  dans  les  classes  déchues  et  les  classes  dan- 
'  gereuses;  nous  signalions  alors  les  graves  inconvéniens  que  pré- 
sentait, au  point  de  vue  de  la  moralité  publique  et  de  la  dignité  de 
notre  caractère  national,  cette  continuelle  exhibition  de  types  dé- 
gradés et  flétris  (1),  car,  ainsi  que  Ta  dit  un  grand  écrivain,  il  n'y 
a  que  la  santé  qui  ne  soit  pas  contagieuse,  et  Ton  ne  donne  pas 
impunément  pour  pâture  intellectuelle  à  la  curiosité  du  lecteur 
l'épopée  des  truands  et  des  filles  perdues.  Ce  que  nous  avons  dit  au 
sujet  du  roman  et  du  théâtre,  nous  pouvons  le  répéter  à  Toccasion 
de  certaines  monographies  prétendues  historiques  consacrées  à  ces 
pimbêches  et  rosées  femellesy  comme  les  appelait  Sully,  que  les  ca- 
prices des  rois  ont  fait  asseoir  sur  les  marches  du  trône.  Brantôme 
a^fait  école,  et  depuis  Odette  de  Champdivers  jusqu'à  la  comtesse 
Du  Barry  nous  avons  règne  par  règne  le  roman  des  reines  ano- 
nymes de  la  dynastie  capétienne. 

A  de  rares  exceptions  près,  les  écrivains  qui  de  notre  temps  ex- 
ploitent cette  branche  de  littérature  s'en  tiennent  à  la  partie  pure- 

(1)  Stati$tiqw  littéraire,  dans  la  Revue  du  15  noyembre  1847. 


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LES  FEMMES  DINS  l'HISTOIRE  DE   FRANCE.  585 

ment  anecdotique  et  scandaleuse,  aux  intrigues  d'antichambre  et 
de  boudoir,  aux  madrigaux  des  courdsans.  Ils  subissent  encore  à 
l^ir  insu  Timpression  des  basses  flatteries  que  les  chroniqueurs  et 
les  poètes  ont  prodiguées  à  la  belle  AgnèSy  à  Diane  de  Poitiers,  à  la 
dacfaesse  d'Étampes,  à  toute  la  série  ;  c'est  en  vain  que  l'abîme 
des  révolutions,  plus*profond  encore  que  l'abîme  des  siècles,  nous 
sépare  de  cette  monarchie  où  Bossuet  lui-même  s'inclinait  devant 
Hontespan,  où  Louis  XIV  pouvait  faire  pendre  un  malheureux  li- 
braire chez  lequel  on  avait  saisi  le  fameux  pamphlet  la  veuve  Scar- 
roriy  sans  qu'une  voix  s'élevât  dans  le  royaume  pour  protester  contre 
un  pareil  attentat,  car  la  loi  de  majesté  couvrait  les  favorites  aussi 
bien  que  le  prince.  Nous  demandons  encore  le  respect  pour  la  veuve 
Scarron  devenue  la  femme  du  grand  roi,  sous  prétexte  qu'elle  apu-- 
rifii  sa  vieillesse.  Nous  ne  voulons  pas  admettre,  même  dans  de 
sérieux  travaux  d'érudition,  qu'Odette  de  Champdivers  ait  été  fille 
d'un  marchand  de  chevaux,  et  on  lui  fabrique  une  généalogie  fan- 
tûsiste  pour  l'élever  par  la  naissance  à  la  hauteur  de  sa  desti- 
née. Nous  croyons  qu'Agnès  Sorel  a  poussé  Charles  VII  aux  grandes 
entreprises,  que  Pompadour  a  protégé  les  philosophes  par  amour 
de  la  philosophie;  nous  nous  attendrissons  sur  la  pénitence  de  La 
Yallière,  mais  nous  laissons  trop  souvent  dans  l'ombre  les  graves 
questions  que  soulève  l'intervention  des  favorites  dans  les  affaires 
du  royaume  et  leur  influence  sur  les  destinées  du  pays. 

Sous  un  gouvernement  libre,  les  individus,  quelles  que  soient  leur 
ambition  et  leur  audace,  ne  peuvent  exercer  le  pouvoir  que  dans  les 
limites  qui  leur  sont  assignées  par  les  institutions  et  les  lois;  sous 
un  gouvernement  absolu  au  contraire,  le  prince  peut  associer  à 
fexercice  de  son  autorité  telle  personne  qu'il  juge  convenable. 
Pour  devenir  un  grand  personnage,  il  suflit,  comme  le  dit  La  Bruyère, 
de  voir  le  roi  et  d'en  être  vu.  Pierre  de  La  Brosse,  barbier  de  saint 
Louis,  Olivier  Le  Dain,  barbier  de  Louis  XI,  Lebel,  valet  de  chambre 
de  Louis  XV  et  gouverneur  du  Parc-aux-Cerfs,  tiennent  dans  l'état 
une  place  importance.  Sauf  quelques  grands  règnes,  où  les  rois 
élèvent  les  intérêts  du  pays  et  leur  souveraineté  au-dessus  de  leurs 
passions  ou  de  leurs  faiblesses,  la  vieille  monarchie  est  livrée  aux 
iofluences  des  entourages,  et  depuis  les  maires  du  palais,  qui  ne 
servent  la  royauté  franque  que  pour  la  perdre,  jusqu'aux  roués  de 
Louis  XV ,  qui  la  corrompent  pour  la  dominer,  chacun ,  dans  ce 
monde  étrange  et  remuant  qu'on  appelle  la  cour,  veut  prendre  une 
part  de  ce  pouvoir  dont  le  fardeau  semble  trop  pesant  pour  ud  seul 
homme.  Les  favorites,  par  la  nature  de  leurs  relations,  étaient 
mieux  que  personne  en  mesure  d'en  aiTacher  des  lambeaux,  quand 
elles  ne  l'usurpaient  pas  tout  entier;  elles  ont  vengé  les  femmes, 


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586  REVUE,  DES  DfEDX  IfONBES. 

qne  la  fiction  de  la  i<H  salic[ae  avait  exdaes  de  ia  sucoession  an 
trûne,  en  créant  à  côté  du  gouvernemmt  légal  un  gouYerneneat 
occulte,  mystérieux  et  irresponsable;  leur  puissance  a  été  d'autust 
plus  grande  qu^elIe  ne  connaissait  d'autres  bornes  que  la  Tolonté 
des  rois  qiu  étaient  à  leurs  pieds,  d'autre  écueil  que  la  satiété,  et 
nmpérieuse  faiblesse  de  leur  sexe;  Vimpotentia  muliebrisy  si  &tale 
aux  <ïésars,  n'a  pas  été  moins  fatale  aux  rois  très  chrétieiis,  aox 
protecteurs-nés  du  saint-siége,  aux  fils  aînés  de  l'églÎBB. 

I. 

Sous  la  première  race,  la  promiscuité  la  plus  complète  règne 
parmi  les  Mérovingiens.  Placés  en  présence  de  leurs  traditions  na- 
tionales, qui  autorisent  les  grands  personnages  à  prendre  plusieurs 
femmes  en  signe  de  noblesse^  —  de  la  législation  romaine,  qui  re- 
connaît deux  sortes  d'union.  Tune  officielle,  jnstœ  nupîiœj  Vautre 
purement  fantaisiste,  —  du  mariage  chrétien,  qui  n'admet  qu'une 
seule  femme,  —  ils  mêlent  et  confondent  tout,  et  la  plupart  d'entre 
eux  ont  tout  à  la  fois  des  femmes  qu'ils  épousent  ecclésiastique- 
ment,  qui  sont  déclarées  reines  et  regardées  comme  légitimes,  des 
femmes  qui,  pour  être  mariées  ecclésiastiquement,  portent  aussi 
par  tolérance  le  titre  de  reines,  mais  ne  sont  point  réputées  légi- 
times, et  de  simples  favorites,  en  nombre  illimité,  qui  ne  portent 
aucun  titre,  mais  qui  peuvent  toujours  devenir  reines.  Ces  diverses 
catégories  formaient  comme  autant  de  branches  dont  les  rejetons 
venaient  disputer  la  couronne,  car  tous  les  enfans  nés  des  rois, 
quelle  que  fût  la  condition  de  leur  mère,  étaient  aptes  à  succéder. 
Ce  fut  là,  sous  la  première  race,  une  source  de  troubles  et  de 
crimes  :  le  nombre  des  prétendans  compliquait  l'anarchie  au  mo- 
ment où  s'ouvrait  la  succession  royale.  Les  leudes,  en  leur  qualité 
d'hommes  libres,  repoussaient  des  princes  nés  d'esclaves  comme 
Bathilde,  de  fileuses  de  laine  comme  Méroflède;  l'ambition  de  sup- 
planter les  reines  légitimes  engageait  des  luttes  implacables  entre 
les  femmes  du  sérail  mérovingien,  et  la  paysanne  Frédégonde  ve- 
nait s'asseoir  sur  le  trône  de  Clovîs  en  marchant  sur  les  cadavres 
d'Audovère  et  de  Guleswînthe. 

Le  mariage  royal  ne  prit  qu'à  l'avènement  de  Hugues  Capet  le 
caractère  qu'il  devait  conserver  jusqu'aux  derniers  jours  de  la  mo- 
narchie; cependant  l'église  admit  le  système  de  la  répudiation, 
sous  la  réserve  qu'elle  aurait  seule  le  droit  de  rompre  les  liens  que 
seule  elle  avait  le  droit  de  consacrer  (1),  et  ce  fut  encore  là  dans 

(1)  La  répudiation  fat  toujours  aatorisée  en  fayear  des  rois  arec  la  faculté  de  coq* 


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LES   FEMMES  1>ANS  l'HISTOIBB  DB  FRANCE.  587 

les  premiers  siècles  capétiens  une  cause  de  troubles  très  graves 
par  les  répadiations  de  Berthe,  d'Éiéonore  d'Aquitaine  et  d*Inge- 
barge.  L'intérêt  dynastique  lit  comprendre  aux  rois  la  nécessité  de 
âonaer  pour  base  à  l'ordre  de  succession  la  fixité  du  mariage,  et 
depuis  Philippe-Auguste  jusqu'à  la  révolution  Louis  XII  et  Henri  IV 
forent  les  seuls  qui  profitèrent  des  dispositions  du  droit  canonique 
et  de  la  bonne  volonté  des  papes  pour  changer  de  femmes  légi- 
times; mais  la  plupart  se  dédommagèrent  laidement  de  la  contrainte 
que  leur  imposaient  la  politique  et  la  religion. 

A  dater  du  règne  de  Charles  YI,  les  reines  de  hasard  s'identiGent 
avec  les  nns;  elles  font  pour  ainsi  dire  partie  intégrante  de  la  mo- 
naichie  et  formeut,  à  côté  des  branches  cadettes,  comme  une  troi- 
^me  branche  qui  se  recrute  indistinctement  dans  la  noblesse  et  la 
roture.  Sur  les  quinre  derniers  rois  de  la  troisième  race,  on  en 
compte  douze  qni  pratiquent  publiquement  la  polygamie  mitigée  des 
temps  mérovingiens.  Les  favorites  se  succèdent,  suivant  le  mot  de 
Brantôme,  «  comme  un  clou  qui  chasse  l'autre,  »  et  plus  on  se  rap- 
proche de  notre  temps,  plus  elles  sont  nombreuses  et  puissantes. 
A  côté  de  Charles  VI,  nous  trouvons  Odette  de  Champdivers;  à  côté 
de  Charles  VII,  Agnès  Sorel,  Antoinette  de  Meignelai,  dame  de  Vil- 
lequier,  Gérarde  Gassignol,  plus  une  espèce  de  sérail  permanent 
qui  aide  le  roi  de  Bourges  à  perdre  gatment  son  royaume;  à  côté 
de  Louis  XI,  Marguerite  de  Sassenaye,  Huguette  de  Jacquelin,  qui 
Teprésentent  l'ordre  de  la  noblesse,  et  Phélise  Renard,  la  Gîgonneet 
la  Passefilon,  qui  représentent  l'ordre  du  tiers  et  ces  gens  de  petit 
état  parmi  lesquels  Louis  aimait  à  prendre  ses  confidens  et  ses  bour- 
reaux; à  côté  de  François  I",  N.  Gureon,  Étampes,  Ghateaubriant, 
la  Féronniëre  ou  l'Avocate,  et  peut-être  Anne  de  Boleyn  et  Diane  de 
Poitiers;  àcôté  de  Henri  II,  Philippe  Duc,  Flavin  de  Leviston,  Nicole 
de  Savigny,  Diane  de  Poitiers  ;  à  côté  de  Charles  IX,  Marie  Touchet  ; 
à  côté  de  Henri  III,  Renée  de  Rieux,  Marie  de  Glèves  ;  à  côté  de 
Henri  IV,  d'Ayelle,  Gabrielle,  Tignonville,  Martine,  de  Luc,  Arman- 
dine,  Montaîgu,  Fleurette,  la  Glandée,  Boînville,  Corisande  d'An- 
douins,  Charlotte  des  Essarts,  Antoinette  de  Pons,  Marie  de  Beauvîl- 
liers,  et  bien  d'autres  encore  que  nous  renonçons  à  nommer,  car 
nous  arriverions  à  57,  et  nous  n'aurions  point  encore  épuisé  la  liste; 
—  auprès  de  Louis  XIV,  âgé  de  quinze  ans.  M**  de  Beauvais,  âgée 
de  quarante-cinq,  et  plus  tard,  en  avançant  dans  le  règne,  Lamotte 
d'Agoncourt,  La  Vallière,  Fontanges,  Montespan,  la  marquise  de 

tracter  un  second  mariage.  I^e  divorce,  que  bien  des  gens  regardent  comme  une  in- 
stitatiaB  réroYatîoBnaire,  avait  été  admis  par  l'église  dès  les  premiers  temps  de  la 
moaardiîe,  et,  quand  Napoléon  demandait  à  Toificialité  de  Paris  de  casser  son  mariage 
avec  Joséphine,  il  ne  fit  que  reprendre  la  tradition  de  Louis  VU  et  de  Henri  IV, 


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588  BBTUB  DE^  DEUX  MONDES* 

Soubise,  plus  un  certain  nombre  de  filles  d'honneur  de  la  reine  et 
de  filles  de  service  des  cuisines  et  des  basses-cours  de  Versailles; 
—  à  côté  de  Louis  XV,  Mailly,  Gbâteauroux,  Vintimille,  de  Ro- 
mans, Pompadour,  sans  compter  l'Irlandaise  Hurphy,  la  petite 
bouchère  de  Poissy ,  la  petite  cordonnière  de  Verssdlles,  et,  si  Ton 
s'en  rapporte  aux  évaluations  de  la  chronique  scandaleuse,  une 
centsdne  d'autres  petites  bourgeoises,  hôtesses  passagères  du  Parc- 
aux-Gerfs,  et  dont  la  plupart  sortaient  à  peine  de  l'enfance. 

Cinquante-sept  favorites  publiquement  avouées,  une  centaine 
d'enfans  naturels,  bâtards  de  France,  comme  on  disait  sous  l'an- 
cien régime,  ou  princes  légitimés  (1),  tel  est  le  bilan  des  galanteries 
capétiennes  de  lAOO  à  177A.  Les  Bourbons  tiennent  le  premier 
rang  par  le  nombre  et  la  variété  du  choix,  qui  descendait  jusqu'à 
rencontrer  la  rivalité  des  laquais  et  des  gardes  françsuses,  et,  re- 
marquable coïncidence,  le  progrès  de  l'immoralité  officielle  est  en 
rapport  direct  avec  le  progrès  du  pouvoir  absolu. 

Ce  n'était  pas  impunément  pour  le  bon  ordre  de  l'administration, 
la  politique  générale,  les  finances  et  la  prospérité  du  royaume, 
que  les  favorites  venaient  s'asseoir  sur  les  marches  du  trône;  il 
fallait,  suivant  le  mot  de  Richelieu,  assouvir  la  grosse  fdm  de  leur 
ambition,  acheter  les  complaisances  de  leurs  pères  ou  de  leurs  maris, 
démembrer  le  domaine  pour  leur  créer  des  apanages,  placer  leurs 
créatures  et  leur  assurer  une  grande  situation.  Les  rois  se  firent  un 
point  d'honneur  de  les  traiter  royalement;  ils  ouvrirent  à  leurs 
proches  l'accès  des  plus  hautes  fonctions  et  leur  ouvrirent  à  elles- 
mêmes,  sur  les  deniers  de  l'état,  des  crédits  illimités  «  pour  les 
habits,  meubles,  équipages,  bâtimens,  jardinages,  dorures,  dia- 
prures,  bagues,  joyaux,  mascarades,  ballets,  jeux,  brelans  et 
autres  bombances,  somptuosités  et  dissolutions  superflues.  » 

Charles  VII  donne  au  baron  de  Villequier,  mari  d'Antoinette  de 
Maignelai,  les  lies  d'Oléron,  de  Marennes  et  d'Arverst;  Louis  XI 
fait  du  mari  de  la  Passefilon,  petit  marchand  de  province,  un  con- 
seiller à  la  chambre  des  comptes;  François  P'crée  duc  d'Étampeset 
gouverneur  de  Bretagne  Jean  de  Brosse,  mari  d'Anne  de  Pisseleu; 
Henri  IV,  pour  attirer  Gabrielle  à  la  cour  et  la  fixer  près  de  lui, 
nomme  son  père  membre  du  conseil.  Les  faveurs  qui  paient  la 
honte  descendent  du  père  et  de  l'époux  à  toute  la  famille.  Agnès 
Sorel  mit  si  bien  à  profit  les  premières  tendresses  de  Charles  VU 
que  sa  liaison,  tenue  quelque  temps  secrète,  fut  divulguée  par  les 
dignités  ecclésiastiques  qui  vinrent  tout  à  coup  surprendre  ses 

(1)  Le  plas  fort  contingent  à  la  liste  des  bâtards  de  France  a  été  fourni  par  Louis  XV; 
mais  ce  triste  prince  est  encore  singulièrement  distancé  par  le  roi  de  Pologne  Frédé- 
ric-Auguste II,  qui  n*eut  pas  moins  de  354  enfans  naturels. 


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LES   FEMMES  DANS  L'hISTOIRE  DE  FRANCE.  589 

parens  dans  leor  obscurité  (i).  La  duchesse  d'Étampes  fit  à  elle 
seule  parmi  ses  oncles  un  archevêque,  parmi  ses  frères  trois  évoques, 
parmi  ses  sœurs  deux  abbesses.  Gabrielle  et  La  Valliëre  se  montrè- 
rent plus  modestes,  elles  se  contentèrent  chacune  d'un  évêque. 

Ce  que  les  favorites  exigeaient  pour  leurs  proches  n'était  rien  en 
comparaison  de  ce  qu'elles  exigeaient  pour  elles-mêmes.  Absolues 
dans  leurs  caprices,  parce  qu'elles  savaient  les  rois  absolus  dans 
leur  pouvoir,  elles  prélevaient  les  plus  lourds  tributs  sur  la  fortune 
de  l'état.  Diane  de  Poitiers,  pour  puiser  librement  dans  le  trésor 
public,  fait  nommer  l'une  de  ses  créatures,  Blondet  de  Rocquan- 
court,  surintendant  des  finances  ;  elle  obtient  pour  son  gendre,  le 
ducd'Aumale,  le  don  de  toutes  les  terres  vacantes  du  royaume;  elle 
vend  son  patronage  à  François  Allamand,  l'un  des  présidens  de  la 
chambre  des  comptes,  qui  exerce,  grâce  à  la  protection  intéressée 
dont  elle  le  couvre,  «  un  vrai  brigandage  dans  les  gabelles.  »  Ces 
rapines  ne  lui  suffisent  pas  encore  :  elle  se  fait  donner  le  droit  de 
confirmation,  le  marc  d'or,  qui  se  lève  sur  les  oflices  à  chaque 
changement  de  titulaire.  Henriette  d'Entragues  se  montre  fidèle 
aux  traditions  de  Diane;  elle  exige,  comme  arrhes,  le  marquisat  de 
Yemeuil  et  cent  mille  écus,  ce  qui  représentait  le  produit  des 
tsdlles  de  trois  ou  quatre  provinces;  quand  elle  les  a  touchés,  elle 
cabale  avec  le  prince  de  Joinville  pour  obtenir  un  droit  de  quinze 
sous  sur  chaque  ballot  de  laine  à  l'entrée  et  à  la  sortie  du  royaume, 
et  ce  n'est  pas  trop  de  la  raison  et  de  la  fermeté  de  Sully  pour  faire 
comprendre  à  Henri  IV  que  les  impôts  sur  les  matières  premières 
appartiennent  non  pas  aux  favorites,  mais  à  l'état.  Fontanges  reçoit 
de  Louis  XIV,  à  titre  de  traitement  fixe,  100,000  écus  par  mois, 
non  compris  les  colliers  de  perle  de  150,000  livres,  les  robes  en 
point  d'Angleterre,  les  couvertures  de  lit  en  brocart  d'or,  et  son 
prix  de  revient  ne  s'élève  pas  à  moins  de  12  millions  pour  trois  ans. 
D'Argenson  paie  avec  les  fonds  des  affaires  étrangères  les  dettes 
de  M"*  de  Mailly;  la  Pompadour,  on  le  sait  par  les  registres 
qu'elle  tenait  elle-même  avec  l'exactitude  d'un  caissier,  coûte  à 
Louis  XV  en  argent  comptant  prélevé  sur  le  budget  des  recettes 
36,726,000  francs,  non  compris  les  petits  présens  et  les  bénéfices 
qu'elle  réalisait  au  moyen  des  croupes^  espèce  d'abonnemens  que 
les  fermiers-généraux  lui  payaient  pour  obtenir  des  remises  sur  le 
prix  de  leurs  baux  et  s'assurer  par  son  appui  l'impunité  de  leurs 
exactions.  La  Du  Barry  est  plus  dispendieuse  encore,  et  son  règne 
correspond  à  la  plus  triste  période  de  l'histoire  de  nos  finances,  celle 

(1)  «  Accessit  ad  stupri  suspicionem  propinquorum  Âgnetis  ad  dignitates  ecclesias- 
ticas  repentina  promotio.  ■  Robert  Gaguin,  in  Carolo  VJI,  lib.  x,  fol.  240.  Édition  de 
1510. 


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560  REVUE  DES  DEnX  MONDES. 

OÙ  Tescroc  tonsuré  dont  elle  avait  fait  le  ministre  de  la  banque- 
route,  l'abbé  Terray»  supprime  d'un  seul  trait  de  plume  20  mil- 
lions de  rentes  annuelles,  et  met  la  main  sur  les  tontines  et  les 
dépôts  judiciaires. 

Ce  n'était  point  seulement  par  les  sommes  qu'elles  touchaient 
en  espèces ,  par  les  présens  et  les  fêtes  que  l^s  favorites  contri- 
buaient à  ruiner  le  trésor,  c'était  aussi  par  les  dépenses  de  toute 
nature  dans  lesquelles  elles  entraînaient  indirectement  les  rois.  La 
manie  de  bâtir  qui  signale  le  règne  des  derniers  Valois  et  des  Bour- 
bons s'exerce  surtout  à  leur  profit.  Henri  II  fait  construire  Anet 
pour  Diane  de  Poitiers;  François  P'  réédifie  Fontainebleau  sur  un 
nouveau  plan  pour  plaire  à  la  duchesse  d'Étampes.  II  faut  en  oatre 
pensionner  les  dames  de  beauté  lorsqu'elles  arrivent  à  l'âge  de  la 
retraite,  encourager  par  de  fortes  primes  le  métier  d'épouseur  de 
filles  délaissées  par  les  rois,  qui  était  devenu  la  spécialité  des  gentils- 
hommes pauvres,  et  compter  par  exemple  200,000  livres  au  mar- 
quis de  Vintimille  pour  qu'il  donne  son  nom  à  M"**  de  Nesle;  il  faut 
encore  garantir  aux  bâtards  de  France  et  aux  princes  légitimés  une 
situation  en  rapport  avec  leur  origine,  et  ce  n'était  pas  trop  de 
12,000  livres  de  rentes  pour  chacun  des  enfans  issus  du  Parc-aux- 
Cerfs,  et  de  320,000  livres  de  rentes  pour  le  duc  du  Maine,  issu  de 
Montespan,  la  Junon  tonnante  et  triomphante,  comme  l'appelle 
M"**  de  Sévigné. 

Les  états 'généraux  et  après  eux  les  parlemens  protestèrent  en 
vain  contre  les  dépenses  qu'ils  nommèrent  par  euphémisme  les  dé- 
penses de  l'hôtel  ou  de  la  maison  du  roi.  François  I",  pour  se  dé- 
rober à  toute  espèce  de  contrôle  et  faire  disparaître  les  traces  des 
prodigalités  compromettantes,  introduisit  l'usage  des  mandats  con- 
nus sous  le  nom  de  bons  ou  acquits  au  comptant.  Ces  mandats,  sur 
lesquels  la  nature  des  crédits  n'était  point  spécifiée,  étaient  sol- 
dés à  vue  par  les  trésoriers-généraux,  qui  les  adressaient  au  roi 
immédiatement  après  les  avoir  acquittés,  et  celui-ci,  à  la  fin  de 
chaque  exercice,  les  faisait  brûler  en  sa  présence.  On  admettait  en 
principe  qu'ils  devaient  être  exclusivement  appliqués  soit  aux  sub- 
sides que  la  France  payait  aux  princes  étrangers,  soit  aux  affaires 
intérieures  qu'il  importait  de  tenir  secrètes;  mais  ce  n'était  là  qu'une 
fiction.  Le  prince  était  toujours  libre  d'en  disposer  à  son  gré,  et 
c'est  au  moyen  de  cette  comptabilité  mystérieuse  que  l'or  des  tré- 
soriers, auxquels  on  donnait  le  nom  dérisoire  de  trésoriers  de  l'é- 
pargne, passa  discrètement  du  trésor  public  dans  la  cassette  de 
Chateaubriant,  de  Fontanges  et  de  Pompadour. 

La  noblesse  et  les  plus  hautes  dignités  furent  gaspillées,  comme 
l'argent,  au  profit  des  favorites.  Charies  V,  pour  récompenser  les 


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LES   FEMMES  DANS  l'hISXOIRE   DE   FRANCE.  &li^ 

villes  qui  s'étaient  signalées  entre  toutes  dans  la  guerre  contre  les 
Anglais,  Charles  Yll,  pour  honorer  les  parens  de  Jeanne  d'Arc,  leur 
avaient  donné  le  droit  d'ajouter  à  leurs  armoiries  un  chef  des  armes 
de  France.  Louis  XIV,  ptur  récompenser  La  Yallière  d'avoir  mia  au 
mo&de  une  fille  naturelle»  illustra  son  blason  des  trois  fleurs  de  lis 
dont  ses  ancêtres  avaient  fait  le  symbole  du  patriotisme»  et  Louis  XV 
acheva  l'avilissement  des  dignités  et  des  titres  en  créant  M"'''  d'É- 
Uoles  siarquise  de  Pompadour  et  la  fille  Lange  comtesse  Du.  Barry. 

IL 

Désastreuse  pour  radministration,  qu'elle  peuplait  de  créatures 
îadignes  ou  incapables»  pour  l'église»  qu'elle  avilissait  en  £edsaAt 
tomber  en  quenouille  l'investiture  par  la  crosse  et  l'anneau»  pour 
les  finances,  qu'eUe  livrait  au  gaspillage,  l'influence  des  favorites 
n'a  pas  été  moins  désastreuse  au  point  de  vue  de  la  politique  gêné- 
lale.  Chaque  fois  qu'elles  sont  intervenues  dans  les  aflaires  du 
royaume,  elles  n'ont  fait  qu'y  porter  le  trouble  et  le  désordre»  et 
les  glorifications  dont  quelques-unes  ont  été  l'objet  ne  sont  que 
l'écho  des  flatteries  mensongères  des  poètes  ou  des  courtisans. 

D'après  une  vieille  tradition  invariablement  reproduite  dans  la 
plupart  des  livres  modernes»  Agnès  Sorel»  la  dame  de  beauté^  aurait 
arraché  Gbaiies  VII  à  sa  torpeur  et  provoqué  les  mesures  qui  ame- 
nèrent l'expulsion  des  Anglais.  Agnès  se  trouverait  ainsi  associée  à 
la  gloire  de  Jeanne  d'Arc;  mais  ce  n'est  là»  pour  l'honneur  de  Jeanne 
et  pour  l'honneur  de  la  France,  qu'une  légende  mise  en  avant  au 
m*  siècle  par  un  roi»  François  V\  qui  avait  intérêt  à  réhabiliter 
Tinflaence  des  femmes  de  cour»  et  par  un  poète  et  un  gentilhomme 
qui  pensaient  avancer  leur  fortune  auprès  de  celles  qui  régnaient 
sur  leur  maître»  comme  Agnès  avait  régné  sur  Charles  le  Victorieux. 
Le  signal  de  la  réhabilitation  a  été  donné  par  François  P'  dans  ce 
quatrain  célèbre  : 

Gentille  Agnès,  plus  d'amour  tu  mérite» 
La  cause  étant  de  France  recouvrer, 
Que  ce  que  peut  dedans  un  cloître  oavrer 
Clause  nonnain  ou  bien  dévot  ennite. 

Brantôme,  au  sixième  discours  des  Dames  galantes^  a  paraphrasé  en 
prose  le  quatrain  royal,  Baïf ,  à  son  tour,  l'a  paraphrasé  en  vers 
dans  une  espèce  d'héroïde  où  la  dame  de  beauté  cherche  à  stimuler 
le  courage  du  roi  de  Bourges  : 

Vous  aimant.  Je  ne  puis  souffrir  qtxe  l'on  médise 
Do  Totre  majesté,  que,  pour  être  surpriae 


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592  BEYUB  DBS  DBDX  MONDES. 

De  l'amoHr  d'une  femme,  on  Taccase  d*ayoir 
Uis  en  oubli  du  roi  Thonneur  et  le  devoir. 

Antérieurement  aux  vers  de  François  P'  et  de  Baîf,  et  au  chapitre 
de  Brantôme,  on  ne  trouve  rien  dans  les  écrivains  du  xv*  siècle, 
rien  dans  les  faits  qui  confirme  le  rôle  patriotique  d'Agnès.  Les 
dates  mêmes  le  démentent,  car  la  guerre  de  la  délivrance  était 
commencée  longtemps  avant  que  Charles  VII  eût  rencontré  la  femme 
poétisée  par  le  vainqueur  de  Marignan,  et  le  seul  mérite  que  l'on 
puisse  accorder  à  la  dame  de  beauté,  c'est  d'avoir  soutenu  Jacques 
Cœur  contre  ses  ennemis.  Agnès  n'avait  rien  fait  pour  le  salut  de  la 
France.  Les  favorites  de  François  l"  firent  tout  pour  sa  ruine.  La 
comtesse  de  Chateaubriant  compromet  nos  armes  et  notre  politique 
en  Italie  par  la  protection  toute-puissante  dont  elle  couvre  ses  trois 
frères,  Lautrec,  Lescure  et  Lesparre.  Elle  fait  donner  à  Lautrec  le 
gouvernement  du  Milanais;  celui-ci,  par  son  despotisme  et  sespil- 
leriesy  rend  la  domination  française  odieuse  aux  Italiens;  il  se  fait 
battre  à  la  Bicoque,  et  malgré  ses  fautes  il  se  maintient  toujoun 
en  grâce,  car  sa  sœur,  dit  Brantôme,  a  rabat  tous  les  coups,  »  ce 
qui  donne  lieu  à  un  dicton  populaire  :  «  Chateaubriant  a  perdu  et 
défait  Milan.  »  Lescure,  aussi  incapable  que  brave,  est  forcé,  par 
suite  de  fausses  manœuvres,  de  s'enfermer  dans  Crémone  et  s'y 
laisse  prendre  avec  son  armée.  Lesparre  fait  couper  la  tète  au  mar 
quis  Pallavicini  pour  s'emparer  de  ses  biens;  il  attaque  Reggio 
malgré  la  défense  qui  lui  avait  été  faite  de  porter  la  guerre  dans  les 
états  du  pape,  et  par  ce  coup  de  tète  il  donne  un  prétexte  i  Léon  X 
de  se  tourner  contre  la  France.  Le  roi  se  montre  très  irrité;  mus, 
grâce  à  l'intervention  de  leur  sœur,  les  trois  frères  finissent  toujours 
par  rentrer  en  faveur,  et  a  tout  se  rhabille  par  l'amour,  »  excepté 
la  fortune  de  nos  armes. 

D'Étampes  succède  à  Chateaubriant,  et  trouve  devant  elle  Diane 
de  Poitiers,  la  favorite  du  dauphin  Henri.  Une  lutte  d'influence 
s'établit  entre  ces  deux  femmes  et  devient  le  pivot  de  la  politique. 
D'Étampes  soutient  les  réformés,  Diane  les  catholiques.  La  cour, 
tiraillée  par  les  deux  tendances,  flotte  entre  la  persécution  et  la 
tolérance,  et  cette  étrange  situation,  qui  crée  par  la  favorite  du  père 
et  celle  du  fils  deux  gouvememens  dans  l'état,  se  prolonge  jus- 
qu'en 1547. 

Épuisé  par  les  excès  et  frappé  de  mort  par  l'Avocate,  François  I*' 
marchait  lentement  vers  la  tombe.  Diane  allait  régner  sans  partage. 
D'Étampes,  par  vengeance  et  par  cupidité,  vendit  à  l'Espagne  ce 
royaume  qui  allait  bientôt  lui  échapper.  Le  dauphin  ayant  été  mis 
en  15A1  à  la  tête  d'une  armée  qui  devait  agir  dans  le  midi  et  as- 


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LES  F£M11ES  DANS  l'HISTOIRE  DE  FRANCE.  593 

siéger  Perpignan,  elle  livra  aux  Espagnols  le  secret  des  opérations 
militaires,  et  Texpédition  fui  manquée.  En  15AA,  elle  fit  tomber 
entre  leurs  msdns,  par  de  faux  ordres,  Saint-Dizier,  que  le  comte 
de  Sancerre  défendait  vaillamment,  vendit  à  Gharles-Quint  les  ma- 
gasins de  l'armée  française  amassés  à  Château-Tbierry  et  à  Éper- 
nay,  lui  ouvrit  la  route  de  Paris,  et  consomma  ses  trabisons  en  né- 
gociant le  traité  de  Crespy,  qui  donna  d'un  seul  coup  à  l'Espagne 
vingt  places  importantes. 

Diane  de  Poitiers,  reine  de  fait  par  l'avènement  de  Henri  II,  ne 
pactisa  point  avec  l'étranger,  mais  elle  se  fit  la  complice  et  l'es- 
clave de  l'ambition  des  Guises  :  eorum  libidini  ancillabatur^  dit  De 
Thou.  Elle  provoqua  par  ses  tendances  intolérantes  et  l'élévation 
da  cardinal  de  Lorraine  une  violente  réaction  catholique  qui  pré- 
para l'explosion  des  guerres  civiles.  Henri  II  s'était  complètement 
effacé  devant  elle,  et,  tandis  que  les  poètes  de  cour  célébraient  sa 
piété  et  sa  cbasteté,  d'autres,  mieux  inspirés,  rimaient  cette  verte 
épigramme  : 

Sire,  si  vous  laissez,  comme  Charles  (1)  désire, 
Comme  Diane  veat,  par  trop  vous  gouverner. 
Fonder,  pétrir,  mollir,  refondre,  retourner, 
Sire,  vous  n'êtes  plus,  vous  n*êtes  plus  que  cire. 

Les  favorites  sous  Charles  IX  s'éclipsèrent  devant  Catherine  de  Mé- 
dicis,  et  sous  Henri  III  devant  les  mignons;  mais  les  nombreuses 
faiblesses  de  Henri  IV  leur  rendirent  une  certaine  importance,  et, 
sans  exercer  comme  sous  quelques-uns  des  précédens  règnes  une 
action  décisive  sur  la  politique,  elles  firent  encore  sentir  leur  in- 
fluence par  des  dilapidations  dans  le  trésor  public  et  des  actes  com- 
promettans  pour  la  paix  du  royaume. 

Subjugué  par  l'ascendant  de  Gabrielle,  Henri  IV  reconnut  ses  en- 
fans,  et,  quoiqu'il  n'eût  rien  stipulé  en  leur  faveur  au  sujet  de  la 
succession  à  la  couronne,  il  n'en  porta  pas  moins  une  grave  atteinte 
au  droit  monarchique,  qui  était  sorti  victorieux  et  affirmé  des  trou- 
bles de  la  ligue.  Une  nouvelle  famille  de  prétendans  fut  greffée  sur 
la  souche  royale,  et  le  fils  aîné  de  Gabrielle,  César,  duc  (Je  Ven- 
dôme, dit  César  monsieur^  ne  justifia  que  trop,  sous  le  règne  de 
Louis  XIII,  les  appréhensions  manifestées  par  Sully.  Marié  à  la  fille 
du  duc  de  Mercœur,  qui  lui  céda,  comme  présent  de  noces,  le  gou- 
vernement de  la  Bretagne,  il  essaya  de  soulever  cette  province  et 
de  s'y  rendre  indépendant,  conspira  contre  Richelieu,  et  fut  même 
accusé,  en  1641,  d'avoir  tenté  de  l'empoisonner. 

Henriette  d'Ëntragues,  qui  remplaça  Gabrielle,  voulut  comme  elle 

(I)  Le  cardinal  Charles  de  Lorraine. 
TOMB  CI.  —  1872,  38 


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i9h  BETUB  BSS  DEUX  MONDIS» 

se  faire  épouser;  elle  était  fille  de  Marie  Touchet»  la  iimrtle  d* 
Charles  IX,  et  elle  s^autorisait  de  cette  origine  presque  royale  pour 
aspirer  à  la  counmae.  Henri  11  Ini  ayait  sigué  une  promesse  de 
mariage,  qai  fut  déchirére  par  Sully;  pour  se  venger  du  mîoistre, 
elle  s'allia  aux  ennemis  du  roi,  entra  dans  le  complot  de  Biron,  ou- 
vrit,  comme  d'Éiampes^  des  n^oeiations  avec  l'Espagne,  et  favorisa 
les  projets  de  Philippe  III  comme  la  France* 

Les  exemples  donnés  aux  Bourbons  par  le  fondateur  de  leur  dy* 
nastie  furent  fatals  à  Louis  XIV  et  à  Louis  XV»  car  jusqu'alors 
l'idéal  de  la  royauté  françsdse,  de  la  royauté  religieuse,  militaire  et 
jttsticiëre,  s'était  incamé  dans  saint  Louis.  Ce  gi*and  prince  dommait 
la  tradition  monarchique  comme  son  type  le  plus  parfait,  et  le  soa- 
venir  de  ses  vertus  s'était  perpétué  à  travers  le  moyen  âge,  »non 
comme  un  frein,  du  moins  comme  un  reproche  pour  ceux  de  ses 
descendans  qui  avilissaient  leur  caractère  de  princes  chrétiens  et  de 
chefs  d'un  grand  état;  mais  avec  Henri  IV  le  type  change.  Ce  n'est 
plus  le  saint,  c'est  le  vert  galant  qu'on  se  fait  un  point  d'hoDiiear 
d'imiter,  en  excusant  ses  faiblesses  par  la  gloire  et  les  bienfaits  de 
son  règne. 

Tout  en  faisant  revivre  les  traditions  de  galanterie  de  son  il- 
lustre aïeul,  Louis  XIV  était  trop  personnel,  trop  jaloux  de  son 
pouvoir,  pour  laisser  les  favorites  intervenir  officiellement  et  ou- 
vertement dans  les  affaires  de  l'état.  Leur  action  ne  s'est  fait  sentir 
sous  son  règne  que  d'une  manière  détournée,  mais  elle  n'en  est 
pas  moins  très  réelle,  et  l'on  peut  en  suivre  la  trace  depuis  la  mort 
d'Anne  d'Autriche  jusqu'aux  premières  années  du  xviii*  siècle. 

Quand  ou  voit  Louis  XIV  traîner  aux  armées  La  Valliëre  et  Mon- 
tespan,  déployer  pour  elles  au  camp  de  Compiègne  des  magnifi- 
cences qui  surpassent  le  camp  du  Drap-iTOr,  leur  donner  en 
spectacle  des  sièges  et  des  bombardemens  de  villes,  comme  pour 
faire  pendant  aux  ballets  de  la  cour  et  aux  fêtes  de  l'ile  enchantée, 
on  peut  croire  que  la  galanterie  est  entrée  pour  une  bonne  part 
dans  les  folies  guerrières  de  sa  jeunesse.  Quand  on  le  voit,  au  dé- 
clin de  sa  vie,  se  faire  le  persécuteur  des  protestans,  le  protecteur 
armé  du  catholicisme  anglais,  on  peut  croire  aussi  qu'il  ne  cher- 
chait, suivant  le  mot  du  temps,  à  ramener  au  bercaûl  les  brebis 
égarées  que  pour  se  remettre  en  grâce  avec  Dieu,  et  se  faire  par- 
donner ses  adultères  publiquement  affichés,  les  filles  d'honneur 
lâchement  séduites,  et  ses  duretés  envers  la  reine  Marie-Thérèse, 
morte  de  chagrin  à  quarante-cinq  ans.  Enfin,  lorsqu'il  clôt  sainte- 
ment l'ère  des  maltresses  par  un  mariage  clandestin  avec  la  veuve 
Scarron,  cette  illustre  intrigante  le  domine  à  son  insu.  Elle  tourne 
ses  idées  vers  une  dévotion  étroite  et  ombrageuse;  elle  soutint  de 


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LES  FEMMES  DANS  L'hISTOIRE  DE   FRANGE.  596 

sa  faresT  le  père  Letellier,  qui  pousse  à  la  destruction  de  Port- 
Boyal;  elle  ébranle  le  crédit  de  Golbert  en  l'accusant  «  de  penser  à 
ses  finances  et  jamais  à  Dieu;  »  elle  porte  un  coup  fatal  à  notre 
6tablssaement  militaire  en  prêtant  la  main  aux  cabales  gui  renver- 
sent LouYois.  Fidèle  à  cette  tactique  des  cours  qui  consiste  à  écarter 
les  hommes  indépendans,  les  hommes  de  mérite  pour  les  remplacer 
par  des  médiocrités  et  des  créatures,  elle  protège  Chamillart,;qui 
ruine  le  ^ésor  public  par  son  incapacité,  et  Villeroi,  plus  incapable 
eincore,  qui  nous  attire  la  défaite  de  Ramillies.  Sans  pousser^  ou- 
Tertement  Louis  XIV  &  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  elle  l'y 
prépare  en  jouant  auprès  de  lui  le  rôle  de  convertisseur,  et,  quoi 
qpi*oa  ait  dit  pour  la  réhabiliter,  il  reste  acquis  à  Thistoire  un  fait 
contre  lequel  ne  sauraient  prévaloir  les  apologies  rétrospectives, 
c'est  que  sa  domination  correspond  exactement  à  la  plus  triste.'pé- 
ciode  du  règne  (!)• 

Si  grand  qu'ait  été  l'ascendant  de  M"'''  de  Maintenon,  il  n'avait 
pasei&ieé  dans  le  cœur  du  roi  le  souvenir  de  Montespan,  la  seule 
femme  peut-être  qui  lui  eût  laissé  des  regrets.  M'"''  de  Montespan 
était  morte  en  1707,  et  quelques  années  plus  tard  Louis  XIV  décla* 
ndt,  par  Tédit  du  7  août  171  A,  que  les  enfans  qu'il  avait  déjà  légi- 
timés au  moment  de  leur  naissance,  le  duc  du  Maine  et  le  comte 
de  Toulouse,  seraient  appelés  à  succéder,  ainsi  que  leurs  descen- 
dans  mâles,  à  défaut  des  princes  du  sang.  Cet  édit  causa  dans  le 
royaume  un  étonnement  profond,  car  le  duc  et  le  comte  étaient  nés 
d'un  double  adultère;  la  dissolution  du  mariage  de  la  toute-puis- 
sante favorite  n'avait  point  été  prononcée,  de  telle  sorte  qu'au  point 
de  vue  des  lois  civiles  et  religieuses  c'étaient  non  pas  les  enfans  du 
roi,  mais  les  enfans  du  marquis  de  Montespan  qui  pouvaient  ôtre 
appelés  à  régner  sur  la  France.  Le  prince  le  plus  fier  de  sa  race, 

(f  )  H"**  de  Maintenon  peut  passer  justement  pour  la  femme  la  plus  habile  de  notre 
histoire.  Elle  occupe  dans  Tétat  une  place  considérable,  mais  elle  a  toujours  soin  de 
s'elEscer,  et  son  influence  ne  laisse  pour  ainsi  dire  aucune  trace.  C'est  par  la  rie  ÎA- 
time,  par  la  oonfersation,  par  des  conseils  discrets  qu'elle  pénètre  dans  le  gouTeme- 
imDt,  et  qu'elle  s'empare  de  l'esprit  de  Louis  XIV  en  lui  laissant  croire  qu'il  est  le 
senl  loaitre  et  le  maître  absolu.  Gabrielle  et  d'Entragues,  en  affichant  l'intention  de 
■e  faire  épouser  par  Henri  IV,  s'étaient  créé  des  obstacles  presque  insurmontables. 
M**  de  Maintenen  tourne  les  difficultés  en  se  faisailt  épouser  en  secret  par  Louis  XIV. 
Elle  laisse  de  côté  le  titre  de  reine  pour  s'en  assurer  tous  les  avantages.  Fidèle  à  la 
maxime  a  que  rien  n*eBt  plus  habile  qu'une  conduite  irréprochable,  »  elle  laisse  TieilUr 
Uioia  XiV  en  le  tenant  à  distance,  et  se  fait  de  sa  vertu  un  moyen  de  parvenir.  Il  y 
fenrait  bien  des  choses  à  dire  au  sujet  des  réhabilitations  dont  elle  a  été  l'objet  de 
notre  temps;  mais  il  suffit  de  s'en  tenir  aux  jugemens  de  ses  contemporains,  à  la  haine 
instinctive  quVlle  leur  a  inspirée,  et  le  seul  mérite  qu'on  puisse  lui  reconnaître  en 
dehors  d'un  talent  d'écrivain  de  premier  ordre,  c'est  d'avoir  sontenu  le  courage  de 
Loaî0  XIV  dans  les  Jours  de  Tadversité.  . 


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596  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

celui  qui  avait  fondé  le  despotisme  le  plus  absolu  qui  fût  jamsds  sar 
le  droit  héréditaire,  anéantissait  ainsi  le  principe  qui  faisait  la  force 
-et  le  prestige  de  la  dynastie  capétienne,  car  la  légitimité  du  pou- 
voir politique  n'était  plus  qu'un  vain  mot  dès  qu'elle  n'étùt  pas 
fondée  sur  la  légitimité  de  la  naissance. 

Avec  Louis  XY  s'abaissèrent  encore  les  mœurs  de  la  royauté.  Paimi 
les  femmes  qui  ont  imprimé  à  son  règne  une  ineffaçable  flétrissure, 
les  unes  restent  complètement  étrangères  aux  affaires  de  Tétai,  et 
dans  le  nombre  il  en  est  qui  ne  savent  pas  même  son  nom,  qui  restent 
terrifiées  devant  lui  en  le  reconnaissant  d'après  ses  portraits;  les  au- 
tres, établies  publiquement  dans  leurs  fonctions  comme  dans  une 
dignité  officielle,  reprennent  le  rôle  audacieux  de  d'Étampes,  Due 
seule,  la  duchesse  de  Ghâteauroux,  cherche  à  maintenu*  le  prince 
qu'elle  gouverne  dans  des  voies  honorables;  elle  l'entraîne  sur  le 
théâtre  de  la  guerre  en  Flandre  et  en  Alsace;  mais  bientôt  Pompa- 
dour  cherche  à  l'avilir  pour  le  dominer.  Douée  d'une  vive  intelli- 
gence et  d'un  esprit  distingué  qui  la  met  en  mesure  d'exploiter  à 
son  profit  toutes  les  corruptions,  elle  se  rend,  comme  le  dit  Barbier, 
maîtresse  de  la  politique  et  des  places;  elle  fait  supprimer  la  charge 
de  directeur  des  monnaies  pour  donner  plus  de  lustre  à  celle  de 
trésorier-général,  qu'elle  avait  obtenue  pour  l'un  de  ses  protégés. 
Elle  fait  payer  ses  dettes  par  Machault  d'Arnouville  au  moment  où 
il  entre  au  ministère,  et  plus  tard  elle  cabale  pour  le  renverser 
malgré  sa  haute  capacité  et  les  services  qu'il  avait  rendus  au  pays 
en  promulguant  Yédit  de  mainmorte^  qui  interdisait  aux  gens  d'é- 
glise et  aux  corporations  d'acquérir  des  propriétés  foncières  sans 
une  autorisation  du  gouvernement,  en  établissant  l'impôt  du  ving- 
tième, destiné  à  fonder  une  caisse  d'amortissement,  en  conjurant  la 
famine  par  la  liberté  du  commerce  des  grains.  Elle  fait  tomber  en 
disgrâce  le  marquis  d'Argenson ,  le  fondateur  de  l'école  militaire, 
et  Maurepas,  qui  avait  fait  preuve,  comme  ministre  d'état,  d'un 
sérieux  mérite.  Elle  retire  le  commandement  de  l'armée  d'Alle- 
magne à  d'Estrées,  le  vainqpieur  d'Hastenbeck ,  pour  le  donner  à 
Soubise,  le  vaincu  de  Rosbach.  Après  avoir  excité  la  cour  contre 
les  parlemens,  elle  s'allie  aux  parlementaires  contre  les  jésuites, 
auxquels  elle  attribuait  sa  disgrâce  momentanée  de  1757,  et,  par 
les  défiances  qu'elle  inspire  à  Louis  XV,  elle  contribue  à  leur  expul- 
sion, comme  pour  montrer  qu'en  France  rien  ne  peut  résister  aux  fa- 
vorites, pas  même  le  plus  puissant  des  ordres  religieux  ;  enûn  elle 
porte  dans  la  politique  la  désastreuse  puissance  de  ses  rancunes': 
pour  se  venger  d'une  épigramme  de  Frédéric,  elle  renverse  les  al- 
liances, brise  avec  la  Prusse  pour  rapprocher  la  maison  de  Bourbon 
de  l'Autriche,  et  entraîne  la  France  dans  les  désastres  de  la  guerre  de 


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LES  FEMMES  DANS  L'HISTOIRE   DE  FEANGE.  597 

sept  ans  (1).  M"'  de  Pompadour  a  le  sentiment  profond  des  dangers 
qai  menacent  la  monarchie,  comme  le  prouve  sa  conversation  avec 
le  président  de  Mainières,  et,  pour  obtenir  quelques  flatteries  des 
hommes  qui  régnent  sur  l'opinion  publique,  elle  couvre  de  son  appui 
ceux  qui  précipitent  la  marche  de  la  révolution,  les  physiocrates  et 
les  philosophes,  Quesnay,  Voltaire  et  le  marquis  de  Mirabeau.  M""*  Du 
Barry,  qui  avait  tous  les  vices  de  M"'  de  Pompadour  sans  avoir  au- . 
cane  des  grâces  de  son  esprit,  fait  subir  à  Louis  XV  une  domination 
plus  honteuse  et  plus  funeste  encore.  Elle  obtient  le  renvoi  de  Choi- 
seul ,  le  plus  habile  ministre  du  règne,  pour  appeler  au  pouvoir  les 
hommes  les  plus  indignes  de  l'exercer  :  Maupeou,  d'Aiguillon  et 
Terray,  que  Mirabeau  appelait  un  monstre.  La  banqueroute,  le  vol, 
le  trafic  des  emplois,  les  coups  d'état  contre  l'antique  justice  du 
royaume,  l'exil  des  parlemens  de  Paris  et  de  Rouen,  signalent  ce 
ministère  déshonoré  par  son  origine.  D'Aiguillon,  portant  dans  la 
diplomatie  la  lâcheté  qu'il  avait  montrée  au  combat  de  Saint-Gast, 
favorise  le  développement  de  la  puissance  russe,  et  Louis  XV,  anéanti 
par  l'ascendant  de  la  femme  qui  offre  à  sa  dépravation  sénile  l'attrait 
d'une  expérience  trop  raffinée,  voit  s'accomplir,  en  le  déplorant,  le 
premier  partage  de  la  Pologne. 

III. 

Les  faits  que  nous  venons  de  rappeler  n'apparaissent  pas  dans 
les  histoires  générales  avec  toute  leur  gravité  et  toutes  leurs  con- 
séquences, parce  qu'ils  se  perdent  dans  le  drame  des  événemens; 
mais,  lorsqu'on  les  suit  l'un  après  l'autre  en  les  dégageant  des  in- 
cidens  étrangers,  on  reste  frappé  d'un  étonnement  douloureux  en 
voyant  à  quels  tristes  hasards  les  reines  apocryphes  ont  livré  la 
monarchie  dans  les  derniers  siècles  de  son  existence;  elles  ont  pour 
ainsi  dire  mis  la  main  à  tous  nos  désastres  et  tout  avili  autour 
d'elles,  l'église,  la  cour  et  la  nation. 

Les  papes,  qui  dans  le  moyen  âge  avaient  excommunié  les  rois  au 
moindre  scandale  public,  ne  protestèrent  jamais,  sous  les  Valois  ni 
les  Bourbons,  contre  le  scandale  des  favorites;  ils  se  rappelaient  que, 
sous  Henry  VIII,  l'Angleterre  et  le  saînt-siége  avîdent  été  brouillés 
par  les  femmes,  et,  pour  retenir  les  rois  de  France  dans  le  catholi- 
cisme, ils  leur  accordaient  indulgence  plénière  et  tenaient  comme 
eux  la  cérémonie  du  sacre  pour  une  sorte  d'absolution  préventive 
qui  leur  permettait  de  pécher  tout  à  leur  aise.  Les  confesseurs  ne 
pouvaient  se  montrer  plus  sévères  que  les  papes.  Dn  seul  d'entre 

(1)  Voyez  l'étnde  publiée  dans  la  Bévue  par  H.  Louis  de  Carné  sur  le  Gouvernement 
de  M^  de  Pompadour,  livraison  du  15  Janvier  1859. 


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598  REVUE  DES  DEUX  KONDES. 

eux,  le  père  Annat,  eut  le  cotirage  d'exiger  de  Lonîs  XIV  le  rentoî 
de  MoQtespao.  II  fut  immédiatement  remplacé,  et  tous  les  antres 
n'exigèrent  de  leurs  pénitens  qu'un  acte  de  contrition  pour  les 
absoudre;  quelques-uns  môme,  comme  le  père  La  Chaise,  poussè- 
rent la  complaisance  jusqu'à  les  faire  communier  pour  l'édlGcation 
de  leurs  sujets,  quand  ils  se  permettaient  de  murmurer  contre  les 
favorites.  GeIIesH:i  d'ailleurs  remplissaient  leurs  devoirs  religieux 
avec  une  grande  exactitude.  Elles  avaient  des  confesseurs  en  titre, 
qui  pouvaient,  comme  le  confesseur  de  Gabrielle,  René  Benoit,  cxaé 
de  Saint-Eustache,  devenir  évéques  par  l'intercession  de  leurs  pé- 
nitentes ;  elles  prenaient  la  défense  de  l'ortfaodoxie  contre  les  hu- 
guenots et  les  jansénistes,  et,  de  même  que  Henri  II  et  Louis  XIV, 
elles  expiaient  leurs  désordres  par  l'intolérance. 

Provoquer  les  faiblesses  du  prince  ou  les  servir  pour  s*en  faii^  un 
instrument  de  fortune,  flatter  les  favorites  et  les  glorifier  pour  s'en 
faire  un  appui,  tel  est  dans  les  derniers  siècles  le  plus  sûr  moyen 
de  parvenir.  Les  plus  grands  personnages  ne  rougissent  pas  de  se 
fahre  le3  négociateurs  ou  les  complaisans  des  intrigués  du  prince. 
Marguerite  de  Valois,  le  cardinal  de  Lorraine,  le  duc  de  Guise,  dé- 
ploient toutes  les  ruses  de  la  diplomatie  la  plus  consommée  poor 
livrer  Marre  de  Glèves  à  Henri  111.  Louis  XIV  s'éprend  de  M*~  Hen- 
riette :  la  reine  mère,  Anne  d'Autriche,  fait  entrer  en  ligne  M**"  de 
Pons  et  La  Vallière.  Celle-ci  triomphe;  M"®  Henriette  forme  une 
ligue  féminine  pour  lui  trouver  une  rivale.  La  Vallière,  prise  d'an 
accès  de  jalousie  qui  la  jette  dans  la  dévotion,  se  retire  à  Cbaillot; 
le  grand  Colbert  va  la  chercher  pour  la  ramener  à  Versailles,  et 
c'est  lui  qui  fait  passer  sa  correspondance  à  Louis  XIV,  comtne  û 
cette  spécialité  de  lettres  closes  rentrait  dans  les  attributions  des  con- 
trôleurs-généraux. Louis  XV  atteint  sa  majorité.  Quelles  seront  les 
femmes  qui  régneront  sur  ce  nouveau  roi?  Cette  grave  questi<Hi  met 
toute  la  cour  en  rumeur.  Dix-sept  concurrentes  se  présentent;  qmnie 
sont  écartées  par  des  cabales  plus  puissantes.  La  candidature  se 
'  partage  entre  M"*  de  La  Vrillière  et  la  duchesse  d'Ëpemon,  et  cha- 
cune des  deux  coteries  met  en  jeu  les  plus  hautes  influences  poor 
faire  arriver  la  femme  privilégiée  qui  doit  payer  par  une  protection 
toute-puissante  l'appui  qu'elles  lui  ont  prêté. 

Pendant  douze  ans,  la  cour  de  Louis  XIV  s'est  prosternée  devant 
Montespan,  comme  elle  s'est  prosternée  devant  Maîntenon  et  la  mar- 
quise de  Soubise,  qui  voyait,  comme  le  dit  Saint-Simon,  les  princes 
du  sang  et  les  ministres  en  respect  devant  elle  sans  que  personne 
osât  lui  résister.  Sous  Louis  XV,  le  dauphin,  la  dauphine,  les  évé- 
ques et  les  philosophe  sont  entouré  Pompadour  d'hommages  et  d'a- 
dulations, et  celle-ci,  en  présence  de  cet  abaissement,  avait  conçu 


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LES  FEMMES  DANS  l'hISTOIRB  0E  FRANCE.  699 

de  sa  foitone  une  si  haute  idée  qu'elle  avait  inventé  an  cérémonial 
à  soa  usage.  Lorsque  les  membres  de  la  iamille  royale  venaient  lui 
Caire  visite,  elle  les  recevait  ddx)ut  pour  éviter  par  cette  apparente 
défére&ce  de  leur  offrir  des  sièges  et  les  forcer  à  se  tenir  eux- 
mêmes  debout  devant  elle. 

Dans  un  pays  monarchique,  comme  l'était  la  France,  et  vaniteux, 
conme  il  Test  encore  et  le  sera  toujours,  même  en  démocratie,  les 
exemples  donnés  par  la  cour  ne  pouvaient  manquer  de  réa^r  pnn 
fondement  sur  les  mceors  publiques*  Les  femmes  imitaient  les  favo- 
rites dans  les  prodigalités  de  leur  luxe.  Au  xv'  siècle,  les  bourgeoises 
de  Psris  s'étaient  laissé  ensorceler  par  Agnès  Sorel,  et  voulaient 
lutter  d'élégance  avec  elle.  Sous  François  I^,  elles  portaient,  comme 
la  Féronmëre,  des  bandeaux  de  perles  sur  le  front;  sous  Louis  ZIY, 
elles  portaient  des  fontange^  Les  hommes  à  leur  tour  imitaient 
les  rois  dans  le  désordre  de  lenr  vie  privée.  De  longues  habitudes 
d'ob^ssance  avaient  si  bien  façonné  la  nation  à  tout  subir  et  à  tout 
accepter,  que  la  superstition  monarchique,  qui  élevait  les  rois  au- 
dessus  de  tous  les  devoirs  et  de  tous  les  droits,  faisût  descendre  le 
respect  jusqu'aux  favorittrs.  On  murmurait  bien  parfois  ccmtre  leurs 
prodigalités,  on  leur  attribuait  le  doublement  des  tailles;  quelques 
Parisiens  frondeurs  passaient  devant  Agnès  sans  lui  faire  la  révé- 
rence. Jean  Youté  publiait  des  épigrammes  latines  contre  Diane  de 
Poitiers.  On  chantait  des  chansons  grivoises  sur  l'air  de  M'^*  de  La 
Yallière,  et  quand  la  Pompadour  passait,  pour  l'inaugurer,  sur  le 
pont  d'Orléans  bâti  par  l'ingénieur  Hnyot,  qu'on  accusait  de  n'avoir 
ùii  qu'un  ouvrage  sans  solidité,  la  France  entière  répétait  ce  qua- 
train, l'un  des  plus  mordans  qu'ait  produits  l'esprit  satirique  du 
xviu*  mècle  : 

Censeurs,  Huyot  est  bien  vengé; 
Reconnaissez  votre  ignorance. 
Son  pont  hardi  a  supporté 
Le  plus  lourd  Cardeau  de  la  France* 

Mais  les  quatrains,  les  chansons  et  les  épigrammes  se  perdaient  au 
milieu  des  adulations.  Les  villes,  pour  gagner  les  bonnes  grâces  du 
souverain,  tenaient  à  se  ménager  celles  des  reines  de  hasard.  Lors- 
que Diane  de  Poitiers  et  Henriette  d'Entragues  se  rendirent  à  Lyon, 
cette  antique  métropole,  qui  s'honorait  d'avoir  vu  couler  le  sang 
des  premiers  martyrs  de  la  Gaule  chrétienne,  les  reçut  en  grande 
pompe  avec  le  cérémonial  des  entrées  solennelles;  au  xvi'  siècle, 
comme  au  xviii%  les  poètes  de  l'église,  le  cardinal  Du  Perron, 
le  cardinal  de  Bernis,  l'évêque  Berthault,  l'abbé  Desportes,  les 
poètes  de  la  cour  et  de  la  province,  Guillaume  du  Sable,  Jacques 


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600  RETUE   DBS  DEUX  KONDES. 

Pelletier,  Ronsard,  Malherbe,  Voltaire  lui-même,  célèbrent  sur  tous 
les  tons  les  femmes  qui  rehaussent,  comme  on  disait  sous  l'ancien 
régime,  l'éclat  du  trône  par  la  galanterie.  Les  historiens  en  parlent 
avec  admiration;  elles  sont  toutes  belles,  pieuses,  charitables,  elles 
font  de  grandes  largesses  aux  églises  et  aux  couvens,  et  parmi  leurs 
apologistes  il  en  est  qui  vont  jusqu'à  vanter  leur  chasteté,  à  les 
comparer  à  Pénélope  et  à  Lucrèce.  Le  parlement  lui-même,  quel- 
que jaloux  qu'il  fût  de  sa  dignité,  se  faisait  un  devoir  de  se  rendre 
en  corps  auprès  de  Gabrielle  pour  lui  présenter  ses  hommages,  et 
il  enregistrait  avec  une  docilité  respectueuse  les  solennelles  décla- 
rations d'adultère  qui  conféraient  à  La  Vallière  le  titre  de  duchesse 
et  à  Pompadour  le  manteau  dhonneur. 

Cinquante  ans  de  débauches  royales  avaient  avili  sous  Louis  ÎY 
le  prestige  de  la  couronne.  Le  peuple  avait  vu  le  prince  gouverné 
par  des  femmes  qui  ne  méritaient  que  le  mépris;  il  avait  vu  le 
royaume  appauvri  par  leurs  concussions,  sa  prépondérance  en  Eu- 
rope anéantie  par  les  ministres  que  leurs  caprices  imposaient  à  l'état, 
et  !quand  Louis  XVI,  le  mieux  intentionné  et  le  plus  vertueux^des 
Capétiens,  monta  sur  le  trône,  on  évoqua  contre  lui  les  souvenirs 
accablans  du  passé.  On  l'accusa  de  subir  le  joug  de  la  reine  comme 
Louis  XV  avait  subi  le  joug  de  son  entourage  féminii^.  On  accusa 
la  reine  de  disposer  du  trésor  et  des  places,  de  conspirer  avec  l'é- 
tranger, de  renverser  les  ministres,  comme  l'avaient  fait  sous  tant 
de  rois  les  femmes  que  de  coupables  faiblesses  avaient  associées  aa 
gouvernement,  et  la  révolution,  dans  sa  logique  inexorable  et  ter- 
rible, frappa  de  la  même  réprobation  et  fit  monter  sur  le  même 
échafaud  Louis  XVI,  Marie -Antoinette  et  la  dernière  maîtresse  do 
dernier  règne,  la  fille  Lange,  transformée  en  comtesse  Du  Barry. 

Laissons-les  donc  dormir  dans  le  linceul  de  leur  honte  ces  tristes 
créatures  qui  font  tache  sur  le  règne  de  nos  plus  grands  rois,  de 
ceux  qui  malgré  leurs  fautes  ont  des  droits  impérissables  à  notre 
reconnaissance,  parce  qu'ils  ont  arraché  leur  royaume,  lambeaux 
par  lambeaux,  à  la  féodalité  et  à  l'étranger,  parce  qu'ils  n'ont  ja- 
mais désespéré  du  salut,  et  qu'ils  ont  créé  cette  belle  France  qui 
s'est  démembrée  entre  nos  mains.  Ne  cherchons  pas  des  scandales 
dans  l'histoire,  demandons-lui  des  enseignemens.  Nous  avons  pour 
peupler  nos  galeries  assez  de  nobles  figures  sans  qu'il  soit  besoin 
d'y  suspendre  les  pastels  de  Laïs  ou  d'Acte,  et  rappelons-nous  ces 
mots  que  Thraséas,  dans  la  décadence  romaine,  adressait,  avec  ses 
derniers  adieux,  à  ceux  qui  le  voyaient  mourir  :  «  regardez,  amis, 
nous  vivons  dans  un  temps  où  le  courage  même  a  besoin  de  grands 
exemples.  » 

Charles  Lodândre. 


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LE 

ROYAUME  DE  WESTPHALIE 


ET 


JEROME  BONAPARTE 

D*APBèS     LIS    DOCUMBIfS    ALLEMANDS    BT    PRAMÇAIS 


I.  U  Moniteur  toestphalien,  1807-1818,  journsl  bilingue.  »  II.  Mémoire»  et  Corretpondance 
du  roi  Jérâme,  7  toI.,  1861-1866  (nnfennant  le  Journal  de  la  reine  Catherine,  les  rapports 
de  Reinhard,  etc.).  —  HI.  Correspondance  de  Napoléon  1er,  t  XIII  et  suir.  —  IV.  U 
Aoyoume  de  Wettphalie,  Jérdme  Buonaparte,  sa  eow,  ses  favoris,  tes  minUlret,  Paris  1820. 
—  Y.  Emestine  Ton  L.,  Kônig  Jérôme  und  seine  Familie  im  Exil,  Leipzig  1870.  — 
YI.  Lyncker,  Getehidite  der  Inswrreetionen  widerdas  westpftàlisehe  Gouvernement,  Qoettingen 
1860.  —  VII.  Vehse,  GeselUchle  der  deulschen  Hôfe  sHt  der  Re formation,  48  yoI.,  Hambourg 
1851-55.  —  VITI.  Berlepsch,  Sammlung  vjiclUiger  Urkunden  und  Actenstûeke.  —  IX.  Rûck- 
blieke   auf  die  Zeit   des  wesiphàlischen  Ketnigreiches,  dans  la  Minerta,  juillet   1826. 


IL 

LA    CONSTITUTION    DU    ROTAUME    DE    WESTPHALIE    (1). 

I. 

La  violence  et  la  conquête  sont  d'étranges  bienfaiteurs  du  genre 
humain.  Napoléon,  qui  croyait  peut- être  sincèrement  faire  le  bon- 
heur des  Hessois»  des  Brunswickois  et  des  Prussiens  de  Westphalie 
en  leur  donnant  un  roi  de  sa  famille  et  les  institutions  françaises, 
est  d'abord  obligé  de  réprimer  sévèrement  leurs  manifestations  de 
fidélité  pour  leurs  anciens  souverains  et  leurs  anciennes  lois.  Dans 
le  même  temps  qu'il  rédigeait  pour  eux  une  constitution  et  des  lois 
qui  leur  assuraient  l'égalité  et  ime  liberté  légale  jusqu'alors  încon- 

(i)  Voyez  la  Bêw»9  du  15  septembre. 

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602  JI£YU£  DES  BfiZJX  MONDES. 

nue  sur  les  bords  du  Weser,  il  dut,  pour  étouffer  les  troubles  de 
la  Hôsse,  prescrire  des  incendies  et  des  fusillades. 

Dn  décret  du  23  octobre  1806  avait  établi  pour  les  pays  en-deçà 
de  TElbe,  conquis  à  la  suite  de  la  bataille  d'Iéna,  cinq  gouverne- 
mens  militaires;  le  général  Loison  s'installait  à  Munster  et  admi- 
nistrait une  partie  de  la  Westphalie  prussienne,  le  général  Gobert  à 
Minden,  le  général  Bi.<son  à  Brunswick,  le  général  Thiébaut  à  Fulda, 
le  général  Clarke  i  Erfurt.  Â  côté  de  chacun  d'eux,  un  inspecteur 
ou  sous-inspecteur  aux  revues  était  chargé,  avec  le  titre  d'inten- 
dant, de  l'administration  civile  :  il  était  nommé  par  l'intendant- 
général  Daru  et  correspondait  tous  les  jours  avec  l'inspecteur  en 
chef  Villemanzy ;  il  était  assisté  d'un  receveur  dépendant  de  M.  de 
La  Bouillerie,  receveur- général  des  contributions  de  la  grande  ar- 
mée. Quand  la  Hesse-Cassel  eut  été  occupée,  elle  forma  un  sixième 
gouvernement  sous  les  ordres  du  général  Lagrange  et  l'administra- 
tion  civile  de  l'intendant  Martillière.  Le  gouverneur- général  de 
Cassel  était,  au  dire  même  des  Allemands,  «  un  homme  de  vieille 
honnêteté  française,  qui  accomplissait  à  regret  les  ordres  rigoureux 
de  l'empereur,  qui  faisait  tout  pour  le  mieux  et  prenait  volontiers 
conseil  sur  les  choses  qui  en  sa  qualité  d'étranger  ne  lui  étaient  pas 
familières.  »  Il  allait  avoir  à  donner  la  preuve  de  sa  modération  et 
de  son  humanité. 

11  arriva  à  Cassel  le  &  novembre  1806«  au  moment  où  la  Hesse 
n'était  plus  guère  occupée  que  par  une  poignée  de  conscrits  fran- 
çais et  italiens  sous  la  surveillance  du  commissaire-ordonnateur 
Monnay.  L'avant-veille,  le  roi  Louis  avait  quitté  Cassel,  et  Mortier 
avait  poursuivi  sa  route  pour  aller  accomplir  les  décrets  de  l'empe- 
reur sur  l'Allemagne  du  nord.  Lagrange  adressa  une  proclamation 
rassurante  aux  habitans  de  l'électorat  :  les  fonctionnaires  du  prince 
déchu  restèrent  en  place,  les  impôts  durent  être  perçus,  la  justice 
.rendue,  le  pays  administré  comme  par  le  passé.  On  se  contenta  de 
faire  enlever  les  armes  électorales  sur  les  monumens  publics.  Enfin 
on  institua  une  commission  chargée  de  veiller  à  l'égale  répartition 
des  logemens  militaires  et  des  réquisitions. 

Les  instructions  de  l'empereur  portaient  que  l'on  s'occuperait  ac- 
tivement de  la  démolition  des  places  de  Hanau,  Marburg,  etc.,  de 
la  vieille  forteresse  féodale  de  Ziegenhain,  qui  avait  soutenu  tant 
de  sièges  au  xvi*  et  au  xv!!"*  siècle,  et  dont  on  disait  dans  le  pays  : 
fort  comme  ZiegenUain.  Dans  toutes  ses  lettres,  il  insiste  sur  la 
nécessité  de  désarmer  soldats  et  habitans  :  il  connaissait  trop  bien 
le  caractère  violent  et  belliqueux  des  anciens  Cattes,  leur  attache- 
ment aveugle  à  la  maison  électorale,  qui  les  faisait  appeler  dans 
toute  l'Allemagne  les  chiens  de  la  Hesse.  Il  fallait  se  hâter  de  mettre 
à  profit  les  premiers  momens  et  la  première  surprise«  Le  décxet  du 


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LE  ROTAUME  DE   WE8TPHALIE.  603 

2S  octobre  relatif  aux  états  de  Brunswick  et  d'Orange-FuIda  pres- 
crivait l'envoi  en  France  des  soldats  »  officiers  et  généraux.  Moins 
sévère  dans  ses  lettres  à  Lagrange  que  dans  son  décret.  Napo- 
léon ordonna  au  moins  l'arrestation  des  généraux  et  officiers  supé* 
rieurs  (1).  L'empereur  recommandait  de  ne  souffrir  dans  le  pays 
aucun  des  princes  de  la  famille  décbue,  pas  même  les  femmes.  Sur- 
toat  on  devait  s'appliquer  à  bien  faire  comprendre  aux  populations 
que  c'en  était  fait  pour  jamais  de  leurs  anciennes  dynasties.  On  de- 
vait préparer  un  projet  de  mise  à  la  retraite  des  anciens  officiers  et 
envoyer  à  l'empereur  la  liste  des  pensionnaires  électoraux.  Guil- 
laume avait  prêté  environ  16  millions  à  ses  sujets.  Napoléon  voulait 
les  encaisser  pour  son  compte;  pour  faciliter  le  remboursement,  il 
accorderait  aux  débiteurs  une  bonification  de  10  pour  100.  «  Enfin, 
ajoutait-il,  s'il  y  a  quelque  chose  à  faire  pour  être  utile  à  cette  po- 
pulation et  la  contenter,  telle  que  la  suppression  de  quelque  droit 
onéreux,  ayez  soin  de  m'en  informer.. •  On  pent  traiter  le  pays  avec 
douceur;  mais,  s'il  y  a  le  moindre  mouvement  quelque  part,  faites 
un  exemple  terrible.  Que  le  premier  village  qui  bouge  soit  pillé  et 
brûlé,  que  le  premier  rassemblement  soit  dispersé,  et  les  chefs  tra- 
duits à  une  commission  militaire  (2).  » 

On  put  juger  de  l'esprit  qui  animait  l'ancienne  armée  bessoise 
lorsque  dans  les  premiers  jours  de  novembre  elle  fut  obligée  de 
livrer  ses  armes  et  ses  chevaux.  On  vit  les  soldats  briser  leurs  fusils 
et  les  officiers  leurs  épées.  Ces  militaires,  qid  avaient  fait  tant  de 
campagnes  en  mercenaires,  qui  en  Amérique,  en  Hollande,  en 
France,  avaient  combattu  la  liberté  des  peuples  à  la  solde  des  des- 
potes, étaient  aussi  fiers  de  leurs  drapeaux  qu'aucune  armée  euro- 
péenne. Us  s'indignaient  que  des  conscrits  les  eussent,  pour  ainsi 
dire,  vaincus  sans  combat.  Ils  enviaient  les  Prussiens,  qui  du  moins 
à  léna  avaient  pu  lutter  honorablement.  Le  peuple  des  campagnes 
et  d*une  partie  des  villes  partageait  leurs  haines  et  leurs  regrets. . 
Cette  population,  si  fiëre  dans  sa  dégradation  séculaire,  s'irritait 
des  charges  de  la  guerre,  quelque  adoucies  qu'elles  fussent  par  la 
modération  et  la  prudence  de  Lagrange. 

Celui-ci  était  dans  une  situation  assez  critique  ;  comme  plus  tard 
le  roi  Jérôme,  il  se  trouvait  en  quelque  sorte  isolé  entre  la  grande 
armée,  qui  poursuivait  sa  marche  sur  la  Yistule,  et  la  frontière 
française,  oCi  Kellermann,  gouverneur  de  Mayence,  ne  voulait  et  ne 
pouvait  s'occuper  que  de  la  grande  armée.  Toutes  les  forces  dont 
disposait  Lagrange  n'étaient  que  des  troupes  qui  passaient  :  con- 
scrits qui  allaient  se  former,  cavaliers  qui  allaient  se  monter,  ré- 

(1)  Correspondance  de  Napoléon  l^,  t.  Xni,  p.  473. 

C3)  Correspondance  de  Napoléon  I^r,  —  Lettres  des  5, 12  noTexnbre,  3  décembre  1806. 
-  X  XUI,  p.  588,  597,  644;  t.  XIV,  p.  32. 


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60&  RETDE   DES   DEUX  MONDES. 

gimens  qai  allaient  se  constituer  dans  quelqu'un  des  dépôts  de 
l'Oder  ou  de  la  Vistule.  Quelques  bataillons  de  jeunes  soldats  et 
quatre  pièces  de  canon  composaient  toute  la  garnison  permanente  de 
Gassel.  Pourtant  la  fermentation  était  assez  grande  dans  quelques 
parties  du  pays.  A  Cassel,  le  directeur  de  la  ci -devant  police  élec- 
torale, Hassenpflug,  défendit  de  circuler  sans  lanterne,  à  partir  de 
neuf  heures  du  soir,  dans  les  rues  de  la  capitale.  Les  anciens  mi- 
nistres durent  adresser  aux  populations  rurales  des  invitations  à 
l'obéissance  et  au  calme. 

Le  gouvernement  impérial  avait  pensé  qu'on  pourrait  se  concilier 
l'ancienne  armée  hessoise  en  lui  offrant  du  service  dans  les  troupes 
de  la  France  et  de  ses  alliés.  Pitcairn,  général  du  roi  de  Hollande, 
ouvrit  un  bureau  de  recrutement  pour  l'armée  néerlandaise.  Napo- 
léon prescrivit  à  Lagrange  de  lever,  pour  le  compte  du  roi  de  Na- 
ples,  un  corps  qui  irait  s'organiser  à  Haguenau.  C'eût  été  s'assurer 
les  services  d'excellens  militaires  et  en  même  temps  enlever  au 
pays  un  redoutable  élément  d'agitation  (1).  Toutefois  le  moment 
était  mal  choisi  pour  demander  des  volontaires.  Il  était  naturel  que 
les  anciens  soldats  de  l'électeur  voulussent  attendre  le  résultat  de 
ses  dernières  négociations  avec  Napoléon  avant  de  se  compromettre 
avec  les  nouveaux  maîtres.  Bien  peu  répondirent  à  l'appel  de  Pit- 
cairn et  de  Lagrange.  Celui-ci,  attribuant  à  l'influence  des  officiers 
supérieurs  le  a  mauvais  esprit  »  de  l'armée,  prit  le  parti  de  les  en- 
voyer à  Mayence.  Comme  cette  mesure  ne  produisit  pas  d'effet,  il 
se  résolut  à  une  démarche  plus  grave  :  il  ordonna  aux  soldats  de  la 
ci-devant  armée  hessoise  de  se  réunir  dans  leurs  anciens  cantonne- 
mens  avant  le  25  décembre  1806;  les  récalcitrans  devaient  être 
fusillés. 

Les  soldats  imaginèrent,  non  sans  quelque  apparence  de  raison, 
qu'on  ne  voulait  les  avoir  sous  la  main  que  pour  les  incorporer  de 
force  ou  les  envoyer  dans  les  forteresses.  Tout  le  pays  au  midi  de 
Cassel,  dans  les  bassins  de  la  Werra,  de  la  Fulda,  du  Schwalm,  de 
l'Eder,  où  ces  militaires  se  trouvaient  en  grand  nombre ,  se  mit  en 
insurrection.  Les  rares  soldats  qui  se  rendaient  à  l'appel  de  La- 
grange furent  arrêtés  par  des  bandes  de  paysans  armés.  A  Allen- 
dorf,  sur  la  Werra,  les  soldats  s'emparèrent  des  munitions  et  des 
armes  qu'ils  avaient  livrées.  A  Eschwege,  le  régiment  de  Wurmb  se 
reconstitua  intégralement,  sans  même  oublier  sa  musique.  Les  offi- 
ciers supérieurs  n'étaient  plus  là,  les  autres  manquaient  de  cou* 
rage  ou  d'initiative.  Un  simple  fourrier,  Jacob  Schumann ,  prit  le 
commandement.  Les  postes  et  les  sentinelles  furent  placés  comme 


(i)  «  Mon  principal  bat  est  de  me  défaire  de  ces  gens-là.  »  —  Correspondance  i» 
Napoléon  /«■,  t.  XUI,  p.  597. 


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LE   ROYAUME   DE   WESTPHALIE.  605 

à  rorâinsdre;  des  détachemens  allèrent  çaisir  les  caisses  de  l'état, 
d'autres  reprendre  les  canons.  On  distribua  la  solde  et  les  vivres, 
on  assigna  des  logemens  réguliers.  On  prit  à  un  Juif  alsacien  qui 
passait  à  Eschwege  quarante  chevaux  destinés  à  la  grande  armée  : 
ils  servirent  à  monter  un  petit  corps  de  cavalerie;  on  entra  en  re- 
lations avec  les  autres  régimens  licenciés.  Enfin  un  ancien  capi- 
taine du  régiment  de  Wurmb,  von  Ussier,  étant  venu  à  passer,  on 
le  força  d'accepter  le  commandement,  et  on  le  proclama  «  colonel 
des  Hessois.  » 

A  Hersfeld,  sur  la  Fulda,  une  rixe  entre  un  bourgeois  et  un  soldat 
italien,  la  veille  de  Noël,  fut  le  signal  du  mouvement.  L'officier 
commandant  le  détachement  fut  saisi  et  maltraité;  un  soldat  fut 
tué  d'un  coup  de  feu  sur  la  place  d'armes,  les  autres  furent  chassés 
de  la  ville,  poursuivis,  désarmés  par  les  paysans;  un  employé  qui 
s'efforçait  d'apaiser  cette  émotion  pensa  être  assommé.  A  Smal- 
kade,  à  droite  de  la  Werra,  une  troupe  de  soldats  et  de  campa- 
gnards enfoncèrent  une  des  portes,  tombèrent  sur  le  poste,  qui 
était  composé  de  soldats  du  prince-primat,  en  blessèrent  quelques- 
uns,  en  prirent  deux,  chassèrent  le  reste,  et  s'emparèrent  de  treize 
canons  électoraux  à  destination  de  Mayence.  A  Marburg,  place  forte 
sur  le  Lahn,  la  petite  garnison  française  fut  chassée  de  la  ville  et 
de  la  citadelle.  La  forteresse  de  Ziegenhain  faillit  également  être 
enlevée  d'un  coup  de  main  par  un  sous-officier  du  nom  de  Trieb- 
fûrst.  Lorsqu'on  lui  demanda  ce  qu'il  voulait,  «  nous  réclamons, 
répondit-il,  ce  qu'on  nous  a  pris  :  le  pain  et  la  solde.  » 

Quelle  que  fût  la  méthode  qui  présidait  d'abord  aux  mouvemens 
de  cette  insurrection  militaire,  quelques  efforts  que  ftt  von  lissier 
pour  maintenir  un  peu  d'ordre  parmi  ses  troupes,  il  est  certain  que 
des  soldats  habitués  à  une  discipline  de  fer  ne  pouvaient  obéir 
longtemps  à  un  pouvoir  tout  d'opinion.  Aux  militaires  s'étaient 
joints  des  paysans,  puis  des  vagabonds,  des  bandits.  Il  n'y  eut  pas 
toujours  des  vivres  et  une  solde  régulière.  Les  bourgeois  eurent 
bientôt  à  souffrir  de  la  rapacité,  de  l'ivrognerie,  de  la  bmtalité  de 
leurs  libérateurs ,  et  se  prirent  à  souhaiter  l'arrivée  des  Français. 
Aux  premières  nouvelles  du  soulèvement,  Lagrange  s'était  em- 
pressé, pour  calmer  les  esprits,  de  publier  une  proclamation  où  il 
déclarait  qu'il  n'avait  jamais  prétendu  forcer  personne  à  prendre 
du  service.  Les  ministres  hessois  s'employèrent  de  leur  côté  à  cha- 
pitrer la  population.  Le  25  et  le  27  décembre,  on  promit  amnistie 
générale  pour  tous  ceux  qui  «  rentreraient  dans  le  devoir;  »  le  28, 
nouvelle  proclamation  conciliante  du  gouverneur-général.  Cepen- 
dant la  panique  se  répandait  dans  le  pays  :  à  Gassel,  on  racontait 
que  20,000  soldats  ou  paysans  marchaient  pour  donner  l'assaut  à 
la  capitale;  mais  bientôt  on  put  annoncer  l'arrivée  prochaine  de 


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006  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

troupes  françaises.  Le  général  Barbot,  envoyé  en  toute  hâte  par 
Lagrange,  était  allé  ramasser  sur  le  Rhin  et  sur  le  Mein  des  déta- 
chemens  de  la  garde  de  Paris,  quelques  compagnies  d*infanterie, 
un  bataillon  de  chasseurs  badois,  en  tout  S,000  hommes.  La  ti- 
reur succéda  aussitôt  à  l'exaltation;  les  plus  compromis  commen- 
cèrent à  gagner  la  frontière.  A  Allendorf,  où  l'insurrection  avait 
pris  naissance,  les  soldats  révoltés  furent  désarmés  par  les  bour- 
geois; à  Eschwege,  où  elle  avait  eu  son  priocipal  dévelopipement, 
elle  unit  de  la  même  façon.  Surexcités  par  un  message  de  Cagrai^, 
qui  menaçait  de  réduire  la  vîlle  en  cendres,  les  citoyens  prirent 
d'assaut  le  corps  de  garde  et  en  chassèrent  les  rebelles.  Le  snr- 
lendemain  (A  janvier),  Barbot,  qui  arrivait  avec  2,C00  hommes, 
trouva  la  besogne  toute  faite.  Il  se  contenta  de  se  faire  livrer  quel- 
ques réfractaires,  d*indemniser  le  maquignon  alsacien,  et  d'exiger 
pour  ses  hommes  des  souliers  et  des  vétemens.  Un  détachement 
italien  envoyé  à  Smalkade  en  ramena  également  quelques  prison- 
niers. La  plus  coupable  de  toutes  ces  villes,  c'était  Hersfeld  :  les 
bourgeois  avaient  pris  parti  contre  les  Français;  un  de  nos  sol- 
dats avait  été  tué.  Â  la  suite  d'une  enquête  sévère ,  Barbot  fit  raser 
la  maison  d'où  le  coup  de  feu  avait  été  tiré,  et  fusiller  un  des  in- 
surgés. On  fit  une  battue  de  réfractaires  dans  les  villages  voisins. 
Enfin  on  érigea  (des  cours  martiales  qui  condamnèrent  deux  antres 
révoltés  à  la  peine  de  mort  :  Triebfûrst,  le  sous-officier,  et  un 
nommé  Wentzel,  de  Germerode,  qui  s'était  proclamé  «  général  des 
paysans,  n 

Une  maison  rasée  et  trois  exécutions  capitales  parurent  k  La- 
grange uae  expiation  suffisante  d'une  révolte  qui  avait  pourtant 
mis  en  péril  la  domination  française  dans  la  Hesse  électorale  et 
compromis  les  communications  de  la  grande  armée  avec  Mayence. 
L'empereur,  alors  à  Varsovie,  ne  l'entendait  pas  ainsi.  Aux  pre- 
mières nouvelles  expédiées  parXagrange  le  26  décembre,  il  répon- 
dit (8  janvier  1807]  :  «  Mon  intention  est  que  le  principal  villafe^Â 
est  née  l'insurrection  soit  brûlé,  et  que  trente  des  principaux  chefs 
soient  passés  par  les  armes;  un  exemple  éclatant  est  nécessaire 
pour  comprimer  la  haine  des  paysans  et  de  cette  soldatesque.  Si 
vous  n'avez  aucun  exemple,  faites-en  un  sans  délai...  Que  le  mois 
ne  se  passe  pas  sans  que  le  principal  village,  bourg  ou  petite  tiUe 
qui  a  donné  le  signal  de  l'insurrection  soit  brûlé  et  qu'un  grand 
nombre  d'individus  ait  été  fusillé...  11  faut  laisser  des  traces  dans 
les  cantons  qui  se  sont  révoltés...  Trente  des  principaux  coupables 
fusillés,  deux  ou  trois  cents  envoyés  dans  des  citadelles  de  France... 
Les  actes  de  vigueur  sont  humains  en  ce  qu'ils  empêchent  la  re- 
naissance de  nouvelles  séditions.  »  C'était  la  fameuse  théorie  de 
répression  que  Napoléon  a  si  souvent  développée  à  Murât  pour 


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LE  BOTAUBfE  ]>E  WESTPHALIE.  607 

rn^agne,  &  Joseph  pour  le  royaame  de  Naples,  à  JuDot  pour  la 
Toscane,  à  Davout  pour  T Allemagne  du  nord,  a  Du  reste,  ajoutait-il, 
je  ne  puis  regarder  une  in9urrecti<Hi  dans  le  pays  de  Gassel,  au 
mois  de  janvier,  que  comme  un  événement  heureux.  La  haine  que 
les  souverains  de  ce  pays  ont  toujours  nourrie  parmi  les  habitans 
contre  la  France  devait  la  faire  prévoir.  11  vaut  mieux  qu'elle  ait 
éclaté  dans  ce  moment  que  lorsque  les  Anglais  auraient  pu  faire 
une  descente  sur  l'Elbe.  »  H  reprochait  à  Lagrange  de  n'avoir  pas 
enlevé  les  fusils  comme  il  l'avait  tant  de  fois  recommandé  ;  il  lui 
demandait  avec  insistance  un  rapport  détaillé  où  l'on  ne  devait 
a  rien  lui  cacher;  »  enfin  il  annonçait  Tarrivée  de  renforts.  Quatre 
joars  après  (12  janvier),  Napoléon  écrivait  à  Clarke  qu'il  avait 
1A,000  hommes  à  GasseL 

n  paraît  que  Lagrange  n'envoya  pas  immédiatement  le  rapport 
demandé,  car  l'empereur  s'impatiente  :  le  courrier  est  passé  à  Gas- 
sel, et  Lagrange  n'en  a  pas  profité  !  Aussi  n'en  est-il  que  plus  disposé 
à  prendre  au  sérieux  les  rumeurs  exagérées  sur  l'événement.  Mainte- 
nant il  demande  dans  ses  lettres  à  Berthier  qu'Eschwege  et  Hersfeld 
soient  brûlés,  soixante  hommes  fusillés j  un  nombre  triple  arrêté  et 
conduit  en  France,  les  troupes  autorisées  à  vivre  à  discrétion  dans 
le  pays  ;  puis,  s' exaltant  dans  la  pensée  des  «  outrages  faits  à  ses 
aigles,  »  il  veut  que  a  deux  cents  personnes  au  moins  paient  de  leur 
tête  cette  insurrection.  »  —  «  L'officier  qui  a  été  leur  chef  doit 
périr.  Nous  sommes  trop  vieux  dans  les  affaires  pour  croire  que  l'on 
est  chef  malgré  soi.  »  Heureusement  pour  le  capitaine  von  Usslar 
qull  put  s'enfuir  à  temps;  plus  tard  nous  le  retrouvons  réconcilié 
avec  les  Français  et  capitaine  au  service  du  roi  Jérôme. 

Lagrange  se  vit  obligé  pourtant  d'envoyer  des  flétachemens  dans 
les  localités  qui  s'étaient  insurgées,  afin  d'y  enlever  pendant  la  nuit 
les  magistrats  et  les  forcer  à  donner  les  noms  des  coupables.  Un 
certain  nombre  de  paysans  et  de  soldats  furent  arrêtés  et  conduits 
chargés  de  chaînes  à  Mayence.  Rien  que  dans  le  pays  de  la  Werra, 
dnq  individus,  tous  militaires,  furent  traduits  devant  une  cour 
martiale  et  fusillés.  Schumann,  le  fourrier  devenu  général,  fut  une 
autre  victime.  La  ville  d'Hersfeld  devait  être  pillée  et  brûlée.  Le 
général  Barbet  eut  la  condescendance  de  laisser  le  soin  d'exécuter 
cette  mesure  au  commandant  de  chasseurs  badois  :  celui-ci  se  con- 
tenta d'incendier  une  vieille  maison  pleine  de  paille.  Les  soldats  ba- 
dois, compatriotes  cependant  de  ceux  que  nous  avons  eus  naguère 
en  Franche-Comté,  ne  profitèrent  pas  de  la  permission  de  piller. 
Voilà  comme  un  Lagrange  et  un  Barbot  savaient  exécuter  les  ordres 
rigoureux  échappés  à  l'impatience  de  Napoléon.  Au  lieu  de  centaines 
de  victimes,  il  y  en  eut  au  plus  une  dizaine.  G'est  trop  assurément 
pour  rhumanité  ;  toutefois  les  Prussiens  ont  exécuté  chez  nous  de 


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e08  BEYL'E  DES  DEUX  KONDES, 

tout  autre  façon  les  «  lois  de  la  guerre.  »  Après  la  répression  de  la 
révolte,  on  forma  des  soldats  hessois  les  moins  récalcitrans  deux 
régimens,  à  300  hommes  d* abord,  sous  les  colonels  Schraidt  et 
Mûller,  ancien  officier  électoral. 

L'insurrection  hessoise  avait  eu  un  certainT retentissement  dans 
les  pays  voisins.  Dans  le  duché  de  Brunswick,  le  gouverneur-géné- 
ral Loison  reçut  Tordre  d'exécuter  le  décret  du  23  octobre  et  d'en- 
voyer en  France  les  officiers  de  l'ancienne  armée  brunswîckoise  qui 
ne  voudraient  point  passer  au  service  de  la  France.  Cependant  le 
Brunswick,  de  mœurs  plus  douces  et  plus  polies  que  la  Hesse,  mon- 
tra moins  d'hostilité;  mais  beaucoup  de  malheureux  soldats,  que  le 
licenciement  de  leur  armée  avait  privés  de  tout  moyen  d'existence, 
se  réunirent  par  bandes  et  infestèrent  les  grandes  routes.  Plusieurs 
durent  être  fusillés  comme  brigands. 

Les  événemens  de  Cassel  ne  furent  pas  étrangers  aux  sévérités 
que  Napoléon  déploya  contre  la  ville  westphalienne,  ci- devant 
prussienne,  de  Halle.  Elle  devait  son  illustration  à  l'université  fon- 
dée en  1688-1694  par  le  souverain  de  Prusse  Frédéric  I".  En  1806, 
elle  était  à  son  plus  haut  point  de  prospérité.  Les  philosophes  Wolf, 
Schleiermacher,  StelTens,  les  médecins  ou  physiologues  Reil,  Spren- 
gel,  le  théologien  Niemeyer,  y  avaient  attiré  une  nombreuse  popu- 
lation d'étudians.  Halle  fut  très  maltraitée  dans  le  combat  du  17  oc- 
tobre 1806,  où  fut  battue  la  réserve  prussienne  sous  Eugène  de 
Wurtemberg  :  elle  avait  même  été  un  peu  pillée  par  les  édaireurs 
et  les  maraudeurs  de  l'armée  avant  l'arrivée  des  corps  réguliers. 
L'entrée  de  Napoléon  eut  lieu  le  19  octobre.  Les  étudians,  qui  s'é- 
taient pressés  sur  son  passage,  le  considéraient  avec  curiosité,  sans 
haine,  mais  sans  démonstrations  sympathiques.  Napoléon  remarqua 
que  ces  jeunes  gens  ne  le  saluaient  pas.  L'un  d'eux,  interpellé  par 
lui,  l'avait  dans  son  trouble  traité  de  monsieur.  Enfin  dans  la  soi- 
rée quelques-uns  d'entre  eux,  attablés  dans  un  cabaret  en  face  de 
la  maison  Meckel,  où  l'empereur  était  descendu,  firent  entendre, 
dit-on ,  des  pereat.  Napoléon  se  montra  fort  irrité,  contre  les  pro- 
fesseurs plus  encore  que  contre  les  étudians.  Le  fondateur  des  ly- 
cées impériaux  ne  pouvait  rien  comprendre  à  la  liberté  d'allures 
et  de  manières  qui  caractérisait  la  jeunesse  des  universités  alle- 
mandes. U  prétendit  que  les  étudians  avaient  combattu  dans  les 
rangs  prussiens  :  cela  n'était  vrai  que  pour  deux  jeunes  nobles, 
qui  n'avaient  pas  de  goût  pour  la  philosophie  et  avaient  préféré 
s'engager.  Les  universités  de  1806  n'étaient  point  encore  celles  de 
1813.  Napoléon  écrivit  cependant  à  Berthier  :  «  Mon  cousin,  faites 
donner  des  ordres  pour  que  l'université  de  Halle  soit  fermée,  et  que 
sous  vingt-quatre  heures  les  écoliers  soient  partis  pour  leur  de- 
meure. S'il  s'en  trouve  demain  en  ville,  ils  seront  mis  en  prison 


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LE   ROTAUlfE  DE  WBSTPHALIE.  009 

pour  prévenir  le  résultat  du  mauvais  esprit  inculqué  à  cette  Jeu- 
nesse (1  ).  »  Berthier  écrivit  de  Dessau  aux  professeurs  de  Halle  pour 
leur  annoncer  que  les  revenus  de  l'université  étaient  confisqués. 
Les  savans,  disait-il,  ne  devaient  pas  s'occuper  de  politi(iue  :  ils 
n'avaient  d'autre  mission  que  de  cultiver  et  de  propager  les  sciences; 
ceux  de  Halle  ayant  méconnu  leurs  devoirs,  l'empereur  avait  résolu 
de  supprimer  l'université.  Les  professeurs,  appelés  en  conseil,  fu- 
rent désagréablement  surpris  de  cette  communication.  Quelques 
timides  proposèrent  de  s'excuser  auprès  de  l'empereur  et  de  lui 
faire  dire  qu'on  n'avait  jamais  eu  de  sentimens  hostiles  à  son  égard. 
Steffens  protesta,  déclarant  que  l'ennemi  n'avait  pas  de  compte  à 
leur  demander  sur  leurs  sentimens.  Halle  se  trouva  ainsi  deux  fois 
ruinée,  par  le*  combat  du  17  et  la  décision  du  19  octobre.  Les  étu- 
dians,  arrachés  à  leurs  professeurs  et  peu  fournis  d'argent  pour  la 
plupart,  se  dispersèrent  sur  toutes  les  routes  de  l'Allemagne.  Na- 
poléon devait  en  1813  en  rencontrer  plus  d'un  sur  son  chemin. 

Une  ville  ainsi  traitée  devait  être  suspecte.  Quand  (^datèrent  les 
troubhs  de  la  Hesse,  le  général  qui  gouvernait  Ei  furt  reçut  Tordre 
de  prendre  des  otages.  Le  professeur  Niemeyer,  le  sénateur  Kef- 
stein,  le  riche  major  von  Heide,  furent  emmenés  à  l'intérieur  de  la 
France,  d'où  ils  ne  revinrent  qu'après  Tilsitt  (2).  Nous  retrouve- 
rons les  deux  premiers  dans  le  corps  législatif  du  roi  Jérôme. 

C'est  ainsi  que  les  provinces  du  futur  royaume  de  Westphalie 
furent  pacifiées  par  le  régime  militaire,  et  que  les  gouverneurs- 
généraux  de  Cassel,  de  Brunswick,  d'Erfurt,  assurèrent  le  paisible 
avènement  de  Jérôme  Bonaparte. 

IL 

Dès  le  7  juillet  1807,  Napoléon  écrivait  confidentiellement  à  son 
frère  pour  lui  annoncer  qu'il  allait  être  reconnu  roi  de  Westphalie. 
Sa  lettre  se  terminait  par  ces  mots  :  «  mon  intention  d'ailleurs,  en 
vous  établissant  dans  votre  royaume,  est  de  vous  donner  une  con- 
stitution régulière  qui  efface  dans  toutes  les  classes  de  vos  peuples 
ces  vaines  et  ridicules  distinctions.  »  Ainsi,  quelque  abâtardis  que 
fussent  entre  les  mains  de  l'empereur  d'Occident,  du  fondateur  de 
la  noblesse  nouvelle,  les  principes  égalitaires  de  1789,  il  voyait  en- 
core dans  la  propagation  de  ces  doctrines  l'origine,  la  raison  d'être, 
l'excuse  de  ses  conquêtes.  Pour  tant  de  guerres  sanglantes,  pour 
tant  de  peuples  foulés,  pour  tant  de  dynasties  i  en  versées,  il  croyait 

(I)  Correspondance  de  Napoléon  l^r,  t.  XIII,  p.  460. 

(3)  Sur  toute  cette  affaire  de  Halle,  voyei  Steffens,  Was  ich  erUbtê  (10  vol.,  Bres- 
Uu  1840-4  ),  t.  V. 

TOMB  CI.  —  1S72.  39 


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910  RÏYt}E  DES   DEUX  VONDBS. 

ayoir  sa  justifications  oe  Tenaît-il  pas  renTerser  chez  les  vûncus  la 
distinction  des  castes? 

le  16  août  1807,  Napoléon  annonçait  officiellement,  à  'rouvcrtupe 
de  la  session  législative,  a  qu'un  prince  français  allait  régner  sur 
FEIbe;  »  le  19,  il  faisait  part  au  sénat  du  mariage  de  son  fnère  avec 
la  fille  du  roi  de  Wurteml>erg.  Ainsi  que  le  raconte  dans  son/«ff*- 
nal  la  reine  de  Westphalie,  aiix  premières  ouvertures  que  lui  fit 
son  père  sur  cette  union  avec  Jérôme,  a  ne  le  connaissant  pas  et 
étant  occupée  d'autres  projets,  »  elle  refusa.  La  résî^aince  d'une 
jeune  fille  n'était  pas  un  obstacle  pour  le  despotisme  du  roi  Frédi^ 
rie,  surexcité  par  Ta  peur  fle^Napoléon  et  l'ambition  de  lui  com- 
plaire. «  Il  me  fit  observer,  continue  Catherine,  qu'il  y  allait  du 
bonheur  de  toute  la  famille  et  de  la  prospérité,  peut-être  de  f  exis- 
tence du  pays...  Je  m'CfFris  en  sacrifice  à  des  intérêts  aussi  chers.  » 
Ensuite  Catherine  de  Wurtemberg  «'attacha  au  tnari  français  qu'oa 
lui  avait  imposé,  et  dont  pourtant  les  'légèretés  n'étaient  un  secret 
pour  personne.  Chose  plus  rare,  elle  lui  resta  fidèle  dans  la  mau- 
vaise fortune.  En  1816,  le  roi  Trédéric  prétendît  rompre  le  mariage 
de  sa  fiTle  avec  un  prince  découronné,  redevenu  Bonaparte  comme 
devant;  Catherine  refusa.  'Napoléon  put  dire  d'elle  «  qu'elle  s'était 
inscrite  de  ses  propres  maîns  dans  Thistoire.  » 

Une  des  raisons  qu'tm  avait  dû  faire  valoir  auprès  du  rapace 
souverain  de  Wurtemberg,  c'-était  apparenmnenft  le  sang  dot  de  la 
comédie.  Au  moment  où  sa  fille  allait  devenir  femme  et  belle-smur 
de  rois,  belle-sœur  d'empereur,  il  ne  lui  constitua  qu'une  dot  de 
petite  bourgeoise,  100,000  florins  ;  encore  devait-elle  sur  celte 
somme  s'équiper  et  faire  les  cadeaux  d'usage.  L'empereur  dut  «  lui 
faire  faire  son  habit  de  noce;  »  son  mari  lui  donna  un  trousseau: 
non  que  Jérôme  fût  lui-môme  bien  en  fonds,  il  lui  fallut  emprunter 
pour  se  rendre  dans  son  nouveau  royaume. 

Le  15  novembre  1807,  Napoléon  promulguait  la  constitution  de 
la  Westphalie.  Ce  document  avait  à  la  fois  le  caractère  d'un  traité 
et  d'un  décret.  IJ'empereur  ne  renonçait  à  «  son  droit  de  conquête  » 
sur  la  Westphalie  que  moyennant  deux  sortes  de  conditions.  Les 
unes  n'avaient  pour  objet  que  l'intérêt  de  la  politique  pcrsonnelte, 
comme  les  articles  par  lesquels  îl  «e  réservait  la  mmtié  des  do- 
mainfs  Se  la  Westphalie,  stipulait  le  paiement  rigoureux  des  con- 
tributions de  guerre,  fixait  à  25,000  hommes  le  contingent  da 
nouveau  royaume  comme  état  de  la  confédération,  exigeait  <ioe 
12,'500  Français,  soldes,  nourris,  habillés  par  la  Westphalie,  tins- 
sent provisoirement  garnison  dans  Magdebourg.  Magdebourg  était 
donc  à  la  fois  une  ville  du  royauaie  et  une  forterease  de  reropire; 
le  gouverneur  y  commandait  pour  les  deux  souverains  ;  le  drftpeaa 
bleu  et  blanc  y  flottait  à  côté  du  drapeau  tricolore.  Les  autres  ar- 


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LE   ROYAUME   DE   WESTFHAIIE.  «H 

ticles  avaient  en  vue  la  bonne  constitution  du  nouvel  état  sur  les 
bases  d'une  monarchie  héréditaire,  d'une  assemblée  représentative 
et  de  Tégalité  des  sujets  devant  la  loi.  En  devenant  roi  en  Alle- 
magne, Jérôrpe  restait  un  prince  français,  soumis,  lui  et  les  siens, 
«  aux  dispositions  du  pacte  de  la  famille  impériale.  »  Napoléon  se 
réservait  pour  lui  et  ses  descendans  rhéritage  éventuel  de  la  cou- 
ronne westphattonne  en  cas  d'extinction  de  la  dynastie,  et  en  cas 
de  minorité  la  nomination  du  régent.  La  liste  civile  du  nouveau  roi 
était  fixée  à  5  millions. 

la  constitution  proclamait  la  suppression  de  toute  corporation 
ou  corps  privilégié,  l'abolition  du  servage  et  de  tous  les  droits  qui 
en  découlent  (1),  la  révocation  de  tout  privilège  en  matière  d'im- 
pôt, de  justice,  d'admissibilité  aux  charges.  Napoléon  poussait  le 
souci  égalitaire  jusqu'à  exiger  la  réforme  «  des  statuts  dans  les 
abbayes,  prieurés  ou  chapitres  du  royaume,...  de  telle  sorte  que 
tout  srnjet  du  royaume  puisse  y  être  admis  (S).»  Le  royaume  serait 
administré  par  quatre  ministres  (8)  :  outre  le  ministre  d'état,  un 
ministre  pour  l'intérieur  et  la  justice,  un  pour  la  guerre,  un  pour 
les  finances,  le  commerce  et  le  trésor.  Le  conseil  d'état  serait 
divisé  en  trois  sections  correspondantes  à  ces  trois  ministères.  Les 
états  du  royaume,  investis  du  vote  de  la  loi  et  du  vote  de  l'impôt, 
auraient  également  à  nommer  trois  commissions.  Tout  projet  de 
loi  dtvait  être  discuté  entre  une  commission  des  états  et  une  sec- 
tion du  conseil  d'état;  puis  un  orateur  de  la  commission  et  un  ora- 
teur du  conseil  porteraient  le  débat  devant  l'assemblée.  Celle-ci, 
comme  le  corps  législatif  de  l'empire,  écouterait  silencietisement 
et  voterait  au  scrutin  secret.  Qui  ne  reconnaît  ici  l'étrange  con- 
ception de  Sieyès,  devenue,  entre  les  mains  d'un  habile  dej^pote,  la 
commode  constitution  de  Tan  viii  et  de  l'an  x?  Où  Ton  reconnaît 
encore  sa  fameuse  maxime,  la  confiance  vient  d'en  bas  et  le  pouvoir 
d*en  hautj  c'est  dans  le  système  électoral  de  la  Westphalie.  Seule- 
ment Napoléon  avait  renversé  les  termes  du  problème.  Tandis  qu'en 
France  les  électeurs  élus  par  d'autres  électeurs  présentaient  à  la 
nomination  du  gouvernement  les  listes  de  candidats  pour  le  corps 
législatif,  le  tribunat,  les  charges  publiques,  en  Westphalie,  c'était 
le  roi  qui  nommait  les  électeurs  de  chaque  collège  départemen- 

0)  f^T  lafle?i|9«e)eqtW9f^p)ifi1îe,iVfi(]reK na  fAPP»?t4tt  l^rf^n  de  Stein  (1|0  mvrs«ia06) 
Mi-r9l  jiie  Pn^sBC  i4^9  Per|i,  Siein^a  ûbfin,  y  l",.p.  t90-2Q.2,  et  los  décrpts  roji^ux^f^u 
^  J/invier  180^,  du  25  juillet  1811,  etc.,  4an9  le  Moniteur  westphalien, 

(2)  Un  décret  royal  du  10  Janvier  proscrivit  les  »plendido8  cordons  qui  paraient  la 
poitrine  des  chanoines  nobles;  sous  peine  do  saisie  du  ten^porel,  leur  croix  ne  devait 
Mre  suspendue  qu*à  un.aiKiple/nib»o  ttOJAxme»  <«  fie  {Cqul^wr;  nfûi»,  tde  M  oiUUoièlms 

X3).lC;i»><me.pKli^i;itro  «?Wt.6p^(H)0A^np3  de  ^«^tement  et  90,QQ0  fraaps  de.^s  ^e 
oiaison! 


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612  RETUS  DES  DEUX  MONDES. 

tal,  et  les  électeurs  élisaient  directement  les  députés  aux  états. 
En  outre  le  collège  départemental  présentait  au  roi  des  candidats 
pour  les  places  de  juges  de  paix  et  de  membres  des  conseils  ma- 
nicipaux,  de  district  et  de  département.  Naturellement  la  consti- 
tution introduisait  en  Westphalie  le  système  français  des  poids  et 
mesures,  la  division  en  départemens,  districts  et  communes,  les 
préfets,  sous-préfets,  maires  avec  les  divers  conseils,  —  la  hiérar- 
chie des  juges  de  paix,  tribunaux  de  première  instance,  couronnée 
par  une  cour  d'appel  pour  tout  le  royaume  et  une  cour  de  cassation, 
qui  n'était  autre  que  le  conseil  d'état,  —  le  code  Napoléon,  la 
publicité  des  procédures,  les  jugemens  criminels  par  jurés,  Tioa- 
movibilité  des  juges,  sauf  les  juges  de  paix,  pour  lesquels  le  justi- 
ciable devait  se  contenter  de  la  garantie  qu'offrait  la  présentation 
par  le  collège,  —  l'égalité  des  cultes,  la  conscription,  le  système 
d'impôts  français. 

Napoléon  avait  dd  prévoir  que  la  principale  opposition  à  l'ordre 
de  choses  créé  par  lui  viendrait  nécessairement  des  privilégia  des 
anciens  régimes,  comtes  et  princes  médiatisés,  à  qui  on  imposait  le 
joug  des  lois  communes  pour  tous, — noblesse  territoriale  et  cheva- 
lerie d'empire,  qu'on  dépouillait  de  ses  prérogatives  pour  la  sou- 
mettre à  Tégalité  devant  les  tribunaux,  l'impôt,  la  loi,  la  con- 
scription, —  chefs  des  différentes  églises,  naguèie  églises  d'état, 
maintenant  soumises  au  régime  des  articles  organiques,  contraintes 
à  la  tolérance  des  autres  cultes,  —  enfin  abbés  des  ordres  reli- 
gieux, qu'on  avait  appauvris,  qu'on  allait  peut-être  supprimer.  C'est 
sans  doute  pour  ne  pas  donner  aux  anciens  privilégif^s  une  citadelle 
légale,  non  moins  que  par  raison  de  simplicité  et  d'économie,  que 
Napoléon  n'institua  pour  la  Westphalie  ni  sénat  dit  conservateur, 
ni  chambre  des  pairs,  ni  cour  de  cassation,  où  l'aristocratie  du 
pays  serait  venue  s'asseoir  et  se  concerter.  Il  essaie  même  de  créer 
une  sorte  de  contre-poids  à  l'influence  prépondérante  de  la  grande 
propriété.  Ainsi  l'article  Al  de  la  constitution  porteque,  sur  les  deux 
cents  membres  du  collège  électoral  de  département,  le  roi  devra 
nommer  les  quatre  sixièmes  parmi  les  plus  imposés,  un  sixième 
parmi  les  plus  riches  négocians  et  fabricans,  un  sixième  enfin  «parmi 
les  savans,  les  artistes  les  plus  distinguais  et  les  citoyens  qui  auront 
le  mieux  mérité  de  l'état,  n  De  même  l'article  29  statue  que,  sur  les 
cent  députés  des  états,  soixante-dix  seront  choisis  dans  la  première 
de  ces  catégories,  quinze  dans  la  seconde,  quinze  dans  la  troisième. 
Napoléon  voulait  sans  doute  établir,  à  côté  de  la  représentation 
des  intérêts  fonciers,  une  certaine  représentation  des  intérêts  com- 
merciaux et  in'liistriels,  intellectuels  et  moraux. 

Cette  constitution,  si  on  la  com[)are  aux  constitutions  surannées 
de  l'Allemagne  féodale,  réalisait,  on  ne  saurait  le  méconnaître,  un 


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LE   BOTAUHB   DE   WE8TPHALIE.  6iê^ 

progrès  notable.  Cette  assemblée,  quî  restait  ouverte  à  tout  citoyen 
de  mérite  qu'aurait  distingué  la  confiance  des  électeurs  choisis  par 
le  roi,  valait  mieux  que  les  états  aristocratiques  de  la  Hesse,  du 
Brunswick,  de  la  Prusse  ou  des  anciens  évôchés.  Dans  ces  vieux 
Land*tdndey  il  n'y  avait  que  des  députés  de  la  noblesse,  du  clergé,  ^ 
des  villes,  qui  venaient  y  défendre  uniquement  des  intérêts  de  caste 
et  de  corporation;  maintenant  on  pouvait  espérer  de  voir  dans  le 
Reicfutaff  de  Westpbalie  des  citoyens  se  préoccuper  des  intérêts 
généraux.  Les  anciens  états  étaient  fort  propres  sans  doute  à  con- 
server les  anciennes  libertés,  libertés  exclusives  et  égoïstes,  fon- 
dées sur  l'inégalité,  le  privilège,  l'oppression  des  dissidens  par  la 
religion  d'état,  l'humiliation  du  bourgeois  devant  le  noble,  l'exploi- 
tatioQ  du  compagnon  par  les  jurandes,  rabruiissement  du  paysan 
dans  le  servage;  ils  pouvaient  bien  conserver  leurs  libertêsy  mais 
non  fonder  la  liberté,  encore  bien  moins  l'égalité.  Cette  représen- 
tation nouvelle  de  la  Westpbalie,  si  Imparfaite,  si  mutilée,  si  en- 
chaînée, si  dépendante  qu'elle  fût,  était  un  meilleur  instrument  de 
progrès.  Malheureusement  le  créateur  de  la  constitution  westpha- 
lienne  était  un  étrange  ouvrier,  qui  ne  pouvait  prendre  sur  lui  de 
ne  pas  briser  ou  fausser  ses  propres  créations.  11  donnait  des  con- 
stitutions aux  peuples  comme  des  couronnes  aux  princes;  il  ne  s'en- 
gageait point  à  les  respecter. 

III. 

Et  pourtant  quels  sages  conseils  dans  la  bouche  de  celui  qui  fit 
de  la  fortune  un  abus  si  insensé  !  Napoléon  n'aurait  peut-être  point 
perdu  la  France,  s'il  eût  été  bâti  de  façon  à  pouvoir  suivre  les  avis 
qu'il  donnait  à  son  frère  : 

a  Vous  trouverez  ci-joint  la  constitution  de  votre  royaume...  Vous 
devez  la  suivre  fidèlement...  N'écoutez  point  ceux  qui  vous  disent  que 
vos  peuples,  accoutumés  à  la  servitude,  recevront  avec  ingratitude  vos 
bienfaits.  On  est  plus  éclairé  dans  le  royaume  de  Westpbalie  qu'on  ne 
voudrait  vous  le  persuader...  11  faut  que  vos  peuples  jouissent  d'une 
liberté,  d'une  égalité,  d'un  bien-être  inconnu  aux  peuples  de  la  Ger- 
manie... Celte  manière  de  gouverner  sera  une  barrière  puissante  qui 
vous  séparera  de  la  Prusse  plus  que  l'Elbe,  plus  que  les  places  fortes  et 
que  la  protection  de  la  France.  Quel  peuple  voudra  retourner  sous  le 
gouvernement  arbitraire  prussien  quand  il  aura  goûté  les  bienfaits  d'une 
administration  sage  et  libérale?  Les  peuples  d'Allemagne,  ceux  de  France, 
d'Italie,  d'Espagne,  désirent  V égalité  et  veulent  des  idées  libérales.  Voilà 
bien  des  années  que  je  mène  les  affaires  de  l'Europe,  et  j'ai  eu  lieu*  de- 


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QlA  BEYUE  DES  DEUX  IIOKDES. 

me  coDvainore  que  le  bourdoDBement  des  privilèges  it^k  contraire  à 
P opinion  ^nirale...  Soyez  roi  constitutiosiïel.  » 

Sans  cette  lettre»  iï  y  a  une  promesse  et  une  leçon.  La  proroesK^ 
c'était  un  agrandissement  indéfini  de  la  Westpbali^,.  si^  elle  se  ren-^ 
dait  digne  des  espérances  fondées  sur  elle;  la  leçon  n'était  pas  ina-' 
tile  à  un  jeune  prince  de  vingt- trois  ans  qui- allait  bientôt  se  trouTcr 
entouré  ou  d'aventuriers  français^  avides  de  distinctions  nouvdleSis 
ou  de  la  vieille  aristocratie  bessdse»  banovrienne,  prussienne  on 
brunsvickoisef  jalouse  de  conservef  les  siennes;  mais  combien  ces 
leçons  égalitaires  n'eussent-elles  pas  eu  plus  d'autorité»  si  Napoléon' 
n'avait  pas  lui-même  créé  une  noblesse  avec  ses  majorats,  ses^ 
exemptions  d'impôts^  ses  v^i'^f^  distinctioml  Combien  ces  pré- 
ceptes libéraux  auraient  eu  plus  de  poids,  s'il  n^avait  donné  lui- 
même  «  dans  la  France  issue  de  1789».  l'exemple  du  mépris  dea 
libertés  et  de  la  violation  des  constitutions,  même  i4npérialeal  C'é- 
tait lui  q^i  écrivait  à  Murât»  grand-duo  de  Berg  :  «  J^-  trouve  ridi- 
cule que  vous  nfopposdez  V opinion  du  peuple  wesiphaUeni  qpe 
fait  Topinion  des  paysans  aux  questions  politiques?  » 

Il  recommandait  encore  à  Jérôme  d'avoir  soin  qve  son  conseil 
d'état  fût  composé  de  non-nobles^..»  «  toutefois  sana  q^e  personne 
s'aperçoive  de  cette  babituelle  surveillance  à  maintenir  en  majorité 
le  tiers'état  dans  tous  les  emplois...  Cette  conduite  ira  au  cœur  de 
la  Germanie  et  affligera  peut-être  l'autre  classe  :  n'y  faites  pas  at- 
tention. »  Il  fallait  introduire  le  code  Napoléon  le  plus  promptement 
possible,  a  On  ne  manquera  pas  de  faire  des  objections  :  opposex- 
y  une  ferme  volonté.  Les  membres  du  conseil  de  la  régence  qui  ne 
sont  pas  de  l'avis  de  ce  qui  a  été  fait  en  France  pendant  la  révolu- 
t'on  feront  des  représentations  :  répondez-leur  que  cela  ne  les  re- 
garde pas.  »  Cependant  il  fallait  réserver  a  aux  grands  noms  »  une 
partie  des  charges  de  cour;  Napoléon  ne  trouvait-il  pas  «  qu'il  n'y 
a  que  ces  gens-là  qui  sachent  servir?  » 

ï)èsla  fin  d'août»  des  députations  westphalîennes  s'étaient  rendaes 
à  Paris  pour  saluer  le  nouveau  roi  et  tâcher  d'obtenir  quelques  ga- 
ranties j>our  le  pays.  Un  comité  élu  par  elles  et  composé  des  comtes 
liïerveldt»  Schulenburg-Emden»  Alvensleben,  de  Tabbé  flencke»  du 
professeur  Robert»  reçut  du  roi  communication  de  la  constitution. 
Le  roi  leur  demanda  de  lui  présenter  des  observations  officieuse- 
ment, car  officiellement  ïl  ne  pouvait  en  admettre.  Les  clauses  par 
lesquelles  l'empereur  se  réservait  la  moitié  des  domaines,  exigeait 
80  millions  de  contributions  de  guerre»  imposait  Tentretien  de 
12»500  Français»  affligèrent  et  surprirent  les  députés;  mais  Jérôme 
ne  pouvait  à  ce  sujet  que  leur  donner  de  bonnes  paroles.  Les  nobles 


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LE  ROYAUME  DE  WJSSXPAAUE.  6lb 

earpriinàf ont  1»  craiiite  que  l'iatroductioadu  code  Napoléoa  D*ame- 
D&Lle.  morceltement  des.  biens..  On  demandait  encore  que  la  langue 
adknanda  restât  lang^e  officiâlle,  que  toutes  les  places  fussent  don- 
oéfiSr  à  des.  indigènes^  que  les  pensions  aux.  serviteurs  des  princes 
déduis  fussent. garanties.  Jôrâme,  qjuisur  tant d'autfes> points  n'é.- 
taîlpaâ.le  matirey.admit.da  moins  le  principe  qa'uR  état  allemand 
dayait  être  administré  par  des  Allemands^  et,  sans  oser  tcanchec  la 
qvestioade  la. langue  officielle,  promit  d'apprenxlre  raliemand.,  as- 
surant qu'il  le  paierait  correctement  dans  deux  ou  trois  an».  En 
réalité,  il  ne  put  ou  ne  voulut  jamais,  l'apprendre.  Au  moins  son 
frère  Louis  écordiait.  passablement  le  hollandais. 

En  attendant  l'arrivée  du  roi,  la  Westphalie  était  administrée 
par  une  régence  ptrovisoiror  composée  du  comte  Beugnot,  de  Si- 
méoD,.du  général  Lagraoge,  de  JoUivet,.  qui  avait  été  chargé  en 
1801  da  l'organisationi  du.  département  du  Bbin,  et  qui  resta  plus 
tard  à  Cassel  comme  administrateur,  des  domaines  im^^riauz.  Àu^ 
cun  des  qjuatre  régens  ne  savait  Tallemand  :  ils  s'adjoigpirent 
comme  secrétaire,  un  Rhénan,.  Mosdorf,  conseiller  de  préfecture  à 
Hayence.  Ce:  gouvernement  dura  trois  mois,  du  !''<'  septembre  aa 
1*'  décembre  1S07.  .La  Westphalie  continuait  à  être  foulée  pac  les 
Passages  de  troupes  et  les  réquisitions.  Comme  Napoléon  n'avait 
pas  encore  révoqué  les  gouverneura-gf^néraux  et  les  intendans  die 
radminislration  précédente,,  il  y  avait.de  continuels  conllits  ratre 
les  diverses  autorités^. 

lérôme,  en.  quittant.Paris,  se  rendit  d'abord  chez  son  beau-père, 
le  roi  de  Wurtemberg,  et  arriva  seulement  le  7  décembre  au  palais 
de  Wilbemsbôhe,  auquel  il  donna  le  nom»  si  fameux  depuis,  de  Nar 
*  poIeoQshôhe.  «  Ce  nom  pavait  plaire  aux  babitans,  écrivait-il  à  son 
f^re,.et  il  rappelle  de  qui  je  tiens  moa  royaume.  »  II  adressa  im;^ 
iQédiatement  une  proclamation  u  à  ses  bons  et  ûdëles-  sujets  et  ba>- 
bUans  du  royaume  de  Westphalie.-  u 

«  La  dîvîne  Providence  avait  marq'ié  cette' époque  pour  réunir  sous 
une  auguste  ini^titution  vos  provinces  éparses  et  des  famifles  voisines  et 
pourtant  étrangères...  C'est  pour  les  peuples  que  Napolëott  a  vaincu... 
Westphalîens ,  tels  furent  les  résultats  des  trois  journées  de  Marengo^ 
d^Auslerlitz,  d'Iéna,  telles  est  aujourd'hui  la  conséquence  du  mémorable 
traité  de  Tîisftt.  Ce  jour-là,  vous  avez  obtenu  le  premier  des  biens  :  une 
patrie.. .  Westphaliens,  vous  avez  «ne  constitution  appropria  à  vos 
nwBurs  et  à  vos  intérêts;  Elle  est  le  fruit  de  la*  méditation  d'un  grand 
bomme  et  de  Texpérience  d^une  grande  nation.  » 

Par  un  décret  du  môme  jour  (7  décembre),  il  transforma  les 
membres  de  la  régence  provisoire  en  ministres  provisoires  :  Siméon 


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616  EEYVE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  justice  et  à  l'intérieur,  Lagrange  à  la  guerre,  Beugnot  aux 
finances,  Jollivet  aux  trésors.  Toutefois  il  demandait  dès  lors  à  l'em- 
pereur d'être  débarrassé  de  Lagrange  et  de  Jollivet.  11  détestait  cor- 
dialement ce  dernier  surtout,  en  qui  il  voyait  une  sorte  d'agent 
supérieur  de  la  police  impériale  :  c'est  pour  le  même  motif  appa- 
remment que  NapoléOQ  eut  à  cœur  de  le  maintenir  sous  un  autre 
titre  en  Westpbalie.  Jérôme  nomma  également  les  neuf  premiers 
membres  de  son  conseil  d'état,  parmi  lesquels  Dohm,  de  Wolfradt, 
de  Bûlow,  ces  deux  derniers  futurs  ministres.  II  se  plaignait  à  son 
frère  de  la  difficulté  qu'il  avait  à  trouver  des  candidats  parmi  le 
tiers-état,  «  la  plus  grande  partie  de  cette  classe  étant  composée  de 
gens  complètement  illettrés.  » 

Le  i"  janvier,  il  réunit  dans  l'orangerie  du  château  de  Casselun 
certain  nombre  de  notables  et  de  députés  (environ  275]  des  anciens 
états.  «  On  y  voyait,  raconte  en  style  fleuri  le  Moniteur  weslpha- 
lieny  on  y  voyait  placés  sur  les  mômes  gradins  des  hommes  cpû 
portaient  des  noms  anciens  et  toujours  honorés,  des  savans  qui  illus- 
trent les  arts,  d'habiles  commerçans,  de  laborieux  agriculteurs  et 
des  députés  du  Harz,  enfans  des  anciens  Vandales,  et  qui  ont  tra- 
versé les  siècles  avec  la  simplicité,  les  mœurs  et  presque  le  costume 
de  leurs  pères  (1).  »  Jérôme  expose  devant  cette  réunion  une  sorte 
de  profession  de  foi  ou  de  programme  politique  :  il  y  développait 
le  thème  obligé  sur  l'unité  nouvelle  de  la  Westpbalie,  sur  Texcel- 
lence  de  la  constitution,  conçue  de  telle  façon  que  le  souverain, 
«  tout-puissant  pour  faire  le  bien,  n'eût  jamais  intérêt  à  faire  le 
mal,  »  sur  le  retour  à  cette  «  saine  politique  qui  avait  placé  ses 
états  dans  l'alliance  de  la  France  jusqu'au  milieu  du  siècle  der- 
nier. »  Le  passage  le  plus  saillant,  celui  que  l'empereur  critiqua  ' 
comme  susceptible  de  donner  des  ombrages  aux  autres  princes  du 
Rheinbundy  était  celui-ci  :  «  des  privilèges,  des  exemptions,  des 
servitudes  personnelles,  n'appartiennent  pas  au  génie  de  ce  siècle; 
il  faut  que  la  Westpbalie  ait  enfin  des  citoyens.  »  Pendant  ce 
temps,  une  série  de  décrets  organisaient  le  gouvernement  et  les 
administrations. 

Le  roi,  qui  venait  de  faire  connaissance  avec  les  délégués  de  ses 
sujets,  se  mit  en  devoir  de  faire  un  voyage  d'exploration  dans  le 
royaume.  Du  15  au  26  mai  1808,  il  visita  la  savante  université  de 
Gœttingue,  les  populations  si  intelligentes  du  Brunswick,  oà  l'ad- 
ministration libérale  du  dernier  duc  et  Tinfluence  des  émigrés  fran- 
çais avaient  préparé  le  terrain  aux  réformes  nouvelles,  le  grand  éta- 
blissement militaire  de  Magdebourg,  la  ville  de  Halle,  si  cruellement 

(1)  Naméro  du  3  Janner  1808. 


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LE  BOYAUHE   DE  WESTPHAUE.  617 

éprouvée  en  octobre  1806.  Le  Moniteur  westphalim  ne  tarissait  pas 
en  détails  sur  l'empressement  de  la  bourgeoisie  et  l'enthousiasme 
des  populations.  «  Le  peuple  se  presse  en  foule  sur  son  passage, 
se  faisait-il  écrire  de  Gœttingen.  Il  ne  reste  pas  un  habitant  dans 
les  maisons.  Nous  avons  traversé  une  fête  de  10  lieues.  L'air  reten- 
tissait des  cris  de  vive  notre  bon  roi  /  »  La  ville  de  Brunswick  lui 
donna  un  bal  masqué  au  mois  de  mai.  Partout  des  arcs  de  triomphe» 
des  jeunes  filles  en  robe  blanche,  des  drapeaux  déployés,  des  cha- 
peaux en  l'air,  tout  le  programme  peu  varié  de  ces  enthousiasmes 
«  spontanés.  »  A  Magdebourg,  «  toute  la  ville  était  illuminée;  on 
remarquait  beaucoup  de  transparens  emblématiques  et  des  allégo- 
ries ingénieuses  qui  exprimaient  les  sentimens  des  bons  habitans  de 
Magdebourg  pour  sa  majesté.  »  Plus  tard,  en  septembre,  le  roi  vi- 
sita Osnabrtlck  et  Minden. 

La  vérité  est  que,  dans  le  Brunswick  et  le  Hanovre,  on  savait  gré 
an  roi  de  ses  réformes  :  on  était  d'autant  plus  porté  vers  lui,  qu'on 
avait  peur  d'une  annexion  à  la  France  ;  mais  dans  les  pays  prus* 
siens  on  ruminait  les  lauriers  du  grand  Frédéric,  Rosbach,  léna, 
les  coups  terribles  de  la  fortune,  on  n'était  pas  encore  disposé  à 
faire  fête  aux  gloires  nouvelles;  dans  les  campagnes  hessoises,  on 
restait  invinciblement,  aveuglément  attaché  à  l'ancien  despote.  Jé- 
rôme avait  déployé  un  faste  royal  dans  cette  revue  de  ses  pro- 
vinces. Il  avait  donné  des  audiences,  visité  des  casernes  et  des  ma- 
nufactures, écouté  des  harangues,  accepté  des  bouquets,  fsdt 
manœuvrer  des  régimens.  Il  rapportait  de  ce  voyage  des  impres- 
sions assez  diverses.  «  Je  ne  puis  dépeindre  à  votre  majesté,  écri- 
vait-îl  à  son  frère,  avec  quel  enthousiasme  j'ai  été  reçu  dans  toutes 
les  villes  et  villages  de  mes  états,  mais  surtout  à  Brunswick...  La 
province  de  Magdebourg,  sire,  est  bien  malheureuse;  de  pauvres 
paysans  ont  vu  leurs  lits,  leurs  meubles,  vendus  à  l'encan;  que 
l'empereur  vienne  au  secours  du  pays,  qu'il  fasse  grâce  de  la  con- 
tribution de  guerre  !..  Quand  même  je  ne  serais  plus  destiné  à  ré- 
gner sur  la  Westphalie,  je  n'en  ferais  pas  moins  la  même  prière  à 
votre  majesté.  Ce  peuple  est  bon;  il  peut  être  bien  utile  à  la  France; 
il  est  son  avant-garde.  »  Napoléon  répondait  simplement  :  «  La 
province  de  Magdebourg  est  la  plus  riche,...  il  faut  qu'elle  paie, 
comme  les  autres  provinces  m'ont  payé.  » 

Malgré  la  cocarde  et  le  drapeau  national,  le  roi  de  Westphalie  se 
trouvait  dans  une  étrange  dépendance.  Une  partie  de  ses  ministres, 
les  principaux  généraux,  les  chefs  de  la  nouvelle  administration 
financière,  lui  étaient  imposés  par  l'empereur.  Les  troupes  fran- 
çaises traversaient  perpétuellement  son  territoire;  elles  occupaient 
Magdebourg.  Napoléon  surveillait  son  frère  de  près  :  Jollivet  et 


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618  REYUfi.  D£S  DEUX  MONDES. 

B^nhard^  envoyé  de  France  à  Cassel,  étaieat  chargés  de  iaîre  an 
miaiaire  de  l'empereur  des  rapports  réguliers.  A  côté  du  chef' de 
la  police  westphallenne^  Legras  de  Bercagny,  une  police  secrète 
observait,,  pour  le  compte  de  lempereur,  le  roi,  la  cour,  les  mi- 
nistres et  jusqu'à  la.  police.  «  Mon  frère,  écrivait  Tempereur  à  Je* 
râmfvje  vous  envoie  le»  réponses  de  l'impératrice  de  Russie.  At 
oux>ert  celle  qui  vous  éuiit  adressée.  le  n'ai  pas  pris  la  même  liberté 
pow  celle  de  la  princesse  (Catherine),  parce  ]p  suppose  qu'elle  ne 
contient,  rien  d'important;  cependant  j^e  désire  que  vous  m'en  en- 
voyiez copie.  »  Les  lettres  de  Napoléon  au  souverain  de  2  mlllioas 
d'hommes  étaient  souventsur  ce  ton  :  a  je  trouve  ridicule  que;...  » 
puis  c'étaien  t  d'amera  reproches  sur  des  faits  qui  n'arrivaient  le  plus 
souvent  à  Paris  qu'exagérés  et  défigurés.  Si  Jérôme  voulait  maintenir 
son  autorité  et  protéger  ses  sujets  contre  les  officiers  impériaux,  on 
lui  reprochait  de  «  porter,  atteinte  à  la  dignité  du  nom  français.  » 
S'il  y  avait  une  rixe  quelque  partentre  Allemands  et  Français,  Na- 
poléon s'irritait  qu'il  y  eût  «  si  peu  de  police  dans  le  royanme.  » 
Si  Jérôme  faisait  planter  les  poteaux  westphaliens  sur  la  tête  du 
pont  de  Magdebourg»  Napoléon  faisait  abattre  les  armes  royales  par 
ses  agens.  Plus  tard,  il  fera  entrer  sans  façon  ses  douaniers  sur  le 
tejrritoire  westphalien  et.  chasser  les  douaniers  de  Jérôme.  II  don- 
nera le  Hanovre  à  son  frère  et  le  lui  reprendra  sans  le  consulter. 
Il  réunira  d'un  trait  de  plume  à  la  France  en  1811  tout  un  dépar- 
tement westphalien. 

On  comprend  bien  que  Jérôme  ait  plus  d'une  fois  songé»  comme 
Louis  de  Hollande,  à  se  dérober  à  ce  royal  esclavage.  Dès  1808, 
oa  trouve  dans  sa  carrespondance  des  passages  qui.  témoignent  de 
eette  disposition.  «  Si  votre  majesté  ne  peut  se  rendre  à  ma  prière, 
je  lui  en  adresserai  une  seconde,  c'est  de  permettre  que  je  liû  re- 
mette dès  à  présent  le  gouvernement  du  royaume  de  Westpbalie..* 
Elle  sait  que  jje  n'ai  jamais  désiré  le  royaume  de  Westphalie  (12 jan- 
vier 1808).  »  —  «  Votre  majesté  observera  qu'il  ne  peut  y  avoir  en 
même  temps  deux  personnes  qui  donnent  des  ordres  dans  un  état, 
et  que,  si  les  autorités  françaises  doivent  y  commander,  j^  ne  puis 
dès  lors  y  rester.. •  Gomment  votre  majesté  peut-elle  avoir  dans  les 
rapports  qui  lui  sont  faits  par  des  subalternes  plua  de  confiance 
que  dans  ceux  que  je  lui  adresse  moi-même  (10  Xnillet  1808)?  »  — 
«  Je  n'aime  ni  l'Allemagne  ni  l'Allemand...  Tai  désiré  sans  donte 
d'avoir  un  peuple  à  gouverner,  je  l'avoue  à  votre  majesté;,  mais  je 
préfère  vivre  en  particulier  dans  son  empire  à  être,,  comme  je  le 
suisy  souverain  sans  autorité.  Votre  nom  seul,  sire^  me  dbnne  Tap- 
parence  du  pouvoir,  et  je  le  trouve  bien  faible  qiaand  je  songe  (^ 
je  suis  dans  l'impossibilité  de  me  rendre  utile,  à  la.  France,^  qui  an 


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LE   ROYAUME   DE   WESTPHALTE.  410 

contraire  sera  toujours  obligée  d'entretenir  100,000  baïonnettes 
pour  étayer  un  trône- sans  importance  (1809).  »  Ordinairement  Na-^ 
polëon*  ne  répondait  rien  aux  doléances  de  son  frère.  Quand  elles 
allaient  jusq.u'à  la  menace  d'abdication,  comme  en  1SI2,  il  faisait 
simplement  passer  à  son  ministre  auprès  là  cour  de  Cassel'  une  note^ 
aiasi  conçue  : 

«  Le  roi  s'est  trompé,  s'il  a  pensé  que  l'espèce*  de  menace  qu'il  acr» 
devoir  mêler  à  ses  plaintes  pourrait  influer  sur  les  déterminations  de  sa 
majesté.  Il  doit  trop  bien>  la  coOAdttre  pour  ne  pas  savoir  que,  s'il  venait 
à  prendre  le  part!  qu'il  vous  a  annoncé,  elle  pourrait  le  regretter  à^rai^ 
son  de  l'amitié  qu'elle  lui  porte,  mais  que  ce  ne  serait  pas  un  embarras 
potir  elle  que  d'avoir  un  état  de  plus  à  gouverner.  C'est  dans  ce:  sens 
<|u'etle  veut  que  Vous  vous  en  expliquiez' (5  janvier  1812).  » 

tt  Je  ne  sais  si  je  suis  roi»  prince  ou  sujet,  »  s'écriait  parfois  îè^ 
rAme  au  désespoir.  Ge  mot  pourrait  servir  d'épigraphe,  à  toute 
rbistoire  de  la  Westphalie. 

L*année  f  SOS  rit  dans  chacun  des  huit  départemens  westphaliens 
le  collège  électoral,. composé  de  200  membres  nommés  parle  roi,  se 
réunir  sous  la  surveillance  d'un  président  également  nommé  par  le 
Toi.  II  s'agissait  d'élire  les  députés  aux  états  de  Westpbalie.  Le  scru- 
tin était  secret,,  condition  nécessaire  pour  assurer  quelque  indépen- 
dance au  vote  et>  un  pays  où  les  liens  de  dépendance  et  de  clien- 
tèle, abolis  par  laloi,!  subsistaient  dans  les  mœursw  Dans  l'une  de 
ces  réunions»  un  électeur,  probablement  un  «  aristocrate»  »  se  per- 
mit une  assez  mauvaise  plaisanterie  aux  dépens  de  Tarlicle  29  de 
la  constitution.  Ayant  à  choisir  un  député  dans  la  catégorie  a  des 
savans»  des  artistes  les  plus  distingués»  etc.»  »  il  choisit»  sous  la 
protection  du  scrutin  secret»  le  paysan  le  plus  illettré  de  son  vil- 
lage. —  Néannaoins  les  Westphaliens»  d'après  les  témoignages  les 
moins  favorables  à  la  royauté  napoléonienne»  coramençaieni  à  s'in- 
téresser vivement  à  la  nouvelle  constitution.  Dans  les  cafés  et  les 
cercles  de  Cassel»  avec  toute  la  prudence  qu'inspirait  la  crainte  des 
observateurs  de  police,  on  en  discutait  les  avantages  et  les  incon- 
vénieos.  Beaucoup  louaient  cette  simplicité  de  conception  et  de  ré- 
daction qui  contrastait  avantageusement  avec  le  fatras  de  lois»  de 
coutumes  et  de  règlemcns  qui  constituait  le  droit  public  dans  la 
plupart  des  états  de  fAllemagne.  On  s'étonnait  de  cette  singulière 
disposition  qui  donnait  aux  orateurs  du  conseil  d'état  et  des  com- 
missions un  auditoire  de  législateurs  muets;  mais  on  savait  que  le 
conseil  d'état  était  du  moins  composé  d^hommes  distingués  et  com- 


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620  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pétens  :  on  se  promettait  de  leurs  discussions  avec  les  députés  des 
lois  claires,  simples»  équitables,  qui  mettraient  fin  à  l*arbitradre 
des  juges  et  aux  chicanes  des  avocats.  Enfîn  on  ne  pouvait  nier  que 
pour  la  première  fois,  dans  des  limites  infiniment  trop  restreintes 
sans  doute,  les  députés  non  des  ordres  privilégiés,  mais  de  toutes 
les  classes  moyennes  et  supérieures,  allaient  prendre  une  part  di- 
recte à  la  confection  des  lois. 

C'est  au  milieu  de  l'attention  et  de  la  curiosité  publiques  que, 
le  2  juillet  1808,  eut  lieu,  dans  la  salle  de  TOrangerie,  l'ouverture 
du  Reiclistag  westphaiien.  Du  reste,  ces  états  ne  se  réunirent  que 
deux  fois,  en  1808  et  en  1810.  Lors  de  la  session  de  1808,  on  n'a- 
vait pas  encore  eu  le  temps  d'inventer  un  uniforme  pour  les  dépu- 
tés; c'est  dans  la  seconde  session  seulement  qu'ils  parurent  avec  ce 
bizarre  costume  de  théâtre,  moitié  romain,  moitié  espagnol,  tout 
à  fait  dans  le  goût  étrange  du  directoire  et  de  l'empire.  Une  sorte 
d'habit  de  drap  bleu  avec  des  broderies  de  soie  orange,  une  écharpe 
de  soie  blanche,  un  manteau  de  soie  bleue,  doublé  de  blanc,  avec 
des  broderies  orange  et  un  collet  de  soie  blanche,  une  manière  de 
chapeau  ou  de  toque  à  la  Henri  IV  avec  une  énorme  plume  d'au- 
truche, au  côté  une  épée  à  garde  dorée,  ornée  de  l'aigle  deWest- 
phalie,  telles  étaient  les  pièces  essentielles  de  ce  déguisement  par- 
lementaire. Le  costume  était  ridicule,  mais  il  pouvait  avoir  son 
utilité  :  il  servait  à  confondre  sous  le  même  uniforme  nobles  et 
bourgeois,  seigneurs  et  paysans.  Plus  d'un  vilain  de  la  Hesse  ou  du 
Brunswick,  fièrement  drapé  dans  son  manteau  de  soie  bleue,  avait 
aussi  bon  air  que  son  patron  ou  son  maître  de  la  veille.  Le  mal 
était  que  ces  oripeaux  coûtaient  fort  cher  :  140  thalers  étaient  une 
grosse  somme  pour  un  paysan  et  même  pour  v  un  savant  ou  un 
artiste  distingué.  »  Le  trésor  royal  fit  la  dépense  pour  un  certain 
nombre  de  députés;  mais  pouvait-on  voter  avec  indépendance  sur 
les  propositions  du  roi,  lorsqu'on  était  vêtu  par  lui?  L'article  29  de 
la  constitution  portait  que  les  membres  des  états  ne  recevraient  pas 
de  traitement;  cependant  le  roi  établit  que  chacun  d'eux  aurait  une 
indemnité  de  18  francs  par  jour,  plus  les  frais  dé  voyage. 

La  session  de  1808  s'ouvrit  avec  une  solennité  exceptionnelle. 
Dans  la  salle  de  l'Orange:  ie  (1),  une  tribune  avait  été  réservée  à  la 
reine  Catherine  et  à  ses  dames.  Sur  des  banquettes  vint  s'asseoir 
un  public  choisi.  Les  conseillers  d'état,  en  costume,  siégeaient  sar 
deux  bancs  en  avant  des  députés.  Les  députés  étaient  rangés  par 
département.  Le  roi,  amené  jusqu'à  l'orangerie  par  une  brillante 
escorte  de  cavalerie,  fit  son  entrée  dans  la  salle,  entouré  de  ses 

(1)  En  1810,  ce  fut  dam  le  bâtiment  da  Haséum,  sur  U  place  Frédéric,  qai  détint 
le  «  Palais  des  Êuts.  » 


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LB   ROYAUME  DE  WESTPHALIE.  621 

sûdes-de-camp,  de  ses  chambellans,  de  ses  aumôniers,  de  ses 
pages.  Il  fut  reça  à  la  porte  par  le  président  des  états,  comte  de 
Schulenburg-Wolflsburg;  sur  un  trône  élevé  sur  une  estrade,  il  prit 
place  en  habit  de  soie  blanche,  manteau  de  pourpre,  toque  à  plumes 
enrichie  de  diamans,  souliers  de  soid  blanche  à  rosettes  blanches  et 
à  talons  rouges.  Ses  serviteurs  et  ses  ministres  l'entouraient;  ses 
pages  étaient  assis  sur  les  gradins  de  Testrade.  Un  grand-maltre 
des  cérémonies,  suivant  l'étiquette  des  meilleures  cours,  transmet- 
tait les  ordres  du  roi  à  un  maître  des  cérémonies;  celui-ci,  à  son 
tour,  faisait  parvenir  la  parole  royale  à  un  député  des  états;  ce  der- 
nier «nfio  remplissait  la  mission  d'appeler  chacun  de  ses  collègues 
par  département  et  par  ordre  alphabétique,  et  de  les  présenter  au 
roi.  Le  député  présenté  prétait,  soit  en  Trançais,  soit  en  allemand, 
le  serment  constitutionnel  :  «  je  jure  obéissance  au  roi  et  fidélité  à 
la  constitution.  »  Jérôme  se  leva  ensuite  pour  lire  son  discours,  et 
les  députés,  qui  avaient  joui  du  droit  de  «  rester  couverts  devant 
le  roi,  »  ôtërent  leurs  chapeaux  empanachés  et  prêtèrent  l'oreille. 
11  leur  parla  de  la  dette  publique,  sujet  peu  agr^^able,  des  a  qua- 
lités belliqueuses  qui  distinguèrent  toujours  hurs  ancêtres,  et 
qui  allaient  recevoir  de  la  conscription  militaire  un  plus  grand  dé- 
veloppement, »  du  bien  du  royaume  «  que  nous  avons  tous  à  cœur.» 
Il  conclut  en  ces  termes  :  «  nous  y  travaillerons  de  concert,  moi  en 
roi  et  en  père  (il  avait  alors  vingt-trois  ans,  et  la  plupart  des  dépu- 
tés étaient  des  barbons),  vous  en  sujets  fidèles  et  affectionnés.  »  La 
séance  fut  naturellement  levée  aux  cris  de  vive  le  roi!  vive  la 
reine!  Le  même  jour,  les  députés  de  la  Westphalie  reçurent  l'invi- 
tation tf  d'assister  au  grand  couvert.  »  Plus  d'un  s'imagina  qu'il 
allait  enfin  goûter  à  la  chère  royale.  Les  «  bons  Allemands  »  avaient 
compté  sans  l'étiquette  sublime  de  la  nouvelle  cour.  On  les  conviait 
simpliîment  à  voir  leurs  majestés  siéger  en  grand  api^arcil,  servies 
par  leurs  grands-officiers,  qui  pienaient  les  plats  des  mains  des 
domestiques  pour  les  poser  sur  la  table.  Quelques  jours  après,  on 
invita  les  députés  à  la  table  du  grand-maréchal,  à  un  festin  plus 
substantiel  dont  le  grand-chambellan  faisait  les  honneurs. 

Dans  la  séance  suivante,  le  ministre  Siméon  lut  aux  députés  un 
exposé  rie  la  situation  du  royaume.  Il  le  prononça  en  français,  et  le 
conseiller  d'état  Jean  de  Mûller  le  traduisit  en  allemanH  aux  audi- 
teurs. Au  contraire,  à  l'ouverture  de  la  session  de  1810,  Wolfradt, 
ministre  de  l'intérieur,  lut  en  allemand  l'exposé  d'usage. 

En  réalité*,  on  n'avait  réuni  les  états  de  1808  que  pour  en  obtenir 
Tautorisatioa  de  faire  un  emprunt.  Gomme  on  n'avait  encore  qu'un 
petit  nombre  de  projets  de  lois  à  leur  soumettre,  la  session  fut  très 
courte;  celle  de  1810  fut  en  revanche  dsis  plus  importantes.  Les  di- 
vers ministres  avaient  déployé  la  plus  grande  activité  pour  mettre 


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622  rëvlb  des  deux  mondes. 

les  députés  en  mesure  de  bien  juger  la  âituation,  qu'on  n'avait 
d'ailleurs  aucun  intérêt  &  leur  dissimuler.  Lejs  commissions  d|i 
Jteichsidffy  surtout  celle  de  finances,  discutèrent  sérieusemeat  avec 
le  conseil  d'état  les  lois  et  les  impôts  proposés  :  les  députés  Wesi^ 
feld,  Culemann,  Tliorbecke,  Holzbauer,  luttèrent  énergiquement, 
parfois  avec  succès,  contre  les  e^figences  du  ministre  des  fioances. 
On  avait  fait  distribuer  à  tous  les  députés  un  exemplaire  imprimé 
de  chacun  des  projets  de  lois.  Naturellement  toute  la  chaleur  de  la 
discussion  était  réservée  pour  les  bureaux;  en  séance  publique,  les 
débats  étaient  calmes,  froids,  méthodiques.  Devant  les  législateurs 
plus  ou  moins  attentifs,  le  rapporteur  du  conseil  d'état  faisait  Té- 
loge  du  projet  de  loi;  l'orateur  de  la  commission  le  remplaçait  à  fat 
tribune  pour  l'appuyer  ou  le  combattre,  puis  on  votait  au  scratk 
jsecret.  Ce  mode  de  votation,  injustifiable  pour  des  députés  qtti  dé- 
pendraient vraiment  de  leurs  commettans,  était  nécessaire  pour 
assurer  quelque  indépendance  à  des  représentans  qui  émanaient 
jusqu'à  un  certain  point  du  pouvoir  royal.  Le  prince  se  feisaît 
rendre  compte  soigneusement  du  chiffre  des  suffrages  :  lorsqu'il  s'y 
rencontrait  un  tiers  de  boOles  noires,  11  montrait  beaucoup  d'irrita- 
tion; c'étaient  là  des  choses  en  effet  qui  ne  se  voyaient  pas  au  corps 
législatif  de  Franc*».  Ordinairement' les  suffrages  négatifs  éfeûent  en 
infime  minorité  ;  pourtant,  dans  la  session  de  1868,  on  remarqua 
que  deux  boules  noires  se  reproduisaient  toujours  obstinément  sur 
quelque  question  que  ce  fût;  elles  étaient  déposées  par  deux  pay- 
sans, l'un  de  la  Worra,  l'autre  de  la  Sadle.  Ils  ne  firent  pas  mys- 
tère du  motif  de  cette  ppposition  en  apparence  si  acharnée.  «  Le 
plus  souvent  ils  ne  comprenaient  pas  très  Wen  l'objet  du  débat.  Ne 
voyaient -ils  pas  que  d'habiles  hommes  soutenaient  le  projet  de  loi 
et  que  d'autres,  non  moins  habiles,  le  combattaient?  Le  meilleur 
moyen  de  rassurer  leur  conscience  était  de  voter  non  ;  si  la  loi  était 
réellement  bonne,  deux  boules  noires  ne  pouvaienti'empécherde 
passer;  si  elle  était  mauvaise/il  n'y  aucait- jamais  assez  de  boules 
noires.  » 

Chacune  des  deux  sessions  westphaliennes  tut  terminée  par  un 
jdiscours  de  clôture,  auquel  les  députés  répondaient  par  une  adresse 
de  remerclraent  au  roi.  C'est  Jean  de  JMAller  qui  prononça  le  dis- 
cours de  1808;  on  y  remarqiwiit  cette  phrase  sur  Napoléon  :  «  celui 
devant  qui  le  monde  se  tait,  car  entre  ses  mains  Dieu  .a  mis  ses 
destinées^..  »  C'est  le  professeur  Leist,  aloirs  conseiller  d'état,  qui 
congédia  le  Reichstag  de  18 1 0. 

Dans  la  constitution  westphalienne,']es  ét^ts  avaient  plus  d'éclat 
aux  yeux  du  public;  vms  le  conseil  d'état  était  Je  rouage  le  plus 
essentiel.  Cette  assemblée,  de  seize, à  vingt-cijiq inembres,  ne  tarda 
pas  à  se  remplir  de  noms  illustres,  de  capacités  distinguées  de  l'Al- 


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LE  HOYÂCHB  T3fE  WESTPHALIE.  6±8 

lemagne  presque  entière.  Sans  doute»  des  conseillers  comme  les 
comtes  de  Bocliolz,  grand-maltre  des  cérémonies,  de  Witzleben, 
ancien  grand-veneur  de  Guillaume,  de  Meerveldt,  ancien  sacris- 
tain noble  du  noble  chapitre  d*HiIdesheim,  étaient  là  surtout  pour 
la  montre;  mais  l'aristocratie  elle-même  avait  fourni  de  bons  admi- 
nistrateurs, comme  le  >Waldeèkois  yon  Reinecke,  lesHanovriens  de 
Hedingetde  Patje,  le  HessoisTon  Maisburg.  Le  baron  de  Berlepscb, 
également  Hanovrien,  était  depuis  longtemps  sympathique  aux  idées 
françaises;  c'est  ce  qui  l'avait  fiait  destituer  par  l'ancien  gouverne- 
ment anglo-hanovrien  de  sa  présidence  à  la  cour  aulique.  On  le 
représente  comme  caustique,  spirituel,  frondeur  de  tous  les  gou- 
vemetnens.  Son  mémoii^  de  4811  sur  la  situation  financière  du 
royaume,  et  qu'il  a  reproduit  dans  ses  Beitrœge  (matériaux  pour 
rhistoire  économique  de  la  Westphalie),  n'indique  pas  qu'il  fût 
«  sans  conséquence.  »  Dans  le  conseil  d'état,  on  trouvait  encore  un 
Leist,  professeur  de  droit  à  l'université  de  Gœttingcn,  un  Jean  de 
Mùller,  à  qui  son  Histoire  générale  et  son  Histoire  de  la  Suisse  ont 
fait  une  réputation  universelle,  un  Martens,  professeur  de  droit  des 
gens  à  GGBttipgen,  auteur  de  tant  de  recueils  diplomatiques  de  la 
plus  haute  importance,  un  Dohm,  célèbre  par  ses  Mémoires^  son 
Histoire  de  la  révolution  de  Liége^  ses  brochures  sur  la  ligue  des 
princes  et  surtout  par  la  confiance  dont  l'avait  honoré  le  grand  Fré- 
déric, qui  en  avait  fait  son  ministre;  ennemi  de  la  France  jusqu'en 
1806,  il  avait  été  un  de  ceux  qui  avaient  poussé  la  Prusse  à  la  fatale 
guerre  d'Iéna.  A  côté  de  lui,  on  s'étonne  de  voir  siéger  un  autre  fou- 
gueux ennemi  des  Français,  Schulenburg-Kehnert,  qui  avait  été  gou- 
verneur de  Berlin  en  1806,  le  môme  qui  dans  sa  proclamation  aux 
Berlinois  avait  déclaré  que  «  la  tranquillité  est  le  premier  devoir  du 
bourgeois.  »  Enfin,  parmi  les  jeunes  auditeurs  au  conseil  d'état,  on 
voyait  un  Jacob  G*riram,  alors  âgé  de  vingt-trois  .ans,  et  qui  devait 
être  l'auteur  de  tant  de  belles  recherches  sur  l'ancienne  langue  et 
l'aucienne  littérature  de  la  Germanie. 

Assuréinent  cette  institution  française  du  royaume  de  Westphaliç, 
autour  de  laquelle  se  sont  groupés  tant  d'hommes  distingués  et 
^ntde.grands  noms  littéraires  de  la  Germanie,  ne  mérite  pas  la 
•égèreté  affectée  avec  laquelle  en  ont  parlé  la  plupart  des  écrivains 
allemands.  On  peut  s'égayer  .aux  dépens  du  «  carnaval  du  roi  It- 
rôme;  »  mais  il  faut  prendre  plus  au  sérieux  les  institutions  qui 
s'élaboraient  dans  ce  conseil  d'état  de  Westphalie  entEe.un.Si«aéon 
^t  uniMaTtens,'un  Dolim,  un.  Jean  de  ft^Uen 

Alfred  Rambaco. 

V'astf«nlfèr«.1Mrii«{4lUiproc^m'rll^) 


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SIXTE-QUINT 


SON  INFLUENCE 


SUR  LES  AFFAIRES  DE  FRANGE  AU  XYI'  SIECM 


II. 

l'église  et  la  frange  de  1585  a  1589  (1). 


Sixte-Quint,  d'après  les  correspondances  diplomatiques,  inédites,  tirées  des  aithiTflld'<^> 
du  Vatican,  de  Sîmancas,  de  Venise,  etc.,  par  M.  le  baron  de  Habner,  ancien  iffibam* 
deur  d'Autriche  à  Paris.  Paris  1870;  3  toL  in-8*. 


La  bulle  privatoîre  de  1585  a  fait  confondre  Sîxte-Qnint  parmi 
les  papes  d<^voués  à  l'Espagne  et  engagés  à  la  ligue  (2).  On  a  pu 
voir  le  contraire  dans  la  dépêche  du  duc  de  Nevers  que  nous  avons 
rapportée.  J'en  aurais  d'autres  aussi  curieuses  à  recueilRr  ici,  et  qui 
confirment  ce  témoignage  (3);  mais  ce  que  M.  de  Hùbner  rapporte 
de  la  bulle,  d'après  les  autres  correspondances,  concorde  parfaite- 
ment avec  ce  qu'on  lit  dans  les  Mémoires  de  Nevers.  11  y  a  même 
un  détail  piquant  relatif  à  la  publication  du  décret  préparé  par  Gré- 
goire XIII.  Je  le  laisse  raconter  par  M.  de  Hubner.  «  Les  délégués 
de  la  sainte  union,  dit-il,  avaient  sollicité  vainement  l'acte  depri- 

(i)  Voyez  la  Revue  da  15  septembre. 

(2)  M.  PoirsoQ  a  répété  cette  assertion,  t.  I'%  p.  9,  de  son  Histoire  de  Hem  It^ 
président  Hénault  était  mieux  informé.  Quant  à  M.  Henri  Blartia,  les  Mémotra^ 
Neyers  Pont  parfaitement  éclairé. 

(3)  Voyez  entre  autres  les  lettres  de  Nevers,  rapporteras  aux  pages  669  h  073, 1.1* de 
ses  Mémoires,  et  une  dépêche  do  l'ambassadeur  de  France,  rhonnète  M.  de  91^* 
recueillie  ibid,,  p.  675. 


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SIXTE*QUINt  ET  l'eGLISB.  625 

vation.  Dans  lear  audience  de  congé  le  cardinal  de  Yaudemont  fit 
un  dernier  effort.  Le  saint-père  répondit  doucement  :  a  Nous  n'a- 
yons pas  l'habitude  de  condamner  les  gens  sans  les  avoir  entendus. 
Il  sera  toujours  temps  d'en  venir  là.  »  Le  cardinal  ayant  insisté»  le 
pape  le  repoussa  durement  :  a  Nous  vous  avons  dit»  reprit-il,  pour- 
quoi nous  ne  pouvions  pas  faire  telle  chose;  maintenant  nous  vous 
disons  que  nous  ne  voulons  pas  la  faire.  » 

Cependant  la  chose  se  fît»  et  malgré  un  premier  refus  catégorique 
la  résolution  du  pape  fut  vaincue.  Croyant  céder  à  une  nécessité  de  la 
situation,  il  voulut  du  moins  paraître  agir  d'après  sa  libre  initiative 
de  chef  de  l'église  et  non  sous  la  pression  des  instances  de  la  ligue 
ou  de  l'Espagne.  «  C'était,  ajoute  M.  de  Hûbner»  le  premier  acte  du 
règne  de  Sixte-Quint  relatif  aux  affaires  de  France,  et  cet  acte  était 
une  faute  qu'il  ne  tarda  pas  à  regretter»  qu'il  se  reprochera  peut-être 
en  secret»  qu'il  avouera  même  dans  ses  épanchemens  intimes»  tout 
en  tâchant  de  s'excuser;  mais  à  part  cette  faute,  qu'expliquent  son 
inexpérience  et  les  influences  qui  l'entouraient  à  son  avènement,  il 
eut  le  mérite  de  comprendre»  dès  le  premier  jour,  que  la  solution 
du  problème  posé  en  France  devait  se  trouver  ailleurs.  »  Quant  à 
ce  qu'on  trouve  écrit  partout,  à  savoir  qu'Henri  IV  (1)  aurait  fait 
afficher  aux  portes  du  Vatican  même  son  acte  d'appel  comme  d'abus 
au  concile  général  contre  la  bulle  privatoire  :  démarche  hardie» 
dit-on,  qui  fit  concevoir  à  Sixte-Quint  de  l'estime  pour  le  roi  de 
Navarre,  c'est  une  histoire  qui  n'est  appuyée  d'aucun  témoignage 
sérieux.  Il  suffit  de  lire  le  texte  prétendu  de  la  protestation,  dans  le 
journal  de  Lestoile,  pour  se  convaincre  qu'elle  est  apocryphe.  L'ha- 
bile Henri  de  Béarn  faisait  autrement  ses  affaires. 

n  est  un  autre  incident  de  cette  époque,  apprécié  en  général  à 
contre-sens  par  les  historiens  qui  n'ont  pas  sondé  le  fond  des 
choses,  et  sur  lequel  M.  de  Hûbner  nous  apporte  d'intéressantes 
rectifications.  Il  s'agit  du  renvoi  subit  de  l'ambassadeur  de  France  à 
Rome  peu  de  temps  après  l'avènement  de  Sixte-Quint.  Voici  la  vé- 
rité à  cet  égard.  Avant  son  élévation»  le  cardinal  de  Montalte  avait 
eu  d'étroites  liaisons  avec  l'évèque  de  Nazareth,  prélat  de  grande 
considération.  Sixte- Quint  voulut  donner  une  marque  de  faveur  à 
cet  ancien  ami,  et  fit  l'ouverture  à  M.  de  Pisani,  notre  ministre  à 
Rome,  de  nommer  M.  de  Nazareth  à  la  nonciature  de  Paris;  cette 
communication,  conforme  aux  usages  diplomatiques,  fut  suivie 
d'une  réponse  approbative  de  M.  de  Pisani,  qui,  sans  consulter  sa 
cour,  prit  sur  lui  d'accepter  pour  son  gouvernement  le  délégué 
cher  au  saint-père,  et,  confiant  dans  cette  adhésion  dont  il  ne  pou- 
Ci)  Le  président  HénAolt,  bI  exact  d*babitade,  a  répété  lai-même  cette  légende. 

TOMi  CI.  —  1872.  40 


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626  R£?C£  DIS  BECX  MOJNHES. 

yait  Tèriâer  ia  régularité,  SixlM^utnt  douuiia  M.  de  NaMrethi  dont 
le  roi  apprit  ^nsi  la  wissioii,  eaas  avoir  r^ça  directement  la  com- 
munication  préalable  «isitée  €8  pareil  cas.  H.  de  Plsaoi  n'avait  doooé 
aucun  «vis  À  sa  cour.  Cetie  forme  de  procéder  pAr^t  étrajqge  à  Pada, 
surtout  àtm  cbangemeat  de  règae  dans  la  cew  romaioe,  et  la  per- 
sofine  de  M,  de  Nazareth  6taint  signalée  conaïuie  favorable  à  la  ligue, 
Henri  111,  poussé  par  un  juste  sentHuent  «de  fiuscepUbilijté  souve* 
raine  et  cMnaissant  Tarrivée  du  nouveau  nonce  à  Lyon,  fit  notifier 
à  ce  âipioBia;^  l'ordre  de  s'arrêter  et  de  ne  pas  pousser  sa  route 
plus  avant.  Sbtte-QuiQt,  informé  de  l'aventure  et  de  la  cause  qui  l'a  * 
tait  pro Juite,  fut  froissé  à  son  tour  de  l'injure  faite  à  son  ambassa* 
deur,  €t,  naturellement  irrité  contre  M«  de  Pisani,  dont  la  légérelé 
avait  causé  ce  conflit,  fit  donner  jt  ce  BÛnistre  l'cNrdre  de  quiUer  snr- 
le-chantp  les  états  tx)iaains;  mais  après  la  tempdie,  les  explications 
ramenèrent  le  calme  dans  les  esprits*  Les  torts  furent  reconnus, 
appréciés  ée  part  et  d'autre  dans  un  esprit  d'bamaonie  et  de  paix. 
M.  de  Nazareth  pat  continuer  sa  route  sur  Paris,  et  Up  de  Pisani, 
pour  qui  sa  crar  fut  indulgente,  revint  à  Borne  avec  son  titre  et  fut 
gracieusonent  accueilli  par  le  pape,  avec  lequel  il  eut  depms  les 
Bseilleurs  rapports. 

La  granule  question  de  la  bulle  privatoiro  fulminée  contre  Eâori 
de  Béarn  (ainsi  l'appelèrent  les  Espagnols  et  les  Romains)  ne  fut 
pas  la  seule  du  reste,  pendant  le  règne  de  Sixte-Quint,  où  i'avii 
p^^sonnel  du  pontife  ne  prévalut  point  dans  les  conseils  de  la  pa- 
pauté. De  là  cette  fluctuation  qu'on  remarque  dans  la  direction  des 
actes  du  saint-siége  en  cette  période.  Un  chapitre  important  du  Uirre 
de  M.  de  Hubner  nous  donne  la  clé  de  ces  incertitudes  dans  l'ac^ 
tion  pontificale,  et  peut  expliquer  en  certains  cas  le  double  jeu 
dont  Sixte-Quint  a  été  accusé  vis-à-vis  de  Henri  IV  et  de  la  b'gue. 
A  son  avènement,  il  trouva  te  gouvernement  de  l'église  établi  sur 
un  mécanisme  administratif  qui  paralysait  la  liberté  pei'sonnelle 
du  pape.  Les  souvenirs  du  sénat  romain  (1)  avaient  introduit  ou 
du  moins  fortifié  l'intervention  du  consistoire  des  cardinaux,  dans 
l'examen  et  le  règlement  des  affaires  de  la  CAiesa.  C'était  daos  ces 
assemblées  régulières  que  les  membres  du  sacrè-collége ,  aesistés 
des  hauts  fonctionnaires  non  pourprés,  traitaient,  sous  la  présidence 
du  pape,  ou  méine  hors  de  sa  préseoce,  des  afEaires  de  l'église  uni- 

(1)  n  existe  à  cet  égard  dans  certains,  esprits  un  eyatème  MttMdfae  l«rt  cxa|M. 
mais  qui  repose  sur  des  traditions  non  à  dédaigner,  car  eUes  rem^ntttit  à  mna  époque 
antéiioane  h  Inoaceat  VL  Grégoire  VU  avait  trouvé  dans  le  sacré-çoIIA^e  qall  avaU 
réformé  un  contradicteur  déclaré  de  sa  politique  passionnée.  Voyei  le  curieux  ourrige 
du  cardinal  Bennon,  publié  à  la  suite  de  la  coUecUon  de  Urstitius,  1585,  in-fol.,  et 
discuté  récemment  par  GfrOrer.  Voyez  aussi  le  prince  Pitripios  :  !•  Ramaniitm,  In-S»; 
Paris  1860.  M  Drapeyron  a  publié  sur  le  même  sujet  de  curieux . «perçus.  iS7«^in-8«. 


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SUTJS-^QUINT  EX  l'eGUSK.  627 

Terselle.  Lear  participation  ^u  pouvoir  pontifical  avait  scm  origine 
et  sa  garantie  dans  l'élection  elle-*môine;  mais  depuis  que  le  cbris- 
tiacisme  avait  étendu  ses  conquêtes  et  que  les  affaires  s'étaient 
multipliées  ou  compliqu;ée8,  cette  manière  de  les  gouverner  avait 
créé  des  embarras*  D^à  plusieurs  des  prédécesseurs  de  Sixte-Quint, 
avant  de  saisir  le  consistoire,  avaient  employé  des  commissions  ou 
congrégations  pour  instruire  certaines  questions  et  en  préparer  la 
solution;  ces  délégations  restreintes  et  transitoires  n'entraient  pas 
toutefois  dans  les  rouages  habituels  et  réguliers  du  gouvernement  de 
l'église.  Paul  III  étal)lit  la  première  congrégation  permanente,  celle 
du  aaint*oJQSoe,  dont  l'institution  avait  été  provoquée  par  les  trou- 
bles de  la  réforme.  Grégoire  XIII  eut  recours  à  d'autres  commis- 
sions de  ce  genre;  cependant  le  poids  immense. du  gouvernement 
porta  toujours  sur  le  consistoire,  dont  l'autorité  plus  d'une  fois  s'im- 
posa au  chef  de  l'église.  Sixte-Quint  introduisit  sur  ce  point  un  grand 
diangement  dans  l'administration;  il  institua  les  congrégations»  qui 
se  partagent  encore  aiijourd*bui  l'instruction  des  affaires  de  la  cbré- 
tienté^  et  il  réduisit  à  des  questions  limitées  la  compétence  directe 
des  assemblées  du  sacré-colIége  ou  du  consistoire.  Par  cette  pré- 
paration constitutionnelle  des  décisions  do  la  papauté  dans  les 
diverses  congrégations  compétentes,  Sixte-Quiut  a  été  accusé  d'a- 
voir voulu  diminuer  l'influence  et  l'action  du  collège  des  cardinaux 
an  profit  de  bureaux  ou  commissions  placés  sous  sa  main,  et  d'avoir 
ainsi  brisé  l'opposition  qu'il  rencontrait  souvent  dans  l'assemblée 
du  consistoke.  11  a  fondé  le  pouvoir  absolu  du  pape  dans  la  direc- 
tion des  affaires  politiques.  M.  de  Hubner  entre  à  cet  égard  en  des 
détails  fort  curieux  où  nous  regrettons  de  ne  pouvoir  le  suivre, 
conome  serait  notre  goût,  La  grande  question  française  de  la  ligne, 
et  des  relations  malheureuses  de  la  papauté  avec  elle  rappelle  et 
concentre  ailleurs  notre  attention. 

Il  est  une  observation  dont  la  vérité  n'échappe  à  quiconque  s'est 
appliqué  dans  le  cabinet  à  l'étude  de  l'histoire,  ou  dans  la  vie  pu- 
blique à  la  pratique  des  affaires  :  c'est  qu'une  opinion  politique  ou 
reli^euse,  si  respectable  qu'elle  soit  en  principe,  aussitôt  qu'elle 
s'organise  en  parti,  subit  une  trausfoi*mation  qui  l'altère.  Elle  tra- 
verse les  régions  sereines  de  l'esprit  et  de  la  conscience  pour  s'a- 
bandonner aux  mouvemens  de  la  passion,  et,  se  constituant  en  so- 
ciété entreprenante  d'action  ou  de  défense,  elle  échange  sa  liberté 
première  pour  le  joug  de  la  volonté  collective;  elle  abdique  la  dis- 
position d'elle-^méme  pour  passer  dans  le  domaine  du  parti,  et  si  le 
parti,  comme  c'est  l'ordinaire,  est  dominé  par  des  ambitieux  qui 
n*Y  cherchent  qu'une  lorce  à  l'appui  de  leurs  desseins,  les  adeptes 
sont  livrés  à  tous  les  dangers  des  soumissions  aveugles  ou  des  en- 
tralnemens  passionnés.  Les  partis  emploient  le  plus  souvent  au 


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628  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

soutien  d'une  bonne  cause  les  moyens  employés  au  soutien  d*iine 
mauvaise.  Il  y  a  des  causes  bonnes  et  des  causes  mauvaises^  les 
partis  sont  toujours  détestables.  La  politique  recherchera  par  né- 
cessité le  concours  des  partis,  la  prudence  privée  fuira  toujours 
leurs  engagemens  compromettans,  quelle  que  soit  l'auréole  dont 
leur  drapeau  s'entoure.  Les  gouvernemens  réguliers  qui  suffisent  à 
l'homme  de  sens  sont  institués  pour  sauvegarder  la  société  de  la  ty- 
rannie des  partis. 

Si  l'on  pouvait  douter  de  ce  que  j'avance,  on  n'aurait  qu'à  jeter 
les  yeux  sur  l'acte  de  la  sainte  union^  auquel  la  ligue  menaçante 
obligea  le  dernier  des  Valois  à  donner  le  sceau  de  son  adhésion.  Il 
n'y  manqua  que  le5  ciseaux  d'or  tenus  en  réserve  par  la  duchesse 
de  Montpensîer  pour  couper  la  chevelure  royale  en  confinant  la  pct- 
sonne  du  dernier  Valois  dans  un  cloître.  Les  adhérens  s'engageaient 
sur  la  vie  et  Thonneur,  et  «  sur  peine  d'être  à  jamais  déclarés  par- 
jures, infâmes  et  tenus  pour  gens  indignes,  »  à  s'employer  détente 
leur  puissance  pour  remettre  et  maintenir  l'exercice  de  la  religion 
catholique,  et  pour  cet  effet  promettaient  de  se  tenir  prêts,  bien 
armés,  montés  et  accompagnés  selon  leurs  qualités,  pour,  inconti- 
nent qu'ils  seraient  avertis,  exécuter  ce  qui  leur  serait  commandé, 
et,  parce  que  tels  préparatifs  ne  se  peuvent  faire  sans  fnds,  il  de- 
vait être  levé  la  somme  de  deniers  reconnue  nécessaire  à  une  chose 
si  sainte.  S'il  était  avisé  d'avoir  communication  aux  provinces  voi- 
sines, il  y  serait  pourvu  en  si  bonne  intelligence  que  chacun  se 
put  aider  et  secourir  selon  l'occurrence.  A  cet  effet,  tous  les  gentils- 
hommes et  autres  catholiques  étant  de  l'association  seraient  main- 
tenus et  conservés  les  uns  par  les  autres  en  toute  sûreté  et  em- 
pêchés de  toute  oppression  d'autrui.  Et,  s'il  y  avait  différend  ou 
querelle  entre  eux,  on  devait  les  régler  et  composer  par  arbitrage 
selon  qu'il  serait  juste  et  de  raison,  a  Si  même  aucun  des  catholiques 
de  la  province,  après  avoir  été  requis  d'entrer  en  l'association, 
faisait  difficulté  ou  usait  de  longueur,  attendu  que  ce  n'est  que 
pour  l'honneur  de  Dieu,  le  service  du  roi,  bien  et  repos  de  la  pa- 
trie, il  sera  estimé  en  tout  le  pays  ennemi  de  Dieu,  déserteur  de  sa 
religion,  traître  et  proditeur  de  sa  patrie,  et,  du  commun  consen- 
tement de  tous  les  gens  de  bien ,  abandonné  à  toutes  injures  et 
oppressions  qui  lui  pourront  survenir.  »  Enfin  les  adhérens  promet- 
taient et  juraient  d'observer  les  articles  de  l'union  sans  avoir  égard 
à  aucune  amitié,  parentage  et  alliance,  de  quelque  qualité  que  fus- 
sent les  personnes,  a  et  semblablement  de  tenir  secrète  la  présente 
association  sans  aucunement  la  communiquer,  sinon  à  ceux  qui  eu 
feront  partie.  »  Rien  n'y  manque,  on  le  voit,  pour  constituer  une 
véritable  société  secrète,  formidable  par  l'attache  de  ses  membres, 
par  la  terreur  des  menaces  et  par  les  moyens  d'action  qui  sont 


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SIXTE-QUINT  ET  l'ÉGLISE.  629 

assurés.  L'Internationale  n'est  pas  mieux  organisée.  L'échec  à  la 
royauté  fut  si  complet  qu'elle  fut  obligée  à  jour  donné  de  tenir 
pour  approuvés  les  articles  de  l'union,  et  de  permettre,  notamment 
le  12  janvier  1579,  «  aux  sujets  de  la  bonne  ville  et  cité  de  Paris 
d'exécuter  ce  qui  est  porté  par  iceux  et  octroyé  de  lever  les  deniers 
nécessaires  (1).  »  Un  gouvernement  de  désordre  fut  donc  substitué 
par  le  traité  de  Nemours  au  gouvernement  régulier  de  l'état;  l'his- 
toire de  Paris  et  de  nos  provinces  pendant  cette  lugubre  période  en 
porte  le  déplorable  témoignage. 

Quels  ont  été  les  promoteurs  audacieux  de  cette  conspiration? 
Philippe  11  et  la  maison  de  Guise;  nous  ferons  connaître  plus  tard 
leurs  agens  secondaires.  Quel  était  l'objectif  déterminé  des  conjurés 
en  1585?  La  couronne  de  France,  pour  laquelle  le  roi  d'Espagne  et 
les  Guises  se  réservaient  un  débat  ultérieur  d'attribution.  L'espé- 
rance subsidiaire  de  chacun  était  au  moins  le  partage  du  territoire  et 
le  démembrement  de  la  France.  Les  part-prenans  étaient  déjà  con- 
nus. Le  duc  de  Savoie  s'appropriait  la  Provence,  où  les  ligueurs  du 
pays  le  proclamèrent  héritier  des  anciens  comtes;  il  a  gardé  la  ville 
d'Aix  à  ce  titre  pendant  plus  d'un  an.  On  désintéressait  l'Angle- 
terre par  l'offre  de  la  Normandie.  On  faisait  même  leur  part  aux 
princes  Bourbons;  mais  la  correspondance  de  Philippe  II  prouve 
que,  dans  ses  desseins  du  moins,  c'en  était  fait  de  l'unité  française  (2). 
Ainsi  la  ligue  a  commencé  par  être  seulement  anti- calviniste;  la 
passion  Ta  conduite  à  être  anti-dynastique  ;  et  la  haine  dynastique 
l'a  poussée  à  être  anti-française.  Dans  ces  trois  phases  de  son  his- 
toire, elle  nous  présente  un  composé  singulier  d'intolérance  reli- 
gieuse empruntée  à  l'Espagne  et  de  fureurs  politiques  empruntées  à 
la  querelle  des-  deux  roses  en  Angleterre.  Nous  n'avons  point  eu 
Marguerite  d'Anjou,  comme  les  Anglais,  mais  nous  avons  eu  Henri 
de  Navarre,  ce  qui  a  mieux  valu  pour  la  France. 

Toutefois,  avant  que  la  cause  de  ce  prince  eût  prévalu,  que  de 
malheurs  accumulés  I  L'administration  royale,  quelque  défectueuse 
qu'elle  fût  alors,  était  bienfaisante,  ordonnée,  et  répondait  à  sa  mis- 
sion. Elle  fut  dissoute  par  l'organisation  de  la  ligue.  Les  gouver- 
neurs de  provinces  s'érigèrent  en  satrapes  et  n'obéirent  qu'aux 
factions,  car,  si  l'on  eut  la  ligue  catholique,  on  eut  aussi  la  ligue 
réformée.  L'administration  de  la  justice,  qui  avait  fait  l'honneur  de 
la  France,  fut  pendant  dix  ans  corrompue  dans  sa  source  :  on  re- 
chercha pour  l'appliquer  non  le  droit  de  chacun,  mais  son  parti;  et 

(1)  Voyez  les  Mémoires  de  Neyen,  1. 1«',  p.  627-29. 

(S)  Voyez  daas  VHistoirê  de  la  ville  d'Aix,  par  de  Haitze,  1806,  in-fol.,  p.  349,  nne 
dépèche  interceptée  du  duc  de  Savoie  où  ce  prince  parle  à  Philippe  H  «  de  la  belle  oc- 
casion qui  le  présente  de  ne  plus  laisser  réunir  ce  rojraume  sous  nn  seul  chef.  » 


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«SO  BBTUS  DIS  DEUX  KOIlDfiSr 

quant  à  radmfaiistration  dyile,  elle  dégénéra  en  brigandage.  Les 
dënonemtions,  les  rixes,  les  meurtres,  les  ^eogeances,  se  multipliè* 
rent  et  restèrent  impunis*  L'idée  de  proscription  redevint  familière 
aux  esprit?,  et  dans  la  société  française  livrée  en  proie  aux  mauvaises 
pasmons,  on  put  craindre  de  voir  éclipser  les  premiers  bienfaits  de 
la  civilisation,  la  sécurité,  le  respect  des  lois.  L'afièciioo  disparut  des 
familles,  et  dans  les  corps  de  l'état  comme  les  parlemens  il  y  eut  par- 
tage d'opinion  et  de  drapeau,  scission  et  lutte  ouverte.  Toute  autorité 
publique  était  tombée  en  mépris  ;  elle  fut  remplacée  par  celle  des 
meneurs  de  partis  et  de  leurs  sicaires.  En  nos  provinces  et  à  Paris 
on  se  crut  ramené  aux  temps  barbares;  on  s'abandonna  librement  k 
des  fureurs  qu'on  avait  crues  éteintes  avec  les  Bourguignons  et  les 
Armagnacs.  Le  pouvoir  municipal  dans  les  ville»  fut  tran^Mté  k 
des  comités  démagogiques,  catholiques  ou  protestans,  et  l' anarchie 
prédomina  partout.  A  certain  moment  on  parla  de  brûler  lî^ris  plo* 
tôt  que  de  le  livrera  Henri  III.  Ce  mouvement  communal ,  républi- 
cain même,  le  mot  fut  prononcé,  explique  l'immense  popularité  de 
la  ligue  catholique  dans  les  villes.  Paris,  Mazseilk  en  ont  oQertle3 
monumens. 

Aussi,  lorsque  parut  Tédit  d'octobre  1&96,  qui  augmentait  l'au- 
dace de  l'union  et  vouait  les  protestans  à  des  proscripUons  san- 
glantes, la  partie  saine  du  pariement  de  Paris,  restée  attachée  à  la 
régularité  monarchique,  vota  des  remontrances  pour  s'opposer  à 
l'enregistrement.  Il  y  était  dit  :  «  Qui  oserait  exposer  à  la  mort  tant 
de  millions  d'hommes,  femmes  et  eofans  sans  cause  ni  raison  ap- 
parente, vu  qu'on  ne  leur  impute  aucun  crime  que  d'hérésie,  hM- 
sie  encore  inconnue  et  pour  le  moins  indécise?..  Que  dira  la  posté- 
rité si  elle  entend  jamais  que  vo^re  cour  de  parlement  ait  mis  en 
délibération  d'honorer  du  nom  paternel  de  vos  édita  les  articles 
d'une  ligue  assemblée  contre  l'état,  armée  contre  la  personne  du 
roi,  qui  s^élève  contre  Dieu  même,  dont  elk  emprunte  le  nom,  et 
qui  outrage  la  nature,  commandant  aux  pères  de  n'être  plus  pères  à 
leurs  enfans,  invitant  l'ami  à  trahir  son  ami,,  et  appelant  l'assassin 
à  la  succession  de  l'assassiné;  sans  parler  d'autres  iniquités  assem- 
blées en  nombre  infini  sous  cette  forme  d'édit,  par  lequel  ceux  qui 
en  sont  auteurs  espèrent  pouvoir  gagner  le  royaume  après  qu'ils 
l'auront  fait  perdreau  roi?  »  Le  fanatisme  venant  en  aide  à. la  sédi- 
tion anarchique,  on  lisait  àma  les  pan^hlets  de  la  ligue  que  la 
Saint-Barthéleniy  fut  une  saignée  mlutaircy  regrettant  seulem^t 
qu'elle  eiU  été  insuffisante;  que  l'hérésie  était  un  mal  auquel  î7  faut 
mettre  le  fer  et  le  feu;  on  y  louait  l'inquisition  d'Espagne,  et  admet- 
tant même  le  fait  douteux  de  l'immolation  de  don  Carlos,  réputé 
partisan  de  la  réforme,  on  y  glorifiait  Philippe  II  de  s'être  privé 


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SISTE^OIDIT  EX  l'SGU8£.  ùStl 

^ertfant  tnâley  et  d^awir  viM  h9  âroûs  de  la  noÊute  pour  sommer 
la  relijfim  (1). 

Tel  ftrt  te  détestable  instrmneiit  qae  la  poIiti9i|Qe  et  ramkàlHm 
miremi  aur  maiM  des  Guises  et  de  Philippe  H.  C'est  un  dtomlourenx 
épisode  de  fa  grande  féaction  catholiciue  da  xfi*  siècle >  non.<f«'il 
soit  juste  d'en  mettre  la  responsabilité  au  eompte  du  catltolkisaie, 
mais  qui  prouve  combien  est  périlleux  remploi  de  œrtatim  noyens 
en  religion  comme  en  politique.  Le  cardinal  de  Bourbon  tte  se  doiy- 
tah  point  à  Péronne,  en  1570,  de  l'incendie  qu'il  allmnait  dani  son 
pays.  Quant  à  la  papauté,  elle  fut  débordée  par  lee  paennons  de  la  ligue, 
et  pour  ce  qui  est  de  Sixte^^Quint  en  particulier,  sa  correspondance, 
relevée  par  M.  de  Hûbner,  et  la  correspondance  du  duc  de  Nevers 
prouvent  que  la  ligue  lui  fut  toujours  pror<mdément  antipathique. 
Il  n^était  plus  le  maître  de  diriger  un  mouvement  engagé,,  mais, 
quand  il  fut  libre  d'agir,  il  montra  sa  préférence  pour  une  autorité 
réglée  et  tutélaire  :  catholique  sans  doute,  Sixte-Quint  pape  ne  pou- 
vait rôver  autre  choser  mais  avec  une  profonde  aversion  pour  les 
procédés  révolutionnaires,  quelle  qu'en  fût  la  couleur,  Philippe  II 
lui  écrivait  :  «  C'est  à  sa  sainteté  de  pomrvoir  à  ce  qu'un  but 
aussi  important  que  l'extermination  de  l'hérésie  en  ce  royaume  ne 
soit  pas  manqué  par  défaut  de  zèle.  »  Sixte-Quint  possédait  le  trésor 
le  mieux  garni  de  la  chrétienté,  sans  en  excepter  l'Espagne.  On  ne 
put  jamais  lui  arracher  une  obole  pour  soutenir  en  France  la  ligue 
catholique.  Il  était  plein  de  mépris  pour  Henri  III,  et  il  n'avait  au- 
cun penchant  pour  l'ambition  désordonnée  des  Guises,  malgré  cer- 
taine estime  pour  leur  personne.  Il  ne  voulut  pas  leur  donner  de 
Targent.  Le  détail  des  intrigues  qui  furent  inutilement  ouvertes 
pour  obtenir  des  subsides  du  pape  est  très  intéressant  dans  la  cor- 
respondance. En  une  lettre  d'Olivarès  à  Philippe  II,  on  voit  que 
Sixte-Quint  avait  reftisé  même  toute  approbation  publique  de  la 
ngue  «  parce  que  l'ambassadeur  de  France  (M.  de  Pisani)  avait 
montré  à  sa  sainteté  des  pièces  qui  prouvaient  que  ta  sainte 
union  et  les  princes  coalisés  poursuivaient  d'autres  fins  que  celles 
qu'ils  avouaient,  et  étrangères  à  la  cause  de  la  religion;  »  ce  qui 
n'empêcha  pas  plus  d^une  fois ,  comme  nous  l'avons  dit,  que  te 
pape  n'eût  la  main  forcée  par  les  partis  espagnol  et  ultramontain, 
et  ne  fdt  contraint  à  des  démonstrations  compromettantes.  L'ou- 
vrage de  M.  de  Hûbner  fournit  la  preuve  de  ces  luttes  incessantes 
dans  les  conseils  de  la  cour  romaine,  et  le  personnage  de  Sixte^ 
Quint  en  ressort  avec  sa  vive,  brusque  et  profonde  originalité.  Du 

(4)  GiM  atroces  foUes  sont  consignées  dan»  aa  écrit  {yAd^>erUss9mmt  d*un  eatholiq^ 
anglais)^  qui  fut  très  répandu  en  i58â,.  et  qu*on  pcat  lire  encore  dans  les  Àrohivis  c«- 
rieusês  de  VhUtoirê  de  France,  t.  XI.  On  trouve  la  réponse  de  DupTcssls-Momal  dans 
!a  compilation  connue  sous  le  m)m  de  Mémoires  de  ta  ligue,  1. 1^,  p.  4121. 


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632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reste,  en  étudiant  à  fond  tous  les  caractères  de  cette  époque,  on 
découvre  à  chacun  des  visées  particulières,  et  dans  la  diplomatie 
autant  de  menées,  de  vues  personnelles  qu'il  y  a  d'intéressés  daos 
les  grandes  affaires.  Philippe  II  aspirait  à  être  plus  maître  à  Rome 
que  le  pape,  et  il  y  parvenait  quelquefois;  mais  Sixte-Quint  en  pre- 
nait de  rudes  revanches. 

A  propos  du  désastre  de  ï Armada  dans  les  mers  d'Angleterre, 
M.  de  Hubner  nous  révèle  une  dépèche  d'Olivarès  qui  offre  une  scène 
de  haute  comédie.  Il  parait  que  le  pape  avait  promis  des  fonds 
pour  cette  expédition.  L'ambassadeur  d'Espagne  vint  en  rédamer 
le  paiement  alors  qu'il  courait  déjà  de  mauvais  bruits  sur  le  succès. 
«  Il  m'écouta  sans  m'interrompre,  dit  Olivarès  à  Philippe  II,  mais 
avec  des  signes  d'impatience  et  en  se  tordant  plusieurs  fois  les 
mains.  Enfin  sa  colère  éclata;  il  répondit  qu'il  remplirait  ses  obliga- 
tions, mais  qu'il  était  inutile  de  le  presser  maintenant,  attendu 
qu'il  ne  comptait  rien  faire  avant  d'avoir  des  nouvelles  de  la  flotte. 
Je  répliquai  que  je  transmettrais  ses  paroles  à  votre  majesté,  et  que 
sa  résolution  de  ne  rien  faire  étant,  quoi  qu'il  en  dit,  évidente, 
votre  majesté  verrait  avec  déplaisir  que  sa  sainteté  lui  manquât  de 
parole.  Sans  s'excuser,  le  pape  soutint  ne  pouvoir  disposer  de  l'ar- 
gent du  saint-siége  qu'avec  l'assentiment  de  tout  le  sacré-coUége, 
et,  sans  rien  ajouter,  il  m'ordonna  de  passer  à  un  autre  sujet.  »  Quant 
à  l'événement  même  de  la  perte  de  Y  Armada,  Olivarès  rend  ainsi 
compte  à  Philippe  II  des  impressions  qu'en  éprouva  le  pape.  «  L'at- 
titude de  sa  sainteté  dans  ces  jours  derniers  n'a  pas  laissé  recon- 
naître le  zèle  pieux  pour  l'extirpation  des  hérétiques  et  pour  le 
salut  des  âmes  auquel  l'oblige  sa  situation;  car,  lorsque  les  nou- 
velles étaient  bonnes,  elle  ne  témoignait  aucune  joie  et  se  montrait 
au  contraire  mélancolique,  et  quand  elles  n'étaient  pas  bonnes,  elle 
montrait  une  résignation  presque  inconvenante.  C'était  l'impresâon 
générale.  C'est  que  dans  son  esprit  le  bien  que  fait  votre  puissance 
est  contre- balancé  par  l'envie  et  la  crainte  de  la  grandeur  de  votre 
majesté;  semblable  en  ceci  aux  Vénitiens  et  aux  Florentins  qui  ont 
toujours  l'éloge  à  la  bouche,  mais  qui,  dans  leur  for  intérieur,  con- 
testent les  bienfaits  dus  aux  résolutions  de  votre  majesté.  » 

Dans  une  autre  dépèche  d'Olivarès  à  son  roi,  nous  voyons  que  le 
caractère  hautain  de  Philippe  II  s'irritait  souvent  des  procédés  du 
pape,  a  Un  cardinal  dévoué  à  nos  intérêts  m'a  raconté  une  longue 
conversation  qu'il  a  eue  avec  sa  sainteté.  ••  L'ensemble  se  compo- 
sait de  plaintes  contre  votre  majesté,  qui,  disait  le  pape,  ne  l'esti- 
mait pas,  n'en  faisait  aucun  cas,  et  ne  daignait  même  pas  répondre 
à  ses  messages,  ce  qu'il  semblait  vivement  ressentir.  »  Et  l'am- 
bassadeur, après  avoir  indiqué  d'autres  griefs  du  pape,  ajoute  :  a  U 
serait  utile,  pour  le  service  de  votre  majesté,  qu'elle  ne  lui  don- 


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SIXTE-QUINT  ET  L'IgUSE.  633 

nât  pas  de  motifs  de  récriminations,  ce  qui  sera  facile,  sans  noire 
aux  intérêts  de  votre  majesté.  J'oserai  recommander  de  bonnes  pa« 
rôles,  de  promptes  réponses  jointes  à  des  témoignages  d'estime. 
Dans  les  choses  importantes  ou  préjudiciables  pour  votre  majesté, 
il  faudrait  tenir  ferme.  Je  supplie  votre  majesté  de  pardonner  la  li- 
berté avec  laquelle  je  m'exprime  ainsi;  elle  sait  que  c'est  le  zèle  de 
son  serviteur  qui  me  fait  franchir  les  limites.  Mais  je  pense  que,  si 
on  parvient  à  améliorer  les  rapports,  il  n'est  pas  impossible  d'en- 
traîner le  pape  dans  la  bonne  voie,  sauf  toujours  les  questions  d'ar- 
gent, et  sans  rien  reth-er  de  son  mauvais  naturel  et  de  son  manque 
de  foi,  quand  l'autre  côté  de  la  balance  lui  présente  de  plus  grands 
profits.  »  Tels  étaient  donc  les  sentimens  intimes  de  Philippe  II  et  de 
Sixte-Quint  l'un  pour  l'autre.  Le  gros  des  historiens  s'y  est  mépris, 
et  nous  devons  des  grâces  à  H.  de  Hûbner  d'avoir  dévoilé  la  vérité. 
On  ne  s'y  trompait  point  à  l'entour  du  pape.  Il  y  avait  trois  partis 
bien  marqués  dans  le  sacré^collége  :  le  parti  espagnol,  très  consi- 
dérable et  très  audacieux;  le  parti  de  la  France,  timide  et  en  mi- 
norité; enfin  un  parti  neutre,  qui  croyait  faire  sa  cour  en  montrant 
de  rindifférence  pour  l'Espagne.  Olivarès  s'attaque  souvent  à  ce 
qu'il  appelle  «  la  faction  du  sacré-collége  qui  professe  la  neutra- 
lité. »  A  l'occasion  de  la  perte  de  VArmaday  ce  parti  régla  ses  im- 
pressions sur  celles  du  pape,  «  autant  par  déférence,  dit  Olivarès, . 
que  par  appréhension  de  perdre  la  faveur.  »  Lorsque  les  fâcheuses 
nouvelles  acquirent  de  la  certitude,  «  les  mauvaises  dispositions  se 
firent  connaître  plus  ouvertement.  Beaucoup  de  ces  cardinaux  se 
donnaient  l'air  d'être  soudainement  aflranchis.  » 

Vers  la  même  époque,  et  sous  l'influence  des  craintes  person- 
nelles que  lui  inspiraient  les  Guises,  il' paraît  que  Henri  III  et  sa 
mère  avaient  fait  proposer  à  Philippe  II  de  resserrer  les  liens  d'a- 
mitié entre  les  deux  couronnes,  se  proposant  probablement  de  dé- 
capiter par  là  le  parti  catholique  en  France,  et  de  rompre  ensuite 
plus  facilement  avec  les  Lorrains.  Olivarès  ne  voyait  qu'un  leurre 
dans  l'intention,  et  dans  les  avantages  proposés  une  chimère.  Je 
dois  penser,  disait-il,  que  votre  majesté  ne  prend  pas  au  sérieux  la 
proposition  française,  et  cependant  il  devenait  aussi  délicat  d'en  en- 
tretenir le  pape  que  de  garder  le  silence  avec  lui.  Le  principal  auteur 
de  cette  idée  d'union  lui  semblait  être  le  nonce  Morosini.  L'ambition 
et  l'espoir  d'arriver  à  la  papauté,  grâce  à  sa  situation  de  cardinal 
neutre,  aurait  bien  pu  agir  sur  lui.  «  Toutefois,  ajoute  Olivarès,  à 
moins  qu'il  n'y  adt  quelque  artifice  là-dessous,  j'ai  de  la  peine  à 
croire  qu'étant  Vénitien ,  il  se  soit  franchement  engagé  dans  une 
combinaison  qui  sera  toujours  si  odieuse  à  la  république,  comme  à 
tous  les  princes  d'Italie  intéressés  à  éviter  l'union  des  cabinets  de 
Paris  et  de  Madrid.  Il  serait  aussi  possible  que,  voyant  la  grande 


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Ma  RETUE  BE9  BBVl  HOIIDBS. 

enyie  de  ces  rois  (Henri  III  et  Gatiierine),  il  se  «lit  mb  de  la  partie 
pour  ûûre  éeiicm^  la  négociation,  et  c'est  ce  que  feront  les  utiw^ 
désireux  d'attirer  le  pape  de  leur  côté.  Celui-ci  serait  tris  fier  cfaS- 
leurs  d'être  l'instrument  de  cette  œuvre,  en  sort»  qu'il  est  possftle 
que  cette  considération  l'emporte  ches  hii  sur  toutes  les  autres,  et 
qu'il  tâche  d'entretenir  les  espérances  que  donne  la  difficile  con» 
dusion  et  la  plus  difficile  conservation  de  cette  union.  Il  sentit  très 
utile  que  votre  majesté  montrât  dans  cette  affaire  de  la  déférence 
pour  le  pape,  avant  que  l'autre  partie  puisse  le  foire.  Le  eontrairs 
(erait  beaucoup  de  mal  à  nos  intérêts  et  serait  considéré  comme  tme 
offense  à  sa  sainteté.  Quant  au  secret  y  on  ne  doit  pas  y  êonferdani 
les  nigociatians  aoec  les  Français^  ainsi  que  votre  majesté  le  sait 
mieux  que  personne  (1).  m 

Olivarès  connaissait  bien  les  hommes  et  les  choses.  La  rouerie  des 
Vénitiens  lui  était  familière ,  et  il  avait  des  épies  partout  pour  dé^ 
jouer  leurs  manœuvres.  Ces  derniers  craignant  en  effet  la  prépon- 
dérance de  Philippe  II,  et  avertis  par  Morosini,  leur  compatriote, 
envoyé  du  pape  à  Paris,  négociaient  de  leur  côté  une  ligue  parti- 
culière avec  le  rot  de  France,  et  travaillaient  à  obtenir  l'adhésion 
du  pape  à  cette  combinaison.  Olivarès  cite  son  témoin  à  Philippe  II  : 
c'était  le  cardinal  Alessandrino,  bien  informé,  paralt-il.  «  Ce  car- 
dinal, dit-il,  apprécie  comme  tout  le  monde  la  sincérité  do  pape.  Il 
en  a  fait  l'expérience  dans  sa  propre  personne,  et  par  ce  qu'il  a  vu 
quand  il  était  dans  les  affaires*  J'attends  aussi  peu,  et  peut-être 
moias  que  lui,  du  caractère  de  sa  sainteté;  mais  je  ne  pense  pas 
qu'à  moins  de  juger  l'occasion  parfaitement  sûre,  il  »t  le  courage 
d'embrasser  un  parti  qui  pourrait  lui  donner  des  embarras  et  l'o- 
bliger à  dépenser  son  argent.  »  A  quoi  Olivarès  ajoute  ces  mots  di- 
gnes de  remarque  chez  un  Espagnol  de  ce  teoips*Ià  :  «  D'autant 
plus  que,  par  ce  qui  se  fait  contre  l'Angleterre,  if  (Sixte-Quint)  a 
satisfait  à  un  appétit  commun  aux  papes,  à  ce  démr  qu'ils  ont  de 
s'associer  à  quelque  grande  entreprise,  sans  s'enquérir  toujours 
autant  qu'ils  devraient  du  mérite  de  l'affsûre.  »  L'ambassaieur  ter- 
niine  sa  dépêche  par  avber  le  roi  qu'il  a  sur-le-champ  écrit  au  nû- 
nistre  d'Espagne  à  Paris,  Mendoza,  lui  recommandant  d'avoir  les 
yeux  ouverts  sur  l'intrigue  signalée,  attendu  qu'elle  ne  peut  être 
utilement  surveillée,  encore  moins  dépistée  à  Venise,  où  TEspagne 
n'a  qu'un  agent  incapable. 

L'année  1688,  où  se  passaient  tous  ces  événemens,  est  une  des 
plus  mémorables  dans  l'histoire  de  nos  guerres  civiles.  Due  ligue 
particulière  s'était  forméie  à  Paris^  en  1685,  cit  avait  abouti  à  l'éta- 


(1)  Tootoâ  ces  dépêches  sont  tfrées  da  frolsféme  yoltmie  de  M!»  dé  Robner,  en- 
tfèfemeat  coiMâcré  tata,  conêsiPondimees. 


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SIXTB-QUINT  ET  lIÈMISBé  6t6 

blissement  eommanal  des  seize  ^  qui  s'étaient  distribuésr  dans  les 
fleûee  quartiers  de  la  ville,  et  qni,  yendas  aux  Guise,  s'y  parta- 
geaient au  nom  de  la  religion  la  disposition  de  toutes  les  aflaires. 
La  paix  de  Nemours,  qui  consterna  les  esprits  droits  et  modérés, 
augmenta  l'audace  des  ligueurs  et  mit  de  nouveau  les  armes  aux 
mains  des  protestans.  Il  s'ensuivit  la  guerre  qu'on  nomma  des  tr&is 
Henriy  savoir  Henri  III,  Henri  de  Navarre  et  Henri  de  Gaise.  Lutte 
indécise  d'abord,  qui  aboutit  en  Guienne  à  la  bataille  de  Centras  ga- 
gnée par  Ueari  de  Navarre,  et  à  Paris  à  de  menaçantes  démonstra- 
tions de  la  ligue  et  des  seize  contre  la  royauté.  La  Sorbonne  délibéra 
«  que  Vaa  pouvait  ôter  le  gouvernement  aux  princes  que  Ton  ne  trou- 
vait pas  tels  qu'il  fallait,  comme  on  ôtait  l'administration  au  tuteur 
qu'on  avait  pour  suspect  (1).  »  Le  roi  interdit  au  duc  de  Guise  le  se* 
jour  de  Paris,  que  dut  aussi  quitter  le  duc  de  Mayenne  intimidé  par 
les  préparatifs  hostiles  du  gouvernement  royal,  qui  prenait  une  atti- 
tude agressive*  L'excitation  croissante  amena  dans  la  capitale  la 
journée  des  barricades,  provoquée  par  les  intentions  qu'on  supposait 
au  roi,  fortifié  dans  son  Louvre,  et  disposé  à  un  coup  de  main  contre 
les  ligueurs.  Rappelé  avec  insistance  par  les  seize,  le  duc  de  Guise 
rentra  bien  accompagné  dans  Paris  malgré  la  défense  du  roi,  et  se 
présenta  hardiment  chez  la  reine-mère,  Catherine  de  Médecis,  en 
son  hôtel  de  Soissons  (2).  Étonnée  de  cette  audace,  et  comprenant 
la  force  du  parti,  Catherine  essaya  d'apaiser  les  esprits,  et,  se  por- 
tant conciliatrice,  elle  conduisit  le  duc  de  Guise  au  Louvre,  où  sa 
présence  déconcerta  le  roi,  qui  n'eut  ni  le  courage  de  s'en  défaire, 
ce  dont  il  avait  envie,  ni  du  moins  la  précaution  de  s'assurer  de  sa 
personne,  ce  qui  eût  été  facile.  La  témérité  du  duc  fut  heureuse  à 
ce  dernier,  qui,  n'étant  pas  sans  appréhension  pendant  cette  visite 
hardie,  se  reUra  au  plus  tôt  en  son  grand  et  bel  hôtel ,  récemment 
construit  (3)  au  Marais.  La  démonstration  de  Guise  coïncidait  avec 

(1^  Le  président  Hénault,  sar  i'Aonée  i5S7. 

(2)  Le  reste  hôtel  de  Soissons  a  été  démoli  an  siècle  dernier,  et  sor  son  emplacement 
a  été  conslmite  la  Halle  au  Blé;  il  ne  reste  de  la  demeure  de  Catherine  qne  la  colonne 
d'observations  astrologiques  qn*on  voit  encore  adossée  contre  la  donstraction  moderne. 
Voyea  Beanefons,  for  EÔUlt  hiti9riqties  de  Paru,  p.  159  et  suir. 

(3)  Françoif  de  Lorraine,  le  grand  duc  de  Guise,  le  héros  de  Metz,  et  Henri  de  GuIm 
»n  A1&,  le  héros  de  la  ligue,  avaient  fait  b&tir  le  bel  hôtel  d$  Gms9  sur  le  raste  em- 
placement compris  entre  les  rues  da  Chaume,  de  Paradis,  V!eille-du-TempIe  et  des 
Quatre^lfi.  fin  cet  endroit  s*étaient  é)e?és  jadis  trois  hôtels  célèbres  :  Pun  était  Phôtel 
de  CliMODr  dont  la  porte  d*eiitrée,  flanquée  de  deux  charmantes  tourelles,  se  roit 
«Bcore  me  du  Chaume,  en  face  de  la  rue  de  Braque.  Le  connétable  de  Qisson  avait 
bdt  bâtir  cet  bétel  en  1383,  et  o*est  au  coin  dtine  rue  prés  de  là  quil  fut  assassiné 
par  Pleire  de  Craon,  en  revenant  de  Thôtel  Saint-Paul,  an  milieu  de  la  nuit.  La  mal- 
MU  de  6ui8e  avait  acquis  cet  hCtel  en  1553,  et  François  de  Lomlne  en  conserva  bi 
porte  à'eatMéB^  qui  sert  au]ourd*hui  d*accè»  à  l'École  des  chartes;  mais  il  reconstruisit 
rhabitation  en  Tagrandissant  par  Tachât  du  vieil  b6tel  de  Navarre,  ancienne  demeure 


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636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  dispositions  inquiétantes  des  troupes  royales  sur  plusieurs  points 
de  Paris»  notamment  aux  environs  du  pont  Notre-Dame  et  de  la 
place  Maubert;  il  s'ensuivit  une  collision  entre  les  soldats  du  roi  et 
les  ligueurs,  collision  qui  prit  incontinent  un  caractère  si  grave 
qu'elle  obligea  les  bataillons  royaux  à  se  replier  en  désordre  sur  le 
Louvre  avec  des  pertes  sensibles. 

Les  barricades  s'étaient  élevées  de  tous  côtés,  le  roi  courait  risque 
d'être  fait  prisonnier  dans  son  palais,  si  une  prompte  résolution  ne 
mettait  fin  au  désordre.  Catherine  de  Médicis  eut  peine  à  pénétrer 
chez  le  duc  de  Guise,  qu'elle  fut  implorer  dans  son  hôtel,  et  le  duc 
resta  maître  de  la  situation  (12  mai  1588),  un  peu  embarrassé  d'ail- 
leurs de  sa  facile  victoire,  dont  il  usa  généreusement  envers  les  sol- 
dats du  roi.  Averti  que  de  nombreux  prisonniers  allaient  être  mas- 
sacrés, il  monta  aussitôt  à  cheval,  sortit  de  son  hôtel  sans  cuirasse 
et  sans  armes,  en  pourpoint  blanc,  avec  une  baguette  à  la  main, 
et  se  dirigeant  vers  la  Grève,  où  l'animation  était  la  plus  menaçante, 
il  calma  les  esprits  comme  par  enchantement,  et  délivra  les  soldats 
bloqués  au  marché  des  Innocens,  au  Marché-Neuf,  derrière  l'Hôtel 
de  Ville,  et  ailleurs.  Rentré  triomphant  dans  son  hôtel,  il  y  trouva 
la  reine-mère,  avec  laquelle,  après  de  vives  paroles,  il  traita  de  la 
capitulation  du  roi.  Retirés  à  l'écart  dans  le  jardin  de  Tbôtel,  on 
les  entendit  attaquer  et  défendre.  Le  duc  réclamait  impérieuse- 
ment la  convocation  des  états-généraux,  la  lieutenance-générale  du 
royaume  pour  lui-même,  la  déchéance  du  roi  de  Navarre  et  des 
princes  de  sa  ligne,  la  limitation  des  impôts  et  la  définition  régu- 
lière des  pouvoirs  de  la  royauté.  Il  exigeait  la  réception  des  décrets 
du  concile  de  Trente  refusée  jusqu'alors,  le  bannissement  de  cer- 
tains personnages,  la  nomination  pour  ses  amis  à  de  grandes  charges, 
et  la  formation  de  deux  armées,  dont  une  serait  conmiandée  par 

de  Charles  le  Haarais,  qai  avait  passé  aax  d*Annagaac,  et  qa*habita  d*abord  le  cardinal 
de  Lorraine.  Cet  h6tel  ouvrait  rue  de  Paradis  et  occupait  la  place  de  la  cour  dlion- 
.  neur  des  archives  nationales.  François  de  Guise  étendit  encore  son  lofement  par 
Tachai  de  Thôtel  de  La  Rocheguion,  à  lui  vendu  par  Louis  de  Rohan-Hont2«zon,  et 
dont  l'entrée  était  rue  Vieille-du-Temple.  Il  se  donna  ainsi  le  palais  d*a&  souverain  et 
des  Jardins  magnifiques,  dont  il  entrait  à  peine  en  possession  qvand  il  recul  le  conp 
de  mort  de  Poltrot.  Le  grand  h6tel  de  Guise,  achevé  par  Henri  son  fils,  décoré  ]iar 
le  Primatice  et  par  Jean  Goujon,  fut  acheté  par  la  belle  princesse  de  Soubiae  en 
1697  des  successeurs  de  la  maison  de  Guise,  et  Saint-Simon  a  dit  comment  elle  en 
paya  le  prix.  Au  commencement  du  siècle  dernier,  les  Soubise  ont  liait  recoostnnre 
Thôtel  presque  en  entier,  tel  que  nous  le  voyons  encore,  après  en  avoir  détaché  la 
portion  qui  donnait  sur  la  rue  Vieille-du-Temple  pour  en  former  l'hôtel  de  Stm- 
bourg,  qu*a  occupé  le  grand-aumânier  Louis  de  Rohan,  de  l'airaire  du  oollier;c^ 
aujourd'hui  rimprimerie  nationale.  Quant  à  l'hôtel  de  Soubise,  il  a  reçu  le  dépôt  dei 
archives  nationales,  après  les  conflscaUons  révolntîonnaires.  Voyez  JaUlot,  JlfcAircAei 
sur  Paris,  quartier  Saint^Avoie,  p.  35  et  suivantes,  et  Bonnefons,  les  RMs  ktifo- 
.riquus  ds  Paris,  p.  3  et  suiy. 


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8IXTS-QUINT  ET  L'EGUSE.  687 

loi,  et  l'antre  par  le  duc  de  Mayenne,  a?ee  lesquelles  on  combat- 
trait résolument  les  huguenots  en  Poitou  et  en  Dauphiné.  Pour  les 
ducs  de  Nemours  et  d'Elbeuf,  ses  cousins,  il  demandait  les  gouver- 
nemens  de  Lyon  et  de  la  Normandie.  Le  comte  de  Brissa(^,  gui  avait 
commandé  sur  les  barricades,  serait  nommé  gouverneur  de  Paris, 
et  on  livrerait  à  la  ligue  de  nouvelles  places  de  sûreté;  en  un  mot, 
c'était  l'abdication  du  roi. 

Telles  furent  les  conditions  que  Catherine  dut  porter  à  une  cour 
éperdue,  renfermée  dans  le  Louvre  et  craignant  d'y  être  forcée.  La 
journée  s'épuisa  sans  qu'on  pût  tomber  d'accord;  mais  la  sédition 
ne  désarmait  point,  et  le  roi  de  son  côté  croyait,  en  gagnant  du 
temps,  éviter  de  si  dures  extrémités.  Les  hostilités  reprirent  dès  le 
matin  du  13,  et  le  duc  attisa  le  feu  cette  fois  en  faisant  sonner  par- 
tout le  tocsin  d'alarmes.  Du  quartier  de  l'Université,  des  Halles,  des 
faubourgs,  des  bandes  armées  se  dirigèrent  sur  le  Louvre  et  y  por- 
tèrent l'effroi.  La  ligue  ne  doutait  pas  de  recevoir  le  roi  à  merci. 
Catherine  retourna  au  Marais  chez  le  duc  de  Guise  pour  négocier  de 
la  paix,  mais  elle  ne  put  traîner  la  conférence  en  longueur  sans  que 
le  duc  démêlât  son  intention.  Averti  en  effet  par  sa  mère  qu'il  n'y 
avait  rien  à  attendre,  Henri  III  s'échappa  du  Louvre,  seul  et  à  pied, 
par  les  Tuileries,  où  il  trouva  des  chevaux,  et  se  dirigea  sur  Saint- 
Cloud.  Le  duc  en  apprit  la  nouvelle  pendant  que  Catherine  discu- 
tait encore  avec  lui,  et  dit  vivement  :  a  Madame,  je  suis  perdu; 
pendant  que  votre  majesté  m'amuse  ici,  le  roi  vient  de  s'évader  pour 
me  faire  plus  de  mal  que  jamais.  »  Le  duc  était  maître  de  Paris, 
mais  le  roi  s'était  soustrait  à  ses  coups  mal  dirigés  et  avait  déjoué 
les  calculs  des  ligueurs  par  sa  fuite.  Les  membres  du  gouvernement 
royal  dispersés  un  moment  se  réunirent  à  Chartres  auprès  du  roi, 
et  une  phase  nouvelle  de  la  lutte  s'ouvrit.  Henri  111  fit  connaître 
les  évéoemens  aux  gouverneurs  des  provinces  et  des  villes,  et  il 
informa  le  pape  ainsi  que  les  princes  souverains  de  l'attentat  du 
duc  de  Guise,  qu'il  dénonçait  comme  l'auteur  de  tous  les  troubles 
de  France,  en  signalant  la  complicité  de  Mendoza,  ambassadeur 
espagnol  à  Paris.  En  même  temps  il  se  mit  en  communication  avec 
le  roi  de  Navarre,  sentant  bien  que  là  était  la  suprême  espérance  de 
la  dynastie  royale  si  ouvertement  attaquée.  De  son  côté,  le  duc  ne 
laissait  pas  que  d'être  inquiet,  malgré  sa  victoire,  qui  était  compro- 
mise en  restant  incomplète. 

Tirant  l'épée  contre  son  roi,  il  n'avait  osé  en  jeter  le  fourreau, 
comme  le  lui  reprocha  le  duc  de  Parme,  gouverneur  espagnol  des 
Pays-Bas,  dans  l'esprit  duquel  il  perdit  son  crédit,  comme  on  le 
voit  par  les  lettres  réciproques.  Si  le  12  mai,  disait-on,  au  lieu  de 
s'enfermer  dans  son  hôtel  de  la  rue  du  Chaume,  il  eût  marché  ré- 
solument sur  le  Louvre,  Henri  III  était  perdu;  mais  le  duc  avait  espéré 


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9S8  BITOE  J>ES  DEUX  MÙVWS^ 

que  le  roi,  bloqué  par  le  peuple  en  armes,  serait  <^igé  d'inyoquer 
sa  protection,  eomme  ou  TayaU  implorée  pour  sauver  ta  vie  aux 
soldais  royaux  vaîxiciis  et  priaonniere.  SaJte  mettre  la  maia  eur  ie 
dexoîer  des  Vakiis,  comme  avait  fait  Hugaes  Gapet  pour  le  dernier 
des  Garloviogiens,  il  aurait  obtenu  les  mêmes  avantages,  et  les  éMsr 
gtoéraux,  dout  la  convocation  était  universellement  réclamée,  au- 
raient complété  l'œuvre  par  une  déposition  en  bonne  forme.  Cette 
idée  de  déposition  était  dans  tous  les  écrits.  On  avait  l'exemple  de 
l'Angleterre  déposant  Henry  VI,  de  l'Allemagne  déposant  Weaceslas; 
on  avait  l'autorité  des  docteurs  catholiques  et  l'opinion  populaire 
soulevée  contre  Henri  de  Valois,  lequel,  en  laissant  la  place  k  l'é- 
meute des  12*13  mai  4  aauva  l'ombre  de  royauté  qui  loi  restait. 
Mexuloza  écrivait  de  Paris,  le  15  mai  1588,  A  Philippe  II  :  t  L'abcès 
n'a  pas  crevé  comme  on  s'y  attendait,  mais  les  choses  demeurent 
dans  un  si  mauvais  état  qu'il  sera  difikile  d'y  apporter  remède... 
Hucius  (c'est  le  nom  sous  lequel  la  correspondance  espagnole  dé* 
signe  le  duc  de  Guise)  est  tellement  occupé  que  nous  n'avons  pas 
eu  le  temps  de  nous  voir  (1),  » 

Il  avait  fort  à  faire  en  effet.  Cette  masse  inconaistaiite  de  popula- 
tion mutinée,  les  étudians  de  l'Université,  les  ouvriers  des  ports,  le 
bas  peuple  des  halles,  les  femmes  excitées  par  les  moines,  les 
moines  eux-mêmes  qui  avaient  £stit  les  barricades,  donnaient  le 
spectairle  d'un  triomphe  assez  ignoble  ;  le  duc  n'était  pas  maître  de 
contenir  leurs  excès^  et  la  bourgeoisie,  qui  avait  laissé  faire,  com- 
mençait à  craindre  pour  sa  sûreté,  car  il  suffisait  d'être  signalé,  dé- 
noncé huguenot,  pour  être  massacré.  Le  parlemL^nt,  très  influent 
dans  la  vUIe,  était  en  permanence,  et  appuyait  le  tiers-parti,  les 
poUtiquesy  déjà  fort  accrédités,  qui  finirent  cinq  ans  plus  tard  par 
dominer  la  situation  et  mettre  un  terme  à  la  crise.  Le  duc  de  Guise 
vint  au  palais  pour  gagner  la  magistrature  à  sa  x^ause.  Le  premier 
président,  Achille  de  Harlay,  le  foudroya  par  la  fameuse  apostrophe  : 
a  C'est  grand  pitié,  monsieur,  quand  le  valet  chasse  le  maître,  etc.,» 
dont  le  duc  resta  comme  interdit.  Le  pouvoir  royal  était  d'aiUeurs 
encore  debout  en  la  personne  de  Catherine  de  Médicis,  demeurée 
courageusement  dans  Paris,  investie  du  mandat  de  son  fils.  La  jus- 
tice  continuait  à  s'y  rendre  au  nom  du  roi  en  vertu  d'instructions 
parties  de  Clmrtres  où  les  principaux  de  la  ville  allaient  assez  libre- 
ment prendre  des  ordres  (2).  Une  femme,  un  juge,  le  bon  sens.re- 
venu  dans  les  esprits,  tenaient  donc  à  son  tour  en  échec  Henri  de 
Guise,  qui  s'était  arrêté  à  mi-chemin  de  la  révolte  sans  en  avoir  le 
t 

(1)  Voyex  M.  de  Groze,  loc,  dt.,  Append.  du  deuxième  vol.,  p.  337.  —  Les  wM» 
dépêches  de  Mendoza  que  nous  citons  plus  loin  sont  tirées  du  même  Appênéia,  " 

(f  )  Voyez  le  Jcurnal  de  Lostoile,  édk.  de  OhampoUU»,  t  I*%  p.  %}  et  9S6,  «t  M 
nsfiÛFe  de  Perreuac. 


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mériie  auprès  de  peraonae;  malhabUe  et  fausse  position  qui  le  mooi'* 
trait  conspirant  contre  la  royauté  tout  en  gardamt  les  apparences  da 
respect  avec  elle»  et  qui  Ta  conduit  à  une  perte  déjà  reconnue  iné* 
vi table  aux  esprits  dairyoyans.  Il  disait  le  12  mai  aux  émeutiersqui 
criaient  vive  Guise  :  a  Mes  ajuis,  vous  me  ruinée,  criez  vive  le  rai.  n 
Serait-il  vrûque  lessme  lui  ont  forcé  la  main  le  premier  jonr  des 
barricades,  et  qu'il  aurait  voulu  se  borner  à  la  défensive  contre  le 
coup  d'état  avorté  de  Henri  IIl?  Je  crois  cette  opinion  moderne,  et 
qu'on  était  simplement  alors  k  l'enfance  de  l'art  en  fait  de  joiarnées 
révolutionnaises. 

Si  nous  en  croyons  De  Thou ,  d'ordinaire  bien  informé^  lorsque 
Sixte-Quint  apprit  que  le  doc  de  Guise  était  rentré  à  Paris  malgré 
la  défense  du  rai,  il  s'écria  :  «  0  le  téméraire,  ô  l'imprudent,  d'aller 
se  mettre  ainsi  dans  les  mains  d'un  prince  qu'il  a  tant  offensé  1  » 
Puis,  quand  il  apprit  que  le  roi  l'avait  laissé  sortir  dn  Lonvre,  il 
s'écria  plus  vivement  encore  :  k  0  le  lâche  prince,  d  le  pauvre  sou- 
verain, d'avoir  ainsi  laissé  échapper  l'occasion  de  se  dé£sdre  d'un 
homme  qui  semble  né  pour  le  perdre!  »,  Enfin  l'on  ajoute  qu'il  ne 
mettait  plus  de  termes  à  ses  exclamations,  quand  il  24>prit  que  le 
duc  lui-même  avait  laissé  le  roi  s'échapper  du  Louvre.  Ces  propos 
de  Sixte-Quint  furent  rapportés  au  roi,  et  nous  verrons  bientôt 
quelle  en  ïui  peut* être  l'ëpouvan table  conséquence.  Ce  qui  est  as- 
suré, c'est  le  témoignage  piquant  que  nous  fournit  M.  de  llubner 
des  seatimens  prêtés  à  Sixte- Quint  à  l'occasion  de  cette  déplorable 
affaire.  Le  rapporteur  paasionné  en  est  encore  Olivarès.  11  écrivait 
le  30  mai  de  Rome  à  Philippe  II  :  a  Sa  sainteté  m'a  raconté  qu'elle 
avait  parlé  très  chaleureusement  à  l'ambassadeur  de  France  à  l'ex- 
cuse des  Guises.  U  lui  est  échappé  pourtant  d'ajouter  qu'elle  avait 
demandé  à  tt.  de  Pisani  comment  il  était  possible  que  le  roi  (lors- 
qu'  il  tenait  le  duc  au  Louvre)  n'eût  pas  eu  sous  la  main  vingt  hommes 
sûrs  pour  le  faire  enfermer  dans  une  chambre ,  et  en  faire  ce  que 
bon  lui  semblait  (1),  ce  dont  les  Parisiens  auraient  fini  par  s'ac* 
coomioder»  Fautif  ibis  elle  m'a  dit  avoir  fait  observer  à  l'amba:»* 
sadeur  et  aux  cardinaux  dévoués  à  la  franco  que  le  roi  faisait  mal 
d'être  en  défiance  eu  même  temps  avec  les  Guises  et  avec  Montm<K 
reacy  (chef  du  parti  jHi^V/fue),  qu'il  fallait  se  joindre  aux  uns  pour 
frapper  avec  eux  sur  les  autres,  et  qu'après  en  avoir  fini  avec 
ceux-^ci,  il  aurait  les  bras  libres  pour  tomber  sur  les  autres.  Se 
même  elle  m*a  dit  nonsère  de  fois  que  le  duc  de  Guise  a  mal  faii, 
il  y  a  maintenant  trois  ans,  de  ne  pas  aller  à  Paris  et  de  ne  pas 
s'empaver  du  gouvernem^t  EUe  m'assure  avohr  fait  engager  le 

(J)  Si  l'ea  ta  croit  LwUMie,  Hevi  UI  a  bica  eu  la  pensAc  de  se  défère  ce  jour-là  du 
duc  de  Goiie.  Vo]r«z  édit  ciC,  t.  i«%  p.  248. 


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ëiO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duc  à  se  méfier  du  roi,  lequel  comptait  lui  jouer  un  tour  qui  pour- 
rait lui  coûter  la  vie.  De  tout  ceci  votre  majesté  pourra,  si  eUe  ne 
Ta  déjà  fait  depuis  longtemps,  se  faire  une  idée  du  caractère  de  sa 
sainteté  et  de  la  foi  que  méritent  ses  paroles,  et  comprendre  com- 
ment elle  se  rangera  toujours  du  côté  du  plus  fort  (1).  » 

Aux  embarras  purement  politiques  se  joignûent  des  embarras 
d'argent,  qui  tourmentaient  beaucoup  le  duc  ,de  Guise.  —  Lestoîle 
nous  apprend  que  le  fameux  banquier  Zamet  avait  été  de  sa  part 
l'objet  d'extorsions  singulières  en  ce  moment  critique  (2).  Il  de- 
manda des  subsides  à  Rome  où  Ton  se  garda  bien  de  les  lui  fournir. 
Il  en  demanda  au  roi  d'Espagne,  qui  lui  fît  compter  une  somme  as- 
sez considérable,  malgré  sa  gène  personnelle,  et  qui  en  promit  bien 
davantage.  Le  duc  écrivait  le  28  mai  à  Mendoza  :  o  Le  plus  néces- 
saire de  tout  est  qu'il  plaise  à  M.  le  duc  de  Parme  commander  que 
les  300,000  écus  promis  soient  promptement  envoyés,  parce  que 
le  retardement  incommoderait  beaucoup  nos  affaires,  en  ce  qu'il  ne 
se  peut  jamais  présenter  une  occasion  plus  grande  ni  plus  conforme 
aux  conventions  et  conditions  accordées ,  et  pour  plus  grande  dili- 
gence ne  plaindre  la  dépense  de  courrier  exprès,  pour  en  apporter 
la  plus  grande  somme  que  faire  se  pourra.  »  Dans  une  autre  dé- 
pêche Mendoza  mandait  à  son  souverain  :  «  Mucius  (le  duc  de  Guise) 
se  trouve  bien  pressé,  car  il  m'a  demandé  de  lui  faire  avancer  par 
des  négocians  de  Rouen,  et  sous  ma  garantie,  une  somme  de 
30,000  écus.  Je  lui  ai  répondu  que  ce  serait  de  ma  part  une  fort 
grave  imprudence],  parce  qu'une  pareille  affaire  traitée  par  ifioi 
avec  des  négocians  ne  manquerait  pas  de  parvenir  à  la  connais- 
sance du  roi...  »  L'Espagnol  mettait  un  grand  mystère  dans  ses  re- 
lations avec  Henri  de  Guise,  et  l'on  en  comprend  le  motif.  On  voit 
par  les  documens  publiés  que  leurs  rencontres  n'avaient  lieu  que  la 
nuit;  mais  l'ambassadeur  vénitien  à  Madrid  avait  vu  claûr  à  travers 
tous  les  voiles.  M.  de  Habner  nous  livre  une  missive  de  ce  person- 
nage au  doge,  sous  la  date  de  Madrid  17  juin  1588,  et  qui  est  in- 
téressante à  connaître.  «  Il  n'y  a  aucun  doute,  porte  la  dépèche,  que 
le  duc  de  Guise  n'ait  agi  de  concert  et  avec  l'appui  du  roi  d'Es- 
pagne. Il  est  tout  aussi  certain  qu'on  a  de  nouveau  envoyé  de  l'ar- 
gent au  duc  de  Guise,  et  que  le  roi  très  chrétien  s'en  est  plaint 
auprès  du  pape.  Ce  prince  a  déclaré  que,  si  l'on  continuait  de  la 
sorte,  il  se  verrait  un  jour  obligé  de  prendre  quelque  résolution 
étrange  et  à  laquelle  il  n'avait  jamais  songé,  et  il  a  fait  appel  à  la 
prudence  et  à  l'autorité  du  pape  pour  mettre  un  terme  à  ces  dé- 
sordres; mais  ici  (à  Madrid),  on  s'excuse  sur  le  désir  d'empêcher  les 

(1)  Voyei  M.  de  HQbner,  Sixtê-Quint,  t.  m,  p.  30.  Pièces  jastiflcâtires. 

(2)  Lestoite,  édit.  cit.,  p.  252.  Zamet  habitait  rue  de  la  Cerisaie  an  bel  b6tel  oà  es 
morte  Gabriello  d*Estrées,  et  qui  est  de?enu  plus  Urd  l'hôtel  de  Lesdiguières. 


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SIXTE-QUINT  ET  l'EGLISE.  6il 

hugaenots  de  prendre  le  dessus,  et  l'on  prétend  que  ces  secours 
ont  pour  but  le  bien  de  la  religion,  etc.  » 

De  son  côté,  la  détresse  d'Henri  III  n'était  pas  moins  extrême; 
tous  les  partis  étaient  exténués.  Le  duc  de  Guise  préparait  avec  ac- 
tivité des  armemens  pour  continuer  la  guerre  et  arriver  enfin  à  la  so- 
lution décisive.  Il  pressait  le  duc  de  Parme  d'envoyer  des  lans- 
quenets à  son  aide,  et  ce  dernier  faisait  lever  8,000  Suisses  pour 
cette  destination.  Mendoza  dépéchait  le  30  mai  à  Philippe  II  que 
Hucius  était  résolu  à  faire  marcher  sa  cavalerie  sur  Chartres,  afin 
de  réduire  le  roi;  a  et  si,  malgré  les  secours  du  duc  de  Parme,  ce 
but  vient  à  être  manqué,  on  espère  du  moins  forcer  les  troupes 
royales  à  abandonner  leur  position  et  à  passer  la  Loire,  ce  qui  se- 
rait un  point  essentiel,  puisqu'il  faut  que  Chartres  soit  délivré  pour 
pouvoir  conserver  les  relations  avec  Orléans,  Rouen  et  les  autres 
villes...  Je  supplie  votre  majesté  de  me  faire  connaître  la  ligne  de 
conduite  qu'elle  m'ordonne  de  suivre,  dans  le  cas  où,  forcé  de  pas- 
ser la  Loire,  le  roi  inviterait  les  ambassadeurs  à  le  suivre  dans  sa 
retraite.  »  Le  malheureux  Valois  était  poussé  dans  ses  derniers  re- 
tranchemens,  il  n'avait  plus  ni  capitale,  ni  armée,  ni  ombre  d'au- 
torité réelle;  dans  son  parti  même,  chacun  se  gouvernait  à  sa  guise  : 
il  se  résigna  aux  négociations  et  fit  appel  à  l'habileté  de  sa  mère  et 
à  l'expérience  de  M.  de  Villeroy,  qui  demandèrent  à  conférer  aveo 
le  duc;  mais  cette  fois  les  ligueurs,  conseillés  par  Mendoza,  ne  per- 
mirent pas  au  chef  du  parti  de  voir,  comme  aux  12  et  13  mai,  la 
reine-mère  ni  M.  de  Villeroy  en  particulier. 

Mendoza  rend  compte  à  Philippe  II  de  cet  incident,  a  Le  duc  de 
Guise  a  répondu,  dit-il,  que  les  affaires  qui  étaient  traitées  en  ce 
moment  n'étaient  point  ses  affaires  particulières,  mais  celles  de 
tout  le  parti 'de  la  ligue,  et  que  par  conséquent  il  n'écouterait  rien 
qui  ne  fut  de  nature  à  être  entendu  de  tout  le  monde.  La  reine- 
mère  elle-même  n'a  pu  lui  parler  en  particulier,  et  inutilement 
a-t-elle  mis  tous  ses  artifices  en  usage  pour  obtenir  un  entretien  se- 
cret avec  lui.  Il  s'est  montré  inébranlable,  à  la  grande  joie  des  ca- 
tholiques et  des  villes  unies.  »  Les  conditions  étaient  les  mêmes  que 
celles  du  13  mai,  avec  quelques  clauses  aggravantes  et  une  mé- 
fiance plus  marquée.  Des  deux  côtés,  il  y  avait  absence  de  bonne 
foi,  et  la  fin  de  cette  affaire  devait  être  misérable  pour  tout  le 
monde.  Les  Guises  voulaient  réduire  Henri  III  au  dernier  degré  d'a- 
baissement et  de  déconsidération  politique,  et  ne  comptaient  pas 
même  sur  l'exécution  du  traité  proposé.  Le  roi  souscrivait  comme 
contraint  et  forcé,  obtenait  du  temps,  et  se  promettait  bien  de 
prendre  vengeance  de  tant  d'injures  à  la  première  occasion.  Phi- 
lippe II  lui-même  cherchait  à  tromper  le  duc  de  Guise,  a  A  la  ma- 

TOUB  Cl.  ^  1872.  41 


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%kl  RETUB   DES   DEUX  MONDES. 

Bière  dont  s'exprime  Mucius»  qui  parle  réellement  eu  maître,  disait 
Mendoza,  il  y  a  lieu  de  croire  que  le  roi  traitera  avec  lui,  au  grand 
profit  de  la  ligue...  Au  reste,  nous  ne  le  pressons  pas  de  conclure 
ces  négociations,  parce  qu'il  me  parait  plus  utile  au  service  de  votre 
majesté  d'avoir  l'œil  sur  ce  qui  se  passe  autour  de  nous...  Nous  ne 
le  pressons  pas  davantage  dis  rompre,  parce  que  dans  ce  cas  il  fau- 
drait lui  payer  le  restant  des  300,000  écus,  »  dont  le  duc  n'avait 
encore  pu  obtenir  que  7D,000  (i).  Le  fameux  traité  d'union  da 
15-20  juillet  1588  fut  donc  arraché  à  la  faiblesse  résignée  d'Henri  IlL 
C'était  le  triomphe  absolu  de  la  ligue,  la  consécration  de  la  vic- 
toire des  barricades;  le  traité  de  Nemours  était  confirmé  dans  tons 
ses  points.  Henri  de  Navarre  était  exclu  du  trône,  dont  le  Tieoz 
cardinal  de  Bourbon  demeurait  héritier  présomptif,  ce  qui  réservait 
à  un  avenir  prochain  la  solution  de  la  question  dynastique.  Le  duc 
de  Guise  parvenait  au  commandement  général  des  armées  avec  les 
vieilles  prérogatives  de  la  connétablie  (2).  Il  avait  peine  à  croira 
aux  concessions  qu'il  obtenait  (3). 

Selon  le  rapport  de  l'ambassadeur  espagnol,  la  cause  catboliqoe 
devait  retirer  de  tels  avantages  des  arrangemens  convenus  qu'il  y 
avait  lieu  de  craindre  que  le  roi  ne  fit  naître  pour  l'exécution  toutes 
les  difficultés  imaginables,  dans  la  pensée  de  persuader  à  tout  le 
monde  que  le  traité  était  inexécutable,  et  qu'on  l'avait  forcé  de  pro- 
mettre ce  qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  tenir,  a  II  en  résulteia 
que  Mucius  et  ses  amis,  ns  pouvant  ni  continuer  la  guerre  contre 
les  huguenots,  ni  recommencer  les  hostilités  contre  le  roi,  verrom 
nécessairement  diminuer  leurs  ressources  et  leurs  forces  s'affaiblir, 
à  moins  qu'on  ne  vienne  à  son  secours  et  qu'il  ne  rompe  de  nouveau 
avec  la  cour.  Cest  ce  qu'il  fera  sans  doute  y  comptant  sur  le  secours 
que  votre  majesté  lui  a  promis.  »  Et  en  effet  nous  lisons  dans  la 
même  dépêche  que,  par  des  engagemens  secrets  et  particuliers, 
une  prestation  permanente  était  promise  au  duc  pour  se  maintenir 
en  situation  de  briser  avec  la  cour  et  de  retrouver  ses  avantages 
en  cas  de  désaccord  ultérieur  avec  le  roi.  Le  malheureux  Henri  m, 
si  peu  estimable,  si  peu  digne  de  considération  qu'on  le  tienne, 
n'en  inspire  pas  moins  de  l'intérêt  à  le  voir  ainsi  traqué  par  l'am- 
bition et  la  cupidité  conjurées.  Pourquoi  la  pensée  se  porte-t-elle 
vers  le  crime  auquel  il  eut  recours  pour  se  délivrer  d'un  joug  de- 
venu intolérable  ? 

Sur  la  conclusion  de  ce  traité  néfaste,  source  de  tant  de  mal- 

(1)  Le  duc  avait  été  obligé  d'emprunter  200,000  écus  sur  son  crédit  particulier  poor 
faire  honneur  à  tous  ses  engagemens.  Dé  pèche  de  Hendoia  du  24  Juillet. 

(S)  Voyez  ce  traité  dans  les  Mémoires  de  Mevers,  t.  ]*%  p.  7S5-W  et  ailleors. 

(3)  «  J*ai  TU  Mucius  cette  nuit,  dit  Mendosa.  U  ne  croit  2»aa  an  mot  de  llotiotioi 
exprimée  d*accédor  à  ses  demandes,  b 


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SIXTE-QUINT   ET   l'ÉGUSB.  6&3 

heurs,  l'ouvrage  de  M.  de  Hûbner  nous  apporte  des  documeus  nou- 
veaux et  curieux  qu'il  a  puisés  aux  sources  originales,  avec  le  soin 
et  l'exactitude  qui  le  distinguent.  Il  a  trouvé  à  Paris  dans  notre 
riche  Bibliothèque  nationale  et  dans  la  curieuse  collection  de  Harlay 
qui  s'y  trouve  déposée  les  correspondances  relatives  à  cette  négo- 
ciation, à  laquelle  prit  grande  part  le  nonce  Morosini,  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  Ce  dernier  avait  proposé  sa  médiation  au  duc  de 
Guise,  qui  l'avait  acceptée  avec  réserve.  «  Arrivé  à  la  cour  errante  de 
Henri  III,  dit  M.  de  Hûbner,  Morosini  ne  trouva  le  terrain  que  trop 
favorable  à  des  transactions.  Le  spectacle  d'un  désarroi  complet 
s'offrit  à  ses  regards.  La  peur  et  l'outrecuidance  alternaient,  mais 
la  peur  finissait  toujours  par  l'emporter.  Tout  laissait  donc  entre- 
voir que,  quelles  que  fussent  les  prétentions  des  coalisés,  Henri 
finirait  par  les  subir.  Aussi  le  représentant  du  saint-siége  put-il  re- 
tourner à  Paris,  porteur  de  la  promesse  du  roi  de  bailler  audit  sei^ 
gneur  de  Guise  les  charges  principales  pour  faire  la  guerre  aux 
huguenots,  M.  de  Yilleroy  le  suivit  de  près  avec  mission  de  régler 
les  détails  et  de  rédiger  l'acte  de  réconciliation;  mais  il  ne  s'agis- 
sait plus  de  réconciliation.  La  rébellion  victorieuse  demandait  pu- 
rement et  simplement  la  soumission  de  la  couronne.  Le  duc  de 
Guise  ne  voulait  plus  entendre  parler  des  conditions  qu'il  avait  ac- 
ceptées dans  sa  première  entrevue  avec  le  nonce;  émettant  de  nou- 
velles prétentions  que  celui-ci  jugea  inacceptables,  il  prit  l'attitude 
d'un  homme  qui  est  maître  de  la  position  et  qui  dicte  la  loi.  De  son 
côté,  compromis  vis-à-vis  la  cour  de  France  et  mortifié  du  procédé, 
Morosini  se  retira  des  pourparlers  et  communiqua  aisément  au  pape 
^te-Quint  le  dépit  qu'il  éprouvait.  «  Ils  sont  mauvais,  s'écria  le 
pape  en  parlant  des  ligueurs,  mauvais  et  de  douteuse  volonté*  n 
Sixte-Quint  envoya  quelques  paroles  fortifiantes  pour  le  roi  vaincu; 
mais  le  péril  devenait  plus  menaçant  d'heure  en  heure,  et  Henri  de 
Valois,  de  plus  en  plus  intimidé,  passa  sous  les  fourches  caudines 
et  signa  tout  ce  qu'on  voulut  lui  imposer. 

M.  de  Hûbner  nous  révèle  encore  d'autres  actes  de  Sixte-Quint 
qui  modifient  les  jugemens  reçus  sur  ce  pape  et  le  caractère  de 
son  intervention  dans  les  affaires  de  France.  Les  Espagnols  avaient 
deviné  juste  à  son  endroit,  le  pape  était  un  ami  de  la  France.  Peu 
de  jours  avant  de  signer  l'humiliant  traité  d'union,  Henri  III  avait 
fait  entendre  à  Rome  un  long  cri  de  douleur,  exposé  ses  embarras, 
son  désespoir.  Il  demanda  au  saint-siége  des  secours,  tout  en  ex- 
primant ses  hésitations  sur  le  parti  à  prendre,  laissant  même  entre- 
voir les  résolutions  les  plus  contradictoires,  la  paix  ou  la  guerre, 
soit  avec  les  huguenots,  soit  avec  la  ligue.  Il  demanda  l'envoi  d'un 
légat  à  Paris  et  députa  le  cardinal  de  Gondi  à  Rome  pour  solliciter 
cet  acte  éclatant  duquel  il  attendait  les  meilleurs  effets  sur  Topi- 


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6&&  R£VUE   DES  DEUX  MONDES. 

nion  publique  dont  il  se  sentait  abandonné;  et  le  pape  accorda  non- 
seulement  cette  légation  extraordinaire,  pour  laquelle  il  avait  peu 
de  penchant  par  des  motifs  de  politique  générale,  mais  encore  il 
signa  la  nomination  de  Horosini  à  cette  grande  charge,  nomina- 
tion qui,  dans  les  circonstances  présentes,  devait  avoir  une  signifi- 
cation particulière.  Évidemment  le  pape,  plus  exactement  informé 
de  la  vérité,  envisagent  la  journée  des  barricades  et  l'audacieuse 
entreprise  de  la  ligue  catholique  sous  l'aspect  de  l'intérêt  royal,  qui 
lui  était  cher  comme  souverain  et  comme  esprit  politique.  Il  vou- 
lait bien  qu'on  réduisit  les  huguenots  à  l'obéissance,  mais  il  voulait 
avant  tout  la  subordination  des  sujets  à  l'autorité  de  leur  roi.  Telle 
est  l'intention  et  la  lettre  de  ses  actes.  M.  de  Hûbner  nous  apprend 
qu'à  cette  occasion  un  ancien  projet  d'intervention  du  saint-siége 
avec  des  forces  pontificales  (30  ou  60,000  hommes)  dans  les  af- 
faires de  France  revint  à  l'esprit  de  Sixte-Quint,  pour  remettre  la 
paix  dans  ce  royaume  au  moyen  d'une  entente  particulière  du  pape 
avec  la  royauté.  Toute  chimérique  qu'elle  était,  cette  pensée,  qm 
paraît  avoir  été  l'objet  d'une  correspondance  entre  le  pape  et  Mo- 
rosini,  atteste  la  politique  vers  laquelle  penchait  l'âme  altière,  gé- 
néreuse et  sage  du  pontife. 

Ce  fut  à  cette  époque  du  crédit  de  Morosini  soit  à  la  cour  de 
France,  soit  à  la  cour  romaine,  que  se  produisit  une  idée  bizarre 
dont  nous  avons  déjà  parlé,  à  laquelle  M.  de  Hûbner,  par  estime 
peut-être  pour  Morosini,  attache  trop  de  faveur,  quoique  son  bon 
esprit  lui  en  montre  le  caractère  impraticable;  je  veux  parler  d'un 
rapprochement  intime  des  cabinets  de  Madrid  et  de  Paris,  par  un 
traité  d'alliance  étroite  des  deux  monarques  Philippe  II  et  Henri  III, 
alliance  dont  tous  les  adversaires  ou  ennemis  des  deux  couronnes 
d'Espagne  et  de  France  devaient  payer  les  frais,  et  à  laquelle  la 
papauté  aurait  donné  son  éminent  patronage.  Si  je  ne  me  trompe, 
Philippe  II  apprécia  judicieusement  cette  proposition,  au  point  de 
vue  de  son  intérêt,  en  s' abstenant  d'y  répondre.  La  France  était- 
elle  en  mesure  de  provoquer  sérieusement  un  tel  revirement  de 
politique?  et  l'Espagne  pouvait-elle  prêter  l'oreille  à  un  projet  qui 
entraînait  le  renversement  des  plans  poursuivis  par  deux  généra- 
tions de  grands  souverains,  et  le  sacrifice  accompli  sans  nécessité  ni 
compensation  de  la  prépondérance  espagnole?  Olivarès  exagéra  pro- 
bablement la  portée  de  cette  idée  en  y  voyant  un  piège;  mais  à  coup 
sûr  Morosini  ne  fit  preuve  ni  d'esprit  pratique,  ni  de  tact  d'homme 
d'état,  en  portant  une  pareille  ouverture  à  cette  malheureuse  cour 
de  Valois  réduite  à  tous  les  expédiens,  et  en  engageant  son  souve- 
rain à  communiquer  ce  projet  à  un  profond  politique  comme  Phi- 
lippe II.  Je  croirais  avec  Olivarès  et  M.  de  Hûbner  que  Morosini  n'a 
eu  qu'une  visée  ambitieuse  et  personnelle  en  le  proposant. 


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SIXTE-QUINT  ET  l'ÉGLISffi.  645 

Depuis  la  conclusion  du  traité  d'union ,  chacun  des  signataires 
de  la  convention  avait  affecté  un  rôle  diffiérent.  Henri  111  parut 
complètement  converti  à  l'acceptation  des  faits  accomplis,  et,  dissi- 
mulant avec  une  habileté  consommée  le  fond  de  sa  pensée,  il  atten- 
dit l'occasion  opportune  de  reprendre  le  pouvoir  qu'il  avait  perdu; 
il  dit  et  répéta  qu*il  avait  oublié  le  passé,  parla  de  Henri  de  Guise 
dans  le  meilleur  langage,  et  voulut  recevoir  sa  visite  à  Chartres 
pour  cimenter  la  réconciliation.  Le  duc  de  Guise,  de  son  côté,  af- 
fecta la  plus  parfaite  libei*té  d'allure  et  la  plus  absolue  confiance 
dans  la  parole  du  roi;  mais  il  poursuivit  la  conduite  de  ses  inté- 
rêts avec  une  rigueur  aussi  polie  qu'inexorable.  L'invitation  de  se 
rendre  à  Chartres  lui  donna  pourtant  à  penser.  Il  est  curieux  de 
l'entendre  s'en  expliquer  avec  Mendoza.  Il  avoue  qu'il  ne  pouvait 
s'expliquer  l'attitude  nouvelle  du  roi  que  par  une  extrême  dissimu- 
latiouy  mais  plus  grande  que  les  esprits  français  ne  la  peuvent  cou-- 
vrir,  ou  bien  une  merveilleuse  mutation  de  volonté  y  et  comme  un 
monde  nouveau.  Et  cependant  il  regarde  comme  un  devoir  che- 
valeresque de  répondre  à  l'invitation  du  roi.  Mendoza  écrivait  à  ce 
sujet  au  roi  d'Espagne  :  «  Mucius  m' ayant  fait  demander  une  en- 
trevue avant  son  départ,  j'ai  été  le  trouver  pendant  la  nuit.  Il  m'a 
dît  que  le  roi  insistoit  beaucoup  pour  qu'il  allât  le  rejoindre,  et  que 
ce  seroit  honteux,  aujourd'hui  que  la  paix  étoit  conclue,  de  lui  té- 
moigner, en  le  refusant,  une  méfiance  trop  ouverte;  c'est  pourquoi 
il  étoit  résolu  de  se  rendre  aux  instances  de  ce  prince  plutôt  que  de 
se  faire  soupçonner  de  foiblesse  ou  de  pusillanimité.  D'ailleurs  il 
ne  falloit  pas  s'exagérer  le  danger.  La  suite  qu'il  emmëneroit  avec 
lui  et  les  amis  qu'il  étoit  sûr  de  rencontrer  à  la  cour  lui  composoient 
des  forces  supérieures  à  celles  de  ses  ennemis  et  le  mettoient  en 
mesure  de  braver  toutes  les  tentatives  ouvertes  contre  sa  personne. 
Le  seul  et  véritable  danger  à  courir  pour  lui  ne  pouvoit  exister 
que  dans  le  cabinet  du  roi^  oii  Von  n'est  admis  que  seuly  et  où  ce 
prince  avoii  toute  facilité  de  le  faire  attaquer  et  mettre  à  mort  par 
une  dizaine  ou  une  vingtaine  d'hommes  apostés  dans  ce  but;  mais 
ce  danger  lui-même  étoit  peu  à  craindre,  parce  qu'il  ne  paroissoit 
guère  possible  de  tout  disposer  pour  l'exécution  d'un  pareil  projet 
sans  qu'il  en  transpirât  quelque  chose,  et  infailliblement  si  ce  com- 
plot existoit,  Mucius  en  seroit  averti  par  les  amis  personnels  qu'il 
avoit  auprès  du  roi...  Il  compte  beaucoup  sur  le  dévoûment  à  sa 
personne  du  secrétaire  Villeroy,  sans  la  participation  duquel  le  ro 
ne  sauroit  exécuter  une  résolution  quelconque.  »  Cette  lettre  est  du 
9  août;  le  meurtre  de  Blois  est  du  23  décembre. 

Le  duc  de  Guise  partit  donc  pour  Chartres  en  compagnie  de  la 
reine-mère,  du  cardinal  de  Bourbon  et  d'un  grand  nombre  de  sei- 


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6A6  RBYUB  IffiS  DEUX  MONDES. 

gneurs  du  parti  de  la  ligue.  L'accueil  du  roi  fut  parfait.  Lestoile  a 
conté  le  récit  de  cette  entrevue,  où  la  conduite  du  roi  fut  telle  que  tout 
soupçon  disparut  de  l'esprit  du  duc.  Cependant  les  états  avaient  été 
convoqués  à  Blois  pour  la  mi-septembre;  les  élections  agitèrent 
quelque  peu  Paris  et  les  provinces.  La  ligue  obtint  une  grande  ma- 
jorité, et  le  duc  ne  s'épargna  point  pour  ce  résultat.  Sixte-Quint 
désapprouva  cette  convocation;  la  pacification  du  royaume  ne  lui 
semblait  pas  devoir  y  gagner.  Beaucoup  de  bons  esprits  en  France 
partageaient  ce  sentiment  (1);  les  députés  Etienne  Pasquier  et  Mon- 
taigne étaient  du  nombre.  «  Ce  ne  sont»  disait  le  premier,  que  belles 
tapisseries  qui  servent  de  parade  à  une  postérité.  Sous  ces  beaux  et 
doux  appâts,  on  n'ouvre  jamais  telles  assemblées  que  le  peuple  n'y 
accoure»  ne  les  embrasse  et  ne  s'en  esjouisse  infiniment,  ne  consi- 
dérant pas  qu'il  n'y  a  rien  qu'il  ne  dût  tant  craindre.  »  Aux  yeux 
des  politiques  les  intérêts  publics  étaient  bien  mieux  garantis  et 
plus  profitablement  administrés  dans  des  assemblées  moins  tumul- 
tueuses, mieux  composées  et  plus  avisées,  telles  qu'étaient  les 
grandes  cours  de  justice  et  de  finance  de  l'époque.  L'esprit  de  la 
ligue,  nous  dirions  presque  avec  le  langage  du  jour  l'esprit  radical, 
avait  prédominé  dans  les  élections;  il  se  produisit  dans  l'assemblée 
de  Blois,  qui,  prorogée  de  septembre  où  elle  avait  dû  s'ouvrir,  en 
octobre  où  elle  s'ouvrit  en  effet,  donna  le  plus  triste  spectacle  à  la 
France  et  à  l'Europe.  Dans  une  lettre  adressée  au  premier  président 
de  Harlay,  le  célèbre  avocat-général  à  la  cour  des  comptes  nous 
montre  la  confusion  et  le  désordre  qui  régnaient  dans  les  séances, 
l'abaissement  toujours  croissant  de  la  dignité  royale,  Tinsolence  des 
ligueurs,  Henri  111  réduit  à  des  concessions  avilissantes  et  à  d'o- 
dieuses dissimulations,  ce  Et  toutefois,  dit-il,  pour  toutes  ces  soumis- 
sions, qui  excitent  au  cœur  des  uns  une  compassion,  et  des  autres 
une  indignation  et  courroux,  il  ne  peut  obtenir  de  ces  messieurs, 
tant  en  général  qu'en  particulier,  qu'un  rebut  et  mépris  de  sa  ma- 
jesté. 11  n'est  pas  que  toutes  les  fêtes  les  prédicateurs  ne  s' achar- 
nent contre  lui  et  les  siens  par  invectives  et  aigres  satires.  U  a 
parlé  à  M.  de  Guise  comme  à  celui,  qu'il  estime  avoir  grande  auto- 
rité sur  tous  ces  députés,  afin  qu'il  les  voulût  rendre  plus  souples; 
mais  celui-ci  s'en  est  fort  bien  excusé,  disant  n'y  avoir  aucune 
puissance.  Voilà  à  quels  termes  nous  en  sommes.  » 

Il  n'était  personne  qui  ne  s'attendit  à  une  catastrophe  prochaine, 
dans  uii  sens  ou  dans  l'autre.  La'confiance  et  la  témérité  du  duc  de 
Guise  n'avaient  point  de  limites.  Le  21  septembre,  il  avait  écrit  de 


(1)  Voyez  les  Recherches  de  Pasquier  dans  tes  OBuvrei,  1. 1*,  p.  S5  et  suin  — 
HObner,  t.  II,  p.  S07,  et  t.  n,  p.  304-66. 


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SIXTE-QUINT  ET  L*ÉGUSE.  6è7 

Blois  à  Mendoza  :  «  Nons  ne  manquons  d'averdsseinens  de  tontes 
parts  qu'on  veut  attenter  à  ma  vie.  J'y  ai,  grâces  à  Dieu»  tellement 
pourvu,  que...  si  Ton  commence,  j'achèverai  plus  rudement  que  je 
n'ai  fait  à  Paris;  mais  je  patienterai  tant  que  je  pourrai  pour  ne 
donner  point  de  sujet  à  l'ouverture  des  états,  n  Le  malheureux! 
avait-il  oublié  le  cabinet?  Le  ih  septembre,  il  écrivit  au  même  : 
«  Les  troupes  qu'on  attend  ne  me  font  point  peur.  Je  pourvoirai  à 
ma  sûreté  avec  l'aide  de  Dieu  et  l'assistance  de  mes  amis.  Vous 
arriverez  à  temps  pour  juger  de  ce  qui  en  peut  succéder...  Le  roi, 
ayant  reconnu  ce  que  je  puis,  m'a  fort  prié  de  m'employer  pour 
ses  intentions,  n  Le  même  jour,  Mendoza  mandait  à  Philippe  II  : 
«  J'ai  prévenu  de  nouveau  Huclus  de  se  tenir  sur  ses  gardes  avec 
beaucoup  de  vigilance.  C'est  un  avertissement  que  je  donne  bien 
souvent  à  ses  amis;...  mais,  à  moins  que  le  roi  ne  l'attaque  lui- 
même  dans  son  cabinet,  ce  que  la  timidité  naturelle  de  ce  prince 
ne  permet  guère  de  croire,  ou  qu'il  ne  lui  fasse  tirer  un  coup  d'ar- 
quebuse, ce  qui  est  beaucoup  plus  à  craindre,  Hucius  ne  voit  pas 
ce  qu'il  auroit  à  redouter  de  ce  côté.  Il  est  vrai  que  Mucius  est  su- 
périeur au  roi  en  forces  dans  la  ville  de  Blois,  où  il  peut  compter 
d'abord  sur  le  concours  de  six  cents  familles  de  bourgeois,  et  où  se 
trouvent  ensuite  réunis  tous  les  gentilshommes  de  sa  suite  ainsi 
que  ceux  de  son  parti.  En  outre,  il  y  a  Orléans  et  Chartres,  villes 
unies  de  la  ligue,  d'où  des  troupes  peuvent  marcher  immédiatement 
sur  Blois  si  Mucius  étoit  menacé.  »  Le  9  du  mois  d'octobre  Henri  de 
Guise  écrivait  encore  :  «  Je  suis  en  très  beau  chemin  et  n'ai  d'autre 
embarras  que  cette  entreprise  sur  Saluces,  par  où  le  duc  de  Savoie 
peut  tout  gâter.  »  Dn  autre  incident  eût  dû  lui  donner  plus  à  pen- 
ser en  ce  qui  touchait  sa  sûreté  personnelle,  à  savoir  le  changement 
de  tout  le  ministère  accompli  dans  le  plus  profond  mystère,  à  l'insu 
de  la  reîne-mère  et  de  lui-même  Henri  de  Guise,  qui  s'y  croyait 
assuré  de  plusieurs  amis  tels  que  M.  de  Yilleroy.  Les  avertissemens 
arrivaient  toujours,  mais  leur  eifet  était  balancé  par  de  coutinnell«8 
trahisons  qui  augmentaient  l'assurance  du  duc,  en  lui  montrant 
l'opinion  généralement  répandue  de  son  succès  prochain.  Ainsi  le 
duc  d'Épernon  avait  cherché  secrètement  à  s'entendre  avec  lui; 
d'autres  amis  du  roi  également.  Quant  aux  états,  ils  lui  étaient  par- 
faitement dévoués. 

La  cause  du  roi  semblait  perdue;  lui  seul  n'en  désespéra  pas.  Il 
se  trouva  doué  en  effet  de  cette  dissimulation  plus  grande  que  les 
esprits  français  ne  la  peuvent  couvrir^  et,  poussé  au  bord  du  pré- 
cipice, il  échappa  dTy  tomber  par  une  résolution  profondément  cal- 
culée, habilement  préparée  et  hardiment  exécutée,  le  meurtre  de 
son  ennemi,  consommé  le  2S  décembre  1568.  C'est  un  des  crimes 


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6&S  REYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

les  plus  perfidement  et  les  plus  audacieusement  accomplis  dont  il 
soit  parlé  dans  l'histoire,  c'est  le  chef-d'œuvre  du  genre,  si  l'on 
peut  ainsi  parler.  L'intelligence  d'Henri  III  n'a  pas  de  plus  glorieux 
monument.  Tout  le  monde  en  connaît  les  sombres  préparatifs  et 
les  tragiques  détails  (1);  je  ne  les  reproduirai  point  Ici.  De  Thon  les 
a  conservés  dans  sa  grande  histoire  ;  Etienne  Pasquier,  député  aux 
états,  en  a  laissé  le  récit;  un  médecin  d'Henri  III,  Miron,  en  a  écrit 
la  relation,  et  une  information  judiciaire  prise  à  Paris  en  a  constaté 
les  divers  incidens.  Parmi  les  modernes  écrivains  de  notre  histoire, 
tous  ont  raconté  cet  odieux  drame,  et  les  descriptions  du  chftteaa 
de  Blois  en  complètent  la  légende.  Je  m'abstiendrai  à  cet  égard  de 
redites  dépourvues  d'intérêt.  Je  ne  parlerai  même  pas  des  rapports 
que  Mendoza  fit  sur  ce  point  à  Philippe  II,  quelque  curieux  qu'ils 
soient.  Ce  qui  est  moins  connu  est  la  partie  qui  touche  notre  sujet,  et 
nous  en  devons  la  divulgation  à  M.  de  Hûbner.  Quel  effet  rannooce 
de  ces  assassinats  produisit *elle  à  Rome,  et  quelle  fut  l'atdtudede 
Sixte-Quint  en  face  de  cet  événement?  Lajpremiëre  nouvelle  du 
meurtre  du  duc  et  du  cardinal  de  Guise  fut  portée  à  Rome  par  ud 
courrier  de  l'ambassade  de  Savoie.  Le  lendemain  5  janvier  on  ea 
reçut  la  confirmation  par  les  rapports  du  légat  Morosini  et  les  lettres 
du  roi  lui-même  à  M.  de  Pisani,  son  ambassadeur. 

Le  rapport  du  légat  Morisini  donnait  au  pape  tous  les  détails  de 
la  sanglante  catastrophe.  Il  résidait  à  Blois  auprès  de  la  cour  de 
France.  Dès  le  premier  bruit  qui  courut  en  ville  de  ce  qui  se  pas- 
sait au  château  (et  on  le  pressentait  dès  la  pointe  du  jour),  Morosini 
se  rendit  au  palais,  mais  il  ne  parvint  point  à  forcer  la  consigne. 
Malgré  ses  instances,  il  ne  put  être  admis  que  le  lendemain  de  la 
mort  du  cardinal  de  Guise,  c'est-à-dire  le  25.  Le  roi  lui  donna  au- 
dience par  le  billet  suivant  :  «  Monseigneur  le  légat,  me  voilà  roi. 
J'ai  pris  cette  résolution  de  ne  plus  tolérer  injure  ni  mauvsds  traite- 
ment. Je  me'maintiefndrai  en  cette  résolution  au  dommage  de  qui 
que  ce  soit,  et,  à  l'exemple  du  pape  notre  saint  père,  m'étant  fort  bien 
souvenu  de  sa  façon  de  parler,  qu'il  se  faut  faire  obéir  et  châtier  ceux 
qui  nous  offensent.  Puisque  j'ai  atteint  mon  but,  je  vous  recevrai  de- 
main, s'il  vous  platt.  »  Morosini  fut  embarrassé  sur  la  conduite  à  te- 
nir, et  son  rapport  se  ressent  de  l'état  de  son  esprit.  Il  délibéra  s'il 
devait  faire  éclat,  se  retirer  de  la  cour,  excommunier  le  meurtrier;  la 
crainte  d'engager  son  souverain  sans  y  être  autorisé  le  détourna  de 
cette  pensée;  mais  il  ne  put  se  résoudre  à  garder  le  silence,  et, 
rendu  au  château,  il  fit  entendre  au  roi  dans  un  entretien  particu- 
lier les  plus  sévères  paroles.  Morosini  éprouva  le  même  embarras 

(1)  Ils  sont  complote  dans  l'onvrage  de  M.  de  Croze,  que  nous  stobs  d^à  dté,  t  H. 


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SIXTE-QUINT  ET  l'EGLISE.  6A9 

pour  la  rédaction  de  son  rapport.  Il  craignit  de  surexciter  la  colère 
du  pontife.  Son  récit  est  sobre,  pénétré,  grave.  Il  affirme  que  les 
gens  sensés  et  honnêtes  réprouvent  les  meurtres  accomplis;  et, 
parmi  les  réprobateurs,  il  cite  la  reine-mère,  malade,  presque  mou- 
rante. Avec  son  expérience  consommée,  avec  son  jugement  plus 
juste  que  celui  de  son  fils,. moins  prévenue  et  moins  passionnée, 
elle  apprécie,  dit-il,  la  gravité  de  l'acte  et  en  prévoit  les  consé- 
quences. 

Quant  à  la  dépêche  du  roi  adressée  à  M.  de  Pisani,  elle  mérite 
d'être  conservée.  L'auteur  du  crime,  dit  M.  de  Hûbner,  avait  senti  le 
besoin  de  s'excuser,  a  Le  feu  duc  de  Guise,  écrivait  le  roi,  pensait  en 
brief  exécuter  son  dessein,  qui  n'était  moindre  que  de  m'ôter  la  cou- 
ronne et  la  vie.  Il  y  allait  aussi  du  repos  de  mes  sujets...  Vous  in- 
formerez sa  sainteté  et  vous  lui  direz  que  ses  saintes  et  personnelles 
admonitions  et  l'exemple  de  sa  justice  m'ont  ôté  tout  scrupule.  Je 
m'assure  ainsi  qu'elle  louera  ce  que  j'ai  fait,  étant  chose  non-seule- 
ment licite,  mais  aussi  pieuse,  d'assurer  le  repos  du  public  par  la 
mort  d'un  particulier.  »  «  J'oubliais,  ajoute  le  roi  en  post-scriptum^ 
de  vous  dire  que  je  me  suis  aussi  déchargé  de  feu  le  cardinal  de 
Guise,  qui  avait  été  l'impudent  de  dire  qu'il  ne  mourrait  point  qu'il 
ne  m'eût  tenu  la  tète  pour  me  raser  et  faire  moine.  »  Le  roi  termi- 
nait cette  dépêche  qui  confond  par  un  dernier  trait  :  «  j'ai  délibéré 
de  reconnaître  les  bons  offices  que  me  rend  le  cardinal  de  Mon- 
talto  (neveu  du  pape),  d'une  partie  des  dépouilles  du  cardinal  de 
Guise,  dont  vous  lui  pourrez  toucher  quelques  mots,  si  vous  croyez 
qu'il  soit  à  propos.  » 

M.  de  Pisani  fut  reçu  le  6.  Il  trouva  le  pape  irrité,  mais  con- 
tenu, affectant  un  calme  sévère.  Il  fut  très  bref  avec  l'ambassadeur, 
vis-à-vis  duquel  il  se  réservait;  mais  il  s'emporta  en  causant  de 
l'événement  avec  l'ambassadeur  de  Venise,  qui  suivait  celui  de 
France,  et  il  accusa  Grégoire  XIII  et  ses  conseils  d'être  les  princi- 
paux auteurs  de  tous  ces  maux.  Olivarès  se  rendit  aussi  au  Vatican, 
et  s'anima  beaucoup  dans  l'entretien  qu'il  eut  avec  le  pape.  Après 
Olivarès,  ce  fut  le  tour  du  cardinal  de  Joyeuse,  protecteur  de  France 
dans  le  sacré-coUége.  L'abord  fut  vif,  et  une  discussion  s'engagea. 
Le  pape  dit  qu'il  devait  blâmer  le  duc  de  Guise  de  s'être  armé  contre 
son  roi;  quoiqu'il  choisît  la  religion  pour  prétexte,  il  n'avait  pas 
le  droit  de  s'insurger  contre  son  prince  et  de  lui  imposer  la  loi  ; 
que,  si.  pour  ce  motif  le  roi  l'avait  fait  juger  et  punir,  il  n'y  au- 
rait eu  rien  à  dire,  on  n'eût  pu  que  l'approuver.  Quant  à  l'acte  du* 
duc  de  Guise,  d'être  venu  à  Paris  malgré  la  défense  du  roi,  il  était 
également  coupable;  on  aurait  pu  pour  cela  lui  faire  son  procès, 
et,  quand  il  eut  la  hardiesse  de  se  présenter  au  Louvre,  si  le  roi 


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650  RETUE  DES  DBITX  MONDES. 

l'avait  fait  arrêter  et  jeter  par  la  fenôtre,  personne  n'aurait  bougé 
et  tout  eût  été  dit.  Le  roi  l'aurait  puni  flagrante  delicto;  mais,  aa 
lieu  d'agir  en  prince  courageux  et  outragé,  le  roi  s'était  enfui  et 
retiré  à  Chartres;  il  s'était  ensuite  réconcilié  avec  le  duc  de  Goîse 
et  avait  traité  avec  lui;  il  l'avait  appelé  dans  son  conseil  et  adnrâ 
publiquement  dans  son  intimité;  après  de  telles  démonstrations, 
l'appeler  dans  sa  chambre  royale  et  l'y  faire  massacrer  étûtun  ho- 
micide scandaleux  et  un  abominable  guet-apens.  Toutefois  Sixte* 
Quint  voulait  s'abstenir  de  prononcer  d'autorité  sur  l'acte  d'un  sou- 
verain envers  un  de  ses  sujets;  mais  en  ce  qui  touchait  le  meurtre 
du  cardinal  de  Guise,  le  pape  croyait  avoir  un  grand  devoir  à  rem- 
plir; ce  meurtre  était  un  sacrilège,  un  attentat  contre  la  pourpre 
romaine,  et  il  le  voulait  punir  d'une  censure  exemplaire.  Comme  le 
cardinal  de  Joyeuse  allait  répondre  à  tous  ces  griefs,  le  pape  lui 
coupa  la  parole. 

Poursuivant  son  dessein  d'infliger  un  châtiment  public  à  l'assas- 
sinat de  Blois,  Sixte-Quint  assembla  le  consistoire  le  9  janvier,  et 
aucune  supplication  des  Français  ne  put  l'en  détourner.  A  FouTer- 
ture  de  la  séance,  un  silence  profond  et  solennel  s'établit  dans  la 
salle.  Yisiblement  ému,  le  pape  fut  longtemps  sans  parler.  EaGn  il 
s'écria  :  «  C'est  avec  une  douleur  indicible  que  nous  vous  annon- 
çons un  crime  inoui,  le  meurtre,  le  meurtre,  le  meurti-e  de  Tmi 
d'entre  vous,  tué  sans  procès,  sans  jugement,  contrairement  à  tomes 
les  lois  et  sans  accusation  préalable  devant  le  saint-siége.  n  Conti- 
nuant son  allocution  et  laissant  à  l'écart  le  fait  du  duc  de  Guise,  le 
pape  proclama  le  droit  et  le  devoir  de  procéder  canonîquement 
contre  le  meurtrier  du  cardinal,  puis  il  parla  durement  de  la  notifi- 
cation qui  lui  avait  été  faite  de  l'événement  par  une  dépêche  an- 
nonçant l'oubli  de  tout  sentiment  moral,  et  son  indignation  éclata 
^uand  il  exposa  que  le  roi,  dans  cette  lettre,  prétendait  avoir  suiri 
son  exemple  et  ses  conseils.  Il  cita  l'histoire  ancienne  et  moderne 
et  termina  par  une  sortie  véhémente  contre  quelques  cardînanx  qui, 
oublieux  de  leur  dignité,  avaient  tenté  en  sa  présence  d'excuser  un 
tel  crime.  Le  cardinal  de  Joyeuse,  à  qui  ces  paroles  s'adressaient, 
se  leva  pour  répondre;  mais  le  pape,  d'une  voix  altérée,  lui  ordonna 
de  se  taire  et  de  s'asseoir,  et,  comme  le  cardinal  restait  debout  et 
paraissait  insister,  le  pape  Je  chassa  de  la  salle. 

Tel  fut  l'effet  produit  à  Rome  par  la  nouvelle  de  l'assassinat  de 
Blois. 

Gh.    GiRAUD,  d6  riBstitat. 
{La  dêrmèrs  partU  au  prochain  n*.) 


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L'AGITATION 


POOB 


L'ÉMANCIPATION  DES  FEMMES 


I.  L'AêSujettisiement  des  femmes  {On  the  Subjeeîion  of  Women),  par  M.  John  Stuart  Mfll, 
traduit  par  M.  B.  Cazellea.—  n.  La  Femme  pauvre  au  àix-neuviime  sOele,  par  W^  Danbié, 
3  Tidomes,  conromiés  par  racadémia  de  Lyon.  —  m.  De  la  Condition  politique  et  tiPOê 
des  femmes,  par  M.  Batorger,  profiBaseor  da  droit  cÎTil  à  la  Faculté  de  Paria. 


I. 

Il  est  dans  la  destinée  de  notre  temps  de  remettre  tout  en  ques- 
tion. La  condition  des  femmes  n'a  pas  échappé  à  ce  sort  commun  î 
l'esprit  de  critique  et  de  réforme  s'y  donne  pleine  carrière.  On  ré- 
clame pour  les  femmes  une  nouvelle  place  dans  l'état.  Leur  situa- 
tion dans  la  famille  n'est  pas  l'objet  de  moins  de  discussions.  L'idée 
d'une  subordination  quelconque  de  la  femme  est  vivement  attaquée. 
L'égalité  la  plus  absolue  dans  l'exercice  des  droits  positifs,  dérivée 
de  l'égalité  des  droits  naturels,  est  revendiquée  comme  une  vérité 
théorique  jusqu'à  présent  méconnue,  que  la  pratique  ne  saurait  se 
défendre  de  consacrer  sans  un  déni  de  justice.  De  là  une  agitation 
qui  se  produit  sous  bien  des  formes  et  dans  plus  d'un  pays.  Depuis 
quelques  années  surtout,  les  livres,  les  jouniaux,  les  réunions  pu- 
bliques, nous  en  apportent  le  bruyant  écbo.  On  peut  se  demander 
si,  dans  ces  réclamations,  tout  mérite  d'être  traité  avec  la  même 
sévérité,  s'il  n'y  a  aucun  grief  fondé,  aucun  vœu  raisonnable,  si 
enfin  on  ne  peut  légitimement  critiquer  tel  article  des  législations 
en  vigueur,  désirer  aussi  pour  les  femmes  une  part  meilleure  dans 
les  conditions  matérielles  du  travail.  De  telles  questions,  quoique 
soulevées  par  les  agitateurs,  fort  heureusement  ne  sont  pas  liées 
d'une  manière  intime  avec  les  thèses  radicales;  elles  répondit  à 


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652  R£VU£  DES  DEUX  MONDES. 

un  besoin  de  justice,  d'humanité,  de  progrès,  et  n'encourent  ni  le 
ridicule  ni  le  blâme  qui  trop  souvent  s'attachent  aux  idées  d'éman- 
cipation féminine  et  à  la  forme  excentrique  des  réclamations.  L'é- 
mancipation! voilà  un  bien  gros  mot  en  effet.  Celui  qui,  ignorant 
les  conditions  du  monde  où  nous  vivons,  l'entendrait  pour  la  pre- 
mière fois,  ne  se  demanderait-il  pas  si  nous  sommes  dans  ces  con- 
trées de  rorient  où  la  femme  était  et  est  encore  souvent  traitée  en 
béte  de  somme  ou  comme  un  jouet  dépendant  du  pur  caprice,  oa 
bien  dans  cette  vieille  Grèce  qui  ne  lui  laissait  un  peu  d'indépen- 
dance que  dans  la  situation  d'hétaïre,  ou  enfin  dans  ces  temps  féo- 
daux et  à  ces  époques  monarchiques  où  florissaient  les  oppressib 
privilèges  de  la  masculinité?  Émanciper,  le  mot  aurait  eu  sa  jus- 
tesse avant  le  christianisme;  encore  eût-il  pu  paraître  exagéré  sous 
plus  d'un  rapport,  appliqué  à  la  femme  romaine  après  que  le  droit 
romain  se  fut  adouci  en  sa  faveur  sous  l'influence  du  stoïcisme  plus 
humain  de  l'époque  impériale. 

Émanciper,  selon  le  sens  étymologique,  c'est  faire  passer  un  es- 
clave à  l'état  de  liberté,  une  chose  à  l'état  de  personne.  Or,  que 
nos  femmes,  nos  mères,  nos  filles  ne  soient  pas  des  choses,  en  vé- 
rité est-ce  à  démontrer,  et  faut-il  prendre  au  sérieux  ces  reten- 
tissantes aflirmations  que  naguère  encore  les  émancipateurs  fai- 
saient entendre  dans  un  banquet  tenu  à  Paris,  et  que  saluait 
M.  Victor  Hugo  d'une  de  ces  lettres-programmes  qu'il  ne  refuse  ja- 
mais aux  causes  populaires?  Aussi  ne  s'agit-il  pas  ici  d'une  thèse  i 
soutenir.  Il  suffit  que  la  campagne  émancipatrice  existe,  se  propage 
dans  plusieurs  pays,  pour  que  nous  recherchions  ce  qui  s'y  cache 
ou  s'y  manifeste  d'idées  fausses,  et,  s'il  y  a  lieu  aussi,  de  revendi- 
cations moins  chimériques.  C'est  une  étude  assez  curieuse,  assez 
importante  même,  sans  qu'il  soit  besoin  d'agrandir  la  question  dé- 
mesurément. Si  l'on  devait  accepter  les  termes  dans  lesquels  elle 
est  posée,  il  faudrait  y  voir  la  pensée  ou  le  germe  de  la  plus  grande 
révolution  peut-être  que  le  monde  ait  encore  éprouvée,  car  ce  ne 
serait  pas  moins  que  l'avènement  de  tout  un  sexe,  c'est-à-dire  de 
la  moitié  de  l'espèce  humaine,  à  des  droits  dont  elle  aurait  été 
jusqu'ici  en  masse  injustement  dépossédée.  Que  serait  en  compa- 
raison l'abolitionisme  qui  s'est  attaché  à  faire  disparaître  de  la  face 
du  globe  comme  une  tache  honteuse  la  servitude  de  quelques  mil- 
lions de  pauvres  noirs?  On  a  dit  ce  mot,  que,  le  genre  humain  ayaot 
perdu  ses  titres,  Montesquieu  les  avait  retrouvés,  —  un  bien  haut 
honneur  pour  Montesquieu,  qui  peut  rester  grand  sans  avoir  eu  le 
mérite  d'une  pareille  découverte;  mais,  si  les  femmes  avaient  perdu 
leurs  droits  ou  ne  les  eussent  jamais  vu  reconnaître,  et  que  quelque 
génie  privilégié  les  retrouvât  sous  l'amas  des  préjugés  tout  juste 
à  ce  point  précis  du  temps  où  nous  sommes,  en  vérité  les  noms  et 


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l'ëmancipation  des  femmes.  663 

la  gloire  des  Galilée  et  des  Newton  ne  seraient  pas  trop  pour  ce 
bienfaiteur,  pour  cet  inventeur  aussi  grand  que  bardi.  Combien 
nous  serions  insensés  et  coupables  de  ne  pas  le  comprendre  et  de 
ne  pas  le  suivre  I 

Aussi  ne  demandons-nous  pas  mieux  que  de  prêter  l'oreille;  idées 
neuves  ou  vieilles,  nous  écouterons  tout.  Les  jugemens  sévères 
qa*on  prodigue  à  la  moitié  masculine  du  genre  bumain,  nous  les 
recueillerons  avec  une  humilité  attentive;  il  peut  y  avoir  des  véri- 
tés à  tirer  de  ces  véhémens  reproches.  Nous  ne  réclamons  que  le 
droit  de  ne  pas  nous  donner  tort  à  la  légère.  Accordons  tout  ce  qui 
est  juste,  mais  sans  céder  à  l'exagération  violente,  à  la  passion  du 
paradoxe  et  à  Tamère  censure  de  tout  ce  que  le  passé  a  consacré, 
de  tout  ce  que  le  présent  veut  maintenir. 

Nous  voudrions  d'abord  constater  l'étendue,  sans  la  surfaire,  sans 
la  diminuer,  de  ce  qu'on  nomme  le  mouvement  émancipateur.  Cette 
question  de  la  femme,  on  en  trouve  partout  la  trace,  même  en  Russie, 
comme  on  a  pu  s'en  convaincre  dans  plus  d'un  congrès  international, 
où  les  dames  moscovites  qui  s'y  étaient  mêlées  n'ont  pas  paru  les 
moins  imbues  d'idées  radicales,  parfois  follement  excentriques; 
mais  il  est  visible  que  l'Angleterre,  les  États-Unis  et  la  France  sont 
les  principaux  théâtres  de  cette  campagne.  Les  moyens  de  propa- 
gande diffèrent  à  quelques  égards  comme  chacun  de  ces  peuples, 
qui  y  met  son  tour  d'esprit,  son  humeur.  Au  fond,  la  question  revêt 
partout  à  peu  près  les  mêmes  termes.  Peu  importe  qu'elle  s'attache 
là  plutôt  aux  droits  politiques,  ici  de  préférence  aux  droits  civils. 
Les  principes  invoqués  sont  les  mêmes;  les  conséquences  ne  pa- 
raissent pas  devoir  différer  sensiblement. 

Il  y  a  plus  d'une  raison  de  commencer  cette  revue  par  l'Angle- 
terre. Non-seulement  il  vient  de  s'y  publier  un  manifeste  théorique 
signé  du  nom  de  son  principal  économiste,  qui  est  aussi  un  de  ses 
publicistes  les  plus  éminens,  manifeste  qui  fournit  une  base  philo- 
sophique à  l'examen,  mais  le  mouvement  émancipateur  n'y  manque 
pas  d'étendue,  et  il  y  apparaît  avec  un  caractère  pour  ainsi  dire 
législatif.  C'est  par  voie  de  pétitionnement  que  la  campagne  se  fait, 
et  c'est  devant  le  parlement  que  la  question  est  portée.  Un  tel  mou- 
vement, assez  puissant  pour  faire  regarder  des  concessions  comme 
possibles,  plusieurs  n'hésitent  pas  à  dire  comme  vraisemblables  et 
prochaines,  prouve  à  quel  point  s'est  modifié  l'esprit  de  l'Angle- 
terre. Ce  vieil  esprit  biblique  et  protestant  se  laisse  donc  aussi  bercer 
par  la  sirène  moderne  1  II  prête,  lui  aussi,  l'oreille  à  ce  mot  d'éman- 
cipation, où  il  eût  vu  un  blasphème  il  n'y  a  guère  plus  de  cinquante 
ansi  N'exagérons  rien.  Le  projet  de  loi  qui  sert  d* objet  au  péti- 
tionnement ne  se  présente  pas  au  premier  abord  sous  l'aspect  d'une 
théorie.  Il  s'agit  bien  sans  doute  de  faire  voter  les  femmes,  mais  sous 


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0U  REYOE   DES  DfiOX  MONDES. 

certaines  conditions  et  dus  certaines  catégories.  Le  bill  qui  réunit 
pour  une  seconde  lecture  au  parlement  un  nombre  considérable  et 
croissant  de  suffrages,  non  pas  très  éloigné  même  de  la  majorité,  ne 
prétend  s'appliquer  qu'aux  femiAes  chefs  d'établissement  et  payant 
l'impôt.  En  fait,  cela  ferait  à  peu  près,  dit-on,  1M,000  femaies  élec- 
teurs; en  principe,  la  femme  n'est  là  envisagée  que  comme  contri- 
buable, et  le  droit  de  voter  y  parait  beaucoup  plus  inhérent  à 
l'intérêt  représenté  qu'à  la  personne.  Gomment  ne  pas  reconnaître 
pourtant  sinon  dans  l'idée  fondamentale  du  bill,  du  moins  dans  plus 
d'un  commentaire,  une  tout  autre  portée?  En  prenant  une  part  prin- 
dpale  au  débat  devant  la  chambre  des  communes,  M.  Brigbt,  dans 
la  séance  du  l""'  mai  de  cette  année,  n'M-il  pas  présenté  plus  d'un 
argument  qui  dépasse  la  sphère  d'un  droit  purement  économique 
et  fiscal?  Il  combat  en  théorie  l'incapacité  politique  des  femmes. 
Le  célèbre  orateur,  ami  de  M.  Gobden,  voit  en  outre  pour  elles  dans 
l'exerdce  des  droits  politiques  un  moyen  d'améliorations  ulté- 
rieures ;  il  ne  craint  pas  d'assimiler  sous  ce  rapport  le  bill  à  deux 
autres,  celui  de  1832,  qui  a  eu  des  résultats  profitables  pour  les 
classes  moyennes,  et  celui  de  1867,  qui  a  produit  les  mêmes  ef- 
fets pour  la  classe  ouvrière.  N'est-il  pas  de  toute  évidence  en  effet 
que  renfermer  la  question  dans  les  limites  posées  par  la  condition 
de  house-holders  and  ratepayers  est  une  idée  des  plus  chimériques? 
Les  femmes  exclues  se  résigneraient-elles  à  cet  avènement  poli- 
tique d'une  fraction  de  leur  sexe?  Suffirait-il  que  cette  fraction  jus- 
tifiât son  privilège  par  des  motifs  tirés  du  cens  et  de  la  direction 
d'une  industrie?  A-t-on  vu  chez  nous  les  hommes  exclus  de  l'élec- 
torat  à  300  et  à  200  francs  accepter  cette  exclusion  comme  défini- 
tive? La  brèche  ouverte,  n'est-il  pas  certain  que  toutes  voudraient 
y  passer?  C'est  le  danger  qu'ont  signalé  plusieurs  des  orateurs  qui 
repoussent  le  bill  dans  le  parlement.  Pour  motiver  ces  craintes, 
M.  Boverie  remarquait  même  que,  dans  la  Grande-Bretagne,  les 
femmes  sont  plus  nombreuses  par  suite  de  l'émigration  d'une  par- 
tie de  la  population  mâle.  L'orateur  voit  déjà  la  politique  extérieure 
de  l'Angleterre  s'efféminer.  Au  dedans,  quels  périls  non  moins  redou- 
tables !  C'est  à  faire  trembler  tous  les  fonctionnaires  du  royaume-uni. 
Gomment  «es  femmes,  qui  ont  la  supériorité  numérique,  manque- 
ront-elles de  tout  accaparer?  Un  écrivain  de  la  Fortnightly-RetieWj 
c'est  un  souvenir  que  l'orateur  rappelait  avec  effroi,  n'allait-il  pas 
jusqu'à  demander  pour  les  femmes  l'entrée  dans  la  milice?  Ces 
prévisions  à  longue  échéance  d'un  mal  jusqu'ici  fort  imaginaire 
peuvent  nous  fab*e  sourire;"  elles  montrent  du  moins  le  degré  de 
sérieux  qu'on  attache  à  la^ question  de  l'émancipation  des  femmes 
en  Angleterre. 
En  dehors  du  parlement,  la  campagne  de  l'émancipation  em- 


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l'émancipation  des  vbmmes.  655 

ploie  d'autres  moyens  d'action.  Tels  sont  les  meetings  y  soit  de  cir- 
constance, soit  même  permanens,  comme  celui  qui  s'est  donné 
rendez-vous  chaque  semaine  à  l'église  de  Stamford- Street.  C'est  là 
qa'il  faut  voir  M.  Thomas  Hughes,  membre  du  parlement,  M.  Faw- 
cett  et  bien  d'autres  discomîr  sur  les  capacités  politiques  mécon- 
nues de  la  femme  et  sur  ses  droits  à  venir.  C'est  là  qu'on  entendait 
naguère  M*"*^  Taylor  s'écrier  :  a  II  y  a  peu  de  temps,  les  apologistes 
de  la  servitude  en  Amérique  déclaraient,  par  de  bruyantes  vocifé- 
rations, les  nègres  impropres  à  la  liberté.  L'esclavage  fut  aboli,  et 
les  nègres  prouvèrent  qu'ils  étaient  aptes  à  la  liberté  ;  abolissez 
l'incapacité  électorale  des  femmes,  elles  prouveront  elles-mêmes 
leur  aptitude  aux  franchises!  »  Dans  un  autre  meeting  y  M"**  Grote 
disait  :  a  Dans  votre  dernier  bill  de  réforme,  vous  avez  investi  d'un 
pouvoir  représentatif  plus  étendu  les  classes  ouvrières  qui  ne  pos- 
sèdent pas  de  propriétés  et  vivent  de  leur  travail;  vous  n'avez  pas 
trouvé  juste  que  la  propriété  fût  en  possession  de  tout  ce  pouvoir. 
Je  pense  que  c'est  une  raison  de  plus  d'accorder  aussi  les  mêmes 
franchises  aux  femmes  qui  occupent  la  position  du  citoyen  et  en 
supportent  les  charges,  qui  paient  l'impôt  et  ont  toutes  les  respon- 
sabilités qui  s'attachent  à  la  propriété.  »  —  «  Le  droit  de  suffrage, 
disait  M.  Robert  Anstrûther,  baronnet,  accroîtra  le  sentiment  de 
responsabilité  de  la  femme,  étendra  le  cercle  de  ses  intérêts,  et  lui 
donnera  un  accroissement  de  vigueur  pour  le  développement  de 
ses  facultés.  »  M"*  Fawcett  s'attachait  à  réfuter  l'accusation  faite  au 
suffrage  des  femmes  d'offrir  trop  de  chances  aux  opinions  ultra- 
conservatrices. Lord  Amberley  réclamait  leur  vote  au  nom  de  leur 
compétence  dans  les  questions  d'assistance,  de  charité,  d'économie 
sociale. 

Cette  propagande  des  meetings  se  complète  elle-même  par  l'em- 
ploi de  moyens  plus  pratiques.  Greffer  une  réforme  qui  constitue 
une  réelle  Bt  grande  innovation  sur  un  vieux  texte  de  loi  est,  on  le 
sait,  un  expédient  cher  à  nos  voisins.  Ils  concilient  par  là  le  respect 
de  la  tradition  avec  la  satisfaction  donnée*  aux  besoins  nouveaux. 
Or  le  parlement  en  1851  a  déclaré  que  le  mot  homme^  employé 
dans  les  lois,  s'étend  également  à  l'autre  sexe.  C'est  ainsi  que  quel- 
ques-uns soutiennent  chez  nous  qu'il  faut,  toutes  les  fois  que  le  code 
civil  écrit  Françaisy  lire  Françaises  également.  Cette  interprétation 
légale  est  devenue  en  Angleterre  le  point  de  d(^part  des  réclama- 
tions des  femmes  qui  veulent  être  admises  à  l'exercice  des  droits 
électoraux.  Plus  de  cinq  mille  réclamations  se  sont  produites  à 
Manchester.  Dans  d'autres  villes,  les  contrôleurs,  overseerSj  ont 
admis  ou  rejeté  ces  réclamations  selon  leur  opinion  personnelle. 
Les  hommes  de  loi  chargés  de  réviser  les  listes,  revising  barrisiersy 
ont  à  leur  tour  décidé,  sauf  appel,  si  les  réclamantes  figureraient 


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666  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

OU  non  sur  les  listes.  A  Londres  comme  à  Manchester,  les  noms  des 
femmes  ont  été  rayés  uniformément. 

Le  mouvement  émancipateur  n'est  pas  moins  marqué  aux  États- 
Unis.  Il  s'y  distingue  même  par  des  traits  plus  accusés  à  certains 
égards.  Les  femmes  aiment  à  y  plaider  elles-mêmes  leurs  droits 
sans  cet  intermédiaire  masculin  dont  l'intervention  rappelle  eocore 
je  ne  sais  quelle  supériorité  protectrice.  Sans  doute  il  n'est  point 
interdit  au  sexe  masculin  de  venir  rendre  un  libre  hommage  aui 
femmes  sacrifiées  dans  leurs  droits;  mais  ces  transfuges  du  camp 
des  hommes,  admis  à  apporter  lem*  part  d'assistance,  doivent  se 
contenter  de  ce  rôle  modeste.  Yoilà  du  moins  une  attitude  pleine 
de  dignité  comme  de  logique.  Qui  parle  dans  les  meetings?  Les 
femmes.  Qui  rédige  des  journaux  spéciaux  pour  l'émancipation?  Les 
femmes.  Qui  adresse  au  sexe  féminin  des  deux  mondes  de  retentis- 
sans  appels?  Les  femmes.  Elles  se  font  recevoir  médecins,  avocats, 
professeurs,  et  même,  cela,  dit -on,  n'est  pas  tout  à  fait  sans 
exemple,  ministres  du  saint  Évangile.  M"'  Elisabeth  Stanton  se 
présente  à  la  députation  de  Pensylvanie,  M"*  Victoria  Woodhall, 
qui  déjà  préside  «  la  société  de  l'amour  libre,  »  pose  sa  candida- 
ture à  la  présidence  des  États-Unis  avec  l'appui  du  club  radical 
de  New-York.  M"*  Tennîe  sollicite  le  poste  de  colonel  du  9«  mili- 
ciens, et  invoque  dans  sa  lettre  de  demande  l'exemple  de  Jeanne 
d'Arc.  Ce  qui  est  plus  sérieux,  les  femmes  votent  dans  quelques 
états  particuliers.  A  l'ouest,  dans  le  Wisconsin,  le  droit  de  suffrage 
a  été  accordé  aux  femmes  ayant  plus  de  vingt  et  un  ans.  Nombre 
de  journaux  américains  approuvent  cette  réforme,  et  demandent 
qu'elle  soit  généralisée. 

Cette  intervention  des  femmes  dans  la  défense  de  leur  propre 
cause  ne  rend  pas  la  polémique  moins  âpre,  loin  de  là.  Le  ton  en 
est  souvent  fort  arrogant.  Outre  la  vigueur  de  tempérament  qui 
appartient  à  la  race,  cette  hauteur  s'explique  par  une  circonstance 
particulière  tirée  de  la  proportion  numérique  des  deux  sexes.  Ici, 
l'arithmétique  a  moralement  de  terribles  effets.  On  ne  s'en  forme 
pas  une  idée  suffisante  en  constatant  qu'en  1860  le  nombre  total  des 
hommes  dépassait  aux  États-Unis  de  730,000. celui  des  femmes. 
Telles  contrées,  celles  de  l'ouest  particulièrement,  accusent  des 
différences,  à  tel  point  qu'en  Californie  il  y  a  trois  hommes  contre 
une  femme,  à  Washington  quatre  hommes  contre  une  femme,  huit 
dans  la  Nevada,  vingt  dans  le  Colorado.  Il  n'est  pas  probable  qu'une 
femme  recherchée  par  vingt  hommes  ou  seulement  par  huit  ou  par 
quatre,  et  qui  est  maîtresse  de  son  choix,  restera  aisément  dans  les 
termes  de  l'humilité  et  de  la  soumission  chrétienne.  Difficilement 
elle  acceptera  le  rôle  d'infériorité  auquel  elle  ne  peut  tout  au  plus 
se  résigner  que  dans  un  état  où  l'offre  et  la  demande  des  deux 


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l'ÉMANCIPAHON  des   l'EililliS.  657 

sexes  sur  le  grand  marché  du  mariage  se  balancent  à  peu  près. 

Gela  est  de  grande  conséquence  à  tous  les  points  de  vue.  L'im- 
portance individuelle  prise  par  chaque  femme  à  mesure  que  le 
nombre  total  diminue,  relativement  à  celui  du  sexe  masculin,  n'a- 
boutit à  rien  moins  qu'à  changer  toutes  les  lois  du  monde  moral.  Il 
faut  une  dose  de  raison  extraordinaire  pour  que  la  femme  ne  tende 
pas  à  devenir  un  despote  capricieux,  déployant  toutes  les  ressources 
et  les  exigences  de  la  coquetterie,  sûre  qu'elle  est  d'avoir  toujours 
à  sa  suite  un  peuple  d'adorateurs.  D'un  autre  côté,  la.  masse  des 
hommes  exclue  du  mariage  sera  fort  exposée  à  développer  tous  les 
vices  du  célibat,  la  grossièreté,  l'ivrognerie,  tandis  que  la  femme, 
perdant  aussi  une  partie  des  qualités  de  son  sexe,  risquera  de 
prendre  quelque  chose  d'impérieux,  de  rude,  de  trop  masculin  en 
un  mot.  11  est  vrai  qu'à  cette  supériorité  de  situation  elle  devra 
d'être  affranchie  de  ces  travaux  musculaires  qui  ailleurs  l'accablent 
et  la  dégradent.  Elle  pourra  enfin  devenir  un  objet  de  respect,  un 
but  de  jalouse  émulation.  Il  n'en  reste  pas  moins  inévitable  qu'ayant 
tant  de  supériorités  dans  la  pratique  elle  soit  prise  d'une  double 
tentation.  Elle  voudra  donner  à  ces  avantages  de  sa  situation  une  con- 
sécration théorique  en  substituant  une  morale  nouvelle  aux  vieilles 
maximes  puritaines  d'obéissance  ;  elle  se  proposera  d'étendre  les 
droits  que  la  législation  lui  confère. 

Les  faits  aux  Etats-Unis  ne  sont  que  trop  conformes  à  ces  induc- 
tions. La  supériorité  masculine  est  traitée  avec  le  mépris  qui  ne  man- 
que jamais  aux  pouvoirs  que  l'on  sent  sur  le  penchant  de  la  ruine. 
La,  non  plus  qu'ailleurs,  ne  règne  cette  tolérance  dont  on  parle  tant 
et  qu'on  pratique  si  peu  dans  les  deux  mondes.  On  le  prend  de  très 
haut  avec  le  sexe  fort,  surtout  dans  l'Ohio,  le  Massachusetts,  quel- 
ques autres  états  de  l'ouest.  La  théorie  de  la  supériorité  de  la  femme 
y  est  parfois  professée  à  mots  peu  couverts.  Écoutez  M"*  Élîsa  Far- 
nham.  «  La  femme,  selon  cet  orateur,  est  positivement  supérieure 
à  l'homme,  même  sous  le  rapport  intellectuel;  l'intuition,  qui  est 
son  lot,  n'est-elle  pas  supérieure  à  la  réflexion  lente  et  lourde,  pé- 
nible et  laborieux  apanage  du  sexe  masculin?  L'homme  est  con- 
damné à  rester  grossier,  quoi  qu'il  fasse.  »  En  moins  de  mots,  on 
nous  signifie  que  la  femme  est  à  nous  précisément  «  ce  que  l'homme 
lui-môme  est  au  gorille  (1).  »  En  conséquence,  le  sexe  masculin  est 
invité  à  céder  à  l'autre  moitié  de  l'espèce  la  direction  des  affaires. 
L'empire  de  la  femme  va  marquer  une  nouvelle  phase  dans  rhistoke 
de  l'humanité.  On  veut  bien  ajouter  que  ce  sera  pour  notre  bon- 
heur; notre  subordination  nous  rapportera  plus  que  ne  l'a  fait  notre 

(1)  Voyez,  sar  rétftt  de  Ift  qaestion,  Tétude' de  M.  Emile  Mont^ut,  la  Km  améri" 
caine,  dans  la  Uwut  da  i«'  mai  1868. 

TOMi  CI.  —  1872.  42 


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658  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

dominatira  misérable,  marquée  par  tant  d'injustices  et  de  souf- 
frances, dont  nous  avons  été  les  premières  victimes.  Cela  remet  en 
mémoire  une  des  prédictions  d'un  philosophe  de  nos  jours.  M.  Bu- 
diez  annonçait  qu'une  espèce  supérieure  à  l'espèce  humaine  doit 
apparaître  à  un  moment  donné  et  nous  réduire  en  esclavage.  M 
ajoutait  que  nous  y  gagnerons  beaucoup  en  considération  et  en  bon- 
benr.  Pourquoi  faut-il  que  nous  nous  obstinions  à  être  insensibles 
à  des  promesses  si  engageantes? 

Est-ce  donc  à  dire  qu'il  n'y  ait  aux  Ëtats-Unis  rien,  de  fondé  dans 
ces  réclamations?  On  est  assez  généralement  d'accord  que  la  loî 
américaine  est  souvent  sévère  et  exclusive  à  l'égard  de  la  femme. 
Sur  quelques  points,  surtout  on  entend  se  produire  des  critiques  qui 
n'émanent  point  nécessairement  d'esprits  chimériques  :  ce  sont  la 
garde  de  la  personne  de  la  femme,  la  garde  et  la  surveillaoce  ei- 
clusive  des  enfans  par  le  mari,  la  propriété  des  biens  mobiliers  de 
la  femme  et  la  jouissance  de  ses  immeubles,  enfin  le  droit  absolu 
du  mari  à  tout  le  produit  de  l'industrie  de  la  femme.  Pour  changer 
des  dispositions  qui  consacrent  à  l'excès  la  défiance  à  l'égard  de  la 
femme  dans  un  pays  où  la  capacité  ne  parait  certes  paé*lui  man- 
quer, y  avait-il  la  moindre  raison  sérieuse  de  prêcher  une  croisade 
en  faveur  des  droits  politiques?  On  se  le  persuadera  difficilement 
La  liberté  de  discussion,  si  entière  en  ce  pays,  le  droit  de  réunion, 
tous  les  moyens  par  lesquels  les  autres  réformes  ont  été  obtenues, 
ne  suflisaient-ils  pas  pour  modifier,  quand  il  y  a  lieu,  les  rapports 
légaux?  Ces  airs  de  révolte  et  ces  fastueuses  proclamations  de  non- 
veaux  droitf^  n'étaient  point  nécessaires. 

Comme  pour  presque  toutes  les  questions  qui  tiennent  à  la  ré- 
forme sociale,  la  France  a  procédé  ici  philosophiquement,  j'entends 
par  principes  absolus  et  théories  abstraites.  Il  est  de  mode  aujour- 
d'hui de  lui  en  faire  un  crime.  Cette  méthode,  quand  elle  est  à  sa 
place,  donne  pourtant  aux  questions  une  élévation  morale  et  nne 
ampleur  que  les  Américains  et  les  Anglais  eux-mêmes,  avec  les 
procédés  le  plus  souvent  empiriques  qu'ils  emploient,  n'atteignent 
que  rarement.  Serait-ce  une  infériorité  d'esprit  de  savoir  dégager 
en  toute  matière  la  vérité  sous  sa  forme  la  plus  pure?  ITest-ce 
là  l'idéal  même,  distinct  de  la  chimère,  qui  n'est  que  le  faux  idéa- 
lisé? Mais,  dit-on,  nous  avons  abusé  de  cette  méthode.  Rien  n'est 
plus  vrai.  Et  un  plus  grand  abus  que  celui  qui  en  a  été  fait  dans 
la  déclaration. des  droits  de  l'homme  ne  serait-il  pas  d'y  ajouter 
une  sorte  de  89  féminin?  Voilà  pourtant  ce  qu'on  prétend  faire  au- 
jourd'hui en  allant  plus  loin  que  le  xviii*  siècle  philosophique,  (pu 
par  ses  plus  illustres  organes,  n'avait  guère  songé  à  inscrire  les 
droits  des  femmes  dans  son  programme,  pourtant  si  hardi.  Vol- 
taire se  serait  moqué  de  l'idée  de  donner  des  droits  politiques  aux 


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L'ÎHàNCIPATION  ]>E8  rEHlfES.  ff6% 

femmes.  Boosseau,  peu  suspect  d'injuste  exclusion  envers  elles, 
montre  assez,  par  son  cinquième  livre  de  YÈmile^  combien  une  telle 
idée  était  étoigaée  de  sa  manière  de  concevoir  leur  destinée.  C'est 
à  croire  qu'une  telle  thèse  ne  Im  aurait  guère  causé  moins  d'hor- 
reur qu'à  Sossuet  lui-même,  quoiqu'il  eâl  mêlé  sans  douste  à  sa  ré- 
pugnance d'autres  motifs  plus  profanes.  11  aurait  ci-aint,  j'iaiagiae, 
de  les  enlaidir  en  leur  faisant  partager  nos  sombres  et  maussades 
passions.  Est4l  besoin  de  dire  que  les  spirituelles  mondaines  du 
temps  de  Louis  XV  songeaient  peu  à  leurs  droits  civils  et  politi-  * 
qnes?  En  fait  de  libertés,  elles  se  contentaient  de  celles  qu'elles  pre- 
naient. Comme  influence,  elles  n'avaient  rien  à  désirer;  elles  ré- 
gnaœnt  par  la  mode  et  l'opinion.  Les  salons  étaient  leur  tribune,  et 
Il  leur  suffisait  d'y  parier  d'une  voix  douce  et  insinuante  pour  y  dé- 
ployer toute  leur  puissance,  mieux  qu'elles  ne  l'eussent  fait  par  des 
votes  déposés  dans  l'urne  banale.  II  est  pourtant  vrai  que  c'est  par 
un  philosophe  et  sous  forme  philosophique  que  la  question  des 
femmes,  de  ce  qu'on  appelle  prétentieusement  leur  émancipationy  a 
été  intreduite  en  France.  Condorcet  a  eu  cet  honneur,  si  c'en  est  un. 
Au  milieu  d'autres  passages  dans  sa  célèbre  Esquisse  des  progris 
de  V esprit  humain^  on  trouve  cette  conclusion  qui  forme  le  point  de 
départ  et  comme  le  résumé  de  toutes  les  affirmations  émanctpatrices  : 
ft  Parmi  les  progrès  de  l'esprit  humain  les  plus  importans  pour  le 
bonheur  général,  nous  devons  compter  l'entière  destruction  des 
préjugés  qui  ont  établi  entre  les  deux  sexes  une  inégalité  de  droits 
lîineste  à  celui  même  qu'elle  favorise.  On  chercherait  en  vain  des 
motifs  de  la  justifier  par  les  différences  de  leur  organisation  phy- 
râque,  par  celles  qu'on  voudrait  trouver  dans  la  force  de  leur  intel- 
ligence, dans  leur  sensibilité  morale.  Cette  inégalité  n'a  d'autre 
origine  que  l'abus  de  la  force,  et  c'est  vainement  qu'on  a  essayé 
depuis  de  l'excuser  par  des  sophismes.  »  Tel  est  le  symbole  du 
nouvel  évangile.  Condorcet  comme  savant,  comme  mathématicien, 
a  certes  une  grande  valeur  :  nous  n'attachons  pas  la  même  autorité 
à  ses  vues  morales  et  historiques,  trop  souvent  exclusives  et  chi* 
mériques.  Il  raisonne  sur  T homme  et  sur  la  femme  comme  sur  des 
quantités  mathématiques.  Ce  qui  est  fin,  délié,  délicat,  risque  de 
lui  échapper.  N'est-ce  pas  aussi  le  cas  d'un  autre  penseur  dont  les 
émancipateurs  aiment  à  invoquer  le  nom  en  ce  moment?  Sieyès, 
tâéoriden  absolu,  a  réclamé  le  droit  de  suffrage  pour  les  femmes 
au  nom  de  ces  formules  qui  lui  sont  chères,  et  qui  satisfont  aussi 
peu  le  philosophe  que  l'homme  pratique.  H  y  aurait  lieu  d'en  faire 
la  remarque  :  ceux  qui  songent  à  réclamer  pour  les  femmes  Tusagc 
du  droit  politique  ne  sont  peut-être  pas  ceux  qui  les  aiment  et  Ir^s 
estiment  le  plus;  ce  sont  en  général  des  esprits  abstraits,  épris 
d'un  faux  idéal  d'égalité,  et  qui  ne  confonflent  les  sexes  politîqrc- 


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660  BEYUB  D£S  DEUX  MONDES* 

ment  que  parce  qu'ils  n'ont  pas  appris  assez  à  les  distinguer  par 
le  sentiment. 

Le  socialisme  radical  a  été  le  grand  véhicule  de  l'idée  émancipa- 
trîce;  l'ère  des  revendications  hautaines  depuis  la  fin  de  la  restau- 
ration, surtout  sous  le  gouvernement  de  juillet,  semble  avoir  soDoé 
partout.  C'est  alors  qu'on  se  met  avec  plus  de  force  et  d'ensemble 
que  jamais  à  attaquer  la  propriété.  On  critique  amèrement  la  fa- 
mille et  le  mariage.  L'austérité  de  la  doctrine  des  droits  ne  satis- 
fait plus;  seule,  la  théorie  des  droits  lève  fièrement  la  tête.  Sans 
doute,  à  d'autres  époques  on  avait,  et  non  sans  raison,  réclamé  des 
droits  nouveaux  pour  la  femme ,  droits  consacrés  par  la  législation 
de  moins  en  moins  dure  et  exclusive  à  son  égard;  mais  l'idée  radi- 
cale de  l'égalité  du  droit  absolu,  sans  distinction  de  sexe,  portant 
sur  toutes  choses,  n'avait  pas  encore  illuminé  les  esprits  de  lu- 
mières inattendues.  Patience,  cela  va  venir.  Les  nouveaux  théori- 
ciens ne  se  contentent  pas  de  vouloir  améliorer,  ils  répudient  toutes 
les  traditions  du  passé,  tous  les  enseignemens  moraux  du  christia- 
nisme, ces  enseignemens  devenus  l'essence  même  et  la  règle  de  la 
civilisation  moderne.  Le  saint-simonisme  assigne  à  la  femme  le  rôle 
que  l'on  sait  dans  la  famille,  si  tant  est  que  la  famille  subsiste  en- 
core pour  cette  école,  dans  l'état  et  dans  la  nouvelle  église.  Les  doc- 
trines communistes,  sous  prétexte  d'agrandir  son  rôle,  ne  la  dégra- 
dèrent pas  moins.  Le  fouriérisme  établit  sur  la  fantaisie  les  rapports 
des  deux  sexes.  Femme  libre,  génitrice,  courtisane,  prétresse,  ci- 
toyenne, tout  ce  que  l'on  voudra,  combiQp  la  femme  sous  toutes  ces 
formes  reste  au-dessous  de  l'idéal  sévère,  modeste  et  charmant  de 
cette  civilisation  traitép  comme  arriérée  par  ces  fiers  réformateurs! 

L'idée  de  l'émancipation  féminine  apparaissait  bien  aussi  dans 
d'autres  manifestations  toutes  littéraires,  dans  le  roman,  au  théâtre, 
qui  poétisaient  l'amour  libre,  sanctifiaient  l'adultère,  et  semblaient 
pour  le  moins  réclamer,  quand  ils  arrivaient  à  un  semblant  de  con- 
clusion, la  facilité  pour  ainsi  dire  illimitée  du  divorce.  C'était  l'é- 
mancipation par  la  passion,  une  émancipation  qui  n'a  jamus  consa- 
cré que  la  servitude  de  la  femme.  Après  la  femme  libre  devait  venir 
la  femme  citoyenne.  Après  tout,  si  l'idée  était  fausse,  elle  n'avait  en 
soi  rien  d'immoral.  Malheureusement  les  moyens  employés  parurent 
pires  que  le  but.  Nos  clubs  féminins,  en  discutant  sur  les  droits  de 
la  femme  en  18A8,  puis  en  1868  et  dans  les  années  suivantes,  nous 
ont  montré  ce  que  peut  devenir  en  France  une  idée  philosophique. 
Ces  gestes  épileptiques,  ces  voix  qui  plus  d'une  fois  rappelaient  les 
espèces  inférieures,  ces  blasphèmes  contre  Dieu,  cette  violence  à 
revendiquer  le  droit  de  perdre  à  la  fois  tout  ce  qui  fait  la  pudeur 
et  la  grâce  de  la  femme,  ressuscitaient  les  souvenirs  des  clubs  de 
femmes  de  03.  On  se  prenait  presque  à  regretter  les  saillies  gêné- 


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zedby  Google      . 


L*ÉH1NCIPATI0N  DES  FEMMES.  661 

reuses  qa*une  Olympe  de  Gouges  mêlait  à  ses  folies,  le  reste  de 
bonne  grâce  et  le  jovial  entrain  que  gardait  une  Rose  Lacombe 
dans  ses  vulgarités  révolutionnaires. 

Il  ne  faudrait  pas  pourtant  calomnier  notre  pays,  le  rabaisser  au- 
dessous  de  ceux  où  les  mêmes  prédications  émancipatrices  se  font 
entendre  au  préjudice  de  la  pureté  de  la  femme  et  de  l'intégrité  de 
la  famille.  Dans  cette  voie  de  la  prédication  morale,  nos  émancipa- 
teurs  sont  loin  d'avoir  égalé  les  États-Unis.  Nous  ne  contestons  pas  le 
bien  qu'on  peut  dire  des  États-Unis  au  point  de  vue  moral;  mais  il  est 
certain  qu'on  l'exagère.  Les  ombres  sous  ce  rapport  semblent  s'ac- 
cuser de  plus  en  plus.  Peut-être  déjà  M.  de  Tocquevîlle  idéalisait-il  un 
peu  la  femme  américaine;  il  n'en  avait  directement  observé  que  les 
types  excellens  dans  des  familles  d'élite.  Depuis  bientôt  cinquante 
ans  que  son  livre  a  paru,  ce  type  ne  s'est-il  nulle  part  altéré?  Les 
mœurs  domestiques  n'ont-elles  rien  perdu?  Sans  entamer  un  pa- 
rallèle avec  l'état  de  la  famille  en  France,  en  tout  cas  ce  n'est  pas 
chez  nous  que  s'est  établi  le  mormonisme;  ce  n'est  pas  davantage 
en  France  qu'est  le  plus  habituellement  prêché  «  l'amour  libre.  » 
Nos  mœurs  s'accommodent  peu  de  cette  franchise  extrême  de  la 
parole,  et  souffriraient  moins  encore  le  scandaleux  spectacle  de  la 
polygamie,  en  quelque  coin  qu'elle  allât  chercher  une  retraite.  Aux 
États-Unis,  on  trouve  aussi  dans  les  réclamations  en  faveur  des 
femmes  la  nuance  évangélique  et  chrétienne.  Le  mot  d'émancipation, 
lorsqu'il  est  employé,  n'a  plus  alors  la  même  portée  subversive; 
mais  on  rencontre  en  France  la  même  nuance  morale.  Telâ  récla- 
ment pour  la  femme  une  extension  de  droits  civils  au  nom  même 
des  idées  de  dignité  et  de  perfectionnement.  Ceux  même  qui  vont 
jusqu'à  demander  pour  elle  le  droit  de  suffrage  sont  souvent  bien 
éloignés  d'y  voir  un  acheminement  au  relâchement  des  liens  de  fa- 
mille. Comme  en  politique,  il  serait  possible  de  signaler  là  aussi 
une  extrême  gauche  radicale,  communiste  même,  une  gauche  et  un 
centre  gauche,  avec  des  nuances  dans  chacun  de  ces  partis.  Ainsi 
les  réformateurs  modérés  maudissent  les  communistes  et  les  im- 
moraux plus  encore  peut-être  qu'ils  ne  combattent  les  conserva- 
teurs trop  fidèles,  selon  eux,  aux  coutumes  et  aux  lois  que  l'usage 
a  consacrées.  II  serait  injuste  de  confondre  les  unes  avec  les  autres 
ces  nuances  différentes. 

Il  y  aurait  peu  d'intérêt  à  relever  en  quelque  sorte  d'une  façon 
ëpisodique  les  divers  témoignages  de  ces  tendances  honorables. 
Il  suffit  de  dire  que  nous  avons  sous  les  yeux  plus  d'un  livre  qui 
en  fournit  la  preuve.  V Histoire  morale  des  femmes^  par  H.  Le- 
gouvé,  a  contribué  à  ouvrir  cette  voie.  Tout  y  est  sévèrement  moral, 
si  les  extensions  de  droits  civils  réclamées  en  faveur  des  femmes 
ne  sont  pas  toutes  également  réalisables.  Un  accent  généreux,  plus 


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Mft  BETUE  &B8  MQX  HORDES. 

d'une  fois  éloquent,  accompagne  ces  vœux  de  réforme.  L'acadâme 
de  Lyon  a  couronné  un  ouvrage  en  trois  valûmes  sur  la  Fenam 
pauvre  au  dix-neuvième  siècle.  Dn  probe  accent  se  fait  remarquer 
dans  ce  consciencieux  travail.  Quel  exact  et  bumiliant  tableau  des 
misères  de  la  femme  I  L'auteur,  dans  sa  ca^uieur  kidignée  co&tie 
certains  abus  immoraux  de  la  force  et  de  la  oerriaption,  cr^t  pou- 
voir presque  toujours  changer  à  l'aide  des  lois  ce  qui  ne  peut  être 
efficacement  corrigé  que  par  l'am^bration  des  mœurs.  Pourquoi 
faut-il  que  ce  mauvais  mot  d'émancipation  se  retrouve  trc^  souvent 
sous  l'honnête  plume  de  M*^^  Daubié,  et  ajoute  parfois  une  nuaiiee 
de  déclamation  à  un  travail  aussi  digne  d'éloges  et  très  solide  sur* 
tout  dans  sa  partie  économique? 

Ce  mot  d'émancipation,  un  savant  jurisconsulte,  H.  A.  Da?erger, 
professeur  de  code  civil  à  la  faculté  de  droit  de  Paris,  en  repousse 
comme  nous  la  légitimité.  Il  résume  et  apprécie  la  questîoQ  dans 
un  livre  sur  la  Condition  politique  et  civile  des  femmes^  auquel  il 
est  bon  de  renvoyer  ceux  qui  s'exagèrent  à  l'excès  la  faciUté  de 
changer  les  lois.  L'auteur  y  combat,  sans  étroite  prévention  de  ju- 
risconsulte et  sans  fermer  la  route  à  de  léghimes  vœux  d'améliora- 
tion, l'idée  de  l'émancipation  politique  des  femmes.  A  de  séduisaus 
projets  de  réforme,  portant  sur  leur- condition  dans  la  famille,  il 
oppose,  quand  il  y  a  lieu,  des  difficultés  fondées  sur  la  raison  et 
sur  l'expérience.  Ce  travail  mérite  d'être  lu  après  les  travaux  anté- 
rieurs de  M.  Laboulaye,  de  M.  Bathery,  comme  après  le  livre 
considérable  de  M.  Gide,  qui,  d'un  point  de  droit  tout  spécial, 
l'examen  du  sénatus-consulte  Yelléien,  s'est  élevé  &  des  considé- 
rations générales  d'une  vraie  valeur.  M.  Gide  demande,  lui  aussi, 
que  le  législateur  étende  graduellement  la  capacité  civile  de  la 
femme.  Il  appelle  le  moment  «  où  le  principe  d'une  égaillé  civile 
pour  les  deux  sexes,  pénétrant  plus  profondément  dans  les  moBors 
et  dans  les  lois,  effacera  jusqu'aux  derniers  vestiges  du  sénato»- 
consulte  Yelléien.  »  On  voit  par  ces  exemples  qu'il  reste  une  marge 
suffisante  entre  l'esprit  de  routine  qui  met  le  signet  au  point  préds 
marqué  par  les  législations  actuelles  et  l'esprit  d'utopie  ^  ne  re- 
connaît pas  de  bornes  à  l'innovation. 

Si  nous  nous  refusons  à  l'examani  détaillé  de  ces  livres,  quelques- 
uns  sérieux,  où  la  question  des  droits  des  femmes  est  abordée  au 
point  de  vue  de  la  pratique  plus  souvent  encore  que  de  la  pure  théo- 
rie, quelle  attention  pouvons-nous  accorder  à  tout  ce  tapage  au- 
quel donne  lieu  «b  ce  moment  la  question  de  la  femine?  Laissons 
M.  Alexandre  Dumas  poursuivre  sans  pitié,  dans  un  livre  à  sMsa- 
tion,  la  femme  adultère  avec  moins  de  miséricorde  tfoe  le  Christ, 
dont  il  invoque  pourtant  le  nom  «t  les  ensetgnenens.  ^e  M.  Émik 
èe  GLoardiii,  effaçant  jusqu'à  la  £aute,  lui  réponde  par  un  ^ 


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l'émancipation  des  femmes.  088 

en  faveur  de  la  liberté  du  mariage,  tout  en  protestant  que  cette 
liberté  profitera  au  mariage  Im-môme«  qu'enfin  le  même  écrivain 
constitue  sur  des  bases  toutes  neuves  Tliéritage  du  nom,  qui  vien- 
dra de  la  mère,  et  celui  des  biens,  qui  relèvera  de  la  liberté  testa- 
mentaire la  plus  absolue;  nous  n'entrerons  pas  dans  ce  débat,  plus 
paradoxal  des  deux  côtés  qu'il  ne  parait  être  lumineux  et  concluant* 
La  formule  théorique  sur  laquelle  repose  l'idée  émancipatrice  nous 
est  donnée  par  un  livre  consacré  tout  entier  à  la  présenter  et  à  la 
défendre.  Le  nom  de  l'auteur,  si  ce  n'est  toujours  le  mérite  des  ar- 
gumens,  suffit  à  commander  l'attention.  Il  s'est  fait  quelque  bruit 
à  propos  de  ce  livre.  Les  partisans  de  l'émancipation  féminine  le 
vantent  beaucoup;  il  leur  semble  qu'ils  ont  trouvé  la  base  philoso- 
phique qui  trop  souvent  manque  à  leur  docti*ine.  Le  jugement  que 
nous  allons  essayer  d'en  porter  donnera  la  mesure  de  l'estime  que 
nous  accordons  à  l'idée  émancipatrice  elle-même,  en  ce  qu'elle  a 
de  fondamental. 

IL 

C'est  sans  étonnement  que  nous  trouvons  le  nom  de  M.  John 
Stuart  Mill  mêlé  à  la  question  de  l'émancipation  des  femmes.  Tout  le 
monde  sait  quelle  est  la  valeur  de  M.  John  Stuart  Mill  comme  éco- 
nomiste. Ses  travaux  comme  philosophe  et  comme  publiciste  possè- 
dent aussi  une  légitime  renommée.  Nous  nous  croyons  pourtant  en 
drwt  d'adresser  une  critique  essentielle  à  M.  Mill;  il  n'est  pas  suf- 
fisamment moraliste.  En  politique ,  en  économie  sociale ,  il  abuse 
des  méthodes  abstraites.  Que  cela  ne  l'empêche  point  de  rencontrer 
de  grandes  et  fécondes  vérités,  nous  le  reconnaissons  volontiers; 
mais  souvent  le  manque  d'observation  morale  le  conduit  à  l'erreur. 
Ce  vigoureux  esprit  est  trop  souvent  faux.  On  sait  les  étranges 
complaisances  de  M.  Mill  pour  le  communisme  et  pour  les  diffé- 
rentes écoles  de  socialisme.  Un  moraliste  se  formerait  une  tout 
auli*e  idée  de  la  permanence  du  rôle  de  la  propriété  personnelle. 
Il  verrait  d'immortels  instincts,  des  besoins  durables  où  M.  Mill  ne 
reconnaît  que  des  combinaisons  purement  contingentes.  M.  MiU, 
vient  d'écrire  sur  Yassujeîlissement  des  femmes  un  livre  où  les  dif- 
férences de  sexe  se  perdent  dans  l'unité  du  type.  Bien  plus,  ce  qui 
semble  étrange,  ces  différences  sont  niées  systématiquement.  Celles 
que  nous  sommes  habitués  à  regarder  comme  les  plus  essentielles 
sous  le  rapport  intellectuel  sont  présentées  comme  étant  probable- 
ment toutes  factices  par  l'auteur.  Elles  sont  un  résultat  de  l'édu- 
cation, le  simple  effet  de  la  civilisation,  il  faudrait  dire  plutôt  d'une 
barbarie  dans  laquelle  la  force  n'a  cessé  de  dominer  et  domine 
eacore. 

H*  MÂU  soutient  la  thèse  de  r^;alité  inUUecUuUe  des  deux  sexes 


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6ô&  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

et  même,  bien  peu  s'en  faat,  de  leur  absolue  parité.  Cette  thèse  de 
l'égalité  intellectuelle,  l'auteur  anglais  la  présente  même  comme 
une  découverte.  Ceux  qui  la  contestent  sont  traités  par  lui  d'esprits 
étroits  et  arriérés;  il  les  compare  aux  ignorans  fanatiques  qui  re- 
poussèrent la  découverte  de  Galilée.  C'est  se  faire,  on  le  voit,  la 
part  belle.  Or,  nous  en  demandons  pardon  non-seulement  à  M.  Mill, 
mais  à  tous  les  émancipateurs  de  la  femme,  leur  thèse  est  loin  d'être 
aussi  nouvelle  qu'ils  le  supposent,  et  quand  bien  même  ils  auraient 
pour  eux  la  vérité  qu'ils  n'ont  pas,  leur  originalité  n'en  paraîtrait 
pas  moins  douteuse. 

Il  faut  tout  notre  laisser-aller,  tout  notre  manque  de  mémoire, 
nous  nous  servons  des  termes  les  plus  doux,  pour  accorder  le  titre 
d'inventeurs  aux  écrivains  qui  mettent  en  ayant  là  thèse  de  l'égalité 
intellectuelle  de  l'homme  et  de  la  femme.  Il  suffit,  sans  remonter 
plus  haut,  de  jeter  les  yeux  sur  les  controverses  du  xvr*  et  du 
XYiV  siècle  à  ce  sujet  pour  voir  que  l'idée  n'est  pas  nouvelle.  Com- 
bien d'auteurs  et  d'ouvrages  peuvent  être  mis  au  nombre  des  pré- 
décesseurs de  M.  Mill  et  de  ceux  qui  combattent  aujourd'hui  pour  la 
même  cause!  Nous  en  citerons  seulement  quelques-uns  qui  eurent 
leur  jour  d'éclat,  suivi  d'un  complet  oubli.  En  1509,  c'est  un  écri- 
vain célèbre  alors,  Cornélius  Agrippa,  qui  publie  un  Traité  de  Tfir- 
cellence  des  femmes  au-dessus  des  hommes.  La  thèse  de  l'égalité 
est,  on  le  voit,  dépassée  du  premier  coup.  Le  livre  d' Agrippa  est 
divisé  en  trente  chapitres,  et  dans  chaque  chapitre  il  démontre  la 
supériorité  des  femmes  par  des  preuves  théologiques,  physiques, 
historiques,  cabalistiques  et  morales.  Les  Italiens,  qui  certes  n'a- 
vaient pas  besoin  d'être  piqués  au  jeu  par  un  écrivain  allemand  dans 
ce  genre  de  galant  panégyrique,  où  excella  Boccace,  multiplient 
après  lui  dés  traités  analogues.  Ruscelli,  en  1552,  en  publie  un  à 
Venise.  Le  platonisme,  interprété  par  l'esprit  de  la  renaissance,  y 
est  employé  à  défendre  la  même  cause  avec  grand  renfort  de  cita- 
tions sacrées  et  profanes.  Ne  croirait- on  pas  qu'ils  sont  nos  con- 
temporains, les  écrivains  des  deux  sexes  qui,  embrassant  la  même 
opinion,  se  plaignent  de  l'entêtement  dt^  préjugés?  Telle  est  parmi 
les  fenimes  une  Vénitienne  qui  a  écrit  un  enthousiaste  panégyri- 
que de  son  sexe,  Modesta  di  Pozzo  di  Zorzi;  plus  tard,  une  autre 
Vénitienne,  Lucrèce  Morinella,  intitulant  son  livre  la  Noblesse  et 
Vexcellence  des  femmes  avec  les  défauts  et  les  imperfections  des 
hommesy  titre  presque  textuellement  répété  plus  tard  en  tête  d'un 
autre  ouvrage  :  la  Femme  meilleure  que  Thomme^  p^adoze,  par 
Jacques  del  Pozzo.  Marguerite  de  Navarre,  la  première  femme  de 
Henri  IV,  avait  défendu  la  même  opinion  dans  un  ouvrage  en  fonne 
de  lettres,  et  qui  ne  sait  que  l'autre  Marguerite,  dans  YHeptamerony 
avait  discuté  déjà  sur  cette  prééminence?  Au  xvii*  siècle,  la  même 


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L  £MA?)CIPATION  DES   FEM3IES.  665 

controverse  montre  par  les  titres  de  quelques  ouvrages  que  les  pré- 
tentions féminines  n'ont  rien  perdu  de  leur  force.  Elles  s'étalent 
fastueusement  dans  ce  titre  d'un  livre  publié  en  16&3  :  a  La  femme 
généreuse  qui  montre  que  son  sexe  est  plus  noble,  meilleur  politi" 
que,  plus  vaillant,  plus  savant^  plus  vertueux  et  plus  économe  que 
celui  des  hommes.  »  En  1665,  une  demoiselle  publie  un  livre  inti- 
tulé les  Dames  illustres^  oùy  par  bonnes  et  fortes  raisons,  il  se 
prouve  que  les  femmes  surpassent  les  hommes.  En  1673,  autre 
ouvrage  âtir  «  l'égalité  des  deux  sexes,  discours  philosophique  et 
moral  où  l'on  voit  l'importance  de  se  défaire  des  préjugés.  » 

Les  plaidoyers  en  faveur  des  femmes  s'expliquent  fort  bien  à 
cette  époque,  autrement  même  que  par  un  reste  de  chevalerie.  Le 
moyen  âge,  sous  certains  rapports,  avait  relevé  la  femme,  peut- 
être  même  sans  mesure,  comme  lorsqu'il  concédait  à  l'héritière 
d'un  fief  le  droit  de  présider  aux  jugemens  civils  et  criminels,  de 
battre  monnaie,  de  lever  des  troupes,  d'octroyer  des  chartes,  etc. 
Plus  souvent  il  l'avait  rabaissée  avec  moins  de  mesure  encore.  La 
renaissance,  en  faisant  passer  sur  le  monde  un  souffle  de  science  et 
de  liberté,  en  étendit  le  bénéfice 'aux  femmes,  surtout  sous  le  rap- 
port intellectuel.  Elles  entrèrent  plus  avant  et  plus  fréquemment 
dans  le  mouvement  des  idées  et  des  études.  On  vit  des  femmes 
prêcher  et  se  mêler  de  controverses,  soutenir  publiquement  des 
thèses,  remplir,  en  Italie  surtout,  des  chaires  de  philosophie  et  de 
droit,  haranguer  en  latin  devant  des  papes,  écrire  en  grec  et  étu- 
dier l'hébreu.  De  là  ces  écrits  qui  souvent  ne  font  que  rendre  hom- 
mage à  des  aptitudes  intellectuelles  trop  dénigrées.  Les  uns  sont 
empreints  du  ton  sérieux  de  la  conviction,  tes  autres  portent  le^ 
livrées  de  la  mode,  tournée  vers  ces  jeux  d'esprit  qui  remplaçaient 
les  tournois  et  les  passes-d'armes.  Les  femmes  trouvèrent  aussi  de 
nouveaux  Plutarques  pour  raconter  leurs  hauts  faits,  comme  Plu- 
tarque  lui-même  en  a  donné  l'exemple  plus  d'une  fois  dans  ses 
œuvres  morales.  On  sait  que  Brantôme  a  célébré  leurs  mérites,  de 
même  qu'il  s'est  complu,  dans  un  autre  livie  malheureusement  plus 
connu,  à  étaler  leurs  scandales.  Tous  n'ont  pas  cette  habileté  de 
plume  et  n'offrent  pas  ces  proportions  modérées  de  développe- 
ment. Un  Hilarion  de  Coste,  minime,  publiait  deux  volumes  in- 
quarto  de  huit  cents  pages,  chacun  contenant  les  éloges  de  toutes 
les  femmes,  du  xv«  au  xvi«  siècle,  distinguées  par  la  valeur,  les  ta- 
lens  ou  les  vertus.  Il  n'avait  trouvé  à  y  louer  que  cent  soixante-dix 
femmes.  Gela  parut  trop  peu  à  l'Italien  Pierre-Paul  de  Ribera.  Il 
augmente  le  nombre,  le  porte  plus  d'au  quadruple  dans  son  livre 
des  Triomphes  immortels  et  entreprises  héroïques  de  huit  cent  cin-* 
quante  femmes.  Huit  cent  cinquante  héroïnes  !  quel  panégyriste 
avait  jamais  traité  les  hommes  avec  une  pareille  libéfalité? 


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666  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

Le  passé  n'a  donc  pas  été  aussi  aveugle  que  le  prétend  IL  lliU 
pour  les  qualités  intellectuelles  de  la  femme.  Il  n'a  pas  hissé  à 
nos  contemporains  le  privilège  de  la  thèse  de  l'égalité  intellec- 
tuelle des  sexes«  Nous  disons  égalité  intellectuelle,  parce  que  c'est 
de  celle -14  surtout  que  M.  Mill  se  préoccupe.  Il  suppose  que  nous 
mettons  entre  l'intelligence  de  l'homoie  et  celle  de  la  femme  um 
abîme.  A  l'un  toutes  les  qualités  hautes  et  fortes,  à  l'autre  rien  qpe 
des  dons  inférieurs.  A  l'un  une  profonde  culture,  à  l'autre  une  'm- 
struction  à  peine  effleurée  qui  témoigne  du  mépris  que  nous  faisons 
de  son  intelligence.  Qu'en  réalité  il  ne  soit  pas  accordé  suffisamment 
à  la  culture  sérieuse  des  facultés  féminines,  qu'en  priac^)e  trop 
d'hommes  s'exagèrent  le  défaut  d'aptitudes  sérieuses  dans  le  sexe 
féminin,  nous  ne  le  contestons  pas.  L'erreur  de  M.  Mill  est  decnûre 
à  un  parti-pris  de  dénigrement  et  même  d'abrutissement.  Il  ne  pa- 
raît guère  douter  que  tout  le  monde,  excepté  les  émancipateurs  de 
la  femme,  ne  professe  sur  son  intelligence  et  sur  son  rôle  les  idées 
du  bonhomme  Ghrysale.  Nous  ne  savons  si  l'école  des  Chrysale  do- 
mine en  Angleterre,  ou  plutôt  nous  savons  le  contraire.  En  France, 
on  peut  affirmer  qu'elle  n'a  guère  d'adeptes  parmi  ceux  dont  l'opi- 
nion compte.  C'est  bien  à  tort  qu'on  attribue  parfois  à  Molière  loi- 
même  les  idées  des  Chrysale  et  des  Amolphe.  Sans  aller  beaucoup 
au-dessus  d'un  idéal  tout  domestique  et  encore  bourgeois,  ce  ferme 
et  judicieux  e^^prit,  se  tenant  à  l'écart  de  toutes  les  exagérations, 
oppose  des  jeunes  filles  parfaitement  élevées  aux  précieuses  ridi- 
cules et  aux  sottes  prétentions  des  fausses  savantes;  il  attaque,  on 
sait  avec  quelle  insistance  et  avec  quelle  verve,  les  idées  surannées 
qui  fondent  la  sécurité  et  le  bonheur  du  mariage  sur  Tignoraoce  et 
l'esclavage  des  femmes.  Le  modèle  qu'il  propose  n'est  pas  Agnès, 
c'est  Henriette,  et  certes  l'idée  de  donner  aux  femmes  toute  espèce 
d'instruction  saine  et  solide  eût  trouvé  sympathique  l'esprit  du 
grand  comique  moraliste,  contemporain  de  tant  de  femmes  distin- 
guées. La  remarque  n'est  pas  déplacée  au  moment  où  le  nom  de 
Molière  est  plus  d'une  fois  l'occasion  de  confusions  assez  étranges 
dans  cette  ques^'on  de  la  femm«  (1). 

C'est  à  tort  que  M.  Mill  a  transformé  ses  contradicteurs  en  de 
serviles  échos  de  ces  temps  oii  la  femme  est  renvoyée  exdusivenent 
aux  soins  matériels,  a  Rentre  chez  toi,  dit  le  fils  d'Ulysse  à  Péné- 
lope dans  Homère^  retourne  à  ton  ouvrage,  à  ta  toile  et  i  ta  que- 
nouille ,  distribue  leur  tache  aux  servantes,  mais  laisse  la  parole 
aux  hommes,  et  surtout  à  moi  qui  ai  l'autorité  dans  la  maison.  »  A 

(I)  Notre  lllastpe  contemporain  Inî-môme,  Victor  Cousin,  n'a-t-îl  pas  ftît  nn  pco 
cette  coarnsion  dans  un  morceaa,  aassi  jadlcieux  (ftt'éloq^nt,  ^ù  î!  recominawi»  * 
euUiver  Veapùi  dea  femmes  et  où  il  déclan  n^tie  pat  aur  ce  point  de  Italie  ^ ''^ 
lière! 


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L'ÉUAirCIPATIOII  DES  FEHUES.  667 

qoi  persnadera-t-on  que  nous  renyoyom  ainsi  les  femmes  k  la  que- 
nouille du  bon  vieux  temps?  Bien  volontiers  nous  leur  donnons  la 
parole;  nous  demandons  seulement  que  soit  gardée  la  loi  snprâme 
de  leur  sexe,  cette  pudeur  qui  dans  les  assemblées  politiques  et  les 
clubs  met  un  sceau  sur  les  lèvres,  infans  rmmqut  pudor^  dit  Ho- 
race. L'objet  que  s'est  proposé  M.  Mill  va  bien  plus  loin.  L'idée 
qu'il  développe,  c'est  que  la  femme  est  pour  l'intelligence,  comme 
à  tous  autres  égards,  sauf  peut-être  pour  la  force  physique,  et  en- 
core il  n'est  pas  bien  sûr  que  notre  avantage  là  aussi  ne  soit  à  ses 
y^u  un  pur  effet  de  l'éducation,  absolument  l'égale  de  l'bomme. 
Pour  parler  d'une  manière  plus  conforme  à  son  point  de  vue,  elle 
est  non  pas  pas  seulement  son  égale,  mais  sa  semblable.  C'est  en 
effet  sur  oette  thèse  uniquement  qu'il  appuie  la  rigoureuse  égalité 
des  droits  civils  et  des  droits  politiques  pour  les  deux  sexes,  charte 
future  de  l'humanité  dont  il  se  présente  comme  le  précurseur  au 
nom  de  la  raison  et  de  la  logique,  et,  comme  il  dit,  de  la  justice* 
Qu'elle  porte  sur  l'intelligence  ou  sur  tout  autre  point,  nous 
avouerons  que  la  querelle  de  préséance  entre  les  deux  sexes  nous  a 
toujours  paru  ridicule  et  oiseuse.  Quant  à  l'idée  de  la  parfaite  éga- 
lité et  plus  encore  de  h  parité  intellectuelle  de  Thomme  et  de  la 
femme,  comment  ne  pas  voir  qu'elle  est  de  tout  point  une  idée 
Causse?  Et  d'abord  peut-on  se  flatta*  de  la  résoudre  soit  par  de 
simples  affirmations,  soit  par  une  argumentation  purement  logique 
comme  celle  que  met  en  avant  l'auteur  du  livre  sur  YassujHtme^ 
menl  des  femmes?  Établir  en  ce  genre  des  parallèles  est  une  opéra- 
tion des  plus  périlleuses,  si  même  elle  n'est  tout  à  fait  chimérique. 
Tel  par  exemple  possédera  ce  genre  de  pénétration  qui  lit  dans  les 
cœurs,  tel  aura  l'espèce  de  sagacité  qui  réussit  à  voir  clair  dans  des 
problèmes  scientifiques  compliqués.  A  qui  donner  la  préférence?  Je 
ne  le  sais,  et  j'ajoute  qu'il  m'inoporte  assez  peu  de  le  savoir.  Y  a-t-il 
donc  une  commune  balance  où  l'on  puisse  peser  les  écrits  d'une 
Sëfîgné  et  les  œuvres  d'un  Laplace?  Il  y  a  des  comparaisons  qu'ua 
bon  esprit  n'aime  pas  à  faire,  surtout  avec  le  parti-pris  de  décerner 
«ne  supériorité  absolue  ou  de  déclarer  rigoureusement  un  ex  œquo. 
Laissons  ks  diversités  à  leur  place,  admirons  des  qualités  admi- 
rables en  effet,  chacune  dans  leur  genre,  et  gardons-nous  bien  de 
chercher  mathématiquement  la  mesure  de  la  valeur  intellectuelle 
de  l'homme  et  de  la  femme.  C'est  ce  que  M.  Proudhon  a  fait  chez 
nous  avec  une  ridicule  prétention  de  rigueur  à  laquelle  je  ne  fais 
pas  certes  l'injure  d'asshniler  entièrement  le  procédé  de  M.  Mill. 
Proudhon,  qui  s'est  proposé  d'émanciper  tant  de  choses,  s'arrêtait 
devant  rémaacipation  politique  de  la  femme.  Il  fait  plus;  il  déclare 
la  femme  inférieure  sous  tous  les  rapports  à  l'homme,  il  prétend 
exprimer  cette  infériorité  relative  qu'U  exagère  sans  mesure  par  des 


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668  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

chiffres  destÎDés  à  marquer  la  mesure  en  moins  de  ses  capacités 
politiques  et  civiles.  Ainsi  il  lui  plaît  de  représenter  la  force  phy- 
sique de  rhomme  par  3  et  celle  de  la  femme  par  2.  Plus  arbitraire- 
ment peut-être  encore  il  représente  par  la  même  proportion  la  force 
intellectuelle  des  deux  sexes,  et  même  leur  force  morale,  celle-d 
n'étant  pas  moindre  chez  la  femme,  à  en  croire  le  paradoxal  et  très 
peu  galant  auteur  de  la  Justice  et  la  révolution.  Multipliant  ces  trois 
infériorités  les  unes  par  les  autres,  le  grave  docteur  du  socialisme 
arrive  à  cette  conclusion,  digne  des  prémisses,  que  la  part  d'in- 
^uence  des  femmes  dans  la  société  relativement  à  celle  des  hommes 
ne  doit  être  que  de  8  à  27.  Ceci  est  bon  à  renvoyer  à  Rabelais.  A 
quelle  période  de  l'humanité  rejetterait  la  moitié  féminine  du  genre 
humain  cette  belle  application  d'une  prétendue  méthode  mathéma- 
tique? Faut- il  rappeler  qu'un  des  griefs  de  ce  défenseur  résolu  et 
systématique  de  l'idée  de  progrès  était  l'esprit  religîeux  et  conser- 
vateur des  femmes,  leur  passivité,  qui  fait  selon  lui  le  fond  même 
de  leur  nature  à  la  fois  exaltée  et  docile?  Ennemi  du  sentiment,  il 
voyait  un  mal,  le  plus  grand  des  obstacles,  dans  leur  influence.  Il 
en  eût  fait  plutôt  des  servantes  que  des  citoyennes. 

Dans  son  parti-pris  d'exalter  les  mérites  intellectuels  des  femmes, 
M.  Mill  va  jusqu'à  regarder  comme  ime  concession  injurieuse  l'opi- 
nion qui  leur  accorde  la  plus  glorieuse  des  supériorités,  la  supé- 
riorité morale.  Il  sort  de  son  impassibilité  habituelle  pour  traiter 
avec  une  singulière  dureté,  avec  emportement  même,  cette  opinion 
qui  n'a  rien  pourtant  que  de  fort  honorable  pour  les  femmes.  Ne 
lui  dites  pas  que,  supérieures  par  le  cœur  le  plus  ordinairement, 
par  le  dévoûment,  les  femmes  ont  aussi  cet  avantage,  attesté  par 
les  [statistiques  officielles,  de  présenter  un  moindre  nombre  de 
crimes.  Il  ne  voit  là  qu'un  éloge  ironique.  C'est,  dit-il,  comme  si 
on  louait  les  nègres  esclaves  de  ne  pas  commettre  les  crimes  qu'en- 
tratne  l'état  de  liberté.  Singulier  honneur,  pouvons-nous  dire  ànotre 
tour,  que  leur  zélé  panégyriste  fait  aux  femmes!  Ainsi  il  ne  leur 
manque  pour  nous  égaler  par  le  mal  que  de  les  laisser  libres!  Li- 
vrées sans  frein  à  leurs  intincts,  elles  rivaliseront  avec  nous  sar  ta 
liste  des  crimes  et  délits  !  Elles  n'auront  guère  moins  de  détentions, 
de  prisons  et  d'amendes!  Oh!  le  bel  éloge  et  la  glorieuse  perspec- 
tive !  Heureusement,  avec  plus  de  justice  que  M.  Mill,  il  faut  recon- 
naître que  c'est  dans  les  classes  mêmes  où  les  femmes  jouissent 
d'une  plus  grande  liberté  que  leur  criminalité  attestée  par  les  statis- 
tiques apparaît  la  moindre.  Oui,  dût  M.  Hill  en  être  humilié  pour 
sesjclientes,  dût-il  accuser  cette  louange  elle-même  d'être,  selon 
ses  expressions,  «  un  rabaissement  niais  des  facultés  intellectuelles 
et  un  sot  panégyrique  de  la  nature  morale  de  la  femme,  »  nous  leur 
reconnaîtrons,  ce  que  tous  n'accordent  pas,  d'être  meilleures  en 


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L'EMANaPATIOIf   DES  FEMMES.  069 

général  que  le  sexe  fort,  plus  aimantes,  plus  constantes  dans  leurs 
affections  malgré  le  dicton  de  François  P'  et  de  tant  de  poètes,  et 
charitables  de  telle  façon  que  notre  charité  parait  souvent  auprès 
de  la  leur  bien  pâle  et  bien  froide,  plus  constantes  aussi  dans  la 
donieur,  plus  patientes,  plus  résignées  et  douées  de  cette  force 
d'âme  qui  accepte  et  brave  la  souffrance  quand  la  conviction,  le 
cœur  est  en  jeu.  Voilà  qui  va  nous  mettre  fort  mal  avec  les  hé- 
roïnes de  l'émancipation.  De  la  souffrance,  elles  en  ont  assez;  de  la 
patience  et  de  la  résignation,  elles  n'en  veulent  plus.  Et  pourtant 
cet  éloge  vaut  pour  le  moins  la  supériorité  intellectuelle,  et  cette 
supériorité  intellectuelle,  qui  ne  serait  sans  la  valeur  morale  qu'une 
supériorité  diabolique,  nous  voulons  aussi  qu'on  la  leur  concède  pour 
certains  genres.  Non,  on  ne  déprécie  pas  l'intelligence  de  la  femme 
en  reconnaissant  qu'elle  n'a  ni  ne  peut  avoir  la  force  qui  crée  et  qui 
combine,  là  puissance  inventive  au  même  degré  que  l'homme.  Pour- 
quoi n'a- 1- il  été  donné  à  aucune,  même  dans  les  conditions  de  liberté 
qui  ont  permis  à  quelques-unes  de  prendre  tout  leur  essor,  de  n'être 
ni  un  Homère,  ni  un  Âristote,  ni  un  Platon,  ni  un  Newton,  ni  un  Des- 
cartes, ni  un  Corneille,  ni  un  Molière,  ni  un  Bossuet,  ni  un  Montes- 
quieu ,  et ,  dans  des  sortes  de  talens  qui  paraissent  un  peu  plus  à 
leur  portée,  ni  un  Gluck,  ni  un  Michel-Ange?  Et  à  qui  M.  Mill  per- 
8uadera-t-il  que,  si  cette  force  de  combinaison  et  d'invention,  cette 
faculté  créatrice  en  un  mot,  qu'elle  s'applique  aux  sciences,  aux 
arts,  à  la  mécanique,  est  moindre  chez  les  femmes  les  plus  heu- 
reusement douées,  cela  dépend  de  leur  assujetiissemeni  et  non  de 
leur  organisation  naturelle,  qui  en  donne  l'explication  si  aisée  et 
de  tant  de  manières? 

Nous  voici  arrivés  au  point  le  plus  important  et  le  plus  litigieux 
de  la  controverse.  M.  Mill,  au  nom  de  sa  théorie  d'égalité,  réclame 
pour  les  femmes  le  droit  de  suffrage.  Eh  bien!  fallût- il  accepter  ses 
conclusions  sur  ce  point,  nous  ne  donnerons  pas  raison  pour  cela  à 
son  argumentation.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  ait  un  rapport  né- 
cessaire entre  les  droits  politiques  et  la  proposition  de  l'égalité  intel- 
lectuelle des  sexes.  On  pourrait  regarder  la  femme  comme  inférieure 
à  l'homme  en  intelligence  sans  pour  cela  conclure  à  une  incapacité 
absolue  qui  lui  ôterait  le  droit  de  voter.  Bien  des  individus  infé- 
rieurs par  l'esprit  jouissent  en  fait  de  ce  droit.  On  pourrait  d'un 
autre  côté  accorder  l'égalité  d'intelligence  chez  la  femme  et  lui  con- 
tester l'usage  des  droits  politiques,  si  la  politique  ne  parait  pas 
être  son  vrai  rôle  et  sa  vraie  destinée,  et  si  cet  usage  entraînait 
pour  la  société  moins  d'avantages  que  d'inconvéniens.  Voilà  de 
quelle  façon,  afelon  nous,  la  question  doit  être  posée.  Cn  vain  paral- 
lèle sur  la  valeur  intellectuelle  respective  des  deux  sexes  n'a  pas  ici 
la  portée  qu'on  lui  suppose.  Que  m'importe  que  la  femme  soit  aussi 


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670  BETUE  DE»  DRIIZ  liODIBES. 

intelligente  que  l'homme^  si  son  intervention  dans  la  pc^tiquei 
contre  des  obstacles  naturels.,  d  die  rend  la  faoïiUe  inpossibh,  â 
do  moins  elle  la  compromet  grayement  daim  soq  exLsIeiioe  physi- 
que et  dans  ses  conditions  d'harmonie  morale? 

Cela  ne  veut  pas  dire  d'ailleurs  que  M.  Sftill  ait  réussi  à  pnmver 
les  aptitudes  politiques  des  femmesw  Ses  exemples  historiques  ont 
peu  de  valeur.  Elisabeth  et  Catherine  ont  pu  être  de  grandes  sou- 
veraines; s'ensuit-il  nécessairement  que  les  femmes  aient  en  géné- 
ral les  qualités  qui  font  le  bon  électeur?  Outre  que  ces  persomiages 
pouvaient  être  des  exceptions  par  leurs  qualités  innées,  plus  rappro- 
chées de  notre  sexe  que  du  leur,  outre  aussi  que  pins  d*une  panai 
les  femmes-rois  dont  l'histoire  atteste  le  sage  gouvera^nent  a  sa 
employer  souvent  avec  beaucoup  de  savoir-faire  des  ministres  ca- 
pables, il  faut  remarquer  qu'elles  faisaient  ici  leur  métier,  c'est- 
à-dire  kur  spécialité^  de  régner.  La  politique  était  leur  vie,  lair 
élément.  Il  serait  déraisonnable  d'attendre  de  l'immense  majorité 
des  femmes  de  notre  société  bourgeoise  et  démocratique  si  occupée, 
si  concentrée  dans  les  tâches  intérieures,  une  vocation  politique  si 
exclusive,  et  rien  ne  paraîtrait  moins  à  désirer.  D*une  façon  géné- 
rale, l'aptitude  politique  est  fort  rare  chez  les  femmes.  Elles  sente»t 
plus  qu'elles  ne  raisonnent.  Même  politiquement,  comment  ne  pas 
iaire  observer -d'ailleurs  que  leur  influaice  est  grande  quand  elles 
se  bornent  à  représenter  les  grands  courans  de  l'opinion?  Elles 
a'émeuvent  au  nom  du  sentiment  moral  ;  elles  portent  en  bien,  en 
mal,  la  flamme  de  la  passion  dans  la  politique*  Raisonner  <te  sang- 
froid  et  avec  un  peu  de  suite,  raisonner  sans  que  le  sentimoitait 
tranché  la  question,  même  avant  que  la  phrase  destinée  à  exprimer 
leur  jugement  soit  achevée,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  an  monde 
chez  les  femmes  qui  sont  véritablement  femmes.  C'est  sans  doute  ce 
qui  faisait  dire  à  un  contemporain  célèbre,  H.  de  Lamennais,  avec  tn^ 
de  sévérité,  je  le  crois  :  a  Je  n'ai  jamais  rencontré  de  femme  qui  fût  en 
état  de  suivreun  raisonnement  pendant  un  demi-quart  d'heure.  Elles 
ont  des  qualités  qui  nous  manquent,  des  qualités  d'un  charme  par- 
.  ticulier,  inexprim^Me;  mais,  en  fait  de  raison,  de  logique,  de  puis- 
sance de  lier  des  idées,  d'enchaîner  les  principes  et  les  conséquences 
et  d'en  apercevoir  les  rapports,  la  femme,  môme  la  plus  supérieoit, 
atteint  rarement  à  la  hauteur  d'un  homme  de  médiocre  caparité. 
L'éducation  peut  être  en  cela  pour  quelque  chose,  mais  le  fond  de 
la  différence  est  dans  celle  des  natures.  »  Un  moraliste  qui  a  bien 
connu  les  femmes,  La  Rochefoucauld,  avait  vu  à  l'œuvre  les  femmes 
politiques  du  temps  de  la  fronde.  Cela  ne  paraît  pas  lui  avoir  in- 
spiré une  admiration  démesurée  pour  elles  à  ce  pwnt  de  vue.  Ce 
qu'il  remarque  partout  chez  les  fenwnes,  c'est  le  sentiment.  Pari^' 
t-il  de  leur  esprit,  de  leur  raison,  voici  en  quels  termes  i!  ^^^ 


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l'émancipation  des  femmes.  67t 

loue  :  «  qfoand  elles  ont  l'esprit  trien  fait,  j'aime  mieux  leur  conver- 
sation que  celle  des  bommesç  on  y  trouve  une  certaine  douceur  qui 
ne  se  rencontre  poioft  parmi  nous,  et  il  me  semble,  outre  cela, 
qu'elles  s'expliquent  avec  plus  de  netteté  et  qu'elles  donnent  un 
tour  plus  agréable  aux  choses  qu'elles  disent.  »  En  indiquant  ce 
qui  fait  leur  cbarme,  il  indique  aussi  ce  qui  fait  leur  force.  C'est  de 
fa  même  maiière  que  les  a  jugées  La  Bruyère  dans  un  charmant 
et  profood  chapitre.  Les  femmes  de  ia  révolution  ne  me  foot  pas 
plus  ardre  à  leur  vocation  pour  la  politique  que  les  femmes  de  la 
fronde.  Elles  agissent  par  entraînement,  passion,  parti-pris,  pous- 
sent sans  cesse  aux  mesures  violentes.  On  sympathise  avec  Marie- 
Antoinette,  femme,  mère,  martyre,  mais  ce  n'est  pas  certes  en  elle 
f  homme  d'état  que  l'on  admire.  Si  grands  que  soient  l'héroïsme  et 
l'esprit  de  M"''  Roland,  peut-on  en  faire  cas  comme  chef  de  parti  et 
comnae  ministre?  Et  nous  citons  la  femme  la  plus  distinguée  de  la 
réTolution;  nous  abandonnons  k  l'horreur  qu'elles  inspirent  la  lie 
des  politiques  femelles  de  la  rue  et  du  ruisseau.  Au  reste.  M"*  Ro- 
Imd  ne  plaidait  point  peur  l'égalité  intellectuelle  de  son  sexe  avec 
le  nôtre;  loin  de  là.  v  Je  crois,  écrivait-elle  à  Rose  d'Antic,  je  ne 
dirai  pas  mieux  qu'aucune  femme,  mais  autant  qu'aucun  bomme^ 
à  la  supériorité  de  votre  sexe  à  tous  égards.  » 

En  droit  comme  en  fait,  les  argumens  de  M.  Mill  et  des  axrtres 
émanclpateors  de  la  femme  au  point  de  vue  politique,  — et  parmi  ces 
derniers  on  peut  chez  nous  citer  M.  Jules  Favre,  qui  réclamait  ces 
droits  dans  une  conférence  publique  ei^i870, — viennent  échouer 
de?ant  des  objections  que  même  le  progrès  intellectuel  et  moral  des 
fenmes,  si  grand  qu'on  le  suppose  dans  l'avenir,  ne  saurait  affaiblir 
sensiblement.  C'est  un  droit  pour  les  femmes  de  voter,  dit  M.  MilK 
Nous  le  nions.  La  théorie,  en  elle-même  fort  contestable,  sur  laquelle 
nous  nous  appuyons  pour  conférer  à  tous  les  hommes  le  droit  de 
niffrage,  n'empêche  pas  des  conditions  d'âge  d'être  requises.  On 
admet  qu'on  peut  y  joindre  aussi  des  conditions  de  résidence  et 
d'instroetîoo.  La  qualité  de  créature  humaine  ne  suffit  donc  pas  par 
elle-même  pour  impliquer  nécessairement  le  droit  au  vote,  et  pour 
que  le  sexe  cessât  d'entraîner  aucune  incapacité  et  d'être,  comme  le 
dit  M.  Mil],  «  une  circonstance  aussi  indifférente  que  la  couleur  des 
cheyeux  et  de  la  peau;  n  il  faudrait  établir  ce  droit  sur  des  conve- 
nances d'utilité  publique  et  l'appuyer  sur  un  intérêt  évident  pour  le 
sexe  féminin  lui-même.  Qu'un  certain  nombre  de  femmes  fût  fort 
capable  de  l'exercer,  cela  ne  fait  pas  question.  Est-ce  une  raison 
suffisante  pour  lever  la  barrière?  On  répondra  non,  si  la  constitu- 
tion des  femmes,  sujette  aux  maladies,  aux  grossesses,  leurs  de- 
voirs domestiques  si  éten<Jus,  si  absorbans,  leur  nature  vive,  pas- 
sionnée, y  ci-éent  de  sérieuses  et  habituelles  difficultés.  A  ces 


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(572  fiEVU£   D£S   DEUX  MONDES. 

raisons  dédsiyes,  surtout  si  on  les  prend  dans  leur  ensemble,  on 
ajoutera  que,  quoi  que  prétende  à  cet  égard  H.  Mill,  les  femmes 
n'ont  aucun  intérêt  sérieux  à  voter,  qu'elles  ont  d'autres  manières 
d'exercer  leur  influence  soit  dans  les  questions  qui  les  touchent 
particulièrement,  soit  dans  les  intérêts  généraux.  On  s'arrêtera 
devant  ce  péril  de  créer  dans  les  ménages  une  source  de  divi- 
sions redoutables.  Enfin  comment  ne  pas  reculer  devant  une  dernière 
conséquence?  La  femme  électeur,  cela  est  de  la  dernière  évidence, 
ne  signifie  rien,  si  réligibilité  ne  s'y  joint.  Il  faut  donc  des  corps 
représentatifs  de  femmes.  Seront-ils  confondus  avec  les  hommes? 
seront-ils  distincts?  Le  ridicule  ici  est  plus  qu'un  jugement  su- 
perficiel de  pareilles  combinaisons;  il  accuse  à  fond  l'erreur  des 
principes.  Si  les  femmes  se  comportent  politiquement  de  manière  à 
ne  faire  que  doubler  pour  ainsi  dire  les  hommes  en  prenant  leur  mot 
d'ordre,  où  est  la  nécessité  de  les  faire  électeurs  et  députés?  Si  elles 
doivent  agir  contrairement,  quel  péril  I  Ni  la  famille  ni  l'état  n'f 
résisteraient.  Gela  ne  serait  pas  même  à  discuter,  si  des  noms 
comme  ceux  de  Gondorcet,  de  Sieyès,  de  M.  Mill,  ne  commandaient 
l'examen  et  n'appelaient  la  réfutation.  II  y  a  un  mot  connu  en  An- 
gleterre, c'est  que  le  parlement  peut  tout,  excepté  faire  d'un  homme 
une  femme,  et  réciproquement.  C'est  à  quoi  ne  réussira  pas  non 
plus  la  campagne  émancipatrice.  En  vérité,  le  tort  de  H.  John  Stoart 
Mill  n'est-il  pas  d'avoir  écrit  un  livre  pour  ainsi  dire  sans  sexe! 
Est-ce  bien  en  réalité  des  femmes  qu'il  y  est  question?  Nulle  alla- 
sion  à  leur  qualité  de  filles,  de  mères,  d'épouses.  Ces  noms  n'y  sont 
même  pas  prononcés.  On  croirait  qu'il  s'agit  non  d'un  sexe  différeot, 
mais  d'une  race  opprimée,  probablement  d'une  variété  de  ïespèce 
qui,  moins  robuste,  est  tenue  dans  la  sujétion  par  une  variété  plus 
vigoureuse,  fort  méchante,  et  qui  unit  aux  plus  pervers  instincts 
les  plus  noirs  calculs.  Elle  a  ourdi  en  effet,  cette  race  aussi  astu- 
cieuse que  cruelle,  le  plus  savant  complot  pour  soumettre  la  variété 
plus  faible  à  un  joug  éternel.  Elle  a  eu  l'art  perfide  d'inspirer  à 
cette  variété  subordonnée  l'idée  de  sa  propre  infériorité.  Elle  entre- 
tient chez  elle  une  ignorance  systématique  qui  l'empêche  de  raison- 
ner et  n'en  fait  qu'une  variété  gracieuse,  si  l'on  veut,  un  jouet  ai- 
mable, un  agréable  instrument  de  sociabilité.  C'est  ainsi  qu'il  y  a 
des  gens  qui  crèvent  les  yeux  au  rossignol  pour  qu'il  chante  mieux. 
De  quel  côté  sont  les  préventions,  les  appréciations  fausses  dont  les. 
émancipateurs  accusent  leurs  adversaires?  On  peut  sans  doute  en 
juger  maintenant  avec  connaissance  de  cause. 

IIL 

Les  émancipateurs  sont-ils  plus  forts  lorsqu'ils  veulent  réformer 
le  droit  civil  et  la  situation  faite  aux  femmes  dans  les  emplois  in- 


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l'émancipation  des  femmes.  673 

dastriels  ou  dans  les  autres  sphères  du  travail?  Nous  avons  admis 
que  leurs  critiques  peuvent  être  fondées  sur  plusieurs  points  dont 
nous  n'avons  pas  contesté  l'importance;  mais  là  encore  comment 
leur  concéder  le  point  principal,  l'égalité  complète,  absolue,  des 
droits  de  la  femme  et  du  mari  dans  tout  ce  qui  touche  à  la  direction 
de  la  famille  et  à  la  gestion  des  intérêts?  Le  pouvoir  marital  est 
battu  en  brèche.  Et  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  soit  attaqué  seulement 
par  les  enfans  perdus  du  parti  émancipateur;  tous,  M.  Mill  en  tête, 
veulent  TefTacer  de  la  loi.  On  ne  peut  s'exprimer  là-dessus  avec 
plus  de  netteté  qu'il  ne  le  fait.  «Il  est  parfaitement  .évident, 
dit-il ,  que  les  abus  du  pouvoir  marital  ne  peuvent  être  réprimés 
tant  qu'il  reste  debout.  »  —  Citons  encore  cette  phrase  qui  est  un 
acte  d'accusation  en  règle  contre  la  constitution  actuelle  du  mariage 
et  l'affirmation  la  plus  décisive  de  l'esclavage  de  la  femme  :  «  le 
mariage  est  la  seule  servitude  réelle  reconnue  par  les  lois;  il  n'y  a 
plus  d'esclave  reconnu  par  la  loi  que  la  maîtresse  de  chaque  mai- 
son. )>  En  France,  comme  aux  États-Unis  et  en  Angleterre,  l'article 
du  code  qui  parle  de  V obéissance  de  la  femme  est  dénoncé  avec  de 
véritables  clameurs  d'indignation.  Ce  mot  malsonnant  parait  une 
brutalité  législative  indigne  de  nations  policées.  Pas  un  seul  des 
écrits,  des  discours  où  les  droits  de  la  femme  sont  revendiqués,  dans 
lequel  cet  affreux  article  ne  soit  pour  ainsi  dire  souffleté.  Dans  une 
conférence  sur  la  femme  au  dix-neuvième  siècle^  M.  E.  Pelletan 
s'en  prend  à  Napoléon  1''  au  sujet  de  cet  article,  dont  il  l'accuse 
d'être  l'auteur.  Parler  de  l'obéissance  de  la  femme,  c'est  organiser 
le  mariage  comme  un  régiment;  parler  de  la  protection  due  à  la 
femme  par  le  mari,  c'est  faire  une  injure  gratuite  aux  hommes.  Le 
malheur  est  que  le  coupable  est  non  pas  Napoléon,  mais  saint  Paul. 
Il  est  assez  singulier  de  voir  les  émancipateurs  tirer  à  eux  l'autorité 
du  grand  apôtre  parce  qu'il  a  dit  que  le  christianisme  «  ne  connaît 
ni  libre  ni  esclave,  ni  homme  ni  femme,  »  ce  qui  signifie  que  la  loi 
chrétienne  s'étend  à  tous.  La  soumission  n'en  est  pas  moins  prescrite 
textuellement.  Il  est  évident  que  cette  soumission  a  pour  limites  la 
loi  morale  et  la  loi  religieuse,  et  qu'elle  n'implique  pas  plus  le  droit 
au  despotisme  que  la  consécration  de  l'esclavage.  11  çst  puéril  de 
s'en  prendre  à  une  question  de  mots.  Les  idées  de  commandement 
et  d'obéissance  se  fondent  et  doivent  se  fondre  de  plus  en  plus,  cela 
est  évident,  dans  l'entente  mutuelle  qui  suppose  dans  les  rapports 
une  égalité  de  fait. 

Quant  à  l'égalité  absolue,  il  faut  tout  l'aveuglement  des  éman- 
cipateurs pour  ne  pas  voir  qu'elle  est  impossible.  Ne  fautr-il  pas 
qu'en  cas  de  conflit  la  question  de  droit  soit  résolue?  Une  autorité 
indivise,  restant  perpétuellement  incertaine,  aurait  de  tels  inconvé- 

Tom  CI.  —  1872.  43 


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9lif  BBTCfB  m»  DêVX  lM»II)£8«r 

mens,  présenterait  de  telles  cfianees  d'anarchie,  qa'il  vandraît 
mieux  trancher  la  qerestion  en  faTenr  de  la  serpériovité  de»  femioes 
seton  le  système  Far nbafn.  La  loi:  la  résout  en  faveur  de  rhomne, 
constitué  chef  de  famille.  Wne  pareille  loi  est^-elle  donc  à  défendre? 
IViest-elIe  pas  fondée  en  raison,  en  nécessité,  s^il  est  reeomiu  qne 
Pfaomme  a,  pour  ce  rôle  de  gouvernement  plus  de  qualités  que  n'eo 
offre  habituellement  la  flemme?  Est-il  donc  vrai,  comme  le  prëteoë 
encore  l'auteur  du  livre  swr  Yassujetlissement  éDes  femmea^  que  a  fe 
plus  souvent  la  famille  est  pour  son  chef  une  école  d'entétemeDt, 
d'arrogance,  de  laîsser-aller  sans  limite,  d'un  égoîsme  raffiné,  etc.?» 
Le  mal  que  font  des  accusations  si  âpres  et  ainsi  générafisées  ne 
safuraît  être  passé  sous  silence.  Je  ne  connais  pas  d'injore  pins 
grave  jetée  à  la  famille  moderne  que  ne  Test  celle  que  M.  Mill 
prend  si  peu  de  soin  d'atténuer.  Ainsi  le  plus  souvent  la  famille  est 
corrompue  dans  soni  chef,  et  elle  Test  par  le  fait  de  la  légishtion, 
par  l'action  directe  de  la  prescription  de  Tobéissance.  En  vérité 
c'est  accorder  aux  effets  de  cet  article  une  importance  bïen  exagé- 
rée, et  on  peut  dire  qu'il  n'^a  mérité  «  ni  cet  excès  d'honneur  ni 
cette  indignité,  n  Oà  ont -ils  vu,  ces  accusateurs  de  la  fsimille, 
dans  sa  constitution  présente  cette  obéissance  prise  ainsi  à  la  lettre 
le  plus  soueent?  Est-ce  que  le  mariage  n'offre  pas  dans  la  plupffft 
des  cas  l'image  de  ces  compromis  de  volontés,  de  ces  arraogemens 
à  l'amiable  qui  font  que  la  société  ressemMe  bien  peu  au  code  pris 
dans  tonte  sa  rigueur?  Et  les  supériorités  véritables  ne  savent-eHes 
pas  bien  aussi  se  faire  leur  part  et  leur  place?  Serait-ce  une  fic- 
tion, un  Vcaîn  jeu  de  mots  de  prétendre  que,  dan»  les  unions  rà  la 
supériorité  réelle  est  du  côté  de  l'épouse,  c*est  le  mari  qui  règne  et 
bien  r(?ellement  la  femme  qui  gouyerne? 

Que  l'autorité  maritale  puisse  faire  dans  un  certain  nombre  de 
cas  la  place  légalement  plus  grande  à  l'initiative  et  au  pouvoir  des 
femmes,  que  le  code  de  la  famillle  soit  à  quelques  égards  sujet  à 
révision  dan»  ce  sens,  ce  sont  là  questions  de  mesure  et  de  pratique 
qui  restent  indépendante»  de  la  question  de  principe.  On  répète 
sans  cesse  que  les  homme»  ont  fait  le»  loi»,  et  le»  ont  faites  pour 
eux.  Ce  dernier  point  est  loin  d*étre  ausn  vrai  qu'on  le  prétend; 
mal»  il  suffirait  que  la  balance  eût  penché  quelquefois  de  ce  c6té, 
ou  que  des  lois  qui*  ont  eu  leur  raison  d'être  dan»  Fétat  social  ne 
trouvassent  plus  la  même  justification  dans  les  mœur»^  peur  qne 
certaines  dispositions  légales  fussent  soumises  à  un  nouvel  eiunen» 
C^est  le  devoir  d'ailleurs  de  la  société  de  donner  à  la  femme  cette 
forte  éducation  qui  augmente  sa  valeur  morale  et  déreloppe  M 
aptitudes. 

Yoilà  en  quel  sens  en  peut  accueillir  Ib»  nédamation»  sur  le  dé- 
faut de  protection  suffisante  à  la  faiblesse  du  sexe  féminin,  les 


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L'ilUNClPATION  DES  FE20IES.  676 

pittoates  sur  rirapiuiilé  trop  faabiiueUe  de  la  séduction,  sur  la  trop 
grande  indulgence  avec  laquelle  est  traité  l'adultère  de  Thomine. 
Le»  plus  modéras  d'eotre  les  émaacipateurs  oat  un  remède  tout 
trouvé  non-seulement  pour  ce  dernier  cas,  mais  pour  tous  les  cas  où 
le  naariage  Ji'offoe  pas  l'image  de  Tharmonie  :  c'est  le  divorce  rendu 
facile.  Il  est  très  douteux  qu'ils  entendent  mieux  ici  qu'ailleurs  le 
ivéaritableavantaige  de  la  £&œme,  si  puissamment  întéx*essée  i.  Fin- 
disBoluhUité  du  lien  conjugal,  hors  un  petit  nombre  de  cas  auxquels 
la  Béip&ratiûn  de  corps  suffit  le  plus  souvent  à  4>hvien  Dans  toutes 
ces  questions,  la  sitoation  de  la  iemme  pauvre  nous  parait  nxériter 
d'être  pd'ise  en  considération  plus  peut-être  encore  que  celle  de  la 
feimnede  ladasserîch^et  delà  olajsse  moyenne.  EUeest  trop  souvent 
livrée  aux  mauvais* trâiiemens.  Si  dans  la  classe  supérieure  la  femme 
obtient;  du  mail  des  respects  «t  des  égards  haUtuels ,  si  le  temps  ' 
n'^st  plus  o&  fieaumanoir  écrivait  «  qu'il  Joist  à  l'homme  de  battre 
sa  [emme  sans  mort  et  jsans  mébaing  (mutilation)^  »  et  prenait  soin 
d'indjquer  coanme  donnant  ce  droit  les  cas  où  elle  ne  veut  pae  obéir, 
où  elle  le  isaudit,  où  eUe  le  démejit,  dans  les  classes  ouvrièi'es  les 
mauvais  traitemens  allant  jusqu'aux  voies  de  fait  ne  sont  pas  rares. 
La  séparation  n'est-elle  pas  un  remède  bien  héroïque?  Peut-on  es- 
pérer d'arriver  à  une  répression  eflicace  de  ces  odieux  abus  de  la 
force?  n'est-ce  pas  encore  ici  l'affaire  moins  de  la  loi  que  du  progrès 
des  nuBurs? 

On  peut  concéder  aussi  que  dans  les  classes  riches  ou  aisées  les 
dispositions  légales  relatives. à  la  possession  et  L  la  disposition  des 
biens  restreignent  trop  k  certains  égards  la  part  d'action  laissée  aux 
fenifhes.  Il  n'est  que  trop  possible  à  un  mari,  qui  peut-*être  doit 
tout  à  sa  femme,  de  lai  tout  ôter,  jusqu'à  ses  moyens  d'existence. 
Des  esprits  pratiques,  des  jurisconsultes,  indioent  à  penser  qu'il 
eerait  juste  de  réserver  k  ia  femme  une  partie  de  sa  dot  et  de  lui  en 
laisser  ladministration.  U  y  aurait  là,  selon  eux,  pour  les  femmes, 
•une  atile  initiation  à  l'intelligence  des  al£iires,  une  gaiantie  contre 
les  prodigalités  ou  les  <entreprlses  ruineuses  du  mari.  Uue  telle  me^ 
sure  serait  facilitée  chez  nous  par  le  développemeat  de  li  richesse 
mobilière.  N'en  trouve- t-on  pas  jusqu'à  un  certain  point  l'analogue 
en  ABgleterre?  Les  femmes,  trop  souvent  annulées  par  l'omnipo- 
tence du  ma^ri,  y  trouvent  une  sorte  de  garantie  dans  la  sage  pré- 
•caution  qui  fréquemment  remet  la  dot  k  des  Gdéicommissaires^ 
lesquels  n'en  servent  que  le  revenu.  U  ne  faut  pas  non  plus  qu'à 
forme  die  traiter  la  £emme  en  incapable  en  la  rende  telle.  C'est  .a^ler 
bieii  loin  peuX-ètre  que  de  remettre,  comme  nous  le  faisons  en 
rFraaoe,  aa  mari  toute  l'administration  des  immeubles  particuliers 
de  la  femme,  que  d'interdire  à  la  femme  de  signer  un  bail,  d'alié- 
ner même  ses  biens  paraphernaux  sans  le  consentement  de  son 


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676  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

mari,  d'entreprendre  un  commerce,  même  séparée  de  biens.  Nous 
ne  tranchons  pas  ces  questions  délicates.  C'est  à  la  discussion  de 
montrer  dans  quelles  limites  sont  possibles  les  extensions  de  droits 
qu'on  réclame.  Le  passé  nous  montre  d'immenses  progrès  accom- 
plis au  profit  des  femmes  dans  ces  questions  à  la  fois  économiques 
et  morales.  La  dot  elle-même  en  fut  un  des  plus  décisifs.  Elle  a 
inauguré  leur  affranchissement.  Quel  pas  aussi  a  fait  l'égalité  des 
filles  et  des  enfans  mâles  devant  l'héritage  dans  le  droit  moderne! 
Il  n'appartient  à  personne  de  prononcer  que  cette  carrière  soit  ache- 
vée; il  suffit  d'écarter  les  folies  compromettantes. 

Faut-il  suivre  les  réclamations  émancipatrices  dans  le  champ  da 
travail  et  de  l'industrie?  Pourquoi  leur  laisserions-nous  le  privilège 
de  certains  vœux  légitimes  et  le  soin  de  chercher  des  remèdes  à 
des  maux  trop  réels?  Quel  cœur  ne  s'est  ému  des  souffrances  de  la 
femme?  Ne  sont- ce  pas  des  publicistes,  des  économistes  qui,  sans 
invoquer  de  grands  mots  trompeurs,  se  sont  dévoués  à  signaler  le 
mal,  à  le  décrire,  à  chercher  les  moyens  de  le  combattre?  Il  y  a  des 
émancipateurs  de  la  femme  qui  veulent  l'affranchir  même  de  la  loi 
du  travail.  Ils  la  relèguent  dans  la  famille,  comme  si  toutes  avaient 
une  famille,  et  comme  si  celles  qui  y  vivent  n'étaient  pas  contraintes 
plus  d'une  fois  d'y  apporter  par  leur  travail  un  supplément  de  sa- 
laire. S'il  est  vrai  que  les  hommes  usurpent  certains  emplois,  les 
femmes  ne  peuvent,  sous  la  loi  du  travail  libre,  en  être  investies 
qu'à  la  condition  de  s'en  montrer  capables.  C'est  d'ailleurs  aux 
chefs  d'établissement  à  employer  les  femmes,  lorsqu'ils  le  peuvent 
sans  préjudice.  La  loi  n'agit  directement  que  pour  les  administra- 
tions publiques  où  leur  part  s'est  accrue,  par  exemple  dans  les 
postes,  le  télégraphe,  etc.,  et  où  elle  peut,  où  elle  doit  même, 
selon  nous,  s'accroître  encore.  La  loi,  en  favorisant  l'instruction  qui 
rend  les  femmes  aptes  à  plus  d'emplois  variés  dans  les  travaux  mêmes 
de  la  main,  peut  avoir  aussi  une  heureuse  influence  en  diminuant 
la  concurrence  exclusive  qu'elles  se  font  à  leur  détriment  dans  un 
petit  nombre  de  carrières  qu'elles  encombrent.  Nul  doute  qu'il  n'y 
ait  de  ce  côté  beaucoup  à  faire;  nul  doute  que  les  femmes  ne  pais- 
sent être,  et,  selon  toute  vraisemblance,  ne  doivent  être  appelées  à 
tenir  une  place  croissante  dans  hs  professions  libérales.  On  rap- 
pelait ici  même  (1)  récemment  qu'aujourd'hui  le  nombre  des  étu- 
diâmes de  l'université  de  Zurich  s'élève  à  63,  dont  51  suivent  les 
cours  de  la  faculté  de  médecine  (AA  Russes,  1  Anglaise,  3  Suis- 
sesses, 3  Allemandes),  et  12  les  cours  de  la  faculté  de  philosophie. 
Il  s'y  ajoutait  17  élèves  qui  ont  quitté  l'université  depuis  1867 
sans  avoir  fini  leurs  études,  et  6  qui  ont  été  reçues  docteurs  en 

(1)  Voyec  U  R$vuê  da  l**  août  1872. 


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l'émancipation  des  femmes.  677 

médecine.  Ui\e  dame  d'un  mérite  distingué  vient  d'être  élue  mé- 
decin à  l'hôpital  pour  les  femmes  à  Birmingham.  Elle  est  le  sixième 
des  docteurs  féminins  qu'ait  formés  l'université  de  Zurich.  Â  Lon- 
dres, à  Boston,  on  cite  des  faits  analogues.  Les  soins  médicaux 
que  réclament  les  femmes  dans  certains  cas,  et  les  enfans  jus- 
qu'à un  certain  âge,  ne  paraissent  pas  au-dessus  des  capacités  fé- 
minines. De  même,  chez  nous,  plusieurs  femmes  ont,  dans  toutes 
les  facultés,  pris  leurs  grades.  Ces  symptômes  ne  doivent  pas  être 
négligés.  Comment  ne  pas  remarquer  que  dans  cette  voie,  où  il  se- 
rait désirable  qu'on  eût  avancé  davantage,  nous  avons  plutôt  rétro- 
gradé? Le  passé  faisait  bien  souvent  aux  femmes  la  part  meilleure, 
dans  les  professions  libérales  et  dans  le  travail  intellectuel. 

Que  l'on  accueille  de  telles  idées,  rien  de  mieux.  L'émancipation 
de  l'ignorance,  de  la  misère  et  du  vice,  voilà  la  seule  et  la  véritable 
émancipation.  On  ne  la  rencontrera  pas  en  dehors  de  la  vieille  mo- 
rale et  dans  de  chimériques  proclamations  de  droits.  Le  mouvement 
émancipateur  se  platt  à  se  présenter  lui-même  comme  une  des  ma- 
nifestations du  généreux  travail  d'une  société  qui  semble  s'être 
donné  pour  tâche  de  sonder  toutes  les  plaies  pour  les  guérir.  II  y 
aurait  trop  d'aveuglement  à  l'en  croire  sur  parole.  L'émancipation 
des  femmes,  dans  les  termes  où  elle  se  pose,  est  une  application 
qui  s'ajoute  à  beaucoup  d'autres  de  l'idée  de  fausse  égalité  qui  veut 
se  faire  accepter  quand  les  conditions  de  la  nature  et  de  la  société 
la  repoussent  :  égalité  niveleuse  qui  ne  respecte  pas  plus  l'intégrité 
de  la  famille  que  les  droits  du  capital,  qui  s'inspire  chez  beaucoup 
de  l'orgueil  et  des  passions  sensuelles,  et  qui  se  reconnaît  à  ce  signe 
qu'elle  élève  partout  de  jalouses  compétitions  et  de  haineuses  riva- 
lités. Elle  parle  toujours  de  droits,  jamais  de  devoirs.  Elle  énerve  et 
elle  excite,  elle  met  l'esprit  de  révolte  à  la  suite  des  mots  mal  com- 
pris de  justice,  d'humanité,  de  progrès.  Peut-on  traiter  légèrement 
de  tels  symptômes?  Ne  menacent-ils  pas  la  famille  et  jusqu'à  l'état? 
N'existe-il  pas  enfin  une  sorte  de  solidarité  entre  toutes  les  théories 
antisociales  qui  rend  certaines  thèses  plus  dangereuses  aujourd'hui 
qu'à  d'autres  époques?  Assurément  le  ridicule  joue  dans  quelques- 
unes  de  ces  revendications  un  rôle  qui  semble  en  atténuer  le  péril. 
Suffit-il  à  le  faire  disparaître?  Ce  serait  une  chose  sotte,  cela  est 
sûr,  mais  ne  serait-ce  pas  une  chose  fâcheuse  et  redoutable  aussi, 
au  milieu  de  tant  de  causes  de  fermentation  et  de  dissolvans  aux- 
quels elle  viendrait  se  joindre,  qu'une  absurde  guerre  de  sexe  s'a- 
joutant  à  une  guerre  de  classes  dans  nos  ;»ociétés  troublées? 

Henri  Baudrillart. 


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SOUVENIRS 

DE  L'ADRIATIQUE 


I. 
Lk  DA.Lifàrifi   BT  LBS  .5I.Â¥.Eâ   MI    SOft. 


Les  Serbes,  les  Croates,  tes  Dalma^les  ont  un  petit  livre  qu'on 
tronre  partout  cfae?  eux,  même  dans  le  moindre  village.  Ce  Tdame 
^e  quelques  pages  est  intitulé  Anrmaire  des  Slaves  du  sui^  hkn 
qu'il  en  paraisse  plusieurs  édîtiras  assez 'semblables  outre  elles,  il 
«s'imprime  surtout  à  Zagabria.  Ouelques  détails  sor  les  bais  de 
Croatie  et  sur  les  princes  serbes,  sur  leurs  guwres  contre  tes  flon- 
-groîs-et  les  Turcs,  quelques  conseils  pratiques,  des  légeoécset  des 
icbants  nationanx  le  remplissent  tout  entier;  mais  ce  qui  fimppe sur- 
tout le  lectemr  étranger,  c'est  3a  première  page;  elle  contient  uh 
ftaiûem  des  Slaves  <fui  habitent  l'Autriche  méridionale  et  Y'Bsnfm 
)Ottoman«  lis  sont  au  nombre  de  li  nûllions,  partagés  entre  b^ 
«u  huit  provinces.  Le  voyageur 'entre  rarement  dans  ame  maison  en 
tces  pays  sans  y  voir  cette  liste  placée  i  côté  du  «calendrier,  ownmB 
-A  chaque  jour  la  race  devait  se  rappeler  <3ombien<eUe 'Compte  d'en- 
fans,  quelles  destinées  diverses  ThistoniB  a  faites  k  ces  membres 
d'une  même  famille. 

-Ces  mots  Slaves  du  Bud,  par  T)pposition  aux  SI  fnrlIiMs  de  Tchè- 
ques, de  Polonais  eft  de  Russes  qui  -occiqïent  le  «nord  du  Danube, 
désignent  une  population  qui  parie  une  même  langue,  diversifiée, 
il  est  vrai,  par  des  dialectes.  Les  Bulgares  sont  la  fraction  la  phs 
orientale  de  cette  race  ;  viennent  ensuite  les  Serbes,  les  Sclavons, 
les  Croates,  les  paysans  du  territoire  de  Trîeste,  les  habitans  des 
princîpalités  de  Goritz  et  de  Gradisca,  du  duché  de  Carniole,  du 
marquisat  d'Istrie,  de  la  Dalmatie,  sans  compter  un  tiers  de  la  Sty- 


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rie  et'Cle  b  Gariaidiie  et  la  plus  gnovâe  portœ  de?  c<mfiiis  mîIitaJFesM 
ka  centre  nov^troiwons  te»  Boaniaqnesyles  ^enx  Sevbes  et  les  Her- 
zégoribieD».  De  ces  Slaires,  14&^9006<  soaK  indépendaiBs,  plus  de^ 
ê  millions  subissent  la  dommatioB  ottmnaDe^  %  mÛlions  i/2  appar- 
tiennent à  rAutricba-Hongrie.  Oa  voit  facîlemeDt  qu'ils  sont  xé- 
pancAis  dans  de  vastes  crainrées  dont  les^  tinaites  n'ont  rien  de  pré- 
eis.  Hls  se  trouvent  d«i  reste  partout  mêlés  à  des  hommes  d'au/très 
races,  aux  Magyars^  aux  Allemand»,  aux  Bioumains,  aux  Turcs,  aur 
Italiens,  aux  Gvecs  môme  et  aux  Albanais^ 

De  touies  ces^  provinces,  lai  Dalnatie'  est  peut-être  ceNe  qui  peir- 
met  lie  mieux  de  comprendre  ce  qu'il  fant  penser  des  aspirations  des: 
Slaves  dn  sud.  Seule,  depuis  que  ces  peuples  ont  passé  le  Danube, 
elle  s'honore  d'une  cultare  intellectnelle  qui  remonte  à  quatre 
siècles;' elle  pc^sède  une  riche  littéralape,  des  archives  phis  riches 
encore;  elle  a  un  passé  qui  commence  à  être  bien  connu,  qui:  ex* 
plique  non>-seuIement  Tétat  actuel  de  ce  pays,  mois  les*  difficultés 
eontre  lesquelles  luttent  ses  voisin»  d^  môme  race.  €'est  aux  écri- 
vains datmates,  aux  c&artes:  conservées  à  Raguse  que  tes  Croates^, 
les  Sclavons,  toutes  ces  vieilles  prmfcîpawtés  qui  ont  en  une*  histoire 
SI  obscure,  demandent  aujouard'hui  lé  peu  qu'elles  peuvent  savoir 
du  rôle  qu'elles  ont  joué  autrefois.  Gouvernée  par  Venise,  puis  par 
l'Autriche,  la  Dalmatie  s^est  pénélfrée  dies  icKesde  TËurope,  non- 
seulement  beaucoup  plus  que  Ih  Bosnie,  maïs*  que  lla^  Serbie  et  le 
Monténégro.  Par  cette  province  les  Staves  an  sud  possèdent  la  merr 
de  Tautre  côté,  sur  le  Ponlr-Eusin,  les  Fulgares  ont  abandonné  les 
portis  aux  Grecs;  au  nord  de  l'Adriatique,  Trieste  est  une  ville  alle- 
mande: «u  plutôt  cosmopolite»  Le  pays  n'offrirait-il  pas  ce  genre 
d*attrait,  que  a  D^lraatîe encore  presque  inconnue  mériterait  à  tous 
égards-  d'ôtre  visitée  (1).  La  nature  y  présente  de  beaux  aspects; 
l'artiste  et  l'historien  y  trouvent  des  monnsmens  de  tou9  bs  âges*  On 
ne  peut  sans  intérêt  voir  en  détail  ce  qti^est  l'administration  prorin^ 
ciale  donsi  If  empire  d'Autriche;:  enfin  le  souvenir  de  la  France  est 
encore  vivant  dans  toute  la  contrée.  Noos  avons  administré' ce  pays 
au  débnt  du  siècle  :  nous  y  avons:  laissé  de  grands  travaux  d'utilité 

(1)  L*bayrage*ft  la  fais  Ib*  plut  réeent  et  lé  pltis-coinplcrt  que  nous  ayons  ma  la-  Dal- 
nade  mi  celui  de  sir  John  Wilkiiueii,  Ikdmaiia  <mi  Moniûntffro,,  Loadre»  1S4B» 
n  a  été  tEadult  en  allemand  par  Wilhem.  Adnlt  Lindaa.  Le  lirre  de  Tauteur  anglais 
est  loin  de  faire  connaître  Tétat  actuel  du  pays.  On  trouve  des  faits,  intéressans  dans 
ta  description  de  Franz  Petter,  Dalmatien  in  seihen  versehiedenen  BêziehungeUf  Gotha 
ÎS57;  mais  Petter  se  borne  trop  ft  la  sCMlsticfoe  et  à  I»gdbgrapMo'  pliysiqne  de*  Ik  pro- 
vince» L'afe6è  Portis,  %aà  a  publié  snr  la  pfovfaiee  deos  irohimea  cxoelleBBt  est  sartaiit 
un  nataBalista  :  V^ya^ê  m  DalmtUia,  2  w>l.  ia-S*;  Berne  177^.  La  DalmaUe  aneimu^ 
êL  modarne,  de  Levasseur,  Paris  1861^  n*est  q}i*un  résumé  de  ce  qu'avait  dit  Fortia 
Cette  province  a  été  Jusqu'à  ce  Jour  si  négligée  qu'elle  n'est  décrite  que  d'une  façon 
très  imparfaite  dans  les  guidés  allemands,  anglais  et  français  qui  font  autorité. 


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680.  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

publique,  des  réformes  auxquelles  le  temps  n'a  rien  changé.  Quand 
je  visitai  cette  côte,  il  y  a  quelques  mois,  tout  occupé  avec  l'artiste 
qui  m'accompagnait,  M.  Ghaplain,  des  études  qui  faisaient  Tobjet 
de  notre  voyage ,  Taccueil  sympathique  que  nous  recevions  doos 
frappa  tout  d'abord.  Nous  n'avions  pas  le  goût  de  répondre  trop 
vite  à  une  bienveillance  que  nous  comprenions  mal  encore  et  qui 
pouvait  cacher  quelque  pitié  pour  nos  récens  désastres.  Le  temps 
nous  montra  qu'elle  ne  devait  rien  ni  à  des  sentimens  de  cet  ordre, 
ni  à  une  politesse  superficielle,  qu'elle  s'expliquait  par  des  raisons 
profondes  et  anciennes,  par  une  vieille  reconnaissance  pour  des 
amis  d'autrefois.  Nous  pouvions  l'accepter.  Elle  a  donné  à  ce  voyage 
un  charme  particulier  auquel  nul  Français  ne  fût  resté  insensible. 
Nous  devions  voir  du  reste  par  la  suite  en  descendant  vers  la  Tur- 
quie, en  Albanie  et  en  Épire,  combien  les  derniers  événemensontpeu 
changé  dans  ces  parties  reculées  de  l'Europe  l'idée  qu'on  se  fait  de 
la  France.  Ces  peuples  ont  suivi  avec  une  surprenante  curiosité  tous 
les  incidens  de  la  guerre;  pour  la  première  fois  des  bulletins  turcs, 
grecs,  italiens,  les  tenaient  au  courant  des  batailles  livrées  en  Oc- 
cident. Les  musulmans  sont  pour  le  voyageur  français  tels  que  je 
les  avais  vus  en  186A  et  en  1868.  Il  m'a  été  impossible  de  saisir  le 
moindre  changement  dans  leur  manière  de  se  conduire  à  notre 
égard.  Ils  ont  sur  cette  guerre  une  opinion  très  simple  et  toute  fa- 
taliste :  l'épreuve  a  été  cruelle;  il  faut  attendre  le  lendemain.  Les 
chiffres  de  l'emprunt  ont  pénétré  dans  ces  provinces.  C'est  une  sur- 
prise tout  à  fait  étrange  que  d'entendre  votre  hôte,  un  paysan  ou  un 
petit  propriétaire  qui  vous  reçoit  dans  une  cabane  perdue  au  fond 
des  montagnes,  à  quatre  ou  cinq  jours  de  la  mer,  vous  parler  des 
milliards  que  nous  avons  souscrits.  Ces  sommes,  dont  nul  ne  se  fait 
une  idée  quelque  peu  précise,  sont  devenues  légendaires  comme 
les  trésors  d'un  prince  aussi  riche  que  les  Francs,  le  calife  Ha- 
roun-al-Raschid.  Ni  les  Albanais,  ni  les  Grecs,  ni  les  Slaves,  ne 
pensent  autrement  que  les  Turcs.  Pour  ces  contrées  nous  sommes 
ce  que  nous  étions  hier,  ce  que  nous  serons  demain.  La  foi  dans  nos 
destinées  n'a  pas  été  atteinte.  Nous  contribuons  du  reste  à  la  mun- 
tenir  en  ne  changeant  rien  en  Orient  à  nos  anciennes  habitudes.  Si 
la  station  navale  du  Levant  a  été  diminuée,  cette  réduction  est  pro- 
visoire et  notre  drapeau  a  paru  cette  année  sur  tous  les  points  où  il 
se  montrait  d'ordinaire.  Nos  services  de  transports  maritimes  re- 
viennent aux  itinéraires  qu'ils  suivaient  en  1870.  Les  subventions  i 
nos  protégés  naturels  restent  les  mêmes;  nous  envoyons  des  mis- 
sions scientifiques  comme  par  le  passé.  A  l'extérieur  comme  en 
France,  ramener  notre  vie  de  tous  les  jours  à  l'activité  d'autrefois, 
faire  autant  que  possible  ce  que  nous  faisions,  mais  avec  plus  de 
prudence  et  une  juste  économie,  telle  a  été  la  pensée  qui  a  inspiré 


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SOUVENIRS   DE  L  ADRUTIQUE.  ÔSI 

depuis  deux  années  le  gouvernement  de  la  France.  Le  bon  sens  ne 
pouvait  recommander  une  conduite  plus  profitable  aux  intérêts  du 
pays. 

L 

La  Dalmatie  forme  un  royaume;  c'est  sous  ce  nom  qu'elle  figure 
dans  tous  les  actes  ofliciels  où  le  souverain  d'Âutriche-IIongrîe  énu- 
mère  les  couronnes  de  la  maison  de  Habsbourg.  Ce  prince  du  reste, 
pour  rappeler  quelques-uns  de  ces  titres  qui  sont  au  nombre  de 
cinquante-six  en  tète  du  statut  constitutionnel  d'octobre  1860,  est 
roi  de  Bohême,  de  Croatie,  de  Schiavonie,  de  Galizie,  de  Lodomé- 
rie,  d'Illyrie,  duc  de  Styrie,  grand-prince  de  Transylvanie,  mar- 
grave de  Moravie,  comte  de  Sonnenberg,  seigneur  de  Trieste  et  de 
la  marche  des  Vendes  :  image  de  la  manière  dont  s'est  constituée  la 
monarchie  autrichienne,  cette  vaste  fédération  où  les  états  sont  en- 
trés sans  se  confondre,  où  la  dignité  impériale  est  le  seul  lien  qui 
réunisse  des  provinces  si  diverses.  La  Dalmatie  a  une  des  formes 
les  plus  bizarres  que  présente*  la  géographie  politique  de  l'Europe, 
forme  tout  artificielle,  sans  limite  naturelle,  si  ce  n'est  à  l'occident, 
où  elle  s'arrête  à  la  mer.  C'est  un  long  triangle  dont  la  base  est 
tournée  au  nord,  et  qui,  descendant  ensuite  vers  le  sud,  se  rétrécit 
rapidement,  au  point  de  n'avoir  plus,  quand  il  se  termine,  que  3  ou 
à  kilomètres  de  large.  Dans  le  district  de  Raguse,  tel  est  ce  peu  de 
profondeur  que  les  Turcs  de  leurs  montagnes  pourraient  bom- 
barder par-dessus  l'empire  d'Autriche  une  flotte  qui  naviguerait 
dans  l'Adriatique  :  violation  de  la  neutralité  qui  n'a  pas  été  prévue 
par  le  droit  des  gens.  Autre  bizarrerie  :  le  territoire  ottoman  coupe 
la  Dalmatie  en  trois  morceaux.  Pour  aller  par  terre  d'Almissa  à 
Slano,  et  de  Casteinovo  à  Gravésa,  il  faut  en  demander  la  permis- 
sion aux  soldats  du  Grand-Seigneur. 

Cette  province  n'est  qu'une  bande  de  terre,  un  véritable  ruban. 
Plus  de  quatre-vingts  lies  ou  Ilots  forment  devant  la  côte  une  guir- 
lande de  200  milles  de  longueur.  On  navigue  au  milieu  des  fiores. 
Le  sol  est  pierreux,  d'un  rouge-brun,  accidenté  par  de  grands  ro- 
chers, découpé  comme  une  dentelle.  Ces  teintes,  tristes  et  pâles 
quand  le  ciel  est  voilé,  s'illuminent  de  couleurs  dorées  dès  que  le 
soleil,  qui  se  cache  rarement  dans  ces  contrées,  les  inonde  de  lu- 
mière. A  l'orient  s'élèvent  les  hautes  chaînes  de  THerzégovine  et 
de  la  Bosnie;  à  l'occident,  l'œil  se  perd  sur  les  flots  de  l'Adria- 
tique. Cette  navigation  a  toutes  les  beautés  que  peut  donner  la 
triple  réunion  de  la  mer,  des  montagnes  et  du  soleil,  l'intérêt  d'un 
voyage  où  Ton  passe  d'un  canal  à  un  autre,  san6  perdre  jamais  de 
vue  la  terre,  les  maisons,  les  champs,  le  spectacle  de  l'activité 
humaine.  Tantôt  le  bateau  longe  des  côtes  boisées,  découvre  de 


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082  B£TUC  MXEB  DBEI  MONDEfi. 

^vertes  et  fraîches  vallées,  connue  le  caotl  des  Castelii,  qae  ksno- 
iîles  vénitîeBS  avaient  couvert  autrefois  ^de  <^Ibs,  tantôt»  à  Sebcnbo 
par  exemple,  il  entre  dans  des  golfes  profonds,  sinaeux,  où  la  mer 
encaissée  et  paisible  semble  ne  plus  être  qu'un  large  fleuve.  Par- 
tout les  jeux  de  la  lumière  et  de  l'eau  sont  infinis,  dans  ces  cri- 
«ques,  aous  ces  locbers  profonds ,  sur  œs  longs  détroits  «que  le  ciel 
isolore  de  teintes  toujours  variées,  depuis  les  longues  traînées  pâlis- 
santesi,  mêlées  de  paiUeCtes  bi*il!antes  que  laisse  le  soleil  couchant 
jusqu'à  l'éclat  des  feux  4u  midi.  Plus  on  descend  vers  Le  sud,  plus 
.les  aspects  ont  de  igrandeor.  Les  bouches  àe  Cattaro  sont  un  des  pins 
lieauK  points  du  monde.  A  peine  a-t-esi  dépassé  Vitaglioa  qu'iw  ne 
voit  plus  l'Adriatique.  Elle  forme  ici  un  grand  Ibc»  qui  luÎHDèmeen 
forme  cinq  autres,  lac  entouré  de  montagnes  à  pic,  partout  couvert 
(de  chantiers,  de.maiB0Bfi,<de  villagea,  «de  forteresses.  G'est.laJSiiisse^ 
mais  sous  le  soleil  rd'Orient,  une  Suisse  4>ù  les  jûeds  des  montagaes 
ipIoBgent  dbns  la  mer. 

Les  villes  sont  sur  la  oôte<ou  dans  lœ  Iles.  vOn  eoire  en  général 
.en  Salmatie  par  Zaca^  ainsi  la  capitale  *de  la  ^province  est  <à  l'ex- 
Jbrème  nord,  sur  la  froAtiève,  place  singuUëjie  peur  un  «faef-4ies« 
iqni  du  reste  ne  mérite  oe  privilège  ni  par  ;8a  .riohesse  ni  par  sa  p^ 
ipulatiea.  C'est  um  centre  .administratif  qui  perdrait  demain  la  nxii- 
itié  de  ses  .hahiians,  s*il  «cessait  d'être  ia  (réfiidenoe  du  gouirasear. 
Le  moyen  âge  a  légué  isux  temps  modernes  sur  tcette  mer  six  ou 
sept  «cités,  dont  la  plus  itt^portante  compte  à  peine  i0.4M)0  iabi- 
ians.  'Quand  les  évémemens  les  finirent  sous  une  admiaistiiatioi 
commune,  le  doge  établii;  oui  pnsvédîtettr  à  Zara,  gui  «était  le  point 
du  pays  le  plus  rapproché  de  Venise.  Le  leld-maréchal  aiitsidûeB 
succéda  au  provédiiteur.  (Test .au  tenps  et. à  IJÛAtoidre,  jJhis  encore 
qsi'à  k  maison  >de  Habsbourg.,  qu'il  £iut  ri^piDcber  ^absence  ea 
cette  province  d'une  capitale  Baturelle.  Zan  ^a  des  ma^attns,  un 
a^rsûet  des  fonclionjiaires.  Sebenico,  JSpalato,  Trau,  Almissa,  ita- 
gnse,  Cattaro,  gardent 'unaq>eot  plus  .original.  Ce  sont  «de  vieittei 
aanonunes  du  moyen  ftge,  perdues  sur  les  demie»  rachers  ^  l'Ea* 
«ope,  slaves  et  occidentales,  oivflisées  et^baiipares.  De  petites  mea 
iODtueuses  qui  grimpent  «n  escalier^  pa^es  de  cailloux  blancs  oa 
de  grandes  dalles  glissantes,  —  des  maisons  solides  et  noires,  ba- 
•ties  Mie  grosses  pierres  ibrunies  par  les  :siécles,  bardées  de  barreaux 
de  fer,  ornées  d'écussona,  de  ibas-freliefs,  de  statues, — ia  plaœ  pu- 
hlique  où. est  le  palais  de  la  commune,  —  la  loggia  où  .siégeail  le 
juge,  —  la  douane,  édifice  dnqMrtantcdais  on  ipays  qmtea  :tirait  k 
plus  clair  de  ses  revenns,  —  de  port,  petit,,  bien  fermé,  .flaoqai 
de  hautes  tours,  accessible  par  un  goulet  étroit^  vétitaUe  fui^oa 
où  on  mettait  les  navires  sons  dé,  —  le  dame  et  les  églises,  que 
vingt  'géoératiens  ont  comblés  de  pnéeens  :  toute  ces  ivilles  oat  k 


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mèmeftapeot;  «UeASOBianjourd'hiMcequ'elleftétaieBt  an  inn^  siède.. 

Les  geiB^qur  vivaient  lài  avaionl.  des  eiinefliisi  parloui,.  aa  nord  em 
Bemcne^  à  Test  en  Bosnie,  en  Raschie,  k  Touesl.  ài  Anoâne^  à  Bnri, 
sowrent  à.  ^CAîse.  Se'  renfermer  ehes  eux»  se  cacher  derrière  de^ 
grands  mursi  sortie  (|aa&d  ki  bonne  fortune  le  pecmeilait^  résister 
aaz  agresseurs  s'ib.  le  pouvaient,  simcm  tranaigen,  ae  soumetti^  ià 
demi,  ae  faire  oublier,,  telle  était  leur.  vie.  Illa  B*ont  jamois  appartenu 
à  personne,  ils  ont  appartenu  à  tx)iU  le  monde.  L'empire  by^aniia 
leur  imposait  on  tribut,  mais  ces  cités  étaient  vassales  et  non  su- 
jettes :.  ensuite  sont  venus  les  Croates;:  les  Hongrois  les  ont  piUées;; 
Venise  leur  a  veuâtk  sa.  protection  ;.  rinvasiûn>  des  Turos  les.a  dispu- 
tées à  Venise;  l'empire  français  les  ai  données  à  l.'Aoi triche,,  rqprises^ 
et  perdues.  Ceite  histoire  est.une];sttite  d'épisodes  où  l'oasVHientft 
mal;  parce  que  les  destinées  d'un  district  sont  sarement  oelles  du. 
canton  veisLa,*  pajsce  que  dajis.  les  événemens  tout  est  isolé:,  frag- 
Boenté.  Au  commencement,  de  ce  siècle  on  trouvait  encore  près  d& 
SebenîcO'  une  républÂGpoB  indépendante,.  Gelle  des  Pogiisiens;  Bar- 
guse  se  gouvennait  elle-même..  Aujourd'hui  lesi  boucbes.de  Cattaro 
ont  d'importans  privil^a.  Les  amllimes  locales  sont  aussi  partout. 
diflTèrentes. 

U  est  cependant  b^t  do  sfimagiAer  ce  <pi'a.  été.  la  vie  des  cités 
dalfliates  jusqu'auLxvn^'âècle.,  époque  oiTla^ vigueur  des  aaftcieoiQes» 
générations  s'affaiblit  pour  laisser  l'administâration  dd  Venise  établir 
una  autorité  plus  œmplëte.  Elles  admettaient  l».  suptématie  d'ua 
suzerain;  en  payant  tribut,  elles  se  gouvesnaieaut  presque  toujours  ài 
l&asc  gaiao.  Chaque  ville;,.  elMu|tte  bourgs  ^ait  ime  petite  république 
qui  avait  ses  statute^  Gies<  coDstitutioaa  sont  duiesv.  soupçoûBeusesi, 
parfcâsbarhai!es.  Ou  y  refiouiatt  Tœuvret  d'une  noblesse  bourgeoise! 
menacée  psdr  Ia.iiilke  voisiiievpi^f  le  pa^'san,  par  le  comte,  qui  repré- 
srate  d'ordinaire  Vienise,.pair  le  clergé,  qw  dépend  de  Home.  Contre 
tous- ces  dangers,  il  faut  une  prévoyance  ombrageuse^.  On  ne  saurait 
nier  l'autorité  du  comtes  du  moias  en  la  limitera,  on  la  forcera  ài 
composer  avec,  la  commune.  Le  doge  est  loio»  et  ses  galères  ne  peur- 
¥«t  k  diaque  benne  venir  défendre:  ses  n^résentana.  A  Curzola,, 
dent  la  constitatioD  est  de  i21&,  le  comte  nomme  trois  juges,  mais 
leconseal  des  citoyens  doitappirouver  lochoia;  Les  trois  juges,  d'ae^ 
coid  avee  le  comte,  en  nomment  aiz.rle  gouvernement  ainsi  cour 
slitué  dSKipose.  des  emplois*  publics^  Le  eomte  du  reste^  se  confor- 
mera à  la  charte  signée  le  jour  oii  la  ville  a  reconnu  le  protectorat 
de  Saintr^ftWe.  U  en  est  de  mrôme  à  Trau,  k  Sebenico,  à  Zara,.  à  Lé* 
mna>  à  Almissa,  de  même  partout;  ces  constitutioois  ne  diffèrent  que 
par  le  détail..  Les  couseillers  doivent  être  (ils  de  conseillera;  il  no 
faut  pas  que  le  paysan  enrichi  eatre  par  surprise  dans  la  cité.  Les 
nobles,  les  gens  des  villes»  par  opposition  aux  gens  des  campagnes. 


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68&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernent  seuls.  A  l'église^  on  défend  de  posséder  des  immeubles; 
aucun  citoyen  ne  peut  lui  faire  une  donation  de  son  vivant;  le  com- 
merce est  interdit  aux  prêtres.  La  loi  parle  avec  une  violence  gros- 
sière des  abus  du  clergé.  L'étranger,  non  l'homme  d'une  antre 
race,  mais  le  voisin  le  plus  proche,  est  l'adversaire  naturel,  Tennemi 
héréditaire.  Il  ne  peut  rien  posséder  sur  le  territoire  de  la  commune. 
Si  un  habitant  dit  du  mal  de  la  commune,  il  est  banni,  ses  biens  sont 
confisqués;  revient-il  dans  sa  patrie,  il  a  la  tète  tranchée.  Ces  ré- 
publicains ont  une  grande  opinion  de  leur  droit  à  l'indépendance. 
La  loi  leur  ordonne  d'être  toujours  armés;  l'entrée  sur  la  terre 
d'autrui  est  punie  d'une  amende,  à  plus  forte  raison  la  violation  do 
domicile.  Les  dispositions  qui  protègent  la  propriété  sont  relatÎTe- 
ment  plus  rigoureuses  que  les  peines  contre  l'assassinat  et  les  voies 
de  fait.  A  Lésina,  le  vol,  selon  la  gravité,  entraîne  la  perte  de  l'œil 
droit,  de  la  main  droite,  des  deux  mains,  et  s'il  dépasse  30  livres, 
la  mort.  L'attentat  sur  la  femme  mariée  est  puni  de  mort,  que  le 
coupable  soit  noble  ou  vilain;  sur  la  fille,  d'une  simple  amende.  On 
trouverait  dans  ces  constitutions  bien  des  articles  qui  rappellent  les 
cités  de  la  Grèce  antique.  La  religion,  les  traditions,  les  races  étaient 
différentes;  l'isolement,  le  besoin  de  se  protéger,  un  état  de  guerre 
perpétuel,  un  vif  sentin^nt  de  l'indépendance  chez  des  peuples 
également  jeunes,  ont  fait  établir  les  mêmes  lois.  Ainsi  cette  tyrannie 
de  l'état,  cette  haine  de  l'étranger,  qu'on  explique  parfois  chez  les 
anciens  par  des  causes  toutes  secondaires,  ont  une  seule  raison  : 
l'intérêt  de  la  communauté. 

Dès  le  milieu  du  xvii*  siècle,  la  noblesse  dalmate  n'avait  plus 
de  passion  quç  pour  les  rivalités  de  castes,  les  titres  honorifiques, 
les  privilèges  de  costume  et  les  préséances.  Aujourd'hui,  la  société 
polie  des  villes  parait  être  au  premier  abord  tout  italienne;  on  voit 
bien  vite  que  les  apparences  sont  trompeuses.  Il  est  vrai  que  les 
abbés  en  culotte  courte  rappellent  Milan  et  Venise,  que  la  prome- 
nade dans  la  rue  principale,  qu'on  décore  du  nom  de  corso ,  réunit 
le  soir  en  été  une  foule  nombreuse,  que  les  hommes  passent  de 
longues  heures  au  cercle,  que  de  vieilles  familles  nobles  vivent 
renfermées  chez  elles,  cachant  leur  pauvreté  dans  des  palais  pour 
étaler  quand  elles  sortent  un  luxe  éclatant.  11  est  vrai  surtout  que 
l'italien  est  d'un  usage  général  ;  mais  le  sang  dalmate  est  slave. 
Cette  société  vit  surtout  chez  elle,  en  famille;  on  ne  peut  lui  repro- 
cher ni  le  goût  du  brillant  ni  celui  de  la  parole.  Elle  a  une  bonhomie 
très  simple  et  une  réserve  un  peu  froide  qui  n'excluent  ni  la  finesse 
ni  la  cordialité.  Elle  est  instruite  et  sérieuse;  elle  parle  le  français 
souvent  avec  une  grande  pureté.  Elle  recherche  nos  journaux,  qu'on 
trouve  partout,  même  dans  des  villes  de  quatre  et  cinq  mille  âmes; 
elle  lit  aussi  et  surtout  nos  romans.  Les  contrefaçons  allemandes 


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SOUTEMIRS  DE  L'ADRIiLTIQUE.  686 

inondent  le  pays,  et  en  yérité  donneraient  une  médiocre  idée  de 
notre  littérature,  si  le  lecteur  ne  savait  choisir  entre  ces  ouvrages. 
Nous  apprenons  à  l'étranger  le  titre  de  livres  que  nous  n'avons 
jamais  vus  et  qui  cependant  ont  d'abord  paru  à  Paris  :  ces  œuvres 
médiocres  passent  chez  nous  inaperçues;  les  imprimeurs  de  Leipzig 
rendent  à  la  France  le  mauvais  service  de  les  répandre  avec  force 
ré&lames,  et  nous  jugent  ensuite  sur  des  ouvrages  dont  ils  ont  fait 
seuls  le  succès.  Les  acteurs  italiens,  se  mettant  de  la  conjuration, 
jouent  les  pièces  de  nos  petits  théâtres,  et  comme  les  modes  de 
Paris  font  la  fortune  des  bonpes  enseignes  sur  cette  côte  de  TAdria- 
tique,  il  faut  quelque  bon  sens  pour  ne  pas  prendre  à  la  lettre  une 
comédie  fort  en  vogue  en  ce  moment,  où  le  très  galant  chevalier 
français  est  représenté  au  public  dalmate  sous  les  traits  d'un  jeune 
homme  plus  aimable  que  sérieux. 

Dès  qu'on  s'éloigne  de  la  côte,  on  ne  trouve  plus  que  de  grands 
villages.  Knin,  Obrovatz,  Scardona  même,  ne  peuvent  prétendre  au 
titre  de  villes.  Nombre  de  chefs-lieux  de  district,  inscrits  en  lettres 
capitales  sur  la  carte,  sont  des  créations  administratives  nées  d'hier 
et  qui  pourraient  disparaître  demain.  Le  Dalmate  moderne  n'aime 
pas  les  agglomérations;  comme  ses  ancêtres,  dont  le  Porphyrogé- 
nète  disait  :  «  ce  peuple  ne  peut  souffrir  que  deux  cabanes  soient 
Tune  près  de  l'autre,  »  il  disperse  ses  maisons  sur  de  grands  es- 
paces. Vous  arrivez  à  Zéménico,  vous  en  sortez  sans  avoir  vu  autre 
chose  qu'une  église  et  un  poste  de  soldats.  Vous  demandez  le  chef- 
lieu  de  canton,  on  vous  répond  que  vous  y  êtes;  votre  guide  vous 
montre  à  droite,  sur  une  hauteur,  cinq  ou  six  maisons;  vous  en 
découvrez  quelques  autres  dans  la  plaine  et  sur  une  seconde  col- 
line :  ce  mot  da  Zéménico  est  une  expression  géographique.  Les  sa- 
vans  qui  consultent  la  carte  de  la  Dalmatie  publiée  récemment  en 
vingt  feuilles  par  Tétat-major  autrichien  peuvent  être  sûrs  que 
toutes  les  localités  qui  ont  l'honneur  de  figurer  sur  ce  document 
ressemblent  plus  ou  moins  à  Zéménico. 

Le  paysan  slave  n'a  jamais  eu  à  redouter  le  contact  de  la  civili- 
sation. Les  villes  de  la  côte  tenaient  à  ce  qu'il  restât  barbare  :  telle 
était  aussi  la  politique  de  Venise;  elle  rendait  ainsi  impossible  la 
réconciliation  entre  la  noblesse  et  les  habitans  des  campagnes,  elle 
maintenait  sur  les  confins  ottomans  une  population  sauvage  qui 
était  son  meilleur  rempart  contre  les  Bosniaques.  Ce  paysan,  le 
morlachj  comme  on  l'appelle  d'un  mot  dont  le  sens  est  incertain, 
mais  qui  parait  signifier  les  Valaques  de  la  mery  n'a  jamais  rien  ap- 
pris; il  en  est  encore  aux  mœurs  des  premiers  jours,  pauvre,  cou- 
rageux, ami  de  l'indépendance,  fier  des  riches  couleurs  de  son  cos- 
tume, de  ses  broderies  faites  par  les  femmes  à  la  maison,  de  son  fusil 
qu'il  ne  quitte  jamais.  Grand,  élégant,  la  taille  bien  prise,  les  jambes 


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«86  KITUB  DB»  DEUX  MORBE». 

serrée»  dans  xm  pant&Ioa  collant  qui  s'arrête  avx  geBMx^  les  pieds 
diaussés  de  Vopankéy  morceau  de  cuir  de  bœof  noué  a^c  littières, 
fa  petite  reste  aux  manches  flottantes  sur  les  épaules,  la  t»que  de 
soie  rouge  sur  ta  tète,  il  semble  être  mt  personnage  détackè  des 
taMeaax  vémtîens;  tels  sont  quelque9-in!9  des  jeums  nobles  de  h 
Kgende  de  sainte  llramle  peinte  par  CarpacdOi  Les-costuaies  des 
femmes  présentent  une  plus  grande  variété;  chaque  canton,  cbaqnt; 
village  a  le  sien.  Tous  cependant  ont  des  caractères  communs,  ^ 
cette  remarque  est  vraie  non*seuIement  de  la  Datmatie,  mais  de 
ta  péninsule  du  Balkan  presque  tout  entière.  La  robe  étroite,  laite 
db  toile  blanche,  serre  les  jambes  et  se  rétrécit  parfois  vers  le  bas 
au  point  d'^empècher  toute  marche  rapide?  un  tablier  brodé  de  taioe 
verte,  rouge,  bleue,  épais  comme  un  tapis,  est  attaché  à  la  ceintiire. 
Une  large  bande  de  cuir,  relevée  d*omemens  d'or  et  d'argent,  9&m 
la  taille;  des  sequihs  ornent  la  tête  qu'enveloppe  un  voile.  Ce  cos- 
tume est  très  ancien  et  sans  doute  antérieur  à  Farrivée  desSâarcs 
dans  le  pays.  Une  charmante  statuette  de  bronze,  trouvée  réceoH 
ment  à  Scutari  d'Albanie,  œuvre  précieuse  d'un  artiste  grec  do 
VT*  siècle  avant  notre  ère,  représente  une  prêtresse  qui  porte  la  pobe, 
la  ceinture  et  te  tablier  des  paysannes  de  Dalmatie. 

L'autorité-  des  vieillards,  le  respect  de  la  i^milte  et  de  la  femme, 
ta  solidarité  des  habitans  d'un  même  village,  le  caractère  sacré 
des  amitiés,  la  vengeance  devenue  une  loi,  la  cruauté  sans  merci 
quand  le  paysan  est  offensé,  en  toute  autre  occasiou  une  grande 
îouceur,  parfois  des  délicatesses  de  sentiment  qui  paraissent  trop 
tendres  pour  ces  rudes  natures,  l'esjH'it  vif,  prompt  aux  réparties, 
nrordaut  dans  la  critique,  l'attachement  te  plus  solide  ans  vieilles 
nN&ars,  peu  d'aptitude  pour  le  travail  modeste  de  la  terres  la  pas- 
sion des  armes  et  du  danger,  tels  sont  quelques-uns  des  tnûts  du 
caractère  d^Imate.  C'est  surtout  dans  les  montagnes,  en  particulier 
dans  le  district  de  Cattaro,  que  cette  race  garde  toute  sa  jeunesse. 
Quant  aux  autres  parties  de  ta  province,  le  gouvernement  autridieD 
a  fini  par  y  établir  une  administration  régulière.  Dans  la  cireen- 
scription  des  Bouches,  il  a  dû  transiger  avec  ces  montagnards,  qm 
dfu  haut  de  leurs  rochers  se  riaient  des  canons  et  des  soldats*  Après 
six  mois  de  lutte,  lors  de  la  dernière  insurrection  qui  est  à  peiiM 
terminée,  force  a  été  de  suspendre  l'application  au  pays  de  la  loi 
ie  recrutement. 

On  retrouve  encore  dans  cette  partie  de  laDalmatie  de  viemrusages 
qui  ont  disparu  depuis  longtemps  du  monde  slave,  le  serment  et  ja- 
gement  du  sang  par  exemple.  Le  serment  du  sang,  karta-taj^Oy 
%st  la  vendetta  d*un  village  contre  un  village,  mais  sanctifiée  par  la 
religion.  L'administration  a  l'ordre  de  n'intervenir  qu'avec  réserva 
dans  ces  démêlés  des  habitans  entre  eux,  d'amener  sans  sévir  des 


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socy£firiBS  ue  l'adriaxiqce.  0&7 

traoBacUons.;  force  pourtant  est  parfois  de  s'en  remettre  à  la  Justice. 
Bfl  foBctioooaâre  du  gouvernement  autrichien,  M.  Lago,  qui  amassé 
sa  vie  en  fialnfiatie«  et  qui  yieut  de  publier  sur  la  province  trois  vo- 
lumes remplis  défaits  préciâ,  xaconte  plusieurs  de  ces  vendeAtas 
dont  il  suivit  l'instruction  en  détail.  En  18/i2,  à  Cattaro ,  une  jeune 
iilleâvait  ^té  tuée  par  un  iiabitant  d'un  village  voisin.  Les  parens  de 
la  victimes  réunirent  la  nuit  dans  l'église  :  le  prêtre  dit  la  messe;  i, 
la  communion,  il  prononça  le  .sern:)ent  que  tous  les  aâsistans  durent 
répéter  :  «  Par  ce  pain  béni,  qui  représente  le  corps  de  ^otre-âei* 
gneur,  par  ce  vin  qui  représente  son  sang,  par  le  sang  que  naus 
avons  versé  de  nos  veines  et  qui  doit  s'ajouler  à^celui  de  notre  mal- 
heureuse jeune  tlle  assassinée,  maintenant  enlevée  martyre  au  ciel 
et  qui  noue  prie  d'ôlre  ses  vengeurs;  nous»  père,  frères,  ixxusins  de 
la  victime,  et  nous  tous  habitansdu  village,  nouâ  faisons  le  serment 
le  plus  al^olo,  le  plus  solennel,  le  plus  irjévocable  de  ne  donner 
aucune  paix  à  notre  âme,  aucun  repos  à  notre  corps,  jusqu'il  ce  que 
le  souhait  de  la  victime  se  soit  accompli,  et  de  ne  point  nous  arrêter 
que  nons  a'ayons  obtenu  une  satisfaction  complète,  suffisamment 
cruelle,  xrapable  de  compenser  le  crime  que  ooti  e  ennemi  a  commis.  » 
Alors  Gommenoèyreot  les  rapts,  les  incendies^  les  pillages,  les  as^ 
sassinata.  La  guerre  fut  de  toutes  les  heures.  Elle  ne  peut  finir  que 
^\^ pacification  du  sang.  L'agresseur  doit  reconnaître  son  crime, 
s'en  dédaner  repentant,  faire  l'éloge  de  la  victime.  On  procède  an 
<3Dn9pte  des  assassinats  et  des  vols,  on  fixe  les  camponsations  dues. 
Un  chef,  un  pi\êXre,  un  père  de  Duaille  comptent  pour  deux;  un 
homme  da  oommnn,  une  femme  ne  valent  qu'un.  Toute  vie  hu- 
maine est  estimée  à  200  chèvres  ou  brebis;  une  blessure  grave  à 
100  chèvres  seulement.  La  compensation  une  fois  xé^ée  et  ao^ 
gaittée,  les  deux  parties  adverses  se  jurent  amitié  par  saint  lean, 
s'ils  saat  Latins,  par  saint  JÊIle,  s'ils  sont  Grecs.  Ces  vendettas  au* 
joard'htti  doe  saut  plus  «de  longue  durée;  les  archives  de  Venise 
CûfftîeBnent  le  procès-verbal  d'un  ^and  nombre  de  pacifications. 
A  l'occasion  d'une  de  ces  karvarina^  qui  eut  lieu  en  178i  dans  le 
district  des  Boudies,  le  oaagistrat  constârta  13  homicides,  18  bles- 
sures graves,  2  incendies  et  7  dévastations.  I^s  victimes  touchè- 
rent 2,020  sechins  de  compensation&  L'enquête  ne  signala  pas  une 
seule  atteinte  à  l'/bonneur. 

Un  vieil  «f^ge  qui  demande  un  dévoûment  chevaleresque  est 
c^l  des  amitiés  oonsacrées  par  l'église  entre  perscdHies  qui  n'ap- 
partiennent pas  à  k  môme  iamille.  Ces  amis  .s  appellent /7<?&ra/2ni; 
les  femues  coatra^tent  de  pareilles  alliances.  Un  anneau  devient  le 
sigi>e  matériel  de  ces  unions.  On  les  retrouve  jusqu'à  nos  jours 
dans  les  guerres  des  Dalmates^  elles  imposent  un  dévouaient  qui 
ne  doii  être  refusé  bous  aucun  prétexte.  Les  l^enâes  et  les  chants 


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688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

populaires  ont  célébré  les  pobratini  célèbres,  et  même  des  Turcs 
qui,  liés  à  l'égard  de  chrétiens  par  ce  serment,  sacrifièrent  leur  vie 
plutôt  que  de  l'oublier.  Aujourd'hui,  dans  les  villes,  beaucoup  de 
familles  gardent  des  anneaux  de  fraternité  bénits  au  début  de  ce 
siècle. 

'  La  Dalmatie  compte  A00,000  habitans,  sur  lesquels  les  statisti- 
ques officielles  estiment  le  nombre  des  Italiens  à  20,000  tout  aa 
plus;  on  trouve  quelques  Albanais  aux  environs  de  Zara,  des  Israé- 
lites partout.  Les  quatre-vingt-un  centièmes  de  la  population  sont 
catholiques,  le  reste  suit  la  religion  grecque  non  unie.  La  province 
a  une  véritable  autonomie.  Elle  dépend  de  Vienne  et  non  de  Pestb, 
privilège  dont  elle  sait  le  prix.  Elle  possède  à  Zara  et  dans  ses 
principales  villes  un  ensemble  complet  de  services  publics.  Le  liea- 
tenant-général,  représentant  du  pouvoir  central,  gouverne  d'accord 
avec  la  diète.  Cette  assemblée  est  composée  de  A3  membres,  divi- 
sés ainsi  qu'il  suit  :  membres  de  droit,  l'archevêque  catholique  de 
Zara  et  l'archevêque  grec,  députés  des  grands  censitaires ,  députés 
des  villes,  députés  des  campagnes;  jusqu'à  ces  derniers  temps  il 
fallait  ajouter  à  cette  liste  deux  délégués  des  chambres  de  com- 
merce. La  loi  donne  dans  les  élections  une  part  aux  intérêts  popu- 
laires, tout  en  maintenant  un  privilège  à  l'égard  de  la  fortune  et 
des  principes  conservateurs.  Ces  dispositions  compliquées  assurent 
à  la  province  une  représentation  indépendante,  qui  est  la  véritable 
expression  des  idées  du  pays.  Les  comptes-rendus  des  séances  de 
la  diète,  publiés  in  extensOy  témoignent  de  son  activité.  Une  com- 
mission provinciale  assiste  le  gouverneur  dans  l'intervalle  des  ses- 
sions. La  diète  envoie  cinq  de  ses  membres  à  la  chambre  des  dé- 
putés; la  Dalmatie  a  deux  représentans  dans  la  chambre  haute.  La 
province  est  divisée  en  capitaineries  circulaires  et  en  commissariats, 
sortes  de  districts  qui  répondent  à  nos  arrondissemens.  Les  conseils 
municipaux  administrent  les  communes.  Les  impôts  ne  sont  pas 
excessifs;  la  Dalmatie  paie  environ  par  année  2  millions  de- florins, 
et  en  coûte  à  l'Autriche  2  millions  1/2. 

On  ne  se  plaint  pas  dans  ce  pays  des  fonctionnaires;  polis,  hon- 
nêtes, concilians,  ils  sont  formalistes,  timides,  toujours  retenus  par 
la  peur  d'engager  leur  responsabilité,  embarrassés  par  les  rouages 
trop  nombreux  d'une  administration  dont  les  employés,  dit  M.  Lago, 
sont  au  nombre  de  15,000,  rendus  plus  incertains  encore  par  les 
changeihens  continuels  de  ministère.  L'administration  autrichienne 
n'a  pas  cette  passion  qui,  par  amour  du  bien  public,  renverse  les 
obstacles,  stimule  les  courages,  ne  se  repose  jamais.  L'instruction 
est  insuffisante.  Les  Dalmates  parlent  italien  :  il  n'y  a  pas  d'univer- 
sité dans  l'empire  où  ils  puissent  aller  étudier,  il  leur  faut  se  rendre 
à  Zagabria,  —  l^s  facultés  y  sont  encore  incomplètes  et  l'enseigne- 


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SOUVENIRS   DE  L  ADRIATIQUE. 

ment  s'y  donne  en  slave,  —  ou  à  Vienne;  les  cours  s'y  font  en  alle- 
mand. Sept  gymnases  royaux  apprennent  aux  élèves  les  élémens 
des  sciences  et  les  langues  mortes.  Le  grec  et  le  latin  y  ont  le  pas 
sur  l'histoire,  sur  les  langues  même  du  pays.  Une  culture  littéraire 
médiocre  est  préférée  aux  connaissances  positives  qui  forment  les 
esprits  sérieux.  Quelques  écoles  techniques  commencent,  il  est  vrai, 
à  enseigner  les  sciences.  L'Autriche  ne  se  fait  pas  de  Tinstruction 
la  juste  idée  que  s'en  forment  les  Allemands  du  nord.  Toute  la 
science  allemande  est  dans  les  provinces  septentrionales.  La  vallée 
du  Danube  autrichien  n'a  que  l'université  de  Vienne.  Si  on  excepte 
Prague,  ni  la  Bohême,  ni  les  Slaves  du  sud,  ni  la  Hongrie,  ne  peu- 
vent citer  une  grande  et  florissante  institution  consacrée  au  haut 
enseignement.  Il  y  a  là  une  preuve  d'abandon  intellectuel  dont  tout 
le  pays  doit  se  ressentir.  Quant  à  l'instruction  primaire  en  Dalmatie, 
très  faible  dans  les  villes,  elle  est  nulle  dans  les  campagnes.  Sur 
61,000  enfans,  10,000  seulement  vont  aux  écoles. 

Les  travaux  d'utilité  publique  sont  conduits  avec  une  extrême 
lenteur.  En  cinquante  ans,  l'administration  n'a  fait  que  deux  routes 
importantes,  celle  d'Obrowatz  aux  confms  croates,  celle  de  Cattaro 
à  la  frontière  monténégrine.  Elle  a  réparé  quelques  digues,  con- 
struit le  pont  de  Trau,  bâti  deux  ou  trois  forts,  institué  des  écoles 
nautiques  à  Spalato  et  à  Cattaro,  supprimé  les  pandours,  milice  na- 
tionale, turbulente  et  indisciplinée  qui  souvent  empêchait  le  cours 
régulier  de  la  justice.  Le  pays  est  pauvre,  il  ne  donne  guère  en 
abondance  que  du  vin  et  de  l'huile;  encore  ces  produits  mal  pré- 
parés sont-ils  mauvais  :  il  faut  porter  l'huile  en  Italie  et  à  Marseille, 
où  elle  est  épurée;  elle  revient  ensuite  en  Dalmatie  pour  être  ven- 
due à  ceux-là  mêmes  qui  l'avaient  fabriquée  tout  d'abord.  Les  mon- 
tagnes déboisées,  les  plaines  arides,  semées  de  cailloux,  nourrissent 
de  maigres  troupeaux.  C'est  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine  que 
le  Dalmate  achète  les  bœufs  et  le  blé  qui  lui  manquent.  Les  condi- 
tions du  colonat  sont  déplorables.  Le  paysan  est  maître  de  la  ferme 
qu'il  cultive  pour  un  maître;  le  chasser  est  presque  impossible;  il 
la  transmet,  la  partage,  la  laisse  en  friche  à  son  gré.  Il  y  a  telle 
propriété  qui  est  ainsi  divisée  en  parcelles  infiniment  petites. entre 
les  (ils  et  parens  du  colon  sans  que  le  propriétaire  ait  pu  s'y  op- 
poser. 

Certes  les  difficultés  sont  grandes;  personne  n'admettra  qu'elles 
soient  insurmontables.  Les  montagnes  peuvent  être  reboisées;  la 
vallée  de  la  Narenta,  si  elle  était  assainie,  comme  l'a  proposé  de- 
puis longtemps  un  des  hommes  qui  connaissent  le  mieux  la  Dal- 
matie, M.  Lanza,  membre  de  la  diète,  serait  d'une  culture  facile 
et  productive.  Le  vin  de  Dalmatie,  mauvais  parce  qu'il  est  mal 

TOMi  CI.  —  187Î.  44 


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1090  RE7UB  DES  DEUX  JtONDCfl* 

préparé,  peat  devenir  «scellent,  comioe  le  proureni  de  récem  es- 
sais dus  à  nos  campatrkHes;  rien  n'empècbe  de  raréfier  à  Zan 
rhuile  qu'on  envoie  en  Franoe.  L'état  doit  sans  violence  et  avec 
le  temps  cbanger  les  conditions  du  colonai,  Tendre  riBStmctioD 
agricole.  Des  sociétée  maritiiMS  s'établissent  dans  le  dislsict  de 
Raguse;  pourquoi  toute  laprovûd»  ae  suivrait-eUe  pas  oetexenqde 
et  celui  que  donnent  depuis  longtemps  les  CattarinsT  lies  lubi- 
tans  des  Bouches  vivent  sur  mer  :  on  les  trouve  dams  Ivult  l'Orient; 
ils  font  leur  fortune  au  dehors,  ils  ne  Deviennent  chez  eux  que  pour 
les  années  de  repos.  Laisser  aux  Dalmales  toute  liberté  d'initîar 
tive,  leur  assurer  un  gouvernement  paternel  ne  suffit  pas.  (te  jpeot 
compter  qu'ils  feront  beaucoup;  le  pouvoir  centrai  doit  encourager, 
guider,  édairer  -ces  preniiers  essais,  répondre  aux  vœux  de  la  dièle« 
qui  voit  le  mal,  comme  toc»  sescomptes-rendin  en  témoignent,  et 
qui  vent  y  porter  lemëde. 

Le  26  décembre  1805,  le  traité  de  Presbouîg  cédait  la  DalasâB 
à  la  France;  le  26  avril  i806,  un  décret  agné  à  Saint-CloidiKin- 
maît  gouverneur- général  de  la  province,  sous  ie  litre  de  provédi- 
teur,  im  Italien,  membre  de  Tiostitut  de  Milan,  Dandolo.  Ce  savant 
modeste  et  presque  inconnu  avait  xenoontré  ajutrefois  Bonaparte, 
général  des  armées  de  !a  république.  Le  premier  consul  l'avait  nert 
après  Ifarongo,  il  a,vait  apprécié  en  lui  un  bonme  pratique,  vbité 
ses  femes,  ses  exploitations  agricoles,  il  le  jugeait  capa[ble  défaire 
un  bon  administrateur.  Il  lui  demanda  un  dévoûaaeni  sur  lequel  il 
pouvait  compter.  Le  plan  que  Dandolo  devait  exécuter  était «rètéea 
partie  d'avance,  le  succès  en  était  assuré;  FempeneiBr  savait  ce  qu'H 
voulait,  il  choisissait  bien  ses  mandataiies«  A  ceux  qui  concoamîeol 
à  son  <aBuvre,  neo  se  manquait  pour  le  but  qu'il  ûbllaitatleiadre. 
Appliquer  en  Dalmatie  les  principes  pouveaux  du  droit  public  Cran- 
çaôs,  assurer  l'égalité,  développer  la  richesse  du  pays,  itraadher  les 
abus  dans  le  vif,  H  cependant  tenir  compte  des  difficruités  que  lé- 
guait le  passé,  tel  était  oe  proigramme.  CiflqcommisBaiies«pécia«x, 
sorte  de  ntisii  dominici,  furent  délégués  ponr  visiter  la  profiace; 
chacum  d'eux  en  étudia  une  partie  où  II  fixa  sa  résidence  pnur  oop- 
respondre  sans  cesse  avec  Dandolo.  En  deux  ans,[Ies réformes  élaiest 
accomplies  ;  le  12  aoât  1607,  le  provédîteur  pouvait  écrire  à  Napo- 
léon :  «  L'organisation  de  la  Dalmatie  est  terminée.  » 

L'Autiiche  n'avait  lait  <|u'occuper  quel«fue8  années  la  province; 
Venise,  durant  plusieurs  siècles,  n'avait  songé  qu'à  .ses  |»popresiB- 
térêts  :  tsut  était  à  créer.  Les  pouvoirs  fiirent  divisés,  l'auterité  {u- 
diciaire  séparée  de  l'autorité  administrative,  le  gonveimement  dfîl 
du  gouvernement  militaira.  Des  tiibunaux  de  première  anstaoœ 
s'ouvrirent  dans  les  chefs-lieux  d'arrondissement,  une  cour  à'Bfpéi 
à  Zara.  Chaque  village  reçut  un  conseil  municipal  qui  dot  se  borner 


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SOUVENIRS   DS  L  AfilUTIQae.  601 

à  dus  ftMietioiis  purement  administralrves,  mais  auquel  auaBÎy  pour 
la  pranûère  fois,  Dandolo  apprit  le  maaiemeat  d'un  budget  et  l'é- 
pargne. La  loi  Gdmaiû,  établie  par  Venîae  eo  17^,  déclarait  inalié- 
-Ddiblt  entre  les  maina  du  paysan  la  plus  grande  partie  des  districts 
ds  montagne;  elle  fat  abrogée  (A  septembre  1806).  Les  corporations 
noUliakes  disparurent.  La  consciîption,  loi  dure,  mais  quLatiei- 
gnait  tous  les  dHojiens^  entra  en  vigueur.  Dès  Tannée  1807,  le  ré- 
giooeat  royal  dalmate  éflait  formé.  La  Daimatie  n'avait  pas  d'école, 
cinq  collèges  furent  institués  ;  le  tycée  dn  prince  Eugène,  à  Zara, 
donnait  une  instvuctieii  plus  élevée^  en  méine  temps  l'empereur 
oMoprenait  epie  forcer  les  Dalmates  à  venir  étudier  le  droit  et  la 
médecine  à  l'étranger  était  un  mal.  La  fondation  d'une  université 
fut  décrétée,  les  cours  principaux  commencèrent  immédiatement. 
Le  gouvernement  de  Venise  n'avait  pas  tracé  une  seule  route,  les 
soldats  se  mirent  à  l'œuvre;  c'est  alors  que  fut  faite  cette  voie  mo- 
numentale qui  longe  la  côte  de  Zara  à  Raguse,  va  de  la  mer  jusqu'à 
Sign,.ei  qu'on  appelle  \êu  grande.  Le&  fortificatioBs,  les  digues  des 
porta,  forttt  réparées;  les  généraux  tfacërenit  des  jardins  publics 
qui  portent  encore  leur  nom»  Marmoni,.  ^ui  succéda  à  Dandolo, 
pensa  que  lestmonumens  hîstoriquea  devaient  être  conservés»  qu'il 
iaUail  en  enopécher  la  ruine  complète.  Il  soumit  à  l'empereur  le 
projet  grandiose  de  déblayer  le  ps^s  de  Diocléilen  4  Spalato.  Les 
communautés:  religieuses  étaient  en  grand  nombre,  oeÛes  qui  n'a- 
vaient pour  objet  ni  l'instruction  ni  la  ckuritè  lurent  supprimées 
en  principe.  Les  grecs  séparés  n'avaient  m  évéque  ni  séminaire, 
Dandolo  répara  cette  injustioe  :  k*  dergé  ortbodoîe  obtint  tous  les 
droits. da  clergé  eaitboUque.  Les  impôts,  établis  avec  sagesse,  ren- 
trèrent dès  la  première  année  sans  difficutté  :  ils  suflisaient  aux 
besoins  de  la  province.  En  180^,  le  budget  des  recettes  était  de 
1,800,000  francs,  celui  des  dépenses  de  1,700,000  francs»  En  même 
temps,  Daadolo  n'avait  garde  d'oublier  ses  anciennes  préoccupa- 
tions agricoles.  Des  montoos  furent  achetés  en  Italie,  des  bœuX»  en 
Bosnie;  le  reboisement  des  montagnes,  le  dessèchement  des  maraisi 
fiu-eiil  décidés. 

Ces  nombreux  changemeos  ne  purent  se  faire  sans  froisser  bien 
des  privilèges;  cette  rigueur  à  passer  k  niveau,  cette  administra- 
tion si  sûre  d'elle-même  ne  tint  pas  toujours  assez  compte  des 
droits  historiques,,  des  vieilles  tra/iitions;  mais  on  sentait  que  ces 
nouveao-venus  pensaient  naoins  à.  eux-mêmes  qu'au  bien  du  pays, 
qu'avec  eux  étaient  le  progrès,  la  richesse,  la  prospérité.  La  guerre 
oontre  l'Europe  arrêta  ces  réformes.  La  Daimatie  fut  réunie  aux 
provinces  illyriennes.  Marmont,  il  est  vrai,  coatinua  la  tradition 
de  Dandolo,  mais  les  attaques  des  Anglais  et  des  Russes  ne  de- 
vaient plus  cesser  jusqu'au  jour  où  nos  derniers  désastres  rendirent 


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602  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  province  à  la  maison  de  Habsbourg.  Cette  période  française,  le 
gouvernement  du  provéditeur  surtout,  fut  certainement  Tépogne  la 
plus  heureuse  qu'ait  connue  la  Dalmatie.  Le  dernier  historien  de  la 
province,  M.  Lago,  n'en  parle  pas  sans  émotion.  «  C'était,  dit-il,  une 
chose  étrange,  inconnue,  un  principe  de  vie  fécond,  la  passion  da 
progrès,  l'amour  des  idées  nouvelles  et  bonnes  que  le  pays  appre- 
nait à  connaître  pour  la  première  fois.  Ce  qui  se  fit  alors  en  quel- 
ques mois  ne  s'était  jamais  vu,  ne  s'est  jamais  renouvelé  depuis. 
Le  mal  s'y  trouvait  mêlé  au  bien;  ces  hommes  de  la  révolution 
avaient.en  eux-mêmes  une  confiance  sans  mesure,  mais  le  bien  y 
surpassait  mille  fols  le  mal.  La  Dalmatie  n'oubliera  jamais  ses  bien- 
faiteurs. » 

IL 

Jusqu'en  18&8,  les  Dalmates  des  villes,  habitués  aux  mœurs  ita- 
liennes, pensaient  peu  à  leurs  origines  slaves  ;  le  paysan  ne  son- 
geait à  rien.  Le  réveil  commença  lors  du  soulèvement  de  la  Croatie 
contre  le  gouvernement  de  Pesth,  sous  le  ban  Jellasich.  La  diète 
d*Agram  en  demandant  la  formation  d'un  royaume  tri-unitaire  qui 
comprendrait  la  Schiavonie,  la  Croatie  et  la  Dalmatie,  rappela  aux 
habitans  de  la  côte  à  quelle  race  ils  appartenaient.  L'état  de  la  Dal- 
matie était  le  malaise,  la  torpeur;  la  vie  au  jour  le  jour  sans  pro- 
grès sensible,  sans  espérance  quelque  peu  sérieuse  d'un  avenir 
meilleur,  engagea  un  parti  d'abord  peu  nombreux  à  se  rallier  au 
programme  de  Jellasich.  L'ardeur  militaire  des  Croates  était  faite 
pour  séduire  les  Morlachs;  tout  du  reste  ne  valait-il  pas  mieux  que 
la  situation  présente?  Ce  fut  en  18A9  que  se  fonda  en  Dalmatie  la 
première  ciloniscay  société  d'instruction  et  de  propagande  poli- 
tique pour  le  progrès  des  idées  slaves;  elle  s'établit  à  Cattaro.  On 
sait  comment  finit  la  guerre  des  Croates  et  des  Hongrois  et  quelle 
période  d'apaisement  suivit  cette  lutte  où  le  gouvernement  de  Pesth 
restait  vainqueur.  Les  événemens  d'Italie  quelques  années  plus  tard 
devaient  donner  à  la  propagande  slave  en  Dalmatie  une  impulsion 
nouvelle.  La  Lombardie  et  la  Yénétie  une  fois  perdues  pour  l'Au- 
triche, la  situation  des  Dalmates  italiens  devenait  difficile.  Ils  avaient 
toujours  vécu  en  relation  étroite  avec  les  provinces  que  cédait  la 
maison  de  Habsbourg;  ils  allaient  y  étudier,  ils  faisaient  avec  elles 
un  commerce  quotidien,  elles  leur  donnaient  la  plupart  des  fonction- 
naires qui  administraient  le  royaume.  Ce  qu'on  appelait  sur  cette 
côte  le  parti  italien  était  resté  jusqu'alors  l'appui  le  plus  sûrde  Tau- 
torité  impériale.  Il  ne  partageait  pas  les  haines  violentes  de  Venise 
ou  de  Milan;  il  n'avait  aucune  raison  de  s'y  associer,  —  les  hommes 
de  race  latine  avaient  fait  peser  sur  cette  côte  une  tyrannie  trop 


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SOUVENIRS   DE   L  ADRIATIQUE.  603 

odieuse,  —  il  n'avait  d'italien  que  la  langue,  mais  la  langue  le 
tenait  éloigné  des  Slaves.  Il  voulait  l'autonomie  de  la  province  soiis 
la  protection  de  l'empire,  sans  aucune  alliance  avec  les  peuples 
voisins. 

Au  lendemain  des  désastres  de  TÂutriche,  ce  parti  se  trouva  sin- 
gulièrement affaibli.  Un  pays  de  langue  italienne  devenait  dans 
l'empire  une  exception  :  il  ne  pouvait  plus  demander  à  la  péninsule 
les  services  qu'elle  lui  avait  longtemps  rendus;  se  suffire  à  lui- 
même  lui  était  impossible.  L'Autriche  maintint  l'usage  de  l'italien 
comme  langue  oificielle;  elle  n'avait  à  craindre  aucune  de  ces  vel- 
léités d'annexion  dont  les  journaux  de  Florence  et  de  Turin  ont 
parfois  parlé,  mais  qui,  même  à  Trieste,  n'ont  jamais  été  sérieuses. 
Cependant  la  bourgeoisie  et  la  noblesse  se  tournèrent  de  plus  en 
plus  vers  la  Croatie.  Les  noms  de  famille  pour  la  plupart  d'origine 
barbare  avaient  été  romanîsés;  ils  revinrent  à  leur  première  forme. 
En  même  temps  les  citonisca  se  multiplièrent  à  l'exemple  de  celles 
de  Cattaro.  Celles  de  Raguse  et  de  Spalato  avaient  été  fondées  en 
1863;  ces  sociétés  s'établirent  en  1866  à  Sebenico,  en  1867  à  Trau, 
en  1870  à  Sign,  à  Imoschi,  à  Macarsca,  à  Gelsa.  Elles  sont  en  re- 
lation avec  Agram  et  Belgrade,  reçoivent  les  recueils  et  les  journaux 
slaves,  font  elles-mêmes  des  publications.  Chaque  ville  de  Dalma- 
tie  a  une  réunion  de  ce  genre,  mais  partout  aussi  une  société  moi- 
tié Italienne  moitié  allemande  groupe  les  hommes  restés  fidèles 
aux  anciennes  opinions  et  surtout  ceux  des  fonctionnaires  qui  sont 
étrangers.  Le  slave  n'était  pas  enseigné  dans  les  écoles,  il  y  fut  in- 
troduit, un  collège  où  l'usage  du  dalmate  serait  exclusif  fut  fondé 
à  Sign,  de  nombreuses  réclamations  firent  admettre  le  slave  dans 
les  débats  judiciaires;  la  diète  obtint  que  la  connaissance  de  l'ita- 
lien ne  suflirait  plus  pour  les  examens  d'état  qui  donnent  accès 
aux  emplois  publics.  Une  bibliothèque  slave  sous  le  nom  de  biblio- 
theca  pairia  fut  fondéd  à  Zara.  Pendant  que  M.  Gliubich  recueillait 
les  antiquités  des  lies  pour  le  musée  d'Agram,  M.  Caznacich  pu- 
bliait le  catalogue  des  manuscrits  nationaux  légués  à  Raguse  par  Cu- 
lisch,  faisait  l'inventaire  des  richesses  littéraires  des  Slaves  di  sud. 
Les  archives  de  la  Dalmatie  fournissaient  à  l'académie  d'Agram, 
à*Ia  grande  publication  slave  entreprise  par  M.  Miklosich  des  docu- 
mens  qui  permettaient  de  retrouver  l'histoire  de  la  Croatie,  de  la 
Raschie,  de  la  Schiavonie.  La  numismatique  dalmate,  à  peine 
étudiée  par  Nisiteo  et  Steinbûchel,  devenait  une  science  grâce  à 
M.  Racki;  M.  Budmani,  député  au  parlement,  donnait  pour  la  pre- 
mière fois  une  grammaire  savante  de  la  langue  serbo-croate  ou  illy- 
rienne.  C'étaient  là  de  grandes  nouveautés;  ces  progrès  du  mou- 
vement slave  modifiaient  peu  à  peu  la  composition  de  la  diète.  En 
1861,  les  Italiens  avaient  la  majorité;  29  voix  contre  13  se  pronon- 


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69i  iBVoe  DES  uiti  mokdis. 

cèrent:  ccml^e  Fâonexion  à  la  Croatie;  apvès  la  drasdutic»  de  iSBi 
les  élections  donnèrent  encore  là  prépandlérance  i  ee  pàorti;  csi871, 
les  Bta^sans  enlFërerrt  à  la  ehaBytore  aa  nombre  die  28. 

Quelques-unes  des  idées  du  parti  slave  en  Dalmatie  sont  aBfoar- 
d^hui  ti-ës  précises.  Ce  qu'il  veati  avec  le  phis  de  netteté,  c*est.  le 
déyeloppemeiat  national  de  la  protiace.  Il  dit  avec  raisooi  qa'ua 
paysp  slave  ne  dk>ît  pas  se  contenter  di'une  culture  înieUectaelle  em- 
pruntée à  ene  autre  paoe,  qn'eo  ^rdaot  la  hof ne  kalieooe  le 
royaame  sera  toujours  partagé  entre  Ibs  paysans  et  les  habtlus 
des  villes^  que  cet  antagonisme  est  un  principe  dt  faiblesse,  que 
tout  dévefoppement  seraartiGcie)  et  son  réel,  que  les  Dalmates  ne 
peuvent  être  que  de  faux  italiens,  qu'ils  n^tgeat  letffs  qva]ité& 
propres*  sans  acquérir  celles  du  peuple  qu'ils  imitent.  Doivttir-Hs 
s'unir  à  la  Croatie?  Ici  les  opinions  sent  beaucoup  plus  paEtagées. 
Il  est  évident  que  ranneaioai  à  cette  province  suppose  tout  d'abord 
la  recaDnai$san*ce  par  les  Bfagyars  des  énn!t&  réclamés  par  la  dîèle 
d'Agram  :  Tautonomie  des  Croates  n'est  encore  aujourd'hui  qa*Hne 
espérance.  Pour  le  moment,  quand  le  Dalmaite  a  tant  à  faire  ebes 
lui ,  quand  les  vœux  des  Slaves  du  sud  sont  encore  sîi  loin  â*étre 
réalisés^  y  aurait-il  grand  pérHi  à  laissa  1&  province  se  gouvecner 
elle-même,  sans  appeler  des*  voisins  de  nnème  race,  il  est  vrai,,  mais 
fiers,  ailiers,  trop  prêts  à  se  souvenir  qu'ils  ont  les  preniiers  coibk 
battu  peur  l'indépeudanee,  trop  ludies  encote  peur  ne  pas  suivre 
parfois  eux-mèmea  les  procédés  ngoureuz  <|u''îISi  reprocbeul  aux 
Magyars*,  leurs  maltires?  On  parie  beaucoup  de-Yumierty  c'est  là  uxr 
mot  d'ordre  comme  il  eu  faut  à  un  mocnremeot  populaire;  uiais 
de  tous  les  vœux  des  Babiiates,.e6lui>-là  œFtai&emeutn'etpas  Je 
plus  vif  1 

Devant  ces  nouvelles  aspârstions,  que  fit  l'Audriche?  Elle  nfa^t 
que  faiblement,  répétant  qu'elle  écouHeradit  le  désir  dl»s  po^laitioBS, 
qu'elle  était  prête  à  y  céder.  £Ile  comprenait  très  bien  que  la  fiad- 
matie'  ne  resterait  pas  italienne;  les  adversaires  di»  parti  hongrds 
ne  voyaient  pas  sans  plaisir  la;  Croatie  se  fortifier  de  ITappiû  d'oae 
province  importante.  Germanisa  cette  côte  eftt  été  um  côte  cfaimé- 
rique»  Les  rivalités  de  ministère  duj  reste  eussent  empêché  toute 
politique  de  compression,  lors  même  qu'U  se  fût  trouvé  uu  esprit 
asse?  sûr  de  lui  pour  croire  une  telle  eonduite  porofitable  ausr  i&té- 
rets  de  l'empive.  Le  lieutenant-général,  tout  en  soutenant  de  sou 
mieux  Tadministratiovi  qui  s'bahîtuait  difficfleraeol  aux  idées  nou- 
velles, fut  en  réalité  spectateur  de  la  lutte;  il  eut  pour  mîssiun  dPea 
faire  connaître  à  Vienne  les  épisodes,  d'empôcber  toute  démonstra- 
tion exclusivement  populaire,  de  conservera  la bosrgeoisie  la  dîre&- 
tion  du  mouvement.  L'empereur  reçulphisieurs  fois  ta  jriunfttâelbil- 
matie;  il  répondit  à  toutes  ces  manifestations  queks  diètes  d'Agraoi 


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S6C¥£KIBS  as  X' ADRIATIQUE.  695 

et  4le  Zart  devaieol;  s'entendre  entre  elles.  £q  moins  de  vipgt  ans, 
le  cfaâuagenieDt  a  été  accompli;  le  parti  italien  a  rendu  les  armes; 
de  viemx  nobles,  qui  en  avaient  soutenu  le  j>]us  ardemment  toutes 
les  îdées^  se  floettentà  a,pprendre  la  langue  serbo-croate;  le  clergé 
ne  fait  plus  d'opposition  à  la  propagande  slave.  Cette  révolution 
toute  paciil(iue  «était  inévitable;  bien  qa'il  lui  xesle  beaucoup  à  fairei 
on  peut  dire  que  ie  succès  en  est  aujourd'liui  assuré. 

Il  faut  distinguer  dans  le  prog£amme  des  JSlaves  du  sud  les  idées 
simples,  pratiques,  qui  peuvent  être  réalisées  4emain,  les  aspira- 
tions plitts  générales  et  par  suite  plus  incertaines.  Ce  qui  est  simple, 
c'e^  le  désir  qu'ont  ces  peuples  d'avoir  une  culture  nationale,  de 
s'affranchir  de  l'influence,  des  mœurs  4e  Leurs  voisins,  d'être  ^ix- 
mêmes  enfin;  les'CroaLss,  les  Slaves»  les  Dalmates  peuvent  pour- 
suivre ce  progrès  .sans  rompre  le  lien  gui  les  unit  à  l'empire.  Quant 
à  ce  Fève  pcqpulaire  d'une  union  de  toutes  les  fractk)ns  de  la  race 
dispersées  au  sud  du  Danube,  il  est  encore  bien  nouveau,  et  ici  les 
<â)|}ecllon8  soat  uombiieuses.  Les  Sla:ves  du  sud  sont  divisés  en 
.groupes  qui  ne  peuvent  se  fondre  en  un  grand  état  sans  de  graves 
campIicaiioQS  politiques.  La  .Serbie  eA  le  tlontenegro»  qui  ont  con- 
quis leur  indépendance ,  ue  .comprennent  cette  réunion  qu'à  leur 
profit.  &ar  les  bords  du  Danube  concune  dans  la  Montagne-Noire^ 
ces  peuples  .ne  soAt  pas  disposés  à  perdre  leur  autonomie.  lis 
font  chacun  de  leur  côté  une  jpropa^ande  active  ;  ils  ne  sont  pas 
des  adversaires,  ils  nesaucaieat  être  des  alliés  à  toute  épreuve.  Les 
Ctroales  et  les  Slavons  trouYent  en  face  d'eux  les  Hongrois.  Les 
Magyars,  il  est  vrai,  ue  sont  qu'au  nombre  de  h  millions;  nouais 
leur  activité,  kurtespcift  d'enireprise,  leur  persistance  leur  ont  ac- 
quis dans  lia  monarchie  autrichiemie  une  position  uuique.  Ils  com- 
battent les  aspirations  des  -Croates  avec  une  énergie  que  rien  ne 
lasse.  La  iCoTmation  d'un  éitat  qui  gnou,perjit  la  plus  grande  partie 
des  Slaves  du  sud  serait  sison  la  destruction  de  la  puissance  hon- 
groise, du  moins  la  fin  de  son  hégémonie.  Ce  peuple,  qui  a  vécu  de 
ridée  de  nationalité  et  d'indépendance,  n'admet  pas  que  ses  sujets 
slaves  prennent  modèle  sur  iui«  On  sait  les  luttes  de  la  diète  d'Âgram 
est  du  gouvernement  de  Pesth»  la  prise  de  possession  par  les  Hon- 
grois de  Fiautô,  mesure  qui  pûve  le  pays  de  sa  iplus  sûre  richesse, 
ces  continuelles  dissolutions  des  assemblées  croates  qui  ne  se  réu- 
uissent  que  pour  se  séparer,  de  sorte  que  le  pays  ne  vote  pas  l'im- 
pôt et  doit  aîiandon&er  toutes  ses  afiEaires  provinciales  i  ses  maîtres. 

Les  Bulgares  créeraient  de  grandes  difficultés  .aux  Slaves  du  sud, 
si  le  projet  de  les  réunir  à  leurs  frères  de  même  race  pouvait  être  pour- 
suivi en  ce  moment  avec  quelque  espérance  de  succès.  Ce  peuple  pla- 
cide et  barbare  sort  à  peine  d'un  sommeil  de  dix  siècles.  Il  ne  peut 


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696  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

distinguer  ses  vrais  amis  de  ses  alliés  intéressés.  C'est  du  reste  le 
panslavisme  qui  l'agite  bien  plus  que  la  propagande  des  Slaves  tri- 
unitaires  (1),  et  ici,  comme  dans  presque  toute  la  Turquie  d'Europe, 
deux  partis  se  trouvent  en  présence  pour  augmenter  le  trouble, 
partis  qui  parlent  la  môme  langue  et  sont  du  môme  sang,  véritables 
frères  ennemis  entre  lesquels  aucune  réconciliation  n'est  possible. 
La  Russie  ne  servira  jamais  les  intérêts  de  la  diète  d'Agram,  de  ces 
libéraux  qui  ont  à  cœur  le  self-government^  et  qui  seront  demain, 
s'il  le  faut,  ses  adversaires  déterminés  :  avant  l'idée  slave,  ce  qui 
passionne  les  Croates,  c'est  l'indépendance.  Les  Bosniaques,  en 
partie  musulmans,  trouvent  sous  l'autorité  de  la  Porte  une  liberté 
qui  suffit  à  leur  état  barbare.  Pour  ceux  d'entre  eux  qui  sont  chré- 
tiens, la  démarche  d'un  consul  russe  près  du  pacha  de  Sérajévo  les 
frappe  plus  que  les  généreux  manifestes  des  politiques  croates.  Les 
Slaves  du  sud  n'ont  pas  encore  ramené  leur  langue  à  l'unité;  ils 
parlent  trois  dialectes,  le  slovène,  le  serbo-croate  et  le  bulgare.  Les 
croyances  religieuses  les  divisent  également;  le  grec  et  le  catholi- 
que latin  resteront  longtemps  des  ennemis.  Ainsi  ces  grands  pro- 
jets d'union  ont  contre  eux  aujourd'hui  les  Turcs,  les  Hongrois,  les 
Russes,  la  pauvreté  des  provinces  qui  ont  le  privilège  de  ces  aspi- 
rations, la  diversité  des  religions,  des  dialectes,  des  habitudes,  la 
division  de  la  race  en  fractions  trop  nombreuses,  et  surtout  sa  jeu- 
nesse. Tel  est  cependant  ce  programme  que  les  parties  les  plus  diffi- 
ciles à  réaliser  sont  celles  que  le  patriotisme  croate  croît  ne  pouvoir 
abandonner  sans  tout  compromettre.  Renoncer  à  la  lutte  contre  la 
Hongrie,  à  Fiume  et  à  la  Dalmatie,  c'est  renoncer  à  la  mer,  dont  les 
Slaves  du  sud  ne  peuvent  se  passer.  S'ils  laissent  aux  Turcs  la  Bos- 
nie et  les  plaines  de  la  Maritza,  ils  excluent  de  la  confédération  les 
provinces  les  mieux  dotées  par  la  nature,  les  grands  bois,  les  vaMes 
pâturages,  un  sol  qui,  bien  cultivé,  serait  un  grenier  d'abondance. 
Sans  la  mer  et  sans  la  richesse  agricole ,  tous  ces  rêves,  dit-on  à 
Zagabria,  doivent  s'évanouir. 

Il  y  a  trente  ans,  nous  ne  possédions  guère  sur  Thistoire  de  ces 
peuples  que  deux  ouvrages  savans,  le  De  regno  Croaliœ  et  Dalma- 
iiœ^  de  Lucius  de  Trau,  VIllyricum  sacrum  j  de  Farlati.  Depuis 
cette  époque,  l'académie  d'Agram  a  entrepris  une  série  de  belles 
publications;  il  se  passe  peu  d'années  sans  qu'elle  nous  donne  au 
moins  un  volume  jde  chroniques  et  de  chartes,  un  autre  d'anciens 
poèmes.  La  Dalmatie  fournit  presque  seule  tous  ces  documens,  ils 
constituent  aujourd'hui  un  riche  ensemble  d'informations  (2).  Les 

(1)  Voyez  la  Uevw  du  15  octobre  1871,  Phiiippopolis  $t  U  réveil  bulgare, 

(2)  Monumenta  spectantia  historiam  Slavorum  meridionalium.  Toutefois  co  recadl 


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SOUVENIRS   DE  l' ADRIATIQUE.  697 

Slaves  du  sud  ont  retrouvé  leur  histoire.  Elle  est  pour  eux,  comme 
pour  nous,  un  enseignement  que  nous  ne  pouvons  négliger. 

Les  vastes  provinces  qu'occupent  les  Bosniaques,  les  Croates,  les 
Serbes  n'ont  jamais  été  romanisées.  Il  n'y  eut  donc  pas  dans  ces  pays 
dès  le  1*'  siècle  une  civilisation  profonde  qui  pût  laisser  après  elle 
des  élémens  de  progrès,  transformer  le  conquérant  barbare.  Les 
Romains,  comme  plus  tard  les  Vénitiens,  n'occupèrent  que  la  côte; 
ristrie  et  la  Dalmatie  avaient  des  villes  importantes;  la  Prévalitane, 
la  Mœsie  supérieure,  la  partie  de  la  Pannonie  inférieure  qui  ne  tou- 
chait pas  au  Danube,  étaient  livrées  à  des  tribus  sauvages.  La  voie 
Gabinienne  allait  de  la  mer  Adriatique  au  Danube;  elle  assurait  la 
marche  rapide  des  légions;  on  n'y  rencontrait  que  des  postes  mili- 
taires et  non  des  villes.  Les  montagnes  de  Bosnie  et  de  Raschie 
n'ont  pas  été  explorées  scientifiquement  par  les  antiquaires;  on  n'y 
trouvera,  tout  porte  à  le  croire,  que  peu  de  restes  du  passé.  En 
Croatie,  les  savans  d'Agram  ne  copient  guère  que  quelques  inscrip- 
tions barbares  ou  dessinent  des  bas-reliefs  qui  révèlent  un  art  en- 
fantin ;  on  sait  le  peu  de  textes  épîgraphiques  qu'on  recueille  en 
Serbie  dès  qu'on  s'éloigne  du  Danube.  C'est  au  vu*  siècle  seule- 
ment que  les  Croates  et  les  Serbes  arrivent  dans  ces  régions.  A 
cette  date,  il  y  a  deux  cents  années  déjà  que  les  Francs  sont  éta- 
blis dans  la  Gaule.  Les  Slaves  ne  trouvent  pas,  comme  les  tribus 
qui  franchissent  le  Rhin,  des  peuples  déjà  chrétiens,  ils  entrent 
barbares  dans  un  pays  barbare  que  les  Goths,  les  Hérules,  les 
Avares,  les  Huns  viennent  de  ravager.  Ils  sont  du  reste  trop  loin 
de  l'influence  du  romanisme.  Les  missionnaires  qui  convertissent 
les  Saxons  ne  viennent  pas  jusqu'à  la  Save.  Quand  au  ix^  siècle  saint 
Cyrille  et  saint  Méthode  pénètrent  chez  les  Slaves,  ils  arrivent 
d'Orient;  ce  sera  l'église  grecque  qui  convertira  ces  envahisseurs. 
Le  moine  de  l'Athos  n'a  pas,  comme  un  Boniface  ou  un  Colom- 
ban,  l'énergie  d'une  race  jeune  portant  dans  l'apostolat  le  courage 
que  sps  ancêtres  dépensaient  sur  les  champs  de  bataille,  avide 
d'action,  de  dévoûment,  d'héroïsme.  La  foi  qu'il  enstigne,  forma- 
liste et  étroite,  est  à  peine  un  principe  de  vie  nouvelle.  Byzance  a 
donné  le  christianisme  à  bien  des  peuples,  quelle  civilisation  a- 
t-elle  fait  naître  de  la  barbarie?  La  religion  des  Slaves,  surtout 
dans  les  montagnes,  resta  toujours  si  incertaine  que,  sur  un  ordre 
d'un  pacha  au  xv*  siècle,  des  milliers  de  Bosniaques  et  de  Bulgares 
se  firent  musulmans.  Rien  ne  montre  mieux  ce  que  valaient  ces  con- 
versions byzantines.  Privés  des  secours  qu'avaient  trouvés  presque 
tous  les  conquérans  de  l'EuropCi  les  Croates  et  les  Serbes  furent  de 


ne  doit  pu  faire  oublier  les  Slaoischê  AlterthUmer  de  Schafaiick,  oarrage  publié  dèi 
1S44. 


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eOS  REyriE'  mss  DEra  moi^e». 

plus*  souinh  à  êtes  invasions  perpétuelles.  Aw  rif  et  au  viti^  Aède 
arrivent  les  Bulgares,  au  xt*  siècle  les  Hongrofe,  ara  rv*  k»  Turc^ 
conquérans  plus  terribles  que  tous*  les  autres.  Dans  If  Europe  m»- 
dent&le,  si  on  excepte  les  Maures  <f  Espagne  et  tes  Normanés,  les 
invasions  sont  terminées,  au  vr  siècle;  au  sud  du  Danube,  elles  du- 
rent jusqn'aux  tennpsi  moderacs. 

Au  milieu  de  si  cruelles  épreuves,  que  pouvaient  ferre  ce»  mal- 
heureux peuples?  Ils  avaient  les  qualités  des  barbares,  ma»  ihen 
avaient  les  défauts;  toujours  prêts  à  la  hitte,  divisant  à  TiofiDÎ  le 
territoire  qu'ils  occupaient  pour  donner  de»  royaumes  à  tons  les  fils 
de  leur  prince,  et  ensuite  s'épuîsant  dans  les  guerres  que  prero- 
quaîent  ces  partages.  Ils  s'organisèrent  cependiant.  Vers  le  vni*  siè- 
cle, le  roj'aume  de  Ci'oatie  (640-4087)  avait  une  admiwistratiwoo 
on  retrouvait  Te  désir  d'imiter  TOccrdent.  Le  pays  était  divisé  en 
zaupaniesy  vieilles  circonscriptions  qui  groupaient  plusieurs  tr^; 
les  anciens  y  exerçaient  rautorité  comme  2s  le  font  encore  àas 
les  villages  dalmates,  chaque  zoupanîe  dtevait  un  contingent  milî- 
taîre  fixe.  Le  roi  s'entoura,  d^une  ctmr;  à  côté  du  cancellarm^  èi 
cavattariuSy  de  Yarmifferu»,  fonctionnaires  dont  les  noms  élaent 
empruntés  aux  Latins,  on  voyait  des  dignitaires  slaves,  Yubruzar, 
ou  préfet  de  la  table,  le  vûlarj  chef  des  troupeaur,  le  schitmos, 
porteur  de  boucliers.  Cette  curie  royale,  où  se  réunissaient  les  pm- 
cipaux  chefs  militaires,  parcourait  les  provinces  pour  rendre  la. jus- 
tice. Chaque  année,  une  assemblée  générale  ou  zbor  décidait  des 
questions  importantes.  Les  lois  n'étaîenll  pas  écrites;  des  arbitres 
élus  par  les  partis  réglaient  les  contestations  :  la  compensation  en 
argent  resta  longtemps  admise  pour  le  meurtre.  Ces  Slaves  avaient 
même  fait  à  Tempire  de  Byzance  un  emprunt  r  Timpô*  du  trentième. 
Ces  habitudes  dîffèrent-eHes  beaucoup  de  celles  de  tous  les  barbares 
qui  s'établirent  en  Occident?  Au  x*  siècle,  les  princes  de  Croatie 
étaient  devenus  assez  forts  pour  que  Cresimir  instituât  des  comtes, 
tentât  de  diminuer  l'indépendance  des  zoupanieif.  Le  royaume  de 
Serblîa,  créé  dans  le  môme  temps  que  celui  de  Croatie,  et  qui  com- 
prenait une  partie  de  la  Dalmatîe  intérieure,  ITlerz^govîne  et  la 
Bosnie  jusqu*^au  DriDo,  nous  montre  à  cette  époque  les  mêmes  ef- 
forts pour  organiser  une  adtaînistration.  Des  essais  perpétuels  en- 
trepris sans  secours  suflîsans,  interrompus  aussitôt  que  tentés,  telle 
est  l'histoire  de  ces  deux  principautés  et  de  toutes  celles  qui  occu- 
pèrent ces  pays.  Jlétte*  les  Francs,  les  Germains,  le*  l^ombards 
dans  les  conditions  aise  sont  trouvés  les  Slaves  du  sud,  ces  peu- 
ples seraient  aujourd'hui  aussi  arriérés  que  tes  Bosniaques  et  les 
Sclavons. 

Les  habitans  de  la  côte  furent  moifis  éprouvés..  Sans  parler  des 
villes  du  nord,  où  le  sang  italien  était  mêlé  au  sang  slave,  au  «d 


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S0UTEKU18  OE  L  AJMAJiqGEm  699 

les  Naventâis  créèrent  une  majiine  qpai  tint  tête  .aux  Sarrasins;  les 
Caitaxins,  étai3lis  dans  des  jnentagnes  abruptes,  surent  demander 
an  commerce  maritime  siJDon  la  xicbesse,  «du  mabs  Taisance,  et 
gardèrent  une  autonomie  presque  complète  durant  tout  le  moyen 
âge;  mais  ce  fut  euitoni  fiaguse  qui  eut  <une  brillagite  prospérité. 
Eottdée  au  tu'  ^siècle,  cette  répubtiquie  a  subsisté  jusqu'à  Tannée 
i808.  Plus  favocisée  que  Zara,  Irau,  ^miâsa»  elle  se  défendit  contre 
YaDÂse,  dont  cependant  elle  accepta  parfois  le  représentant.  Elle 
fut  l'alliée  des  rois  de  ilascbie,  des  ficmgrois,  plus  tard  des  Turcs. 
An  XTii^  ^ècle  elle  comptait  plus  âe  «trois  cents  iiavires.  traitaitavoc 
Louis  J[IL»  arec  Charles-Quint.  De  grands malbeurs  l'accablèrent:  sa 
dotie  fut  brûlée  par  L's  Tuf  os  pendant  leur  guerre  contre  la  maison 
d'Âutricbe;  elle  répara  ses  désastres.  Dès  le  xt*"  siècle,  elle  faisait 
Je  commerce  au  Levant  et  jusque  'dans  la  Mer-Noire;  elle  avait  ujie 
colonie  à  Constantiiiople,  des  comptoirs  à  AndrJnopie,  à  Philippo- 
poffis,  dans  le  Balkan.  Une  «(mvention  signée  à  Brousses  en  1359 
:av)ec  Orohan  II,  alocs  que  les  progrès  des  Osmanlis  étaient  encore 
incertains,  lui  accordait  le  privilège  de  trafiquer  dans  tous  les  lieux 
que  soumettraient  les  armes  du  Grand-Seigaeur.  Aujourd'hui  en 
Thrace,  on  retrouve  encore  les  tombeaux  de  ces  mai*chands  ragu- 
.séens.  La  république  sut  si  bien  ménager  les  Ottomans  qu'elle  fit 
ajouta  au  traité  de  Passarovitz  Tao^le  qui  coupe  la  Dalmatse  en 
trois  morceaux;  elle  était  ainsi  défendue  contre  les  Vénitiens  par 
deux  enclaves  <otlomanes.  Sa  constitution  tout  aristocratique  rap- 
pelle celle  de  Venise;  les  nobles  seuls  exerçaient  les  charge  im- 
pcrtantes,  la  bourgeoisie  pouvait  obtenir  les  emplois  secondaires, 
l'arlisan  n'avait  aucun  droit.  Le  grand-conseil  comprenait  tous  les 
patriciens  qui  avaient  dépassé  l'âge  de  dix-buit  ans;  il  nommait 
les  magistrats,  confirmait  les  lois,  prononçait  les  jngemens  qui 
entraînaient  la  mort  ou  l'exil.  Le  sénat,  composé  de  quarante- 
cinq  membres,  administrait  la  république;  le  conseil  mineur  exer- 
<çait  le  pouvoir  exécutif;  le  recteur  placé  à  la  tête  de  la  république 
la  représentait,  mats  ses  fonctions  n'étaient  qu'honorifiques.  Au- 
ca0e  diarge  ne  durait  plus  d'un  an.  Troiâ  provéditeurs  pouvaient 
sous  leur  restponsabilité  suspendre  pour  un  temps  limité  l'eflet 
des  Uns,  annuler  toutes  les  décisions  pulsliques.  Cette  petite  ville 
à  qui  n'a  manqué  ni  le  génie  maritime,  ni  T  habileté  commerciale, 
ni  la  prudence  diplomatique,  avait  le  goût  des  lettres.  Elle  a  été 
surnommée  l'Athènes  des  Slaves  du  sud.  Elle  produisit  des  ma- 
thématiciens de  premier  ordre  comme  Boscovitch,  des  érudits  aussi 
«minens  que  Bandouri,  bibliothécaire  du  duc  d'Orléans,  auteur  de 
Ylmperium  orientale.  Elle  eut  un  théâtre  où  on  jouait  dès  le 
XVI*  siècle  les  pièces  d'Euripide,  de  Sophocle,  de  Plante,  tiaduitcs 
en  dalmate,  des  tragédies  imitées  de  l'antique,  des  drames  em- 


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700  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pruntés  à  Thistoire  serbo-croate.  La  guerre  contre  les  Tares  in- 
spira à  Gondola  un  poème  épique,  tOsmanîde.  Le  Tasse,  TÂrioste, 
les  lyriques  italiens  trouvèrent  des  imitateurs  qui  plièrent  le  slave 
à  l'expression  d'idées  bien  nouvelles  pour  cette  langue  (!)• 

L'emphase,  le  madrigal,  le  mauvais  goût  tiennent,  comme  on  le 
pense  facilement,  trop  de  place  dans  cette  poésie.  On  ne  peut  oublier 
cependant  que,  si  ces  œuvres  raguséennes  ne  nous  étaient  pas  par- 
venues, l'histoire  littéraire  des  Slaves  du  sud  se  réduirait  à  quel- 
ques chroniques  barbares,  à  quelques  chants  des  Morlachs  et  des 
Serbes.  Puis,  à  côté  de  ces  qualités  d'imagination,  nous  trouvons 
l'habitude  des  études  précises,  des  recherches  érudites.  C'est  la 
marque  que  nous  avons  affaire  à  de  bons  esprits.  Le  Dalmate  du 
reste  a  toujours  eu  le  goût  de  la  science,  en  particulier  de  l'histoire. 
Sans  rappeler  Lucius  de  Trau,  Orbini  au  xvi*  siècle,  Lourichau 
xviii*,  Cattalinich  et  Kreglianovich  de  nos  jours  ont  raconté  avec 
talent  les  événemens  dont  leur  pays  a  été  le  théâtre.  M.  Aschik  a 
publié  sur  les  antiquités  du  Bosphore  cimmérien  un  livre  qui  fait 
autorité.  La  nouvelle  école  de  slavisans  qui  à  Raguse  et  en  Croatie 
se  consacre  à  l'étude  des  chartes  et  des  chroniques  connaît  les 
méthodes  modernes  et  les  applique.  Ces  patriotes  ont  raison  de 
rechercher  avec  tant  de  soin  tous  les  monumens  de  leur  passé, 
d'éditer  ces  poèmes,  ces  tragédies,  ces  vieux  diplômes,  ces  récits 
historiques;  ils  voient,  en  poursuivant  ces  études,  ce  qu'eussent  fait 
leurs  pères  si  la  fortune  n'eût  pas  été  pour  eux  d'une  rigueur  sans 
merci.  Ils  nous  montrent  comment  un  passé  malheureux  explique 
un  présent  difficile;  ils  nous  montrent  aussi  par  quelques  exemples 
décisifs  que  les  aptitudes  naturelles  et  les  qualités  solides  n'ont 
pas  manqué  aux  Slaves  du  sud. 

III. 

Quand  en  l'année  305  l'empereur  Dioclétien  abdiqua  l'empire,  il 
choisit  pour  lieu  de  sa  retraite  une  ville  de  Dalmatie.  Il  était  parti 
de  ce  pays  dans  sa  jeunesse,  pauvre  inconnu,  le  bâton  à  la  main, 
la  besace  au  côté.  Les  cheveux  rasés,  la  courte  tunique  serrée  i 
la  ceinture,  les  fortes  sandales  aux  pieds,  il  ressemblait  à  ces  pay- 
sans dalmates  que  nous  retrouvons  aujourd'hui  sur  les  bas-reÛefs. 
Ce  campagnard  était  devenu  général,  empereur,  il  était  devenu 
dieu.  Tout  ce  que  la  glohre  humaine  peut  rêver  de  puissance,  il 

(1)  Pour  citer  seulemeot  quelques  titres,  Jean  François  Gondola,  le  prince  des  poAtts 
dalmates,  mort  en  1C38,  a  composé  une  Ariane,  les  drames  de  Galatée,  de  Disnei 
d'Armide,  de  Gérés,  de  Cléopàtre,  le  «bacrifice  de  TAmour.  Un  historien  de  Rapiae, 
Appendini,  prétend  que  Cosmos  WL  de  Médicis  apprit  le  slare  pour  lire  ces  cbet^ 
d*œuTre. 


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SOUVENIRS   DE   l'ADRUTIQUE.  701 

Favait  connu.  Arrivé  à  ce  faite,  il  éprouva  une  profonde  lassitude 
de  l'action,  des  hommes,  du  pouvoir,  de  toutes  choses.  II  partagea 
l'empire  et  vint  planter  ses  laitues  à  Salone.  Ces  laitues  sont  célè- 
bres; on  connaît  moins  la  demeure  qu'il  se  fit  bâtir.  Ce  château  est 
resté  légendaire  dans  l'imagination  du  moyen  âge  cependant;  la 
tradition  répéta  longtemps  que  pour  achever  cette  grande  œuvre  il 
fallut  épuiser  la  province,  que  le  sang  des  chrétiens  fut  mêlé  au 
ciment  des  murs,  dernière  vengeance  de  ce  persécuteur.  L'édifice 
est  aujourd'hui  sinon  intact,  du  moins  si  bien  conservé  qu'il  est 
facile  de  se  figurer  ce  qu'il  âtait.  C'est  un  de  ces  monumens  si  rares 
qui  en  apprennent  plus  sur  une  époque  que  toute  une  histoire.  La 
façade  principale  donne  sur  la  mer,  les  flots  en  baignent  les  pieds; 
la  brise  la  rafraîchit  tout  le  jour.  De  hautes  montagnes  foiment 
dans  le  fond  un  vaste  cirque.  Pline  n'eût  pas  choisi  un  site  plus  à 
souhait  pour  une  villa  de  lettré.  Cette  demeure  est  immense;  la 
ville  de  Spalato  s'y  loge  presque  tout  entière;  plus  de  4,000  ha- 
bitans  occupent  l'intérieur  du  palais.  Dans  cet  entassement,  les 
maisons  modernes  sont  suspendues  comme  des  cages  aux  murs  de^ 
chambres  impériales;  les  voitures  passent  dans  le  triclinium  du 
prince,  les  soldats  autrichiens  font  l'exercice  dans  les  salles  de  ré- 
ception. La  façade  qui  regarde  la  mer  compte  180  mètres  de  lon- 
gueur; 50  arcades,  50  pilastres  doriques,  que  surmontaient  des 
statues,  la  décorent;  cet  ensemble  est  simple  et  grand.  Le  palais  a 
la  forme  d'un  rectangle;  des  trois  autres  côtés,  si  on  excepte  quel- 
ques bas-reliefs  de  la  Porte  dorée^  les  murs  sont  nus,  épais  de  3  et 
h  mètres,  construits  de  grosses  pierres  à  la  base,  de  briques,  deve- 
nues aussi  dures  que  des  pierres,  à  la  partie  supérieure,  flanqués  de 
tours.  Deux  observatoires  permettaient  de  voir  au  loin  sur  la  mer  et 
dans  la  plaine.  La  belle  façade  principale  n'a  pour  entrée  qu'une 
poterne,  qui  donne  accès  à  un  couloir  souterrain  ;  trois  hommes  de 
front  n'y  pénétreraient  pas,  l'obscurité  du  resté  y  est  profonde.  C'é- 
tait surtout  du  côté  de  l'Adriatique  qu'était  le  danger,  par  là  que 
pouvait  venir  quelque  vaisseau  commandé  par  un  de  ces  grands 
dignitaires,  prêts  à  tout,  esclaves  libres  d'hier,  qui  avaient  la  main 
sûre.  Quant  aux  barbares,  s'ils  descendaient  de  la  Prévalitane,  fer- 
mer les  portes  suffisait;  ces  hordes  indisciplinées  se  briseraient 
contre  ces  murs.  Dioclétien  sortait  peu;  il  restait  dans  ses  apparte- 
mens  invisible  aux  Salonitains  comme  au  reste  du  monde.  Il  avait 
du  reste  dans  le  palais  pour  la  promenade  la  vaste  galerie  de  la  fa- 
çade principale,  pour  ses  actes  de  piété  un  temple  si  grand  que^la 
ville  de  Spalato  a  pu  en  faire  une  cathédrale.  C'est  une  rotonde 
surchargée  de  sculptures,  de  cette  profusion  d'omemens  que  pro- 
diguait la  décadence.  L'artiste  a  surtout  trsdté  avec  soin  unejguir- 
lande  d'amours  qui  fait  à  l'intérieur  le  tour  de  l'édifice.  Ces  génies 


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702  RS¥CE   DES  DEUX  UOSOBS. 

combattent  contre  des  lions,  coaduisent  des  dÂem  en  iaisee,  tifa- 
Usent  à  la  oouree  de  <:hars.  A  quelques  pas  pins  loin  est  ua  second 
édifice  de  forme  rectangulaire  ;  il  a  été  conshiéré  longtemps  oomiBe 
une  ciiapdle  dédiée  à  Esculape,  'dien  qu'invoquait  ^le  préférenoe 
l'empereur  malade,  las  de  tout,  et  cepeodast  enloupé  de  dévias  qui 
devient  le  préserver  de  ia  mort.  €n  antiqnaine»  IL  Lanxa,  a  cni 
récemineiit  pouvoir  y  reconnaître  le  mausolée  du  piSnce.  La  déos- 
ration  n'€n  est  pas  moins  riche  que  celle  de  la  rotonde.  Cet  art  est 
encore  imposant  et  luxneux;  des  rinceaux  élégans,  des  feuilles  d'a- 
canthe, rappellent  la  belle  époque;  mais  des  attributs  oriaitaux, 
des  %ures  «iystéi*îeases  et  bizarres ,  montrent  combien  l'architeo- 
tnre  gréoo-romaine  a  subi  l'influence  de  l'Âsiû;  la  pierre  «st  ciselée 
de  broderies  sans  nombre,  oomme  sur  les  monumeas  romains  de 
Balbeck  «t  de  Laadicée,  de  U»jàe  la  Syrie.  Une  vaste  cour  intérieure, 
entourée  d'une  colonnade  cormthtenne,  sépare  les  deux  édifices; 
c'était  l'entrée  <le  l'atrîiim,  dont  les  belles  prc^ortions  rappellent 
ce  que  l'empire  nous  a  laissé  de  plus  majesitueux.  Ces  raines,  qui 
ont  échappé  à  la  destruction,  occupent  un  cosn  du  palak.  Dans  le 
reste  de  la  demeure  impériale,  on  ne  trouve  plus  que  des  soubasse- 
mens,  de  grandes  vo&tes,  les  vestiges,  méconnaissables  pour  qui  ne 
les  étudie  pas  longtemps,  de  ces  bâtimens  où  logeaient  les  servi- 
teurs du  prince  «t  toute  une  armée.  11  n'est  pas  besoin  -de  chercher 
à/econstruire  les  mîlle  détails  de  l'édifice  pour  comprendre  ce  qu'il 
était.  Nous  avons  devant  nous  usi  pakis  remain,  Je  {ylus  complet,  k 
plus  grand  que  l'empire  nous  ait  laissé,  «t  à  ce  titre  quel  prix  n'a* 
t41  pas  pour  l'hislorien  !  mais  ce  mtHinment  est  aussi  et  surtout 
une  forteresse  du  moyen  âge.  Les  temps  anciens  sont  finis;  la  paix 
impériale  n'es^  plus  qu'un  mot.  Le  prince  le  plus  puissant,  s'il  ^at 
quelques  heures  de  sécurité,  doit  mettre  entre  lui  et  les  barbares 
ces  murailles  énormes,  ces  touns,  ces  Gréaeaux,  UmU  œt  appareB  de 
défense. 

Au  milieu  da  xvnt*  siècle,  TAfiglais  Adam  et  le  Français  Ciéns- 
saii  visitèrent  la  Daimâtie;  ils  relevèrent  le  plan  du  palais;  Us  M 
ont  consacré  un  grand  ouvrage  in-iaUo  où,  s'aidant  de  Vitnivc,  ils 
retrouvent  les  quatœ  cents  chambres  de  la  demeure  impériale,  tri- 
eliniumy  îepidariunty  salles  d'hiver,  salles  d'été,  appartemeni  des 
gardes (1).  Notre  corapatdote  Cassas,  sonsie  oonsdat,  reprit  le  même 
travail.  11  était  sensible  à  la  grandeur,  ooaiBe  il  le  dit  iui-mèoie; 
il  décrit  dans  son  voyage  (2)  «  ces  bains  spacieux  où  la  voinpié  nn 
maine  délassait  les  grâces  et  la  beauté,  la  paille  infecte  oà  la  Ibl- 

(1)  Huim  of  the  palace  of  the  emperor  Diocletian  at  Spalatro  in  Do/iimiImu  Loadros 
1764. 

<^)  Voyage  Titioreique  de  rhtrie  ^i  de  la  Damatie,  lii*lbU<i,  Pcrii  ISOl,  Plene  DMol 
l'Mné. 


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SOUlFEDiaS  DI  £'Âl>iUaTIQO&.  703 

matienne  avilie  repose  lora  de  l'estime  conjugale»  les  osaemens  de 
l*art  et  le  corpa  diffornie  de  rignorance.  »  Ce  n'est  pas  que  soa  livre 
119  soit  précieux,  qu'il  ne  laese  comprendre  souveat  par  la  gravnre 
la  beauté  des  sites,  la  majesté  des  édifices;  mais  Cassas  non  plus 
qu'Adam  n'a  pas  cette  rigueur  scientifique  que  nous  demandons  k 
Farcbitecte  quand  il  restitue  un  monument;  il  invente,  il  suppose. 
Ses  essais  et  ceux,  de  son  {H-édécesseur  doivent  Atre  repris.  Le  sujet 
vaut  la  peine  de  tenter  un  de  nos  pensionnaires  de  la  villa  Médicis. 
Aiassi  bien  notre  école  de  Rome,  qui  envoie  chaque  année  à  riosti- 
tot  une  restauration,  a^-t-elle  aujourdliai  épuisé  Iltalie  et  la  Grèce. 
Nous  possédons  à  Paris  ces  carions  précieux  qui  commencent  à  Tan- 
née 178S  el  vont  jusqu'à  nos  jours.  L'antiquité  classique  y  retrouve 
toutes  les  belles  œuvres  d'architecture  qu'elle  nous  a  laissées,  état 
actuel,  restgurratkm  justifiée.  Cette  collection,  bien  connue  de  quel- 
ques personnes,  souvent  consultée,  surtout  par  la  science  étrangère, 
est  une  des  richesses  de  la  bibliothèque  de  TÉcole  des  Beaux-Arts, 
richesse  unique  en  Europe»  Longtemps  oubliée,  elle  est  devenue 
accessible  à  tous  quand  le  bibEoihécaire  actuel  Ta  fait  disposer  de 
manière  qu'elle  pût  être  étudiée  facilement.  Le  gouvernement  veut 
aujourd'hui  publier  ce  vaste  ensemble  de  travaux;  il  croit  avec  rai^ 
son  qu'une  telle  entreprise  servira  au  progrès  de  Tart  et  de  l'his- 
toire, sera  un  titre  d'honneur  pour  le  pays. 

La  côte  de  l'Adriatique  conserve  d'autres  mooumens  de  l'époque 
romaine,  l'amphithéâtre  de  Pola,  que  M.  Chabrol  a  réceooiment  étu- 
dié; le  temple  d'Auguste,  fëdifice  appelé  palais  de  Julie,  dans  la 
môme  ville,  appartiennent  aux  beaux  temps  de  l'art  et  méritent  de 
(aire  l'objet  d'une  restauration.  Nos  artistes,  gui  vont  d'ordinaire 
en  Grèce,  quelquefois,  comme  U.  Joyaux,  jusqu'à  Balbeck,pour  sa- 
tisfaire aux  obligations,,  tous  les  jours  plus  difficiles,  que  leur  im- 
pose Tétat,  ont  en  face  de  l'Italie  un  sol  encore  peu  exploiré  qui  leur 
promet  des  études  féccmdes.  L'antiquaire  ne  trouve  pas  moins  d'in- 
térêt sur  cette  côte.  Là  Grèce  fonda  dans  Farchipel  dalmate  nombre 
de  colonies,  comme  celles  de  Pbaros,  de  Delminium,  de  Corcyra- 
Nigra,  d'IIéraclée.  Ces  villes  perdues  loin  de  leur  métropole,  aussi 
isolées  que  les  comptoirs  de  Pont-Euxin,.  avaient  une  vie  active,  le 
goût  des  arts,  une  grande  ardeur  au  commerce.  Elfes  ont  laissé  des 
médailles,  des  bas-reliefs,  des  inscriptioDs ,  que  les  aavans  com- 
mencent à  recueillir.  Cette  histoire  sort  enfia  de  l'obacnrlté,  inté- 
ressante comme  le  sera  toujours  tout  ce  qui  nous  aidera  à  mdeux 
comprBndi*e  l'esprit  beUténiqnc.  Les  inscriptions  et  les  monumens 
figurés  des  temps  remains  font  de  la  province  un  véritable  musée, 
(pie  MM*  Hommsen  et  Cens»  odA  réceninent  étudié,  non  sans  laisser 
beaucoup  à  faire  après  eux.  La  Dalmatie  possède  à  Saloae  des  ruhftes 
du  plus  grand  prix.  L'enceinte  de  la  ville  est  encore  debout;  les 


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70i  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

maisons  modernes  n'ont  pas  envahi  ce  vaste  espace  où  tant  de  dé- 
bris gisent  à  quelques  pieds  sous  le  soi.  Chaque  jour  le  hasard  y 
fait  de  belles  découvertes  :  une  exploration  méthodique  mettrait  au 
jour  des  trésors.  Quelques  cités  barbares  comme  Nadîn  et  Podgrage 
conservent  les  monumens  les  plus  anciens  que  nous  ait  laissés  cette 
race  illyrienne  qui  occupait,  au  témoignage  de  Strabon,  la  moitié 
de  la  péninsule  du  Balkan,  et  qui  est  aussi  peu  connue  que  la  race 
thrace,  sa  voisine  et  sa  rivale.  De  grands  tumulus,  le  plus  souvent 
composés  de  pierres,  s'élèvent  auprès  de  ces  murs  irréguliers;  ce 
sont  les  sépultures  de  ces  barbares.  Les  origines  du  christianismd, 
surtout  au  centre  de  la  province,  sont  représentées  par  une  suite 
de  marbres,  d'autant  plus  dignes  d'étude  que  nous  sommes  ici  au 
point  où  l'Orient  touche  à  l'Occident,  où  deux  courants  d'idées  re- 
ligieuses, dilTérens  dès  les  premiers  jours,  se  rencontrent  et  par- 
fois se  confondent. 

Les  villes  de  la  Dalmatie  possèdent  toutes  d'anciennes  églises; 
cette  noblesse  bourgeoise  bâtissait  beaucoup  et  solidement.  Les 
Slaves  du  sud  n'ont  jamais  eu  d'architecture  religieuse  qui  leur  fut 
propre;  les  rares  édifices  un  peu  anciens  qu'on  trouve  en  Bosnie, 
en  Servie,  en  Herzégovine,  sont  des  imitations  byzantines.  Comme 
l'église  grecque,  depuis  le  viii*  siècle,  a  proscrit  la  représentation 
par  la  sculpture  de  la  Vierge  et  des  saints,  les  architectes,  respec- 
tueux du  septième  concile  de  Nicée,  ont  toujours  construit  de  grandes 
façades  nues,  pendant  que  les  peintres  décoraient  l'intérieur  de  ta- 
bleaux conformes  aux  types  sacrés  de  l'Athos.  Sur  la  côte  restée  la- 
tine, la  liberté  a  été  plus  grande;  le  style  lombard  domine  presque 
partout,  mais  transformé  dans  le  détail  de  l'ornementation  par  le 
caprice  de  chaque  époque,  tantôt  surchargé  de  bas-reliefs  qui  re- 
présentent les  travaux  de  la  vie  commune ,  le  labourage,  l'atelier 
d'un  corroyeur,  la  chasse  au  faucon,  les  épisodes  de  la  Bible,  tantôt 
marqué  d'un  cachet  barbare,  sous  l'influence  de  quelque  prince  de 
Croatie  ou  de  Raschie  qui  a  voulu  faire  prédominer  son  goût  dans 
des  œuvres  dues  à  sa  générosité.  A  côté  de  sculptures  maladroites 
et  raides,  mais  qui  ont  une  expression  naïve,  même  souvent  une 
grâce  charmante,  on  trouve  des  représentations  auxquelles  l'art  le 
plus  grossier  n'est  pas  inférieur,  «  des  œuvres  de  cannibales,  » 
comme  disait  récemment  dans  une  étude  sur  Zara  un  professeur 
dalmate.  Le  style  lombard  ici  est  beaucoup  plus  varié  qu'en  Italie; 
les  Dalmates,  qui  l'ont  conservé  jusqu'au  xvi*  siècle,  y  ont  ajouté 
ce  monde  de  statues  que  prodiguait  notre  style  occidental  au  moyen 
âge.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  eu  de  leur  part  imitation;  ils  ignoraient 
nos  monumens;  dans  les  deux  pays  le  goût  populaire  a  produit  spon- 
tanément des  œuvres  qui  présentent  souvent  de  singulières  ressem* 
blances.  Le  dôme  de  Zara,  celui  de  Trau,  œuvres  du  xm*  siècle,  le 


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SOUVENIRS   DE  L* ADRIATIQUE.  705 

portail  de  l'église  de  Spalato,  l'église  d'Arbe,  sont  à  ce  point  de  vue 
dignes  d'étude.  L'ensemble  de  ces  édifices  est  toujours  d'un  effet 
original;  le  détail  ne  saurait  en  être  examiné  avec  trop  de  soin, 
parce  qu'on  y  retrouve  l'image  de  la  diversité  des  idées  dans  ce 
pays  au  moyen  âge,  les  inspirations  de  l'Italie  à  côté  des  symboles 
byzantins,  des  caprices  gothiques,  des  scènes  dont  le  caractère  slave 
est  évident.  Les  riches  trésors  des  églises  rappellent  presque  tou- 
jours les  artistes  de  Constantinople.  La  ciselure,  l'orfèvrerie,  les 
ivoires  de  Byzance  ont  été  d'autant  plus  nombreux  au  moyen  âge 
que  la  grande  sculpture  était  interdite.  On  les  retrouve  dans  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe.  Assez  fréquens  en  France  et  en  Alle- 
magne,, ils  sont  en  telle  quantité  dans  certaines  régions  situées 
très  loin  de  l'empire  grec,  en  Scandinavie  par  exemple,  qu'il  a 
fallu  leur  réserver  dans  les  musées  une  section  spéciale,  donner 
le  nom  de  byzantine  à  toute  une  période  de  l'art  dans  ces  con- 
trées du  nord.  M.  Zimmermann  vient  de  dessiner  et  de  publier  à 
Vienne  les  plus  beaux  des  bijoux  de  travail  gréco-slave  conservés 
aujourd'hui  sur  la  côte  de  l'Adriatique.  Ce  livre  contribuera  à  mieux 
faire  apprécier  un  art  dont  l'influence,  si  grande  au  moyen  âge,  est 
encore  méconnue  en  Occident  par  beaucoup  d'érudits.  La  Dalmatîe 
du  reste  possède  de  véritables  édifices  byzantins  :  l'église  de  Saint- 
Donat,  à  Zara,  monument  du  vi''  siècle  vanté  par  Constantin  Por- 
phyrogénète,  a  la  forme  d'une  croix  grecque  que  surmonte  une  cou- 
pole; elle  doit  être  comparée  à  Saint- Phocas  de  Torcello,  cette 
relique  célèbre  d'un  style  disparu  aujourd'hui  de  l'Occident.  Saint- 
Donat  toutefois  présente  une  particularité  :  l'architecte  a  superposé 
deux  étages  réunis  par  un  escalier  monumental.  La  chapelle  de 
Sainte -Domenica,  également  à  Zara,  remonte  peut-être  à  une  ori- 
gine plus  ancienne  encore;  ce  nom  rappelle  un  vocable  fréquent 
chez  les  chrétiens  d'Orient,  hagia  kyriaki,  sainte  dimanche;  cette 
église  a  aussi  deux  étages.  Le  dôme  de  Saint- Yilo,  dans  une  rue 
voisine,  est  une  imitation  de  celui  de  Saint-Donat.  Ce  sont  là  des 
monumens  d'un  intérêt  exceptionnel  pour  l'archéologie  de  l'art;  il 
est  regrettable  que  les  habitans  en  fassent  des  greniers  à  foin.  Dn 
pays  qui  possède  une  série  si  riche  d'édifices  de  toutes  les  époques 
doit  à  l'histoire  de  les  conserver  tous  avec  une  égale  piété. 

Les  monumens  de  la  Dalmatie,  comme  les  destinées  de  cette  pro- 
vince au  moyen  âge,  comme  ses  archives,  ses  essais  littéraires  et 
les  mœurs  actuelles,  nous  montrent  un  peuple  bien  doué  auquel  les 
circonstances  n'ont  pas  été  favorables.  De  même  que  tous  les  Slaves 
du  sud,  il  a  été  victime  de  la  barbarie.  11  est  de  mode  de  médire  du 
romanisme,  de  la  civilisation  latine  ;  quel  peuple  en  Europe  a  pu 
sortir  d'une  enfance  sauvage  sans  le  secours  de  la  civilisation  de 

TOVB  CI.  -r-  1872.  45 


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706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tanden  monde,  sans  la  religion  que  l'empire  reçut  au  premier 
siècle,  et  qu'il  donna  aux  envahisseurs?  Les  Germains  eux-mêmes, 
auxquels  on  prête  tant  de  vertus  imaginaires,  n'ont  dû  qu'aux  La- 
tins la  force  de  dépouiller  le  vieil  homme,  le  bonheur  de  créer  une 
nationalité  nouvelle  et  féconde.  C'est  le  propre  des  Latins  d'avoir 
porté  la  vie  autour  d'eux  ;  une  fois  le  flambeau  allumé,  chaque  na- 
tion a  eu  ses  destinées,  des  caractères  propres  et  originaux,  sou- 
vent des  qualités  supérieures  à  celles  des  Latins  eux-mêmes,  mais 
les  Latins  ont  été  les  initiateurs.  La  race  ne  fait  pas  tout,  on  le  voit 
bien  ici;  la  race  peut  être  bonne,  courageuse,  active,  ouverte  aux 
idées  de  progrès,  douée  d'imagination,  du  sentiment  de  Fart;  elle 
peut  rester  obscure  et  misérable,  si  la  fortune  pour  elle  est  trop 
dure,  si  elle  ne  lui  donne  pas  ces  secours  qu'elle  prête  à  tous  ceux 
qui  doivent  connaître  les  bienfaits  d'un  développement  rapide.  U 
temps  des  souffrances  cruelles  est  fini  pour  ces  peuples.  Ce  que  le 
moyen  âge  ne  pouvait  leur  procurer,  l'Europe  le  prodigue  aujour- 
d'hui :  sous  cette  influence,  les  Slaves  du  sud  ouvrent  les  yeux.  Cette 
race  réfléchie  et  froide,  capable  de  si  longs  sommeils,  éprouve  des 
enthousiasmes  d'autant  plus  forts  qu'ils  se  produisent  plus  lente- 
ment; ce  n'est  pas  un  feu  qui  brille  d'un  éclat  éblouissant  et  s'é- 
teint, c'est  une  chaleur  intime  qui  pénètre  tout  l'être,  qui  en  prend 
possession,  que  rien  ne  refroidit  ensuite.  Qu'elle  croie  à  ses  desti- 
nées, que  les  rêves  populaires,  que  les  théories  de  ses  politiques 
imaginent  tantôt  l'Autriche  se  décidant  à  chercher  au  sud  chez  ces 
populations  un  appui  qu'elle  ne  trouve  plus  au  nord,  ou  quelque 
conquérant  réunissant  par  la  victoire  ce  que  les  siècles  ont  divisé  : 
il  se  peut  que  ce  soient  là  à  cette  heure  des  utopies.  Ce  qui  n'est 
pas  chimérique,  c'est  de  créer  des  écoles,  des  universités,  de  rame- 
ner les  dialectes  d'une  langue  à  l'unité,  de  retrouver  l'histoire  ou- 
bliée, de  forcer  le  sol  à  donner  tout  ce  qu'il  peut  produire.  L'in- 
struction et  la  richesse,  une  nationalité  nouvelle  ne  saurait  se 
passer  de  ces  deux  bienfaits.  Les  Slaves  du  sud  peuvent  dire  au- 
jourd'hui qu'ils  leur  sont  assurés.  Ils  savent  que  le  sentiment  de 
l'indépendance  chez  eux  est  invincible,  qu'aucun  adversaire  ne  les 
en  dépouillera;  ils  s'exercent  à  la  pratique  des  libertés  municipales, 
où  le  bien  immédiat  est  compris  par  tous,  et  qui  formera  mieux  que 
toutes  les  théories  des  esprits  vraiment  politiques.  Les  épreuves  ne 
leur  manqueront  pas  ;  mais  ils  ont  le  sang  jeune,  l'énergie  virile, 
ils  naissent  à  la  vie,  ils  sont  dans  l'âge  heureux  des  longs  espoirs 
et  des  vastes  pensées. 

Albert  Ddmont. 


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DON  JUAN  DE  KOLOMEA 


Le  réalisme  commence  à  faire  école  dans  TOrient  slave,  où  il  ap- 
paraît sous  un  aspect  nouveau,  drapé  dans  cette  résignation  pessi- 
miste, dans  cette  aveugle  soumission  aux  commandemens  de  la  na- 
ture qui  fait  le  fond  de  la  philosophie  morale  de  ces  peuples  pasteurs. 
Le  représentant  le  plus  curieux  et  le  plus  remarquable  de  cette 
école  est  un  Petit-Russien  de  Galicie,  M.  Sacher-Masoch.  II  écrit  en 
allemand,  et  il  sait  sa  langue  :  son  style  est  choisi,  coloré,  plein  de 
relief,  bien  qu'il  abuse  parfois  du  décousu  cherché,  où  les  idées  se 
pressent,  se  talonnent  et  ne  trouvent  pas  le  temps  de  se  dégager, 
de  se  formuler  nettement.  C'est  ce  qui  rend  plus  d'une  fois  le  dia- 
logue obscur  chez  lui.  M.  Sacher-Masoch  aunonce  la  prétention  de 
sortir  absolument  des  limbes  de  l'abstraction  où  se  complaît  le  ro- 
man germanique,  il  veut  se  jeter  en  pleine  et  franche  réalité,  dans 
la  poésie  des  sens;  c*est  ce  que  nous  apprend  son  ami  Kûrnberger, 
qui  s'est  chargé  de  l'introduire  auprès  du  public  allemand.  Cepen- 
dant il  est  au  fond  doctrinaire;  il  procède  en  droite  ligne  de  Scho- 
penhauer,  et  ne  s'en  cache  même  pas.  Il  est  vrai  qu'il  le  revendi- 
que :  selon  lui,  Schopenhauer  est  le  philosophe  slave  par  excellence, 
comme  pour  d'autres  c'est  le  représentant  moderne  du  bouddhisme; 
aucun  philosophe  n'a  si  bien  érigé  le  pessimisme  en  principe  de 
morale  et  fondé  la  métaphysique  sur  le  sentiment  de  la  nature. 
M.  Sacher-Masoch  est  donc  guidé  par  des  intentions  philosophiques, 
il  soutient  toujours  une  thèse;  néanmoins  ses  personnages  vivent 
d'une  vie  propre  et  même  exubérante,  trop  exubérante  'parfois  pour 
le  goût  occidental.  La  critique  allemande  l'a  maltraité  :  «  la  na- 
ture est  comme  ivre  chez  lui,  »  a  dit  un  de  ses  censeurs,  et  le  re- 
proche n'est  pas  tout  à  fait  sans  fondement. 

Sous  ce  titre  :  le  Legs  de  Caîn,  M.  Sacher-Masoch  a  commencé 
une  série  de  nouvelles  qui  veulent  être  des  chapitres  d'une  histoire 
naturelle  de  l'homme,  traitée  à  un  point  de  vue  empirique  et  réa- 


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708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liste.  Un  prologue  nous  initie  aux  projets  de  Tauteur.  Il  a  rencontré 
à  la  chasse  un  vieillard  de  cette  étrange  secte  des  erransy  qui  font 
vœu  de  «  fuir  toujours  la  vie,  »  qui  voient  la  main  de  Satan  dans 
toutes  les  affaires  humaines,  et  répudient  comme  des  sacrilèges  les 
institutions  sur  lesquelles  repose  aujourd'hui  la  société.  Ce  saint 
homme  lui  révèle  dans  un  long  discours  Tenigme  terrible  de  l'exis- 
tence. Nous  sommes  les  héritiers  de  Gain,  qui  nous  a  légué  ces  six 
choses  :  l'amour,  la  propriété,  l'état,  la  guerre,  le  travail,  la  mort. 
La  vie  est  misère,  elle  est  un  mal  ;  nous  sommes  les  dupes  de  la 
nature,  qui  nous  fait  agir  à  notre  insu,  pour  ses  besoins,  avec  indif- 
férence, nous  broyant  sous  les  roues  de  son  char.  On  voit  que  notre 
errant  sait  son  Schopenhauer  sur  le  bout  des  doigts. 

C'est  l'amour  qui  fait  le  sujet  du  premier  cycle  de  six  nouvelles 
publié  par  le  romancier  petit-russien.  Son  thème  est  simple  et  net  : 
l'amour,  c'est  la  guerre  des  sexes.  Aimer,  c'est  être  enclume  ou 
marteau.  Le  récit  intitulé  Don  Juan  de  Kolomeay  la  perle  de  la 
série,  prend  texte  du  conflit  qui  est  au  fond  du  mariage  monogame; 
mais  le  thème  est  traité  avec  une  originalité  bizarre  qui  le  rajeunit. 
Néanmoins,  en  l'offrant  aux  lecteurs  de  la  Revue  comme  un  échan- 
tillon de  ce  talent  primesautier,  nous  avons  dû  abréger  et  atténuer 
,  quelques  crudités.  La  Vénus  à  la  pelisse  nage  déjà  en  pleine  sen- 
sualité; c'est  l'histoire  d'un  gentilhomme  petit-russien  qui  se  vend 
par  contrat  comme  esclave  à  la  femme  qu'il  adore,  et  qui  voit  son 
marché  pris  au  pied  de  la  lettre  :  dès  qu'il  veut  s'émanciper,  il  re- 
çoit le  knout  jusqu'au  sang,  et  il  n'en  est  que  plus  amoureux.  Dans 
Marcella  ou  le  conle  bleu  du  bonfieury  la  dernière  nouvelle  du  cycle, 
M.  Sacher-Masoch  tombe  dans  la  dissertation  philosophique  et  mo- 
rale. 

La  scène  de  ses  récits  est  d'ordinaire  en  Galicie,  elle  est  même 
plus  étroite  :  ses  héros  vivent  dans  le  cercle  qui  a  pour  chef-lieu 
Kolomea,  ville  d'environ  10,000  âmes,  bâtie  sur  l'emplacement 
d'une  ancienne  colonie  romaine,  d'où  lui  vient  probablement  son 
nom.  On  sait  que  la  partie  orientale  de  la  Galicie  est  peuplée  par 
3  millions  de  Petits-Russiens,  qui  appartiennent  à  l'église  grecque 
unie.  A  côté  de  la  commune  {gromada)^  qui  se  gouverne  elle-même, 
on  y  trouve  une  autre  institution  démocratique,  lai  garde  rurale^ 
formée  par  Tes  paysans  armés,  qui  fut  en  1SA6  officiellement  recon- 
nue par  le  gouvernement  autrichien  et  investie  de  prérogatives  ana- 
logues à  celles  de  la  gendarmerie.  La  haine  invétérée  des  Petits- 
Russiens  pour  les  Polonais  a  toujours  permis  en  temps  de  révolution 
de  confier  à  la  garde  rurale  la  surveillance  des  campagnes.  Il  en 
fut  ainsi  en  1863,  époque  où  se  passe  l'histoire  qui  va  suivre. 


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DON   JUAN   DE   KOLOHEA.  709 

L 

Nous  étions  sortis  de  Kolomea  en  voiture  pour  nous  rendre  à  ]a 
campagne.  C'était  un  vendredi  soîr.  m  Vendredi ,  bon  commence- 
ment, »  dit  le  proverbe  polonais;  mon  cocher  allemand,  un  colon 
du  village  de  Mariahilf ,  prétendait  au  contraire  que  le  vendredi 
était  un  jour  de  malheur,  Notre-Seigneur  étant  mort  ce  jour-là  sur 
la  croix.  C'est  mon  Allemand  qui  eut  raison  cette  fois;  à  une  heure 
de  Kolomea,  nous  tombâmes  sur  un  piquet  de  garde  rurale.  — 
Halte-là I  votre  passeport! 

Nous  arrêtâmes;  mais  le  passeport  1  Mes  papiers,  à  moi,  étaient 
en  règle;  personne  ne  s'était  inquiété  de  mon  Souabe.  Il  était  là  sur 
son  siège  comme  si  les  passeports  eussent  été  encore  à  inventer,  fai- 
sait claquer  son  fouet,  remettait  de  l'amadou  dans  sa  pipe.  Évidem- 
ment ce  pouvait  être  un  conspirateur.  Sa  face ,  insolemment  béate, 
semblait  provoquer  les  paysans  russes.  De  passeport,  il  n'en  avait 
point;  ils  haussèrent  les  épaules.  —  Un  conspirateur  I  fit  l'un  d'eux. 
—  Voyons,  mes  amisi  regardez-le  donc.  —  Peine  perdue  1  —  C'est 
un  conspirateur.  —  Mon  Souabe  remue  sur  sa  planche  d'un  air 
embarrassé;  il  écorche  le  russe,  rien  n'y  fait.  La  garde  rurale  con- 
naît ses  devoirs.  Qui  oserait  lui  offrir  un  billet  de  banque?  Pas  moi. 
On  nous  empoigne  et  on  nous  conduit  à  l'auberge  la  plus  proche,  à 
quelque  cent  pas  de  là. 

De  loin,  on  eût  dit  des  éclairs  qui  passaient  devant  la  maison  : 
c'était  la  faux  redressée'  en  baïonnette  d'une  sentinelle.  Juste  au- 
dessus  de  la  cheminée  se  montrait  la  lune,  qui  regardait  le  paysan 
et  sa  faux;  elle  regardait  par  la  petite  fenêtre  de  l'auberge  et  y  je- 
tait ses  lumières  comme  de  la  menue  monnaie,  et  emplissait  d'ar- 
gent les  flaques  devant  la  porte,  pour  faire  enrager  l'avare  juif,  — 
je  veux  dire  l'aubergiste,  qui  nous  reçut  debout  sur  le  seuil,  et  qui 
manifesta  sa  joie  par  une  sorte  de  lamentation  monotone.  Il  dandi- 
nait son  corps  à  la  façon  des  canards;  s' approchant  de  moi,  il  me  fit 
d'un  baiser  une  tache  sur  la  manche  droite,  puis  sur  la  gauche  éga- 
lement, et  se  mit  à  gourmander  les  paysans  d'avoir  arrêté  un  mon" 
nieur  tel  que  moi,  un  monsieur  qui  était  jaune  et  noir  dans  l'âme  (1), 
il  l'aurait  juré  sur  la  Thora^...  et  il  vociférait  et  se  démenait,  comme 
s'il  eût  été  personnellement  victime  d'un  attentat  inoui. 

Je  laissai  mon  Souabe  avec  les  chevaux,  gardé  à  vue  par  les 
paysans,  et  j'allai  m'étendre  dans  la  salle  commune,  sur  la  ban- 
quette qui  courait  autour  de  l'immense  poêle.  Je  m'ennuyai  bientôt. 
L'ami  Mochkou  (2)  était  fort  occupé  à  verser  à  ses  hôtes  de  Teau- 

(1)  Ce  sont  les  couleurs  autrichiennes  :  Jaune  et  noir,  —  bon  Autrichien. 

(2)  Moïse,  sobriquet  des  Juifs. 


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710  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

de-vie  et  des  nouvelles;  deux  ou  trois  fois  seulement  il  s'abattit 
près  de  moi  en  sautant  par-dessus  le  large  buffet  comme  une  puce, 
et  s'y  colla,  s* efforçant  d'entamer  une  conversation  politique  et 
littéraire.  Ce  n'était  pas  une  ressource.  Je  me  mis  à  examiner  la 
pièce  où  je  me  trouvais.  Le  ton  dominant  était  le  vert-de*gris.  One 
lampe  à  pétrole,  alimentée  avec  parcimonie,  répandait  sur  toas 
les  objets  une  lumière  verdâtre;  des  moisissures  tapissaient  les 
murs,  le  vaste  poêle  carré  semblait  verni  au  vert-de-gris,  des 
touffes  de  mousse  poussaient  entre  les  pavés  du  parquet,  —  une 
lie  verte  dans  les  verres  à  brandevin,  du  verdet  authentique  sur 
les  petites  mesures  en  cuivre ,  où  les  paysans  buvadent  à  même 
devant  le  buffet  sur  lequel  ils  jetaient  leur  monnaie  de  billon.  Une 
végétation  glauque  avait  envahi  le  fromage  que  Mochkou  m'ap- 
porta; sa  femme  était  assise  derrière  le  poêle,  en  robe  de  chambre 
jaune  à  ramages  vert-pré,  occupée  à  bercer  son  enfant  vert  pâle. 
Du  vert-de-gris  sur  la  peau  chagrine  du  Juif,  autour  de  ses  petits 
yeux  inquiets ,  de  ses  narines  mobiles,  dans  les  coins  aigres  de  sa 
bouche,  qui  ricanait  1  11  y  a  de  ces  visages  qui  verdissent  avec  le 
temps  comme  le  vieux  cuivre. 

Le  buffet  me  séparait  des  consommateurs,  qui  étaient  groupés 
autour  d'une  table  longue  et  étroite,  pour  la  plupart  des  paysans 
des  environs;  ils  conversaient  à  voix  basse  en  rapprochant  leurs  têtes 
velues,  tristes,  sournoises.  L'un  me  parut  être  le  diak  (le  chantre 
d'église).  Il  tenait  le  haut  bout,  maniait  une  large  tabatière,  où 
il  puisait  seul  pour  ne  point  déroger,  et  faisait  aux  paysans  la 
lecture  d'un  vieux  journal  russe  à  moitié  pourri,  aux  reflets  verts; 
tout  cela  sans  bruit,  gravement,  dignement.  Au  dehors,  la  garde 
chantait  un  refrain  mélancolique  dont  les  sons  semblaient  venir  de 
très  loin  :  ils  planaient  autour  de  l'auberge  comme  des  esprits  qui 
n'osaient  pénétrer  au  milieu  de  ces  vivans  qui  chuchotaient.  Par 
les  fentes  et  les  ouvertures,  la  mélancolie  s'insinuait  sous  toutes  les 
formes,  moisissures,  clair  de  lune,  chanson;  mon  ennui  aussi  de- 
venait de  la  mélancolie,  de  cette  mélancolie  qui  caractérise  notre 
race,  et  qui  est  de  la  résignation,  du  fatalisme.  Le  chantre  était  ar* 
rivé  aux  morts  de  la  semaine  et  aux  cours  de  la  boiurse,  quand  tout 
à  coup  on  entendit  au  dehors  le  claquement  d'un  fouet,  un  piéti- 
nement de  chevaux  et  des  voix  confuses.  Puis  un  silence;  ensuite 
une  voix  étrangère  qui  vint  se  mêler  à  celle  des  paysans.  C'était 
une  voix  d'homme,  une  voix  qui  riait,  qui  était  comme  remplie 
d'une  musique  gaie,  franche,  superbe,  et  qui  ne  craignait  point 
ceux  à  qui  elle  s'adressait;  elle  s'approchait  de  plus  en  plus,  enfin 
un  homme  franchit  le  seuil. 

Je  me  redressai,  mais  je  ne  vis  que  sa  haute  taille,  car  il  entrait 
à  reculons  en  parlementant  toujours  avec  les  paysans  sur  un  ton  de 


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DON  JUAN  DE  KOLOMEA*  711 

plaisanterie.  —  Ah  çàl  mes  amis,  faites-moi  donc  la  grâce  de  me 
reconnaître!  Est-ce  que  j'ai  Tair  d'un  émissaire,  moi?  Est-ce  que 
le  comité  national  se  promène  sur  la  route  impériale  à  quatre  che- 
vaux, sans  passeport?  Est-ce  qu'il  flâne  la  pipe  à  la  bouche,  comme 
moi?  Frères,  faites-moi  la  grâce  d'être  raisonnables! 

On  vit  paraître  dans  la  porte  plusieurs  têtes  de  paysans  et  autant 
de  mains  qui  frottaient  des  mentons,  ce  qui  voulait  dire  :  voilà 
une  grâce,  frère,  que  nous  ne  te  ferons  point. 

—  Ainsi  vous  ne  voulez  pas  vous  raviser,...  à  aucun  prix? 

—  Impossible. 

—  Mais  suis-je  donc  un  Polonais?  Voulez- vous  que  mes  père  et 
mère  se  retournent  dans  leur  tombe  au  cimetière  russe  de  Czerne- 
liça?  Est-ce  que  mes  aïeux  n'ont  pas  combattu  les  Polonais  sous  le 
Cosaque  Bogdan  Khmielniçki?  Ne  sont-ils  pas  allés  avec  lui  les  as- 
siéger dans  Zbaraz,  où  ils  étaient  campés,  couchés,  assis  ou  debout, 
à  leur  choix?  Voyons,  faites*moi  la  grâce,  laissez-moi  partir... 

—  Impossible! 

—  Même  si  mon  bisaïeul  a  fait  le  siège  de  Lemberg  sous  l'het- 
man  Dorozenko?  Je  vous  assure  qu'alors  les  têtes  des  gentils- 
hommes polonais  n'étaient  pas  plus  ch^es  que  les  poires;....  mais 
bonne  santé,  et  que  ça  finisse! 

—  Impossible! 

—  C'est  impossible  pour  de  bon?  Sérieusement? 

—  Sérieusement. 

—  Tant  pis.  Bonne  santé  tout  de  même!  —  L'étranger  se  résigna 
sans  plainte.  Il  entra,  inclina  légèrement  la  tête  en  réponse  aux  sa- 
lamalecs du  Juif,  et  s'assit  devant  le  buffet  en  me  tournant  le  dos. 
La  Juive  fit  un  mouvement,  le  regarda,  déposa  sur  le  poêle  son  en- 
fant, qui  dormait,  et  s'approcha  du  buffet.  Elle  avait  dû  être  belle 
jadis,  quand  Mochkou  l'épousa;  maintenant  ses  traits  avaient  quel- 
que chose  de  singulièrement  âpre.  La  douleur,  la  honte,  les  coups 
de  pied  et  de  fouet  ont  longtemps  travaillé  cette  race  jusqu'à  don- 
ner à  tous  ces  visages  cette  expression  à  la  fois  ardente  et  fanée, 
triste  et  railleuse,  humble  et. haineuse.  Elle  courbait  le  dos,  ses 
mains  fines  et  transparentes  jouaient  avec  un  des  gobelets,  ses  yeux 
s'arrêtèrent  sur  le  nouveau-venu.  De  ces  grands  yeux  noirs  et  hu- 
mides s'échappait  une  âme  de  feu,  comme  un  vampire  qui  sort 
d'une  tombe,  et  s'attachait  sur  le  beau  visage  de  l'étranger. 

Il  était  vraiment  beau.  Il  se  pencha  vers  elle  par-dessus  la  table, 
y  jeta  quelques  pièces  d'argent  et  demanda  une  bouteille  de  vin.  — 
Vas-y,  dit  le  Juif  à  sa  femme. 

Elle  se  courba  davantage,  s'en  alla  les  yeux  fermés  comme  une 
somnambule.  Mochkou,  s'adressant  à  moi,  me  dit  à  voix  basse  : 


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712  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  C'est  un  homme  dangereux,  un  homme  bien  dangereux l  — Et 
il  hocha  sa  petite  tête  prudente  avec  les  petites  boucles  noires  mas- 
sées sur  le  front. 

Il  avait  éveillé  Tattention  de  l'étranger,  qui  se  retourna  subite* 
ment,  m'aperçut,  se  leva,  tira  son  bonnet  de  peau  de  mouton,  et 
3,'excusa  très  poliment.  Je  lui  rendis  son  salut.  La  bienveillance 
russe  s'est  tellement  incarnée  dans  le  langage  et  les  mœurs  qu'il  est 
presque  impossible  à  l'effort  individuel  d'aller  au-delà  de  la  ten- 
dresse insinuante  des  phrases  consacrées.  Néanmoins  nous  nous  sa- 
luâmes avec  plus  de  politesse  encore  que  ne  le  veut  l'usage.  Quand 
nous  eûmes  fini  de  nous  proclamer  réciproquement  nos  très  hum- 
bles valets  et  de  u  tomber  aux  pieds  »  l'un  de  l'autre  (1),  l'homnie 
dangereux  s'assit  en  face  de  moi,  et  me  demanda  la  permission, 
(f  par  miséricorde,  »  de  bourrer  sa  pipe  turque.  Déjà  les  paysans 
fumaient,  le  diak  fumait,  le  poêle  lui-même  s'était  mis  de  la  par- 
tie; pouvais-je  le  priver  de  sa  pipe?  —  Ces  paysans  I  fit-il  gaîmcot; 
dites-moi  vous-même,  à  cent  pas  me  feriez^ vous  cette  chose  de 
me  prendre  pour  un  Polonais? 

—  Non,  certainement. 

—  Eh  bien  1  vous  voye*^  frère,  s*écria-t-il  plein  de  recwinais- 
sance;  mais  faites  donc  entendre  raison  à  ces  gens-là!  —  U  tira  de 
son  gousset  une  pierre,  y  déposa  un  fragment  d'amadou,  et  se  mit 
à  battre  le  briquet  avec  son  couteau  de  poche. 

—  Cependant  le  Juif  vous  appelle  un  homme  dangereux. 

—  Ah!  oui...  —  II  regarda  la  table  en  souriant  dans  sa  barbe. 

—  L'ami  Mochkou  veut  dire  :  pour  les  femmes.  Avez-vous  remar- 
qué comme  il  a  renvoyé  la  sienne?  Ça  prend  feu  si  facilement... 

L'amadou  aussi  prenait  feu;  il  le  mit  dans  la  pipe,  et  bientôt  il 
nous  enveloppa  de  nuages  bleuâtres.  Il  avait  modestement  baissé 
les  yeux,  et  souriait  toujours.  Je  pus  l'examiner  à  loisir.  C'était 
évidemment  un  propriétaire,  car  il  était  fort  bien  mis;  sa  blague  à 
tabac  était  richement  brodée  ;  il  avait  des  façons  de  gentilhomme. 
U  devait  être  des  environs  ou  du  moins  du  cercle  de  Kolomea,  car  le 
Juif  le  connaissait;  il  était  Russe,  il- venait  de  le  dire,  —  pas  assez 
bavard  d'ailleurs  pour  un  Polonais.  C'était  un  homme  qui  pouvait 
plaire  aux  femmes.  Rien  de  cette  pesante  vigueur,  de  cette  lour- 
deur brutale  qui  chez  d'autres  peuples  passe  pour  de  la  virilité  :  il 
avait  une  beauté  noble,  svelte,  gracieuse;  mais  une  énergie  élasti- 
que, une  ténacité  à  toute  épreuve,  se  révélaient  dans  chacun  de  ses 
mouvemens.  Des  cheveux  bruns  et  lisses,  une  barbe  pleine,  coupée 
assez  court  et  légèrement  frisée,  ombrageaient  un  visage  régulier, 

(1)  Padam  cto  nog,  je  tombe  à  ?os  pieds,  •—  salut  polonais  et  petU-russieo. 


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I>ON  JDAN   DE   KOLOMEA.  713 

bronzé  par  le  hâle.  Il  n'était  plus  tout  à  fait  jeune,  mais  il  avait  des 
yeux  bleus  pleins  de  gaité,  des  yeux  d'enfant.  Une  bonté,  une  bien- 
veillance inaltérable  était  répandue  sur  ses  traits  basanés,  et  se 
devinait  dans  les  lignes  nombreuses  que  la  vie  avait  burinées  sur 
ce  mâle  visage. 

Il  se  leva,  et  arpenta  plusieurs  fois  la  salle  d'auberge.  Le  panta- 
lon bouffant  emprisonné  dans  ses  bottes  molles  en  cuir  jaune,  les 
reins  ceints  d'une  écharpe  aux  couleurs  vives  au-dessous  d'un  ample 
habit  ouvert  par  devant,  la  tête  coiffée  d'un  bonnet  de  fourrure,  il 
avait  l\dr  d'un  de  ces  vieux  boyards  aussi  sages  que  braves  qui 
siégeaient  en  conseil  avec  Vladimir  et  Jaroslav  ou  faisaient  la  guerre 
avec  Igor  et  Roman.  Certes  il  pouvait  être  dangereux  aux  femmes, 
je  n'avais  pas  de  peine  à  l'en  croire;  à  le  voir  se  promener  de  long 
en  large,  le  sourire  aux  lèvres,  j'éprouvais  moi-même  du  plaisir. 

La  Juive  revint  avec  la  bouteille  demandée,  la  déposa  sur  la  table, 
et  retourna  s'asseoir  derrière  le  poêle,  les  yeux  obstinément  fixés 
sur  lui.  Mon  boyard  s'approcha,  regarda  la  bouteille;  il  paraissait 
préoccupé.  —  Un  verre  de  tokaï,  dit-il  en  riant,  c'est  encore  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  pour  remplacer  le  sang  chaud  d'une  femme.  — 
11  passa  la  main  sur  son  cœur  d'un  geste  comme  s'il  voulait  compri- 
mer une  palpitation. 

—  Vous  aviez  peut-être?..  —  Je  m'arrêtai,  craignant  d'être  in- 
discret. 

—  Un  rendez-vous?  Précisément.  —  Il  ferma  les  yeux  à  demi, 
tira  d'épaisses  bouffées  de  sa  pipe,  hocha  la  tête. — Et  quel  rendez- 
vous!  comprenez- moi  bien.  Je  puis  dire  que  je  suis  heureux  auprès 
des  femmes,  extraordinairement  heureux.  Si  on  me  lâchait  dans  le 
ciel  parmi  les  saintes,  le  ciel  serait  bientôt...  que  Dieu  me  pardonne 
le  péché!  Faites- moi  la  grâce  de  me  croire! 

—  Je  vous  croîs  volontiers. 

—  Eh  bien  !  voyez.  Nous  avons  un  proverbe  :  «  ce  que  tu  ne  dis 
pas  à  ton  meilleur  ami  ni  à  ta  femme,  tu  le  diras  à  un  étranger  sur 
la  grande  route.  »  Débouche  la  bouteille,  Mochkou,  donne-nous 
deux  verres,  et  vous,  par  miséricorde,  buvez  avec  moi  et  laissez- 
moi  vous  raconter  mes  aventures,  —  des  aventures  rares,  précieuses 
comme  les  autographes  de  Goliath  le  Philistin,  —  je  ne  dis  pas 
comme  les  deniers  de  Judas  Iscariote,  j'en  ai  tant  vu  dans  les  églises 
de  Russie  et  de  Galicie  que  je  commence  à  croire  qu'il  n'a  pas  déjà 
fait  une  si  mauvaise  affaire...  Mais  où  donc  est  Mochkou? 

Le  cabaretier  arriva  en  sautillant,  rua  deux  ou  trois  fois  du  pied 
gauche,  prit  un  tire-bouchon  dans  sa  poche,  fit  tomber  la  cire, 
souffla  dessus,  puis  serra  la  bouteille  entre  ses  genoux  maigres,  et 
la  déboucha  lentement  avec  des  grimaces  horribles.  Ensuite  il  souf- 
fla une  dernière  fois  dans  la  bouteille  par  acquit  de  conscience,  et 


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71A  REYUB  DBS  DEUX  MONDES, 

versa  le  tokaï  doré  âaD6  led  deux  verres  led  plus  propres  qui  soient 
tolérés  dans  Israël-  L'étranger  éleva  le  sien  :  —  A  votre  santé!  — 
Il  était  sincère,  car  il  vida  son  verre  d'un  seul  trait.  Ce  n'était  point 
un  buveur,  il  n'avait  pas  goûté  et  claqué  de  la  langue  avant  de 
boire.  Le  Juif  le  regardait,  il  lui  dit  timidement  :  —  C'est  bien 
de  l'honneur  pour  nous  que  monsieur  le  bienfaiteur  nous  rend  vi- 
site, et  quelle  santé  magnifique  !  Toujours  sur  la  brèche  I  —  Pour 
souligner  cette  remarque,  Moohkou  tenta  de  se  donner  un  air  de 
lion  secouant  sa  crinière,  en  écartant  ses  deux  bras  et  piétinant  en 
cadence.  ^^  Et  comment  se  portent  M""^  la  bienfaitrice  et  les  cbera 
enfans? 

—  Bien»  toujours  bien. 

Mon  boyard  se  versa  un  second  verre  et  le  vida,  naais  en  te- 
nant les  yeux  baissés,  comme  honteux»  Le  Juif  était  déjà  loin  lors- 
qu'il me  jeta  un  regard  embarrassé,  et  je  vis  qu'il  était  tout  rouge. 
Il  garda  le  silence  pendant  quelque  temps,  fumait  devant  Im,  me 
versait  à  boire;  enfin  il  reprit  à  voix  basse  :  — Je  dois  vous  pa- 
raître bien  ridicule.  Vous  vous  dites  :  Le  vieux  nigaud  a  sa  femme  et 
ses  enfans  à  la  maison,  et  voilà-t-il  pas  qu'il  veut  m' entretenir  de 
ses  exploits  amoureux?  Je  vous  en  supplie,  ne  dites  rien,  je  le  sais 
de  reste;  mais  d'abord,  voyez-vous,  il  y  a  du  plaisir  à  causer  avec 
un  étranger,  et  puis,  pardonne2-moi,  c'est  singulier,  on  se  ren- 
contre et  on  ne  doit  peut-être  jamais  se  revoir,  et  pourtant  on  se 
soucie  de  l'opinion  que  l'autre  pourrait  emporter  de  vous,.. •  moi  du 
moinsi  II  est  vrai,  —  je  ne  veux  pas  me  peindre  en  beau,  -^  que  je 
ne  suis  point  insensible  à  la  gloriole;  je  crois  que  je  serais  désolé 
qu'on  ignorât  mes  bonnes  fortunes.  Cependant  ce  soir  j'ai  été  ridi-* 
cule*  —  Je  voulus  l'interrompre*  —  Laissez,  poursuivit-il,  c'est  inu- 
tile; je  sais  ce  que  je  dis,  car  vous  ne  connaissez  pas  mon  histoire; 
tout  le  monde  ici  la  connaît,  mais  vous  l'ignorez.  On  devient  vani- 
teux, ridiculement  vaniteux,  lorsqu'on  plaît  aux  femmes  :  on  vou- 
drait se  faire  admirer,  on  jette  sa  monnaie  aux  mendians  sur  la 
route  et  ses  confidences  aux  étrangers  dans  les  cabarets.  Mainte- 
nant il  vaut  mieux  que  je  vous  raconte  le  tout;  ayez  la  grâce  de  m'é*- 
coûter.  Vous  avez  quelque  chose  qui  m'inspire  confiance. 

Je  le  remerciai. 

—  Eh  bien!..  D'ailleurs  que  faire  ici?  Ils  n'ont  pas  seulement  un 
jeu  de  cartes.  J'ai  peut-être  tort...  Ah  bah!  Mochkou,  encore  une 
bouteille  de  tokaï!..  A  présent  écoutez.  —  Il  appuya  sa  tète  surs» 
deux  mains  et  se  prit  à  rêver.  Le  silence  régnait  dans  la  salle;  au 
dehors  résonnait  le  chant  lugubre  de  la  garde  rurale,  tantôt  venant 
de  loin  comme  une  lamentation  funèbre,  tantôt  tout  près  de  nous 
et  tout  bas,  comme  si  l'âme  de  cet  étranger  se  fût  exhalée  en  vi* 
brationa  douloureusement  joyeuses. 


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DON  JUAN   DE  KOLOMBA.  715 

—  Vous  êtes  donc  marié?  lui  demandai-je  enfin. 

—  Oui- 

—  Et  heureux? 

Il  se  mit  à  rire.  Son  rire  était  franc  comme  celui  d'un  enfant;  je 
ne  sais  pourquoi  j'eus  le  frisson,  —  Heureux  1  dit-il.  Que  voulez- 
vous  que  je  vous  réponde?  Faites-moi  la  grâce  de  réfléchir  sui*  ce 
mot,  le  bonheur.  Êtes-vous  agronome? 

—  Non. 

—  Cependant  vous  devez  connaki*e  un  peu  l'économie  rurale?  Eh 
bien!  le  bonheur,  voyez- vous,  ce  n'est  pas  comme  un  village  ou 
une  propriété  qui  serait  à  vous,  c'est  comme  une  ferme,  —  com- 
prenez-moi bien,  je  vous  prie,  —  comme  une  ferme.  Ceux  qui  veu- 
lent s'y  établir  pour  l'éternité,  observer  les  rotations  et  fumer  les 
champs,  et  ménager  la  futaie,  et  planter  des  pépinières  ou  con-^ 
struire  des  routes, — il  se  prit  la  tête  des  deux  mains,  — bon  Dieul 
ils  font  comme  s'ils  peinaient  pour  leurs  enfans.  Tâchez  d'y  faire 
votre  beurre,  et  plutôt  aujourd'hui  que  demain  :  épuisez  le  sol,  dé- 
vastez la  forêt,  sacrifiez  les  prairies,  laissez  pousser  l'herbe  dans 
les  chemins  et  sur  les  granges,  et  quand  tout  se  trouve  usé  et  que 
Tétable  menace  ruine,  c'est  bien ,  et  le  grenier  aussi,  c'est  mieux  I 
voire  la  maison,  c'est  parfait  1  Cela  s'appelle  jouir  de  la  vie...  Voilà 
le  bonheur.  Amusons-nous I  —  La  seconde  bouteille  fut  débou- 
chée; il  s'empressa  de  remplir  nos  verres.  —  Qu'est-ce  que  le 
bonheur?  s'écria-t-il  encore;  c'est  un  souffle,  voyez,  regardez,  où 
est-il  maintenant?  —  Il  monti*a  du  doigt  la  légère  vapeur  qui, 
échappée  de  ses  lèvres,  allait  en  se  dissolvant.  —  C'est  ce  chant 
que  vous  entendez,  qui  nage  dans  l'air  et  s'envole  et  va  se  perdre 
dans  la  nuit  pour  toujours... 

Nous  nous  tûmes  tous  les  deux  pendant  quelques  minutes.  Enfin 
il  reprit  :  —  Pardonnez-moi,  pouvez-vous  me  dire  pourquoi  tous 
les  mariages  sont  malheureux,  ou  du  moins  la  plupart?..  Ai -je 
tort?  Non...  Eh  bien!  c'est  un  fait.  Moi,  je  dis  qu'il  faut  porter  ce 
qui  est  fatal,  ce  qui  est  dans  la  nature,  comme  l'hiver  ou  la  nuit, 
ou  la  mort;  mais  y  a-t-il  une  nécessité  qui  veut  que  les  mariages 
soient  généralement  malheureux  ?  Est-ce  que  c'est  une  loi  de  la  na- 
ture? —  Mon  homme  mettait  dans  ses  questions  toute  l'ardeur  du 
savant  qui  cherche  la  solution  d'un  problème;  il  me  regardait  avec 
une  curiosité  enfantine.  —  Qu'est-ce  donc  qui  empêche  h.s  ma- 
riages d'être  heureux?  continua-t-il.  Frère,  le  savez-vous? 

Je  répondis  une  banalité;  il  m'interrompit,  s'excusa  et  reprit  son 
discours.  —  Pardonnez-moi,  ce  sont  de  ces  choses  que  l'on  lit  dans 
les  livres  allemands;  c'est  très  bon  de  lire,  mais  on  prend  l'habi- 
tude des  phrases  toutes  faites.  Moi  aussi  je  pourrais  dire  :  u  Ma 
femme  n'a  pas  répondu  à  mes  aspirations,  n  ou  bien  :  «  que  c'est 


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716  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

triste  de  ne  pas  se  voir  compris  !  Je  ne  suis  pas  un  homme  comme 
les  autres;  je  ne  trouve  pas  de  femme  capable  de  me  comprendre, 
et  je  cherche  toujours.  »  Eh  bien  I  tout  cela,  ce  sont  des  façons  de 
parler,  des  mensonges!  —  Il  remplit  de  nouveau  son  verre;  ses 
yeux  brillaient,  sa  langue  était  déliée,  les  paroles  lui  venaient  avec 
abondance.  —  Eh  bien  !  monsieur,  qu'est-ce  qui  ruine  le  mariage? 
dit-il  en  posant  ses  deux  mains  sur  mes  épaules  comme  s'il  voulait 
me  serrer  sur  son  cœur.  Monsieur,  ce  sont  les  enfans. 

Je  fus  surpris.  —  Mais,  cher  ataî,  répondis-je,  voyez  ce  Juif  et  sa 
femme;  sont-ils  assez  misérables?  Et  croyez-vous  qu'ils  ne  tire- 
raient pas  chacun  de  son  côté ,  comme  les  bétes ,  s'il  n'y  avait  les 
enfans? 

11  hocha  la  tète,  et  leva  les  deux  mains  étendues  comme  pour  me 
bénir.  —  C'est  comme  je  vous  le  dis,  frère,  c'est  ainsi;  ce  n'est  que 
cela.  Écoutez  mon  histoire... 

Tel  que  vous  me  voyez,  j'ai  été  un  grand  innocent,  comment 
dirai-je?  un  vrai  nigaud.  J'avais  peur  des  femmes.  A  cheval,  j'étais 
un  homme.  Ou  bien  je  prenais  mon  fusil  et  battais  la  campagoe, 
toujours  par  monts  et  par  vaux;  quand  je  rencontrais  l'ours,  je  le 
laissais  approcher  et  je  lui  disais  :  Hop,  frère!  il  se  dressait,  je  sen- 
tais son  haleine,  et  je  lui  logeais  une  balle  dans  la  tache  blanche  au 
milieu  de  la  poitrine;  mais  quand  je  voyais  une  femme,  je  l'évitais; 
m'adressait-elle  la  parole,  je  rougissais,  je  balbutiais,...  un  vrai  ni- 
gaud, monsieur.  Je  croyais  toujours  qu'une  femme  avait  les  che- 
veux plus  longs  que  nous  et  les  vétemens  plus  longs  aussi,  voilà 
tout.  Vous  savez  comme  on  est  chez  nous;  même  les  domestiques 
ne  vous  parlent  point  de  ces  choses,  et  on  grandit,  on  a  presque  de  la 
barbe  au  menton,  et  on  ne  sait  pas  pourquoi  le  cœur  vous  bat  quand 
on  se  trouve  en  face  d'une  femme.  Dn  vrai  nigaud,  vous  dis-jc!  Et 
puis,  quand  je  sus,  je  me  figurai  que  j'avais  découvert  l'Amérique. 
Tout  à  coup  je  devins  amoureux,  je  ne  sais  comment;...  mais  je  vous 
ennuie? 

—  Au  contraire!  je  vous  en  prie... 

—  Bien.  Je  devins  amoureux.  Mon  pauvre  père  s'était  mis  en  tête 
de  nous  faire  danser,  ma  sœur  et  moi.  On  fit  venir  un  petit  Fran- 
çais avec  son  violon,  puis  arrivèrent  les  propriétaires  des  environs 
avec  leurs  fils  et  leurs  filles.  C'était  une  société  très  gaie  et  sans 
gêne;  tout  le  monde  se  connaissait,  on  riait,  moi  seul  je  tremblais. 
Mon  petit  Français  ne  fait  ni  une  ni  deux,  il  aligne  les  couples, 
m'attrape  par  la  maoche  et  happe  aussi  une  demoiselle  de  notre 
voisin,  une  enfant;  elle  trébuchait  encore  dans  sa  robe  longue,  et 
elle  avait  des  tresses  blondes  qui  descendaient  jusqu'en  bas.  Nous 
voilà  dans  les  rangs;  elle  tenait  ma  main,  car  moi  j'étais  mort. 
Nous  dansâmes  ainsi.  Je  ne  la  regardais  pas;  nos  mains  brûlaient 


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DON  JUAN   DE   KOLOMEA.  717 

l'une  dans  l'autre.  A  la  fin,  j'entends  le  signal,  chacun  se  poste  en  face 
de  sa  danseuse,  joint  les  talons,  laisse  tomber  la  tète  sur  la  poitrine 
comme  si  on  vous  l'eût  coupée,  arrondit  le  bras,  saisit  le  bout  de 
ses  doigts  et  lui  baise  la  main.  Tout  mon  sang  afflua  au  cerveau. 
Elle  me  fît  sa  révérence,  et,  quand  je  relevai  la  tête,  elle  était  très 
rouge,  et  elle  avait  des  yeux  I  Ah  1  ces  yeux  !  —  Il  ferma  les  siens, 
et  se  pencha  en  arrière.  —  «  Bravo,  messieurs  !  »  C'était  fini.  Je  ne 
dansai  plus  avec  elle  depuis  lors. 

Elle  était  la  fille  d'un  propriétaire  du  voisinage.  Belle?  Je  dirais 
plus  volontiers  si  distinguée  !  —  Une  fois  par  semaine,  nous  eûmes 
notre  leçon.  Je  ne  lui  parlais  seulement  pas;  mais,  lorsqu'elle  dan- 
sait la  cosaque,  le  bras  gentiment  appuyé  sur  la  hanche,  je  la  dé- 
vorais des  yeux,  et,  si  alors  elle  me  regardait,  je  me  mettais  à  sif- 
fler, et  tournais  sur  mes  talons.  Les  autres  jeunes  gens  léchaient 
ses  doigts  comme  du  sucre,  se  donnaient  des  entorses  pour  ramas- 
ser son  mouchoir;  elle,  elle  rejetait  ses  tresses,  et  ses  yeux  me 
cherchaient.  Au  départ,  je  m'enhardissais  à  l'éclairer  dans  l'esca- 
lier, et  je  m'arrêtais  sur  la  dernière  marche.  Elle  s'emmitouflait, 
baissait  son  voile,  saluait  tout  le  monde  de  la  tète,  la  jalousie  m'en 
mordait  au  cœur,  et,  quand  les  grelots  ne  résonnaient  plus  que 
dans  le  lointain,  j'étais  encore  debout  à  la  même  place,  armé  de 
mon  chandelier»  avec  la  bougie  qui  coulait.  Un  vrai  nigaud,  n'est- 
ce  pas? 

Puis  les  leçons  prirent  fin,  et  je  fus  longtemps  sans  la  revoir. 
Alors  je  me  réveillais  la  nuit,  ayant  pleuré  sans  savoir  pourquoi; 
j'apprenais  par  cœur  des  vers  que  je  récitais  à  mon  porte-manteau, 
ou  bien  je  m'emparais  d'une  guitare  et  chantais,  à  tel  point  que 
notre  vieux  chien  sortait  de  dessous  le  poêle,  levait  le  nez  au  ciel, 
et  hurlait. 

Vint  le  printemps,  et  j'eus  l'idée  d'aller  à  la  chasse.  J'errais  dans  la 
montagne,  et  je  venais  de  me  coucher  sur  le  bord  d'un  ravin  et  de 
m'y  mettre  à  mon  aise;  tout  à  coup  j'entends  craquer  les  branches, 
et  j'aperçois  un  ours  énorme  qui  arrive  tout  doucement  à  travers  le 
taillis.  Je  me  tiens  coi.  La  forêt  était  silencieuse;  un  corbeau  passa 
sur  ma  tête,  croassant.  J'eus  peur  :  je  fis  un  grand  signe  de  croix, 
je  ne  respirais  plus;  puis,  lorsqu'il  fut  en  bas,  je  pris  mes  jambes  à 
mon  cou. 

C'était  le  mois  où  se  tenait  la  foire.  Excusez-moi,  si  je  vous  conte 
tout  cela  pêle-mêle.  Je  me  rends  donc  à  la  ville,  et,  comme  je  flâne 
parmi  les  boutiques,  elle  est  là  aussi.  J*ai  oublié  de  vous  dire  son 
nom  :  Nicolaïa  Senkov.  Elle  avait  maintenant  une  démarche  de 
reine;  ses  tresses  ne  pendaient  plus  derrière  le  dos,  elles  étaient  re- 
levées et  lui  formaient  comme  un  cercle  d'or;  elle  marchait  avec  une 
aisance  adorable,  se  balançait,  imprimait  à  sa  robe  des  ondulations 


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718  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  vous  ensorcelaient.  La  foire  allait  son  train;  c'était  un  tapage! 
les  paysans  qui  trottent  dans  leurs  lourdes  bottes,  les  Juifs  qui  s'é- 
lancent, perçant  la  foule,  tout  cela  criaille,  se  lamente,  rit;  les  ga- 
mins ont  acheté  des  sifflets,  et  ils  sifflent.  Pourtant  elle  m'a  vu  tout 
de  suite.  Moi,  je  prends  mon  courage  à  deux  mains,  je  cherche  autour 
de  moi,  et  je  me  dis  :  Tu  vas  lui  offrir  ce  soleil...  Je  vous  demande 
pardon,  c'était  un  soleil  en  pain  d'épice,  magnifiquement  doré;  il 
me  frappait  de  loin,  il  ouvrait  de  grands  yeux  comme  notre  curé 
lorsqu'il  doit  enterrer  quelqu'un  pour  rien.  Bon!  j'ai  donc  de  l'au- 
dace comme  un  vrai  diable,  j'y  vais,  je  donne  ma  pièce  blanche, 
tout  ce  que  j'avais  sur  moi,  et  j'achète  le  soleil;  puis,  à  grandes  en- 
jambées, je  rattrape  la  demoiselle  par  un  pan  de  sa  robe,  —  c'était 
inconvenant,  mais  voilà  comment  on  est  quand  on  est  bien  épris, 
—  je  l'arrête  donc,  et  je  lui  présente  mon  soleil.  Que  croyez-vous 
qu'elle  fit? 

—  Elle  vous  dit  merci? 

—  Merci  !  Elle  éclate  de  rire  à  mon  nez,  son  père  aussi  éclate,  et 
sa  mère,  et  ses  sœurs,  et  ses  cousines,  tous  les  Senkov  ensemble  se 
tiennent  les  côtes.  Je  me  crois  encore  au  ravin  avec  l'ours;  je  vou- 
drais m'enfuir,  mais  j'ai  honte,  et  les  Senkov  rient  toujours.  Ils  sout 
riches;  nous,  nous  étions  à  peu  près  à  notre  aise.  Alors  je  mets  les 
mains  dans  mes  poches,  et  je  lui  dis  :  —  Pana  Nîcolaïa,  vous  avez 
tort  de  rire  comme  vous  faites.  Mon  père  ne  m'avait  confié  que 
cette  pièce  pour  aller  à  la  foire,  je  l'ai  donnée  pour  vous  comme 
un  prince  donnerait  un  village.  Ainsi  faites-moi  la  grâce...  —  Je 
ne  pus  achever,  les  larmes  m'étouffaient.  Dn  vrai  nigaud,  hein?.. 
Mais  Isipana  Nicolaïa  prend  mon  soleil  des  deux  mains,  et  le  serre 
sur  sa  poitrine,  et  me  regarde,,.,  ses  yeux  étaient  si  grands,  si 
grands,  ils  me  semblèrent  plus  vastes  que  l'univers,  et  si  profonds, 
ils  vous  attiraient  comme  l'abîme.  Elle  me  priait,  me  priait  du  re- 
gard,... je  poussai  un  cri  :  —  Quel  sot  je  fais,  pana  Nicolaïa!  Je 
voudrais  décrocher  le  soleil  du  ciel,  le  véritable  soleil  du  bon  Dieu, 
pour  le  mettre  à  vos  pieds.  Riez,  riez  de  moi  !  —  A  ce  moment 
passe  la  britchka  d'un  comte  polonais,  attelée  de  six  chevaux,  lui 
sur  le  siège,  le  fouet  levé,  à  travers  toute  cette  foule.  A-t-on  ja- 
mais vu?  Les  femmes  crient,  un  Juif  roule  par  terre,  mes  Senkov 
prennent  la  fuite,  Nicolaïa  seule  reste  immobile,  elle  ne  fait  qu'é- 
lendre  la  main  au-devant  des  chevaux.  Je  la  saisis,  je  l'enlève;  elle 
m'entoure  de  ses  bras.  Tout  le  monde  se  récrie;  moi,  j'aurais 
sauté  de  joie  avec  mon  fardeau.  Cependant  la  britchka  avait  dis- 
paru, il  fallut  la  déposer  à  terre.  Quel  doux  moment  I  Et  ce  Polo- 
nais de  malheur,  aller  d'un  train  pareil!..  Mais  je  vous  raconte  tout 
cela  sans  ordre;  je  serai  bref... 

—  Non ,  non,  allez  toujours.  Nous  autres  Russes,  nous  aimons  à 


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DON  JUAN   DE   KOLOMEA.  719 

raconter  et  à  entendre  raconter.  —  Je  m'étendis  sur  mon  banc.  Il 
vida  sa  pipe,  la  bourra  de  nouveau. 

—  Au  reste,  fit-il,  peu  importe;  nous  sommes  ici  aux  arrêts. 
Écoutez  donc  la  suite  de  mon  histoire.  Le  Polonais  nous  avait  sé- 
parés du  reste  de  la  famille;  mes  Senkov  étaient  dispersés  aux 
quatre  vents.  La  pana  Nicolaïa  avait  pris  mon  bras  bien  gentiment, 
et  je  la  conduisais  auprès  des  siens,  c'est-à-dire  que  j'épiais  la 
foule  pour  les  éviter  du  plus  loin  que  je  les  verrais.  Je  lève  la  tête, 
fier  comme  un  cosaque,  et  nous  causons.  De  quoi  parlions-nous? 
Voilà  une  femme  qui  vend  des  cruches;  la  pana  prétend  que  les 
cruches  de  terre  valent  mieux  pour  l'eau,  et  moi  les  cruches  de 
bois;  elle  loue  les  livres  français,  moi  les  allemands;  elle  les 
chiens,  moi  les  chats;  je  la  contredisais  pour  l'entendre  parler  : 
une  musique ,  cette  voix  !  A  la  fin ,  les  Senkov  m'avaient  cerné 
comme  un  gibier,  impossible  de  leur  échapper  :  je  me  trouve  nez  à 
nez  avec  le  père.  Il  voulut  sur-le-champ  retourner  à  la  maison. 
Bon!  j'avais  recouvré  tout  mon  sang-froid;  je  fis  la  grosse  voix 
pour  appeler  le  cocher,  et  lui  dis  bien  sa  route.  J'aide  d'abord 
M"*  Senkov  à  monter  en  voiture,  puis  j'y  pousse  le  père  Senkov, 
comme  cela,  par  derrière,  et  vite  je  mets  un  genou  en  terre  pour 
que  Nicolaïa  puisse  poser  le  pied  sur  l'autre  et  s'élancer  à  sa  place. 
Ensuite  les  sœurs,  —  encore  une  demi-douzaine  de  mains  à  baiser, 
et  fouette,  cocher  ! 

Oh!  oui,  cette  foire  1  je  m'y  vendis.  De  ce  jour,  j'errais  comme 
une  béte  qui  a  perdu  son  maître.  J'étais  égaré,  moi  aussi.  Le  len- 
demain, je  montai  à  cheval  et  allai  faire  ma  visite  au  village  des 
Senkov.  Je  fus  bien  reçu.  Nicolaïa  était  plus  sérieuse  que  de  cou- 
tume, elle  penchait  la  tôte;  je  devins  triste  aussi.  — Qu'as-tu  donc? 
pensai-je.  Je  suis  à  toi,  ta  chose;  pourquoi  ne  ris-tu  pas?  —  Je 
multipliai  mes  visites.  Cn  jour,  l'arrêtant  :  —  Permettez-moi  de  ne 
plus  mentir.  —  Elle  me  regarda  étonnée.  —  Vous,  mentir  I  —  Oui. 
Je  me  dis  toujours  votre  valet,  et  je  «  tombe  à  vos  pieds,  »  et  pour- 
tant je  ne  le  suis  pas  et  ne  le  fais  pas.  Je  ne  veux  plus  mentir!  — 
Et,  je  vous  l'assure,  je  cessai  de  mentir.  A  quelque  temps  de  là, 
le  vieux  cosaque  de  mon  père  disait  aux  domestiques  :  —  Notre 
jeune  seigneur  est  devenu  dévot,  il  en  a  des  taches  aux  genoux. 

Le  village  des  Senkov  était  plus  rapproché  de  la  montagne  que  le 
nôtre.  Ils  faisaient  pattre  de  grands  troupeaux  de  moutons  près 
de  la  forêt.  Le  pacage  était  entouré  d'une  bonne  clôture.  La  nuit^ 
les  pâtres  allumaient  de  grands  feux  ;  ils  avaient  des  bâtons  ferrés, 
même  un  vieux  fusil  de  chasse  et  plusieurs  chiens-loups;  tout  cela 
parce  qu'on  n'était  pas  lom  de  la  montagne  ;  les  loups  et  les  ours 
s'y  promenaient  comme  les  poules  et  multipliaient  ainsi  que  les 
Juifs. 


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720  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  avait  là  un  chien-loup  noir  qu'on  appelait  Charbon.  II  était 
noir,  noir,  et  il  avait  des  yeux  qui  étincelaient  comme  la  braise. 
C'était  le  grand  ami  de  ma...  que  dis-je  donc?  —  il  rougit  légère- 
ment, —  de  la  pana  Nicolaïa.  Comme  elle  était  encore  un  bébé  et 
se  roulait  sur  le  sable  chauffé  par  le  soleil,  Charbon,  tout  jeune  lui- 
même,  venait  lui  lécher  la  figure,  et  Tenfant  glissait  ses  doigts 
mignons  entre  ses  dents  aiguës  et  riait,  et  le  chien  riait  aussi.  Ils 
grandirent  ensemble  :  Charbon  devint  fort  comme  un  ours,  Nîcolaïa 
était  en  retard  sur  lui;  cependant  ils  ne  cessèrent  de  s'aimer.  Puis, 
quand  il  eut  à  garder  les  moutons,...  ce  n'est  pas  qu'on  l'eût  des- 
tiné à  ces  fonctions,  mais  il  était  si  généreux  de  sa  nature  qu'il  lui 
fallait  toujours  quelqu'un  à  protéger.  A  dix  lieues  à  la  ronde,  vous 
n'auriez  pas  trouvé  una  bête  pareille.  S'il  dévorait  un  chien,  c'était 
pour  en  venger  un  autre.  Les  loups  l'évitaient,  et  l'ours  restait 
chez  lui  quand  maître  Charbon  était  de  garde.  Il  eut  ainsi  l'idée  de 
protéger  les  moutons;  ces  pauvres  bêtes,  toujours  effarées,  c'était 
bien  son  affaire.  Il  vint  donc  chez  les  moutons,  ne  fit  plus  que  de 
rares  visites  à  la  maison,  et,  lorsqu'il  en  revenait,  les  agneaux  se 
pressaient  à  sa  rencontre ,  et  lui,  il  donnait  un  coup  de  langue  à 
droite  et  à  gauche,  comme  pour  dire  :  C'est  bon,  c'est  bon,  je  sais... 
Nicolaïa  venait  à  son  tour  en  visite  au  pacage;  mais,  si  l'enfant  ou- 
bliait de  venir,  le  chien  boudait,  et,  au  lieu  de  se  présenter  à  la 
maison,  faisait  une  pointe  dans  la  forêt,  histoire  de  troubler  le  mé- 
nage du  loup.  C'était  vraiment  un  animal  majestueux.  Lorsque  Ni- 
colaïa arrivait,  il  lui  amenait  les  petits  agneaux;  elle  s'asseyait  sur 
son  dos,  et  il  la  promenait  avec  orgueil. 

Quand  je  le  connus,  il  était  déjà  vieux,  avait  les  dents  usées  et  une 
jambe  estropiée,  dormait  souvent,  et  il  se  perdait  plus  d'un  agneau. 
On  parlait  alors  beaucoup  d'un  ours  monstrueux  qui  avait  été  vu 
dans  les  environs,  et  qui  avait  aussi  fait  son  apparition  chez  les 
Senkov.  Je  me  rappelais  mon  ours  du  ravin,  et  j'ét^s  quelque  peu 
honteux.  Un  jour,  je  vais  donc  encore  en  visite,  quand  je  vois 
des  paysans  traverse!*  la  route  et  se  diriger  en  courant  à  toutes 
jambes  du  côté  du  pacage.  Je  pousse  mon  cheval,  j'entends  crier 
à  l'ours!  c'est  Tours I  Je  m'élance  à  toute  bride,  je  mets  pied  à 
terre,  j'aperçois  une  foule  de  gens  qui  entourent  Nicolaïa  couchée 
sur  le  sol,  tenant  son  chien  entre  ses  bras  et  sanglotant.  L'ours 
était  là  qui  emportait  un  agneau.  Les  bergers,  les  chiens,  personne 
ne  bougeait,  ils  ne  faisaient  que  hurler.  La  demoiselle  pousse  un 
grand  cri;  Charbon  est  piqué  au  vif,  de  sa  jambe  boiteuse  il  bondit 
par-dessus  la  palissade,  saute  à  la  gorge  du  ravisseur.  Ses  dents 
sont  émoussées,  cependant  il  empoigne  son  adversaire  :  les  bergers 
accourent  avec  le  fusil,  l'ours  prend  la  fuite,  l'agneau  est  sauvé;  le 
pauvre  Charbon  se  traîne  encore  quelques  pas,  et  tombe  comme  un 


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BON  JUAN  DE  KOLOMEA.  721 

héros.  Nicolaïa  se  jette  sur  lui,  Tétreint  dans  ses  bras,  rinonde 
de  ses  larmes;  il  la  regarde  une  dernière  fois,  soupire,  et  c'est  fini. 

J'étais  là  comme  si  je  venais  de  commettre  un  assassinat.  — 
Laissez-le,  pana  Nicolaïa,  lui  dis-je.  —  Elle  lève  sur  moi  ses  yeux 
pleins  de  larmes  :  —  Vous  êtes  dur,  vous  !  me  répond-elle.  —  Moi, 
un  homme  dur  ! 

Je  confie  mon  cheval  aux  bergers,  je  prends  un  long  couteau. 
Taiguise  encore;  je  me  fais  donner  lô  vieux  fusil,  j'en  extrais  la 
charge  et  le  charge  à  nouveau  moi-même;  enfin  je  mets  dans  ma 
poche  une  poignée  de  poudre  et  de  plomb  haché,  et  me  dirige,  vers 
la  montagne.  Je  savais  qu'il  passerait  par  le  ravin... 

—  L'ours? 

—  Évidemment;  c'était  lui  que  j'attendais.  Je  me  postai  dans  le 
ravin;  là,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'éviter.  Les  parois  étaient 
droites,  unies,  presque  à  plomb;  des  arbres  en  haut,  mais  trop 
loin  pour  qu'on  pût  saisir  une  racine  et  se  hisser.  L'ours  ne  peut 
m'éviter  et  il  ne  reculera  pas,  ni  moi  non  plus.  Je  l'attends  donc  de 
pied  ferme.  Je  ne  sais  pas  combien  de  temps  je  restai  ainsi.  La  so- 
litude était  profonde,  horrible.  Enfin  j'entends  les  feuilles  crier 
dans  le  haut  du  ravin  comme  sous  les  pas  lourds  d'un  paysan, 
puis  un  grognement  :  le  voici.  Il  me  regarde,  s'arrête.  J'avance 
d'un  paç,  j'arme...  que  dis-je?  je  veux  armer  mon  fusil;  je  cherche  : 
il  n'y  avait  pas  de  chien.  Je  fais  le  signe  de  la  croix,  j'ôte  mon 
habit,  l'enroule  sur  mon  bras  gauche,  —  l'ours  était  à  deux  pas. 

—  Hop,  frère  1  —  Il  ne  m'écoute  pas,  n'a  pas^'air  de  me  voir.  — 
Halte-là,  frère,  je  vais  t'apprehdre  le  russe  1  —  Je  retourne  mon 
fusil  et  lui  assène  un  grand  coup  de  crosse  sur  le  museau.  Il  rugit, 
se  dresse,  j'enfonce  le  bras  gauche  dans  sa  gueule  et  lui  plonge 
mon  couteau  dans  le  cœur;  il  me  saisit  dans  ses  pattes.  Un  flot  de 
sang  m'inonde,  tout  disparaît... 

Pendant  quelques  minutes,  il  se  tînt  la  tête  appuyée,  puis  de  sa 
main  étendue  il  frappa  légèrement  sur  la  table,  et  me  dit  d'un  ton 
enjoué  :  —  Voilà  que  je  vous  conte  des  histoires  de  chasse;  mais 
vous  allez  voir  les  griffes,  —  il  écarta  sa  chemise,  et  je  vis  impri- 
mées dans  ses  flancs  comme  deux  mains  de  géant  toutes  blanches^ 

—  il  m'a  rudement  empoigné! 

Les  verres  étaient  vides.  Je  fis  signe  à  Mochkou  de  nous  appor- 
ter une  autre  bouteille. 

—  C'est  dans  cet  état  que  je  fus  trouvé  par  les  paysans,  continua 
mon  boyard.  On  me  porta  chez  les  Senkov;  j'y  demeurai  longtemps 
au  lit  avec  la  fièvre.  Quand  je  recouvrais  mes  sens  le  jour,  je  les 
voyais  assis  autour  de  moi,  avec  ceux  de  chez  nous,  comme  autour 
d'un  moribond;  mais  le  père  Senkov  disait  :  —  Ça  va  bien,  ça  va 

imn  a.  —  i87S. 


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722  REY»   DES   DEUX  MONDES. 

très  bien,  —  et  Nicolaïa  riait.  Une  fois  je  m'éveille  la  nuit  et  re- 
garde ma  chambre,  qui  n'était  éclairée  que  par  une  veilleuse;  j'a- 
perçois Nicolsua  qui  priait  à  genoux.*.  Mais  laissons  cela:  c'est 
passé,  de  loin  en  loin  seulement  je  le  revois  en  rêve.  N'en  parlons 
plus...  Vous  voyez  que  j'en  suis  revenu.  Depuis  lors,  la  britchka  du 
père  Senkov  stationnait  souvent  dans  notre  cour,  et  celle  de  mon 
père  chez  eux;  parfois  les  femmes  étaient  de  la  partie.  Les  yieux 
parens  chuchotaient  ensemble,  et  quand  je  m'approchais,  Senkov 
souriait,  clignait  des  yeux  et  m'offrait  une  prise. 

Nicolaïa  m'aimait,  ah!  de  tout  son  cœur,  croyez- le  bien.  Moi 
du  moins,  je  le  croyais,  et  les  vieilles  gens  aussi.  Elle  devint  donc 
ma  femme.  Mon  père  me  remit  la  gestion  de  notre  bien;  Nicolaïa 
eut  en  dot  un  village  entier.  La  noce  eut  lieu  à  Czemeliça.  Tout  le 
monde  s'y  grisa  de  son  mieux;  mon  père  y  dansa  la  cosaque  avec 
M"*'  Senkov.  Dans  la  soirée  du  lendemain,  —  ils  étaient  encore  tons, 
comme  les  morts  le  jour  du  jugement  dernier,  à  chercher  leurs 
membres,  et  ne  les  trouvaient  pas,  —  j'attelai  moi-même  à  ma  voi- 
ture six  chevaux  blancs  comme  des  colombes.  La  peau  de  mon  ours, 
une  fourrure  magnifique,  était  étendue  sur  le  siège,  les  pattes  aux 
griffes  dorées  pendaient  sur  les  deux  côtés  jusqu'au  marche-pied, 
la  grosse  tête  avec  ses  yeux  flamboyans  vous  regardait  encore  me- 
naçante. Tous  mes  gens,  paysans  et  cosaques,  sont  à  cheval  avec 
des  torches  allumées;  ma  femme,  en  pelisse  rouge  fourrée  d'her- 
mine, je  la  soulève  dans  mes  bras  et  la  porte  dans  la  voiture.  Mes 
gens  poussent  des  cris  de  joie;  elle  avait  l'air  d'une  princesse  sur 
sa  peau  d'ours,  ses  pieds  mignons  appuyés  sur  la  grosse  tête  veine* 
Toute  la  troupe  nous  faisait  cortège.  C'est  ainsi  que  je  la  condaisis 
dans  sa  maison. 

Quelles  absurdités,  ce  qu'on  lit  dans  les  livres  allemands,  «  l'a- 
mour céleste,  »  puis  cette  idolâtrie  des  viei^esl  Allez!  l'illusion 
n'est  pas  longue.  Est-ce  l'amour,  cette  niaise  langueur  qui  vous 
attache  aux  pas  d'une  jeune  fille?..  Lorsqu'elle  fut  ma  femme,  j'eus 
enfin  le  courage  de  l'aimer,  et  elle  de  même.  Nos  deux  amours 
grandirent  comme  deux  jumeaux.  A  la  pana  Nicolaïa,  je  baisais  les 
mains,  à  ma  femme  les  pieds,  et  les  mordais  souvent,  et  elle  criait 
et  me  repoussait  d'une  ruade.  — Ah!  l'amour,  c'est  l'union,  c'est  le 
mariage.  —  Au  demeurant,  n'est-ce  pas  tout  ce  qu'on  a?  Voyez,  s'il 
vous  plaît,  cette  vie  :  les  paroles  sont  étranges,  et,  —  il  écoutait  le 
chant  mélancolique  de  la  garde,  —  et  voilà  l'air.  Les  Allemands  ont 
leur  Famt^  les  Anglais  aussi  ont  un  livre  de  ce  genre;  chez  nous, 
chaque  paysan  sait  ces  choses- là.  C'est  un  instinct  secret  qui  lui 
ce  qu'est  la  vie. 

Qu'est-ce  qui  donne  à  ce  peuple  ce  fonda  de  tristesse?  C'est  la 
plaine.  Elle  s'étend  sans  bornes  comme  la  mer,  le  vent  l'agite, 


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DON  JUAN  DE   ROLOUEA.  723 

là  fait  onduler  comme  la  mer,  et,  comme  dans  la  mw,  le  ciel 
s'y  baigne;  elle  entoure  l'homme,  silencieuse  comme  Tinfini,  froide 
comme  la  nature.  Il  voudrait  Tinterroger;  sa  chanson  s'élève  comme 
un  appel  douloureux,  elle  expire  sans  trouver  de  réponse.  Il  s'y 
sent  étranger...  11  regarde  les  fourmis,  qui  en  longues  caravanes, 
chargées  de  leurs  œufs,  vont  et  viennent  sur  le  sable  chaud  :  voilà 
son  monde  à  lui.  Se  presser  dans  un  petit  espace,  peiner  sans 
trêve,  —  pour  rien.  Le  sentiment  de  son  abandon  l'envahit,  il  lui 
semble  qu'il  oublierait  à  tout  moment  qu'il  existe.  Alors,  dans 
la  femme,  la  nature  s'humanise  pour  lui  :  u  Tu  es  mon  enfant.  Tu 
me  crains  comme  la  mort;  mais  me  voici  ton  semblable.  Embrasse- 
md!  je  t'aime,  viens,  coopère  à  l'énigme  de  la  vie,  qui  te  trouble. 
Viens,  je  t'aime!  » 

Il  se  tut  pendant  quelque  temps,  puis  il  reprit  :  —  Moi  et  Nico- 
laia,  comme  nous  fûmes  heureux  I  Quand  les  parens  arrivaient  ou 
les  voisins,  il  fallait  la  voir  donner  ses  ordres  et  faire  marcher  son 
monde!  Les  domestiques  plongeaient  comme  les  canards  sur  Teau 
aussitôt  qu'elle  les  regardait.  Un  jour,  mon  petit  cosaque  laisse 
tomber  une  pile  d'assiettes  qu'il  portait  correctement  sous  le  men- 
ton; ma  femme  de  sauter  sur  le  fouet  ;  lui,  —  si  la  maîtresse  doit 
le  fouetter,  il  cassera  volontiers  une  douzaine  par  jour  1  —  Com- 
pris? et  ils  rient  tous  les  deux. 

On  voyait  maintenant  les  voisins.  Auparavant  ils  ne  venaient  que 
les  jours  de  grande  fôte,  par  exemple  à  Pâques,  pour  la  table 
bénite  (1);  on  eût  dit  qu'ils  voulaient  rattraper  le  temps  perdu.  Ils 
Tenaient  tous,  vous  dis-je.  Il  y  avait  d'abord  un  ancien  lieutenant, 
Hack  :  il  savait  par  cœur  tout  Schiller;  pour  le  reste,  un  brave 
homme.  Il  est  vrai  qu'il  avait  un  défaut  :  il  buvait,  — pas  tellement, 
vous  savez,  qu'il  aurait  glissé  sous  la  table;  mais  il  se  plantait  au 
milieu  du  salon,  le  petit  rougeaud,  et  vous  récitait  d'une  baleine 
la  ballade  du  Dragon.  Terrible,  hein? 

Puis  venait  le  baron  Schebiçki;  le  connaissez-vous?  Le  papa  s'ap- 
pelait Schebig,  Salomon  Schebig,  —  un  Juif,  un  colporteur,  qui 
achetait  et  vendait,  obtenait  des  fournitures;  puis  un  beau  jour  il 
achète  une  terre,  et  s'appelle  Schebigstein.  Il  y  en  a,  dit-il,  qui 
s'appellent  Lichtenstein  ;  pourquoi  ne  m'appellerais-je  pas  Sche- 
bigstein? Le  fils  est  devenu  baron  et  s'appelle  Baphaël  Schebiçki. 
Il  ne  fait  que  rire.  Dites-lui'  :  Monsieur,  faites-moi  l'honneur  de  dî- 
ner chez  moi;  il  rira,  et  dites-lui  :  Monsieur,  voici  la  porte I  pa- 
scholl  il  rira  de  même.  Il  ne  boit  que  de  l'eau,  va  tous  les  jours  aux 
bains  de  vapeur,  porte  une  grosse  chaîne  sur  un  gilet  de  velours 

(1)  En  Galicie,  les  Jours  de  P&ques,  dans  chaque  maison,  une  table  ouverte  est 
dressée  pour  les  parens  et  les  amis;  elle  est  chargée  de  mets  nationaux  et  autres  qu'on 
A  fait  préalableaent  Mnir  à  Téglise. 


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72i  BEVUE  DES  DEUX  UONDES. 

rouge,  et  ne  manque  jamais  de  se  sigper  avant  le  potage  et  après 
le  dessert. 

Puis  un  noble,  Dombovski,  un  Polonais  haut  de  six  pieds,  —  des 
yeux  rouges,  une  moustache  mélancolique  et  des  poches  vides; 
quête  toujours  pour  les  émigrans.  Lorsqu'il  voit  quelqu'un  pour  la 
deuxième  fois,  il  le  serre  sur  son  cœur  et  l'embrasse  tendrement. 
S'il  a  bu  un  verre  de  trop,  il  pleure  comme  un  veau,  chante  la 
Pologne  n'est  point  perdue  encore^  s'empare  de  votre  bras  pour  vous 
confier  toute  la  conjuration,  et,  s'il  est  gai  tout  à  fait,  il  porte  un 
toast  :  Vivat!  aimons-nous!  —  et  boit  dans  les  vieux  souliers  des 
dames. 

Ensuite  le  révérend  M.  Maziek,  un  type  de  curé  de  village,  qui 
avait  uiie  consolation  pour  tout  ce  qui  vous  arrivait  :  naissance, 
mort,  mariage.  Il  vantait  surtout  ceux  qui  s'endormaient  dans  la 
paix  du  Seigneur;  l'église,  disait-il,  les  a  distingués  par  un  tarif 
plus  élevé.  Il  avait  son  mot  pour  appuyer  son  discours  :  purga- 
toire 1  comme  d'autres  disent  parbleu  ou  ma  parole. 

Puis  encore  le  savant  Thaddée  Kuteraoga,  qui  depuis  onze  ans  se 
prépare  à  passer  sa  thèse  de  docteur  ;  enfin  un  propriétaire,  Léon 
Bodoschkan,  un  véritable  ami,  celui-là,  et  d'autres  gentilshommes 
bons  vivans.  Tous  gais!  gais  comme  un  essaim  d'abeilles;  mais  de- 
vant elle  ils  se  contenaient.  Les  femmes  aussi  venaient  la  voir,  de 
bonnes  amies  qui  ne  font  que  jaser,  sourire,  jurer  leurs  grands 
dieux,  et  puis...  enfin  on  sait  ce  que  c'est.  Nous  vivions  ainsi  avec 
nos  voisins,  et  moi,  j'étais  fier  de  ma  femme  lorsqu'ils  buvaient 
dans  ses  souliers  et  faisaient  des  vers  en  son  honneur;  mais  elle 
avait  une  manière  de  regarder  les  gens  :  «  vous  perdez  votre 
peine!  »  —  Au  reste  nous  préférions  être  seuls. 

Ces  grandes  propriétés,  voyez-vous,  on  y  a  ses  soucis  et  on  a  ses 
joies.  Elle  voulut  se  mêler  de  tout.  Nous  allons  gouverner  nous- 
mêmes,  me  dit-elle,  pas  nos  ministres  I  Les  ministres,  c'était  d'abord 
le  mandataire  Kradulinski,  un  vieux  Polonais,  drôle  d'homme  !  Il  n'a- 
vait pas  un  cheveu  sur  la  tête  et  jamais  un  compta  en  règle, — puis 
le  forestier  Kreidel,  un  Allemand,  comme  vous  voyez;  un  petit  homme 
avec  des  yeux  percés  à  la  vrille  et  de  grandes  oreilles  transparentes 
et  un  grand  lévrier  également  transparent.  Ma  femme  surveillait 
l'attelage  ;  je  crois  qu'au  besoin  elle  n'eût  pas  craint  d'user  du  fouet. 
Et  nos  paysans,  il  fallait  les  voir  quand  nous  allions  aux  champs! 
—  «  Loué  soit  Jésus-Christ!  —  En  toute  éternité,  ameni  »  d'un 
ton  si  joyeux!  Le  jour  de  la  fête  des  moissonneurs,  notre  cour  était 
pleine;  ma  femme  se  tenait  debout  sur  l'escalier,  ils  venaient  dé- 
poser la  couronne  d'épis  à  ses  pieds.  C'étaient  des  jubilations!  On 
lui  présentait  un  verre  de  brandevin  :  —  A  votre  santé  I  —  et  elle 
le  vidait.  —  Us  baisaient  le  bas  de  sa  robe,  monsieur... 


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DON  JCAN  J>B   KOLOIIEA.  725 

Elle  montait  aussi  à  cheval.  Je  lui  présentais  la  main,  elle  y  po- 
sait le  pied,  et  était  en  selle.  Elle  se  coiffait  alors  d'un  bonnet  de 
cosaque;  la  houppe  dorée  dansait  sur  sa  nuque,  le  cheval  hennis- 
sait et  piaffait  lorsqu'elle  lui  tapait  sur  le  cou.  Je  lui^appfis  en- 
core à  manier  un  fusil;  j'en  avais  un  petit  avec  lequel  j'avais  tké 
les  moineaux  quand  j'étais  enfant.  Elle  le  jetait  sur  l'épaule,  aW 
lait  dans  les  prés,  tirait  les  cailles,  ohl  dans  la  perfection.  Voilà 
qu'un  autour  vient  de  la  forêt,  ravage  la  basse -cour,  enlève  à 
Nicolàîa  justement  sa  jolie  poule  noire  à  huppe  blanche.  Je  le  guette 
longtemps,  ah  bien  oui  I  Un  jour,  je  reviens  du  champ  où  on  lève 
des  pommes  de  terre,  ma  badine  à  la  main;  le  voilà.  Il  crie  encore, 
tourne  au-dessus  de  la  cour.  Je  lance  une  imprécation,  —  Paf  1  Un 
battement  d'aile,  et  il  roule  par  terre.  Qui  avait  tiré?  C'était  ma 
femme  :  —  Celui-là  ne  me  volera  plus  rien,  —  et  elle  va  le  clouer 
à  la  porte  de  la  grange. 

Ou  bien  c'est  le  facteur  (1)  qui  déballe  à  grand  bruit  :  tout  est 
bon  teint,  tout  est  neuf,  tout  au  rabais,  et  il  vend  à  perte;  il  faut 
voir  comme  elle  sait  marchander  !  Le  Juif  ne  fait  que  soupirer  :  — 
Une  dame  bien  sévère,  dit-il;  cependant  il  lui  baise  le  coude.  — 
Puis  je  vais  faire  un  tour  à  la  ville  :  j'y  rencontre  la  femme  du  sta- 
roste  (2)  qui  aune  robe  bleue  mouchetée  de  blanc;  c'est  la  dernière 
mode  à  coup  sûr;  je  rapporte  une  robe  bleue  mouchetée  de  blanc, 
et  Nicolaïa  rougit  de  plaisir.  Une  autre  fols  je  pousse  jusqu'à  Brody, 
je  reviens  chargé  de  velours  de  toutes  les  couleurs,  de  soieries,  de 
fourrures,  et  quelles  fourrures  I  toutes  de  contrebande.  Le  cœur  lui 
en  battait  de  joie,  monsieur. 

Gomme  elle  savait  s'habiller!  On  se  serait  mis  à  genoux.  Elle 
avait  une  kazdbaïka  de  drap  vert  d'olive,  garnie  de  petit-gris  de 
Sibérie,  —  l'impératrice  de  Russie  n'a  rien  de  plus  beau,  —  large 
comme  la  main,  et  tout  l'intérieur  doublé  de  la  même  fourrure  gris 
d'argent  et  si  douce  au  toucher  I 

Le  soir,  elle  se  tenait  couchée  sur  son  divan,  les  bras  croisés  sous 
la  tête,  et  je  lui  faisais  la  lecture.  Le  feu  pétille  dans  l'âtre,  XesamO'- 
var  siffle,  le  cricri  chante,  le  ver  frappe  dans  le  bois,  la  souris  gri- 
gnote, car  le  chat  blanc  sommeille  sur  son  coussin.  Je  lui  lis  tous 
les  romans;  la  ville  avait  déjà  son  cabinet  de  lecture,  et  puis  les  voi- 
ains, — on  emprunte  un  volume  à  Tun  et  à  l'autre.  Elle  m'écoute  les 
yeux  fermés,  moi  je  m'étends  dans  mon  fauteuil,  et  nous  dévorons 
les  livres;  plus  d'une  fois,  on  se  couchait  fort  tard.  Nous  discutions  : 
l'épousera-t-il,  ne  l'épousera-t-il  pas?  Les  assauts  de  générosité  la 
mettaient  en  colère;  elle  vous  rougissait  jusqu'au  petit  bout  de 

(!)  Toute  maison  scîgncariale  a  son  agent  Israélite,  son  factotum  ou  juif  famiUer, 
^ast  le  «  factenr.  » 
(2)  Ancien  titre  polonais  qoi  est  resté  au  baUli  de  cercle  autrichien. 


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726  RBTOS  1US6  DEUX  MONMS. 

Toreille,  se  souleyait  à  demi,  appuyée  sur  une  main,  m'apostro- 
phait comme  si  c'eût  été  ma  faute  :  —  Je  ne  yeux  pas  qu'elle  fasse 
cela,  entends-tu?  —  et  elle  en  pleurait  presque.  Dans  les  romaas, 
vous  savez,  les  femmes  se  sacrifknt  pour  un  oui,  pour  un  non...Oa 
bien  encore  elle  saute  en  pied,  me  pousse  le  livre  à  la  figure  et  me 
tire  la  langue.  Nous  nous  poursuivons  et  jouons  à  cache-cadie 
comme  les  enfans.  Une  autre  fois  elle  imagine  une  fé^ie,  se  sauve: 
—  Quand  je  reviendrai,  tu  seras  mon  esclave  I  —  s'habille  eu  sol- 
taiîe  :  écharpe  de  couleur,  turban,  mon  poignard  circassieo  à  la 
ceinture,  un  voile  blanc  par-dessus  tout  cela,  et  elle  reparaît  triom- 
phante. —  Une  femme  divine,  monsieur  I  Lorsqu'elle  dormut,  je 
pouvais  passer  des  heures  à  la  voir  resfMrer  seulement,  et  si  elle 
poussait  un  soupir,  la  peur  me  prenait  de  la  pei'dre  :  il  m'arrivût 
de  rappeler  à  haute  voix,  elle  se  mettait  sur  son  séant,  me  regardait 
étonnée  et  éclatait  de  rire.  —  Mais  c'est  son  rôle  de  sultane  qu'elle 
jouait  surtout  dans  la  perfection.  Elle  gardait  son  sérieux,  et,  si  j'es- 
sayais de  plaisanter,  elle  fronçait  les  sourcils  et  me  lançait  un  re- 
gard, je  me  croyais  déjà  sur  le  pal. 

II. 

Nous  vivions  ainsi  comme  deux  hirondelles,  toujours  ensemble 
et  caquetant.  Une  douce  espérance  vint  s'ajouter  i  nos  joies.  Et 
pourtant  par  quelles  angoisses  j'ai  passé!  Souvent  je  lui  écartais 
gentiment  les  cheveux  du  front,  et  les  larmes  me  montaient  aux 
yeux;  elle  me  comprenait,  me  jetait  ses  bras  autour  du  cou  et  pleu- 
rait. —  Cela  nous  prit  à  l'iraproviste  comme  la  fortune.  J'avais 
couru  à  Kolomea  chercher  le  médecin;  comme  je  rentre,  elle  me 
tend  l'eufant.  Les  vieux  parens  ne  se  connaissaient  pas  de  joie,  nos 
gens  poussaient  des  cris  et  sautaient,  tout  le  monde  était  soûl,  et 
sur  la  grange  la  cigogne  faisait  le  pied  de  grue. — Dès  lors  les  sou* 
cis  arrivèrent,  chaque  heure  de  tourment  ne  faisait  que  serrer  le 
lien  entre  nous;  mais  cela  ne  devait  pas  durer. 

Il  parlait  très  bas;  sa  voix  était  devenue  extrêmement  douce;  elle 
vibrait  à  peine  dans  l'air.  —  Ces  choses-là  ne  durent  jamais;  c'est 
comme  une  loi  de  la  nature.  J'y  ai  réfléchi  bien  souvent.  Qu'en  pen- 
sez-vous? J'ai  eu  un  ami,  Léon  Bodoschkan;  il  lisait  trop,  il  y  a 
perdu  la  santé.  Il  m'a  dit  plus  d'une  fois,...  mais  à  quoi  bon  redire 
ces  choses,  puisque  je  les  ai  là?  —  11  tira  de  sa  poche  quelques 
feuillets  jaunis,  les  déplia.  —  C'était  un  homme  obscur,  ignoré  de 
tous,  mais  lui  connaissait  tout;  il  voyait  au  fond  des  choses  comme 
dans  une  eau  de  source.  Il  vous  démontait  les  hommes  comme  une 
montre  de  poche  et  scrutait  les  rouages;  il  trouvait  le  défaut  sans 
chercher.  11  aimait  à  parler  des  femmes.  Ce  jsont  les  femmes  et  la 


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DON  JUAN  D£  KOLOMEA.  727 

philosophie  qui  l'ont  tué.  Il  écrivait  souyeat  ses  pensées;  puis,  lors- 
qu'il flânait  dans  la  forêt,  il  jetait  tout  cela;  le  papier  le  gônait.  Qui 
peut  écrire  son  amour  n'aime  pas,  disait-il«  Tenez,  j*ai  gardé  ceci. 
— 11  posa  l'un  des  feuillets  sur  la  table.  —  Non,  je  me  trompe 
c'est  une  facture.  —  Il  la  remit  dans  sa  poche.  —  C'est  celui-là.— 
11  toussa  et  se  mit  à  lire. 

«  Qu'est  la  vie?  SouiTrance,  doute,  angoisse,  désespoir.  Qui  de 
nous  sait  d'où  il  vient,  où  il  va?  Et  nous  n'avons  aucun  pouvoir  sur 
la  nature,  et  nos  questions  éperdues  restent  sans  réponse;  toute 
notre  sagesse  se  résume  finalement  dans  le  suicide.  Pourtant  la  na- 
ture nous  a  imposé  une  souffrance  encore  plus  terrible  que  la  vie  : 
c'est  l'amour.  Les  hommes  l'appellent  bonheur,  volupté;  n'est-ce 
pas  une  lutte,  un  mortel  combat?  La  femme,  c'est  l'ennemi;  vaincut 
l'homme  sent  qu'il  est  à  la  merci  d'un  adversaire  impitoyable.  Il  se 
prosterne  :  foule-moi  sous  tes  pieds,  je  serai  ton  esclave;  mais 
viens,  aie  pitié  de  moil...  Oui,  l'amour  est  une  douleur,  et  la  pos- 
session une  délivrance;  mais  vous  cessez  de  vous  appartenir. 

tt  La  femme  que  j'aime  est  mon  tourment.  Je  tressaille,  si  elle 
passe,  si  j'entends  le  frôlement  de  sa  robe;  un  mouvement  imprévu 
m'effare...  On  voudrait  s'unir  indissolublement  pour  l'éternité. 
L'âme  descend  dans  cette  autre  âme,  se  plonge  dans  la  nature 
étrangère,  ennemie,  en  reçoit  le  baptême.  On  s'étonne  que  l'on  n'a 
pas  toujours  été  ensemble  :  on  tremble  de  se  perdre;  on  s'effraie 
quand  l'autre  ferme  les  yeux  ou  que  sa  voix  change.  On  voudrait 
devenir  un  seul  être;  on  s'abandonne  comme  une  chose,  comme  une 
matière  plastique  :  fais  de  moi  ce  que  tu  es  toi-même.  C'est  un 
vrai  suicide;  puis  vient  la  réaction,  la  révolte.  On  ne  veut  pas  se 
perdre  tout  à  fait,  on  hait  la  puissance  qui  vous  domine,  vous 
anéantit;  on  tente  de  secouer  la  tyrannie  de  cette  vie  étrangère,  on 
se  cherche  soi-même.  C'est  la  résurrection  de  la  nature.  » 

Il  tira  de  sa  liasse  un  second  feuillet.  —  «  L'homme  a  sa  peine, 
ses  projets,  ses  idées  qui  l'environnent,  le  soulèvent,  le  portent 
comme  sur  des  ailes  d'aigle,  l'empêchent  d'être  submergé;  mais  la 
femme?  qui  lui  prêtera  secours?  Enfin  elle  sent  vivre  en  elle  son 
image  à  lui,  —  elle  le  tient  dans  ses  bras,  le  presse  sur  son  cœur  ! 
Est-ce  un  rêve?  L'enfant  lui  dit  :  Je  suis  toi,  et  tu  vis  en  moi  ;  re- 
garde-moi bien,  je  te  sauverai. — Ahl  maintenant  elle  dorlote  dans 
Tenfant  son  propre  être  qui  lui  était  à  charge  ;  elle  le  voit  grandir 
sur  ses  genoux,  elle  s'y  attache,  s'y  cramponne.  » 

Après  m'avoir  lu  ces  fragmens,  mon  compagnon  plia  les  feuillets 
et  les  cacha  sur  sa  poitrine;  puis  il  se  tâta  encore  pour  s'assurer 
qu'ils  étaient  en  place,  et  boutonna  sa  redingote.  —  Il  en  fut  de 
même  chez  moi,  dit-il,  exactement  de  même.  Je  ne  samais  en  par- 


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72S  BEVUE   DES   DEUX   UOrfDES. 

1er  aussi  bien  que  Léon  Bodoschkan;  cependant,  si  vous  voulez,  je 
vous  conterai  cela. 

—  Certainement,  je  vous  en  prie, 

—  Eh  bien!  c'a  donc  été  chez  moi  la  môme  chose,  absolu- 
ment. •• 

—  Oui,  interrompis-je  pour  l'encourager,  d'ordinaire  on  appelle 
les  enfans  des  gages  d'amour. 

11  s'arrêta,  me  regarda  d'un  air  singulier,  presque  farouche.— Des 
gages  d'amour!  Ah!  oui,  s'écria-t-il,  des  gages  d'amour!... Figurez- 
vous  que  je  rentre  à  la  maison,  —  une  propriété  vous  donne  bien 
du  tracas!  — que  je  rentre  las  comme  un  chien  courant;  j'embrasse 
ma  femme,  elle  me  déride  le  front  de  sa  petite  main,  me  sourit  de 
son  joli  sourire,...  patatras!  c'est  le  gage  de  l'amour  qui  crie  à  côté, 
et  tout  est  fini.  On  passe  la  matinée  à  se  chamailler  avec  le  manda- 
taire, l'économe  et  le  forestier,  enfin  on  se  met  à  table;  cela  ne 
man.que  pas  :  à  peine  ai-je  noué  ma  serviette,  —  ancien  style,  vous 
savez,  —  qu'on  entend  le  gage  de  l'amour  qui  pleure,  parce  qu'il 
ne  veut  pas  manger  de  la  main  de  sa  bonne.  Ma  femme  y  va,  ne 
revient  plus;  je  reste  seul  à  table,  libre  de  siffler  pour  me  distraire, 
par  exemple  : 

Minet  qui  perche  s«r  un  mur 

Se  plaint  de  minette  au  cœur  dur. 

Et  voilà  tout, 

Je  suis  au  bout  (1). 

On  se  dit  :  J'irai  à  la  chasse,  —  à  la  chasse  aux  canards.  Toute  la 
journée,  on  barbote  dans  l'eau  jusqu'aux  genoux,  mais  on  a  la  per- 
spective d'un  bon  lit  bien  chaud.  On  rentre  tard,  on  se  couche; 
mais  le  gage  d'amour  fait  ses  dents,  il  pleure;  la  maman  vous 
quitte,  on  s'endort  seul,  si  on  peut  s'endormir. 

Puis  vient  une  de  ces  années  qui  ne  s'oublient  pas  :  tout  le  monde 
est  sur  le  qui-vive;  il  y  a  quelque  chose  en  l'air,  chacun  le  ssût,  per- 
sonne ne  peut  dire  ce  que  c'est.  On  rencontre  des  visages  inconnus. 
Les  propriétaires  polonais  se  remuent  :  l'un  achète  un  cheval,  l'autre 
de  la  poudre.  La  nuit,  on  voit  une  rougeur  dans  le  ciel  ;  les  paysaus 
forment  des  groupes  devant  les  cabarets,  et  ils  disent  entre  eux  :  — 
C'est  la  guerre,  ou  le  choléra,  ou  bien  la  révolution. — On  a  le  cœur 
gros;  on  se  souvient  tout  à  coup  qu'on  a  une  patrie  dont  les  bornes 
sont  enfoncées  dans  la  terre  slave,  dans  la  terre  allemande  et  dans 
d'autres  terres  encore.  Que  préparent  ces  Polonais?  On  s'inquiète 
pour  l'aigle  qui  décore  le  bailliage,  on  s'inquiète  pour,  sa  grange. 
La  nuit,  on  fait  la  visite  autour  de  sa  maison  pour  s'assurer  qu'ils 

(1)  Chansoo  des  enfans  en  Galicie. 


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DON  JUAN   DE   KOI.OMEA.  720 

n'y  ont  pas  mis  le  feu.  On  voudrait  s'en  ouvrir  à  quelqu'un,  vider 
son  cœur  :  on  va  chez  sa  femme,  elle  est  occupée  du  petit,  qui 
pleucnicbe  parce  que  les  mouches  le  tourmentent. 

Je  sors  de  la  maisou.  Une  lueur  rouge  s'est  élevée  à  Thorizon;  un 
paysan  passe  &  cheval,  jette  dans  la  cour  ce  cri  :  révolution!  et 
pique  son  bidet  efilanqué.  Dans  le  village,  on  sonne  le  tocsin.  Un 
paysan  cloue  sa  faux  droite  sur  le  manche,  deux  autres  arrivent 
avec  leurs  fléaux  sur  l'épaule.  Plusieurs  entrent  dans  la  cour. 
—  Monsieur,  prenons  garde,  les  Polonais  arrivent.  —  Je  charge  mes 
pistolets,  je  fais  affiler  mon  sabre.  —  Ma  femme,  donne-moi  un  ru- 
ban pour  le  coudre  à  mon  bonnet,  un  chiflbn  quelconque,  pourvu 
qu'il  soit  jaune  et  noir.  —  Eli  bienl  le  croirez-vousV  —  Va-t'en, 
va-t'en,  me  répond-elle,  tu  sais  bien  que  le  petit  pleure,  on  me  le 
fait  mourir;  cours  au  village,  défends-leur  de  sonner,  va-t'en I  — 
Ahl  pour  le  coup,  je  veux  faire  sonner  le  tocsin  dans  toutes  les 
campagnes.  Qu'il  pleure,  le  poupard!  le  pays  est. en  danger.  — 
Ah!  monsieur... 

Enfin  un  jour,  elle  est  donc  assise  près  do  nioi  sur  le  divan,  j'ai 
passé  mon  bras  autour  de  sa  taille,  je  lui  parle  doucement.  Elle 
écoute  si  l'enfant  ne  remue  pas.  —  Qu'est-ce  que  tu  as  dit?  me 
demande- t-elle  d'un  ton  distrait.  —  Oh  !  rien.  —  Je  vois  que  je 
perds  ma  peine,  je  m'en  vais  triste,  découragé. 

—  Où  est  donc  ta  kazabaikay  ma  petite  Nicolaïa? 

—  Est-ce  que  je  vais  m'babiller  pour  la  maison?  L'enfant  ne  me 
reconnaîtrait  plus;  tu  devrais  comprendre  cela. 

Oui,  je  comprends;  mais,  lorsqu'il  nous  arrive  du  monde,  l'en- 
fant peut  crier  :  elle  y  va  un  instant,  puis  revient  verser  le  thé,  et 
elle  rit,  et  elle  cause,  je  vols  même  reparaître  la  kazabaika  verte 
fourrée  de  petit-gris;  que  ne  fait- on  pas  pour  être  agréable  à  ses 
hôtes? 

Il  y  avait  longtemps  que  je  n'étais  pas  retourné  dans  la  mon- 
tagne. Mon  garde  avait  vu  un  ours,  —  pardon,  j'allais  encore  vous 
raconter  une  histoire  de  chasse.  Bien!  nous  avions  donc  couru 
quelque  danger,  le  garde  et  moi.  Un  paysan  nous  avait  précé- 
dés; je  trouvai  la  maison  en  émoi.  Ma  femme  se  jette  à  mon  cou; 
elle  m'apporte  mon  fils.  Le  sang  me  coule  par  la  figure,  l'enfant  a 
peur.  —  Oh  !  va-t'en  !  me  dît-elle.  —  Il  haussa  les  épaules  d'un 
air  de  mépris.  —  Ce  n'était  pas  grand'chose  sans  doute,  quelques 
gouttes  de  sang;  d'ailleurs  le  danger  était  passé.  Bon  I  je  me  lave 
le  front;  le  garde,  un  ancien  militaire,  me  panse.  Alors  c'est  le 
mouchoir  blanc  qui  fait  peur  au  petit;  on  me  chasse  encore.  — 
Enfin  que  vous  dîrai-je?  On  se  jette  sur  son  lit,  seul,  toujours 
seul,  comme  autrefois!  Au  diable  le  gage  d'amour!  Que  Dieu  me 


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730  REYUB   DES  DEUX   UONDBS. 

pardonne  le  péché  I  —  Il  se  signa,  cracha  avec  colère,  et  YOidat 
continuer. 

—  Permettez,  fis-je,  vous  n'avez  donc  pas  dit  à  votre  femme?.. 

—  Pardon,  m'interrompit-il  d'un  ton  presque  violent;  ses  narines 
frémissaient.  — Je  l'ai  fait;  savez-vous  ce  qu'elle  m'a  répondoT 
K  Alors  à  quoi  bon^avoir  des  enfans?  »  Elle  aurait  été  capable  de 
tout.  On  devient  l'esclave  d'une  telle  femme.  On  ne  sait  quel  parti 
prendre;  on  hésite.  Lui  être  infidèle  7  Non.  Alors  vivre  en  moine? 
Quelle  existence!..  Vous  est-il  arrivé  qu'une  horloge  s'est  arrêtée 
tout  à  coup?  Oui;  vous  êtes  impatient? 

—  Quelquefois. 

—  Bon  I  Vous  êtes  donc  impatient.  Il  faut  qu'elle  marche,  là, 
tout  de  suite.  Vous  poussez  le  balancier;  elle  marche.  Combien  de 
temps?  La  voilà  qui  s'arrête  de  nouveau.  —  Encore,  et  encore!  — 
Elle  s'arrête  une  fois  de  plus;  vous  vous  emportez,  vous  la  maltrai- 
tez; elle  ne  marche  plus  du  tout.  —  C'est  par  là  qu'on  passe  l<n»' 
qu'on  veut  avoir  raison  de  son  cœur.  On  finit  par  y  renoncer. 

D'abord,  comprenez -moi  bien,  je  ne  voulais  que  me  distraire. 
Un  régiment  de  hussards  était  en  garnison  dans  le  voisinage;  je  me 
liais  avec  les  officiers.  Voilà  des  hommes  I  Ce  Banay  par  exemple; 
le  connaissez- vous? 

—  Non. 

—  Ou  bien  le  baron  Pàl?  Pas  davantage?  Mais  vous  avez  connu 
Nemethy,  celui  qui  portait  la  moustache  en  pointe?  Us  venaient 
chez  moi  presque  tous  les  jours.  On  fumait,  buvait  du  thé;  à  la  fin, 
on  jouait  aussi.  J'allais  souvent  chasser  avec  eux.  Ma  femme  s*ea 
aperçut  à  la  fin  ;  elle  devint  taciturne,  puis  me  fit  des  reproches. 
—  Ma  chère,  lui  dis-je,  quel  agrément  ai-je  donc  ici?  —  Le  len- 
demain, Nicolaïa  arrive  dans  ses  grands  atours,  s'assoit  au  milieu 
des  hussards,  fait  l'aimable,  plaisante,  prend  des  poses;  pour  moi, 
pas  un  regard.  Je  ris  dans  ma  barbe.  Mes  hussards,  d'abord  c'é- 
taient d'honnêtes  garçons  qui  n'avaient  pas  l'air  de  s'apercevon*  de 
rien;  ensuite  aucun  d'eux  ne  se  souciait  de  risquer  sa  vie,  — pour- 
quoi î  —  ou  d'être  estropié.  Tant  que  le  cœur  ne  se  met  pas  de  la 
partiel..  Cependant  ils  me  taquinaient.  —  Qu'en  dis-tu,  frère?  Ta 
femme  se  fait  faire  la  cour  de  la  belle  façon.  —  Faites-Iui  la  cour, 
ne  vous  gênez  pas  I  —  Avais-je  raison? 

Mais  il  en  vint  un  autre, — vous  ne  le  connaissez  pas  sans  doute  : 
un  homme  insupportable,  un  blond,  au  visite  blanc  et  rose.  C'était 
un  propriétaire.  Il  se  faisait  friser  tous  les  jours  par  son  valet  de 
chambre;  il  récitait  VIgor  et  les  vers  de  Pouschkine  avec  les  gestes 
obligés,  comme  un  vrai  comédien.  Celui-là  plut  à  ma  femme.  —Sa 
voRc  était  devenue  rauque  :  plus  îl  s'échauffait,  et  plus  il  baissait  le 


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DON  JUAN   DE  KOLOMEA.  781 

ton;  les  paroles  sortaient  péniblement,  s^arracbaient  de  la  poitrine. 
—  Attendez.  Oa  menait  donc  une  vie  joyeuse.  L'hiver,  les  voisins 
arrivaient  avec  leurs  femmes  :  des  bals,  des  mascarades,  des  pro* 
monades  en  traîneaux!  Ma  femme  s'amusait.  Dans  Tété,  elle  eut  un 
second  enfant,  un  garçon,  comme  le  premier.  Il  y  eut  entre  nous 
comme  un  rapprochement.  Un  jour,  assis  près  de  son  lit,  je  lui 
dis  :  —  Je  t'en  supplie,  prends  une  nourrice  I — Elle  secoue  la  tôte. 
Les  larmes  me  viennent,  et  je  sors. 

Une  année  durant,  elle  fut  donc  encore  absorbée  par  son  fils. 
Nous  causions  rarement;  elle  commençait  à  bâiller  quand  je  lui  par- 
1^  de  mes  affaires,  puis  des  querelles  à  propos  de  tout,  et  devant 
les  étrangers.  J'avais  toujours  tort,  les  autres  toujours  rsdson.  — Il 
cracha.  —  Une  fois  je  la  prie  en  grâce  de  ne  pas  me  faire  cette 
chose;  le  lendemain,  elle  ne  desserre  pas  les  dents,  et,  lorsqu'on  lui 
demande  son  opinion  :  —  Je  suis  de  l'avis  de  mon  mari,  —  dil^elle 
d'un  air  pincé.  Méchanceté  tatarel  elle  se  faisait  violence  pour  être 
de  mon  avis  I  Et  je  vis  encore  ! 

Un  jour,  je  perdis  une  forte  somme.  On  jouait  gros  jeu,  et  le  gui- 
gnon  me  poursuivait.  Je  perdis  tout  ce  que  j'avais  sur  moi,  les  che- 
vaux, la  voiture.  —  Il  ne  put  s'empêcher  de  rire.  —  Alors  je  pris 
une  grande  résolution,  je  me  rangeai.  Les  voisins  cessèrent  de  nous 
voir;  lui  seul  vint.  Je  n'en  prenais  pas  ombrage.  Mon  exploitation 
m'absorbait;  je  n'étais  pas  sans  avoir  quelques  succès;  je  trouvais 
du  plaisir  à  voir  pousser  en  quelque  sorte  sous  ma  main  ce  que  je 
yenais  de  semer  moi-même.  Au  reste  l'agriculture  est  aussi  un  jeu; 
ne  fautr-il  pas  préparer  son  plan,  le  modifier  à  chaque  instant  selon 
les  circonstances,  et  compter  avec  le  hasard?  N'a-t-on  pas  les 
orages,  la  grêle,  les  froids  et  les  sécheresses,  les  maladies,  les  sau- 
terelles?.. Quand  je  rentre  pour  prendre  le  thé,  que  j'ai  bourré  ma 
pipe,  je  me  rappelle  que  le  cheval  a  besoin  d'être  ferré,  ou  qu'il  se* 
rait  bon  d'aller  dans  le  verger  voir  qui  a  été  le  plus  fort  de  mon 
garde  ou  de  mon  eau-de-vie.  Je  prends  ma  casquette  et  m'en  vais, 
sans  penser  à  ma  femme,  qui  reste  avec  les  enfans. 

On  en  parle  chez  les  voisins  :  c'est  encore  un  mariage  comme 
les  autres;  même  le  révérend  M.  Maziek  arrive  un  jour,  tout  plein 
d'onction.  Son  visage,  ses  cheveux,  tout  était  onctueux,  jusqu'à  son 
collet,  à  ses  bottes,  à  ses  coudes.  Il  resplendissait,  levait  sur  moi 
son  jonc  comme  une  houlette,  et  me  sermonnait.  —  Mais,  mon  ré- 
vérend, si  nous  ne  nous  aimons  plus? — Hol  hol  purgatoire  I  s'é- 
crie-t-il  en  riant  à  gorge  déployée,  et  le  mariage  chrétien? — Mais, 
mon  révteend,  notre  bienfaiteur,  est-ce  une  vie,  cela?  —  fiol 
ho!  purgatoire  !  non,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  doit  vivre.  A  quoi  ser- 
virait donc  l'église?  Save^-vous*  pauvre  ami  égaré,  ce  que  c'est  que 
la  religion?  Ayez  comme  cela  des  rapports  avec  une  fille  sans  l'ai- 


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732  REVUE   DES  DEUX  MONDES, 

mer  autrement,  entretenez-la,  chacun  la  méprise,  et  on  vous  ap- 
pelle libertin:  dans  le  mariage,  c'est  différent.  De  quoi  vous  parie 
l'épouse  chrétienne?  D'amour?  Non,  purgatoire!  de  son  douaire 
et  de  vos  devoirs.  Ai-je  raison?  Qui  pense  à  l'amour?  Nourris  ta 
femme,  habille-la,  c'est  ton  écot.  Voilà  le  mariage  chrétien.  Purga- 
toire! je  m'entends...  l]n  enfant  de  l'amour,  c'est  une  honte;  id 
au  contraire,  si  on  a  des  enfans,  qu'est-ce  que  cela  fait  qu'on  se  dé- 
teste? c'est  la  bénédiction  du  ciel.  Est-ce  l'amour  qui  fait  le  ma- 
riage, je  vous  prie,  ou  est-ce  la  consécration  par  le  prêtre?  Si 
c'était  l'amour,  on  se  passerait  bien  du  prêtre.  Ergo  !  je  m'entends. 
—  Ainsi  parla  notre  curé. 

Dès  lors,  je  me  sens  de  plus  en  plus  seul  à  la  maison.  Je  reste 
maintenant  dehors  quand  on  coupe  les  blés  ;  je  m'assois  sous  les 
gerbes  amoncelées  comme  sous  une  tente,  fumant  ma  pipe,  écou- 
tant chanter  les  moissonneurs.  Lorsqu'on  abat  du  bois,  je  vais  dans 
la  forêt,  j'y  tire  un  écureuil.  Je  ne  manque  pas  un  seul  marché 
dans  tout  le  district  :  on  me  voit  souvent  à  Lemberg,  surtout  à  l'épo- 
que des  contrats  (1);  je  m'absente  des  semaines  entières.  Peu  à  peu, 
tacitement,  ma  femme  et  moi,  nous  avons  accepté  les  conditions 
du...  mariage  chrétien. 

Mon  voisin  voyait  les  choses  autrement;  il  pensait  qu'on  peut  se 
mettre  en  frais  tous  les  jours.  En  effet,  il  ne  se  lassait  pas  de  tenir 
compagnie  à  ma  femme,  surtout  les  jours  où  j'étais  dehors.  Il  était 
désolé  de  ne  pas  me  trouver,  —  putois,  va  !  —  puis  s'installât,  et 
récitait  du  Pouschkine.  Il  la  plaignait,  parlait  des  maris  en  géné- 
ral, hochait  la  tête  et  reniflait  avec  compassion;  un  jour  il  me  fit  une 
scène  parce  que,  disait-il,  je  négligeais  ma  femme,  une  femme  de 
tête  et  un  cœur  d'or!  —  C'est  facile  à  dire,  mon  ami;  tu  ne  la  vois 
qu'en  humeur  de  fête.  — Il  lui  lit  donc  des  livres;  bientôt  elle  ne 
fait  plus  que  soupirer  lorsqu'il  est  question  de  moi.  Et  au  fond, 
qu'y  a-t-il  eu  entre  nous?  —  a  Nous  ne  nous  comprenons  pas,  » 
dit-elle.  —  C'était  pris  textuellement  dans  un  livre  allemand,  tex- 
tuellement, monsieur... 

Une  fois  donc  je  reviens  tard  de  Dobromil,  d'une  licitation.  Je 
trouve  ma  femme  assise  sur  le  divan,  un  pied  relevé,  le  genou  dans 
les  mains,  absorbée  dans  ses  réflexions.  Mon  ami  s'y  trouvât  aussi; 
elle  avait  sa  pelisse  de  petit -gris,  et  alors  il  n'est  jamais  loin.  Je 
ne  me  fâche  pas  :  elle  me  platt  ainsi;  je  lui  baise  la  main,  je  lisse 
la  fourrure.  Tout  à  coup  elle  me  regarde  d'un  regard  étrange;  je 
n'y  comprends  rien.  —  Gela  ne  peut  pas  durer,  dit-elle  d'une  voix 
tout  enrouée ,  avec  effort.  —  Mais  qu'as-tu  donc?  —  Tu  ne  viens 

(l)  Époque  où  les  propriétaires  galiciens  se  donnent  rendez-Toas  dans  la  capitale  et 
dans  les  chefs-lieux  de  cercle  pour  vendre  lenrs  produits,  génénicment  sur  pied, 
aux  marchands,  qui  sont  des  Juifs  pour  la  plupart. 


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DON  JUAN   DE   KOLOMEA.  733 

plas  ici  que  la  nuit,  s'écrie-t-elie.  A  une  maîtresse,  on  fait  la  cour 
au  moins.  Et  moi,  moi,  je  veux  être  aimée  1  — Eh  bien  !  je  ne  t*aime 
donc  pas?  —  Nonl  —  Elle  sort,  monte  à  cheval,  disparaît.  Je  la 
cherche  toute  la  nuit,  toute  la  journée.  Gomme  je  rentre  le  soir,  elle 
a  fait  faire  son  lit  dans  la  chambre  des  enfans. 

J'aurais  dû  me  montrer  alors,  c'est  vrai;  j'étais  trop  fier,  je 
croyais  que  les  choses  s'arrangeraient,  —  et  puis  nos  femmes  !  on 
n'en  fait  pas  ce  qu'on  veut.  Il  y  avait  là  au  bailliage  un  greffier  al- 
lemand; sa  femme  recevait  des  lettres  d'un  capitaine  de  cavalerie. 
—  Qu'as- tu  donc  là,  ma  chère  7  —  Il  prend  la  lettre,  et  il  n'a  pas 
achevé  de  lire  qu'il  commence  à  la  battre;  il  l'a  si  bien  battue  qu'elle 
lui  a  rendu  son  affection.  Voilà  un  mariage  heureux;  mais  mol  1  j'ai 
manqué  le  bon  moment.  Maintenant  c'est  tout  un. 

On  ne  se  disait  plus  que  bonjour^  bonne  nuit!  c'était  tout.  Je 
recommençais  de  chasser;  je  passais  des  jours  entiers  dans  la  forêt. 
J'avais  alors  un  garde-chasse  qui  s'appelait  Irena  Wolk,  un  homme 
bixarre.  Il  aimait  tout  ce  qui  vit,  tremblait  lorsqu'il  découvrait  un 
animal,  et  ne  l'en  tuait  pas  moins;  ensuite  il  le  tenait  dans  sa  main, 
le  contemplait,  et  disait  d'une  voix  lamentable  :  —  Il  est  bien  heu- 
reux, celui-là,  bien  heureux  I  —  La  vie  à  ses  yeux  était  un  mal. 
Drôle  d'homme  1  Je  vous  en  parlerai  une  autre  fois.  Je  mettais  donc 
dans  ma  torba  (1)  un  morceau  de  pain,  du  fromage,  et  de  l'eau-de- 
vie  dans  ma  gourde,  et  je  pai-tais.  Parfois  nous  nous  couchions  sur 
la  lisière  de  la  forêt;  Irena  allait  fouiller  dans  un  champ,  rappor- 
tait une  brassée  de  pommes  de  terre,  allumait  un  grand  feu  et  les 
faisait  cuire  dans  la  cendre.  On  mange  ce  qu'on  a.  Lorsqu'on  rôde 
ainsi  dans  la  forêt  noire,  silencieuse,  où  l'on  rencontre  le  loup  et 
l'ours,  où  l'on  voit  nicher  l'aigle,  —  que  l'on  respire  cet  air  pesant, 
froid,  humide,  chargé  d'âpres  senteurs,  —  qu'on  a  pour  s'attabler 
une  souche  d'arbre,  pour  dormir  une  caverne,  pour  se  baigner  un 
lac  aux  eaux  sombres  et  sans  fond,  qui  ne  se  ride  jamais  et  dont,  la 
surface  lisse  et  noire  boit  les  rayons  du  soleil  comme  la  lumière  de 
la  lune,  —  alors  il  n'y  a  plus  de  sentimens,  on  n'éprouve  que  des 
besoins  :  on  mange  par  faim,  on  aime  par  instinct. 

Le  soleil  se  couche;  Irena  s'est  mis  en  quête  de  champignons.  Une 
paysanne  est  assise  sur  le  sol;  sa  jupe  bleue  fanée  ne  cache  pas  ses 
petits  pieds  couverts  de  poussière.  La  chemise  a  glissé  à  moitié  de 
ses  épaules;  retenue  par  la  ceinture,  elle  entr' ouvre  ses  plis.  Tout 
à  l'entour,  l'air  est  parfumé  des  émanations  du  thym.  Accoudée  sur 
ses  genoux,  elle  appuie  la  tête  dans  ses  deux  mains.  Un  lampyre 
s'est  posé  sur  ses  cheveux  noh*s,  qui  s'échappent  de  dessous  son 
foulard  couleur  de  feu  et  lui  retombent  sur  le  dos.  Son  profil  se  dé- 

(1)  Espèce  de  baTre-sac. 


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73i  RETCff  DE9  DECX  lIOiniES. 

coupe  en  noir  sur  le  fond  rouge  du  ciel;  le  nei  est  finement  arqué 
ainsi  que  le  bec  d'un  oiseau  de  proie,  et,  quand  je  rappelle,  elle 
pousse  un  cri  comme  celui  du  vautour  des  montagnes,  et  ses  yeai 
dardent  sur  moi  un  regard  aigu,  qui  passe  comme  la  lueur  fugitive 
d'une  flamme  de  naphte.  Son  cri  résonne,  les  parois  du  rocher  le 
répercutent,  puis  la  forêt  à  son  tour,  puis  encore  la  montagne  an 
loin.  Cette  femme  m'avait  presque  effrayé. 

Elle  se  penche,  arrache  du  thym,  ramène  le  foulard  rouge  sur 
son  visage  plus  rouge  encore.  —  Qu'as- tu  donc?  lui  dis-je.  —  Pour 
toute  réponse,  elle  entonne  lentement  une  douma  (1)  mélancolique 
comme  des  larmes.  —  Tu  as  de  la  peine?  Dis?  —  Elle  se  tait.  — 
Eh  bien? 

Elle  me  regarde  en  face,  se  met  à  rire,  et  ses  longs  cils  retombent 
comme  un  voile  sur  ses  yeux.  —  Alors  de  quoi  rôves-tu? 

—  D'une  fourrure  de  mouton,  me  répond-elle  tout  bas. 

Je  ris  à  mon  tour.  —  Attends,  je  t'en  apporterai  une  de  la  foire, 
—  elle  se  cache  la  figure  dans  ses  mains  ;  —  mais  le  monton  neuf 
ne  sent  pas  bon.  Veux-tu  que  je  te  donne  une  soukmana  (2)  gar- 
nie de  lapin  noir  ou  plutôt  de  lapin  blanc,  blanc  comme  le  lait? 

Elle  me  regarda  d'un  petit  air  à  la  fois  étonné  et  narquois,  fronça 
légèrement  les  sourcils,  et  ses  lèvres  frémii^ent  sur  ses  dents  Man- 
ches; puis  des  coins  de  la  bouche  le  rire  gagna  les  jones,  et  finsr 
lement  éclata  sur  tout  le  visage  de  la  petite  friponne.  —  Eh  bieni 
pourquoi  ris-tu  maintenant? 

—  Ce  n'est  rien. 

—  Alors  veux -tu  d'une  soukmana  doublée  de  lapin,  de  lapin 
blanc?  Qu'en  dis-tu? 

Elle  se  lève  subitement,  rabat  sa  jupe,  ramène  sa  ehanise. — 
Non,  dit-elle.  Si  vous  m'en  donnez  une,  ce  sera  avec  du  petit-gns. 

—  Du  petit-gris?  Comment? 

—  Eh  bien  t  oui,  comme  le  portent  les  belles  dames... 

Je  la  contemplai.  Ce  visage-là  resplendissait  d'égoisme,  d'à 
égoïsme  naïf  comme  Tinnocence.  Elle  embrassait  les  désirs  de  son 
âme  sans  penser  à  rien ,  comme  elle  baisait  les  pieds  d'un  samL 
D'idées,  de  principe,  point;  la  morale  du  faucon  et  les  lois  de  la 
forêt  I  Elle  était  chrétienne  à  peu  près  comme  un  jeune  chat  qoi 
par  aventure  fait  une  croix  sur  son  nez  avec  sa  patte. 

Elle  eut  sa  soukmana^  que  je  lui  rapportai  de  Lemberg,  et, — vous 
allez  vous  moquer  de  moi ,  —  je  m'épris  d'une  belle  passira  pour 
cette  femme.  Ce  fut  un  vrai  roman.  Au  premier  coup  de  fusil,  elie 
accourait.  Je  peignais  ses  longs  chevenx  avec  mes  doigts,  je  laws 

(i)  Forme  particalière  de  la  poésie  populaire  des  Petits-Russiens,  d'oD  caraclèie 
élégiaque. 
(2)  Espèce  de  casaqae  longue  et  étroite  que  portent  les  femmes  du  pi^. 


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DON  JUAN  DE  KOLOHEA.  7S5 

ses  pieds  dans  le  torrent,  et  elle  me  jetait  l'eau  à  la  figure.  C'était 
une  créature  étrange.  Sa  coquetterie  avait  une  nuance  de  cruauté; 
elle  me  tourmentait  dans  son  humilité  profonde  comme  jamais  or- 
gueil de  grande  dame  ne  m'a  tourmenté  depuis.  —  Mais  ayez  donc 
pitié  de  moi,  mon  bon  seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse  de 
vous?  —  Elle  savait  qu'elle  faisait  de  moi  tout  ce  qu'elle  voulait. 

Mon  boyard  fit  une  pause  ;  nous  nous  tûmes  tous  les  deux  pen- 
dant quelque  temps.  Les  paysans,  ainsi  que  le  chantre,  étaient  par- 
tis. Le  Juif  avait  mis  son  fronteau  et  s'était  assoupi  dans  un  coin; 
il  nasillait  en  rêve  quelque  prière,  et  s'accompagnait  d'un  hoche- 
ment de  tête  régulier.  Sa  femme  était  assise  devant  le  buffet,  la  tète 
dans;9es  mains;  elle  avait  glissé  ses  doigts  minces  entre  ses  dents, 
«es  paupières  somnolentes  étaient  à  demi  fermées,  mais  son  regard 
restait  obstinément  attaché  sur  l'étranger. 

Celui-ci  déposa  sa  pipe  et  respira  profondément.  —  Faut-il  que 
je  vous  raconte  la  scène  que  j'eus  avec  ma  femme?  Vous  m'en  dis- 
pensez. Elle  fut  languissante  pendant  quelque  temps;  je  restais  à  la 
maison,  je  lisais.  Une  fois  elle  traverse  la  chambre,  me  dit  à  ml- 
Yoix  t  bonne  nuit!  Je  me  lève,  elle  a  disparu,  je  l'entends  fermer  sa 
porte.  C'était  fini  encore  une  fois. 

A  cette  époque,  j'avais  un  procès  avec  la  propriétaire  du  domaine 
d'Osnovian.  Avant  d'atteler  la  justice  et  de  remettre  les  rênes  à  l'a- 
vocat, me  dis-je,  tu  feras  mieux  d'atteler  tes  deux  chevaux  et  d'y 
aller  de  ta  personne.  —  Qu'est-ce  que  je  trouve?  Une  femme  sépa- 
rée, qui  s'est  retirée  dans  ses  teiTes  parce  qu'elle  a  le  monde  en 
horreur,  une  philosophe  moderne.  EUe  s'appelait  elle-même  Sa- 
tana,  et  c'était  un  amour  de  petit  démon,  des  yeux  comme  des  feux 
follets.  Je  perdis  naturellement  mon  procès,  mais  j'y  gagnai  ses 
bonnes  grâces. 

Malgré  tout,  je  n'avais  pas  cessé  d'aimer  ma  femme.  Souvent, 
dans  les  bras  d'une  autre,  je  fermais  les  yeux  et  me  persuadais 
que  c'étaient  ses  longs  cheveux  humides  et  sa  lèvre  ardente,  enfié- 

TTéC- 

Nicolaîa,  pendant  ce  temps,  délirait  entre  sa  haine  et  son  amour. 
Sou  cœur  était  comme  ces  fleurs  qui  ne  s'épanouissent  qu'à  l'ombre, 
il  débordait  maintenant  de  tendresse  sauvage.  Elle  trouvait  mille 
moyens  de  se  trahir  en  voulant  trop  se  cacher.  Un  jour,  elle  pose 
sur  mon  bureau  une  lettre  que  venait  d'apporter  pour  moi  le  co- 
saque de  ma  belle,  et  elle  rit  tout  haut,  mais  le  rire  s'arrête  dans 
sa  gorge;  c'était  triste  à  voir.  Trop  d'amour  m'avait  éloigné  d'elle, 
«t  elle  maintenant  avait  soif  de  vengeance  parce  que  son  amour 
^tait  dédaigné.  Elle  ne  marchait  qu'avec  une  précipitation  ner- 
Teuse,  criait  en  rêve,  s'emportait  à  tout  propos  contre  les  domes- 
tiques et  les  enfans. 


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736  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Puis  tout  d'un  coup  elle  parut  changée;  on  eût  dit  qu'elle  se  ré- 
signait. Son  regard,  lorsqu'il  se  posait  sur  moi,  avait  quelque  chose 
d'étrangement  saturé,  et  pourtant  à  ses  éclats  de  rire  se  mêlait 
comme  une  note  douloureuse* 

—  C'est  dommage,  me  dit  un  jour  mon  garde-chasse»  monteur 
ne  va  plus  du  tout  à  la  forêt.  J'ai  découvert  un  renard  pas  bien  loio 
d'ici,  et  des  bécasses,  —  il  faut  vous  dire  que  c'était  ma  chasse 
préférée,  —  puis  elle  est  là,  qui  vous  attend  près  de  la  pierre. 
N'aurez-vous  point  pitié  de  la  pauvre  femme? 

Je  prends  mon  fusil  et  je  l'accompagne  jusqu'à  la  dernière  clô- 
ture du  village.  Là,  une  terreur  incompréhensible  s'empare  de  moi; 
je  plante  là  le  garde-chasse,  et  je  rentre  à  la  maison  presque  en 
courant.  Je  suis  tout  honteux,  mais  je  marche  sur  la  pointe  des 
pieds,  j'écoute,  —  il  écarta  à  plusieurs  reprises  les  cheveux  de  son 
front,  —  comment  vous  dire?  J'ouvre  brusquement,  et  je  vois  ma 
femme...  —  Je  vous  dérange?  dis-je,  et  je  referme  la  porte. 

Qu'aurais-je  fait?  Nous  ne  sommes  pas  les  maîtres.  L'Allemand, 
lui,  considère  la  femme  comme  sa  vassale,  mais  nous  autres,  nous 
traitons  avec  elle  de  puissance  à  puissance.  Ici  le  mari  n'a  aucun 
privilège;  il  n'y  a  qu  un  droit  pour  l'homme  et  pour  la  femme.  Si 
tu  fais  la  cour  aux  filles,  tu  souffriras  que  ta  femme  se  laisse  conter 
fleurette  par  le  premier  venu.  Tant  pis  pour  toi. 

Je  me  retirai  donc,  et  j'arpentai  l'antichambre.  Le  sentimentétut 
éteint  en  moi;  c'était  comme  une  paralysie  morale.  Je  me  répétais 
toujours  :  N'as-tu  pas  fait  la  même  chose?  tu  n'as  aucun  droit,  au- 
cun droit. 

Enfm  il  sortit.  Je  lui  dis  :  —  Mon  ami,  je  n'ai  pas  voulu  voos 
déranger;  mais  ne  sais-tu  pas  que  ceci  est  ma  maison? 

Il  tremblait,  sa  voix  tremblait  aussi.  —  Fais  de  moi  ce  que  tu 
voudras,  me  répondit-il. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux  que  je  fasse  de  toi?  Mais  as-tu  quelque 
notion  de  l'honneur?  Il  nous  faudra  échanger  une  couple  de  balles. 

Je  l'éclairai  encore  jusqu'au  bas  de  l'escalier,  puis  je  montai  à 
cheval,  et  je  coums  chez  Léon  Bodoschkan  pour  le  prier  de  me  ser- 
vir de  témoin.  Il  m' écouta  en  souriant  tristement.  —  Au  fond,  c'est 
une  sottise,  me  dit-il;  mais  sois  tranquille,  avant  demain  matin 
tout  sera  réglé.  Fais-moi  seulement  l'amitié  de  lire  ces  feuillets 
cette  nuit.  —  Il  me  donna  ces  papiers  que  je  vous  ai  montrés,  et 
qui  ne  m'ont  plus  quitté  depuis.  Un  homme  étrange I 

Je  me  mis  donc  à  les  lire;  je  n'en  avais  pas  besoin.  Je  venais  de 
provoquer  l'amant  de  ma  femme,  c'était  pour  la  forme.  Je  savais 
très  bien  que  j'étais  dans  mon  tort;  mais  l'honneur!.,  vous  compre- 
nez. J'étais  sûr  qu'il  me  manquerait  :  à  quinze  pas,  il  ne  distinguait 
pas  un  moineau  d'une  meule  de  foin;  moi»  je  tire  bien.  Je  pouvais 


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DON  JUAN  B£   KOLOMEA.  737 

donc  me  venger,  le  tuer,  personne  n'aurait  eu  un  mot  &  dire;  je  ne 
m'en  reconnaissais  pas  le  droit,  et  je  tirai  en  l'air.  J'étais  aussi 
coupable  à  mes  yeux  que  lui  ou  elle. 

Je  songeais  d'abord  à  me  séparer  de  ma  femme  ;  mais  il  y  avait 
les  enfans.  C'est  là  ce  qui  nous  rive  ensemble  par  couples  pour 
l'éternité  et  nous  pousse  dans  l'ouragan,  comme  les  damnés  de 
V Enfer  du  Dante...  Avez-vous  remarqué,  monsieur,  comment  par 
le  moyen  de  l'amour  nous  sommes  les  éternelles  dupes  de  la  nature? 
En  principe,  l'homme  et  la  femme  sont  créés  pour  être  ennemis, 
—  vous  comprenez  ce  que  je  veux  dire,  —  et  la  nature,  elle,  ne 
songe  uniquement  qu'«\  la  propagation  de  l'espèce;  nous,  dans  notre 
vanité  crédule,  nous  nous  persuadons  qu'elle  a  en  vue  notre  bon- 
heur, —  bernique  !  Dès  que  l'enfant  est  là,  presque  toujours  il  n'y 
a  plus  ni  bonheur  ni  amour,  et  on  se  regarde  comme  deux  mar- 
chands qui  ont  fait  une  mauvaise  affaire;  tous  les  deux  sont  volés, 
et  aucun  n'a  trompé  l'autre.  Et  l'on  s'obstine  à  croire  qu'il  s'agît 
d'être  heureux,  et  on  se  fait  des  reproches ,  au  lieu  d'accuser  la 
nature,  qui,  à  côté  de  l'amour,  sentiment  passager,  a  placé  un  sen- 
timent tenace,  l'affection  pour  les  enfans. 

Nous  ne  nous  quittâmes  donc  pas.  Il  ne  vint  plus  à  la  maison; 
mais  ils  continuèrent  de  se  voir  chez  une  amie  :  on  trouve  de  ces 
bonnes  âmes  serviables.  Moi,  je  me  remis  à  tirer  mes  bécasses.  Je 
commençai  alors  à  envisager  les  femmes  comme  un  gibier  dont  la 
chasse  est  à  la  fois  plus  difficile  et  plus  productive.  —  Vous  savez 
comment  l'on  tire  la  bécasse?  Non?  Eh  bien!  il  faut  d'abord  con- 
naître son  vol.  Elle  s'élève,  fait  trois  crochets  en  zigzag  comme  un 
follet,  puis  file  tout  droit.  C'est  le  bon  moment  :  j'épaule,  je  vise, 
et  j'ai  ma  bécasse.  Ainsi  les  femmes;  si  on  se  hâte  trop,  c'est  fini; 
mais  une  fois  qu'on  sait  prendre  son  temps,  on  peut  les  avoir  toutes. 
A  la  maison,  j'avais  la  paix.  Les  enfans  marchaient  déjà,  et, 
croyez-vous!  maintenant  je  les  aimais.  Je  les  aimais  parce  que  Ni- 
colaïa  les  aimait.  Souvent  je  me  figurais  que  notre  amour  s'était 
incarné  en  eux  :  il  courait  là  devant  moi,  gambadait,  riait;  c'était 
comme  un  rêve.  Puis  je  veux  qu'ils  m'aiment  plus  que  leur  mère, 
qu'ils  n'aiment  que  moi.  Je  les  fais  sauter  sur  mes  genoux  près  du 
feu,  leur  apprends  des  contes  de  fées,  leur  chante  les  refrains  des 
rues,  leur  raconte  des  histoires  de  chasseur. 

C'était  vraiment  singulier.  Je  ne  vous  ai  pas  dit  qu'il  était  venu 
un  troisième  enfant,  une  fille,  le  portrait  vivant  de  sa  mère.  On  dit 
ordinairement  que  les  filles  tiennent  du  père,  les  fils  de  la  mère; 
eh  bienl  ce  n'est  pas  ce  que  j'ai  observé.  L'aîné,  c'est  le  grand- 
père;  le  cadet,  je  ne  sais  qu'en  faire  :  ma  femme  l'aura  pris  dans 
un  roman.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'a  rien  de  la  mère;  c'est  sa  fille  qui 

Toms  CI.  *  187S.  47 


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738  REfUE  DES  DEUX  KONBIS* 

lui  ressemble.  Peut-être  qu'alors  elle  ne  songeait  qtfà  elle-même, 
à  sa  vengeance...  Donc  la  petite  s'attache  à  moi  avec  une  tendresse, 
—  elle  savait  pourtant  que  je  la  détestais.  Quand  je  racontais  tiDe 
histoire,  elle  s'approchait  timidemetot,  se  mettait  sur  un  petit  banc 
dans  le  coin  obscur,  écoutait,  et  on  ne  voyait  que  ses  yeux  qui 
brillaient.  Parfois  je  la  rudoyais,  et  elle  tremblait.  Quand  je  partais, 
elle  me  suivait  du  regard,  immobile;  quand  j'arrivws,  elle  courait 
au-devant  de  moi,  puis  s'effrayait  de  ce  qu'elle  avait  osé.  Dn  jo«r 
mon  aîné  dit  :  —  L'ours  finira  par  dévorer  le  père  ;  —  la  petite  bon- 
dit,  elle  avait  les  yeux  pleins  de  larmes.  Je  m'imaginais  alors  que 
c'était  ma  femme  qui  venait  à  moi,  qui  me  demandait  pardon  et  qd 
pleurait.  —  Une  fois  j'appelai  la  petite,  elle  devint  pourpre  et  s'ea- 
fuît.  Peu  à  peu  cependant  nous  devînmes  une  paire  d'amis. 
.  Mes  garçons  ne  tenaieiït  guère  de  moi.  —  Voudrals-tu  tirer  le 
renard?  —  Oui,  papa,  si  le  fusil  ne  faisait  pas  tant  de  tapa^.— 
Ou  bien,  à  propos  d'une  rencontre  avec  l'ours  :  —  Il  venait  droit  à 
moi  ;  que  penses-tu  que  j'ai  fait  alors?  —  Tu  as  couru  tant  que  ta 
as  pu?  —  La  petite,  elle,  en  riait.  Quelquefois  elle  se  drapait  dans 
une  peau  de  loup  et  faisait  peur  aux  deux  garçons,  qui  se  cachaient 
derrière  les  jupes  de  leur  mère.  —  Vous  ne  connaissez  donc  pas 
votre  sœur? —  Maman,  répondaient  les  gamins,  elle  est  alors  un 
loup  pour  de  vrai;  ses  yeux  étîncellent,  et  elle  hurle  que  c'est  un 
plaisir. 

Les  jours  où  je  m'absentais,  Tenfant  errait  dans  la  maison  comme 
une  âme  en  peine.  —  Pourvu  que  papa  ne  verse  pas.  —  Pourquoi 
donc  verserait- il? —  Oh  !  je  connais  les  deux  noirs,  ce  sont  des  bétes 
fougueuses.  Ou  s'il  rencontrait  un  ours...  —  Papa  le  visera  au  mi- 
lieu de  la  poitrine,  là  où  est  la  tache  blanche,  dit  mon  fils  d'un  ûr 
compétent.  —  Et  s'il  le  manque?  —  Il  ne  le  manquera  pas. 

Comme  elle  grandit,  elle  veut  m'accompagner,  se  rouie  par  terre 
en  pleurant;  je  finis  par  l'emmener.  J'avais  le  petit  fusil  dont  s'é- 
tait servie  ma  femme.  Je  lui  achète  une  gibecière,  et  elle  part  avec 
moi.  La  gamine  était  courageuse  comme  un  homme,  que  dis-je? 
comme  pas  un  homme  I  Gomment  vous  expliquer  cela?  Lorsque 
j'entendais  craquer  les  branches  :  —  S'il  allait  nous  arriver  quelque 
chose?  disais-je.  —  Elle  ne  faisait  qu'en  rire  :  —  Puisque  je  suis 
avec  toil  —  Ce  n'est  qu'à  moi  qu'elle  songeait. 

A  la  maison,  elle  avait  la  fièvre;  en  face  du  loup,  elle  était  calme 
comme  devant  une  poule.  Et  comme  nous  !:ous  comprenions!  Je 
n'avais  pour  ainsi  dire  pas  besoin  de  parler;  elle  avait  étudié  mes 
yeux,  chaque  trait  de  mon  visage,  chacun  de  mes  mouvemeos. 
îiéanmoins  nous  aimions  à  causer.  Quand  le  gibier  était  à  terre  et 
qn'Irena  s'agenouillait  pour  le^ider,  nous  restions  assis  côle  à  côte, 


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DON  JUAN  DB  KOIOHEA.*  7S9^ 

et  le  monde  était  comme  un  lirre  à  images  que  je  feaiUetaîa  3ous 
les  yeux  de  l'enfant,...  de  son  enfant.  Je  Taimais  vraiment,  et  ma 
femme,  elle,  l'adorait,  —  l'adorait  d'autant  plus  que  la  petite  s' at- 
tachait davantage  à  moi.  Lorsque  je  l'emmenais,  ma  femme  se 
mettait  à  genoux,  l'embrassait,  et  lui  disait  tout  bas  :  — Reste  avec 
moi;  —  mais  l'enfant  secouait  la  tôte.  Je  riais,  et  quand  j'étais  déjà 
loin  de  la  maison,  en  pleine  forêt,  ce  souvenir  m'égayait  :  j'étais 
content  d'avoir  la  petite  près  de  moi  et  de  penser  que  sa  mère  se 
morfondait  à  la  maison. 

Si  ma  femme  lui  donnait  une  couture  à  faire,  elle  s'y  mettait 
ptmr  la  forme,  puis  tout  à  coup  jetait  son  ouvrage  et  courait  fourbir 
num  fusil.  Ou  bien  ma  femme  la  charge  d'une  commission  ;  elle  me 
regarde  et  ne  bouge  pas.  Un  jour,  Nicolaîa  s'emporte  :  —  II  n'est 
pas  ton  père!  —  Alors  tu  n'es  point  ma  mère,  dit  l'enfant  tran- 
quillement. —  Elle  pâlit;  depuis,  elle  se  tut  et  ne  fit  que  pleurer 
parfois^..  Quelle  sottise,  pleurer  I  La  vie  est  si  gaie  ! 

Il  vida  d'un  trait  son  dernier  verre  de  tokaï.  —  Si  gaiel  Vous 
rappelez- vous  les  vers  de...  de  qui  donc?  du  grand  Karamsine.  Il 
est  vrai  que  c'est  un  6rand--Russien ,  mais  cela  n'y  fait  rien,  je 
maintiens  Tépithète,  —  il  passa  la  main  dans  ses  chevevz  ;  —  j'y 
suis. 

«  Voici  le  fond  de  la  sagesse  —  qae  la  ?ie  m^i  enseignée  :  —  L'amour  est  nortei,  — 
rien  ne  peut  rempècher  de  mourir. 

«  Sois  fidèle,  elles  riront  de  toi;  —  eHes  vaitent  comme*  la  mode*.  —  C&inge,  et 
c'est  Tenvie  —  que  tu  déchalneraa» 

«  Éidte  le  piège  de  rhymen;  —  ne  te  ilatt*  pas  d'aroir  une  femme  à  toi.  -«  Aime-les 
et  trompe-les  toutes,  —  pour  n'être  peint  trompé*.  » 

C'est  bien  cela,.,  il  fau;;  tromper  pour  n'être  point  trompé...  Je 
pourrais  maintenant  vous  raconter  mes  exploits  amoureux.  Toutes 
les  femmes  sont  à  moi  :  paysannes,  juives,  bourgeoises,  grandes 
dames,  toutes!  la  blonde  et  la  brune,  la  rouge  aussi...  Des  aven* 
tores  tous  les  jours!  Tenez,  en  ce  moment,  j'ai  une  jeune  femme 
mariée,  —  un  vrai  démon,  monsieur!..  J'ai  la  tète  un  peu  lourde... 
Puis  encore  une  autre,  la  veuve  d'un  brigand;  elle  ne  sait  pas  lire, 
mais  elle  sait  aimer...  Dix  femmes  à  la  fois!  pourtant  le  cœur  n'est 
jamais  pris.  — 11  se  mit  à  rire  d'un  rire  aimable  en  montrant  ses 
magnifiques  dents  blancfaes  comme  l'ivoire.  — A  quoi  bon  d'ailleurs 
le  cœur?  Il  faut  que  l'homme  ait  un  cœur  pour  ses  enfans,  pour  ses 
amis,  pour  la  patrie»  mais  pour  une  femme?  Âh!  ah!  aucune  ne 
m'a  plus  trompé  depuis  que  je  les  trompe  toutes.  Drôle  de  comédie! 
Comme  on  vous  adore  quand  vous  les  faites  pleurer! 


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7A0  REVUE   DES  DEUX  MOJNDES. 

—  Et  sur  quel  pied  ètes-vous  à  présent  avec  votre  femme?  lui 
demandai-je  après  un  long  silence. 

—  Mous  sommes  polis  l'un  pour  l'autre...  Parfois»  lorsqu'il  m'ar- 
rive  de  me  souvenir,. ••  alors...  alors  j'ai  la  migraine;...  mais  à  cette 
beure^  nous  sommes  gais,  gais  I  iioussah  I  —  Il  lança  la  bouteille 
contre  le  mur;  le  Juif  se  réveilla  en  sursaut  et  tira  son  fronteaa, 
qui  lui  glissa  sur  le  nez.  —  Ah  I  maintenant  je  suis  bien.  —  Il  dé- 
boutonna son  vêtement.  — Toujours  gai!  voilà  la  vie,...  voilà  le 
bonheur. 

Il  se  leva,  vint  au  milieu  de  la  salle,  les  bras  coquettement  ap- 
puyés sur  les  hanches ,  et  se  mit  à  danser  la  cosaque  en  se  chan- 
tant à  lui-même  un  de  ces  airs  bizarres,  pleins  d'une  fougue  enfim- 
tine  et  d'une  sauvage  mélancolie.  Tantôt  il  était  pi-esque  assis  par 
terre  et  lançait  les  pieds  comme  on  jette  une  chose  qui  vous  gène, 
tantôt  je  le  voyais  bondir  et  tourner  sur  lui-même  dans  l'air.  EnGn 
il  s*arrêta,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  et  branla  tristement  la 
tête;  puis  il  la  prit  dans  ses  deux  mains  comme  pour  l'arracher,  et 
cria  comme  l'aigle  lorsqu'il  s'élance  vers  le  soleil. 

A  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit,  et  je  vis  entrer  un  vieillard  véné- 
rable, vêtu  d'un  sierak  (1)  brun,  avec  de  longs  cheveux  blancs,  ane 
moustache  pendante  et  des  yeux  madrés.  C'était  Siméon  Ostrov,  le 
juge.  Un  sourire  mélancolique  glissa  sur  sa  face  terreuse  lorsqu'il 
nous  aperçut.  —  Il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  là,  messieurs?  dit- 
il.  Ce  n'est  point  ma  faute,  je  vous  assure. 

—  Alors  nous  sommes  libres  de  partir?  demanda  le  boyard. 

—  Certainement,  répondit  Siméon  le  juge. 

—  Il  est  vrai  que  c'est  trop  tard  maintenant,  reprit  l'autre  :  je 
veux  dire  pour  moi;  mais  vous,  dit-il  en  se  tournant  vers  moi,  vous 
en  profiterez?  Que  Dieu  vous  conduise.  Bonne  santé  I  —  La  Juive 
s'était  approchée;  il  la  regarda  en  souriant,  lui  prit  le  menton; 
elle  devint  cramoisie.  Il  fit  mine  de  sortir,  revint,  et,  me  serrant  la 
msdn  :  —  Eh  quoil  s'écria-t-îl,  l'eau  rejoint  l'eau,  et  l'homme  re- 
trouve l'homme  (2). 

J'étais  debout  sur  le  seuil  pour  le  voir  partir;  il  salua  encore  une 
fois  de  la  main,  puis  la  voiture  disparut.  Je  me  retournai  vers  le 
Juif.  —  Aïe,  c'est  un  homme  jovial,  gémit  ce  dernier,  un  homme 
bien  dangereux!  On  l'appelle  Don  Juan  de  Kolomea. 

Sacher-Masoch. 

(1)  Espèce  de  long  cabaD  de  bure  à  capncbon  que  portent  les  paysans. 

(2)  Dicton  petit-roBrien. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  septembre  1872. 

Allons,  décidéméDt,  on  n'en  pourra  plus  sortir,  on  en  est  encore  aux 
lettres,  aux  manifestes,  aux  discours,  aux  banquets,  aux  loquacités  et 
aux  vanités  de  quelques  partis  impitoyables  qui  n'ont  pas  même  le  res- 
pect de  cette  grande  nation  française  au  nom  de  laquelle  ils  prétendent 
toujours  parler.  Rien  n'est  plus  triste  et  rien  n'est  aussi  plus  instructif. 
Le  pays,  lui,  ne  s'agite  pas  et  n'a  guère  envie  de  s'agiter.  Le  gouver- 
nement, imitant  le  pays,  se  renferme  dans  une  certaine  quiétude  où  il 
poursuit  sans  bruit  et  sans  éclat  sa  tâche  de  chaque  jour.  M.  le  président 
de  la  république,  revenu  de  Trouville,  s'est  établi  avec  bonne  grâce  à 
l'Elysée  avant  de  rentrer  à  Versailles,  comme  pour  montrer  à  Paris  qu'il 
n'est  pas  oublié,  qu'il  est  toujours  Paris.  La  commission  de  permanence 
qui  représente  l'assemblée  absente  ne  fait  guère  parler  d'elle,  si  ce  n'est 
pour  se  plaindre  sans  une  trop  vive  insistance  des  adresses  des  con- 
seillers-généraux. De  tous  les  côtés  et  pour  ainsi  dire  par  toutes  les  blés* 
sures  do  cette  malheureuse  nation  s'échappe  un  appel  à  la  paix,  à  la 
trêve  des  passions,  à  la  concorde  propice  au  travail.  Le  repos,  c'est  l'in- 
time et  profond  désir  du  pays,  et  il  semblait  convenu,  on  l'aurait  pensé 
du  moins,  que  ces  quelques  mois  de  vacances  devaient  être  employés 
au  recueillement,  à  l'étude  attentive  et  réfléchie  des  mouvemens  de 
l'opinion,  des  intérêts  en  si  grand  nombre  qui  souffrent  encore;  mais 
non,  c'est  impossible,  il  ne  s'agit  pas  de  cela  I  L'esprit  do  parti  ne  peut 
se  contenir,  les  vanités  sont  impatientes,  les  ambitions  agitatrices  éprou- 
vent le  besoin  de  chercher  un  théâtre  pour  se  produire,  d'attirer  les 
regards  des  passans,  de  se  donner  un  rôle  à  tout  prix.  Qu'une  partie  de 
la  France  supporte  encore  le  poids  de  Toccupation  étrangère,  qu'il  y  ait 
à  préparer  l'évacuation  graduelle  du  territoire,  à  réaliser  les  opéra- 
tions compliquées  d'un  immense  emprunt,  peu  importe,  les  ambitions 
flévreuses,  les  passions  meurtrières  ne  s'inquiètent  pas  de  si  peu  de 


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712  Be^i»  919^  dseit  moni»»» 

chose  :  il  faut  qu'elles  se  mettent  en  campagne,  qu'elles  poursuivent 
leur  rêve  de  domination,  la  France  deviendra  ce  qu'elle  pourra  ! 

Que  s'est-il  donc  passé?  Quelle  circonstance  inattendue,  extraordi- 
naire, est  venue  provoquer  ces  agitations  qui,  pour  être  assez  factices, 
ne  sont  pas  sans  péril,  ces  surexcitations  d'un  radicalisme  qui,  ne  trou- 
vant rien  de  mieux  à  faire,  se  donne  le  luxe  de  l'éloquence  des  banquets 
et  des  voyages  à  grand  fracas  ?  Est-ce  qu'il  y  aurait  eu  quelque  cbange- 
ment  menaçant  depuis  deux  mois?  Aurait-on  vu  par  hasard  passer 
l'ombre  d'une  conspiration  ou  d'un  coup  d'état  prêt  à  supprimer  cette 
république  dont  M,  Thiers  a  été  constitué  le  gardien?  Nullement,  rien 
n'est  changé,  la  situation  est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  lorsque  l'as- 
semblée s'est  paisiblement  séparée.  Les  mêmes  nécessités,  les  mêmes 
devoirs,  les  mêmes  obligations  s'imposent  à  tout  le  monde.  11  y  a  eu 
seulement  cette  fantaisie  de  turbulence  qui  vient  d'éclater  dans  la  célé^ 
bration  de  sinistres  anniversaires,  dans  les  banquets  et  dans  les  tour- 
nées d'inspection  révolutionnaire.  Les  radicaux'  ont  voulu  faire  parler 
d'eux;  ils  commencent  à  réussir,  ils  sont  en  train  de  rendre  à  la  r^ni- 
blique  le  genre  de  service  qu'ils  lui  rendent  toujours  ;  ils  la  compro* 
mettent,  ils  la  rendent  suspecte,  ils  réveillent  toutes  les  défiances 
qu^elle  inspire  dès  qu'elle  apparaît,  et  pour  ceux  qui  gardent  leur  foi, 
leur  passion,  leur  dévoûment  pour  la-  France  seule  en  refusant  de  s^as* 
servir  aux  prétentions  exclusives  des  partis  contraires,  ce  qui  se  passe 
depuis  quelque  temps  est  en  vérité  an  spectacle  assez  étrange.  Depuis 
plus  d'un  an  déjà,  tous  les  esprits  désintére^és  ont  demandé  qu'on 
sToGcupàt  avant  tout  du  pays,  de  ses  intérêts  les  plu^  pressanis,  de  sa  li*^ 
bèration,  de  sa  réorganisation,  en  laissant  au  temps,  à  la  raison  publique 
le  soin  de  décider  de  la  constitution  déûnitive  de  la  France,  de  sano> 
tionner  ou  de  réformer  la  situation  qui  a  été  créée  par  des  circonstances 
douloureusement  exceptionnelles,  peut-être  uniques  dan»  Phtstoire.  Les 
partis  exclusifs  et  extrêmes  n^ont  cessé  de  faire  tout  ee  qu'ils  ont  pu 
pour  entraver  cette  œuvre  de  nécessité  patriotique,  sous  prétexte-qne 
la  première  de  toutes  les  conditions  était  de  trancher  la  question  es- 
sentielle, dominante,  celle  du  gouvernement  définitif  du  pays.  Ils  se 
sont  livré  les  batailles  les  plus  passionnées,  ils  se  soDt.dispiiîé  la  Fmxob 
comme  une  proie  pour  la  donner  à  la  république  ou  à  la  monarclde. 
Qu'est-il  arrivé?  C'est  ici  que  commence  cet  instructif  et  curieux  spec- 
tacle des  prétentions  exclusives  des  partis  essayant  vaineaient  de  chan«> 
ger  à  leur  profit  une  situation  oii  la  France  s'est  réfugiée  après  la  ten- 
pête. 

Disons  les  choses  comme  elles  sont;.  Ceux  qui  ont  contribué  le  plis 
peut^tre  depuis  un  an  à  fadre  vivre  la  république,  œ  sont  les  monar- 
chistes eux-mêmes  par  leurs  divisions,  par  TinccMrence  de  leurs  idées 
et  de  leurs  efforts,  par  l'impossibilité  de  s'entendre  sur  nos  naoaaitbie 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  748 

unique  représentant  les  intérêts  divers  de  la  France.  Ils  ont  cra  habite 
d'attaquer  de  toute  façon,  d'essayer  de  ruiner  ce  qu'ils  appelaient  dé- 
daigneusement le  provisoire,  et  ils  n'ont  pas  vu  qu'en  combattant  ce 
provisoire,  sans  pouvoir  le  remplacer,  ils  lui  donnaient  de  plus  en  plus 
sa  raison  d'être  et  sa  force.  Tout  ce  qu'ils  ont  fait  ou  tout  ce  qu'ils  ont 
tenté  n'a  eu  d'autre  résultat  que  d'imprimer  à  ce  qui  existe  un  caractère 
plus  permanent  et  plus  durable,  et  en  réalité,  depuis  six  mois,  il  y  a  eu 
tout  un  travail  pour  régulariser  œtte  situation,  pour  s'y  établir  en  quelque 
sorte,  en  lui  donnant  tous  ces  noms  qui  ont  passé  dans  les  polémiques, 
les  noms  de  république  conservatrice,  de  république  constitutionnelle, 
de  république  de  M.  l'hiers.  On  finissait  par  s'y  accoutumer.  On  s'y  rai- 
liait  peu  à  peu,  on  y  venait,  non  pas  peut-être  par  un  choix  enthousiaste, 
mais  par  raison,  par  nécessité,  par  un  certain  sentiment  pratique  des 
choses.  C'était  le  penchant  du  pays,  c'était  la  tendance  des  esprits  sin« 
cères  qui  ne  sacrifient  pas  tout  à  un  intérêt  ou  à  une  préférence  de 
parti.  Lie  vrai  mot  de  ce  mouvement,  M.  Casimir  Perier  le  disait  il  y  a 
peu  de  jours  encore  dans  une  lettre  empreinte  de  la  plus  honnête  et  de 
la  plus  loyale  franchise.  «  Dans  le  cours  d'un  siècle  presque  entier  de 
révolutions  successives,  écrivait-il,  toutes  les  formes  de  gouvernement 
ont  été  essayées  tour  à  tour,  sauf  une  seule,  celle  d'une  république  ré* 
gulière  loyalement  acceptée  de  la  majorité  de  la  nation,  servie  sans  pré- 
ventions d'une  part,  sans  faiblesses  de  l'autre.  C'est  une  épreuve  qui 
nous  reste  à  faire;  faisons-la  courageusement  et  honnêtement...  »  Ce 
que  pense  et  ce  que  dit  M.  Casimir  Perier,  bien  d'autres  l'ont  pensé,  et 
la  politique  du  gouvernement  lui-même  n'est  que  l'expression  de  cette 
teiKlance  de  plus  en  plus  marquée.  Que  restait-il  à  iaire,  si  ce  n'est  à 
persévérer  dans  cette  voie,  à  se  rallier  par  degrés  sur  ce  terrain  où  toutes 
les  opinions  sensées  pouvaient  se  rencontrer  pour  travailler  en  commun 
à  la  reconstitution  nationale,  morale,  politique,  de  la  France?  C'est  ce- 
pendant le  moment  que  les  radicaux  choisissent  pour  rallumer  la  guerre, 
pour  évoquer  les  souvenirs  les  plus  lugubres,  pour  réveiller  les  divisions 
et  les  défiances,  et,  si  depuis  un  an  les  monarchistes  absolus  et  exclu* 
si£3  ont  fait  sans  le  vouloir  les  affaires  de  la  république,  il  n'est  point 
impossible  qu'à  leur  tour  les  radicaux,  s'ils  continuest,  ne  refassent  d'ici 
à  peu  les  affaires  de  la  monarchie. 

Cest  une  histoire  invariable.  Les  radicaux  sont  un  parti  de  domina- 
tion turbulente  et  agitatrice,  ils  ne  peuvent  longtemps  se  contenir.  Seu- 
lement ils  se  sont  trop  pressés,  ils  se  sont  démasqués  trop  vite,  ils  se 
sont  estimés  un  moment  très  habiles  en  affectant  une  certaine  modération 
relative,  en  ayant  l'air  de  ménager  le  gouvernement  et  M.  Thiers,  comme 
si  M.  Thiers  et  le  gouvernement,  en  gardant  la  république,  n'avaient 
d'autre  mission  que  de  préparer  leur  règne  prochain.  L'heure  est  venue 
où  ils  ont  cru  que  c'était  assez  de  tactique,  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à 


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7&&  R£VU£    DES   DELX  3IOKD£S. 

passer  à  l'action,  à  mettre  la  main  sur  Théritage  qui  leur  était  destiaé, 
et  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  qu'ils  avouent  avec  une  certaine  naîTeté 
le  secret  de  leur  stratégie  et  de  leurs  manèges  pour  attirer  le  gouve^D^ 
ment  dans  leurs  combinaisons.  Les  radicaux  se  sont  trompés,  ils  ne  sont 
pas  encore  de  force  à  prendre  le  gouvernement  dans  leurs  pièges;  mais 
ils  ont  fait  assurément  depuis  quelques  jours  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
réclairer  sur  leurs  desseins,  sur  la  mesure  de  leur  modération  et  de 
leur  patriotisme,  comme  aussi  ils  ont  fait  tout  ce  qui  était  nécessaire 
pour  montrer  au  pays  lui-même  où  ils  prétendaient  le  conduire.  Les  ra- 
dicaux ne  pouvaient  certes  donner  une  idée  plus  significative  de  leur 
esprit  politique  et  de  leur  tact  qu'en  commençant  leur  campagne  par 
la  célébration  de  cet  anniversaire  du  22  septembre,  qui  place  la  oais- 
sance  de  la  première  république  entre  les  massacres  des  prisons  de  Pa- 
ris et  la  terreur. 

Voilà  qui  est  servir  avec  intelligence  la  république  nouvelle!  M.  le 
ministre  de  l'intérieur  a  eu  beau  leur  rappeler  que  ce  n'était  peut-être 
pas  le  moment  de  se  réjouir,  de  se  livrer  aux  libations  et  aux  déclama- 
tions lorsque  l'étranger  est  encore  sur  notre  sol;  n'importe,  il  faut  des 
banquets  et  des  discours.  Si  Ton  n'a  pas  l'éclat  des  réunions  publiques, 
on  aura  les  réunions  privées  où  l'on  prodiguera  l'éloquence.  L'un  de  ces 
orateurs  déclarera  modestement  à  ses  auditeurs  ébahis  que  lui  et  ses 
amis  sont  la  gloire,  la  tradition  éblouissante  de  la  France,  «  la  voie  lac- 
tée des  intelligences  généreuses.  »  M.  Victor  Hugo,  qui  ne  manque  pas 
ces  occasions  môme  quand  il  est  absent,  a  envoyé  son  toast,  «  sa  pensée,» 
dans  une  lettre  où  il  parle  de  Cambyse,  de  Nemrod ,  de  Voltaire,  de 
Danton,  d'Attila,  di^Spîelberg,  de  Spandau.  Savez-vous  quel  est  le  moyen 
de  M.  Victor  Hugo  pour  combattre  les  armées  des  tyrans  couronnés  qui, 
selon  lui,  peuvent  menacer  la  France?  Ce  moyen  est  aussi  simple  qu'in- 
faillible, il  consiste  dans  trois  idées,  dans  trois  dates ,  le  14  juillet,  le 

10  août,  le  22  septembre,  qui  sont  «  de  taille  à  colleter  tous  les  mons* 
très,  »  qui  se  résument  en  un  mot  :  révolution I  «  La  révolution,  c'est 
le  grand  dompteur,  et,  si  la  monarchie  a  les  lions  et  les  tigres,  nous 
avons,  nous,  le  belluaîre.  »  Après  cela,  il  ne  reste  qu'à  boire  à  la  répu- 
blique «  qui  fera  frères  tous  les  peuples.  »  Et  c'est  ainsi  pourtant  qu'on 
parie  à  un  pays  qui  sort  à  peine  des  plus  effroyables  crises,  qui  sent  de 
toutes  parts  ses  blessures,  qui  ne  demande  qu'à  se  relever  par  le  travail, 
par  la  raison,  par  la  droiture  rajeunissante  du  cœur  et  de  l'esprit;  mais, 
k  vrai  dire,  ce  n'est  point  à  Paris  que  la  campagne  révolutionnaire  ap- 
paraît dans  tout  son  éclat,  c'est  M.  Gambetta  qui  porte  avec  lui  le  radi- 
calisme en  voyage. 

M.  Gambetta  est  pour  le  moment  en  représentations  dans  la  province. 

11  a  commencé  son  voyage  par  Saînt-Étienne;  il  y  a  quelques  jours  à 
peine,  il  était  en  Savoie,  dans  cette  honnête  Savoie  que  personne  ne 


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REVUB.    —  CHRONIQUE.  7A5 

connaissait,  à  ce  qu'il  parait,  et  que  Tancien  dictateur  a  eu  la  gloire  de 
découvrir,  comme  il  a  découvert  tant  d'autres  choses.  Hier,  il  était  à 
Grenoble,  aujourd'hui  il  est  à  Annecy,  demain  il  sera  peut-être  à  Dijon 
ou  ailleurs.  C'est  l'acteur  en  vogue  de  la  saison,  jouant  au  bénéfice  de 
la  république  radicale  et  de  sa  propre  ambition.  Du  reste,  c'est  une  jus- 
tice à  lui  rendre,  M.  Gambetta,  avec  la  parfaite  suffisance  d'un  démo- 
crate gonQé  d'orgueil,  ne  fait  aucune  différence  entre  lui-même  et  la  ré- 
publique. —  Bien,  daigne-t-il  dire  à  ses  sujets  attroupés  pour  l'entourer 
d'ovations,  fort  bien,  «  vous  acclamez  la  république  en  ma  personne!  » 
Il  ne  manque  pas  d'ajouter,  pour  qu'on  ne  l'ignore,  que,  s'il  a  besoin 
des  petites  gens  qui  votent,  les  petites  gens  ont  aussi  besoin  de  lui  pour 
les  conduire,  car  enGn  que  deviendrait  la  France,  qui  se  confond  avec 
la  république,  si  elle  n'avait  point  M.  Gambetta  pour  la  sauver,  pour  la 
diriger?  La  France,  c'est  M.  Gambetta,  à  ce  qu'on  dit  du  moins  entre 
frères  et  amis  de  province.  Rien  ne  manque  à  cet  étrange  voyage,  rien, 
pas  même  le  ridicule.  L'ancien  dictateur  marche  accompagné  de  fami- 
liers et  de  nouvellistes  occupés  à  noter  ses  moindres  gestes,  ses  moin- 
dres paroles,  à  raconter  l'émotion  des  peuples.  Il  passe  en  semant  les 
poignées  de  maîns  et  les  discours,  il  va  dans  les  foires  pour  se  montrer 
aux  paysans,  et  le  soir,  aux  lumières,  il  récite  des  hymnes  sur  la  répu- 
blique. Encore  un  peu,  il  chanterait  des  romances  sur  a  le  doux  nom  de 
la  république,  »  de  cette  république  qui  allège  tous  les  maux,  qui  pro- 
met aux  femmes  un  heureux  enfantement,  mais  qui  ne  guérit  pas,  à  ce 
qu'il  semble,  de  tous  les  genres  de  folie.  Voilà  des  gens  qui  se  sont  mo- 
qués mille  fois  de  tous  les  récits  de  voyages  impériaux  :  ils  chantent  à 
tue-tête  leur  «  partant  pour  la  Syrie  !  » 

Chose  un  peu  plus  grave  et  dont  le  gouvernement  aura  sans  doute  à 
s'occuper,  il  y  a  dans  ces  pérégrinations  et  dans  ces  manifestations  des 
municipalités,  des  maires,  qui  jouent  un  certain  rôle.  M.  Gambetta  ne 
manque  pas  de  s'en  prévaloir,  il  n'a  pas  négligé  de  constater  à  Grenoble 
qu'il  venait  sur  l'appel  du  maire.  Il  se  guindé  de  son  mieux  en  person- 
nage officiel,  opposant  puissance  à  puissance,  gouvernement  à  gouver- 
nement, et  se  donnant  l'nir  de  défier  de  loin  ceux  qui  n'auraient  qu'un 
mot  à  dire  pour  dissiper  toute  cette  fantasmagorie.  Bref,  la  représenta- 
tion est  complète;  c'est  à  la  fois  triste  et  grotesque  d'infatuation,  de  va- 
nité ,  d'ambition  boursouflée  et  de  puérilité  tapageuse.  M.  Gambetta 
semble  l'oublier  :  s'il  y  a  un  homme  en  France  qui  devrait  aspirer  au  si- 
lence et  à  une  certaine  simplicité  d'attitude,  c'est  lui.  Après  l'empereur, 
personne  plus  que  lui  n'est  tenu  strictement  à  la  modestie.  Ce  n'est  pas 
lui  qui  a  commencé  la  guerre,  il  est  vrai;  mais  à  un  moment  donné  il 
Ta  conduite  sous  sa  responsabilité.  11  n'est  pas  coupable  de  tous  les  dé- 
sastres du  pays  sans  doute;  mais  il  y  a  contribué  pour  une  bonne  part, 
et  quand  on  a  eu  le  malheur  d'associer  son  nom  à  tant  de  fautes,  à  tant 


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7A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  méprises,  à  tant  d'incapacité,  à  tant  d'humiliations  publiques,  ce  se- 
rait bien  le  moins  qu'on  ne  parlât  pas  si. haut,  qu'on  ne  mit  pas  cette 
ostentation  à  côté  des  misères  nationales  dont  on  n'est  pas  entièrement 
innocent. 

Pourquoi  donc  M.  Gambetta  s'est-ii  laissé  entraîner  dans  celte  cam- 
pagne de  propagande  radicale,  dont  le  paroxysme  parait  avoir  été  jus- 
qu'ici à  Grenoble?  U  n'y  a  peut^tre  en  vérité  qu'une  raison.  L'andea 
dictateur  aura  vu  que  la  république  pouvait  se  fonder  sans  lui,  que 
beaucoup  d'hommes  des  opinions  modérées  ne  refusaient  nullement 
leur  concours  à  une  expérience  sincère  des  institutions  républicaines, 
qu'on  paraissait  nourrir  la  pensée  de  compléter  rorganisailon  du  pays, 
de  façon  à  ne  pas  tout  livrer  à  l'aventure,  et,  voyant  cela,  il  n'a  pu 
se  contenir;  il  a  éprouvé  une  véritable  indignation,  comme  si  on  lui 
prenait  son  bien.  Comment?  on  songerait  à  a  fonder  une  république 
libérale,  constitutionnelle!  »  mais  c'est  une  évidente  conspiration. 
«  Pour  moi,  pour  ma  patrie,  s'est-il  écné  en  s'adressant  à  ses  amis  de 
Grenoble,  gardez- vous  de  donner  dans  cette  ignoble  comédie.  »  Ainsi, 
voilà  qui  est  entendu ,  quand  on  prétend  fonder  u  la  république  libé- 
rale, u  c'est  une  comédie.  Que  veut  alors  M.  Gambetta?  U  n'a  vraiment 
pas  le  mérite  de  la  nouveauté,  son  système  est  des  plus  simples. 
Ce  qu'il  veut,  c'est  la  république  de  M.  Gambetta  avec  l'excommu- 
'nication  majeure  et  l'exclusion  de  tous  ceux  qui  ne  partagent  pas  ses 
idées.  Le  menu  peuple,  les  petites  gens,  on  les  admettra  sans  trop  re- 
garder à  leur  passé.  Quant  à  ceux  qui  ont  eu  un  rôle  dans  la  politique, 
qui  ont  pu  avoir  des  opinions  d'une  orthodoxie  douteuse,  l'ancien  dic- 
tateur, qui  vise  quelquefois  à  être  plaisant,  propose  de  les  traiter  comme 
les  premiers  chrétiens;  u  il  faut  les  mettre  à  la  porte  de  l'église  afin 
qu'ils  fassent  pénitence,  n  On  a  beaucoup  ri,  il  paraît  que  c'était  de 
l'esprit  dans  ce  moode-là.  Qu'on  mette  donc  à  la  porte  de  l'église  tout 
ce  qui  représente  l'intelligence  française,  y  compris  M.  Thiers  naturel- 
lement; c'est  une  entreprise  à  tenter,  d'autant  plus  que  M.  Gambetta, 
qui  est  un  grand  patriote,  n'a  guère  qu'une  chose  à  craindre,  c^est  de 
disparaître  bientôt  lui-même,  après  avoir  attiré  sur  la  France  les  Prus- 
siens, qui  ne  se  hâteront  pas  de  quitter  Belfort,  et  l'empire,  qui  n'at- 
tend que  SOQ  avènement  pour  préparer  sa  rentrée.  Voilà  tout  ce  qu'on 
risque,  et,  pour  des  démagogues  qui  sont  de  l'intérieur  de  l'église,  c'est 
bien  peu  do  chose  I 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  navrant  dans  ces  agitations  radicales,  dont  la 
France  serait  la  première  victime,  si  on  ne  les  tenait  en  respea,  c'est 
qu'elles  ne  sont  pas  seulement  violentes  et  malfaisantes,  elles  ne  lais- 
sent pas  même  entrevoir  une  idée,  elles  ne  cachent  que  la  plus  lamen- 
table pauvreté  d'esprit.  Qu'on  exprime  tous  ces  discours,  œs  manifestes, 
on  ne  peut  en  dégager  une  seule  pensée  sérieuse.  C'est  la  plus  prodi» 


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BETUB.   —  CHRONIQUS.  747 

gieox  néant  moral  et  politique.  Des  intérêts  du  pays,  des  moyens  positife 
et  pratiques  de  relever  la  France ,  il  n'en  est  même  pas  question. 
M.  Gambetta  a-t-il  seulement  essayé  d'exciter  Tîntérôt  de  ceux  qui  Té- 
coûtaient  en  leur  parlant  de  nos  véritables  affaires,  de  nos  préoccupa- 
û(xx&  les  plus  pressantes?  Il  n'y  a  pas  songd,  et  les  autres  orateurs  radir 
eaux  n'y  ont  pas  songé  plus  que  lui.  Des  banalités  relentfflsantes ,  des 
menaces,  des  instincts  de  sédition,  des  déclamations  laborieuses,  c'est 
là  le  résumé  de  cette  campagne  radicale  entreprise  pour  la  vraie  répu- 
blique, et  dans  ce  concert  assourdissant  il  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  vieux  Ga- 
ribaldi  qui,  du  fond  de  son  île,  ne  vienne  jeter  sa  voix  enrouée  I  Garibaldi 
n^est  pas  content  du  tout  de  la  France  et  de  M.  Thiers  en  particulier.  Il 
trouve  que  M.  Tbiers  est  un  tyran  qui  leurre  la  France  avec  de  vieilles 
idées  de  gloire,  et  qui  par  ses  armemens  contraint  TEurope  entière  à  res- 
ter armée.  Garibaldi ,  en  bon  radical ,  nous  souhaite  de  ne  pas  donner 
d'ombrage  à  M.  de  Bismarck  et  de  reprendre  la  commune.  Que  nous 
veut  ce  bonbomme?  N'a^t-il  pas  assez  de  faire  de  la  politique  dans  son 
lie  de  fiarataria?  Celui-là  aussi  en  sera-t-il  de  la  vraie  république?  Eb 
bien  I  si  c'est  de  cette  façon  qu'on  prétend  la  fonder,  la  république, 
il  faut  le  dire  une  bonne  fois  pour  que  nous  soyons  fixés,  nous  tous 
qui,  au  milieu  des  agitations  et  des  malheurs  de  notre  pays,  avons 
gardé  l'inviolable  habitude  de  mettre  au-dessus  de  tous  les  partis  ces 
deux  choses  sacrées  entre  toutes  :  la  France  et  la  liberté. 

Les  spectacles  de  la  politique  ne  sont  peut-être  pas  nombreux  aujour- 
d'hui en  Europe,  mais  ils  sont  toujours  instructifs,  ne  fût-ce  que  par  les 
étranges  coïncidences  qui  se  produisent,  par  ce  contraste  qui  éclate  par- 
fois entre  le  fracas  de  certains  incidens  et  la  modeste  simplicité  de 
certains  faits  qui  n'ont  pourtant  pas  moins  de  valeur  morale.  Il  y  a  quel- 
ques jours  à  peine,  trois  empereurs  se  trouvaient  réunis  solennellement 
à  Berlin;  leur  rencontre  avait  été  célébrée  d'avance  comme  un  de  ces 
événemens  qui  font  époque.  Que  reste-t-il  maintenant  de  cette  entrevue? 
Les  illuminations  et  les  feux  de  Bengale  sont  éteints,  les  souverains  se 
sont  séparés,  et  le  résultat  politique  n'est  peut-être  point  tel  décidé- 
ment qu'il  doive  inaugurer  cette  ère  nouvelle  prophétisée  par  les  jour- 
naux allemands.  Le  x^omte  Andrassy,  dans  les  explications  qu'il  a  don- 
nées  récemment  aux  délégations  autrichiennes  réunies  à  Pesth,  n'a  pas 
dévoilé  le  grand  mystère.  Le  prince  Gortchakof  ne  semble  pas  fort 
pressé  d'illustrer  l'entrevue  de  quelque  circulaire  de  sa  façon.  M.  de 
Bismarck  s'est  borné  jusqu'ici  à  un  mot  adressé  en  passant  à  un  bourg- 
mestre qui  lui  portait  un  diplôme  de  citoyen  de  Berlin.  Chose  étonnante! 
es^il  bien  sûr  qu'on  soit  plus  avancé  aujourd'hui  qu'il  y  a  un  mois,  et 
même  qu'on  se  soit  quitté  avec  une  satisfaction  sans  mélange  de  part 
et  d'autre?  On  s'est  promis  assurément  de  maintenir  la  paix,  de  ne  sou- 
lever aucune  question  dangereuse,  et  par  une  circonstance  bizarre  de 


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7A8  REVUE  DES    DEDl  IfONDCS. 

plus,  le  lendemain,  le  roi  de  Hollande,  en  ouvrant  les  chambres  néer- 
landaises, rappelait  la  nécessité  de  prendre  des  mesures  pour  assurer 
la  défense  du  pays;  bien  mieux,  l'empereur  d'Autriche  lui-même,  ea 
inaugurant  la  session  des  délégations  à  Pesth,  a  proposé  une  augmenta- 
tion des  dépenses  militaires.  Ce  n'est  là  sans  doute  qu'une  simple  c6îa- 
cidence  dénuée  de  toute  signification  politique,  ce  n'est  pas  moins  d'un 
singulier  à-propos  au  lendemain  d'une  telle  entrevue.  L'empereur  Guil- 
laume quittait  à  peine  ses  hôtes,  qu'il  allait  à  Marienburg  assister  à  des 
fêtes  nouvelles  pour  la  célébration  du  centième  anniversaire  de  Tan- 
nexion  des  provinces  occidentales  de  la  Prusse.  C'est  un  euphémisme 
pour  désigner  le  partage  de  la  Pologne.  Nous  sommes  en  1872,  le  13  sep- 
tembre il  y  a  eu  juste  un  siècle  que  Frédéric  II  a  étendu  la  main  sur  sa 
part  du  butin  polonais.  Sous  Guillaume  I*',  cela  s'appelle  «  la  rëumon 
des  provinces  occidentales  de  la  Prusse.  »  On  fête  aujourd'hui  dans  l'an- 
cienne capitale  de  Tordre  teutonique  le  centenaire  de  l'annexion  mère 
de  toutes  les  annexions.  On  parle  de  la  paix  en  célébrant  toutes  les 
victoires  de  la  force,  et  c'est  de  cette  manière  sans  doute  qu'on  veut 
préparer  l'Europe  à  se  reposer  dans  les  pacifiques  et  bienfaisantes  con- 
ditions de  la  conquête  érigée  en  système  I 

A  la  même  heure  cependant,  il  se  passait  dans  un  coin  de  l'Europe 
un  événement  qui  a  fait  moins  de  bruit,  et  qui,  pour  le  bien  de  la  paix 
entre  les  peuples,  pourrait  avoir  autant  et  plus  d'importance  que  toutes 
les  entrevues  impériales  ou  les  anniversaires  des  conquêtes  de  la  force. 
Un  simple  tribunal,  composé  d'honnêtes  gens  délégués  comme  arbities, 
a  mis  fin  à  la  querelle  qui  pesait  depuis  des  années  sur  les  rapports  de 
deux  grandes  nations,  l'Angleterre  et  les  États-Unis.  Cette  éternelle 
question  de  YAlabama  n'existe  plus,  les  arbitres  de  Genève  l'ont  tran- 
chée définitivement.  Ce  tribunal,  on  ne  l'a  pas  oublié,  se  composait 
d'hommes  distingués  choisis  par  l'Italie,  le  Brésil  et  la  Suisse,  avec  le 
concours  de  représentans  des  deux  gouvernemens  intéressés;  il  était 
présidé  par  un  personnage  italien  d'un  grand  savoir,  d'une  droiture  su- 
périeure, le  comte  Sclopis,  que  le  roi  Victor-Emmanuel  avait  désigné 
pour  le  représenter  dans  celte  œuvre  aussi  difficile  que  délicate.  Le  tri- 
bunal arbitral  enfin  avait  dû  se  réunir  dans  un  pays  neutre,  en  Suisse, 
à  Genève,  comme  dans  le  lieu  le  plus  favorable  à  des  délibérations 
tranquilles  et  indépendantes. 

Cet  arbitrage  a  été  plus  d'une  fois  sur  le  point  d'échouer  par  suite 
des  mésintelligences  profondes  qui  existaient  entre  les  deux  cabinets 
de  Londres  et  de  Washington  au  sujet  des  questions  qui  devaient  être 
posées  et  résolues.  Rien  n'était  plus  difficile  à  définir  que  la  juridic- 
tion même  de  ce  tribunal ,  investi  d'attributions  à  la  fois  si  considéra- 
bles et  si  vagues.  L'Angleterre  n'admettait  pas  que  ce  qu'on  appelait 
la  question  des  a  dommages  indirects  »  pût  être  l'objet  d'un  exameo. 


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REVUE.   —  CHROKIQUl.  749 

les  États-Unis  maintenaient  leur  droit  de  soumettre  tout  aux  arbitres. 
On  a  fini  cependant  par  s'entendre  sur  ces  préliminaires  avec  beau- 
coup d'esprit  pratique  et  de  bonne  volonté,  en  écartant  tous  les  con- 
flits de  prétentions  théoriques,  et  le  tribunal  de  Genève  a  pu  se  mettre 
à  Tœuvre.  H  a  prononcé  un  jugement  qui,  en  dehors  même  de  l'équité 
supérieure  dont  il  est  empreint,  a  le  grand  mérite  d'en  finir  avec  cette 
fatigante  querelle,  sans  laisser  un  sentiment  d'amertume  à  aucune  des 
deux  parties.  En  définitive,  TAngleterre  est  absolument  exonérée  de 
toute  responsabilité  en  ce  qui  touche  les  «  dommages  indirects,  »  et 
d'un  autre  côté  elle  devra  payer  aux  États-Unis  une  indemnité  de 
15  millions  1/2  de  dollars  pour  les  pertes  causées  aux  Américains  par 
suite  de  la  négligence  qu'elle  a  mise  à  remplir  toutes  les  obligations  de 
la  neutralité.  Tout  se  trouve  ainsi  réglé.  Une  question  qui  a  soulevé 
toutes  les  passions  et  inspiré  plus  d'une  fois  des  inquiétudes  dans  les 
deux  pays,  qui  pouvait  rester  comme  une  cause  permanente  d'aigreur 
et  devenir  en  certaines  circonstances  une  occasion  ou  un  prétexte  de 
rupture,  cette  question  est  résolue  par  l'autorité  arbitrale  de  quelques 
hommes  éclairés,  désintéressés  et  indépendans. 

Évidemment  il  n'y  a  rien  à  exagérer.  Ce  n'est  pas  un  principe  nou- 
veau qui  vient  de  s'introduire  doucement,  discrètement  dans  les  rap- 
ports des  peuples.  Le  tribunal  de  Genève  n'a  pas  fait  prévaloir  définiti- 
vement le  droit  de  l'arbitrage  souverain.  Bien  des  questions  échappent 
et  ne  cesseront  d'échapper  à  ces  médiations  pacificatrices.  Il  y  a  dans 
les  passions,  dans  les  intérêts,  dans  les  antagonismes  inévitables  des 
nations,  tout  ce  qui  peut  engendrer  des  conflagrations  qu'aucune  sagesse, 
qu^aucune  autorité  morale  ne  peut  conjurer.  Non  sans  doute,  la  guerre 
n'est  point  bannie  de  ce  monde,  elle  n'est  pas  encore  remplacée  par 
un  tribunal  de  conciliation  faisant  rentrer  au  fourreau  les  épées  impa- 
tientes d'en  sortir.  Ce  n'est  pas  moins  un  événement  caractéristique  et 
heureux  que  le  succès  de  ce  tribunal  d'équité,  de  cette  sorte  de  justice 
de  paix  internationale  prononçant  sur  les  griefs  de  deux  pays,  parve- 
nant à  remettre  d'accord  ceux  qui  n'avaient  réussi  jusque-là  qu'à  s'ai- 
grir et  à  s'exciter  mutuellement  dans  leurs  négociations  directes.  Et  ce 
qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  que  personne  ne  se  plaint.  Les  États-Unis,  qui 
avaient  élevé  des  prétentions  démesurées,  ne  disent  rien.  L'Angleterre 
peut  bien  faire  quelque  réserve  pour  l'honneur  des  principes;  au  fond 
elle  semble  assez  satisfaite,  et  elle  se  considère  presque  comme  heu- 
retise  d'en  être  quitte  à  si  bon  marché.  Beaucoup  d'Anglais  ont  tout 
l'air  d'éprouver  un  vrai  soulagement  de  se  voir  délivrés  de  cet  ennui 
moyennant  quelque  77  millions  de  francs  qu'ils  paieront  avec  l'excé- 
dant des  revenus  publics,  et  même  ils  se  consolent  d'avoir  à  réparer  les 
fautes  d'une  neutralité  trop  négligente  en  songeant  que  le  commerce 
anglais  sera  le  premier  à  profiter  dans  l'avenir  de  cette  loi  de  responsa- 


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750  RETI7S  DES  DEUX  MONDES. 

bilité  qu'on  proclame  aajoard*hui.  Soit,  il  n'est  rien  de  tel  que  de 
prendre  philosophiquement  son  parti.  Ce  n'est  pas  un  embarras  pcHff 
l'Angleterre  de  donner  15  millions  de  dollars^  surtout  lorsqu'elle  s'al- 
tendait  peut-être  à  donner  beaucoup  plus.  La  plaie  d'argent  sera  bien 
vite  guérie;  mais  est-il  bien  sûr  que  les  Anglais  paient  seulement  id  les 
négligences  de  leur  neutralité  pendant  la  guerre  de  la  séœssion  améri- 
caine ?  ils  paient  peut-être  encore  plus  les  défaillances  de  leur  politique 
depuis  quelques  années. 

L'Angleterre  a  cru  être  une  habile  calculatrice  et  une  prévojfante  mé- 
nagère en  se  retranchant  dans  un  égoisme  transcendant,  en  se  désinté- 
ressant des  affaires  du  monde  et  en  laissant  tout  passer  sans  rien  dire. 
Elle  a  voulu  rester  l'Angleterre  industrielle  et  mercantile  uniquement 
occupée  de  ses  intérêts  matériels.  Elle  n'y  a  gagné  que  de  voir  son  rôle 
et  son  influence  diminuer  sensiblement  en  Europe,  et  déjà  elle  a  expié 
cette  sorte  d'effacement  systématique  par  plus  d'un  déboire  qu'elle  n'eût 
point  supporté  autrefois.  Les  États-Unis  eux-mêmes  ne  se  sont  peut-être 
montrés  si  tenaces  dans  cette  affaire  de  VAlabama  que  parce  qu'ils  sen- 
taient qu'ils  pouvaient  maintenir  leurs  prétentions  sans  péril,  que  le  ca- 
Jnnet  de  Londres  était  décidé  d'avance  à  ne  point  aller  jusqu'aux  der- 
nières extrémités  d'une  rupture.  L'Angleterre  n'a  aujourd'hui  à  payer 
'que  15  millions  de  dollars,  c'est  une  misère  pour  elle;  il  reste  à  savoir 
si  ce  système  ne  finira  pas  par  lui  coûter  beaucoup  plus  cher,  si  elle  ne 
s'expose  pas  à  se  trouver  un  jour  ou  l'autre  dans  la  pénible  et  périlleuse 
ulternative  de  se  résigner  à  toujt  ou  d'avoir  à  payer  d'un  seul  coup  les 
conséquences  d'une  politique  qui  n'aura  pas  mieux  servi  ses  intérêts 
qu'elle  n'aura  contribué  à  maintenir  son  autorité  de  grande  nation  eu- 
ropéenne. Au  fond,  tout  en  se  réjouissant  de  l'heureux  dénoûment  de 
l'affaire  de  VAlabama,  bien  des  Anglais  ne  sont  pas  sans  ^irouver  un 
certain  malaise  secret  assez  facile  à  démêler  dans  leur  apparente  satis- 
faction. Ils  n'ont  pas  créé  de  dilQlcultés  au  gouvernement,  et  ils  ne  loi 
refuseront  pas  les  moyens  de  faire  honneur  à  la  sentence  aibitrale  de 
Genève.  L'opposition  elle-même  a  observé  une  grande  mesnre,  elle  se 
prêtera  sans  doute  à  tout  ce  qui  sera  nécessaire  pour  en  finir  au  plus 
vite;  mais  les  Anglais  sentent  aussi  qu'il  ne  faudrait  pas  avoir  beaucoup 
d'affaires  de.  ce  genre,  et  le  ministère  de  M.  Gladstone,  un  moment  re- 
levé par  son  dernier  succès,  pourrait  bien  avoir  à  souffrir  dans  la  session 
prochaine  de  ce  froissement  intime  et  latent  de  l'oi^ueil  britannique. 
C'est  après  tout  la  moralité  de  cette  singulière  histoire  du  dernier  d<- 
mêlé  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis. 

La  vie  publique  est  laborieuse  pour  tous,  même  pour  ceux  qui  ont 
CDuiu  tous  les  bonheurs,  toutes  les  prospérités,  et  qui  ont  la  ooostitu- 
lion  assez  forte  pour  supporter  des  épreuves  passagères;  elle  est  bien 
plus  dure  encore  pour  ceux  qui  depuis  longtemps  sont  le  jouet  des  ré- 


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BEYUE..  —  GHAONIQD£.  751 

volutions,  qui  vivent  dans  des  agitations  indéfinies.  Qu'est-ce  que  la  vie 
contemporaine  de  l'Espagne,  si  ce  n'est  une  crise  permanente?  La  crise 
de  la  veille  conduit  à  la  crise  du  lendemain.  Un  changement  de  ministère 
est  presque  une  révolution  qui  se  manifeste  tout  au  moins  par  une  dis« 
solution  des  chambres.  La  monarchie,  reconstituée  après  les  événemens 
de  1868  avec  une  dynastie  nouvelle,  vit  sur  un  sol  toujours  prêt  à  s'ef- 
fondrer, au  milieu  des  menaces  incessantes  d'insurrections  républi- 
caines ou  carlistes.  Cest  ainsi  que  les.  choses  se  passent.  Le  ministère 
radical,  présidé  par  M.  Ruiz  Zorrilla,  en  arrivant  au  pouvoir  il  y  a  quel- 
ques mois,  commençait  naturellement  par  dissoudre  les  chambres,  par 
faire  des  élections  nouvelles,  quoique  le  parlement  qui  existait  et  qui 
venait  à  peine  d'être  élu  ne  fûit  même  pas  encore  légalement  constitué. 
Qu'en  est-il  résulté?  Ce  qui  arrive  toujours  en  Espagne  n'a  pas  manqué 
de  se  reproduire.  Le  cabinet  nouveau  a  fait  ses  élections,  et  il  a  eu  la 
majorité,  comme  le  cabinet  auquel  il  succédait  avait  eu  la  sienne. 

C'est  l'éternelle  histoire  au-delà  des  Pyrénées.  Autrefois,  quand  les 
progressistes  arrivaient  au  pouvoir  par  une  révolution,  par  un  pronun^ 
ciamiento,  il  restait  à  peine  dans  le  congrès  qu'on  élisait  deux  ou  trois 
modérés  envoyés  par  quelques  districts  qu'on  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  convertir.  Quand  les  modérés  à  leur  tour  reprenaient  l'ascendant,  les 
cortès  ne  comptaient  plus  qu'un  ou  deux  progressistes  perdus  dans  une 
immense  majorité  conservatrice.  La  roue  avait  tourné  comme  elle  vient 
de  tourner  encore  une  fois  il  y  a  quelques  jours.  Le  radicalisme  était, 
battu  dans  les  élections  faites  sous  l'influence  du  ministère  dont  M.  Sa- 
gasta  était  le  chef;  il  s'est  relevé  dans  les  élections  faites  sous  la  haute 
surveillance  du  nouveau  président  du  conseil,  M.  Ruiz  Zorrilla,  et  M.  Sa- 
gasta  lui-même,  la  veille  encore  chef  du  ministère,  n'a  pas  pu  trouver 
des  électeurs  pour  le  nommer.  La  plupart  des  hommes  qui  ont  été  les 
premiers  auteurs  de  la  révolution  de  1868  ou  qui  ont  joué  un  rôle  con- 
sidérable dans  la  politique,  le  général  Serrano,  l'amiral  Topete,  l'ami- 
ral Malcampo,  M.  Rios  Rosas,  M.  Ayala,  ont  eu  le  même  sort,  ils  ne 
sont  plus  députés.  L'opposition  modérée  n'est  plus  représentée  dans  lea 
cortès  nouvelles  que  par  une  douzaine  de  partisans  du  prince  Alphonse. 
Les  républicains  seuls,  par  une  sorte  de  connivence  du  gouvernement,  ont 
réussi  à  se  faire  élire  en  assez  grand  nombre  et  forment  un  groupe 
d'une  certaine  importance  dans  ces  chambres  où  le  cabinet  a  pour  le 
moment  une  majorité  radicale  à  sa  dévotion.  Ce  n'est  pas  que  le  prési- 
dent du  conseil,  M.  Zorrilla,  soit  lui-même  un  radical  bien  terrible 
comme  on  l'entendrait  en  France;  il  faisait  récemment  dans  un  discours 
les  protestations  monarchiques  les  plus  vives,  et  il  se  déclarait  prêt  à  se 
faire  tuer  sur  les  marches  du  palais  pour  la  défense  du  roi  Amédée  1^^ 
et  de  sa  dynastie;  mais  il  a  surtout  du  radicalisme  le.  vague  des  idées 
et  Temphase  du  langage.  M.  Zorrilla  a  le  goût  des  programmes  ambi- 
tieux, toujours  plus  faciles  à  rédiger  qu'à  réaliser. 


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752  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

• 

Certes,  à  lire  le  discours  par  lequel  le  roi  Amédée  vient  d'ouvrir  les 
chambres,  on  dirait  TEspagne  en  voie  d'une  transformation  complète. 
Réorganiser  Tarmée  par  Tabolition  de  la  conscription  et  rétablissement 
du  service  obligatoire,  réformer  l'administration,  poursuivre  la  sépara- 
tion! de  l'église  et  de  l'état,  ramener  l'île  de  Cuba  à  Tordre  légal,  en  finir 
avec  l'insurrection  carliste  qui  se  maintient  en  Catalogne ,  reconstituer 
les  finances,  c'est  là  le  modeste  programme  que  le  cabinet  de  M.  Zorriila 
se  charge  de  réaliser.  11  en  restera  ce  qui  pourra  et  ce  que  la  fortune 
des  révolutions  permettra  de  faire.  Pour  le  moment,  ce  qu'on  sait  de 
mieux,  c'est  que,  dans  les  projets  qu'il  vient  de  soumettre  aux  cortès,  le 
ministre  des  finances  propose  de  payer  désormais  un  tiers  des  intérêts 
de  la  dette  en  papier,  d'augmenter  les  impôts  et  de  contracter  an  em- 
prunt pour  combler  le  déficit.  Ce  n'est  pas  là  peut-être  encore  ce  qui  sau- 
vera l'Espagne. 

L'avantage  des  pays  accoutumés  au  calme  et  fortement  constitués,  c'est 
qu'ils  peuvent  traverser  sans  péril  des  crises  qui  seraient  fatales  pour 
d'autres.  La  Suède  vient  de  perdre  son  souverain,  le  roi  Charles  XV;  elle 
a  été  sincèrement  émue  et  attristée,  elle  n'a  pas  eu  même  à  craindre  le 
trouble  d'un  interrègne  d'un  instant.  Le  roi  Charles  XV,  petit-fils  de 
Bernadotte,  avait  à  peine  quarante-six  ans  ;  il  avait  succédé  à  son  père, 
le  roi  Oscar  !«',  en  1859.  Durant  ces  treize  années  de  règne,  il  avait  su 
gagner  l'affection  et  l'estime  du  peuple  sur  lequel  il  régnait.  11  jouissait 
d'une  véritable  popularité  dans  toutes  les  classes.  C'était  un  prince  à  l'âme 
chevaleresque,  à  l'esprit  distingué,  cultivant  les  lettres,  ayant  même  écrit 
des  poésies  qui  ont  été  traduites  eu  allemand.  Placé  depuis  quelques 
années  dans  une  situation  difficile  en  présence  des  événemens  qui  ont 
bouleversé  l'Europe,  après  avoir  commencé  par  le  démembrement  du 
Danemark,  il  s'était  conduit  avec  une  habile  loyauté,  sans  dissimuler  ses 
préférences  pour  l'idée  de  l'union  Scandinave,  dont  il  était  le  partisan 
intelligent  et  dévoué.  Dans  sa  politique  intérieure  il  observait  scrupuleu- 
sement les  règles  constitutionnelles.  C'est  par  ces  qualités  qu'il  avait  su 
se  rendre  populaire.  Charles  XV  ne  laisse  qu'une  fille,  et  son  successeur 
à  la  couronne  est  son  frère,  qui  prend  le  nom  d'Oscar  II.  Il  y  a  un  demi- 
siècle  que  cette  dynastie  de  Bernadotte  est  établie  en  Suède  ;  elle  s^y 
est  enracinée,  elle  reste  la  garantie  de  cette  honnête  et  sérieuse  nation 
du  nord.  ch.  de  uazade. 


Le  directeur-gérant,  C.  Bvlox. 


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LA 


GUERRE  DE  FRANCE 

—  1870-1871  — 


IL 

LA  DEUXIÈME  ARMÉE  DE  LA  LOIRE  ET  LE  GÉNÉRAL  GHANZY. 


L  La  prtmUre  armée  de  la  Loire,  par  le  général  d'Aurelle  de  Paladines.  —  n.  Orléans,  par 
le  général  IfartiA  des  Pallières.  —  HT.  La  deuxième  armée  de  la  Loire,  par  te  général 
Chanzy.  —  7Y,  La  Guerre  en  province,  par  M.  Ch.  de  Freydnet  ^  Y.  Opérations  des 
armées  allemandes  depuis  la  bataille  de  Sedan  /us^u'd  la  fin  de  la  guerre,  par  W.  Blnme» 
mi^or  an  grand  état^major  prussien,  traduction  du  capitaine  Costa  de  Cerda^  —  YI.  Guerre 
des  frontières  du  Rkin,  1870-1871,  par  le  colonel  RQstoWi  traduction  du  colonel  Savin  de 
Larclauso,  &  toi.  —  YII.  La  Campagne  de  1870,  par  le  correspondant  du  Times,  etc. 


Un  des  plus  dramatiques  spectacles  est  la  marche  de  cette  inva- 
sion qui  depuis  le  à  août  1870  s'étendait  avec  une  méthodique,  une 
implacable  puissance ,  et  dont  la  rentrée  des  Prussiens  à  Orléans 
marquait  un  progrès  nouveau  (1).  En  quatre  mois,  l'invasion  s'était 
répandue  dans  plus  de  vingt-cinq  départemens.  A  travers  une  con- 
fusion apparente,  un  ordre  rigoureux  présidait  à  ces  vastes  opéra- 
tions, à  ce  débordement  militaire  d'une  nation  sur  une  nation.  Après 
ces  quatre  mois  de  combats,  l'ennemi  avait  en  France  quatorze  corps 
d'armée,  sans  compter  la  garde  prussienne,  plusieurs  divisions  de 
réserve  appelées  d'Allemagne,  la  cavalerie  organisée  en  divisions 

(1)  Voyez  la  Revus  du  15  septembre. 
Tom  CI.  —  15  ocTOBRi  1873.  4S 


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7M  BETtrE  DES  DEUX  ITONDCS. 

iftdépendaDtes,  les  sections  employées  aux  chemins  de  fer,  les 
(c  troupes  d'étape  »  destinées  au  service  des  communications.  Au- 
tour de  Paris,  six  corps  d'armée,  la  garde,  une  division  wurtember- 
geoise,  trois  divisions  de  cavalerie,  en  maintenant  un  étroit  blocus, 
répondaient  de  la  grande  ville  assiégée,  et  les  batailles  du  SO  no- 
vembre, du  2  décembre,  môme  en  ébranlant  les  lignes  d'investisse- 
ment, venaient  d'en  montrer  toute  la  solidité.  Âpres  la  chute  de 
Strasbourg,  le  général  de  Werder,  aveo  ses  troupes  formant  le 
XIV»  corps,  avait  pu  s'avancer  à  travers  les  Vosges,  rejetant  lesdé- 
iachemens  français  sur  Besançon  et  descendant  jusqu'à  Dijon,  où  i) 
était  entré  le  31  octobre,  où  il  se  maintenait,  bataillant  autour  de 
l«i,  poussant  même  des  partis  jusqu'à  Âutun.  Âpres  la  chute  de 
Metz,  les  forces  d'investissement  avaient  été  scindées.  Deux  corps 
d'armée,  le  !•'  et  le  viii*,  prenaient  la  route  du  nord  sous  les  ordres 
iu  général  de  Manteuffel,  qui  réduisait  Amiens  par  les  armes  le 
29  novembre,  et  cinq  jours  après  allait  enlever  Rouen  sans  combat. 
L'autre  partie  de  l'armée  de  Metz  était  celle  qui  s'était  précipitée 
avec  le  prince  Frédéric-Charles  vers  la  Loire  et  vers  Orléans;  un 
dernier  corps  enfin,  le  vu*,  tiré  aussi  de  Metz,  occupait  une  por- 
tion intermédiaire  à  Châtîllon-sur-Seine,  prêt  à  se  porter  vers  Paris 
•u  vers  Dijon,  vers  le  nord  ou  sur  la  Loire. 

Yoilà  quel  ensemble  de  forces  on  avait  à  combattre  avec  des  sol- 
dats improvisés.  On  résistait  sans  doute  tant  qu'on  pouvait  à  ce 
redoutable  ennemi,  on  lui  infligeait  quelquefois  des  pertes  cruelles, 
M  le  fatiguait,  on  l'étonnait,  et  on  allût  l'étomier  encore;  malbea- 
reusement  c'était  la  lutte  de  la  puissance  organisée,  de  la  discipline 
victorieuse,  d'une  direction  unique  et  supérieure  contre  la  désor- 
ganisation, le  désordre  et  l'incohérence  des  directions. 

Au  moment  où  l'armée  allemande,  perçant  les  lignes  françaises, 
rentrait  à  Orléans  dans  la  nuit  du  &  au  5  décembre,  que  devenait 
cette  armée  de  la  Loire  engagée  depuis  quatre  jours  dans  la  plus 
mde  et  la  plus  inégale  des  luttes?  Elle  était  coupée  et  dispersée  en 
tttnçons  épars.  Pendant  que  les  stmtégistes  de  Tour»  livraient  in- 
dignement à  l'iniquité  des  passions  populaires  le  nom  d'an  chef 
d'armée,  qu'ils  représentaient  comme  un  déserteur  quittent  le  cbanp 
de  bataille  avec  200,000  hommes  et  laissant  le  gouvernement  a  nos 
leuvellcs,  »  le  vieux  soldat  était  occupé  à  ramener  ses  troupes  on 
ce  qui  lui  en  restait  à  travers  la  Sologne  (1).  Il  s'efforçait,  avec  Mar- 

(t)  M.  GambtCU,  duM  la  dépêche  do  5  décemlire  adreMâe  à  toqt  les  préM»  de 
Pwnce,  ncontail  complaisaroment  rhUtoire  d'un  voyage  quMl  avait  fait  ou  plotj* 
qm'il  aurait  voulu  faire  à  Orléans  dans  raprès-midl  du  4  décembre.  Il  assurait  qnii 
avait  dû  s^arrèter  en  avant  de  Beaugency,  à  la  hauteur  de  La  Chapelle,  la  voie  étant 
tccupée  par  un  parti  de  uhlans  et  couverte  de  madriers,  de  telle  sorte  que  la  circal*- 


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lA  6UERBB  DE   VRANGB*  755 

tin  des  Palliées,  de  régulariser  cette  douloureuse  retraite,  de  ral- 
lier ses  divisions,  de  prévenir  les  paniques,  et  malgré  la  plus  éner- 
gique vigilance  il  ne  pouvait  empêcher  plus  de  six  mille  fuyards, 
soldats  ou  officiers,  de  quitter  les  rangs,  de  se  précipiter  en  désordre 
jusqu'à  YierzoQ,  où  il  n*y  avait  pas  même  moyen  de  les  retenir.  Ces 
malheureux  s'écoulaient  comme  un  torrent  sur  les  routes  de  Bourges 
ou  d'Issoudon.  C'était  là  le  15*  corps. — Le  18«  et  le  20*  corps,  lais- 
sés du  côté  de  Gien  et  tout  aussi  ébranlés,  se  hàtiûent  de  repasser  la 
Loire  après  un  assez  vif  combat  d'arrière-garde,  et  avaient  fort  heu- 
reusement le  temps  de  se  mettre  à  l'abri  en  coupant  tous  les  ponts. 
Le  16*  et  le  17*  corps,  demeurés  sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  à 
Touest  d'Orléans,  se  reliaient  sur  Beangency,  en  partie  désorga- 
nisés eux-mêmes,  quoique  vigoureusement  maintenus  par  le  géné- 
ral Chanzy,  qui  restait  désormais  livré  à  ses  propres  inspirations^ 
Ce  qui  achevait  d'aggraver  cette  situation,  c'est  que  beaucoup  de 
soldats  du  16*  et  du  17*  corps,  débandés  ou  égarés  à  Orléans, 
avaient  suivi  les  divisions  qui  avaient  passé  la  Loire,  tandis  qu'une 
brigade  du  15*  corps,  avec  le  générsd  Peytavin,  avait  pris  par  la 
rive  droite  pour  ne  s'arrêter  qu'à  filois,  de  sorte  qu'un  instsmt  tout 
se  trouvait  confondu. 

Le  général  d'Âurelle  aurait-il  réussi  dans  de  telles  conditions  à 
réaliser  le  projet  qu'il  avait  de  réorganiser  son  armée  derrière  la 
Sauldre  en  rappelant  à  lui  tous  les  corps,  même  ceux  qui  étaient  sur 
la  rive  droite  de  la  Loire  et  qui  auraient  passé  le  fleuve  à  Beaugency 
im  à  Blois?  Ce  n'était  vraiment  pas  facile;  cette  tentative  de  concen- 
tration nouvelle  eût  été  infailliblement  troublée  par  l'ennemi  qui  ne 
tardait  pas  à  se  mettre  de  toutes  parts  sur  les  traces  des  divisions 
françaises  en  retraite.  Toujours  est-il  que  le  général  d'Aurelle 
n'avait  pas  même  le  temps  de  songer  sérieusement  à  cette  réorga- 

Uon  te  serait  tronyée  barrée  dès  ce  momeiit,  -^  quatre  heures  et  demie.  Or  il  résulte 
de  l'ordre  de  marche  des  conyois,  tel  qu*il  a  été  conservé^  que  la  circulation  n*a  été  inter- 
Tompuc  qu'après  cinq  heures  et  demie  entre  Orléans  et  Tours.  Le  dernier  train  expédié 
d'Orléans  est  parti  à  cinq  hetires  yingt  minutes  et  est  arrivé  à  destination.  C'est  attesté 
par  un  ordre  d'un  colonel  d'artillerie  expédiant  le  oobtoI  et  par  llnspectioo  du  cbemin 
de  fer.  Comment  le  train  portant  M.  Gambetta  n'a-t-il  pas  pu  passer  à  La  Chapelle 
à  quatre  heures  et  demie,  lorsque  le  train  d'Orléans  parti  à  cinq  heures  yingt  minutes 
a  pu  passer?  C'est  là  la  question.  Parlons  franchement  :  M.  Gambetta  aura  entendu 
la  canonnade  au  loin,  peut-être  quelques  coups  de  fusil  plus  rapprochés,  et  il  se  sera 
dit  prudemment  quil  se  deyait  à  la  France,  que  ce  n'était  pas  son  aflkire  d'aller  au 
Isa.  Ce  n'était  pas  son  métier,  rien  n*est  plus  yrai,  et  de  fait  on  ne  l'a  pas  yu  un  seul 
instant  dans  une  affaire  quelconque,  auprès  d'un  des  généraux;  mais  ce  n'était  pas 
non  plus  son  métier  de  prétendre  diriger  des  opérations  auxquelles  il  n'entendait  rien. 
Ce  n'était  pas  surtout  son  droit  d'accuser  ceux  qui  étaient  devant  l'ennemi,  d'insulter 
ou  de  laisser  insulter  des  chefs  militaires  que  les  plus  graves  blessures  ne  défendaient 
ptB  quelquefois  contre  les  plus  indignes  outrages. 


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756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nisatioD,  puisque  dès  le  6  décembre  il  n'était  plus  rien;  on  lui  â- 
gnifiait  de  Tours  que  son  commandement  était  supprimé,  qu'il  j 
avait  désormais  deux  armées  de  la  Loire,  —  la  première,  composée 
du  15%  du  IS''  et  du  20*  corps  sous  le  général  Bourbaki  arrivé  de- 
puis peu,  la  deuxième  armée,  confiée  au  général  Chanzy,  qui  restait 
sur  la  rive  droite  avec  le  16»,  le  17*  et  le  21«  corps.  Il  n'y  avût 
peut-être  pas  moyen  d'agir  autrement,  c'était  une  fatalité  qu'on 
subissait.  II  fallait  cependant  une  étrange  légèreté  pour  en  prendre 
si  lestement  son  parti  sans  consulter  les  généraux,  pour  se  figurer 
que  ce  qu'on  n'avait  pas  pu  faire  avec  une  armée  entière,  facile  i 
concentrer  dans  de  bonnes  positions  quand  on  était  à  Orléans,  on 
alMt  pouvoir  le  tenter  plus  heureusement  après  la  défaite,  avec 
deux  fractions  d'armées  séparées  par  un  fleuve,  réduites  à  une  ac- 
tion indépendante  et  isolée.  Il  fallait  vivre  à  Tours  au  milieu  de 
toutes  les  vaines  surexcitations,  ne  rien  voir  de  ce  qui  se  passait  et 
s'acharner  aux  illusions  de  la  stratégie  la  plus  aventureuse  pour  se 
hâter,  sans  perdre  un  instant,  de  donner  à  des  corps  désorganisés 
toute  sorte  d'ordres  de  mouvemens  qui  poussaient  à  bout  la  patience 
du  général  Martin  des  Pallières  et  provoquaient  sa  démission.  11  al- 
lait enfin  ne  plus  savoir  ce  qu'on  faisait  pour  demander  à  Bourbaki 
de  reprendre  immédiatement  «  une  vigoureuse  ofiensive,  »  lorsque 
le  général  Bourbaki  ne  voyait  rien  de  plus  pressé  et  de  plus  utile 
que  de  ramener  ses  corps  délabrés  jusqu'à  Bourges  pour  les  sauver 
d'une  complète  dissolution. 

La  vérité,  la  cruelle  vérité  qu'on  aurait  dû  avoir  le  courage  de 
s'avouer,  c'est  que  tout  était  à  recommencer  avec  ces  deux  armées, 
dont  l'une  avait  besoin  de  se  reconstituer  entièrement,  tandis  qne 
l'autre  un.  peu  moins  éprouvée,  subitement  ralliée  par  un  chef  éner- 
gique, allait  essayer  de  disputer  le  terrain  et  d'arrêter  l'ennenû,  en 
illustrant  sa  retraite  par  une  résistance  inattendue.  C'était  une  cam- 
pagne nouvelle  qui  s'ouvrait,  qui  allait  se  dérouler  à  l'ouest  d'Or- 
léans, à  travers  la  Beauce  et  le  Perche,  jusqu'à  la  Sarthe,  —  en 
attendant  que  Bourbaki  de  son  côté  fût  en  mesure  de  ramener  au 
combat  ses  forces  réorganisées; 

I. 

La  situation  était  ainsi  en  efiet  le  6  décembre  au  soir.  L'armée  de 
la  Loire  n'existait  plus.  Pour  le  moment,  Bom-baki,  sur  la  rive 
gauche,  ne  pouvait  rien.  Chanzy,  livré  à  lui-même  sur  la  rive 
droite,  s'était  successivement  replié  vers  Beaugency  et  vers  Marche- 
noir;  c'est  là  qu'il  recevait  le  commandement  de  ce  groupe  de 
forces  qui  prenait  le  nom  de  a  deuxième  armée  de  la  Loire.  »  U 


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LA  GUERBE  DE   FBANGE.  767 

n'avait  qu'une  pensée  au  milieu  de  la  déroute  dont  il  avait  sous 
les  yeux  le  navrant  spectacle  :  rallier  ses  soldats,  défendre  ses  po- 
sitions pied  à  pied,  tgnir  tète  à  Tennemi,  et  l'homme  était  fait  heu- 
reusement pour  ne  point  rester  au-dessous  de  cette  vigoureuse  ré- 
solution. 

C'était  un  vrai  soldat,  jeune  encore,  étranger  à  la  politique,  animé 
de  patriotisme  et  de  passion  militaire.  Depuis  un  mois  à  peine,  il 
avait  été  rappelé  d'Afrique,  où  il  avait  fait  sa  carrière  et  où  il  était 
encore  général  de  brigade  au  commencement  de  la  guerre.  Dès  son 
arrivée  à  l'armée  de  la  Loire,  on  lui  avait  donné  à  commander  une 
division  du  16'  corps,  puis  le  16''  corps  tout  entier,  et  aussitôt  il 
avait  déployé  les  ressources  d'un  chef  habile,  la  décision,  le  coup 
d'œil,  l'esprit  d'initiative,  l'expérience  militaire.  Plein  de  fermeté 
devant  tous  les  contre -temps  comme  devant  le  péril,  le  général 
Ghanzf  avait  surtout  un  mérite  :  il  ne  manquait  pas  de  confiance, 
il  ne  se  laissait  ni  intimider  ni  déconcerter,  et  c'était  assurément 
une  qualité  précieuse  pour  un  capitaine  dans  un  pareil  moment. 
Entraîné  dans  la  défaite  commune  après  les  derniers  combats  qu'il 
avait  soutenus  lui-môme  depuis  quelques  jours  et  après  la  chute 
d'Orléans,  il  n'avait  pu  préserver  entièrement  ses  troupes  de  la  con- 
tagion des  paniques.  Une  de  ses  divisions,  la  dernière  engagée,  s'é- 
tait précipitée  en  partie  sur  la  route  de  Blois  et  ne  s'était  arrêtée 
qu'à  Mer,  d'où  le  général  Barry  faisait  savoir  que  «  les  hommes  ne 
pouvaient  plus  faire  un  pas  en  avant,  »  que  c'était  «  une  division  à 
recomposer.  »  Les  troupes  de  la  division  Maurandy  avaient  égale- 
ment souffert  et  avaient  devancé  le  mouvement  général  de  retraite 
sur  Beaugency.  Quant  aux  autres  forces  du  16*  et  du  17*  corps, 
Chanzy  les  ramenait  pas  à  pas,  sans  se  décourager,  et  résolu  à  ne 
céder  qu'à  la  dernière  extrémité  les  positions  défensives  où  il  ne 
croyait  point  impossible  de  tenter  encore  la  fortune  des  armes. 
Quelles  étaient  ces  positions?  Le  cabinet  militaire  de  Tours  s'est 
figuré  avoir  été  l'inspirateur  du  général  Chanzy  dans  ces  heures  cri- 
tiques. Le  fait  est  que  Chanzy  ne  puisait  qu'en  lui-môme  ses  inspi- 
rations, et  que  dès  l'après-midi  du  5  décembre  il  avait  écrit  à 
Tours  :  «  Pour  reconstituer  les  16*  et  17*  corps,  j'ai  pris  le  parti 
de  venir  occuper  aujourd'hui  une  ligne  s'étendant  de  Lorges  à  Beau- 
gency... Je  tiendrai  sur  cette  ligne  jusqu'à  ordre  contraire...  »  C'é- 
tait là  le  plan  de  Chanzy,  c'était  le  terrain  désigné  pour  l'instant 
comme  la  dernière  limite  du  mouvement  de  retraite  et  comme  le 
théâtre  d'une  tentative  nouvelle  de  résistance. 

Le  terrain  était  d'ailleurs  bien  choisi.  Dans  ces  plaines  de  la 
Beauce  et  du  Blaisois  qui  s'étendent  de  la  Loire  au  Loir,  et  qui  of- 
frent si  peu  de  ressources  défensives,  la  forôt  de  Maixhenoir  est 


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768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  une  barrière  naturelle  de  plus  de  20  kilomètres.  Entre  la 
forêt  et  la  Loire^  il  y  a  un  espace  assez  resserré  de  11  kilomèties, 
où  le  sol  est  un  peu  plus  accidenté,  où  les  fermes  et  les  villages  se 
pressent.  Cette  trouée  était  en  réalité  la  porte  de  la  Touraine  à  gar- 
der et  à  défendre.  C'est  là  que  le  général  Chanzy  se  proposait  d'ar- 
rôter  l'ennemi,  en  appuyant  la  droite  de  son  armée  à  la  Loire  piur 
Beaugency  et  en  couvrant  sa  gauche  par  la  forêt  de  Harchenoir, 
tandis  qu'il  s'établissait  lui-même  au  centre  des  positions,  à  Joanes. 
Il  aurait  eu  besoin,  il  est  vrai,  de  quelques  jours  pour  reconstitua 
ses  forces,  et  il  avait  à  peine  quelques  heures.  Ce  n'était  pas  en 
quelques  heures  qu'il  pouvait  réparer  tous  les  désordres,  refaire  ses 
divisions  appauvries  par  quatre  journées  de  combat  et  par  la  démo- 
ralisation de  la  défaite,  ramener  à  lui  ceux  de  ses  soldats  qui  s'é- 
taient dispersés  en  Sologne  ou  même  vers  Blois.  On  avait  eu  heu- 
reusement l'idée  d'envoyer  en  avant  de  Beaugency,  sous  les  ordres 
du  général  Camô,  une  division  d'un  lO""  corps  en  formation;  d'un 
autre  côté,  le  21"  corps,  conduit  par  le  général  Jaurès,  arrivait  à 
point  pour  occuper  les  défilés  de  la  forêt  de  Marchenoir,  de  sorte 
que  Chanzy  pouvait  disposer  encore  d'un  certain  ensemble  de  forces, 
et,  si  le  moral  des  troupes  était  affaibli,  il  comptait  bien  suppléer  à 
tout  par  sa  propre  énergie  aussi  bien  que  par  la  vigueur  de  ses  lieu- 
tenans,  dont  l'un,  l'amiral  Jauréguiberry,  venait  de  prendre  le  com- 
mandement du  16"  corps. 

Les  Allemands,  qu'on  dit  toujours  si  prévoyans,  si  pénétrans,  ne 
se  rendaient  pas  compte  des  mouvemens  de  l'armée  française,  et 
ce  qui  se  passait  du  côté  de  Chanzy  leur  était  encore  plus  inconnu 
que  le  reste.  Après  avoir  laissé  un  jour  de  repos  à  ses  troupes, 
le  prince  Frédéric-Charles,  établi  lui-même  à  Orléans,  lançait  le 
ni""  corps  prussien  du  côté  de  Gien  et  quelques  forces  en  Sologne  à 
la  poursuite  de  nos  malheureux  soldats  en  retraite;  il  chargeait  en 
même  temps  une  division  d'infanterie  hessoise  et  une  division  de  ca- 
valerie de  suivre  la  Loire  par  la  rive  gauche,  tandis  que  sur  la  rive 
droite  le  grand-duc  de  Mecklembourg,  reprenant  un  comnumde- 
ment  indépendant,  devait  s'avancer  vers  Tours  par  Beaugency  et 
Blois,  avec  les  Bavarois,  avec  ia  l?""  et  la  22*  division  d'infanterie  et 
deux  divisions  de  cavalerie.  Le  grand-duc  en  réalité  ne  savait  pas 
ce  qu'il  avait  devant  lui;  il  croyait  peut-être  faire  une  promenade 
militaire  jusqu'à  Tours,  lorsque  dès  ses  premiers  pas,  le  7  décembre 
au  matin,  il  rencontrait  une  résistance  imprévue.  C'était  le  commen- 
cement de  la  lutte  improvisée  par  Chanzy. 

Ain^,  après  trois  jours  de  trêve,  les  Allemands  retrouvaient  de- 
vant eux  une  partie  de  cette  armée,  qu'ils  croyaient  avoir  disper- 
sée. Les  forces  du  général  Ghansy,  distribuées  entre  la  Loire  et  la 


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Ih  QWBMB  a>S  FB4JNCS.  7M 

forêt  de  Marcbenoir,  occupaient  use  gérie  de  positiims,  M essas,  e» 
avant  de  Beaugency,  BeaumoDt,  Gravant,  Poialy,  Saiot-^Laurent- 
des-Bois,  aux  deûlés  de  la  forêt,  vers  la  gaucbe.  Lee  Allemande  de 
leur  côté  ^'avançaient  sur  un  front  assez  étendu  entre  Meung'^sar*- 
Loire  et  Ouzouer-le-Marché.  A  vrai  dire,  la  lutte  avait  recommeneé 
la  6  décembre  par  quelques  engagemens  de  peu  d'importance,  qvi 
avaient  eu  lieu  autour  de  Meung,  Le  7,  elle  s'animait  singulière^ 
ment;  toute  la  journée,  on  se  battait  sur  toute  la  ligne,  à  Saint'-Latt^ 
rent-des-Bois,  où  une  attaque  prussienne  était  vigoureusement  re- 
poussée,  à  Gravant,  à  Beaumont,  à  Messas.  Sur  quelques  points,  le 
feu  avait  été  des  plus  violens.  En  réalité,  les  Allemands  n'avaient 
pas  gagné  de  terrain,  Gbanzy  restait  sur  ses  positions,  et  le  soir  il 
pouvait  écrire  à  Tours  avec  une  confiance  virile  :  «  Il  se  peut  que 
nous  soyons  attaqués  demain;  je  compte  que  nous  nous  en  tirerons 
comme  aujourd'bui.  » 

Ge  qu'il  y  avait  de  plus  clair,  c'est  que  le  grand-duc  pouvût 
mesurer  désormais  la  résistance  qu'il  allait  rencontrer  à  la  viviH 
cité  des  combats  qu'il  venait  de  soutenir  dans  la  journée,  et  de 
son  cdté  Gbanzy,  sentant  l'orage  approcber,  attendait  de  pied  ferme 
l'effort  que  l'ennemi  ne  pouvait  manquer  de  renouveler  contre  l«t. 
Le  8  en  effet,  la  lutte  devenait  plus  sérieuse;  elle  s'engageait  dès 
les  premières  heures  du  jour,  moins  vive  peut-être  sur  notre 
gauche,  vers  la  fordt  de  Marcbenoir,  plus  opiniâtre  et  plus  acbamée 
sur  notre  aile  droite,  où  les  Allemands  tendaient  visiblement  i 
percer  notre  ligne,  à  séparer  nos  divisions  de  la  Loire  pour  d4- 
l)order  l'armée  française  et  s'ouvrir  la  route  de  Tours.  Aiguillonné 
par  les  difficultés  mêmes  qui  suspendaient  sa  marche,  le  grand --âne 
ne  pouvait  ni  ne  voulait  s'arrêter,  il  se  sentait  piqué  au  jeu.  Depuis 
neuf  heures  du  matin  jusqu'au  soir,  l'action  se  concentrait  autour 
et  en  avant  de  Villorceau,  dans  ces  positions  de  Gernay,  de  Gravant, 
de  Beaumont,  que  Français  et  Allemands  se  disputaient  avec  une 
égale  ténacité.  L'amiral  Jauréguiberry,  chargé  de  toute  la  défense 
de  l'aile  droite,  tenait  tête  intrépidement  à  l'ennemi,  si  bien  qu'à  k 
nuit  tombante,  au  prix  des  plus  sanglans  efforts,  on  s'était  main- 
tenu, et  cette  fois  encore  le  général  Chanzy,  sous  la  première  inir- 
pression  du  combat,  pouvait  écrire  à  Tours  :  «Attaqués  de  nouveau 
sur  tout  notre  front,  nous  avons  tenu  toute  la  journée.  Tous  les  corps 
ont  été  engagés  depuis  Saint-Laurent-^les-Bois  jusqu'à  Beaugency. 
Nous  couchons  sur  les  positions  de  cette  nuit...  »  Malheureusement 
le  commandant  de  la  deuxième  armée  ne  savait  qu'une  partie  de 
la  vérité  quand  il  écrivait  ce  bulletin,  où  respirait  la  confiance. 

Tout  aurait  été  pour  le  mieux  effectivement  dans  cette  journée 
du  8  saoa  un  de  ces  eontre**temps  qui  déconcertœt  toutes  les  prè- 


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760  REVUE  DES  DEUX  HONDES. 

visions  d'un  chef  militaire,  et  vieniient  annuler  d'un  seul  coup  le 
succès  le  plus  vaillamment  conquis.  D'où  venait  ce  contre-temps? 
Il  venait  tout  simplement  de  Tours,  d'une  de  ces  interventions  ir- 
réfléchies, décousues,  irritantes,  par  lesquelles  le  gouvernement 
exerçait  sa  trop  féconde  initiative.  Le  commandant  en  chef  avait 
donné  l'ordre  au  général  Gamô  d'occuper  fortement  avec  sa  divi- 
sion le  ravin  de  Vemon,  en  avant  de  Beaugency,  à  l'extrême  droite 
de  l'armée,  et  de  s'y  défendre  à  tout  prix.  Inquiet  de  ne  recevoir 
aucune  nouvelle  de  ce  côté,  il  avait  expédié  des  officiers  qui  ne 
rentraient  qu'à  onze  heures  du  soir  et  qui  lui  apprenaient  que  non- 
seulement  le  général  Gamô  n'était  plus  sur  ses  positions,  mais  qu'il 
avait  quitté  Beaugency,  que  ce  mouvement  s'était  accompli  sur  un 
ordre  direct  du  ministère  de  la  guerre,  confirmé  par  un  officier  du 
génie  envoyé  tout  exprès.  Ni  le  commandant  en  chef  ni  l'amiral 
Jauréguiberry  n'en  savaient  rien.  C'était  bien  la  peine  d'avoir  en, 
quelques  jours  auparavant,  la  bonne  idée  d'envoyer  le  général 
Camô,  —  pour  lui  donner  un  tel  ordre  au  moment  du  combat!  Ce 
contre-temps,  qui  découvrait  la  droite  de  l'armée,  inspirait  au  gé- 
néral Ghanzy  une  vive  et  amère  surprise,  qu'il  ne  cachait  pas  du 
reste  et  qu'il  laissait  très  si^samment  percer  en  écrivant  d'un  ton 
assez  sec  au  ministre  de  la  guerre,  à  onze  heures  et  demie  du  soir  : 
«...  Je  viens  seulement  d'apprendre  que  le  général  Gamô,  contr^- 
rement  aux  ordres  formels  que  je  lui  avais  donnés,  et  prétendant 
obéir  à  ceux  que  vous  lui  auriez  adressés  directement  par  un  capi- 
taine du  génie  envoyé  de  Tours,  s'était  retiré  dans  l'après-midi  de 
Beaugency,  qui  a  été  occupé  à  la  nuit  par  une  troupe  mecUembonr- 
geoise  se  glissant  le  long  de  la  Loire.  Je  regrette  vivement  cet  inci- 
dent, qui  a  terni  le  succès  de  la  journée.  »  Le  résultat  était  en  effet 
tel  que  le  disait  le  commandant  en  chef,  l'ennemi  s'était  glissé  à 
Beaugency,  qu'il  occupait  avec  la  17*  division  d'infanterie,  ^i  .e- 
ment  le  général  Ghanzy  se  hâtait  de  prendre  des  mesures  pour  faire 
enlever  de  nouveau  la  ville  par  l'amiral  Jauréguiberry  et  par  le  gé- 
néral Tripart,  qui  remplaçait  le  général  Gamô,  blessé  d'une  chute 
de  cheval  :  il  n'était  plus  temps,  le  mal  était  fait;  les  avantages  de 
la  journée  du  8  se  trouvaient  ainsi  compromis. 

Beaugency  une  fois  perdu,  il  ne  restait  plus  qu'à  se  replier,  à  se 
retrancher  dans  des  positions  nouvelles,  si  l'on  voulait  continuer 
cette  lutte  pleine  d'émouvantes  et  obscures  péripéties.  Malgré  tout, 
le  général  Ghanzy  ne  se  décourageait  pas.  Il  se  disait  que  la  téna- 
cité k  la  guerre  est  souvent  le  meilleur  moyen  de  lasser  la  mauvaise 
fortune,  il  s'eiTorçait  de  relever  le  moral  de  ses  soldats  en  leor 
montrant,  par  ce  qu'ils  venaient  de  faire,  qu'ils  pouvaient  résistera 
l'ennemi;  il  suppléait  à  tout,  réduit  un  instant  à  faire  commander 


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LA  6UERHE  DE   FRANGE*  761 

une  division  par  un  simple  colonel  faute  de  généraux.  Gbanzy  en 
un  mot  était  résolu  à  ne  céder  le  terrain  qu'à  la  dernière  extrémité. 
Même  après  la  perte  de  Beaugency,  il  ne  reculait  qu'à  une  courte 
distance,  établissant  l'aile  droite  de  son  armée  au  vallon  de  Tavers, 
le  long  de  la  Loire,  rectifiant  la  disposition  de  ses  troupes  sur  le 
reste  de  la  ligne,  et  se  tenant  prêt  à  repousser  toute  attaque.  Le 
9  décembre,  on  se  battait  de  nouveau;  le  10,  on  se  battait  encore. 
Du  matin  au  soir,  on  était  aux  prises  sans  qu'il  y  eût  un  désavan- 
tage sensible  pour  les  Français.  L'aile  droite  de  notre  armée  se 
maintenait  à  Tavers  malgré  le  plus  violent  assaut,  et  au  centre  ou 
sur  la  gauche  les  divisions  du  17*  et  du  21*  corps  trouvaient  encore 
le  moyen  de  tenter  des  retours  offensifs  sur  le  village  d'Origny, 
qu'on  reprenait,  ou  à  travers  les  débouchés  de  la  forêt  de  Marche- 
noir.  On  était  au  quatrième  jour  de  cette  lutte  nouvelle, — sans  parler 
des  combats  d'Orléans,  — et  l'ennemi  pendant  ces  quatre  jours  avait 
perdu  plus  de  ik,000  hommes.  Les  Allemands  commençaient  à  être 
stupéfaits  de  cette  résistance,  qu'ils  avaient  si  peu  prévue.  Un  cor- 
respondant anglais,  qui  était  dans  leur  camp,  reproduisait  assez 
naïvement  cette  impression  en  prétendant  que  c'était  fort  singu- 
lier, que  les  Français  reparaissaient  toujours  plus  nombreux,  qu'ils 
s'entendaient  à  choisir  leurs  positions  et  qu'ils  avaient  un  général 
qui  savait  les  défendre.  «  Ils  ont  maintenant  combattu  pendant 
huit  jours  sur  dix,  ajoutait*il,  et  des  troupes  de  nouvelle  formation 
qui  peuvent  accomplir  cela  contre  des  vétérans  sans  être  défaites 
le  dixième  jour  ont  tout  droit  d'espérer  que  la  chance  tourne  en 
leur  faveur.  » 

Le  général  Ghanzy,  malgré  tous  les  contre-temps^  avait  accompli 
ce  tour  de  force  d'arrêter  brusquement  une  armée  victorieuse,  de 
se  hérisser  de  feux  et  de  baïonnettes  dans  un  mouvement  qui  était 
après  tout  une  retraite.  H.  de  Freycinet  ne  manque  pas  d'opposer 
Gbanzy  à  d'Âurelle,  en  essayant  de  montrer,  par  la  résistance  de  la 
deuxième  armée  de  la  Loire,  ce  qu'aurait  pu  faire  la  première  ar- 
mée réunie  aux  derniers  jours  de  novembre  autour  d'Orléans.  D'a- 
bord le  général  Ghanzy  agissait  beaucoup  de  lui-môme,  sans  at- 
tendre les  inspirations  de  Tours;  le  gouvernement  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  lui  tracer  des  plans  d'opérations,  et  c'était  fort  heureux, 
puisque  la  seule  fois  où  le  cabinet  militaire  de  Tours  se  mêlait  des 
affaires  de  l'armée,  c'était  pour  les  compromettre,  comme  à  Beau- 
gency.  En  outre  le  commandant  de  la  deuxième  armée,  habile  à 
choisir  ses  positions,  se  bornait  à  se  défendre,  et  se  défendait  avec 
une  surprenante  vigueur.  Cette  courte  campagne  sur  la  ligne  de  la 
Loire  à  Marchenoir  montre  effectivement  d'une  certaine  manière  ce 
qui  aurait  pu  être  fait  à  Orléans,  si,  au  lieu  de  jeter  les  généraux 


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792  R£TUS  ras  DEUX  MONDES. 

dans  les  aventures  d'une  périlleuse  offensive,  on  les  eût  laiaafe 
libres  de  n'écouter  que  leur  propre  inspiration,  d' attendre  rennemi 
dans  les  positions  qu'ils  avaient  préparées,  où  ils  s'étaient  fortifiés. 
Le  général  Cbanzy  se  soutenait  depuis  quatre  jours,  dans  des  coa* 
ditions  bien  moins  favorables,  précisément  par  la  tactique  qui  au- 
rait pu  être  suivie  avec  succès  à  Orléans,  et  apposait  une  redoutable 
et  meurtrière  défensive  qui  dans  d'autres  circonstances,  s'il  eût  été 
secondé,  aurait  pu  finir  par  un  vigoureux  et  victorieux  retour  offea* 
sif.  Malheureusement  ce  qui  eût  été  possible  à  Orléans,  quoique 
toujours  dif&cile,  devenait  impossible  huit  jours  après  à  Josnesouà 
Marcbenoir.  Le  général  Cbnxnj  était  à  bout  de  ressources;  en  arrê- 
tant et  en  épuisant  l'ennemi,  il  s'épuisait  lui-même,  et  d'heure  m 
heure  il  voyait  sa  situation  s'aggraver,  l'orage  grossir  devant  loi  et 
autour  de  lui. 

Le  danger  était  sérieux  en  effet.  Au  premi^  moment,  Cfaaoïy, 
comme  beaucoup  de  chefs  militaires  toujours  portés  à  s'exagérar 
les  forces  qu'ils  ont  devant  eux,  croyait  avoir  sur  les  bras  l'amiée 
entière  du  prince  Frédéric-Charles.  C'était  une  erreur  encore  le  7  et 
le  8.  Ce  n'est  qu'en  apprenant  ces  deux  journées  de  combats  qoe 
le  quartier-général  de  Versailles  commençait  à  s'inquiéter  de  voir 
le  grand-duc  de  Mecklembourg  ainsi  arrêté  dans  sa  marche,  et  don- 
nait immédiatement  au  prince  Frédéric-Charles  l'ordre  de  reprendre 
la  direction  supérieure  des  opérations  sur  la  Loire,  qui  lui  avait  été 
un  instant  retirée.  Alors  seulement  le  prince  Frédéric-Charles  rap- 
pelait à  lyi  le  iii'  corps  prussien  qu'il  avait  expédié  vers  Gien  et 
Briare;  il  jetait  sur  la  rive  gauche  de  la  Loire  le  ix*  corps,  qui,  avec 
la  division  hessoise  et  la  cavalerie,  devait  pousser  ju«qu'en  face  de 
Blois,  au-delà  s'il  le  fallait,  et  lui-même,  prenant  le  x*  corps,  qu'il 
avait  gardé  à  Orléans,  il  se  portait  sur  Beaugency  &  l'appui  dn 
grand-duc.  Les  premiers  détachemens  de  l'artillerie  da  x*  corps 
arrivaient  juste  pour  se  mêler  à  l'action  de  l'après-midi  du  0,  et  le 
lendemain  le  corps  tout  entier  commençait  à  entrer  en  ligne.  A  par- 
tir de  ce  moment,  les  divisions  de  Mecklembourg,  si  vigoureuse^ 
ment  tenues  en  échec  jusque-là,  n'étaient  plus  seules,  l'armée  alle- 
mande se  trouvait  augmentée,  fortifiée  de  troupes  aguerries  et 
reposées.  L'arrivée  sur  le  terrain  du  prince  Frédéric-Charles,  à 
laquelle  l'intrépide  commandant  de  U  deuxième  armée  avait  cm 
trop  tôt,  et  qu'il  avait  du  reste  provoquée  par  son  indomptable  ré- 
sistance, cette  arrivée  changeait  étrangement  les  conditions  de  la 
lutte.  Une  autre  circonstance  toute  fc»tuite,  dont  le  général  Cbamy 
ne  se  doutait  pas,  servait  avec  un  malheureux  à-propos  les  cbe& 
prussiens,  ne  fut-ce  qu'en  leur  révélant  ce  qui  restait  toujours  obs- 
cur pour  eux.  Dans  la  nuit  du  9  au  iO»  les  Allemands  intero^taieai 


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lA  GUERBB  DE  FRANGE.  76S 

un  ordre  de  mouvement  parti  de  l'état-major  français.  Ils  étaient 
dès  lors  fixés  sur  les  forces  de  Ghanzy,  sur  la  disposition  de  ses 
troupes,  sur  ses  desseins.  Rien  ne  pouvait  être  plus  précieux  pour 
l'ennemi  et  plus  dangereux  pour  nous. 

Ce  n'est  pas  tout.  Chanzy,  en  tenant  tète  sans  pâlir  aux  différens 
corps  qu'il  avait  devant  lui ,  ne  cessait  de  tourner  ses  regards  vers 
la  rive  gauche  de  la  Loire,  par  où  l'ennemi  pouvait  s'avancer,  dé* 
border  son  aile  droite  et  menacer  même  sa  retraite ,  s'il  arrivait  à 
forcer  le  passage  du  fleuve.  Le  commandant  de  l'armée  française 
ne  négligeait  rien  pour  conjurer  ce  péril;  il  suivait  la  marche  des 
Prussiens  avec  la  vigilance  la  plus  active,  et  il  multipliait  les  or- 
dres les  plus  énergiques  pour  la  défense  de  la  Loire,  afin  qu'on  re* 
poussât  à  outrance  toute  tentative  de  l'ennemi,  sans  trop  se  hâter 
cependant  de  couper  des  ponts  qui  pouvaient  être  utiles  aux  mou- 
vemens  de  l'armée  française  elle-même.  Il  avait  laissé  à  Blois  le 
général  Barry,  qui  n'avait  plus  que  des  débris  de  sa  division,  et  il 
avait  envoyé  le  général  Maurandy  au-delà  deia  Loire  pour  occuper 
le  parc  de  Chambord  avec  des  francs-tireurs.  Par  malheur,  tout  ce 
qui  se  passait  hors  de  la  vue  du  commandant  en  chef  allait  un  peu 
à  l'aventure,  et  le  général  Ghanzy  ne  savait  même  pas  toujours  si 
ses  ordres  étaient  exécutés.  A  dire  vrai,  la  contradiction,  l'effare- 
ment et  le  décousu  régnaient  partout,  et  naturellement  le  désordre 
conduisait  à  l'impuissance.  Dès  le  9,  lorsque  Ghanzy  maintenait 
encore  si  vaillamment  sa  ligne  de  bat^ûlle  sur  la  rive  droite,  les 
Allemands,  qui  ne  cessaient  de  s'avancer  par  la  rive  gauche,  arri- 
vaient à  Chambord,  enlevaient  le  parc  et  le  château  presque  par 
surprise,  et  les  forces  françaises  se  rejetaient  vers  Ambolse,  tandis 
que  l'ennemi  paraissait  aussitôt  devant  Blois. 

Ici  c'était  une  autre  affaire:  Il  y  avait  un  comité  de  défense  avec 
lequel  les  généraux  avaient  à  s'entendre.  Pour  le  premier  moment, 
on  s'était  mis  à  l'abri  en  coupant  le  pont,  et,  cela  fait,  on  se  débat- 
tait dans  une  confusion  stérile  et  agitée.  Il  y  avait  à  concilier  les 
intérêts  d'une  grande  ville  menacée  d'un  bombardement  et  le  salut 
de  l'armée;  il  y  avait  à  organiser  une  résistaoce  avec  des  soldats 
qui  n'étaient  plus  des  soldats,  qui  n'étaient  que  des  débandés  et 
des  fuyards  ramassés  sur  toutes  les  routes.  D*un  bord  à  l'autre  du 
fleuve,  on  se  défiait  et  on  parlementait  tour  à  tour  avec  l'ennemi. 
La  chute  de  Blois  n'était  plus  évidemment  qu'une  question  d'heures, 
de  sorte  que,  dès  le  10  décembre,  le  général  Ghanzy,  avec  ses 
troupes  exténuées  de  fatigue  et  de  misère,  se  trouvait  avoir  à  sou- 
tenir devant  lui  le  choc  d'une  armée  renforcée,  et  d'un  autre  côté  il 
était  menacé  par  Blois.  Vainement  il  s'efforçait  de  communiquer 
Ma  feu  et  son  énergie,  demandant  à  tous  la  fermeté  et  le  sang- 


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76i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

froid,  rudoyant  quelquefois  les  propagateurs  de  paniques,  îl  ne 
sentait  pas  moins  le  danger  croissant  de  la  situation. 

Dans  cette  extrémité,  il  y  avait,  il  est  vrai,  un  moyen  qui  aurait 
pu  tout  sauver,  et  ce  moyen,  le  commandant  en  chef  de  la  deuxième 
armée  de  la  Loire  le  connaissait  bien  :  c'eût  été  une  diversion  ten- 
tée sur  la  rive  gauche  ou  sur  un  point  quelconque  de  la  ligne  de  la 
Loire  par  Tarmée  du  général  Bourbaki.  Assurément,  si  le  18*  et  le 
20*  corps  avaient  pu  se  porter  de  nouveau  sur  Gien,  ils  auraient  re- 
tenu le  III*  corps  prussien,  que  le  prince  Frédéric-Charles  rappelait 
à  Orléans,  et  le  prince  lui-môme  eût  hésité  peut-être  à  s'engager 
contre  Chanzy.  Si,  à  défaut  de  ce  mouvement,  le  général  Bourbaki 
avait  pu  se  jeter  avec  quelques  divisions  dans  la  direction  de  Blois 
par  Romorantin,  il  eût  arrêté  les  Allemands  et  dégagé  la  deuxième 
armée.  Si  tout  cela  eût  été  possible,  bien  des  malheurs  auraient  été 
épargnés,  c'est  évident;  mais  c'était  impossible  dans  l'état  de  dé- 
composition et  de  démoralisation  des  corps  de  Bourbaki  ramraés  à 
Bourges.  On  avait  de  la  peine  à  rattraper  ces  malheureuses  troupes, 
qui  s'enfuyaient  sur  tous  les  chemins  jusqu'à  Limoges.  La  déban- 
dade était  complète  pendant  que  le  gouvernement  annonçait  gra- 
vement au  pays  dans  ses  dépèches  que  «  la  retraite  s'effectuait  en 
bon  ordre,  )>  que  l'armée  avait  repris  «  d'excellentes  positions.  »  As- 
sailli, menacé  de  toutes  parts,  et  d'ailleurs  peu  au  courant  de  l'état 
moral  des  corps  qui  en  ce  moment  atteignaient  à  peine  Bourges, 
Chanzy  s'adressait  au  gouvernement  comme  au  général  Bourbaki, 
dépeignant  en  traits  saisissans  l'extrémité  où  il  se  trouvait,  précisant 
ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Le  10  au  soir,  il  disait  :  «  Le  mouvement 
qu'il  est  possible  et  indispensable  de  faire  pour  rétablir,  coûte  que 
coûte,  notre  situation  est  le  suivant  :  marcher  de  Bourges  sur  Yier- 
zon,  pousser  le  gros  de  la  première  armée  par  Romorantin  sur 
Bloîs,  prendre  position  entre  la  Loire  et  le  Cher  pour  intercepter 
les  communications  de  l'ennemi  entre  Orléans  et  son  armée,  enga- 
gée sur  Tours,  de  façon  à  couper  cette  dernière  de  sa  base  d'opé- 
ration. Si  ce  mouvement  se  fait,  je  me  charge  de  tenir  sur  la  rive 
droite  de  la  Loire...  »  Au  général  Bourbaki  lui-même,  il  écrivait 
quelques  heures  après  :  «  Etabli  entre  la  forêt  de  Marchenoir  et  la 
Loire,  je  lutte  depuis  cinq  jours  du  matin  au  soir  avec  le  gros  des 
forces  du  prince  Charles.  L'ennemi  n'a  que  peu  de  monde  à  Orléans, 
un  corps  qui  ne  dépasse  pas  bien  certainenient  20,000  honomes  du 
côté  de  Yierzon,  et  un  autre  de  12,000  à  15,000  qui  menace  Biens, 
Tours...  Marchez  donc  carrément  et  sans  perdre  une  minute;  ma 
position  est  des  plus  critiques,  et  vous  pouvez  me  sauver.  » 

On  ne  répondait  pas  à  cet  ardent  appel.  H.  Gambetta  avait  beau 
se  démener,  aller  de  Josnes  à  Bourges,  du  camp  de  Chanzy  au  camp 


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LA  GDEBBE   DE   FRANGE.  765 

de  Bourbaki,  il  se  donnait  à  pea  de  frais  des  airs  de  factotum  de  la 
guerre,  il  s'agitait  pour  s*agiter.  Le  général  Bourbaki  craignait  de 
prêter  le  flanc  à  Tennemi  dans  la  marche  qu'on  lui  demandait,  de  se 
laisser  aller  à  une  fausse  manœuvre,  que  le  prince  Frédéric-Charles^ 
lui  ferait  expier,  et  en  cela,  lui  aussi,  il  se  faisait  peut-être  illusion 
sur  l'ubiquité  des  Allemands  et  sur  l'immensité  de  leurs  moyens 
militaires,  car  enfin  le  prince  Frédéric-Charles  ne  pouvait  pas  être 
partout.  S'il  se  portait  en  force  sur  Bourbaki,  c'est  qu'il  aurait  lâ- 
ché prise  du  côté  de  Chanzy,  qui  à  son  tour  pouvait  lui  faire  expier 
la  dispersion  de  ses  troupes;  s'il  restait  attaché  à  la  poursuite  de 
Chanzy,  il  ne  pouvait  pas  être  en  mesure  d'accabler  Bourbaki.  Ce 
n'était  là  d'ailleurs  qu'une  considération  presque  spéculative.  La  vraie 
raison  était  l'impossibilité  de  reprendre  la  campagne  avec  des  corps 
en  dissolution  qu'on  ne  pourrait  pas  même  peut-être  maintenir  au 
feu,  et,  dans  les  momens  où  on  le  pressait  trop,  le  général  Bourbaki 
avait  la  loyauté  de  répondre  au  gouvernement  :  «  Si  vous  voulez 
sauver  l'armée,  il  faut  la  mettre  en  retraite.  Si  vous  lui  imposez 
une  offensive  qu'elle  est  incapable  de  soutenir  dans  les  conditions 
actuelles,  vous  vous  exposez  à  la  perdre.  Dans  le  cas  où  votre  in- 
tention serait  de  prendre  ce  dernier  parti,  je  suis  si  profondément 
convaincu  des  conséquences  pouvant  en  résulter  que  je  vous  prierais 
de  confier  cette  tftche  à  un  autre.  »  On  en  était  là. 

IL 

Resté  seul  au  combat,  sans  ressources,  sans  espoir  de  secours, 
au  milieu  d'un  réseau  de  forces  ennemies  qui  se  tendait  de  plus 
en  plus  autour  de  lui,  le  général  Chanzy  n'avait  plus  qu'un  parti 
à  prendre,  subir  la  nécessité,  se  retirer  de  ce  terrain  qu'il  dispu- 
tait depuis  cinq  jours,  et  il  pouvait  d'autant  moins  hésiter  qu'il 
n'avait  plus  même  ce  dernier  prétexte  d'avoir  à  couvrir  Tours,  que 
le  gouvernement  venait  de  quitter  pour  se  réfugier  à  Bordeaux. 
Cette  retraite,  le  commandant  de  la  deuxième  armée  l'avait  prévue, 
il  s'y  tenait  prêt;  mais  il  ne  voulait  la  commencer  qu'après  avoir 
tout  épuisé,  et  il  n'entendait  pas  l'exécuter  en  vaincu  fugitif.  11 
voulait  se  replier  en  homme  résolu  à  se  faire  respecter  et  qui  va 
chercher  des  positions  nouvelles.  Il  avait  choisi  comme  point  de  re- 
traite la  ligne  du  Loir  et  Vendôme,  avec  la  pensée,  s'il  y  était  con- 
traint, d'aller  s'appuyer  à  la  Sarthe  et  au  Mans.  Le  11  au  matin 
commençait  ce  mouvement  qui  devait  s'accomplir  en  pivotant  sur 
la  gauche  de  l'armée  placée  à  Marchenoir.  Ce  n'était  pas  la  moins 
dilBcile  de  ces  opérations  qui  se  poursuivaient  depuis  quelques 
jours,  puisque  l'armée,  quit&nt  définitivement  la  Loire,  dont  elle 


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766  RBTUK  DES  DEUX  MONDES* 

se  couvrait  jusque-là,  exposée  désormais  à  être  tournée,  était  lé- 
duite  à  se  retirer  à  travers  des  plaines  où  elle  ne  pouvait  pas  mtae 
dissimuler  sa  marche,  où  elle  n'allait  plus  trouver  jusqu'au  Loir 
une  seule  position  défensive. 

Ghanzy  avait  tout  à  la  fois  à  tromper  par  son  attitude  et  par  ses 
démonstrations  l'adversaire  qu'il  avait  devant  lui ,  à  se  tenir  en 
garde  du  côté  de  la  Loire,  qu'il  abandonnait,  et  à  se  prémunir 
contre  un  mouvement  de  l'ennemi,  qui,  en  dépassant  par  le  nord 
la  forêt  de  Harchenoir,  pouvait  aller  le  devancer  sur  la  route  d'Or- 
léans au  Mans.  Il  fallait  autant  de  dextérité  que  d'énergie  poor  se 
tirer  d'affaire.  Heureusement,  selon  l'aveu  du  major  Blume,  les  Alle- 
mands en  avaient  assez,  eux  aussi,  après  ces  dix  journées,  durant 
lesquelles  a  ils  avaient  lutté  sans  relâche,  combattant  depuis  le  point 
du  jour  jusqu'au  coucher  du  soleil  et  passant  les  nuits  aux  avant- 
postes,  presque  toujours  à  portée  de  fusil  de  l'ennemi.  »  Ils  étaient 
fatigués,  ils  cherchaient  un  moment  dB  repos,  et  Ghanxy  avait  si 
habilement  pris  ses  dispositions  qu'il  se  dérobait  devant  eux;  un 
instant,  au  camp  prussien  on  ne  savait  pas  ce  qu'il  était  devemt 
Trois  jours  après,  il  était  sur  le  Loir,  ayant  eu  à  faire  les  marches 
les  plus  pénibles  de  la  campagne,  par  un  temps  affreux,  sous  des 
pluies  torrentielles,  à  travers  des  chemins  où  hommes  et  dienox 
avaient  de  la  peine  &  se  tenir  debout.  Ce  n'est  que  dans  la  nuit  du 
11  au  12  que  les  Allemands  apprenaient  avec  quelque  précision  le 
mouvement  de  Ghanzy,  et  alors  ils  se  mettaient  à  sa  poursuite.  Le 
grand-duc  de  Mecklembourg  était  chargé  de  gagner,  par  le  nord  de 
la  forêt  de  Harchenoir,  Morée  et  Fréteval,  dans  cette  partie  supé- 
rieure du  Loir,  tandis  que  le  prince  Frédéric-Charles,  appelant  le 
m'  corps  prussien,  qui  venait  d'arriver  à  Orléans,  ralliant  le  a*  et 
le  X'  corps,  se  portait  lui-même  directement  sur  YendAme. 

Le  choix  de  Vendôme  et  de  la  ligne  du  Loir  s'expliquait  tout 
naturellement  de  la  part  du  général  Ghanzy.  C'était  une  retraite 
sans  aucun  doute,  mais  c'était  une  retraite  qui  gardait  le  caractère 
d'une  opération  de  guerre  calculée  avec  autant  d'habilelé  que  de 
prévoyance.  Par  là  le  commandant  de  la  deuxième  armée  menaçait 
les  Allemands,  s'ils  se  laissaient  aller  à  s'enfoncer  trop  avant  vers  le 
sud,  il  restait  à  portée  de  Paris,  prêt  à  saisir  l'occasion,  s'il  y  avût 
quelque  effort  prochain  à  renouveler,  —  et  à  la  dernière  extrémité  il 
avait  sa  retraite  ouverte  vers  le  Mans.  Certes,  même  à  cette  heure 
où  il  n'était  plus  déjà  sur  la  Loire,  il  eût  été  bien  servi  encore  par 
cette  diversion  qu'il  demandait  sur  la  rive  gauche,  et  il  ne  se  bornait 
pas  à  insister  sur  la  nécessité  d'une  diversion,  il  se  plaignait  qu'on 
perdît  la  tête  à  Tours,  qu'on  se  hâtât  de  tout  déménager,  lorsqu'il 
était  de  la  dernière  importance  que  les  services  militaires,  le  cbe- 


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£A  GtERRB   DB  FRANCE.  767 

miiTde  fer,  le  télégraphe  restassent  organisés;  «  je  ne  m'explique 
pas  la  panique  de  Tours,  »  écrivait-il.  M.  Gambetta  croyait  avoir 
tout  dit  en  rejetant  sur  les  chefs  militaires  qu'il  avait  frappés  la 
faute  de  la  désorganisation  des  corps  de  Bourbaki,  et  en  flattant 
Ghanzy,  en  lui  écrivant  :  «  Tous  avez  fait  des  prodiges  depuis  quinze 
jours  pour  vous  suffire  à  vous-même;  continuez  à  tenir  en  échec 
des  forces  bien  supérieures.  »  Le  général  Ghanzy  devait  trouver 
assez  prétentieusement  futiles  et  fort  peu  décisives  ces  banales  flat- 
teries terminées  par  un  si  étrange  encouragement  à  la  persévé- 
rance. Il  n'avait  pas  besoin  qu'on  lui  dtt  de  tenir,  il  n'était  pas 
homme  à  se  payer  de  mots.  Pourrait-il  tenir?  C'était  là  la  question. 
Il  ne  demandait  pas  mieux,  il  espérait  encore  pouvoir  disputer  le 
terrain,  et  il  prenait  ses  dispositions  en  conséquence. 

Sans  doute  la  ligne  du  Loir,  vallée  étroite  et  bordée  de  mame- 
lons assez  élevés,  offrait  de  précieux  moyens  de  défense.  Sans  doute 
aussi  Vendôme  était  un  point  important  à  garder,  puisque  c'était 
en  quelque  sorte  un  nœud  de  communications,  de  routes  allant 
d'Angers  à  Chàteaudun,  de  Blois  au  Mans  par  Saint-Calais,  de  Tours 
à  Chartres  par  Château-Renault,  Gloyes  et  Bonneval,  sans  parler 
du  chemin  de  fer  qui  relie  Tours  à  Paris  par  Chàteaudun  et  Dour- 
dan.  Le  général  Chanzy  le  savait  bien  lorsqu'il  avait  pris  cette  di- 
rection. Cependant,  si  Vendôme  était  un  point  stratégique  utile  à 
conserver,  c'était  aussi  une  position  difficile  à  défendre  contre  une 
attaque  venant  de  Blois,  parce  que  la  ville,  placée  en  partie  sur  la 
rive  gauche  du  Loir,  est  dominée  par  des  hauteurs  que  l'artillerie 
ne  peut  protéger  efficacement  des  hauteurs  opposées  de  la  rive 
droite.  Si  on  porte  la  défense  sur  le  plateau  même  de  la  rive  gauche, 
alors  on  est  exposé,  en  cas  *de  retraite,  à  se  replier  par  des  rampes 
dangereuses,  à  travers  les  rues  étroites  de  la  ville,  en  ayant  à  passer 
les  ponts  jetés  sur  les  deux  bras  de  la  rivière.  D'un  autre  côté,  le 
général  Chanzy  ne  pouvait  se  méprendre  sur  l'état  moral  des 
troupes  auxquelles  il  avait  à  demander  un  nouvel  effort.  La  retraite 
qu'il  venait  de  faire  s'était  accomplie  aussi  bien  que  posmbie,  c'est- 
à-dire  sans  désastre,  dans  les  conditions  les  plus  difficiles,  les  plus 
cruelles;  mais  enfin  cette  malheureuse  armée,  aux  prises  avec  l'en- 
nemi depuis  le  !•'  décembre,  éprouvée  par  le  feu,  par  les  fadgnes, 
par  les  privations,  par  les  marches  les  plus  pénibles,  cette  armée 
restait  profondément  atteinte;  elle  était  à  cette  heure  de  détente 
dangereuse  qui  suit  les  efforts  violons.  Les  traînards,  encombrant 
les  chemins  ou  dispersés  dans  les  fermes  isolées,  se  laissaient 
prendre  sans  résistance  pour  ne  pas  continuer  la  campagne,  et  ils 
allaient  ainsi  grossir  ces  listes  de  prisonniers  dont  les  Allemands  se 
faisaient  des  trophées.  Nombre  de  soldats  et  môme  d'officiers  ne 


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763  HEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ralliaient  pas  leurs  corps.  Il  y  en  avait  qui  rentraient  tout  ample- 
ment dans  leurs  foyers.  L'ordre  se  relâchait  partout.  Ghanzy  voyait 
le  mal,  et  il  ne  négligeait  rien  pour  le  guérir  ou  pour  en  arrêter  les 
progrès.  Tantôt  il  employait  la  sévérité,  tantôt  il  s'étudiait  à  rele- 
ver ses  soldats  par  un  ordre  du  jour  qui  étadt  à  la  fois  un  stimulant 
viril  et  un  avertissement.  «  Ce  que  vous  venez  de  faire,  leur  disait-il, 
malgré  des  privations  forcées,  des  faUgues  incessantes,  le  froid,  la 
neige,  la  boue  de  vos  bivouacs,  vous  le  continuerez,  puisqu'il  s'agit 
de  sauver  la  France,  de  venger  notre  pays  envahi  par  des  hordes 
de  dévastateurs.  Pour  nos  nouveaux  efforts,  il  faut  l'ordre,  l'obéis- 
sance, la  discipline;  mon  devoir  est  de  l'exiger  de  tous,  je  n*y  fail- 
lirai pas...  » 

Malgré  tout  ce  qu'il  y  avait  de  critique  dans  une  situation  où, 
pour  se  mesurer  avec  des  difficultés  croissantes,  on  n'avait  plus  que 
des  forces  diminuées  et  singulièrement  ébranlées,  le  général  Ghanzy 
ne  se  décidait  pas  moins  à  essayer  de  résister  sur  cette  ligne  nou- 
velle qu'il  venait  à  peine  d'atteindre.  Dès  son  arrivée  à  Vendôme, 
il  plaçait  ses  troupes  de  façon  à  garder  dans  tous  les  cas  sa  retraite 
assurée  par  le  Perche,  en  se  préparant  à  recevoir  l'attaque  qui  pou- 
vait venir  par  la  route  de  Bloîs.  Le  21*  corps  restait  sur  la  rive 
droite  du  Loir,  au-dessus  de  Vendôme,  allant  de  Busloup  à  Saint- 
Bilaire  par  Fréteval,  qui  était  à  la  gauche  de  l'armée  le  point  es- 
sentiel à  défendre  contre  le  grand-duc  de  Mecklembourg.  Les  meil- 
leures troupes  du  lô""  et  du  l?""  corps,  appuyées  par  de  la  cavalerie, 
étaient  sur  le  plateau  de  la  rive  gauche,  en  avant  de  Vendôme,  sur- 
veillant la  route  de  Blois,  occupant  la  bonne  position  de  Bel-Essort 
et  gardant  les  approches  du  village  de  Sainte-Anne.  Enfin  le  géné- 
ral Barry,  qui  avait  quitté  Blois  le  12  avec  tout  ce  qu'il  avait  pu 
réunir,  était  arrivé  à  Saint-Âmand  sur  le  chemin  de  fer  de  Tours  à 
Vendôme.  Le  général  Barry  ne  savait  trop  où  il  en  était  ni  ce  qu'il 
devait  faire;  il  ne  pouvait  représenter  avec  ses  bat^llons  incobérens 
qu'une  aile  droite  bien  faible  pour  l'armée,  et  il  craignait  d'être 
tourné  lui-même  par  les  Prussiens,  qu'on  disait  déjà  maîtres  de  la 
ligne  ferrée  à  Château-Renault,  au-dessous  de  Saint-Amand.  L'en- 
nemi, sans  être  aussi  rapproché  et  aussi  entreprenant  que  le  crai- 
gnait le  général  Barry,  n'était  cependant  pas  bien  loin.  La  grande 
préoccupation  des  Allemands  était  d'en  finir  avec  cette  résbtance 
de  Chanzy,  qu'on  retrouvait  toujours,  et  en  réalité  le  quartier-gé- 
néral de  Versailles  ne  laissait  pas  de  s'inquiéter  de  l'ensemble  de 
cette  situation.  Il  s'en  inquiétait  si  bien  que  d'un  côté  il  envoyait 
de  nouvelles  troupes  à  Orléans  pour  permettre  au  prince  Frédéric- 
Charles  de  marcher  avec  toutes  ses  forces  sur  Vendôme,  et  que  d'un 
autre  côté  il  détachait  de  l'armée  d'investissement  de  Paris  une  di- 


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LA  GUERRE   DE   FRANGE.  769 

vision  de  cavalerie  avec  quelques  bataillons  de  landwehr  pour  les 
porter  vers  l'ouest,  dans  la  direction  du  Mans,  de  sorte  que  Chanzy 
allait  se  trouver  plus  que  jamais  menacé.  Le  14  et  le  15  décembre, 
la  lutte  s'engageait  de  nouveau  sur  les  bords  du  Loir.  C'était  la  ba- 
taille de  Vendôme,  qu'on  avait  à  livrer  avant  d'avoir  pu  même  re- 
constituer à  demi  l'armée. 

C'était  à  la  vérité  moins  une  bataille  rangée  qu'une  tentative  de 
défense  désespérée,  une  série  d'engagemens  sur  cette  ligne  du  Loir, 
—  à  Fréteval,  où  les  troupes  du  grand-duc  se  heurtaient  contre  le 
21"  corps  français,  —  en  avant  de  Vendôme,  où  les  divisions  du 
16*  et  du  17«  corps  recevaient  le  choc  des  premières  colonnes  du 
prince  Frédéric-Charles.  Un  instant,  dans  l'après-midi  du  15,  la 
mêlée  devenait  sérieuse,  et  après  tout  cette  malheureuse  armée,  qui 
était  toujours  au  feu,  avait  assez  énergiquement  résisté  pour  ne  pas 
s'avouer  vaincue,  pour  pouvoir  passer  la  nuit  sur  le  plateau  qu'elle 
occupait  depuis  la  veille.  Elle  avait  en  définitive  repoussé  l'attaque 
allemande.  On  avait  cependant  perdu  la  meilleure  position,  celle 
de  Bel-Essort,  la  défense  de  Vendôme  devenait  par  le  fait  aussi  pé- 
rilleuse que  difficile,  et  le  général  Chanzy  se  trouvait  dans  la  situa- 
tion la  plus  grave,  la  plus  délicate. 

Que  pouvait-il,  que  devait-il  faire?  Attendrait-il  un  second  com- 
bat pour  le  lendemain?  11  sentait  que  son  armée  succombait  à  la 
lassitude,  que,  si  l'ennemi  recommençait  la  lutte  avec  des  forces 
nouvelles,  il  n'aurait  à  lui  opposer  que  des  bataillons  épuisés.  Sur 
ce  point,  il  ne  pouvait  nourrir  la  moindre  illusion,  il  le  voyait,  et  ses 
chefs  de  corps  les  plus  énergiques  lui  avouaient  avec  tristesse  qu'il 
n'y  avait  plus  à  compter  sur  une  résistance  sérieuse  de  leurs  sol- 
dats. Tout  ce  qui  était  possible,  il  l'avait  fait;  il  s'était  maintenu  le 
soir  sur  ses  positions,  peut-être  un  peu  pour  ne  pas  pardtre  céder 
un  terrain  qu'on  n'avait  pas  pu  lui  enlever,  surtout  aussi  parce  qu'il 
craignait  qu'une  retraite  pendant  la  nuit  ne  devint  un  désastre,  une 
vraie  débandade,  et  cette  nuit  même  ne  faisait  qu'ajouter  aux  souf- 
frances de  ses  troupes,  obligées  de  camper  dans  la  boue  et  la  neige, 
au  milieu  de  l'humidité  et  du  froid,  sans  pouvoir  allumer  un  feu  de 
bivouac.  Aller  au-delà  était  impossible,  il  fallait  prendre  un  parti, 
le  temps  pressait.  Chanzy  se  décidait  à  repasser  le  Loir,  et  la  re- 
traite commençait  avant  le  jour.  Tout  était  d'ailleurs  assez  bien 
combiné  pour  que  les  premiers  mouvemens,  protégés  par  un  brouil- 
lard du  matin,  pussent  être  dérobés  à  l'ennemi.  Successivement  les 
corps  se  repliaient,  s'écoulaient  à  travers  la  ville  et  passaient  la 
rivière.  Quand  les  Allemands  s'aperçurent  de  cette  sorte  d'évasion 
vers  neuf  heures  du  matin,  l'armée  française  était  en  sûreté,  les 
ponts  venaient  de  sauter.  Il  restait  une  dernière  inquiétude  :  il  s'a- 

lûMi  CL  —  1873.  49 


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770  REYUF  DES  DEUX  MORDES. 

gissait  de  sanrer  par  le  chemin  de  fer  de  Tours  le  matériel  et  les 
approvisionnemens  de  toute  sorte  accumulés  à  Yendôme.  Un  conm 
considérable  avait  été  formé;  pourrait-il  échapper  à  rennemi?  Il 
put  partir,  lui  aussi,  entratné  par  deux  puissantes  locomotives  souf* 
flant  à  toute  vapeur,  et  il  disparut  à  Thorizon,  se  dérobant  aux  re- 
gards qui  le  suivaient  avec  anxiété  I 

Ainsi  on  quittait  Vendôme  et  cette  ligne  du  Loir,  où  Ton  avant  à 
peine  fait  une  halte  de  deux  jours;  on  s'en  allait  vers  Le  Mans  par 
toutes  les  routes  du  Perche,  le  21*  corps  se  dirigeant  par  Droaé, 
Yibraye,  vers  la  vallée  de  UHuisne,  qui  aboutit  à  la  Sartbe,  le 
16*  et  le  17*  corps  s'acheminant  par  Mémoire,  par  Saint- Calais, 
le  général  Barry  suivant  autant  qu'il  le  pouvait  le  mouvement  à 
l'aile  droite.  Cette  région  accidentée  et  tou&ue  du  Perche  où  Vob 
s'engageait,  et  qui  eût  été  dans  d'autres  circonstances  si  favord»ie 
à  une  défense  énergique,  i  une  guerre  de  partisans,  ne  facilitait 
pas  pour  le  moment  la  retraite  déjà  un  peu  troublée  d'une  aotnée 
régulière.  Elle  offrait  sans  doute  l'avantage  lîe  gêner  l'enneni,  s^il 
était  tenté  de  nous  poursuivre;  elle  avait  aussi  l'inconvénient  de 
rendre  la  nmrche  de  nos  soldats  plus  lente,  plus  pénible,  plus  eau** 
fuse,  et,  par  une  fatalité  de  plus,  les  autorités  départementales^ 
sans  consulter  même  les  chefs  militaires,  avaient  fait  couper  les  che- 
mins un  peu  partout  sous  prétexte  d'arrêter  Tinvasion.  En  réalité, 
c^étaient  nos  propres  corps  qui  étaient  les  premiers  à  souffrir  de  ces 
destructions  prématurées  et  imprévoyantes.  Le  matériel,  l'artiUerie, 
se  perdaient  dans  les  fondrières  boueuses,  et  on  avait  la  plus  fraude 
peine  à  les  en  retirer.  Une  des  divisions  du  21*  corps,  celle  du  gé^ 
néral  Goujard,  passait  toute  une  nuit,  une  nuit  glacée  et  obseore, 
à  se  débattre  avec  ces  difficultés;  elle  ne  pouvait  arriver  à  Droaé 
qu'au  matin,  après  douze  heures  de  marche,  et  le  résultat  de  œMe 
perte  de  temps  était  que  cette  division,  au  moment  où  elle  allait  se 
remettre  en  ronte  après  avoir  pris  un  peu  de  repos,  se  trouvait 
tout  à  coup  assaillie  par  l'ennemi,  qui  se  jetait  à  l'improviste  sur  le 
village.  Il  fallut  toute  la  vigueur  du  général  Goujard  lui-même  pour 
ramener  au  feu  ses  soldats  prêts  à  se  débander,  pour  repouiraer  lea 
assaillans  et  sauver  peut-être  Faile  gauche  d'un  désastre.  Le 
17*  corps,  de  son  côté,  avait,  lui  aussi,  à  soutenir  un  combat  d*ar— 
rière-garde  sur  la  route  de  Saint-Calaâs,  à  Épuisay.  Sauf  ces  enga— 
gemens,  les  Allemands  semblaient  mettre  peu  d'ardeur  dkm  la 
poursuite.  Soit  fatigue,  soh  parti-pris  de  ne  point  al!^  au-deTà 
d*une  certaine  limite,  ils  ne  troublaient  pas  sérieusement  la  marche 
fle  nos  troupes;  mais  ce  qui  rendait  surtout  la  retraite  difficile  et 
périlleuse,  c'était  la  démoralisation  croissante  de  l'armée  dès  qu'a» 
s'était  engagé  dans  tous  ces  fourrés  du  Perche,  sur  toutes  ces  roatea 
qui  conduisaient  au  Mans. 


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ÏA  GOEBM .  Dfi.  WtJmCXié .  771 

Ce  ffm  le  général  Ghmxf  wBXi  pvévu,  ce  qu'il  a¥ait.  voola  pfi^ 
iFenir,  arrivait  fxefuffi»  ausûlâu  Cette,  araiée,  ^U. veille  encore 
tenek  aeeez  fermenie&t  au  feu,  coadûtapai  de&  dbefs  énergiquesi 
a'abandoBBait  pour  ainsi  dire  eUdf»mè(ine  dans  sa  retraite.  La  confii- 
gwatioQ.  du  terrain  favorisait  la  dispersioii  et  le  désordre..  Le  noa 
seul  du  Mans  exer^t  une  sorta  de  faaeinatioa  sur  ces  malheureux 
aoUats».  qui  presque  sans  souliers,  les  pieds  endoloris  par  la.  neige 
et  par  la  fatigue,  retrouvaient,  des  forces^se  jetaient  dans  tous,  les 
ebemins  détournés  et  doublaient  les  étapes  pour  arriver  plus  vite. 
Le  Hana^  selon  le  mot  du  général  Ghansx  lui-mémev  était  pour  eu 
k.  repos,  le  bien-^tre,  tout  au  moins,  un.  répit,  de  quelques  jpura 
Des  régimens  presque  entiers  sa  laisiaient  entraîner  sans  regarder 
toriëre  eux,  sans  s'inquiéter  de  ce  que  devenait  le  reste  de  l'ar* 
Biée.  Les  hommes  se  déchargeaient  de  leurs  armes  et  les  jetaient 
pèleHDèle  dans  les  voitures  des  convois,  il  y  avait  jusqu'à  des  offi?- 
ciars  qui  abandonnaient  leurs  troupes,  sans  autorisation.  Ce  n'était 
pa&sans  doute  l'histoire  de  toute  l'armée;  il  y  avait  cependant  assee 
de  débwdés  et  de  fuyards  pour  que  des  régimens  de  gendarmerie, 
mvoyés  sur  tous  les  chemins,  ne  pussent  arrêter  ce  torrœt  désorr 
dMiné  qui  s'en,  allait  vers  Le  Maîis«  Ces  quatre  joura  de  retraite 
étaient  assurément laplus  cruelle  épreuve  au  lendemain  d'uue  série 
de  combats  qui  n'avaient  pas  été  sans  gloire*  Pendant  quatre  jours, 
le  général  Chanxy  s'efforçait  de  disputer  ses  divisions  à  lapanique^ 
de  lutter  contre  la.  désorgamsation  qu'il  avait,  sous  les  yeux.  Ce 
n'esl.que  le  20  décembre  que  l'armée  arrivait  enfin  sur  la  Sarthe, 
échappant  à  la  tyrannie  de  sa  propre  démoralisation  au  moins  au- 
tant qp'à  la  poursuite  de  l'ennemi. 

Quant  aux  Allemands  en  effet,  ils  s'étaient  arrêtés  après  les  pre* 
miàres  démonstrations;  ils  avaient  grand  besoin  eux-mêmes  de  re- 
prendre haleine,  de  reconstituer  leurs  forces,,  de  coordonner  leur 
situation  avant  de  s'engager  plus  profondément  dans  Touest,.  et.  par 
la  fait  il  y  avait  entre  les  deux  armées  une  sorte  de  trêve  de  quel- 
ques jouis,  durant  laquelle  oa  allait  de  part  et  d'autre  se  préparer 
à  dea  luttes  nouvelles. 

IIL 

On  était  au  20  décembre.  Au  moment  où  les  soldats  de  la  Loire  et 
de  Vendôme  arrivaient  ainsi  aa  Mans,,  les  uns  encore  en  bon  ordre 
et. allant  prendre  leurs  positions,  les  autres  formant  une  masse,  iur 
cohérente  répandue  dans  la  ville«  il  n'y  avait  point  certes  à  s'y; 
m^rendre,.  c'était  une  armée  à  reconstituer  entièrement,  et  le  gé- 
sAral  Gbansy  était,  le  premier  à.  savoir  ce  ^'il  avait  àiaire.  Dès  SOA 


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772  HETCE  DES  DEUX  MONDES» 

arrivée,  sans  perdre  une  heure,  il  écrivait  au  gouvernement  :  «  le 
trouve  ici  un  encombrement  de  corps  de  toute  sorte,  sans  direc- 
tion aucune.  Il  me  faut  quelques  jours  pour  remédier  à  cette  situa- 
tion. Je  prépare  un  projet  de  réorganisation  de  l'armée,  je  voos 
demande  instamment  d'attendre  que  je  vous  soumette  ce  projet 
avant  de  prendre  des  dispositions  qui  pourraient  augmenter  les 
difficultés  au  milieu  desquelles  je  me  trouve.  J'ai  tout  intérêt  i 
avoir  au  plus  vite  une  bonne  et  belle  armée.  Autorisez-moi  à  agir 
pour  arriver  à  ce  résultat...  »  En  se  repliant  vers  l'ouest,  Chaniy 
n'entendait  nullement  en  effet  aller  s'immobiliser  autour  du  llans. 
Refoulé  sans  avoir  été  rompu  dans  sa  ligne  de  retraite,  ramené  un 
peu  en  désordre,  mais  sans  avoir  cessé  de  combattre,  vers  des  po- 
rtions qu'il  avait  après  tout  choisies  d'avance,  il  ne  songeadt  qa'à 
prendre  quelques  jours  pour  remettre  son  armée  sur  pied,  pour  se 
retrouver  en  mesure  de  faire  face  aux  événemens.  On  n'en  doutait 
pas  au  camp  ennemi;  un  correspondant  anglais  qui  suivait  les  Al- 
lemands écrivait  qu'on  s'attendait  à  voir  les  Français  abandonner 
leurs  positions  du  Loir  pour  se  reporter  à  une  ou  deux  journées  de 
marche  dans  une  situation  aussi  forte.  Par  le  fait.  Le  Mans  devenait 
pour  la  deuxième  armée  de  la  Loire  une  nouvelle  base  d'opération 
sur  laquelle  le  commandant  en  chef  comptait  s'appuyer,  avec  la 
pensée  de  se  défendre  ou  d'attaquer  lui-même  selon  les  circon- 
stances. Au  point  où  en  était  la  France,  il  sentait  le  prix  du  temps, 
et,  s'il  réclamait  une  complète  liberté  d'action,  c'est  parce  qu'il 
comprenait  bien  que  de  Bordeaux,  puisque  le  gouvernement  était  à 
Bordeaux,  on  ne  pouvait  qu'ajouter  à  ses  embarras,  —  parce  qu'il 
connaissait  mieux  que  personne  les  difficultés  de  l'œuvre  militaire 
qu'il  avait  à  poursuivre. 

La  première  de  toutes  les  difficultés  était  dans  la  nature  même 
de  ces  forces  que  Ghanzy  tenait  sous  sa  main  et  qu'il  avait  hâte  de 
réorganiser.  Ces  armées  de  province,  elles  faisaient  sans  doute  de 
leur  mieux,  et  on  pouvait  s'en  servir  utilement,  mais  à  la  condition 
de  ne  pas  se  faire  illusion  et  de  les  prendre  telles  qu'elles  étaient. 
¥n  des  historiens  de  la  guerre,  le  colonel  Riistow,  résume  le  carac- 
tère de  cette  campagne  et  de  ces  combats  en  disant  que  «  les  lé- 
gions françaises  improvisées  allaient  bravement  au  feu,  »  —  que  les 
Allemands  l'emportaient  toujours  cependant  par  leur  solide  consti- 
tution, par  leur  puissante  cohésion,  et  que,  lorsque  les  commandans 
français,  malgré  toute  leur  activité,  voyaient  leurs  bataillons  se 
briser  contre  cette  force,  ils  n'avaient  plus  qu'à  ordonner  la  re- 
traite. Oui,  et  la  retraite  commencée  en  bon  ordre  s'achevait  quel- 
quefois en  désordre.  Ce  n'était  pas  le  courage  qui  manquait  à  ces 
hommes,  c'était  l'organisation  qui  était  insuffisante  pour  en  iiaire 


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LA  GUERRE  DE  FRANGE.  778 

des  soldats.  Hs  n'avaient  ni  Tesprit  militaire,  ni  ce  sentiment  de  so- 
lidarité qui  fait  une  armée,  ni  l'habitude  de  l'obéissance  et  de  la 
discipline,  ni  la  plus  simple  idée  des  nécessités  de  la  guerre.  Il 
faut  lire  le  navrant  récit  que  fait  le  général  Goujard  d'une  de  ses 
premières  étapes  lorsqu'il  allait  rejoindre  le  21"  corps  avec  ce  qu'on 
nommait  la  division  de  Bretagne.  II  était  arrivé  à  Saint-Galais  et 
avait  pris  position  sur  les  hauteurs,  à  l'ouest  de  la  ville.  La  journée 
avait  été  dure,  la  nuit  était  glaciale,  la  neige  tombait  en  abondance. 
Que  se  passait-il  7  Peu  d'instans  après  l'arrivée,  le  camp  était  presque 
désert  :  soldats  et  officiers  s'étaient  hâtés  d'aller  chercher  un  refuge 
en  ville.  Le  lendemain  matin,  au  moment  du  départ,  sauf  les  ma- 
rins toujours  fidèles  au  poste,  la  division  offrait  le  plus  misérable 
aspect.  Le  désordre  était  partout,  les  compagnies  diminuées  n'a- 
vaient plus  tous  leurs  officiers,  —  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéris- 
tique, c'est  que  ces  malheureux  ne  se  doutaient  même  pas  de  la 
gravité  de  cette  désertion  nocturne  presque  devant  l'ennemi;  ils 
trouvaient  cela  tout  simple,  tant  l'esprit  militaire  s'était  altéré  en 
France I 

Voilà  la  vérité  telle  qu'elle  reparaissait  aux  heures  de  crises  un 
peu  violentes  dans  ces  armées  de  province.  Naturellement,  en  ce 
temps-là»  les  esprits  légers,  les  stratégistes  de  fantaisie,  les  préfets 
à  proclamations  retentissantes,  ne  cessaient  de  trouver  que  tous  les 
soldats  étaient  des  héros,  que  ce  corps  d'officiers  était  une  pépi- 
nière de  tacticiens  de  génie  méconnus,  et  que  les  généraux  qui  se 
laissaient  battre  étaient  seuls  des  traîtres.  Ce  qu'il  faut  dire  en 
propres  termes,  c'est  que  ces  i^rmées,  sans  être  assurément  une 
illusion,  sans  manquer  de  dévoûment  et  de  bonne  volonté,  n'ont 
existé  en  certains  momens  que  par  les  chefs  qui  les  commandaient. 
Qu'eût  été  la  deuxième  armée  de  la  Loire  sans  le  général  Chanzy? 
C'est  par  son  chef  qu'elle  tenait  cinq  jours  à  Harchenoir,  qu'elle  se 
battait  à  Vendôme,  qu'elle  échappait  à  une  dissolution  complète 
dans  sa  retraite  du  Mans,  et  c'est  par  lui  encore  qu'elle  arrivait 
assez  rapidement  à  se  reconstituer  sur  la  Sarthe.  En  peu  de  jours 
effectivement,  par  des  efforts  infatigables,  le  général  Chanzy  avait 
fait  le  plus  pressé.  Il  parvenait  à  remettre  un  peu  d'ordre  partout, 
à  réorganiser  ses  divisions,  et  il  distribuait  son  armée  dans  les  po- 
sitions qu'il  avait  choisies  autour  du  Mans,  qu'il  protégeait  par  des 
travaux  de  défense.  Il  ne  pouvait  pas  épargner  à  ses  troupes  les 
rigueurs  d'une  saison  implacable,  les  misères  du  bivouac  dans  la 
neige  et  dans  la  boue;  mais  il  s'était  empressé  de  leur  rendre  un 
peu  de  bien-être,  de  les  vêtir  et  de  les  nourrir.  En  un  mot,  Chaniy 
croyait  bientôt  avoir  retrouvé  une  armée.  Restait  à  savoir  ce  qu'il 
ferait  maintenant  avec  cette  armée,  et  ici  se  retrouvait  une  autre 


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77iii  REfinS  «ES  «Sra  VONUffi. 

dffiealM  qui  a  ^esië  but  tonte  la  loaropagne,  qui  n^a^iolt  €l&t3ip- 
tamemeDt-étfaogëre  aax  désastres  défioîtift;  de  la  France,  ceUe^ies 
rapports  du  gouvernement  avec  les  généraux,  de  rinterventioo  îa- 
eessante,  obstinée,  du  caMnet  de  Toors  ou  de  Bardeaux  dans  tm 
opérations  de  ia  guerre. 

Gbose  ^ssez  étrange,  les  événemens  qui  depms  xm  mois  wmaÈL 
ou  pour  résultat  de  fractionner  les  forces  de  la  France  ne  parais- 
saient pas  aroir  causé  un  déplaisir  trop  sensible  au  gouromement, 
qui  avait  tout  Tair  de  voir  dans  cette  combinaison  un  moyen  de  ptoB 
d'exercer  son  omnipotence,  de  rester  le  directeur  suprénse  d'opé- 
rations multiples.  Etait-ce  étourderie,  était-ce  préoccupation  ja- 
louse d'une  dictature  infatuée?  Toujours  est- il  que  le  gouverne- 
ment semblait  éviter  tout  ce  qui  aurait  pu  favoriser  une  intelligenoe 
des  généraux  entre  eux  ou  des  chefs  militaires  de  province  avec 
Paris,  et  il  'les  laissait  dans  une  ignorance  presque  complète  de 
tout  ce  qui  se  passait  en  dehors  de  leur  sphère  d'action.  Au  lieu  de 
les  associer  à  la  responsabilité  de  toutes  les  résolutions  dans  mie  â 
effroyable  crise,  il  les  consultait  à  peine.  Le  gouvernement  troublait 
souvent  les  généraux  par  les  immixtions  les  plus  futiles,  et  il  ne  leur 
disait  pas  ce  qu'ils  auraient  eu  le  pins  sérieux  intérêt  à  connaltire. 
Il  se  contentait  de  leur  envoyer  des  dépèdies  qui  pouvaient  lea 
tromper  comme  elles  trompaient  tout  le  monde,  ou  un  bulletin  ooo- 
fus  qui  n'était  qu'un  ramassis  de  nouvelles  prises  dans  tois  les 
journaux  européens.  Le  général  d'Aurelle  s'était  déjà  plaint  de  cette 
situation  faite  à  un  général  en  chef,  qui  était  obligé  de  conduire 
des  opérations  de  guerre  sans  rien  savoir  de  ce  qui  se  passait  sur 
d'autres  points  de  la  France.  Le  général  Chanzy  écrivait  bœntdt  & 
son  tour  au  ministre  de  la  guerre:  «  Je  vous  ferai  observer  qu*îl 
est  inâispensable  pour  la  suite  de  mes  opérations  que  je  sois  tenu 
constamment  au  courant  des  mouvemens  des  autres  armées,  sur- 
tout de  œlles  des  généraux  Bourbaki  et  Faidfaerbe.  Les  renseigne- 
.Mfns  contemas  dans  les  dépêches  me  sont  complètement  insnffi- 
sans.  »  Chanzy,  et  c'était  bien  simj^e,  tenait  à  savoir  ce  que  faisaient 
Bourbaki  et  Faidherbe,  de  mémo  qu'il  désirait  iplm  vivement  en- 
core avoir  la  pensée  du  général  Trocfau,  puiaqu'en  définitive  PariB 
restait  le  grand  et  suprême  objectif  de  la  guerre  qu'on  poursuivait 
m  provinoe. 

Avant  tout,  c'^ût  été  manifestement  une  nécessité  de  premier 
ordre  pour  les  généraux  de  ne  rien  ignorer  d'abord,  puis  depem- 
voir  s'entendre  et  lier  leurs  opérations.  C'était  en  vérité  ce  qu'ibne 
pouvaient  obtenir.  Le  gouvernement,  qui  croyait  représenter  à  lai 
seul  l'unité  d'action  et  qui  ne  représentât  que  f  incobérenoe,  «sa 
prêtait  aussi  peu  qne  possible  à  ces  commumoaitions  directes 


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LiL  6U£U£  DE  FRASIC£«  775 

lea(|aelle6  on  ne  pouvait  agir  que  de  la  manière  la  plus  décousue  et 
Ja  plus  stérile;  il  les  décourageait  ou  II  les  neutralisait  fort  légère- 
ment, quelquefois  avec  une  sorte  de  puérilité  ridicule,  témoin  ce 
bizarre  incident  de  la  mission  du  capitaine  de  Boisdeffre.  Â  ce  mo- 
jQient  môme,  le  général  Trocbu,  qui  de  son  côté  tenait ,  lui  aussi,  â 
s'entendre  directement  avec  les  chefs  militaires  de  province,  en- 
voyait un  de  ses  aides-de-camp,  M.  de  Boisdeffre,  en  mission  au- 
près du  général  Chanzy,  et  il  lui  remettait  six  pigeons,  au  moyen 
desquels  le  commandant  de  la  deuxième  armée  pourrait  entrer  en 
report  avec  le  gouverneur  de  I^is*  Le  capitaine  de  Boisdeilre, 
parti  en  ballon  le  matin  du  22  décembre,  tombait  le  même  jour  & 
Beaufort,  dans  le  département  de  Maine-«t- Loire ,  et  aussitôt  le 
préfet,  sous  la  forme  d'une  réquisition  oiBcielle,  s'emparait  des  pi- 
geons qu'il  portait  avec  lui.  Gomment  un  préfet  se  croyait-il  auto- 
risé à  violer  un  dépôt  confié  i  un  officier  par  le  chef  du  gouverne- 
ment? Quel  intérêt  pouvait-il  y  avoir  au-dessus  de  l'intérêt  de  la 
défense?  Ce  n'est  pas  tout,  le  général  Chanzy  se  plaigoait  naturel- 
lement, il  demandait  qu'on  lui  rendit  au  moins  quatre  pigeons,  et 
on  lui  répondait  de  la  façon  la  plus  étrange,  par  toute  une  théorie 
sur  les  difficultés  de  l'envoi  des  pigeons,  par  des  explications  em- 
barrassées dont  le  dernier  mot  était  qu'il  devait  commencer  par 
envoyer  ses  dépêches  à  Bordeaux.  11  n'y  avait  plus  à  insister  sur 
les  pigeons  faits  prisonniers  par  le  préfet  de  Maine-et-Loire  I 

Cependant  le  général  Chanzy  ne  pouvait  s'en  tenir  là,  surtout  en 
présence  des  communications  que  lui  apportait  le  capitaine  de  Bois- 
defire,  et  qui  dépeignaient  la  situation  de  Paris  dans  sa  gravité 
croissante.  Le  général  Trocbu,  parlant  à  un  compagnon  de  guerre, 
"Be  dissimulait  rien.  Il  n'était  nullement  injuste  pour  l'esprit  de 
«acrifioe  de  la  population  parisienne,  pour  l'armée,  toujours  prête 
à  combattre,  pour  la  garde  nationale  elle-même;  mais  il  représen- 
tait une  trouée  comme  impossible  sans  le  secours  des  armées  de 
province,  et  la  question  des  subsistances  comme  le  danger  immi- 
nent. Le  général  Trocbu  fixait,  avec  une  précision  qui  n'a  été  que 
trop  justifiée,  l'heure  où  devait  expirer  la  résistance,  si  bien  que 
le  général  Chanzy  pouvait  écrire  au  gouvernement  de  Bordeaux  : 
a  En  mettant  en  œuvre  toutes  les  ressources,  Paris  pourra  tenir 
jusqu'à  la  fin  de  janvier;  mais  à  partir  du  20  janvier,  il  faudra  trai- 
ter, les  jours  suivans  suffisant  à  peine  pour  préparer  l'approvision- 
nement de  cette  population...  »  Si  on  voulait  définitivement  tenter 
on  suprême  effort  pour  secourir  Paris,  il  n'y  avait  donc  plus  un 
instant  à  perdre;  chaque  heure  qui  s'écoulait  était  une  chance  de 
moins,  et  le  commandant  de  la  deuxième  armée,  justement  préoc- 
cupé de  ces  révélations,  n'écoutant  que  s^n  patriotisme,  sa  pré- 


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776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyance  militaire,  prenait  auprès  du  gouvernement  l'initiative  d'une 
proposition  qu'on  ne  lui  avait  pas  demandée»  dont  l'insuccès  allait 
montrer  une  fois  de  plus  de  quelle  étrange  façon  cette  malheoreuae 
guerre  était  conduite. 

Le  général  Chanzy  partait  de  ce  point,  qu'on  connaissait  désor- 
mais la  limite  de  la  résistance  de  Paris,  que  le  moment  d'agir  était 
venu,  qu'on  ne  pouvait  arriver  à  un  résultat  que  si  toutes  les  forces 
dont  on  disposait  concouraient  simultanément  à  un  but  unique, 
d'après  un  plan  arrêté,  et  ce  plan,  il  le  déroulait  avec  netteté,  avec 
précision  dans  une  lettre  qu'il  adressait  au  ministre  de  la  guerre. 

«  Il  me  paraît  indispensable,  disait-il,  que  la  première,  la  deuxième 
armée  et  celle  aux  ordres  du  général  Faidherbe  se  mettent  en  marche 
en  même  temps  :  la  deuxième  armée,  du  Mans  pour  venir  s'établir  sur 
l'Eure  entre  Évreux  et  Chartres,  couvrant  sa  base  et  ses  lignes  d'opérar 
tioD,  qui  sont  la  Bretagne  et  les  lignes  ferrées  d'Àlençon  à  Dreux,  du 
Mans  à  Chartres;  lapremihre  armée,  de  Châtillon-sur-Seine  pour  v^iit 
s'établir  entre  la  Marne  et  la  Seine,  de  Nogent  à  Château-Thierry,  pre- 
nant sa  base  et  ses  lignes  d'opération  sur  la  Bourgogne,  la  Seine,  l'Aube 
et  la  Marne;  r armée  du  nord,  d'Arras  pour  venir  s'établir  de  Com- 
piègne  à  Beauvaîs,  avec  sa  base  d'opération  sur  les  places  du  nord  et  sa 
ligne  principale  par  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Lille... 

((  Nos  trois  principales  armées  une  fois  sur  les  positions  indiquées,  se 
mettre  en  communication  avec  Paris  et  combiner  dès  lors  les  efforts  de 
chaque  jour  avec  des  sorties  vigoureuses  de  l'armée  de  Paris  de  façon 
à  obliger  les  troupes  d'investissement  à  se  maintenir  tout  entières  dans 
leurs  lignes.  Le  résultat  sera  dès  lors  dans  le  succès  d'aune  des  attaques 
extérieures,  et,  si  ce  succès  est  obtenu,  si  l'investissement  peut  être 
rompu  sur  un  point,  un  ravitaillement  de  Paris  peut  devenir  possible, 
l'ennemi  peut  être  refoulé  et  contraint  d'abandonner  une  partie  de  ses 
lignes,  et  de  nouveaux  efforts  combinés  entre  les  armées  de  l'exté- 
rieur et  de  l'intérieur  peuvent  dans  la  lutte  suprême  aboutir  à  la  déli- 
vrance... » 

Les  armées  de  province,  telles  qu'elles  étaient  composées,  au- 
raient-elles sufG  à  cette  tâche?  Je  ne  sais;  c'était  du  moins  un  plan 
simple,  rationnel,  habilement  conçu  et  répondant  aux  pressantes 
exigences  de  la  situation  de  Paris.  M.  Gambetta  ne  répondait  pas 
moins  avec  une  certaine  désinvolture  au  général  Chanzy  : 

«  Nous  avons  examiné  votre  plan  avec  l'attention  la  plus  scrupuleuse. 
11  se  rapproche  sensiblement  de  celui  que  nous  avions  conçu  nous- 
mêmes.  11  s'en  écarte  toutefois  par  un  point,  la  direction  suivie  par  le 
général  Bourbaki.  En  effet,  au  lieu  de  faire  marcher  ce  général  par  Gh&- 


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LA  GUERRE  DE  FRANCE.  777 

tilIon-sur-Seine  et  Bar^le-Duc  (1),  nous  avons  jugé  plus  avantageux  de  le 
faire  opérer  dans  l'extrême  est,  de  manière  à  amener  la  levée  du  siège 
de  Belfort,  à  occuper  les  Vosges  et  à  couper  les  lignes  ferrées  venant  de 
TAUemagne.  Cette  action  nous  semble  à  la  fois  plus  sûre  et  plus  mena* 
çante  que  celle  que  vous  avez  en  vue...  » 

Oui,  certes  l'action  était  sûre  et  surtout  facile.  Notez  bien  que, 
sans  s'être  concerté  avec  son  compagnon  du  Mans,  le  général  Bour- 
baki  lui-même  avait  d'abord  proposé  pour  son  armée  un  mouve- 
ment à  peu  près  semblable  à  celui  qu'indiquait  Gbanzy.  C'est  le 
gouvernement,  M.  de  Freycinet  l'assure,  qui  avait  le  mérite  de 
s'être  montré  plus  habile  que  les  généraux,  d'avoir  imaginé  la  cam- 
pagne de  l'est,  et  M.  Gambetta,  en  puissant  stratégiste  qu'il  était, 
avait  bien  raison  de  se  prédire  à  lui-même  la  victoire  dans  sa  lettre 
au  général  Chanzy,  de  prétendre  que  la  Prusse  n'avait  dû  «  ses  suc- 
cès qu'à  nos  fautes,  »  mais  «  qu'une  expérience  cruellement  acquise 
nous  apprendrait  à  en  éviter  le  retour.  »  Malgré  une  si  parfaite  as- 
surance, Chanzy  était  tellement  pénétré  du  danger  de  cette  marche 
vers  l'est  dans  une  pareille  saison,  de  la  nécessité  de  concentrer 
tous  les  efforts  sur  Paris,  qu'il  s'obstinait  encore  à  faire  une  der- 
nière tentative  pour  ramener  le  gouvernement.  «  Je  trouverais  bonne 
l'opération  dans  l'est  de  Bourbaki,  disait-il,  si  le  résultat  pouvait 
en  être  plus  immédiat  pour  Paris.  Ces  considérations  puissantes  me 
font  toujours  insister  pour  l'adoption  et  l'exécution  à  bref  délai  du 
plan  que  je  vous  ai  proposé.  »  Cette  fois  on  répondait  à  Chanzy 
avec  une  certaine  mauvaise  humeur,  en  lui  faisant  assez  aigrement 
la  leçon  sur  sa  propre  situation,  en  lui  disant  avec  une  imperturbable 
outrecuidance  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  a  de  prendre  à  la  lettre  l'é- 
chéance du  général  Trochu,  »  qu'on  avait  d'autres  renseignemens, 
qu'il  ne  devait  pas  se  laisser  affecter  par  les  dépêches  du  gouver- 
neur de  Paris.  De  quoi  se  mêlait-il,  qu'avait-il  affaire  de  se  mettre 
en  rapport  avec  le  général  Trochu?  Il  n'avait  qu'à  écouter  le  gou- 
vernement de  Bordeaux,  à  ouvrir  comme  lui  son  âme  u  à  l'espoir 
que  devait  faire  naître  un  plan  d'ensemble  bien  conçu  et  bien  coor- 
donné pour  un  effort  suprême  et  décisif.  »  Ce  plan,  c'est  celui  qui 
qui  a  été  suivi,  —  et  qui  a  si  bien  réussi  I  Jusqu'au  bout,  ces  mer- 
veilleux stratégistes  tenaient  à  ne  pas  se  démentir,  et  peu  s'en  faut 
encore  qu'ils  ne  se  laissent  décerner  dans  les  banquets  du  radica- 
lisme les  ovations  des  triomphateurs  pour  avoir  sauvé  la  France  ! 

Je  ne  parle  pas  de  ce  fait  d'un  jeune  tribun  d'audience  s'improvi- 

(1)  Le  général  Chanzy  se  borné  à  faire  remarquer  qu'on  a  voulu  dire  probablement 


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77B  RETQB  :DE3  DBDX  MONDBS. 

iSELiit  diotttteur  d'une  natico,  ^w^  doutant  de  rien,  dMiaaat  des  leçons 
à  tout  le  monde,  eurtout  mx  diefis  militalras,  -et  oenfosdaAt  Bv- 
le-Sucftvec  Bar-«ur-Seiae,  comme  il-^vait  conibiuki  un  moump»- 
raront  Épinay^eur^Orge  avec  Ëpinay-^sor-Sette.  ie  veuxaeuleBent 
préciser  ici  deux  ou  trois  circonstanoeB  où  éclate  la  reaponsalHlilé 
de  ce  gouvernement  de  l'infatuation  agitatrice  et  stérile.  Ainsi  voilà 
une  situation  militaire  sur  laquelle  deux  généraux  expérimentés  ont 
la  même  opinion,  puisque  sans  s*étne .concertés  ik  proposent  on 
plana  peu  prësisenîblable.  N'imparte,  on  leur  dit  que  leor  planse 
serait  pas  efficace,  qu'on  a  un  autre  plan  beaucoup  plus  sûr  qui  va 
Cl  démoraliser  l'armée  allemande,  »  et  on  précipite  une  armée  fran- 
çaise dans  les  neiges  des  montagnes  de  l'est!  Autre  fait«  Voici  on 
{[énéral,  commandant  d'une  plaoe  assiégée,  qui,  non  plus  cette  fois 
dans  quelque  proclamation  banale,  mais  dans  le  secret,  dans  une 
intimité  virile  de  chef  militaire  à  obef  militaire,  dit  sincèrement, 
nettement  :  «  Nous  réûsterons  jusqu'au  20  janvier,  pas  une  heare 
au-delà!  »  On  n'en  tient  compte,  on  aime  mieux  se  fier  auxieosei- 
gnemens  du  premier  venu,  et  on  répond  à  celui  qui  a  reçu  ces  coa- 
fidences  qu'il  ne  doit  pas  «  se  laisser  affecter  par  les  dépêches  du 
général  Trocha,  »  qu'il  ne  fuit  pas  n  prendre  à  la  lettre  l'échéance  da 
général  Trocbu  !  »  Je  deauuide  amplement  oe  qu'ont  fiait  de  pliu, 
CQfmxne  imprévoyance  et  comme  incs^acité,  ceux  qui  ont  commencé 
la  guerre.  Ghanzy  devait  sourire  tristement  en  recevant  les  dépê- 
ches qu'on  lui  adressait,  en  voyant  une  telle  légèreté  unie  à  tant 
d'arrogance  au  moment  ut  allaient  se  décider  les  destinées  de  la 
France.  Quant  à  lui,  il  n'avait  plus  qu'à  se  renfermer  dans  son  r&le 
de  chef  de  la  deuxième  armée,  prêt  à  jouer  sa  diflidie  partie  daos 
l'ouest,  et  à  ae  porter  de  nouveau  sur  l'ennemi  ou  à  l'attendre  daas 
ses  positions  du  Mans,  à  l'abri  desquelles  il  c(»nmenfsdt  à  se  refaire. 

IV. 

Cban2y,  au  milieu  de  ces  délibérations  intimes,  n'avait  pas  perda 
son  temps  en  efiet  ;  il  s'était  établiau  Mans,  qui  devenût  pour  lui  ce 
qu'avait  été  Orléans  pour  le  général  d'Aurelle,  et  qui,  sans  être  pins 
^'Orléans  une  forte  position  militaire,  ne  laissait  pas  de  se  prêter 
à  une  sérieuse  action  défensive.  Le  Mansavait  l'avantaged'dtredans 
l'ouest  le  centre  d'un  réseau  de  chemins  de  fer  rayonnant  versloors, 
Angers,  Bennes,  Brest,  Cherbourg^  enfin  'Vers  Paris.  Placée  presque 
au  oonJluent  de  la  Sartbe  et  de  THuisne,  dans  une  sorte  de  triangle, 
la  ville  est  entourée  de  coteaux  qui  bordent  les  vallées  des  deux  ri- 
vières et  qui  peuvent  devenir  pour  elle  une  protectbn.  En  avant  da 
Mans,  sur  ce  terrûn  accidenté  et  boisé,  il  y  a  plusieurs  plateaux  gai 


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hk  /G0E1U  DM  nàMCM.  ,779 

semblent  nalnrettement  î»di<|iié8  pour  Ja  dâfenae.  L*ilû,  celai  ^ 
âargé,  «'étend  au  nord,  daiiB  la  direction  de  rEure^ret  enFocoupaiit 
4m  garde  l'intervalle  des  deux  rivières,  TouvertuFe  da  trkngle.dJn 
autre,  le  plus  important  peut-ôtre,  le  plateau  d'Auvours,  domine  àia 
fois  la  vallée  de  rHuisne  et  la  ligne  du  chemin  de  fer  de  Paris,  en 
môme  temps  que  la  route  de  Saint-^Cidaîs.  De  ce  poste  avancé,  on 
lient  les  communications  de  l'Huisne  pur  les  ponts  de  Champagne  et 
d'Yvré-rÉvèque,  et  on  peut  surveiltor  Tennerai -arrivant  par  le  Per- 
che. Plus  bas  enfin,  en  se  repliant  vero  Le  Mans,  on  dernier  plateau 
moins  étendu  est  traversé  par  trois  routes  qui,  partant  du  rend- 
point  de  Pontlieue  aux  portes  de  la  ville,  conduisent  à  La  Flèche 
par  Amage,  à  Tours  par  Ghàteau-du-Loir,  à  Yendôme  par  Parigné- 
rÉvêque  et  Grand* Lucé.  C'est  sur  ees  plateaux,  mis  autant  que 
possible  en  défense,  que  le  général  Cfaaniy  disposait  ses  forces. 
Jaurès  était  à  Sargé  avec  le  21*  corps;  le  général  Gou)ard  9rec  sa 
division  de  Bretagne  et  une  partie  du  17*  corps  occupaient  Auveuis; 
le  reste  du  17*  corps  et  le  16*  corps  étaient  en  avant  de  PontUene* 
Par  ces  dispositions,  on  «e  croyait  en  mesure  de  garder  eificacemeat 
la  vallée  de  THuisne  et  les  routes  du  Perche,  c'est-à-dire  Le  Mans* 
Ce  n'était  là  du  reste,  aux  yeux  du  général  Cbanzy,  que  le  dep- 
nier  rehtmcfaement  de  la  défense.  Tout  en  s'appliquant  à  s'établir 
et  à  se  fortifier  dans  ses  positions,  le  chef  de  la  deuxième  armée 
n'entendait  nullement  s'interdire  une  action  plus  étendue.  Bien  au 
oeotraire,  à  pehae  campé  autour  du  Mans,  il  s'occupait  d'organiser 
tout  un  système  d'opérations  avancées  par  des  francs-tireurs,  par 
des  reconnaissances  incessantes  de  cavalerie  légère,  par  des  oolonnes 
mobiles  de  l'armée.  A  partir  du  2S  décembre,  on  était  en  campagne. 
Le  général  Rousseau,  détaché  du  21*  corps,  remontait  par  le  che- 
min de  fer  de  Paris  vers  La  Ferté-Bemard,  appuyé  par  les  fraacs- 
iireurs  de  lipowski  et  par  Cathelineau,  qui  occupait«vec  ses  volon- 
taires la  forêt  de  Vibraye.  Le  i^énéiail  de  Jouffroy,  qui  commandait 
une  division  du  17*  corps,  se  iançait  avec  une  colonne  volante  en 
plein  Perche.  Legénéral  de  Curten,  qui  avait  réuni  quelques  traupes 
à  PoitkrB  et  qu'on  envoyait  à  Ghanzy,  devait  seconder  le  général  de 
Amffiroy  en  manœuvrant  lui-même  isur  le  Loir.  Le  général  Barry, 
qui  était  resté  avec  ce  qu!il  avait  de  timipes  vers  Ghâteau-du-Lc^ 
et  Ghahaignes,  avait  eon  rôle  dans  ees  opérations.  Ia  pensée  .du 
général  Ghansy  était  de  regagner  du  terrain,  de  se  rouvrir  un  pas- 
sage,  s'il  le  pouvait,  de  sonder  l'ennemi,  et  surteut  de  préserver  le 
chemin  de  fer  da  Mans  à  Tours,  qui  pouvait  lui  être  si  prédenx. 
/Dal&S  décembre  aux  première  joura  de  janvier,  on  était  en  mouve- 
snent,  Teocooirant  souvent  rennemi  et  sdiant  assez  loin.  A  la  fin  de 
déoemhfe,  le  général  de  Jouffroy  paraisBaît  en  face  de  Veiulème,>le 


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780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

général  de  Gurten  allait  jusqu'au-delà  du  Loir.  Pendant  ce  temps, 
que  faisait  l'ennemi?  Quelles  dispositions  prenait-il  de  son  c6té7 

Les  Allemands,  après  la  bataille  de  Vendôme,  n'avaient  pas 
perdu  de  vue  l'armée  de  Ghanzy,  ils  l'avaient  suivie  dans  la  pre- 
mière étape  de  sa  retraite;  mais  ils  s'étaient  arrêtés  presque 
aussitôt,  d'abord  pour  réparer  leurs  forces  par  un  repos  dont  ils 
sentaient  autant  que  nous  la  nécessité,  et  puis  parce  qu'avant  de 
s'engager  dans  l'ouest  ils  tenaient  à  voir  se  débrouiller  les  événe- 
mens.  Ils  avaient  l'œil  sur  Bourges,  et  se  demandaient  ce  que  deve- 
nait Bourbaki  avec  son  armée.  Tant  que  la  situation  n'était  pas 
éclaircie  de  ce  côté,  ils  ne  voulaient  pas  s'éloigner  trop  de  la  Lûre. 
Une  halte  de  quelques  jours  leur  donnait  le  temps  de  se  reposer  et 
de  démêler  plus  distinctement  ce  qui  allait  se  passer.  Pour  le  mo- 
ment, aussitôt  après  le  15  décembre,  le  prince  Frédéric-Charles 
s'était  replié  sur  Orléans  avec  une  partie  de  ses  troupes  du  m*  et 
du  ix«  corps;  le  grand-duc  de  Mecklembourg  était  allé  camper  à 
Chartres  avec  sa  fraction  d'armée,  observant  la  ligne  de  Paris  au 
Mans,  jusque  vers  Nogent-le-Rotrou.  Il  n'était  resté  à  Yendôme 
que  quelques  forces  du  x*  corps  pour  couvrir  les  abords  du  Loir  et 
surveiller  le  Perche,  tandis  que  la  plus  grande  partie  de  ce  corps, 
sous  le  général  Yoghts-Rhetz,  allait  se  présenter  devant  Tours  sans 
l'occuper  et  sans  pousser  plus  loin  ses  entreprises.  Durant  ces  quel- 
ques jours,  les  Allemands  se  tenaient  assez  tranquilles  et  se  bor- 
naient à  des  courses  d'éclaireurs  dans  le  rayon  de  leurs  canton- 
nemens. 

Cette  immobilité  d'ailleurs,  il  faut  bien  l'avouer,  ne  cachait  ni 
trouble  ni  hésitation  chez  eux.  Ils  avaient  l'orgueil  de  leur  force, 
la  confiance  des  victorieux.  Ils  voyaient  bien  qu'ils  n'étaient  pas  au 
bout,  qu'ils  allaient  encore  avoir  à  faire  quelques  rudes  dforts; 
mais  ils  se  croyaient  en  mesure  de  tenir  tête  à  toutes  les  difficultés, 
dussent-ils  avoir  à  poursuivre  Bourbaki  dans  l'est  et  Chanzy  dans 
l'ouest;  c'était  en  effet  ce  qui  se  préparait.  Assurément,  si  la  marche 
de  Bourbaki  vers  l'est  avait  eu  ce  résultat  heureux  de  jeter  de  l'in- 
décision dans  les  conseils  allemands  et  d'attirer  le  prince  Frédéric- 
Charles,  Chanzy,  resté  seul  en  face  du  grand-duc  de  Mecklembourg, 
aurait  pu  se  promettre  quelque  succès.  Il  n'en  était  rien.  C'est  au 
contraire  en  pleine  connaissance  de  ce  mouvement  que  le  quartier- 
général  de  Yersailles,  fixé  désormais,  se  décidait  à  déployer  toutes 
ses  forces,  à  frapper  les  grands  coups,  envoyant  le  général  de  Man- 
teuffel  dans  l'est,  tandis  que  le  prince  Frédéric-Charles,  n'ayant 
plus  rien  à  craindre  sur  la  Loire,  devait  se  lancer,  et  cette  fois  à 
fond,  sur  Chanzy.  Ainsi  de  toutes  parts  on  sentait  l'approche  de  la 
crise  suprême.  Le  bombardement  de  Paris  venait  de  conunencer;  à 


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lA  GUEBBE  DE   FRANGE.  781 

Test  et  à  Touest,  les  armées  marchaient  pour  se  rencontrer,  on  tou- 
chait à  des  événemens  décisifs. 

C'est  le  1''  janvier  1871  que  le  prince  Frédéric-Charles  recevait 
définitivement  de  Versailles  Tordre  de  reprendre  la  campagne  par 
une  vigoureuse  offensive  contre  Touest,  et  il  se  remettait  aussitôt  en 
mouvement,  laissant  une  division  hessoise  à  Orléans,  se  reportant 
lui-même  sur  le  Loir  avec  toutes  ses  troupes,  qui,  réunies  de  nou- 
veau aux  forces  du  grand-duc  de  Mecklembourg,  menaçaient  Le  Mans 
d'un  formidable  assaut  concentrique.  Dès  le  6  janvier,  les  Allemands 
étaient  en  pleine  marche.  Tandis  que  le  grand-duc  de  Mecklem- 
bourg restait  chargé  de  descendre  par  la  ligne  du  chemin  de  fer  et 
de  gagner  la  vallée  de  THuisne,  le  ix*  corps  prussien,  arrivé  à  Fré- 
teval,  devait  s'avancer  par  Danzé  et  Épuisay;  le  m*  corps,  débou- 
chant par  Vendôme,  devait  gagner  Azay  et  la  route  de  Saint^Calais; 
le  X*  corps,  placé  plus  bas  sur  le  Loir,  avait  sa  direction  par  Mon- 
toire.  Les  forces  que  le  prince  Frédéric-Charles  conduisait  à  cette 
entreprise  nouvelle  devaient, atteindre  près  de  80,000  hommes: 
c'était  beaucoup  contre  une  armée  peut-être  plus  nombreuse,  mais 
d'une  incohérence  à  désoler  les  chefs  les  plus  habiles.  Ce  terrain  du 
Perche  et  de  THuisne,  où  les  Allemands  s'engageaient,  était  juste- 
ment celui  que  sillonnaient  depuis  quelques  jours  nos  colonnes  mo- 
biles, de  sorte  qu'on  devait  inévitablement  se  heurter  à  chaque  pas. 
A  mesure  que  l'ennemi  s'avançait,  les  chocs  se  multipliaient  et  de- 
venaient de  plus  en  plus  vifs.  On  se  battait  un  peu  sur  tous  les 
points,  à  Courtalin,  à  Nogent-le-Rotrou,  sur  la  ligne  de  Paris,  à 
Vancé,  à  Sougé,  à  Courtiras,  à  Chahaignes,  dans  la  région  du  Loir, 
et  quelques-uns  de  ces  combats,  comme  celui  d'Azay,  étaient  des 
plus  meurtriers  pour  les  Prussiens.  Cette  agitation,  encore  à  demi 
obscure,  semblait  même  assez  grave  au  général  Chanzy  pour  qu'il 
crût  devoir  envoyer  l'amiral  Jauréguiberry  à  Château-du-Loir,  en 
le  chargeant  de  prendre  la  direction  de  tous  ces  détachemens  mo- 
biles qui  erraient  dans  le  Perche.  Malheureusement  les  colonnes,  un 
peu  éparses,  ne  pouvaient  que  se  replier  en  se  battant,  serrées  de 
tous  côtés  par  les  masses  allemandes,  qui  gagnaient  du  terrain 
d'heure  en  heure,  si  bien  que  le  9  janvier  la  situation  prenait  tout 
à  coup  un  caractère  des  plus  sérieux. 

On  n'en  pouvait  plus  douter  :  l'ennemi  s'avançait  sur  Le  Mans  de 
toutes  parts.  Déjà  il  se  montrait  à  Connerré  et  à  Thorigné  sur 
THuisne,  à  Ardenay  sur  la  route  de  Saint-Calais,  à  Grand-Lucé,  à 
Parigné-l'Évéque  sur  les  routes  de  Vendôme  ou  de  Tours.  Il  chassait 
devant  lui  tout  ce  qu'il  rencontrait,  et  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grave, 
c'est  que  les  troupes  françaises,  fatiguées  et  harcelées,  commen- 
çaient à  s'émouvoir;  elles  rentrûent  dans  nos  lignes  un  peu  en  dés- 


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782  RE^m  ras  deirb  mordes. 

ordres  On  abandonnaôt  des  postes  qofoii  woeàt  pu  ooaiiper 
et  qui  restaient  livrés  à  rennemi.  Chaniy,  Teyaot  le  ceicle  se  i 
serrer  autour  de  lui,  se  raidissait  cte  tMte  sob  énergie,  et  s'efforçait 
de  réagir  eontre  ce  coromencemeBt  de  dénuNralisation*  amnt  la  b^ 
taille^.  0  Nul  ne  doit  scmger  à  ht  retraite  sur  Le  Mans^  disait^il,  anas 
avoir  tenu  jusqu'à  la^  dernière  extrémîtô;..  La^  retraite  oe  noèsie  à 
rien,  elle  n^est  que  le prindpe' d'un  désordreque  nous  devonséiritsv 
&  tout  prix.  Il  faut  donc  que^  dès  èemaio,  dans  toutes  les  direetloos 
et  SRirtous  les  points  à  1»  fois,  on  reprenne  l'offHimve.  »  La^  cavale- 
rie devait  se  reporter  sur  GrandrLucé,  qu'elle  avait  abandonné  sans 
résistance.  Le  général  de  Colomb,  qui  commandait  le  17*  ooips^ 
devait  reprendre  Ardenay  sur  la  roule  de  Saint-Galais.  Le  géoéni 
Jaurès  devait  attaquer  l'ennemi  sur  rHuiane  à  Therigoé  et  à  God^ 
nerré.  Ces  résolutions  étaient  eertea  d'un  esprit  viril,  et  Gbaaxf 
avait  d'autant  plus  de  mérite  à  garder  toute  sa  fermeté,  qalt  se 
trouvait  malade  en  ce  moment.  Par  le  fait,  il  n'avait  pasbenôi 
de  s'occuper  d'une  offensive  devenue  diflSdle^  il  avait  bienrasKS  de 
se  défendre.  L'ennemi  marchait  de  lui-même  k  astre  rencontiev  fl 
dessinait  de  plus  en  plusses  mouveinens;  il  se  rapprochait  en  secoo-^ 
centrant;  Pendant  toute  la  journée  du  iO,  on  se  battait  sur  rna^^oer 
sur  la  route  de  Saint-Galais^  en  avant  du  plateau  d'Auvours,  sm  la 
front  de  Pontlieue.  Au  fond,  la  situation  ne  changeait  pas  seosiUe^ 
ment,  on  n'avançait  pas,  ov  ne  recnlaitpas,  on  testait  en  présenee* 
Le  soir  même,  Cbanzy  envoyait  an  gouvernement  une  d^>Aehe  o& 
il  dépeignait  la  gravité  de  la  crise,  où:  il  faisait,  passer  tout  le  feo. 
de  son  ân»e.  «  Les  armées  du  prince  Charles  et  du  graadt-dno  de 
Mecklembourg,  disait -il,  ont  redoublé  d'efforts  aujourd'hoi  sur 
THuisne  et  au  sud^est  du  Mans;  Pressées  detout  oAlés,  ne&oriooMa 
ont  dû  battre  en  retraite  sur  les  positicms-défensives  qui  leur  amâeat 
été  asngnées  à  l'avance.  L'action  a  été  des  plus  vives  k  Mbntfbrt^à 
Champagne,  à  Parigné-l'Ëvéque,  à  Changé;,  à  Jupilles;  Nous  assîmes 
ê^demment  en  présence  d'un  effort  des» plus  sérieux  de  l'enoBenÉet 
d'une  ferme  volonté  de  sa  part  d'en  finir  aveo  la  deuxième  arméeu 
Nous  allons  lutter  comra«  à  JosneSé  J'ordonne  partout  la  céststame 
à  outrance.  Je  défends  formrilement tMteratradte...  n 

Le  vrai  mot  de  cette  situation  critique,  c'est  que,  sansavoirnia^ 
lement  perda  ni  gagné  de  terrain  dans  la  jovmé&du  iO,  ramée 
française  se  trouvait  enfermée  tout  entière  dans  les  lignes  do  Mans, 
ayant  à  recevoir  d'un  instant  à  l'autre  l'assaut  de  80,000  honuaa& 
Ibut  se  préparait  pour  l'action'  au<  cansp  allemand.  L!ainste.  é« 
grand -duc  de  Mecklembourg  devait  oontinner  à  daasendre  par 
l'Huisne  pour  forcer  les^  passages  de  la  rivière  et.menaeer  de  Uis^ 
ner  JaurèSé  Leiu*  corps  prussien,  appayé  parléin^oorpsi  ètBl-* 


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Là  6UmBB  DE  nANGS;  TSffv 

chargé  d'aborder  les  positioi»  d'Anvonis.  Le  x^  corps  devait  âl^ 
yancer  sur  notre  aile  droite  dans  la  direetion  de  Pontlieae.  Au  camph. 
français,  tontes  les  dinpositieDS  de  combat  étaient  prises.  La  ^fease 
aysdt  été  distribuée  eatre  Tattiiral  Jauréguiberry  à  droite,  le  général 
de  Colomb,  qui  avait  ayec  lui  le  général  Goujard  au  centre»  et  le 
générsd  Jaurès  sur  la  gauche,  au*delà  de  THuisne.  Le  choc  décisif 
était  inévitable;  le  prince  Frédéric-Gharies  semblait  l'avoir  fixé 
pcmr  le  12,  il  éclatait  le  11.  Le  matins  la  neige  avait  cessé  de  tom*-^ 
ber,  le  temps  était  froid  et  clair.  A  neuf  heures  la  lutte  s'engageait^ 
à  midi  elle  était  générale,  le  feu*  couvrait  l'arc  de  cercle  de  nos  po«- 
âtiona.  En  définitive,  à  quatre  heures  du  soir,  la  bataille  n'était  pas 
perdue,  et  elle  avait  même  été  marquée  par  un  héroïque,  un  émou^ 
vaut  épisode  qui  se  passait  à  Auvours. 

Due  division  un  peu  af&ibKe  du  17*  corps  occupait  le  plateau; 
battue  par  Tartillerie  allemande,  bientôt  assailiie  brusquement,  eile 
n'opposait  qu'une  courte  résistance,  elles^enfuyait  en  désordre,  des"- 
cendant  vers  le  pont  de  THuisne  dans  une  inexprimable  confusion, 
et  laissant  le  plateau  aux  mains  des  Prussiens.  A  la  vue  de  cette  dé^ 
bftcle,  le  général  Goujard,  qui  gardait  le  pont  d'Ivré-l'Évéquev 
n'ayut  pas  de  peine  à  mesura  le  danger  de  la  situation.  H  corn-* 
prenait  que  sa  propre  division  pouvait  être  entraînée  par  la  panique, 
et  il  voyait  l'ennemi  maître  d'une  position  d'où  il  dominait  et  noe- 
naçait  tous  les  alentours.  Arrêter  à  tout  prix  la  déroute  et  reprendre 
le  plateau  abandonné  était  une  nécessité  suprême.  Le  général  Gou^^ 
jard  n'hésitait  pas.  Il  faisait  aussitôt  braquer  deux  canons  chargés 
à  mitraille  smr  la  foule  des  fuyards  en  menaçant  de  faire  feu;  il 
ralliait  un  instant  ces  malheureux,  puis,  rassemblant  les  forces 
qu'il  avait  autour  de  lui,  un  bataillon  d'mfanterie,  les  mobilisé»  de 
Rennes  et  de  Nantes,  il  se  disposait  à  marcher.  11  y  avait  là  encore 
des  zouayes  pontificaux  qui  avaient  été  fort  éprouvés  la  veille,  et  à 
qui  le  général  Goujard  adressait  ces  simples  mots  :  «  allons,  mes«- 
sieurs,  en  avant  pour  Dieu  et  la  patrie  !  le  salut  de  l'armée  l'exige.» 
Et  tous  ces  braves  gens  s'élançaient  au  bruit  des  trompettes*  qui 
smoaient  la  charge.  Les  Allemands  attendaient  de  pied  ferme.  On 
s'était  approché  à  vingt  pas  de  distance  sans  qu'un  coup  de  fusil 
eût  été  tiré,  lorsqu'une  formidable  décharge  abattait  les  premiers 
rangs  desassaillans;  mais  rien  ne  put  briser  l'élan  de  cette  vaillante 
troupe.  On  se  battait  corps  à  corps.  Le  général  Goujard,  conduisant 
l'attaque,  eut  lui-même  son  cheval  percé  de  six  balles.  Un  bataillon 
de  chasseurs,  qui  était  à  peu  de  distance,  accourait  prendre  part  à 
la  luttCt  et  en  fin  de  compte  on  avait  reconquis  le  plateau  d'Au- 
vovrs.  C'était  là  le  cèté  héroïque  de  la  bataille,  et  en  considérant 
sa  situation  le  général  Chanxy  avait  le  droit  de  la  trouver  bonne; 


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78i  REYCB  DES  DEUX  MONDES. 

il  n'avait  pas  été  entamé  malgré  les  énergiques  efforts  de  l'emiemi 
sur  tout  le  front  de  nos  lignes. 

On  en  était  encore  là  vers  six  heures  du  soir.  Le  général  Ghanzy 
prenait  déjà  ses  dispositions  pour  le  lendemain,  lorsqu'à  huit  heures 
il  recevait  la  nouvelle  la  plus  grave  et  la  plus  douloureuse.  Une 
des  positions  les  plus  importantes  à  Taile  droite  de  l'armée,  celle 
de  la  Tuilerie,  qui  couvrait  le  rond-point  de  Pontlieue,  avait  été 
abandonnée  presque  sans  combat  par  des  mobilisés  de  Bretagne 
saisis  de  panique  à  la  vue  d'une  colonne  prussienne  qui  s'avançait 
sur  eux.  L'amiral  Jauréguiberry,  informé  le  premier  de  ce  cruel 
accident,  pétait  hâté  de  donner  l'ordre  de  reprendre  au  plus  vite 
la  position  ;  mais  il  télégraphiait  bientôt  au  général  en  chef  :  «  Je 
reçois  des  nouvelles  désolantes.  On  n'a  pu  réussir  à  reprendre  la 
Tuilerie.  Les  hommes,  au  premier  coup  de  fusil,  se  sont  déban- 
dés... ))  Vainement  en  effet  un  officier  des  plus  énergiques,  le  gé- 
néral Le  Bouêdec,  avait  essayé  de  réunir  quelques  troupes  en  ayant 
de  Pontlieue  et  de  les  enlever  par  sa  vigueur.  Les  compagnies,  à 
peine  fotmées,  se  dispersaient;  les  hommes  épuisés  de  fatigue,  ef- 
farés d'un  combat  de  nuit ,  s'arrêtaient  et  se  couchaient  sur  la 
neige.  La  démoralisation  recommençait  et  se  communiquait  avec 
une  effrayante  rapidité.  Que  faire  cependant?  La  perte  de  la  Tui- 
lerie laissait  la  position  de  la  droite  de  l'armée  complètement 
découverte.  Avant  la  fin  de  la  nuit,  Chanzy  essayait  encore  de  pro- 
voquer une  tentative,  il  comptait  comme  toujours  sur  l'amiral  Jau- 
réguiberry, dont  il  connaissait  l'énergie;  il  lui  écrivait  :  a  Au  jour, 
vos  troupes  se  reconnaîtront  et  reprendront  confiance;  tout  peut 
être  sauvé.  »  L'amiral  répondait  d'un  accent  navré  que  depuis 
quatre  heures  ses  officiers  étaient  occupés  à  rallier  les  fuyards  sans 
pouvoir  y  réussir,  et  il  ajoutait  :  «  Je  suis  désolé  d'être  obligé 
de  dire  qu'une  prompte  retraite  me  semble  impérieusemeni  com- 
mandée. »  Cette  retraite,  à  laquelle  Chanzy  ne  voulait  pas  se  ré- 
soudre, elle  était  nécessaire  cependant,  et  en  la  subissant  le  général 
en  chef  écrivait  à  l'amiral  :  «  Le  cœur  me  saigne;  mais  quand  vous, 
sur  qui  je  compte  le  plus,  vous  déclarez  la  lutte  impossible  et  la 
retraite  indispensable,  je  cède...  »  C'était  le  dernier  mot  dramatique 
et  sombre  de  cette  campagne. 

Ainsi  après  plus  d'un  mois  d'efforts  et  de  combats,  après  s'être 
replié  successivement  d'Orléans  sur  Josnes,  de  Josnessur  Vendôme, 
de  Vendôme  sur  Le  Mans,  il  fallait  se  replier  encore,  épuiser  l'a- 
mertume des  retraites  inévitables.  Après  la  Loire,  le  Loir,  la  Sarthe, 
il  fallait  aller  sur  la  Mayenne.  Au  premier  instant,  Chanzy  avait 
songé  à  se  rejeter  vers  Alençon  pour  rester  à  portée  de  Paris  en 
s'appuyant  sur  les  lignes  de  Cherbourg.  Le  gouvernement  tenait  à 


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LA  GUERRE   DE   FRANGE.  785 

la  Mayenne.  On  se  mettait  en  mouvement  sur  la  Mayenne  et  sur 
Laval,  laissant  à  l'ennemi  une  ville  de  plus,  la  clé  de  l'ouest.  Le  12, 
à  deux  heures  et  demie,  le  général  en  chef,  demeuré  l'un  des  der- 
niers, surveillait  du  haut  d'un  mamelon  le  mouvement  de  retraite 
de  ses  troupes,  tandis  que  les  Prussiens  pénétraient  déjà  dans  Le 
Mans.  On  s'en  allait,  par  un  effroyable  temps  de  verglas  et  de  neige, 
non  sans  avoir  sans  cesse  à  repousser  l'ennemi,  qui  serrait  de  près 
nos  colonnes,  et  le  mal  le  plus  redoutable  était  la  démoralisation, 
suite  des  revers  obstinés,  des  pénibles  retraites,  des  privations  et 
des  fatigues.  Jauréguiberry,  Jaurès,  soutenaient  de  leur  fermeté 
cette  nouvelle  marche  en  arrière.  Ils  avaient  à  contenir  l'ennemi 
et  à  contenir  leurs  hommes,  qui  poussaient  le  découragement  et 
le  trouble  jusqu'à  se  laisser  renverser  ou  tuer  par  les  cavaliers  qui 
s'opposaient  à  leur  passage.  L'amiral ,  qui  dans  une  affaire  d' ar- 
rière-garde venait  d'avoir  son  chef  d'état-major  tué  à  ses  côtés,  son 
cheval  tué  sous  lui,  écrivait  avec  désespoir  :  a  Je  trouve  autour 
de  moi  une  telle  démoralisation  que  les  généraux  du  corps  d'armée 
m'affirment  qu'il  serait  très  dangereux  de  rester  ici  plus  long- 
temps. Je  suis  désolé  de  battre  encore  en  retraite.  Si  je  n'avais 
avec  moi  un  matériel  considérable  qu'il  faut  essayer  de  sauver,  je 
m'efforcerais  de  trouver  une  poignée  d'hommes  déterminés  et  de 
lutter,  même  sans  espoir  de  succès...  Je  ne  me  suis  jamais  trouvé, 
depuis  trente-neuf  ans  que  je  suis  au  service,  dans  une  position 
aiissi  navrante  pour  moi...  » 

Ces  vaillans  hommes  avaient  le  droit  d'échanger  ces  confidences 
d'une  tristesse  virile.  Depuis  un  mois,  sans  trêve  et  sans  repos,  ils 
luttaient  contre  l'invasion,  ils  lui  disputaient  le  terrain  pied  à  pied. 
Intimidant  quelquefois  l'ennemi,  fortifiant  leurs  soldats  contre  leurs 
propres  défaillances,  ils  avaient  soutenu  cette  campagne  avec  un 
mélange  d'habileté  et  d'héroïsme  qui  donnait  parfois  à  une  longue 
retraite  l'apparence  d'une  stratégie  menaçante.  Ils  avaient  fait  ce 
qu'ils  avaient  pu,  et  maintenant  ils  se  voyaient  éloignés  plus  que 
jamais  de  leur  but.  Une  fois  sur  la  Mayenne,  et  on  y  était  vers  le 
16  janvier,  on  avait  sauvé  l'armée,  mais  de  longtemps  on  ne  pou- 
vait plus  rien.  De  ces  trois  dramatiques  et  sanglans  épisodes  de  la 
guerre  de  France  qui  se  déroulaient  à  la  fois  dans  l'ouest,  dans  l'est, 
à  Paris,  le  premier  était  fini;  le  dénoûment  des  deux  autres  n'était 
pas  loin. 

Charles  de  Mazadb* 


TOME  CI.  —  1872.  5§ 


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L1BS 


r  ^1 


ALIENES  A  PARIS^ 


Lea'étttdtts  qiie  nOQ8tLiron8^€onsacréeft:àrftdoiiiii8traiioai 
pale  de  la  Ville  de  Paris  ont  fait  conBaltnrl«S(!élaUiaâefli«aa4)oe 
l'assistance  publique  réserve  am  malades,  aiis.iiiiimieaf  aux  eafiîns 
tnDuvéSi  aox  vieillards  indigena;  poursuivant  l'exaineD  de^cceltror- 
ganisaiion  ho^pitalièret  nous  arrivons. &.i]aa:catégvis^'ijid^râlat 
qui  tienneot:  à.  la  fois  du  malade  et.derrififimttvAHzquelfloa  adû 
affecter  des  maisons. spéciale. qui  pavUcipeut  deJ'bôpkalieide^lV 
silBi  car  on.^  y  peut  rester  temporairemeAttOu  toojowSt  scloft.98 
le  mid  est  transitoire  OU)  incuraÛe.:  ilâ'agit  deaiditoéSi. 

Il  est  néeessaire  de  bieujcôBnaftireileiniéG&fiisiBetdotUloi'qm^ 
tout  en  le»  protégeant^. garantit  lar^saosété)  det visiter,  les. oÉtpi^ 
fiques* hospices  récemment  ouverts  et.expressfoieot .coosiruits ipoor 
lèsaliénés-f  d'indiquer  à  quel  traitement xalioan^ices  matheaieaz 
80Dt  assajettis,  et  de  tracer  le. rôle  de  .la.  asienootaliémâte;  omMi 
avant  d'abôrfler  les  notions,  pratiques^^ 3  oenvient  de  reveuîr/sa 
point  de  di^part  de  cette  science,  qui  semble  toute  nouvelle^.de  voir 
le  long  obscurcissement  dont  elle  a  été  enveloppée  pendant  tant 
d'années,  de  raconter  comment  elle  en  est  sortie  à  la  fin  du  siècle 
dernier,  et  d'expliquer  brièvement  quelles  lamentables  erreurs  l'hu- 
manité a  commises  dans  l'appréciation  de  cette  maladie  matériel^ 
qui  se  manifeste  par  des  désordres  de  l'intelligencet  et  qu'en  lan- 


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L£8  AUEOfEâ  A  PABIS^  787 

gag^^aA^iRBon^iminB  la,  f^liel HionB-n'^ia  iBerareronB^queiiiiem 
les  !piiogcëB  •quer^Dotre!  époque- a^  réalÎBéa:  daoB  le^douH^ 
riM  .el;d&:la;8ai6fioe  expâôiiwntalai' 

L 

Locsque  ro&étadie  l'instoire  de.râliéoal»!!*  mentodev  om  reste 
SBipris'devoir  que  les  presoriptâons  de  doaceur;  adoptées  unirorn 
settement  aujourd'hui,  ont^été  fsrirailéeB' très  mitemest  parles 
aaitses.de  la. science  médicaie  a«r  premiers  temps  de- l'ènediiéf- 
tîsmieL  Arétée  ^de^  Gappaéeoe' recommande*  de^  n'useir^  pour  maiolie^ 
niff'les  maniaques  fûrieu^  que  de  liens irès-fiexibles  et  iFëstsouplea, 
^SLv  (0 lesmoyeas de: répressien  employéSfbpnlatemeD^  loia  de^eali- 
merlai  surexcitoitioci,  ne  fout  que  l'exaspérer:  n^Gaiîea  le'.piremier 
dédare  quele  trouble  des  facollésidereateDdemeni  provient,  d^sme 
lésÛBoar  des. organes,  de  la  pensée^  qvi  8eiitriskiiéstdaiis''le  oerveaii. 
Les  fepmeB.de  folie  qui  doivent  plusitard.  envoyer  tant.de  maUieoi- 
reox  à;  la^mert  sent  connuee,  et  un  Mar6eUlls^de'Séide-déerfiàieIl 
assez  méchans  vers  les  souffrances  des  malades  qui,  poussé»  par 
IsQr'âètirev  xoorent  la  nuit  dans- les  bois^  s'assoiettt  sur  les'tdm- 
bouixet  bavleot  oontmeules' chiens  ^i  regardant  la  lune;  pour,  le 
poàie-,  cesi>ot deshomsnes atteints  de lyeanthropie;  pour  lemoyi^n 
â@e\xe;8ont  de6<iottps^garoaSf  et  le  bûcher  les  attende  II  n&iaiit 
poîot  croire  pourtant  qoef  dans  ces  temps:  reculés < la. thérapeutique 
éftail^  irréproobable-et  conforme  au  sage  esprit  :d*bb8ervaiioni  dont 
pi  ii8!d/uQ. médecin,  faisait  preuve.  Âlexandrede  Tralles  recommande 
séneuseraent  de  porter  un  morceau  de.peau.arrachéé  au  front d'cra 
•âne-'oaun^clou  enlevé  à^ua^ vaisseau  naufragé,  et  de  boise' dot^vin 
attqpiBl'pn^ aura:  mêlé  la -cendre  d'un  maoCeaui  de  gladiateur  ^blessé. 
A4 4:ette^' époque' (56&),  les  potions  deviennent  dest^hîitres^  lea^re»^ 
mèdea  sont  des  charmes;  la  magie,  qui  bientôt  envahira  tout,  ipth 
•nètt*«  la;soienoe  tiu'elie  va  remplacer;  elle  s'iétabliira  si  victomeusuh 
naunt,  aidée:  par  l'amour  natunel  de  rhomme  pour  le'  ra:erveiUeiis, 
que  çlo  4emps.de  Montaigne  elle  duceraeoeore'(l). 

Pâuld'Égtne,  cent  ans  plus  tard,  semble  échapper  au&ténèbneB 
envabissaates  et  se  guider  encore  par  la  lueur  du.raîsonnenieuL 
Pftrfami  des'frénétfques;  il  reprend  les  idéesid'Anéléeiet.demaade 

fiy  »Ce  choîn/mesaio'de  la'pkiiiiart  de  Iturs^drogae»  estauTcanenflnCUij»«érl«iii 
«iîdiTln<3  iecf>iQd(|^iioha  d*une  tortue^  rurtne-d'aii  Jésard,  l»,ûttiite  d'wi'ôl<^pteMil^.le 
fo^  d'uae  taulpe,  4lu  Raag^iré  soubs  l'aile  droRa  d*uo  pigeoo  blanc;  et  poorr  nous 
aâltreai.choiiqueux  (tant  ils  abusent  dendaigneusement  de  notre  misère)  des  crottts 
dleMt  pplvi^Hs^B  et  tulles  autres  Bingeries  qui  ont  ptus  le  vhwge  d'ba  encbântomiat 
mgieieA'qacd^soieBwrMllÉe.  a  M^alaîgaei  Eésah,  livra  11^  ebap«'37; 


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78S  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  liens  rendus  nécessaires'  par  la  violence  désordonnée  de 
leurs  mouvemens  instinctifs  soient  disposés  de  manière  à  ne  jamais 
leur  causer  la  moindre  irritation.  Il  attache  à  cela  une  grande  im- 
portance, il  insiste,  il  se  répète,  a  On  doit  toujours  employer  avec 
eux  la  douceur  et  jamais  la  force;  autant  que  possible,  il  faut  dis- 
simuler, masquer  la  saveur  désagréable  des  médicamens  qu'on 
leur  fait  avaler.  »  C'est  la  dernière  trace  d'intelligence,  d'observa- 
tion, d'esprit  pratique  que  l'on  rencontre  ;  on  dirait  que  les  méde- 
cins vont  partager  la  folie  des  maniaques.  Non-seulement  l'aliéné 
ne  sera  pas  un  malade,  il  ne  sera  même  plus  un  homme,  ce  sera 
une  sorte  d'animal  farouche  et  redouté,  moitié  bêle  et  moitié  démon  ; 
dans  l'horreur  qu'il  inspire,  on  le  dira  possédé  de  Satan  et  on  le 
jettera  au  feu.  Lorsque  le  progrès  des  mœurs  aura  fait  comprendre 
l'inanité  de  ces  rêveries  cruelles,  on  se  contentera  de  l'enchatner 
comme  un  fauve  dangereux,  et  il  faudra  que  rhumanité  attende 
onze  siècles  avant  que  Philippe  ]?ihel,  —  le  grand  Pinel,  —  vienne 
affirmer  avec  audace  contre  tous,  par  une  expérience  publique,  la 
sagesse  des  principes  posés  par  Paul  d'Ég'me  et  par  Arétée  de  Cap- 
padoce. 

Le  moyen  âge  fut  une  époque  d'effondrement  :  tout  disparait 
dans  le  gouffre  sans  fond  de  la  scolastique  et  de  la  démonologie; 
la  médecine  n'est  plus  qu'une  série  de  pratiques  superstitieuses; 
telle  plante  est  bienfaisante,  si  elle  est  cueillie  à  la  lune  nouvelle,  et 
sera  mortelle,  si  elle  est  cueillie  à  son  déclin.  C'est  le  règne  delà 
sorcière;  la  vieille  Hécate,  dont  le  culte  dans  certaines  contrées  do- 
rera jusqu'aux  premiers  jours  de  la  renaissance,  gouvernera  le 
monde.  La  science,  l'art,  la  littérature,  ont  sombré  dans  ce  grand 
naufrage;  il  n'y  a  plus  que  guerres,  batailles,  pestes  et  famines; 
on  doute  d'un  Dieu  que  Ton  invoque  en  vain,  et  l'on  se  donne  à 
Satan.  La  croyance  au  diable  était  générale;  le  monde  était  un  en- 
fer. Or  la  science  dit  et  l'expérience  prouve  que  les  idées  ambiantes 
sont  saisies  par  les  aliénés  avec  une  rapidité  extraordinaire  et  un 
ensemble  en  quelque  sorte  épidémique.  Nous  l'avons  vu  de  nos 
jours  :  selon  que  la  France  est  gouvernée  par  un  roi,  un  empereur, 
un  président,  les  malades  atteints  de  la  monomanie  des  grandeurs 
affirment  qu'ils  sont  le  président,  l'empereur  ou  le  roi;  lors  delà 
loterie  du  lingot  d'or,  nos  asiles  étaient  pleins  de  pauvres  gens  qui 
croyaient  l'avoir  gagné;  à  l'heure  qu'il  est,  de  fort  honnêtes  femmes 
fatiguent  les  médecins  de  la  Salpêtrière,  de  Sainte-Anne,  de  Vau- 
cluse,  de  Ville-Évrard,  en  leur  jurant  qu'elles  sont  des  pétroleuses, 
et  des  hommes  d'un  patriotisme  irréprochable  racontent  en  pleu- 
rant qu'ils  ont  guidé  les  Prussiens  sur  les  hauteurs  de  Sedan.  Il 
n'y  a  donc  rien  que  de  naturel  dans  cette  possession  diabolique 


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LES  ALIlÉiVés   A  PARIS.  789 

qui  étreignit  le  moyen  âge  et  dura  si  longtemps,  julqu'en  plein 
xviii*  siècle  (procès  de  la  Cadîère,  4731).  Les  populations,  éner- 
vées par  les  avanies  incessantes  des  gens  de  guerre,  réduites  par 
les  privations  de  toute  sorte  à  un  état  d'effroyable  anémie  dont  on 
peut  voir  la  preuve  et  suivre  la  trace  sur  les  maigres  statues  accro- 
chées au  flanc  de  nos  cathédrales,  ne  regrettant  rien  du  passé  et 
n'espérant  rien  de  l'avenir,  n'étaient  que  trop  disposées  aux  mala- 
dies mentales,  et,  ne  comprenant  rien  aux  troubles  étranges  dont 
elles  étaient  la  proie,  elles  ne  pouvaient  expliquer  cet  état  morbide 
qu'en  l'attribuant  à  l'inteiTention  du  diable.  Celui-ci  avait  bon  dos, 
et  pendant  près  de  cinq  cents  ans  il  porta  le  poids  de  la  folie  et  des 
exorcismes. 

Tout  y  prêtait  d'ailleurs,  on  voyait  des  démons  partout  :  ubtque 
dœmon.  Les  adeptes  d'une  secte  religieuse  crachaient,  toussaient, 
se  mouchaient  sans  cesse  pour  rejeter  les  diables  qu'ils  avaient 
avalés.  La  tradition  est  restée  dans  les  habitudes  populaires;  on 
dit  :  Dieu  vous  bénisse!  à  ceux  qui  étemuent;  c'est  un  démon  qui 
s'évade.  Nul  n'échappait  à  ces  croyances  :  un  prieur  se  faisait  gar- 
der jour  et  nuit  par  200  hommes  d'armes  qui  frappaient  l'air  de 
leurs  épées,  afin  de  couper  en  deux  les  démons  qui  oseraient  s'ap- 
procher de  lui  ;  c'étaient  de  purs  esprits  cependant  :  qu'importe? 
on  espérait  les  effrayer,  peut-être  les  anéantir.  Encore  quelque 
temps,  et  l'on  ira  plus  loin  dans  l'absurde;  on  les  citera  à  compa- 
raître en  personne  devant  les  tribunaux  ecclésiastiques  ou  à  donner 
pouvoir.  Singulière  et  douloureuse  époque  !  les  possédés  et  les  exor- 
cistes étaient  aussi  fous  les  uns  que  les  autres,  car  ils  étaient  tous 
de  bonne  foi. 

Les  idées  philosophiques  ou  plutôt  religieuses  qui  dominaient 
alors  aidaient  encore  à  ces  conceptions  délirantes  et  leur  donnaient 
un  point  d'appui.  L'homme  était  double  :  d'un  côté  la  chair,  ma- 
tière terrestre,  apte  aux  péchés  qui  s'y  acharnent,  destinée  aux 
vers  qui  l'attendent  à  l'heure  de  son  inéluctable  dissolution,  de 
l'autre  l'âme,  émanation  directe  de  la  Divinité,  pur  esprit  qui  ne 
doit  que  traverser  cette  vallée  de  misères  pour  aspirer,  pour  at- 
teindre aux  ineffables  splendeurs  des  régions  célestes.  Les  livres 
saints  n'ont-ils  pas  dit  :  «  La  poudre  retourne  à  la  poudre,  l'esprit 
remonte  à  Dieu ,  qui  l'a  créé?  »  Le  corps  n'est  que  l'habitacle  de 
rsme,  temple  ou  caverne,  selon  que  l'éternelle  invisible  se  garde  à 
Dieu  ou  se  donne  au  démon.  C'est  donc  sur  l'esprit  seul  qu'il  faut 
agir  lorsque  l'esprit  est  malade,  puisqu'il  est  régi  par  des  lois  spé- 
ciales, qu'il  a  une  destinée  particulière  et  qu'il  n'a  de  commun  avec 
là  matière  qu'une  juxtaposition  momentanée.  C'était  s'éloigner  sin- 
gulièrement du  galiénisme  et  de  cette  doctrine,  si  sage  pour  un 


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no  BEVBE/.9ES  BE1ÏX  .aiORSES* 

wAtiecm,  cl&'Aoigiier;àla<fois  TAme  et  }e>  corps.  On  poarsatvût,  î{ 
faut  le  reofiDoalire,  onJcIéàltle  pureté  qui  ne  manque  ïpas 4e  gnm* 
dear;  à  forée  jdeiMKiioipôiever,  suMiroer  Tesprit,  OD'on-arriTaooa- 
affiikment  Â  imépscifier,  tmàis  à  briser  la  majàîèperToyant  en  «Ue 
kmtes  les  oanses  tie  Féfvcites  qui  poussaient  au  mal,  on  Toaiait  l'a- 
ttéamtir  à. force  de  jeûses,  de  macérations,  de  privations  de  tooie 
sorte.  Il  .se  ^pvodiûsit  sAors  un  fait  pathologtifue  (fu'on  n*avait  pu 
pvéi9oir  et  qu'on  ne  satr  reconnaître  :  la  matière  surmenée,  émaciée, 
aoxvmlrie^t  perdit  son  équilibre  et  rendit  l'esprit  mdade.  Ge^ 
théorie  de  ia  séparation  de  Thomme  en  deux  parties^^n-seulemeat 
dktioctes/maiS'adTenBes,  eut  un  résultat  bien  plus  grave  :  die  pé- 
nétra la  science,  qui  la  reçut  toute  faite  comme  une  tradition  res- 
pectée, et  elle  pesa^snr  la  thérapeutique,  qu'elle  n^tralisa  pendant 
des  siëoles;  quaod  firoussais  la  combattit  vers  18S8,  «n  eria  au 
blasphème,  et  -on  l'accusa  de  a  saper  les  bases  »  de  tooâe  sodélé 
dviÙsée.  (Non,;  les  facultés  de  l'esprit  ne  sont  point  indépendantes, 
eUes  sont 'soumises  aux  afTections  de  la  matière,  à  laqueUe  elles 
sont  liées.  Les  travaux  de  Claude  Bernard  ne 'peitventia«joard*hui 
laisser  aucun  doute  ià  cet  ^ard;  il  suffit  de  prendre  une  forte  dose 
dcsalfate  de  quinine  pour  perdre  momentanément  ;la  méoioirp,  et 
d/tvaler  du  hasobioh  pour  devenir  absolument  fou  pendantun  temps 
plus  >(KD  moins  long.  Qui  donc  oserait  soutenir  aujourd'hui  que  le 
parfunif  d'une  fleur  peut  être  malade  sans  que  la  fleur  aoît  makde 
eUe^ntôme?  Rien>  dans  oette  vérité  soientifique,  'appuyée  sur  me 
série  d'observations  éclatantes,  ne  peut  blesser  le  spiritualisme  le 
plus  rigoureux,  ni  infirmer  4es  destinées  de  notre  âme  iflMaortdle. 
Tonte  altf^ratîon  de  l'esprit  est  consécutive  d'une  altémtim>  de  la 
matière,  c^ef^t  là  un  principe 'absolu  dont  il  ne  faut-jamaâs  dévier 
lorsqu'on  veut  apprécier  sainement  les  maladies  meniates,  et  c'est 
pour  n'avoir  pas  conmi  ce  principe  que  les  temps  antérieuis  au 
xtx^  siècle  ont  fait  fausse  route  et  ont  6té  enlrainéis.àidea  cniantés 
sans  pareiiles.ill  n^était  pofipt  prudent,  en  ces  jours  d'ignofaace, 
d'essayer  de*  combattre  la  folie,  et  l'on  y  courait  risque  de  iaTvie. 
Deux  Gascons  en treprenans,  ermites  de  Saint- Augustin  et  ther- 
eiuMit  fortune,  ^avaient  promis  de  'guérir  ce  qu'on  appelait  «Toc- 
oupaiion  »  detharies  VI;  ils  lui  firent  boire  des  philtres  où  Vim 
avait  ^mèlé  des  perles  fines  réduites  en  poudre;  surce  màHrenraux 
atteint  de  délire  mélancolique  entrecoupé  de  stupeur  'et  d'accès 
fiirieux,  ils  prooencèrent  des  paroles  magiques  *qui  dM^euraiiet 
inutiles,  car  elles  étaient  neutralisées,  disaient-dls,  parJes  S(nrti* 
déges  'et  les  incantations  du  barbier  royal.  Cette  ooméfiedeia 
qeelque  temps,  et  finit  mal  pour  Jes  deux  principaux  aoteu»; fil 
feront  dé^dés  en  plaee^  de  Grè^  pari^éii^eàe'f^ari3,'pronie- 


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£B5  ALUBRSS  A  PABIS.  791 

fiés>p«rJ8S!ruBS,<ééoapités,:o(n]{)és  «n  moreeftux,  et  les  lambeaux 
de  leurs  corps  fanent  ftccrocèës. aux  portes  ide  Ja  ville  (1299).  il 
n'y  .a  pas  que  leripMiTre  roi  de  France  qui  soîtJea;  l'heure  >ap- 
in^ocbe  où  œèteétraiigeépîdéinie^iierveuaâ,  la  danse  macabre,  cas*- 
«on  fûrieuse^qai  faiti  danser  :fréoéU<|fleflieiit,  va  entraloer  leACHide 
eujrnMné;  pour  les  Allemands,  c*«st  la  danse  de  SaiiR-Wit;  pour 
nouSy  c'est  la  danse  de  Saint-Guy;  pour  les  fioJlandais,  c'est  la 
danse  de  Saînt-^Iean;  peur  les  Italiens  de  la  Pouide  et  des  Gala- 
l»eB,'duxiT''  2uixTin®  sièele,  c'est  le  tarentisnie,  la  danse  de  la  ta- 
rentule; ipouK  le6.yaaa/7ers.du.MenBiouth8bire,  ce  sera  vits  17S5  un 
èonunage  rendu.àDÎeuren  souvenir  .de  David,  qui  dansa  devant 
raccbe;  pour  les  médecins,  c'est  tout  simplement  la  ciiaràemanie, 
affection  fwrveosebizarre,  lacilement  contagieuse  par  Bympalhie,  et 
qui  tnte  souvent  s'alliaà  Ia:manie  religieuse.  .Les  voyageurs  qui  de 
nos  jours  enoœre^otassisté. aux  ëxercicesdes  derviches  hurleurs  et 
des'derviches  tourneurs  dans  quelque, grande  ville  de  TOrient,  ou 
pendant  Lane  des  fôtes  de  l'Islamisme,  n'en  douteront  pas.  Au 
XT*  fflècle,iia({olfea«u  sur  les  deslânéesde  notre  pays  ueeinfluence 
extnuMxlinaire;  «elle  nousperdit  et  nous  sauva.  Le  délirede  Charles  VI 
conduisit  au  .traité,  de 'Tix)yes  qui  livrait  la  France  à  l'Angleterre;  les 
halluciaations  de  Jeanne  d'Arc  rejetèrent  bois  du  territoire  l'élé- 
ment étranger  qui  s'y  était  implanté. 

A  cemoinent,  nul  savant  ne  s'occiipe^t-il  de  l'alit^nation  mentale 
etn'indique-t-^il  unemétbode  pour  la  combattre?  Celui  qui  en  parle 
aurait  mieux: fait  ide  se  taire.  Jacob^Sylvius  recommande  de  frapper 
les  fous,  et  de  ne  leur  adresser  que  des  paroles  de  violence.  Pour 
reconnaître  la  phiiSnesie,  qui  est  un  «érysîpële  intérieur  du  cerveau,» 
il  indique  un  procédé  fort  simple  :  appliquer  sur  la  tête  de  la. craie 
délayée  dansée  reau;.là  où. la  pâte>séchera  là  est  le  siège  du  maL 
Ge  n'est  pasiparde  tels  moyens  qu'on  pouvait  remédier  à  ces  affec- 
tions mentales,'  qui  se  répandent  avec  le  cavaotëi^e  d'épidénûe  et 
enviUseent  des  pays  entiers.  —  Vers  l&Sô,  on  découvre  tout]  à 
coup  «que  lesihabvtans  du  pays  de  Vaud  adorent  le  dâable,  lui  jurent 
obéissance  et  se  i  nourrissent  denouveau*nés  non  encore  baptisés. 
La  tovture  aida  singulièrement  aux. aveux  de  ces  démonolàtres,  et 
les  bûclieps  flambèrent  si  bien  que  la  contrée. devint  déserte.  Dans 
les  dépositions  citées  par  Nider  dans  son  MaUeus  maleficorumy  on 
voit  apparaître  pom*  la  première  lbis:cette  fameuse. graisse  des  sor- 
cières qui  plus. tacd' aura  tant  d'importance  dans  les  procès  pour 
cause  de  magie,  onguent  diabolique. dont  11  suffit  de  se  frotter  le 
soir  pour  être  initié :à 'tous  les  mystènes'des  royajmies  inférieurs  et 
ponr:;n8Bister  aux  tf^es'du  sabbat.  [11  est  certain  que  la  médecine 
des  «bonnes  feonnes  »  était  fort  «nvDgQe>à  cette  époque,  que  les 


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792  REVUE   DES  DEUX  HONDES. 

plantes  abortives  étaient  connues,  et  qu'on  n'ignorait  pas  que  cer- 
taines solanées  troublent  rimagination  jusqu'à  donner  le  délire  et 
à  produire  la  folie  artiGcielle.  Ce  que  tout  le  monde  sait  aujourd'hui 
était  alors  un  secret  qu'on  se  transmettait  en  tremblant  à  Toreille; 
le  datura  stramoniumy  la  belladone,  la  mandragore,  plantes  véné- 
neuses, mortelles  à  haute  dose,  consolantes  à  dosage  modéré,  stupé- 
fiantes ou  excitantes  selon  le  tempérament  particulier  de  celui  qui 
en  fait  usage,  ont  dû  être  employés  pour  amener  l'esprit  à  des  hal- 
lucinations dont  le  souvenir  gardait  tous  les  caracières  de  la  réalité. 

Ce  fut  un  prêtre^  docteur  en  Sorbonne,  nommé  Édelin,  qui  le 
premier  osa  publiquement  prêcher  en  Poitou,  1453,  que  toutes  les 
saturnales  diaboliques  pour  lesquelles  on  envoyait  tant  de  gens  au 
bûcher  et  à  la  potence  n'étaient  que  des  rêveries  maladives,  fruits 
du  sommeil  ou  d'un  cerveau  dérangé,  et  qu'il  était  cruel  de  faire 
périr  ces  innocens,  dont  le  seul  crime  consistait  à  être  dupes  de  leur 
imagination  mal  réglée.  Plus  tard,  en  1520,  l'exorciste  Grillandus, 
inquisiteur  à  Arezzo,  ne  craindra  pas  non  plus  de  déclarer  que  la 
plupart  des  sabbats  sont  imaginaires,  que  des  personnes  faibles, 
nen^euses,  suj^^ttes  à  agir  la  nuit  pendant  leur  sommeil,  croient  y 
.assister  quoiqu'elles  n'y  aient  jamais  mis  le  pied.  Édelin,  qui  voulut 
ramener  la  justice  de  son  temps  à  quelque  humanité  pour  les  mal- 
heureux, parut  avoir  plaidé  sa  propre  cause.  Appelé  à  8' expli- 
quer sur  sa  théorie,  qui  alors  était  considérée  comme  attentatoire 
à  tout  état  social,  il  fut  frappé  d'aliénation  mentale,  avoua  qu'un 
bélier  noir  qu'il  possédait  n'était  autre  que  Satan.  Il  ne  fut  point 
brûlé  :  son  supplice  fut  plus  long  et  ne  se  termina  qu'avec  sa  vie; 
on  le  condamna  à  un  in  pace  perpétuel,  à  être  enmur^,  comme 
on  disait  alors.  Par  suite  de  la  maladie  dont  il  fut  atteint,  Ëdelin 
passa  pour  avoir  été  l'avocat  du  diable.  Honstrelet  raconte  en  dé- 
tail l'épidémie  de  démonolâtrie  qui  en  1&59  s'empara  d'une  no- 
table partie  des  babitans  d'Arras,  surtout  des  femmes,  et  qui  se 
termina,  comme  toujours,  par  des  auto-da-fé.  Le  chroniqueur 
semble  ne  pas  trop  croire  à  toutes  ces  rondes  sataniques  et  à  l'in- 
tervention directe  du  diable,  car  il  dit  le  mot  tout  net,  le  vrai  mot 
que  nous  dirions  aujourd'hui  :  a  pour  cette  folie  furent  prins  plu- 
sieurs notables  gens  de  la  dicte  ville  d'Arras  et  aussi  aultres 
moindres  gens,  fenmies  folieuses  et  aultres.  » 

Au  XVI*  siècle,  on  brûle  littéralement  partout,  et  l'on  n'épai^e 
même  pas  les  malheureux  qui  sont  reconnus  pour  être  des  fous 
avérés.  L'Allemagne,  TEspagne,  l'Italie,  la  France,  sont  la  proie  du 
démon,  nul  n'échappe  à  ses  tentations  :  dans  le  château  de  Wart- 
bourg,  le  diable  apparaît  à  Luther  et  lui  révèle  le  mystère  sacrilège 
des  messes  privées;  Pic  de  La  Hirandole  est  témoin  des  visions  de 


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LES   ALIÈNES    1  PARIS.  793 

SavoTiarole,  et  Mélanchthon  înteiToge  des  spectres  qui  lui  répondent. 
Hélas I  un  des  plds  grands  hommes  que  l'humanité  ait  produits,  un 
homme  qui  fut  aux  temps  modernes  ce  qu'Hippocrate  fut  aux  temps 
anciens,  Ambroise  Paré,  ne  trouve  pas  dans  sa  haute  raison,  dans 
son  expérience,  assez  de  force  pour  résister  à  la  contagion  de  ces 
idées  fausses;  lui  aussi  il  croit  à  la  possession,  aux  pactes,  aux  soris 
par  lesquels  les  associés  du  diable  peuvent  porter  préjudice  à-  la 
santé  et  à  Tentendement  des  gens  qu'ils  poursuivent  de  leurs  malé- 
fices; il  énumëre  «  les  cacodémons,  les  coquemares,  les  gobelins, 
les  incubes,  les  succubes,  les  lutins;  »  il  dit  que  souvent  «  on  les 
voit  transmuer  en  boucs,  asnes,  chiens,  loups,  corbeaux,  chat-huans 
et  crapaux.  »  —  «  Ceux  qui  sont  possédés  des  démons  parlent  di- 
vers langages  incognus,  font  trembler  la  terre,  esclairer,  tonner,... 
soulèvent  en  l'air  un  chasteau  et  le  remettent  en  place ,  fascinent 
les  yeux.  »  Si  Ambroise  Paré  en  était  là,  que  penser  des  autres? 
Tous  les  démonolâtres  qui  aujourd'hui  vivent  en  si  grand  noipbre 
dans  nos  asiles  d'aliénés,  tous  les  théomanes,  les  mélancoliques 
avec  hallucinations,  examinés  par  lui,  eussent  été  reconnus  possé- 
dés, sorciers,  inspirés  par  Satan,  et  eussent  grossi  le  nombre  de 
tant  de  pauvres  malades  victimes  des  préjugés  de  l'époque. 

Il  y  a  cependant  au  milieu  de  ces  rêveries  une  observation  bonne 
à  recueillir  et  dont  la  science  a  pu  tirer  parti  :  le  diable  prend  vo- 
lontiers différentes  formes  d'animaux.  Les  hallucinations  de  cette 
nature  ne  sont  pas  rares  chez  les  aliénés,  surtout  chez  les  alcooli- 
ques :  ils  voient  souvent  des  serpens  ramper  vers  eux,  et  ils  éprou- 
vent alors  des  angoisses  qu'il  est  difficile  de  calmer;  pour  peu  que 
le  malade  soit  enclin  à  la  théomanie,  ce  qui  est  fréquent,  pour 
peu  qu'il  croie  au  diable,  ce  n'est  plus  l'immonde  reptile  qui  s'a- 
vance, c'est  le  souple  tentateur,  celui  qui  s'enroula  autour  de 
Parbre  de  la  science ,  qui  offrit  la  pomme  fatale  ;  c'est  le  génie 
même  de  la  révolte  et  de  la  perdition,  celui  à  qui  rien  n'a  résisté, 
Pennemi  de  Dieu,  le  plus  fort,  Pinvincible  auquel  il  faut  obéir  au 
prix  de  la  damnation  étemelle.  Chaque  jour  dans  nos  asiles,  dans 
nos  maisons  de  santé,  les  médecins  sont  témoins  de  phénomènes 
semblables,  et  j'ai  vu  plus  d'une  mélancolique  agitée,  ne  pouvant 
expliquer  les  deux  volontés  adverses  qui  se  heurtaient  en  elle,  s'é- 
crier qu'elle  était  la  proie  du  démon  et  demander  un  prêtre,  afin 
d'être  exorcisée.  Pour  les  convûncre  à  jamais  de  la  réalité  de  leurs 
fausses  sensations,  pour  généraliser  leur  délire  partiel,  pour  rendre 
celuirci  incurable,  il  suffirait  de  les  environner  d'un  appareil  reli- 
gieux imposant,  spécialement  préparé  pour  elles,  car  chez  ces  pau- 
vres malades,  battues  par  des  tempêtes  nerveuses  dont  on  ne  soup- 
çonne pas  la  violence,  on  évoque  les  démons  lorsque  l'on  tente  de 


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7tà  RErUE.DES  BEHX  MONDKS. 

les  chasser.  Si  Fca  Caôsait  faire  un  seal  eiorbisBteidttDS  la^Mor.d» 
agitées  de  Sainte-iAnoe  ou  deia  Salpâtriërey  toates  les  folles  qui  ^ 
auraient  été  lémoîas  seraient  possédées  Je  leademain.'  Des  idivers 
genres'de  folie,  la  démonomame  est  celui  qui  se  •pFOvoqoe.^t  te  pro- 
page le  •plu'^  factlemeot  par  l'exemple* 

Fernel  est  un  savant  de  premier  ordre,  ses  livres  de  médecine 
sont  ingénienx,  son  calculdéterminant  la  grandeur  de  la  terre  le 
fait  immortel;  Bodîn  fat  un  grand  juriscoQSuite  :  ni  l'un  ni  l'ai^ie 
ne  sont  plus  sages  qu  Ambroise  Paré.  Dans  les  hallacinés  de  sor- 
cellerie, loin  de  reconnaître  des  msdades,  ils  ne  yoicDt  ique  des 
coupables  indignes  d'indulgence  et  qui  tous,  sans  distinoUon,  mé- 
ritent le  dernier  supplice.  Ces  hommes  si  sagaces,^  si  instmits,  sem* 
blent  ignorer  que  dès  le  xui*  siècle  Bacon  a  formulé  le  pnocipe 
de  la  méthode  expérimentale  en  disant  :  non  fingendum,  non  exo^ 
gitandum,  sed  inveniendum  quid  natura  facialyaui  ferai.  Bodin  est 
convaincu  jusqu'à  la  fureur;  son  livre  de  la  Démonomanie  desê&r- 
ciers  est  l'œuvre  d*ua  exanpéré.  Après  des  autorités  si  imposantes, 
nul  n'est  plus  à  citer;  on  dirait  que  tonte  véiité  a  été  dose,  enme- 
çée  aussi  dans  l't/i  pace  où  mourut  Édelin.  Il  ne  faut  donc  ipas  s'é- 
tonner si,  dans  la  petite  Lorraine,  un  juge  se  vante  davoir  br&Ié 
800  sorotères  en  seize  ans,  et  si,  dans  la  seule  ville  de  Cenève,  on 
en  brûla  500  en  trois  mois.  Il  y  a  un  mot  cruel  là  dire,  mais  qui 
n'est  que  trop  juste  :  c'était  la  mode. 

Ge  fut  de  Westphalie  que  vint  la  première  lueur,  du  petit  pays 
de  Clèves.  Un  méc^ecin:  nommé  Wier  (1)  prit  toutes  ces  supersti- 
tions corps  à  corps,  et  fut  en  réalité  l'ancêtre  fondateur  de  la  pa- 
thologie mentale.  Jl  savait  sur  quel  terrain  il  marchait  et  à  quelle 
forte  partie  il  pouvait. avoir  aHaire;  aussi,  procédant  avec  une  ex- 
trême pinidence,  il  débute:  par  faire  la  part  belle  aux  opinions  du 
temps.  11  divise  les  démons  en  catégories  distinctes,  définies,  sup- 
pute l^ir  membre  et  l'évalue  à  plusieurs  millioes.  S-étant  mis  à 
Fabri  par  l'orthodoxie  de  cette  démonstration  soientifique,.  il  entre 
en  madère  et  déclare  que,  puisque  le  diable  est  coupable,  c'est  lui 
qu'il  faut  punir.  Quant  aux  sorcières,  aux  possédés,  ce  août  des 
malades,  il  vaut  mieux  les  guérir  que  les  brûler.  II  a'  vécu  avec  les 
fous,  ceci  n'est  point  douteux,  il  les  a  étudiés  attentivement,  et  la 
plupart  de  ses  observations  sont  tellement  précises  que  la  scienoe 
actuelle  n'aiyatit  rien  à  y  reprendre.  '  On  accuse  le  diable  d'intro- 
duire magrqHement  dans  l'estomac  de  sesi  adeptes  des  iragmeas  de 
fer,  des  os,des  caHIoux,— «il  prouve  que  les -aliénés  ont  pm  fois  use 
invinâble*  tendance  à  avaler  tout  ce  iqu'ila  rencostrent,  sunout  les 

'(i)  S6s  œayres  comptâtes  ont  été  impiiméet  à  AattteHbuoren  iSOO. 


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GDrp8:brillaii&, — *  iLaiEmne  tque  les  loi^s^^roo»  se  «nente&t.à  eox- 
flofâmes  lorsqu'ils rpréteedent  se  changer  en  fauves  pourcoarir  ia 
B«tftiI.eoiiiient  que  les  stry^Sfoes -sorcières  mangeuses  d'exifans, 
S'abusfSDC'loirBqu'eÛes  racontent  leurs  horribles  repas.  La  preuve 
qu'il  doDiDe  est  si  simple  qu'elle^  eftt  dû  frapperions  les  esprits  qui 
n'étaient  poîat  systématiquement  prévenus  :  les  nrarts  qu'on  dit 
avoir  été  déterrés  sont  dans  4oars  tombeaux,  on  peut  le  vérifier;-  les 
enfisiDS  qu'on  dit  avoir  élé  dévorés  sent  vivans,  les  voilà;  on  n'a  qu'à 
prendre  une  sorcière,  Fattacèer  sur  uu  lit,  la  faire  garder  à  vue;  si 
eHe  s^endort,  elle  n'en  soutiendra  pas  moins  qu'elle  a  été  au  »sab- 
bat,  etoependant  son  corps  n'aura  point  quitté  le  matelas  sur  le- 
quel -il  est  fixé.  Wier  dit  courageusement  le  nom  de  la  maladie 
nerveuee^t  mentale  dont  ces  malheureux  souffrent  telieuient  qu'ils 
essaient  très  fréquemment  d'y  échapper  par  le  suicide,  c'est  l'hys- 
téro-démonopathie.  Que  répondit'-on  à  cette  démonstration  péremp-* 
toire?  Que  Satan  est  le  matin,  que  les  «morts  paraissent  être  dafîs 
leurs  tonrioeaux,  que  les  el^ans  dévorés  paraissent  vivans,  que  la 
sorcière  parait  présente  sur  le  lit  où  elle  a  été  garrottée;  mais  que 
ce  ne  sont  là  qiate  des  apparences  suscitées  par  le  diable,  propres  à 
troBuper  Jes  yeux  des  ignorans,  à  rdffermîr  l'impiété  des  incrédules, 
et  qu'en  réalité  les  monts  ont  été  déterrés,  les  enfans  mangés,  et 
que  la  sorcière  >a  été  au  sabbat. 

Cependant  un  peu  de -clarté  se  fait  :  la  science  va  se  débarrasser 
peu  à  peu  de  la  gangue  où  elle  est  enfermée  depuis  si  longtemps. 
C'est  Theuredes  grandes  entreprises;  l'imprimerie  multiplie  la  pen- 
sée, le  NoQ veau-Monde  vient  de  se  révéler,  la  réforme  essaie  d'épu- 
rer «ne  religion  qui  retombe  au  paganisme,  Galilée  seut  la  terre 
se  mouvoir  sous  ses  pieds,  et  Reppler  ouvre  le  ciel.  On  peut  croire 
que  le  diable  va  enfin  rentrer  aux  abknes,  que  la  loi  du  Dieu  de 
douceur  et  de  pardon  va  régner,  que  la  maladie  ne  sera  plus  trai- 
tée comme  le  crime;  vaine  espérance!  Les  femmes  de  la  famille 
Médicis  ont  envalii  la  France,  suivies  d'une  armée  d'astrologues,  de 
nécromanciens ,  de  médecins,  disciples  de  Locuste,  de  diseurs  de 
bonne  aventure  et  de  cheroheiirs  de  l'élixir  de  Icwgue  vie.  C'est  le 
temps  des  inaléficeç,  des  sortilèges,  des  envoûtemens.  Quelque  dé- 
considérées qu'elles  fussent  par  les  esprits  sérieux  de  l'époque,  ces 
sottises  n'étaient  point  disposées  à  jnourir;  avant  de  disparaîtie, 
elles  aUaieait  biiuleverser  la  France  et  se  donner  en  spectacle  comme 
des  farees'  de  tréteaux  qui  auraient  ixn  dénoùment  sinistre. 

Le  "granfd  siècle,  le  sîède  de  Richelieu  (1)  et  de  Louis  XIV,  efet 

ii)  Le  cardinal  de  Rkbelîeu  pourrait  figurer  dans  cette  étude  à  titre  de  fou,  ai 
Ton  6D  croH  la  prineewe'  Palatioe,  qui^a^crit,  en- date  dii  5  juin  1716  :  «  Lecantinal 
de  RicbelicQ,  malgré  tout  aon  tatont,  areu  degrands^accès  de  foUe;  il  se  figurait  qjaOdU 


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796  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

sons  ce  rapport  aussi  insensé  que  les  précédens  jusqu'au  jour  où 
Colbert,  outré  de  dégoût  par  tant  de  niaiseries  impitoyables,  dé- 
fend d'évoquer  les  affaires  de  sorcellerie.  Trois  histoires  de  pos- 
session, dont  le  souvenir  est  resté  dans  toutes  les  mémoires, 
occupent  les  premières  années  du  xtii*  siècle,  celle  de  la  terre  de 
Labourd  en  1609,  celle  des  ursulines  d'Aix  en  1611,  celle  des 
ursulines  de  Loudun,  de  1632  à  1639;  les  noms  de  GauOridi  et 
d'Orbain  Grandier  ont  été  popularisés  par  le  théâtre  et  par  le  ro- 
man; ce  furent  de  véritables  épidémies  hystériques  (1)  qui  sai- 
sirent des  femmes  vivant  en  groupe  ou  près  les  unes  des  autres, 
qui  les  entraînèrent  à  de  fausses  sensations,  à  des  hallucinations 
de  Touïe,  du  toucher  et  de  la  vue,  qui  les  agitèrent  de  transports 
nerveux  excessifs  et  qu'exaspérèrentjusqu'à  la  fureur  les  cérémonies 
violentes,  les  objurgations,  les  pompes  religieuses,  l'affluencedes 
curieux,  l'importance  subitement  acquise  par  les  malades  et  la  fré- 
nésie des  exorcistes.  Que  dans  ces  tristes  procès,  qu'il  est  inutile 
de  raconter,  la  jalousie  du  cloître  contre  l'église,  des  ordres  an- 
ciens contre  les  ordres  nouveaux,  ait  joué  quelque  rôle,  que  des 
prêtres  peu  scrupuleux  aient  abusé  de  l'état  morbide  de  ces  mal- 
heureuses, comme  on  le  vit  clairement  un  siècle  plus  tard  dans  le 
lamentable  procès  de  la  Gadière,  on  n'en  peut  guère  douter;  mais 
le  fait  acquis,  réel,  scientifique  n'en  subsiste  pas  moins  :  on  était  en 
présence  d'une  affection  névropathique  se  communiquant  par  sym- 
pathie. Ges  femmes  que  l'on  accusait  d'être  des  possédées  ou  des 
fourbes  n'étaient  ni  fourbes  ni  possédées,  elles  ét^ent  malades. 
Elles  brisaient  tout,  elles  déployaient  une  force,  une  adresse  sur- 
humaines, qu'on  ne  savait  attribuer  qu'à  l'intervention  du  malin; 
elles  passaient  des  heures  à  regarder  le  soleil  sans  baisser  les 
yeux  ;  elles  aboyaient  comme  des  chiennes.  On  ignorait  que«  dans 

quefois  qu*il  était  un  che?al;  il  sautait  alors  autour  d'un  billard  en  hennissant  et  es 
fusant  beaucoup  de  bruit  pendant  une  heure  et  en  lançant  des  ruades  à  ses  domes- 
tiques; ses  gens  le  mettaient  ensuite  an  Ut,  le  couvraient  bien  pour  le  faire  swr^  ^ 
quand  il  s*éveillait,  il  n'avait  aucun  souvenir  de  ce  qui  s*était  passé.  »  Lettns  et  Mê- 
dame,  duchesse  d'Orléans,  édit.  Brunet,  U  !«',  p.  240. 

(i)  U  faut  bien  s'entendre  sur  les  mots,  afin  d'éviter  toute  confusion.  Les  geasdtt 
monde  donnent  généralement  au  mot  hystérie  une  acception  qu'il  ne  comporte  pas  et 
le  confondent  avec  l'érotomanio  et  la  nymphomanie.  Ces  vocables  désignent  trois  s&c* 
Uons  nervoso-mentales  parfaitement  distinctes.  L'hystérie  est  produite  par  an  msoqoe 
d'équilibre  dans  le  système  nerveux,  par  un  affaibUssement  des  grands  nerfs;  c'est  ua 
délire  partiel,  triste,  théâtral  avec  propension  excessive  au  suicide;  elle  participe  de  U 
mélincolie  et  de  la  lypémanie  d'Esqoirol;  Relier  l'appelle  la  mélancolie  agitée,  etMo- 
reau  (de  Tours)  la  nomme  la  folie  névropathique.  L'érotomanie  est  l'amour  platoniqoe 
dégénéré  en  aberraUon,  c'est  l'amour  de  don  Quichotte  pour  Dulcinée.  La  nymphoms- 
nie,  pour  les  femmes,  le  satyriasis  pour  les  hommes,  est  le  déchaînement  des  passions 
sensueUes  et  bestiales  dans  ce  qu'eUes  ont  de  pins  violent. 


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LES  ALIÉNÉS   A   PARIS.  707 

leurs  crises,  les  névropathîques  sont  doués  d'une  agilité  et  d'une 
vigueur  dont  rien  ne  peut  donner  idée.  Les  agitées  de  Sainte-Anne, 
prises  dans  le  gilet  de  force  et  mises  dans  les  loges  de  sûreté, 
coupent  avec  leurs  dents  les  treillages  en  fil  de  fer  qui  garnissent 
les  fenêtres;  à  Bicétre,  il  y  a  peu  de  temps,  un  aliéné  se  débarrasse 
de  sa  camisole  et  démolit  sa  cellule,  qui  est  en  pierres  de  taille. 
Actuellement  deux  pensionnaires  de  Bicétre  restent  des  heures  en- 
tières les  yeux  fixés  sur  le  soleil,  sans  que  le  plus  léger  tressaille- 
ment de  la  face  puisse  faire  soupçonner  qu'ils  sont  impressionnés 
par  ce  flot  de  lumière  ardente  ;  leur  pupille  est  tellement  rétiécie 
qu'elle  est  presque  invisible,  elle  ressemble  à  celle  des  mangeurs 
d'opium.  Quant  à  la  manie  aboyante,  c'est  un  mal  fort  connu  :  on 
rappelait  jadis  la  maladie  de  Laîra;  le  fils  du  grand  Condé  aboyait 
si  fort  que  l'on  s'imaginait  qu'il  se  croyait  changé  en  chien.  C'est 
une  simple  affection  nerveuse  qui  n'implique  nullement  une  alté- 
ration des  facultés  de  l'esprit  ou  de  la  volonté;  une  femme  peut 
rester  femme  du  monde,  être  fort  entendue  à  ses  affaires,  et  aboyer 
du  matin  au  soir.  Du  reste,  l'hystérie  est  la  maladie  protée  par 
excellence,  elle  prend  toutes  les  formes,  on  dirait  qu'elle  fait  effort 
pour  se  déguiser  afin  de  n'être  pas  reconnue.  Aussi,  chez  les  pauvres 
filles  du  Labourd  et  de  Loudun,  elle  varie  incessamment  ses  aspects, 
et,  toutes  les  fois  qu'elle  revêt  une  apparence  nouvelle,  c'est  un 
nouveau  diable  que  l'on  découvre;  quand  on  a  nommé  Belzébuth, 
Belphégor,  Astaroth,  Léviathan  et  cent  autres,  quand  on  a  épuisé 
tout  le  vocabulaire  de  la  démonologie,  on  découvre  encore  des 
démons  jusqu'alors  inconnus;  à  Loudun,  c'est  Alumette  d'impu- 
reté; à  Aix,  c'est  Verrine  qui  obéit  à  Gauffridi,  prince  des  magi- 
ciens. Verrine  n'était  point  seul,  car  Michaelis,  un  des  exorcistes 
employés  dans  cette  affaire,  déclare  avoir  chassé  six  mille  cinq 
cents  démons  et  plus  du  corps  d'une  des  possédées. 

Il  est  un  fait  connu  aujourd'hui  et  scientifiquement  démontré, 
que  les  démonophobes  avaient  remarqué  et  qu'ils  ont  exploité  au 
profit  de  leur  croyance.  Dans  tous  les  procès,  on  voit  que  le  pre- 
mier soin  des  exorcistes  est  de  rechercher  minutieusement  sur  la 
corps  des  possédées  et  des  sorciers  ce  que  l'on  appelait  alors  la 
marque  du  diable.  On  pensait  qu'en  prenant  possession  au  sabbat 
de  la  créature  qui  se  donnait  à  lui  Satan  la  touchait,  et  que  l'en- 
droit où  le  doigt  crochu  avait  posé  restait  insensible  à  toujours.  On 
bandait  les  yeux  de  l'accusé,  on  le  mettait  nu,  et  à  l'aide  d'une 
longue  aiguille  enfoncée  dans  les  chairs  on  cherchait  la  place  mau- 
dite qui  le  faisait  à  la  fois  esclave  et  maître  du  démon.  Cette  place, 
il  faut  le  dire,  on  la  trouvait  très  souvent,  surtout  chez  les  femmes. 
Dans  cette  affection  à  laquelle  je  laisserai  son  mauvais  nom  génô- 


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798  REVUE  DBS  BfiOX  MONDES. 

ïvfm  à'^fÉ^BirmsemsïlAlitéctxa^  .è'oMpiitie 

dacAPps,  Ae  toute  la«iiMftenlaiiéei)Ae6tf»6  rare^6'eslteiiiieJ'4m 

édoiteBnnt  circonscrit  qWom  a-parfotei<îiwiqw^prwBa<à<d6€DiJ»riN^ 
le^peaid'éteBdaeidefce  .point;eafak;I)îeii  la  iMuque  diL^Mgt^alv- 


Les  mélaimoKqii^etleslypéinairiaqw  qipi  «e  mordeai,  ae»d4- 
chireat,  se-^frappent»  s^arracheot  les  cheveux». ne» j^esseutealattaBe 
douleuf -,  elies  soat  en*  celateemblables*  audL  cbiene^  «urag^^  q» 
peuvent .  mordre  une  bat re  de-fer  rouge»  swas  doaiier .  le  plus  léger 
signe deâOttffrance;  j*alnioi^iiiéme eofoocédd  fortea^^piogles*^ 
le  brasdes  malades  «ans  réussir  àjévttllerle«r,atte«iioiï(l).Ilo*ya 
pas  d«  jour  où.  des-faite  analogjoee  œ  se  pioduèseat-daBS^Ies  aaitos 
d'aliénés^  Lesoeattda  diaUe^  q«iii  faisait  tideaif^r  les  ^urdstes, 
qui  leur  faisait  dure  :  SaUft  est  là^.  était v^une  p^ove:  de'pkis,  une 
ppeuve.irrécusakle  que  tousioea  pwiwesêtreai  3i.oradlenieiitt«r 
tarés  aaDMi  d'une  fdl  qui  se  tnwBpait:iL  iDM:e<  de  veuioif  resta: 
orthodoxe,  aaoaient dû  être  mis  à  rhôpîtaUxouabés  danadebass 
lits^  haigqés  souvent,  saturée  dopiuBii  et  distraite  <ietleui8rp(Niaée6 
morbideorpar  tous  les  mofeaspossiblesi^ 

On  poiwia^&'étoBiier.de  ces  épid^mi»  menUles  qw.sévissaîeBt 
jadis^  et  dontmeântenaBi  on  ccoiê  qu'il  neireste  pjua  Uace:(2)^ Toute 
raaJadie  non  soignée  ou  surexciuéei  pair  les  moyens,  qw  roaemplek 
à.  Ja  combattre  ttfnd  toujours  à*  se  répandre  et  à.sft  génécaliseci  S 
aujourd'hui  la  viUe  de  Paris  lâchait: les «epit  mille. aliéD^a qu'elle 
traite- et  nourrit  dans  ses  asiles  spéciaux^  il  estiort  prob;d)lo*^'oQ 
cr^iiait  à  la  folie,  cootagloase;  N*oablions  paS'  trop  ce  qf  i  vîeoi  de 
se  passer  :  qu'est-ce  donoi  que  le  demieciépisode  de  la  coaNnaaa:si 
ce. n'est  un  accès  doipyroinanteépidéniîqtte<et.fiinii6e3  Al'épe(^ 
dont  je  parle,  la  vietde'  couvent,  la  monotonie  enfaatÎAedes  eier^ 
cices  imposés^  la  clausuration,  fumnt  poachea«<ioupjdBDS:  cette  ssrte 


(1)  Dû  aliéné,  à  l'aide  d'un  raoroeau  de  Terre,  se  coape  lu  pe«n  du  firent  etmtÊà 
an  vendre  «ne  ineniofD  obfiqae'de  15  centimètres  de  li^ngoear;  ti  affirm»  «'atoir  t»* 
MDti  aucune  dontevR.  Unautce  saisit  une  poignée'  de  ofaaiiioM  aniew,  ait  il  batlsi 
oampir  la  main  de  forcer  un  troiaiàme  introduit  sa  tdte  dans,  no  p«6l«  ^Huné  ai  se 
brûlfi  horrihlement  la  tête;  on  lui  fait  renuu*quer  qu*il  n*a  même  pas  crié,  il  répond: 
Pburquoi  aarais-je  crié?  Je  ne  sonlTrais  pas.  (Moreau  de  Tours,  to  PhysiologiûingrbUÊ, 
400  eipsasim/) 

C2)  Cear  (^pidénnefl  lont  très^réeUea^  et  'ont^appaiw  ilacsiècle  enr  MUo  aarac  'vnaeartB 
dfi  jiériodiâti^  La  fonoe  en  a. varié  depuis  ie  fék*ooe'jQ8qalatt'aiDiple«Jdmi0dfl,aB«Mfe 
nfen  iudi<|oait-.pas  moins  une  maladie  des  orgsnea  der  rentendement  :  au*xvi*  sièds, 
l^hystéro-démonopithie,  au  xvit*  la  possession  des  nonuains,  au  xviti*  les  conmlsio»> 
mdns  de  Sàini-MéElard,  le  vampirisme  de  Pologne  et  de  HOngriD,  au  uaC*  iertibtas 
teorosDtw  et  l'év^eatioa  des  morts» 


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LESAUÉNXS   A.  PARIS.      .  7M 

dèMBiratianrimlaâhre'et  taoubiante  qal. devint  si  générale  qu'elle 
portaM»  neis  dan»  rhiatoire^  lapfisêesswn.  des^nonnains*  Dapiiis 
lMgien)f)ft  oa  1  avait  »gi»lé  Vaaedia^  Ia>malaélÎQf  d^s.  clolt»*ea<^ai 
trcttUe  réspritie^  pouaMiauiButoidew  Les  unsulfenea^'Aîi^  celles  de 
Loadàn;  dfkotRs  coiigrégalroD8*de:femme6?;dâ«tt  4a:Pioardîd^et  les 
flandres}  en  fsrent  atteintAS,  jnttshîen^piua^Boom  les  religîenfies 
de'SsiinO^Louîs.de'Lowîer8>(16&3)»  aosqueMer  toiae  l'iaflake*  d*Dt^ 
faaÎD  Giandier  aivait  été^rasontée  par  le  grand  pénitencier  ù*txma^ 
qni  l'avait  suivie  aux  côtés  de  Lanbacdeoiont*  La  pnncipale  bé^ 
roîoe  d^cettetlngubreiiîstotre. s'appelait  Madeleine  Bavent;  II.  faut 
liie  sa  con&issioa  (1). 

Jamais  cas  pathologique  ne  fut  miensdétenniné;  c'est  iam^an^- 
colieaoeompagnée  d'baUucinatioQS;  .d'illuaions  du  .sens  du  teudier 
^d'uneiiaviuGible-aticaotioo  vers  le. suicide;  Lee  mouvemens:  in^ 
vvlonlairesv  lessyncopesi  Jes  constricttoos- de  l'œsophage*  le^Uf- 
fleineBtdQ(.coift)8,  rimpérieax.besein:de  dire  des  grossièretés^  les 
gBstes.âiidâeeDS»  les  postuses  estrai-buniaînessi  complaisamment 
dferiles  panile  capooni)  Bosroger  qui  servait  d'exoccistef  prouvent, 
sans doatn possible^  que Jafoliefseutetcaiisait tous  les pbénenaènes 
dontOD  s'effrayait*  Le-parlemeni  de  Rouen  s'en  mêla;,  on  deterra:le 
cadavre  d'un,  pi'ètre  qui)  la  nuit  venait  tournenter  les  religieuses;  et 
onF.lebirûlaeni grande- cérémonie.  L'église  et  lajustioe  rivali$èB»t 
detzèle  et  deisoètise;  mais  on  ne  guérit  personne.  La  pauvre  Made* 
leiaie. jetée  dans  un  cul  de  basse -^osse,  comme' bouc  émissairerde 
tous  les>  péchés  de  la.communaulé^  essaya. de  se  tuer  et,  quatre 
heures  durant,  se  tourna  et  se  retourna  dans  le  ventre  un  loug  clou 
qu'elle  y  avait  enfoncé.  A  cela.seuU  en  debors  det  toutes  autres 
prcnves,*  on  peut  la  reconnaître  pour  une  makide  frappée  d' bysiéro- 
méianeolie.  .Bo  effet,  dans  cet  iiorrible  mal,  — le  plus  horiîbla  qui 
exiséo,'  — l'amour  de  la  mort  est  abslirait;.  tous  moyens  sont  bons 
pour  mourir;  les  malades  déjouent  touiesurveillanoe  à.forccd'asr 
toce^detpersisianeei  devolonté^  et  il  est  rare  qu'elles  n'arrivent  pas 
à-  raeilttte . leur  pirojet.à  exécution.  Si  on/ les  interronrpl  au  milieu 
d'une  tentative  de  suicide^  si  ontles  retire  de  l'eau,  si  on  coupe  la 
corde  dont  eUes  s'étBaoglent,  si  oa  les  arrache  de  dessons  les^  roues 
â\uie  voiture,  on.  ne  trouve  pas  une  pulsation  de  plus  À. leurs  rarn 
tiies,  pas  un  frémissement,  paa l'apparence  d^Une* émotion;  elles 
restent  impaasiblesetineitémoigoent  rien  que  laicnntitariétÀ  d/avoir 
été^saavéeOiei  le  déaespoir  de  vivre  encore.  Une  mélancolique  au^ 
jeusdlbuicguériei  et  qi^ i  avaii  trouvé imoyea  de  s  ouviir  la  govge  à 


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800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aide  d'un  couteau  qu'elle  avait  volé,  me  disait  :  J'eus  alors  l'inef- 
fable volupté  de  me  couper  le  cou  et  de  voir  couler  mon  saDg. 

Pour  les  hommes  qui,  dans  les  siècles  passés,  avaient  à  s'occuper 
de  ces  tristes  affaires,  les  tentatives  de  suicide,  loin  de  les  éclairer 
sur  l'état  intellectuel  des  prétendues  possédées,  étaient  la  confirma- 
tion de  leurs  idées  erronées.  Selon  eux,  Madeleine  Bavent  avadt 
plusieurs  fois  cherché  à  se  tuer,  non  point  parce  qu'elle  voulait  se 
débarrasser  d'un  mal  însu'pportable,  mais  parce  qu'elle  était  harce- 
lée par  le  remords  de  s'être  donnée  au  diable  et  d'avoir  eu  com- 
merce avec  un  prêtre  sorcier  enterré  depuis  plusieurs  mois.  Ainsi 
tout  ce  qui  aurait  dû  éclairer  ces  consciences  aussi  obtuses  qu  exal- 
tées semblait  les  obscurcir  encore  plus. 

Pendant  que  cette  lugubre  affaire  se  déroulait  en  Normandie,  au 
milieu  d'une  population  épouvantée,  devant  des  ecclésiastiques  qui 
n'y  comprenaient  rien,  en  présence  de  juges  qui  croyaient  sérieu- 
sement aux  démons  et  qui  en  avaient  peur,  la  science  ne  resta  pas 
muette;  elle  fut  très  sagace,  très  courageuse,  et  parla  haut.  Dn  mé- 
decin, Yvelin,  ayant  charge  de  chirurgien  chez  la  reine-mère,  dé- 
clare qu'il  n'y  a  là  nulle  possession  diabolique,  qu'il  y  a  simplement 
un  cas  de  pathologie,  que  c'est  affaire  de  science  et  non  point  de 
religion;  il  dit  le  mot  dont  on  usait  à  l'époque  :  ce  sont  des  lunati- 
ques. Cette  lutte  du  bon  sens  contre  la  passion  n'empêche  pas  le 
parlement  de  Rouen  de  faire  déterrer  un  cadavre,  qu'on  brûla,  d'en- 
voyer un  vivant  au  bûcher,  de  condamner  la  pauvre  Madeleine  à  la 
réclusion  perpétuelle  et  d'ordonner  la  fermeture  du  couvent  de  Lou- 
viers  (16A7).  La  parole  d' Yvelin  ne  fut  pourtant  pas  inutile.  Les 
cœurs  finirent  par  se  soulever  contre  tant  de  brutalités  qui,  à  force 
de  se  refuser  à  tout  bon  sens,  devenaient  criminelles.  En  1670,  à 
La  Haye-Dupuis,  un  procès  de  sorcellerie  dans  lequel  il  futaffirmé, 
sous  la  foi  du  serment,  qu'on  avait  vu  un  rat  parler  à  un  enfant  de 
dix  ans,  est  évocjué  devant  le  parlement  de  Normandie;  plus  de 
500  individus  furent  impliqués  dans  cette  affaire,  et  17  furent  con- 
damnés à  mort.  Louis  XIV  cassa  l'arrêt;  le  parlement  regimba  et  fit 
des  remontrances  en  citant  les  saintes  Écritures,  Grégoire  de  Tours, 
les  pères  de  l'église,  tous  les  docteurs  ès-exorcismes,  Boguet,  del 
Rio,  Llorente,  Delancre;  il  rappela  les  «  bien-jugés  »  antérieurs,  les 
condamnations  suivies  de  supplices,  et  affirma  son  droit  de  frap- 
per à  mort  les  coupables  du  crime  de  sortilège,  «  qui  détruit  ies 
fondemens  de  la  religion  et  tire  après  soi  d'étranges  abominations.  » 
Le  roi  tint  bon,  ordonna  de  cesser  les  poursuites  commencées 
contre  d'autres  prévenus,  et  par  ce  fait  mit  fin  à  des  persécutions 
que  rien  ne  justifiait.  Il  n'en  resta  pas  là,  et  deux  ans  plus  tard,  en 
1672,  Golbert  lui  fit  signer  la  célèbre  ordonnance  qui  interdit  aux 


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LES  ALIÉNÉS  A  PARIS.  801 

parlemens  d'évoquer  dorénavant  les  procès  pour  cause  de  sorcel^ 
lerie.  Les  bûchers  furent  éteints;  mais,  faute  de  savoir  que  la  démo- 
nomanie  est  une  maladie  et  non  un  crime,  plus  de  20,000  individus 
avaient  expié  dans  les  flammes  le  tort  d'être  atteints  d'aliénation 
mentale. 

Là  se  ferme  l'époque  que  l'on  peut  appeler  l'ère  thaumaturgîque 
de  la  folle,  et  Tère  de  la  répression  commence.  Nul  hôpital  pour  re- 
cevoir les  fous,  nulle  maison  pour  les  soigner,  on  les  enferme  où 
l'on  peut,  dans  les  couvens  quand  ils  sont  tranquilles,  dans  les'pri- 
sons  quand  ils  sont  agités;  on  les  enchaîne,  on  les  frappé,  ils  crou- 
pissent sur  la  paille,  on  va  les  voir  pour  satisfaire  une  curiosité 
malsaine,  on  les  excite  pour  en  rire.  Les  gens  qui  se  piquent  de 
beaux  sentimens  ne  se  gênent  guère  pour  s'en  amuser.  La  phrase 
qui  revient  si  souvent  dans  les  lettres  de  M""  de  Sévigné,  et  dont 
Coulanges  fit  une  chanson  :  «  les  voyez-vous?  —  non;  —  ni  moi  non 
plus,  ))  —  est  une  allusion  plaisante,  mais  cruelle,  à  une  pauvre 
folle  détenue  dans  une  communauté  religieuse,  et  à  laquelle  on  ren- 
dait visite  pour  s'en  divertir.  Il  restait  bien  des  choses  à  faire  en- 
core pour  arriver  à  l'idée  si  simple  de  soumettre  ces  malheureux  à 
un  traitement  scientifique,  mais  du  moins  ils  gardaient  la^  vie  sauve 
et  n'avaient  plus  à  redouter  la  surexcitation  des  exorcismes.  Les 
parlemens  et  le  clergé  firent  un  suprême  effort  pour  ressaisir  le 
redoutable  pouvoir  que  Louis  XIV  leur  avait  sagement  enlevé.  A  Aix, 
où  le  parlement  de  Provence  avait  conservé  bon  souvenir  du  procès 
de  Gauffridi,  on  voulut  tout  à  coup  évoquer  une  nouvelle  affaire  de 
possession  (1731),  affaire  très  triste,  d'une  moralité  douteuse,  et 
dans  laquelle  on  vit  qu'un  vieux  prêtre  avait  étrangement  abusé 
d'une  pauvre  fille  hystérique,  visionnaire,  théomane  et  souvent  hal- 
lucinc^e.  La  fille,  qui  se  nommait  la  Cadière,  était  fort  à  plaindre  et 
tout  à  fait  innocente;  on  la  renvoya  dos  à  dos  avec  son  confesseur. 
Il  n'y  eut  là  nulle  terreur,  nul  appareil  trop  violent,  tout  sombra 
dans  le  ridicule  :  on  chansonna  les  deux  coupables,  on  se  moqua  des 
parlementaires  et  des  prêtres  ;  nul  n'y  gagna,  ni  la  justice,  ni  la 
religion. 

Cet  exemple  ne  fut  pas  perdu.  Lorsque  les  jansénistes  appe- 
lans  de  Paris  furent  atteints  de  délire,  d'extases,  de  uévropathie, 
lorsque  les  scènes  du  cimetière  de  Saint-Médard  firent  croire  à 
quelques  bonnes  femmes  que  le  diable  recommençait  à  faire  des 
siennes,  on  se  contenta  de  simples  mesures  de  police  pour  empêcher 
le  scandale  de  devenir  une  cause  de  trouble  public.  Pendant  dix 
ans  (1731-1741),  on  laissa  les  convulsionnaires  se  mettre  en  croix 
à  domicile,  se  jeter  la  tête  en  bas,  se  marcher  mutuellement  sur  la 
poitrine  et  se  donner  des  coups  de  bûche  sur  l'épigastre,  à  la 

ZOMS  Cl.  —  1872,  51 


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809.  REVOS  BES  9SMX.  MONBES. 

gfaade  joifi  <ie  La  GeoddMnMe,  qui  4<ak  tfèslriftQd  depaieite^^iec^ 
tacksr  l'on  ne  bfûia  perawBe,  et,,  fdoute  de  pecsécatîAiii»  répidénûe 
OBas&d'elI&^nâfBe.  L'apaiseouant  estfût  :  lea  parlesi^i.s  dôdarenl; 
ea  1768;  (fiie  les  possédés  ne  sont  que  de»  maJadesi;  GaigliBstiiB  au» 
toute  facilité  pour  évoquer  le  diable  et  le  mettre  en  rappinriavee 
laeardtaal  deRobao;  Mesmer  pourra  réuak  lott^^lesntsimix  autour 
d&s(HL  £aineiix  baquet,  personne  ne  a*en  occupera^  ntJea  genada 
floi,  ni  le  elorgé,  ni  la  paliee.  Encore.  quelqpiB  tempa,  et  \e  seul  eior- 
cifiiine  qa'oa  empioioraGonino  les»  diables  récalcitraos^ere  la  douche 
de  GharentoQ.. 

La.  scienoe  n'est  pas  restée  oisive;  pendant  quo  la  jivatiee  bu- 
maino  se  désarmait  eckfin  contre  les  aliénés^  elle  essayait  de  for- 
muler des  principes  (fu'on  pûit  appliquer  à  leur  gMéciseau  En  Suisse, 
on  Angleterre,  on  BoUonde,  en  AUemagQo,.enIia)liOr  en  France,  lui 
mot  d'ordre  semble  avoir  été  donné  ;  Plater,.  AWUKs^  Boerhavo^  Fie- 
mîag,  Fcaeassini,  Morgagni,  Boissier  de  Sauvages,,  Lieataud,  Lorry, 
décrivent  avec  soin  lesdifférens  pbénomèaes  de  pathologie  mantrie 
qu'iUomt  étudiéa;  nntis,  lorsqu'il  s'agit  d'indiquer  le  traiteflieBtà 
suivre,  ila  font  presse  toua  fausse  route«  car  le  poi4Eit  do  départ  est 
erroné. 

C'était  le  'temps  où  nignait  sans  partage  la  fameuse  tbéodo-de 
rhumonisme,  en  vertu  de  laquelle  tous  nos  maux  provieaoeait  de 
noo  bumeurs,  sang»  lymphe,  bile,  etc»;  l'homme  étaût  pinson  maîoo 
malade  selon  que  Ubumeur  perçante  était  àiin  êtegrérplos  ou  moiaa 
haut  de  crudité  ou  do  coction?.  Donc  doux,  remèjdes  univeraels  q«â 
dévident  suffire  à  tout,  la  purgation  et  la  saignée.  Uoliëreu  a^rac  soa 
BkfeftTttfi,  n'a  rkn  exagéré,  il  suffit  de  Utre  les  lottnes  de  €nf  Ratim 
pour  8*4sa  coti vaincre  (1).  La.  folie  violente  résidait  dans  le  sai^,  la 
folie  ti*iste  résidait  dams  la  bile,  la  foUe  gaie  rteidak  <kms  les  socs 
de  la  rate.  On  saignait,,  on  purgeait  jusqu'à  blanc,  et  Ifes  malaiAes 
no  s'en  tn^ouvaieat  pas  mieux. 

Le  grand  révoludoniuilfe  en  l'espèce»  cdui  dont  les  travamc  de* 
valent  avoir  une  inHuensce  sr  féconde  sur  la.  thérapeutique,  fat 
Baglivi,  qui  créa  réellement  la  physiologie  expérimentale.  Mort  i 

(1)  Bordeu,  qui  fut  an  homme  dMofinîment  d'esprit  et  qui  exerça  lu  médecine  dan& 
hr  milieu  du  xviu^  siècle,  essaie  de  réagir  contre  cette  déplorable  manie  d*affaibUr  les 
aalides  outre  mesure  en  les  saignant  sans  discrét4oi»;  fl  dit  :  «  Sm  vu  ob  moin»  qrl 
■ftmetudt  point  de  terme  aaa  saignées^  ]Draqu*il  ea  anôt  fiUt  trans  tt  «o  bimàLwm 
faatriéma  par  la  raison,  disait>ii,  que  Tannée  a  qnalre  saisons,  qu-ll  y  a  ^uattepartim 
du  monde,  quatre  &gos,  quatre  points  cardinaux.  Après  la  quatrième,  il  ea  fisisait  usa 
cinquième,  car  II  y  a  cinq  doigts  dans  la  main;  à  la  cinquième  U  en  Xoicoait  ca» 
sixième,  car  Dieu  a  créé  le  monde  en  six  Jours.  Six!  il  en  faut  sept,  car  la  sentaLae  a 
sept  Jours,  comme  la  Grèce  a  sept  sages;  la  huitième  sera  même  nérassalret»  pemipe 
la  compte  est  plus  rond;  encore  une  neuyième  :  quia  tmmmv  Btm  infaraflreHMi» 


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l&S  ALlÉNn  à.  PABIS.  808 

S8  ans,  en  d767^  iï  avait  ea  le  temps  de  femular  sa  tbéom  da 
sàtUivnmj  tpai  renverasût  nnonorisme^  car  K  èbMit  cpie  les  parties 
soHcks  an  corps  a<MFt  ia  cansr  floodiîfiqQe  et  que  les  iuides  oesoni 
atteBsts  q«e  aBQODdaiBenMnl.  Les  csoires.  de  BtigU^i  étaient  peo 
cenmcs  en  FioAce;  œ  fol  un  jeune  médecin,  nontiné  Philippe  Pindt, 
qui  en  donna  uaei  édidon  conpièle  en  i79SL  Le  tradactenr  fvt  no 
réArmatenr^  an  sens  abeolii  dn  raat^  et  c^est  i  M  que  les  aliénés 
daivettt  de  ne  ipim  être  traités  ceoBne  des  bètes  féroees.  C'était  vm 
homme  d'ane  sa(;ad^  îoeemparable,  ebservstetir  pix)fond,  trfesper^ 
szstont  dans  sa  Toloaié:^  tisnide  josqu-i  la  gêne,  jusqu'à  la  ma^ 
ladresse,.  dévoré,  de  l'anovr  de  riiuaiaBité  et  très  courageux  an 
besoia,  ainsi  qu'il  le  prouva  pendant  la  terreiur,  en  cachant  des  pro^ 
scrits  à  Bieétffo  et  en  faisant  tons  ses  efforts  pour  sawrer  Condorcet*; 
c'était  une  &oie  sensible  èsiisila  grande  acception  du  terme  si  sotte- 
ment, prodigué  à  cette  époque.  Bn  1791,  il  publia  son  Traiêé  mééico^ 
philo9aphkiue  àe  Valiènatiùn  weniaht^  et  à  la  fin  de  4793,  par  Tin- 
fluence  deCoosio^^de  ThoujDeÈetdfe  Gabonis,  il  était  nommé  médecin 
enckefdeKoêsre. 

6e  qu'^étert^  Bicêtre  à  cette  époque,  on  ne  peut  se  le*  figurer*; 
e^était  la  rtnfermerie  ds  moyen  ftge  dans  ce  qu'ette  aTak  de  pins 
hîdeox  ;  c^éitart  à  la  fois  oane  geôle,  une  maison  de  oonrectisci,  uo 
pénitem^ier,  an  bâpital;  assassins,  débauchés,  malades,  iodîgeas, 
idiote,  gâteux,  viraient  pèle*-mèie  daas  la  pIusafFreuse  prouiiscuîM; 
d'OB  seul  BMt,  c'était  un  ctoaque.  Les  aAiéiiés,  oofome  bétesdan* 
geceuses,  étaient  tennis  à  part,  enfermés  dans  des  cabanons  de  six 
pieds  carrés  quâ  ne  recevaient  d*air  et  de  jour  que  par  le  guichet 
dont  k  pscte  élaitt  perofte;  les  planches  da  ttt,  garnies  d'ane  hoMs 
de  pailie  renouivelée  tous  les  nmis,  étaient  serilées^dans  la  mtiraille; 
les  rapports  du  temps  disent  que  ces  logea-  ëtseent  des  glacitees. 
fixlialaéA  par  le  aûlien  da  corps,  portant  des  fera  auor  pieds  et 
aux  mains,  nos  pour  la  plupart,,  prelottast  dans  celte  asmosphère 
faumide,  ne  neeevant  m  soin  ni  médâcamesit,  les  nndades  étaient 
dans  un  état  de  fureur  pernmnen^t  injmiaieiEt  les  curieox  qui  re*- 
Baîextt  ks  Toir  en  partie  de  plaisir,  se  ruaient  sur  leurs  gardiens 
dès  qyte  ceux-ci  osaient  ouvrir  la  perte,  essayaient  de  se  briser  la 
tète  osntre  les  murs  et  réussissaient  seuf  end»  C'est  en  présence  de 
ces  niséfaUes  que  Pinel  se  trouTa. 

Dans  la,  Nffsol^û  de  Gullen ,  dont  îi.  avait  donné  une  tradvction 
en  1786,  il  aidait  lu  que,  u  s'il  fiint  modérer  les  anportemrns  des 
ilDiiS,  yi  ne  fanot  le  faire  qu'avec  une  extrême  douceur;  qne  les 
cindoes.  sent  iiarbases,  les  irritent,  rendent  le  mal  incurable  ;  qu'on 
}ea  imnobilise,  sans  danger  pour  eux,,  à  r»de  d'une  camisole  étroite 
doat  ks  manches  sent  attachées  Tune  à  l'autre;  qu'il  convient  de 


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80A  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lûsser  aux  malades  toute  la  liberté  compatible  avec  leur  état,  et 
qu'il  est  bon  de  les  isoler  de  leur  milieu  habituel.  »  G*est  de  là,  sans 
nul  doute,  que  lui  vint  l'idée  première  de  la  réforme  qu'il  sut  ac- 
complir; mais  il  y  fut  singulièrement  aidé  par  un  humble  fonction- 
naire dont  le  nom  est  oublié  aujourd'hui,  car  il  l'a  absorbé  dans  sa 
propre  gloire.  Il  rencontra  à  Bicètre  un  homme  du  peuple,  de 
foi-mes  un  peu  rudes,  de  cœur  généreux,  sorte  de  bourru  bienfd- 
sant  qu'on  appelait  Pussin  ;  c'était  un  simple  surveillant  spéciale- 
ment chargé  du  service  des  aliénés,  service  fort  pénible  auquel  il 
avait,  de  son  autorité  privée ,  associé  sa  femme.  Pussin,  sans  avoir 
pris  l'avis  de  personne  et  sans  qu'on  l'eût  remarqué,  expérimentait 
depuis  longtemps  le  système  que  Pinel  allait  inaugurer.  Il  accom- 
pagna le  médecin  en  chef  dans  sa  première  visite;  les  fous  hurlaient 
et  se  démenaient  comme  d'habitude.  Pinel  dit  à  Pussin  :  «  Quand 
ils  deviennent  trop  méchans,  que  faites-vous?  —  Je  les  déchaîne. 
—  Et  alors?  — Ils  sont  calmes  I  »  L'expérience  venait  au  secours 
d'une  théorie  préconçue,  et  lui  donnait  une  force  extrême.  Pinel, 
après  avoir  étudié  ses  malades  avec  soin,  déclara  que  son  intenticm 
était  de  déferrer  tous  les  aliénés  qui  lui  avaient  été  confiés.  Cou- 
thon  fut  délégué  à  Bicètre,  moins  pour- assister  à  un  spectacle  inté- 
ressant que  pour  vérifier  si  l'on  ne  cachait  pas  quelque  «  aristo- 
crate »  dans  les  cabanons.  —  En  entendant  les  cris  de  ces  pauvres 
êtres,  il  dit  à  Pinel  :  «  Il  faut  que  tu  sois  fou  toi-même,  pour  vou- 
loir déchaîner  ces  animaux-là.  »  La  scène  eut  un  caractère  théâ- 
tral qui  se  ressent  de  l'époque.  Il  y  avait  depuis  douze  ans,  dans 
les  cabanons,  un  homme  redouté  entre  tous,  ancien  soldat  aux 
gardes,  nommé  Chevingé,  qui,  atteint  d'alcoolisme,  avait  été  con- 
duit à  Bicètre  et  enchaîné  comme  les  autres  fous.  Il  était  évidem- 
ment guéri,  mais  sa  fureur  ne  cessait  pas;  sa  force  herculéenne  lui 
avait  permis  de  briser  plusieurs  fois  ses  fers,  de  jeter  bas  sa  porte 
d'un  coup  d'épaule,  et  les  gardiens  qui  s'étaient  chargés  de  le  réin- 
tégrer dans  sa  fosse  avaient  été  à  moitié  assommés  par  lui.  Pinel, 
après  lui  avoir  fait  une  courte  allocution,  le  délivra  le  premier  et  le 
chargea  d'aller  enlever  les  chaînes  des  autres  malades,  en  lui  disant 
qu'il  a  confiance  en  lui,  et  qu'il  le  prend  désormais  à  son  service. 
Ce  fut  en  pleurant  que  Chevingé  obéit  à  Tordre  qu'il  venait  de  re- 
cevoir; on  peut  imaginer  la  joie  de  ces  malheureux,  qui  se  sentaient 
les  membres  libres,  qui  pouvaient  aller  respirer  au  grand  air  après 
une  si  dure ,  une  si  étroite  réclusion.  Chevingé  fut  en  offrit  le  do- 
mestique de  Pinel,  et  son  dévoûment  ne  se  démentit  jamais;  dans 
les  jours  de  disette,  lorsqu'on  ne  pouvait  presque  plus  se  procurer 
d'alimens,  il  ail  lit  dans  la  nuit  à  Paris,  et  chaque  matin  il  rappor- 
tait à  son  maître  le  repas  quotidien.  Il  était  si  parfaitement  doux 


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LES  ALIÉNÉS  A  PARIS.  805 

et  bon  que,  lorsque  Pînel  fut  marié  et  père,  il  en  fit,  —  ceci  est  lit- 
téral, —  une  bonne  cT  en  fans. 

De  même  que  Colbert  avait  clos  Tère  thaumaturgîque,  Pinel  ve- 
nait de  fermer  l'ère  de  la  répression  exclusive;  Tère  de  la  thérapeu- 
tique allait  enfin  s'ouvrir.  Après  tant  de  combats,  la  victoire  restait 
au  bon  sens,  à  l'observation,  à  l'humanité.  Parlant  de  ceux  que 
pendant  si  longtemps  on  a  brûlés,  on  a  enchaînés  et  maltraités,  Pi- 
nel dit  :  Ce  sont  des  malades;  grande  parole  et  de  portée  incalcu- 
lable, qui  aura  un  jour  une  influence  déterminante  sur  la  science 
médico-légale.  Esquirol  les  classe,  définit  leur  mal  et  dit  :  Pour 
apprendre  à  les  guérir,  il  faut  vivre  avec  eux.  Ferrus  les  rend  au 
travail;  il  prouve  que  l'aliéné  peut  encore  faire  acte  de  civilisation, 
et  qu'en  étant  utile  aux  autres  il  devient  utile  à  lui-même.  Pen- 
dant que  la  France  pose  ainsi  les  bases  morales  de  l'aliénisme,  Rol- 
1er,  créant  en  Allemagne  un  établissement  modèle,  réunit  autour 
de  ses  malades  tout  ce  qui  peut  les  rappeler  à  la  vie  normale,  ei 
démontre,  par  sa  longue  et  constante  pratique,  que  l'opium  et  ses 
dérivés  ne  sont  point  seulement  des  caïmans  précieux,  mais  qu'ils 
constituent  le  moyen  curatif  le  plus  héroïque  que  l'on  puisse  em- 
ployer pour  combattre,  pour  vaincre  les  troubles  de  l'esprit.  C'est 
par  ces  hommes  que  la  science  aliéniste  a  été  fondée  :  d'autres  sont 
venus  qui  ont  développé  leurs  prémisses  et  fécondé  leur  doctrine; 
mais  ceux-là  ont  été  les  maîtres,  les  bienfaiteurs,  et  à  ce  titre  l'hu- 
manité leur  doit  une  reconnaissance  éternelle. 

II. 

Chacun  s'empressa  de  célébrer  ce  qu'on  nomma  justement  la 
grande  action  de  Pinel,  et  l'on  prétend  que  les  chaînes  tombèrent, 
comme  par  enchantement,  des  bras  de  tous  les  fous  séquestrés  en 
France.  Ceci  est  singulièrement  exagéré.  Une  circulaire  du  ministre 
de  l'intérieur,  en  date  du  16  juillet  1819,  signale  avec  sévérité  l'état 
misérable  dans  lequel  on  laisse  les  aliénés  en  province.  Abandonnés 
dans  des  loges  souterraines,  sans  lumière  et  sans  air,  leur  sort 
n'avait  point  été  modifié  :  on  renouvelait  à  peine  la  paille  qui  ser- 
vait de  litière  aux  fous  tranquilles  ;  quant  aux  agités,  ils  couchaient 
sur  la  terre  nue  ou  sur  le  pavé  ;  leurs  gardiens,  toujours  armés  de 
gourdins,  de  nerfs  de  bœuf,  se  faisaient  précéder  par  des  chiens 
bouledogues  lorsqu'ils  entraient  dans  les  cellules.  L'autorité  com- 
pétente ne  ménageait  pas  ses  prescriptions  :  elle  recommandait, 
elle  ordonnait  de  substituer  partout,  ea  cas  de  nécessité  rigoureuse, 
l'usage  de  la  camisole  de  force  à  celui  des  chaînes;  mais  il  faut 
croire  qu'où  ne  l'écoutait  guère,  car  en  18A3  le  docteur  Dagron, 


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80ê  RETUfi  DBS  smxjgi  momiuis.    ' 

actuellement  direoleur-médecm  de  l'asOe  ée  TtHe-tiriranU  entoyé 
en  inspection  dans  la  maison  de  Fontenay-le-Conàte>( Vendée),  trouve 
quinze  femmes  et  vÎBgt  honunes  sus,  eoclndnés  dans  les  loges. 

Méanmoms  un  principe  avait  été  posé,  et  il  fallût  en  déduire  les 
conséquences.  Pour  la  séqiiestcation  des  afiénés,  oa  se  liesutait  à 
chaque  pas  conlire  des  diiBculités  safts  œsse  iteaaîssaDtes ,  car  la 
matière  n'était  réglée  que  par  des  arrèliés  de  police;  de  plus  aveu 
établissement  spécial  n*avait  été  construit  poar  les  ^riter,  ils 
étaient  empnsom^  dans  les  lio^œs  et  plus  soirvent  eneore  ooi- 
fondus  avec  les  crimiaels  dans  les  noadsoss  de  détention.  Cn  tel  état 
de  clioses  appela  enfin  Tattention  du  go»verneor»nt.  En  183&,  une 
enquête  permit  de  consta^ter  lofficidilemei^  les  abus  do»t  les  aiîéBés 
avaieat  à  souflTrir  et  les  besoins  qu'il  étaât  urgent  de  satisfaire.  Oa 
premier  projet  de  loi  présenté  le  6  janvier  1837  ne  fnt  pas  accaeilii 
avec  faveur;  il  fut  remanié,  communiqué  aux  conseils-généranx 
qui  donnèrent  leur  avis  motiré,  et  ne  devint  loi  que  leJO  juœ  i^SS; 
une  ordonnance  royale  du  18  décembre  i83i9  en  détermina  la  por- 
tée et  rapplication.  Les  décrets  du  25  noirembre  1848,  do  IS  jan- 
vier l'S&â,  du  20  mars  i&ô6,  ëtaMînent  un  service  d*inspe^OD 
générale  pour  ks  maisons  d'aliénés  et  réglèrent  l'organisation  inté- 
rieure des  asiles.  La  loi  de  1888^  exoellente  dans  ses  dispesidiins 
fondamentales,  fonctionna  sans  encombre  et  à  la  satîslaction  des 
intéressés  pendant  une  vingtaine  d'années  ;  puis  tout  à  con^  sans 
motirs  sérieux,  elle  fut  attaquée  et  baitne  en  lirëche  avec  «ne  vio- 
lence excessive;  on  parla  de  séquestrations  arbitraires,  de  dénis  de 
justice,  de  lettres  de  cachet,  et  l'on  rajeunit  de  vieilles  calomnies 
plus  ridicules  encore  que  méchantes.  De  cette  question  des  aliénés, 
qu'on  n'aurait  Jamais  dû  soulever,  car  elle  avait  été  résolne  avec 
un  grand  souci  de  la  justice,  on  fit  une  arme  d'opposition ^aad 
même,  sans  réfléohir  qu'on  incriminait  d*un  sent  coup  deux  admi- 
nistrations pleines  de  i>on  Toni^ir  envers  les  malheoreux  et  m 
corps  médical  qui  adonné  trop  de  preuves  â*intégnté  povr  ne  pas 
mériCer  -d'être  à  l'abri  du  soupçon.  Le  résultat  a  été  femeste,  car, 
pendant  que  tous  les  intéressés,  si  injustraiontaccusési,  cherchaient 
à  mettre  leur  responsabflité  à  '00uvi»'t,  c'est  l'aliéné,  t'est  le  : 
lade  qni  a  pâti. 

On  s'est  servi  ^'un  mot  à  l'aiâe  dnquel  3  est  facile  depasss 
les  esprits  en  Fnsmce  ;  sur  tous  les  Ions  on  a  parié  de  la  liberté  in- 
dividuelle. La  liberté  individuelle  est  sacrée,  elle  est  à  la  fois  h 
sauvegarde  du  citoyen  et  celle  de  l'aintorité;  ntais  ^le  ne  dok  être 
protégée  qu'à  la  condition  expresse  de  ne  point  porter  ait^nte  à  la 
liberté  collective  :  or  il  n^y  a  pas  de  f(sm,  si  paisiMe,  si  éteint,  a  dé- 
primé qu'il  soit,  qui&  un  moment  donné,  sons  rinflnnnoe  aDUte 


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•    CBS  «.LKERB5  IL  PARIS. 

d'une  ôRipalsMn  krésistiiâe,  ne  poisse  deveoir  im  danger  .pnUic 
Ghaepie  jour,le»  joupoaux  noentent,  en  Mftmant  l'aiiloriié  desoa  dé^ 
fcot'dd  vigilance,  tes  malheurs  causés  par  des  aliénés  qu'en  croyak 
inoAmsifs  on  guéris^  Les  plus  babîles,  iee  phis  savans  peuvent  Vy 
faôsaer  prendre,  à  plus  ibrie  raison  ies  îguorans,  qui  sont  ammbceux 
en  puneille  maûëi'e* 

Pinei  raiiprcrte  «  robs^vavtîon  n  d*un  naniaqœ  enfermé  à. Bioètre; 
'desmandatoires  d'une  section  voisiae  vinrent,  pendant  ia  révolu- 
tîiMLr  laire  une  pepqaisvtîm  dans  les  salles  réservées  aux  aliéner; 
k  malade  interrogé  par  eus  leur  parut  jouir  de  la  pléninude  de  ses 
facultés,  on  le  prk  pour  une  victime  du  a  pouvoir  liberticide,  »  et 
cnremperta  eu  triempifae  pour  ie  rendre  à  la  vie  eouMinune*  1  peine 
œt  bonune  raisonnable  av«t-*il  dépassé  la  porte  de  Tliespice,  qu'il 
s'^mpora  d'un  salure,  tomba  sur  ses  littérateurs  et  en  éventra  quel- 
^ee-uns.  C'était  d'habitude  un  fou  très  calme  ;  le  passage  sans 
transiAion  d'un  mode  de  vivre  à  un  autre  avait  suffi  pour  déter- 
nûuer  obez  lui  un  accès  furieux* 

Riéoemoient  un  fait  moins  grave  s'est  passé  dans  un  de  nos  asDes 
municipaux  :  un  fou  était  sî  tranquille,  si  aimable,  de  si  bonne 
conapagnie,  qu'il  jouissait  d'une  liberté  relative  considérable  ;  îl  ae 
psromeoait  dans  tout  l'élaèlissement  sans  contrainte,  et  allait  fort 
socrvont  chez  le  directeur,  qui  aimait  à  causer  avec  lui.  Un  soir, 
dans  le  salon  de  la  direction  ,  une  glace  énorme  placée  au-dessus 
d'une  cheminée  se  détacha  tout  à  coiip  de  la  muraille  et  tomba«  — 
fort  heureusement  il  n'y  avait  personne  près  du  foyer.  —  Apirès 
eaquéte  faite,  on  eut  la  preuve  que  la  glace  avait  été  descellée,  iu'- 
«lioée  légèrement  sur  le  marbre  par  le  fou  paisible,  qfui  guettait 
en  liant  l'effet  que  produirait  sa  «  bonne  plaisanteiîe*  »  Je  cite  ces 
deux  épisodes,  et  je  pourrais  sans  peine  en  citer  des  milliers  de 
cette  nature. 

On  a  fait  grand  bnnt  autour  de  certains  procès  dont  le  souvenu: 
est  dans  toutes  les  mémoires;  on  sait  aujourd'hui  à  quoi  s'en  tenir 
snr  ces  prétendues  séquestrations  arbitraires  :  l'opinion  publique  et 
les  tribunaux  en  ont  feit  justice;  mais  il  fairt  bien  samr  qne  àss 
preui9e3  4'intelligence  dtmnées  par  un  individu  ne  démonlreiyt  nul- 
leoieot  qu'il  n'ait  été,  qu'il  ne  soit  fou.  On  peut  écrire  nu  mémoiie, 
faine  un  plaidoyer  remarquable,  acouDïuler  avec  une  habif)elé  con- 
sommée toute  sorte  d'argumens  en  faveur  de  sa  capacité  men- 
taie,  adresser  des  pétitions  anx  autorités  législatives.,  et  n*/en  avok 
pas  moins  été  un  malade  dont  l'état  pathologique  a  exigé  impé- 
rieusement un  s(^jour  plus  ou  moins  long  dans  un  asile.  On  peut 
^re  un  écrivain  de  beaucoup  de  talent  et  n'avoir  aucun  équilibre 
dans  la  raison  ;  on  peut  passer  par  trois  formes  successives  d'uli6^ 


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808  BEVU£  D£S  D£UX  MONDES. 

Dation,  par  l'hypocondrie  d'abord,  ensuite  par  la  mélancolie, 
enfin  par  la  manie  de  se  croire  persécuté,  et  être  un  homme  de 
génie;  les  Confessions  et  la  biographie  de  Jean- Jacques  Rousseau 
sont  là  pour  l'afiirmer.  On  ne  doit  donc  pas  conclure  de  l'inteUi- 
gence  déployée,  dans  un  moment  donné,  à  l'intégrité  des  facultés 
de  l'esprit,  ce  serait  s'exposer  à  commettre  des  erreurs  graves  qui 
seraient  préjudiciables  et  à  l'individu  et  à  la  société.  En  fait  de  sé- 
questrations arbitraires,  l'occasion  a  été  propice  pour  les  faire  con- 
naître depuis  deux  ans;  les  tribunaux  sont  ouverts  à  toute  réclama- 
tion, les  journaux  s'empresseraient  d'accueillir  les  plaintes  ;  je  ne 
crois  pas  qu'on  en  ait  formulé.  Pour  être  impartial,  il  convient  de 
dire  que  ce  sont  là  de  ces  lieux-communs  que  l'on  répète  volontiers 
sans  y  attacher  grande  importance  et  sans  en  connaître  la  valeur. 
J'ai  regardé  de  près  dans  cette  question;  des  masses  de  documens 
scientifiques  et  administratifs  ont  passé  entre  mes  mains  (1).  Je  ne 
connais  qu'une  séquestration  arbitraire,  une  seule.  Elle  date  des 
premiers  temps  du  consulat.  Bonaparte,  trouvant  pour  la  quatrième 
fois  sur  sa  table  de  travail  deux  livres  infâmes  envoyés  par  leur  au- 
teur, écrivit  :  «  Enfermez  le  nommé  de  Sades  comme  un  fou  dange- 
reux; »  L'ordre  fut  exécuté.  Parmi  ceux  qui  ont  eu  le  courage  de 
feuilleter  les  ouvrages  de  cet  homme  atteint  de  satyriologte,  qui 
donc  oserait  dire  que,  tout  arbitraire  qu'elle  fût  dans  la  forme,  cette 
séquestration  n'ait  pas  été  méritée? 

Pour  bien  connaître  les  fous,  il  faut  avoir  vécu  avec  eux  ;  cette 
dure  obligation  a  été  dans  ma  destinée,  j'en  puis  donc  parler  avec 
quelque  expérience.  On  se  les  figure  ordinairement  tout  autres 
qu'ils  ne  sont;  en  ceci  comme  en  tant  de  choses,  le  théâtre  et  le 
roman  ont  perverti  nos  idées.  On  s'imagine  volontiers  que  le  fou  est 
un  être  qui  n'a  plus  une  lueur  déraison,  qui  divague  sur  toulsujet, 
qui  pleure  quand  il  devrait  rire,  rit  quand  il  devrait  pleurer,  prend 
les  nuages  pour  des  éléphans,  ne  se  rend  compte  de  rien  et  ne  sait 
môme  pas  où  il  est.  Un  tel  homme  se  rencontre  évidemment,  le 
délire  général  existe  :  il  y  a  dans  les  asiles  plus  d'un  malade  dont 
on  peut  dire  qu'il  a  réellement  perdu  la  connaissance  de  soi-même 
et  des  autres,  la  notion  de  l'espace  et  du  temps;  mais  le  cas  le  plus 
ordinaire  est  le  délire  partiel,  et  l'on  se  trouve  alors  en  présence 
d'un  monomaniaque,  c'est-à-dire  d'un  individu  qui  peut  causer 
raisonnablement  de  toutes  choses,  excepté  d'une  seule,  sur  laquelle 
.  l'insanité  éclate  immédiatement  et  presque  toujours  avec  violence. 
J'ai  eu  sous  les  yeux  un  travail  manuscrit  composé  de  quatre  forts 

(i)  JTaTais  préparé  cette  étude  avant  Tincendie  du  Palais  de  Joatice,  de  la  préfecturt 
de  police  et  de  THôtel  de  Ville. 


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LES   ALIÉNÉS   A   PARIS.  809 

volumes  in- A*,  c'est  ]e  résumé,  avec  commentaires,  de  tout  ce  qui 
a  été  écrit  sur  la  folie  par  les  auteurs  grecs,  latins,  allemands,  an- 
glais, italiens  et  français.  Cette  œuvre,  remarquable  de  lucidité,  de 
méthode,  de  composition,  a  été  faite  par  un  pensionnaire  de  Cha- 
renton  ancien  magistrat,  homme  très  sage,  très  instruit,  très  doux, 
qui  parfois  et  tout  à  coup  se  voyait  chargé  par  des  escadrons  de 
cavalerie  lancés  sur  lui  au  galop.  11  en  ressentait  une  angoisse  qui 
déterminait  invariablement  un  accès  de  fureun 

Non-seulement  le  théâtre  et  le  roman  nous  ont  donné  des  idées 
erronées  sur  la  folie  réelle,  mais  ils  ont  accrédité  dans  la  foule  igno* 
rante  et  crédule  cette  sottise  des  séquestrations  arbitraires.  11  n'y 
a  pas  à  discuter  le  point  de  départ  du  dramaturge  et  du  romancier  ; 
c'est  un  droit  adsolu  pour  chacun  d'eux  de  prendre  tel  sujet  qui 
lui  convient,  dans  la  vie,  dans  le  code,  dans  Thistoire,  où  bon  lui 
semble,  —  il  suffit  qu'un  fait  lui  paraisse  admissible  pour  qu'il  puisse, 
s'il  le  vent,  l'introduire  dans  son  livre  ou  le  mettre  à  Is^  scène;  c'est 
là  un  élément  romanesque,  rien  de  plus,  et  il  n'a  d'autre  valeur 
que  celle  du  mérite  littéraire  avec  lequel  il  est  présenté  au  public; 
msds  que  des  esprits  sérieux  se  soient  laissé  prendre  à  ces  fictions, 
c'est  ce  qu'il  est  difficile  d'admettre,  surtout  en  présence  de  la  loi 
de  1838,  contre  laquelle  se  sont  accumulées  tant  de  préventions,  et. 
qui  s'est  au  contraire  appliquée  à  donner  des  garanties  multiples  à 
la  liberté  individuelle. 

Les  lois  sont  les  instrumens  à  l'aide  desquels  la  société  se  protège 
contre  les  instincts  naturels  de  l'homme  ;  or  la  folie  est,  le  plus  sou- 
vent, le  retour  aux  instincs  animaux,  aux  désirs  impérieux,  aux 
impulsions  invincibles,  au  meurtre,  au  vol  et  au  reste.  11  était  donc 
d'un  intérêt  social  supérieur  d'isoler  les  malades  atteints  de  ce 
genre  d'affection,  de  les  mettre  dans  l'impossibilité  de  nuire  aux 
autres  et  à  eux-mêmes;  mais  il  fallait  éviter  à  tout  prix  qu'abusant 
d'un  emportement  momentané,  d'une  bizarrerie  d'esprit,  d'une  irri- 
tabilité de  caractère,  on  n'arrivât  à  faire  séquestrer  des  personnes 
de  raison  saine  qu'on  aurait  pu  avoir  un  intérêt  quelconque  à  faire 
disparaître  en  les  enfermant.  Aussi  la  loi  de  1S3S,  qui  est  à  la  fois 
loi  d'assistance  et  loi  de  sécurité,  a-t-elle  entouré  l'entrée  d'un  ma- 
lade dans  un  asile  de  toutes  les  précautions  imaginables  et  y  fait- 
elle  concourir  des  autorités  différentes  qui  se  contrôlent  mutuelle- 
ment. La  loi  distingue  deux  genres  de  placemens  :  le  placement 
volontaire  et  le  placement  d'office.  Pour  opérer  le  premier,  il  est 
nécessaire  d'être  muni  d'un  certificat  de  médecin  qui  n'est  point 
parent  de  l'aliéné  et  qui  n'appartient  pas  à  l'établissement  où  ce- 
lui-ci demande  son  admission.  Le  directeur  doit  constater  l'identité 
du  malade,  celle  de  la  personne  qui  l'amène,  et  prévenir  immédia- 


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8fd  R&TUB  DES  1MBUX  MOHOES. 

temeDt  le  préfet  de  polîœ.  Oa  â  reneacé,  eR  ce  <fat  teucbe  les  «âes 
publics,  à  ce  genre  de  placement,  ce  ^ui  est  ^rt  regrettable,  tsm 
les  fermaUtés  À  remplir  pour  le  placement  d'ofice  sent  plus  teugim 
et  par  conséquect  prf^judioiaUes  aux  malades. 

OësiSii,  le  cmseiU général  de  la  Seine,  sur  la  praposfikm  4* 
IL  de  Raaibttteau  et  d*»pFès  Tayis  dn  conseil  gëaéral  des  liospîees, 
a  dbeicibé  à  restreindre  le  nombre  des  placemens  voloDtaires,  «qm, 
croyait-on,  aidaientà  rencomlnemeirt  des  maîsens  de  BioéiFeefiée 
la  Salpétrière,  seiiiles  ouvertes  à  la  Me.  fia  f  S&4,  la  mesope  paraît 
devenir  géoérale;  mais  on  avait  beau  repousser  les  placemensTok»- 
taires,  lescas  de  sé<ifiiestrations  indispensables  ne  drmînoaieat  pas, 
et  dès  lors  la  préfecùnire  de  police  s'est  Toe  dans  la  nécessité  d'in- 
tervenir, par  les  placemens  d'office,  en  faveur  des  aliénés  àmA 
l'état  mental  ou  l'indigence  exigeaient  impérieusement  l'euMe 
dans  wi  asile  municipal  et  gratuit.  C'est  ainsi  que  ce  mode  «de  pla- 
cement s*  est  développé,  et  aujourd'hui  c'est  par  le  seul  hiteniié- 
diaire  de  la  préfecture  de  police  que  les  fous  trouvent  un  abri  et 
des  soins.  Un  certificat  médicsd,  une  demande  d'admission  ^gnée 
p^  des  parons  ou  des  amis  du  malade,  un  prooës-verbal  rédigé 
par  le  commissaire  de  police  du  quaitier  habité  par  l'aliéné,  rd^ 
tant  les  faits  de  notoriété  publique  et  reproduisant  l'interrogaloire 
qu'il  a  fait  subir  à  celui-ci,  sont  les  premières  pièces  exigées.  Cou* 
duit  à  une  infirmerie  spéciale,  l'aliéné  est  examiné  par  un  médeds 
délégué  qui  donne  son  opinion  motivée;  dirigé  sur  l'asile  désigné, 
il  y  esft  reçu  par  le  médecin  résidant  qui  le  a  vérifie  »  et,  sH  le 
trouve  égaré  d'esprit,  signe  son  billet  d'entrée.  Ainsi,  pour  qu'une 
séquestration  arbitraire  ait  lieu,  il  faut  quelesparens  qutforraeleot 
la  demande,  que  le  médecin  qui  donne  le  premier  certificat,  qse  le 
commissaire  de  police  qui  rédige  le  prooës*verbal,  que  le  médedii 
de  l'infirmerie  spéciale,  que  le  médecin  résidant  de  ra8ile,seeoieot 
tous  au  préalafate  concertés,  qu'ils  soient  des  coquins  ou  des  igno* 
rans;  c'est  là  urïe  démonstration  par  l'absurde  qui  aurait  dû  suffire  à 
ramener  les  esprits  les  plus  prévenus. 

il  se  présente  pourtant  dans  une  ville  aussi  populeuse  que  Psis 
tel  cas  si  subit,  si  impérieux,  qu'il  faut  négliger  toute  forâaiité  et 
agir  au  pl<as  vite.  Un  fou  laissé  ea  iH^erté  est  pris  d'accès  forieux, 
il  court  dans  ks  rues,  armé,  et  se  jette  sur  les  passans;  une  mé^ 
lancoliqne  trouve  k  vie  insupportable,  la  mort  lui  apparaît  coaiaK 
un  bonheur  suprême,  et  pour  rendre  ses  enfans  heureux  eHe  connii! 
de  les  égorger  ;  ce  cas  spécial  se  prodott  très  fréquentent.  La  lui 
d'assistance  devient  alcn-s  loi  de  sécvrité,  et,  agissant  ^m  son  nom, 
le  commissaine  de  police  expédie  immédiatement  le  malade  à  Ta^e 
le  p'ius  voisin.  C'est  ce  qu'em  nomme  le  placement  d'urgence.  B  en 


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CES  AUÉ9BS   A   PâRiS.  Sll 

est«r«oe  a«tre  sorte,  provoqciés  fM*  les  nédecnns  â1)6pita«x«  Lora- 
cpi*iin  ma4ade  donne  des  signes  d'aliéiiatim  et  troubte  le  nepos  des 
sUles,  il  levr  «iffit  'd*iHi  oertîffiea/t  pcmr  le  faire  diriger  sur  Sakite- 
Anne;  souvent,  en  pareilles  circeastanees,  on  «corantet  des  erreurs 
de  diagnostic  et  Ton  prend  pour  une  aflectim  mentale  ces  accès  de 
déFire  et  d'incobérenoe  qui  suii^eDt  en  aocompagnent  quelques  ma- 
ladies «ignés,  telles  -que  h  pnemmonie  et  la  fièvre  typbeîde. 

Ikms  t(Mf8  (es  cas,  le  directeur  Ae  ht  maison  où  le  malade  a  été 
i^u  doH  dans  les  vingt-qnatre  heirres  aviser  le  préfet  de  polîœ  eC 
lui  faÂre  parreoir  toutes  les  pièces  à  Tappui,  lesquelles  sont  réunies 
et  formefit  un  dossier  particulier  pour  chaque  aliéné.  Lorsque  le 
placement  a  eu  lieu  d'urgence,  le  préfet  de  police  délègue  un  mé- 
decin qui  se  transporte  à  Tasile,  inHerroge,  examine  le  malade  et 
fait  «in  rapport  qui  conclut  au  maintien  ou  à  ta  levée  de  la  'Séques- 
tratîoD.  De  pke  chaque  directeur  est  tenu  d'avoir  un  registre  sur 
lequel  sont  relaies  les  nom,  prénoms,  âge,  qualité,  domicile,  état 
civil  de  l'aliéné  :  -on  y  scoute  la  date  de  l'entrée  et  It^  observations 
médicales;  ce  re^stre  doit  être  communiqué  aux  s^édecins  de  l'asile, 
aux  vBspecteui*s,  anx  magistrats  chargés  des  inspections  trimes- 
trielles, aux  déi^ués  de  la  préfecture  de  police,  au!i^  pareas  qui 
ont  provoqué  la  séquestration.  Ce  n'est  pas  tout;  dans  les  trois 
jours  qui  suivent  l'entrée  d'un  malade  dans  l'asite,  on  dmt  en  don- 
ner avis  au  procureur  de  la  république  de  l'arrondissenwnt,  et,  s'il 
y  a  lieu,  au  procureur  de  la  république  du  domicvle  de  secours  (1), 
en  notifiant  te  Bom  de  la  personne  placée  et  le  nom  de  la  personne 
qui  a  effectué  le  placement.  Quinze  jours  après  l'admission  et  en- 
suite tous  les  six  mois,  un  rapport  médical  constatant  l'état  diu  ma- 
lade est  adressé  au  préfet  de  poilice.  Tonte  réclamation  émanant 
d'un  aliéné  doit  être  expédiée  sans  délai  par  le  directeur  au  repré- 
sentant de  l'autorité  qui  en  est  l'objet;  le  préfet  peut  ordonner  la 
sortie,  le  président  du  tribunal  le  peot  aiussi,  même  ma)<gré  l'oppo- 
shîoo  du  préfet  :  que  le  malade  *soit  guéri  ou  non,  sa  sortie  peut 
tMjoiu's  ôtne  obtenue  par  les  membves  de  sa  famille;  mais  dans  ce 
cas,  si  le  médecin  déclare,  après  examai,  que  l-état mental  du  ma- 
lade est  de  aatare  à  faire  courir  des  dangers  à  la  sécurité  publique, 
le  préfet  peut  prendi*e  un  anété  en  vertu  duquel  l'aliéné  eirt  main- 
tenu ea  séqaestration  jusqu'à  ce  qu'il  ait  acquis  un  degré  d'amé- 
lioration qui  lui  permette  de  rentrer  sans  péril  dans  ia  société.  Si 
cet  atrdté  parait  excessif  aux  intéressés,  ceux- ci  owt  toujours  le 
droitd'en  appeler  au  tribunal,  qui,  réuni  en  chambre  du  conseil, 

(f)  Le  domicile  tte  Becoun  «*acqmert  psr  xm  -an  de  mtjnr;  M  un  24  venûémialre 
ftnii,iftta  V,«it.  4; 


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812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prononce  sur  le  différend  immédiatement  et  en  dernier  ressort. 
Toutes  ces  prescriptions  sont  suivies  à  la  lettre  sous  peine  d'un 
emprisonnement  de  cinq  jours  à  un  an  et  d'une  amende  de  cin- 
quante francs  à  trois  mille  francs,  ainsi  qu'il  est  dit  au  titre  III* 
art.  Al  de  la  loi  du  30  juin  1838. 

Telle  est  dans  son  ensemble  cette  loi  préservatrice  qui  a  été  atta- 
quée avec  tant  d'acrimonie  sans  qu'on  ait  pu  cependant  citer  un 
seul  fait  sérieux,  scientifiquement  constaté,  qui  ait  porté  témoi- 
gnage contre  elle.  Après  l'avoir  discréditée  au  sénat,  au  corps  lé- 
gislatif, dans  la  presse  périodique,  par  des  brochures,  on  a  demandé 
qu'elle  fût  abrogée  et  remplacée  par  une  autre  loi  dont  le  projet  a 
été  déposé  le  21  mars  1870  par  MM.  Gambetta  et  Magnin.  L'exposé 
des  motifs  déclame  plutôt  qu'il  ne  prouve.  Les  aliénés  y  deviennent 
des  victimes  sacrifiées  à  la  sécurité  publique,  on  y  parle  de  machi- 
nations criminelles,  et  l'on  y  lit  textuellement  :  a  Qui  sait  si  l'on  ne 
craint  pas,  en  ébranlant  l'édifice  de  1838,  d'y  trouver  le  crime  sous 
chaque  pierre  ?  »  Il  n'y  a  là  en  somme  que  beaucoup  d'emphase  et 
une  médiocre  rhétorique.  Les  signataires  du  projet,  qui,  je  crois 
bien,  n'en  sont  que  les  endosseurs,  récusent  les  médecins,  comme 
intéressés,  récusent  les  magistrats,  sans  doute  comme  incompétens, 
et  veulent  qu'un  jury  spécial,  tiré  au  sort,  composé  de  six  mem- 
bres, décide  en  plein  tribunal  s'il  est  opportun  ou  non  de  pronon- 
cer l'internement  d'un  individu  présumé  aliéné;  celui-ci  serait  dé- 
fendu par  un  avocat  ou  par  un  avoué.  Donc  débat  contradictoire 
en  présence  du  fou,  après  interrogatoire  d'icelui,  plaidoyer,  ré- 
plique, résumé,  déclaration  solennelle  des  jurés.  En  vérité  l'on 
croit  rêver  quand  on  lit  de  pareilles  élucubrations  I 

Sans  parler  ici  des  suites  qu'un  tel  débat  pourrait  avoir  sur  plus 
d'un  cerveau  égaré,  on  peut  affirmer  que  ce  mode  de  procéder  est 
vicieux  entre  tous,  et  qu'il  entraînerait  des  erreurs  déplorables. 
Il  faut  être  dans  une  ignorance  absolue  de  ce  que  c'est  qu'un  fou 
pour  ne  pas  savoir  que  le  monde  extérieur,  l'objectif  qui  exerce  sur 
certains  aliénés  une  action  surexcitante,  produit  au  contraire  chez 
beaucoup  d'autres  une  sorte  de  compression  qui  les  rappelle  à  eux- 
mêmes  et  leur  donne  toutes  les  apparences  de  la  raison.  Il  y  a 
alors  répercussion  du  moral  sur  le  physique,  comme  dans  les  crises 
aiguës,  dans  le  délire,  dans  les  hallucinations  de  toute  sorte,  il  y 
a  répercussion  du  physique  sur  le  moral.  Tel  individu  qui  chez 
lui,  dans  son  milieu  habituel,  maison,  appartement  ou  cabanon, 
s'abandonne  à  des  accès  de  fureur  qui  sont  plus  forts  que  sa  vo- 
lonté, demeurera  calme,  paraîtra  sensé,  trompera  l'observateur 
le  plus  sagace,  si  vous  le  placez  en  présence  de  lieux  qu'il  ne  con- 
naît pas,  de  gens  qu'il  n'est  pas  accoutumé  à  voir,  d'un  spectacle 


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LES  ALIÉNÉS   A  PARIS.  813 

qui  Tétonne  et  le  maintient.  C'est  ainsi  que  les  aliénés  deviennent 
tranquilles  et  aptes  à  tout  comprendre  dans  les  premiers  jours  de 
leur  entrée  dans  un  asile.  Dn  jury  qui  ne  sera  pas  composé  d'alié- 
nistes  et  d^hommes  spéciaux  se  laissera  facilement  abuser  par  les 
malades  les  plus  violens,  car  ceux-ci  sont  presque  toujours  les  plus 
dissimulés.  En  dehors  de  leurs  crises,  du  point  précis  qui  fait  surgir 
la  divagation,  beaucoup  d'aliénés  sont  gens  avec  lesquels  on  peut 
causer  de  omni  re  scibili.  Des  hommes  fort  intelligens  y  ont  été 
pris  et  ont  donné  à  rire.  M.  de  Viilèle  reçut  un  jour  la  visite  d'une 
femme  qui  lui  exposa,  avec  un  entraînement  de  langage  et  un 
charme  inexprimables,  certaines  idées  sur  le  rôle  de  la  presse  dans 
les  gouvernemens  constitutionnels.  Le  ministre,  ébloui  de  tant 
d'esprit  et  de  logique,  entre  dans  les  idées  de  son  interlocutrice, 
lui  fait  des  promesses  pour  la  création  d'un  journal  dans  lequel  elle 
aura  la  haute  main,  parle  en  conseil  du  projet  qu'il  va  mettre  à 
exécution,  et  y  renonce  avec  peine  lorsqu'on  lui  démontre,  pièces 
en  main,  qu'il  a  eu  affaire  à  une  aliénée  I 

Si  la  loi  de  1838  est  appelée  à  subir  de  nouveau  une  discussion 
législative,  il  est  à  désirer,  dans  Tintérét  des  aliénés,  qu'elle  en 
sorte  avec  une  consécration  éclatante  qui,  sans  mettre  fin  à  des 
insinuations  malveillantes,  permettra  du  moins  de  continuer  l'em- 
ploi de  mesures  dont  on  s'est  jusqu'à  présent  bien  trouvé.  On 
pourra  néanmoins,  pour  donner  satisfaction  à  ce  que  l'on  appelle 
l'opinion  publique,  y  introduire  une  modification  qui  n'en  compli* 
quera  pas  le  mécanisme  et  ne  le  modifiera  pas  essentiellement.  Plu- 
sieurs commissioAis  extra-parlementaires  se  sont  occupées  de  cette 
question,  qui,  comme  l'on  dit,  est  à  l'ordre  du  jour.  La  Société  de 
législation  comparée  a  réuni  des  hommes  graves,  magistrats,  spé- 
cialistes, et  elle  les  a  interrogés  ;  notons  en  passant  qu'à  la  question 
posée  par  le  président  :  avez-vous  eu  occasion  de  constater  des  cas 
de  séquestration  arbitraire?  il  a  toujours  été  répondu  :  non.  L'opi- 
nion à  peu  près  unanime  des  personnes  éminentes  appelées  à 
émettre  un  avis  a  été  qu'il  serait  bon  de  nommer  une  commission 
permanente  composée  de  médecins,  de  magistrats,  de  notaires,  qui 
seraient  chargés  d'aller  visiter  les  aliénés,  de  les  interroger  et  de 
faire  rapport  à  l'autorité  qui  en  a  charge.  Cne  telle  commission 
serait  inoffensive,  et  peut  être  créée  facilement.  Je  vais  plus  loin,  il 
ne  serait  pas  mauvais  qu'un  des  membres  de  la  commission  d« 
permanence  et  un  des  substituts  du  petit  parquet  fussent  délégués 
pour  assister  les  médecins  de  la  préfecture  de  police  dans  l'examen 
des  aliènes  enfermés  à  l'infirmerie  spéciale;  on  n'en  arrêterait  pas 
un  fou  de  moins,  on  ne  ferait  pas  une  séquestration  arbitraire  de 
plus;  mais,  en  ajoutant  cette  garantie  aux  précautions  que  la  loi  de 


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ftIA  REVUK  BES  fiitfX  UOMBES. 

1838  a  delà.  éHâtées.»  oa  dégagerait  la  mspoaaabîlité  an  aédecM 
atiésîate. 

Les  advensaiFes.  de.  la  kî  ae  se  eOBlentenut  pus  d'inGrinioer  le 
mode  de  plac;eneB<fc,  îta  en  arriYeeà  à  oDodaniDer  l'isoleiBeiil  ifm 
est  impofié  auiX  aljéoés,  dans  kuc  iatéiAt  tt  deos.  llotéfdl  d'an- 
truL  C'est  cef^endsoit  le  moyea  tbéJUfMMti^ae  le  pk»  efficace  91e 
Foa  ait  eocece  déeoaveart;  le  changemesil  d'élaâ  eit  de  mîiim^  ki 
Fupture  des  kabi4xiide8  priées,  rétoignemeat  des  paima,  trop  sao- 
veni:  dia|^»éa  à  mettre  en  action  lies  ré\ieries  d'an  eerfem  naïade 
a  pour  ae  pas  le  contrarien,  »  saf&eent  seuls»  daae  bieaées  cas»,  k 
lainener  ua  calaae  relatif  dana  lea  esprits  surexcités. 

Il  fâAt  fénéruliser  les  feus^  et  fou  y  arr»^  aisément  par lafisê- 
pline  d'iai  ré^nae  uBtforiHe;  larsqia'ils  restent  dans  tenr  âmatie^ito 
sont  tTèdimdttutisés  outre  mesure»  on  leur  obéit,  on  Ta.  an-devaat  de 
leurs  désiiis?  t oyant  <ftte  leuas  ehimëres  sont  éeoutéea,  Ub  mm  fiant  aa- 
cun  effort  po<]r  se  reprendre  à  la  réalité.  Plue  ils  se  sentent  Icna  des 
leurs,  plus  ils  essaient  de  se  de>niiaer  poar  s^en  rapf)rocfaer.  WiUs 
racoat»  que  dans  TétaUlssenient  qu'il  avait  feodé  en:  Angleterre  les 
malades,  étranfena  gpnérissaieQt  plus  vite  que  les  aatres  ea  raisan 
môme  de  l'isoiemeiit  bien  plus-  ooeaplet  où  rébignenkent  de  knr 
pays  et  souveat  leur  ^noratace  de  la  langue  les  avaient  placés.  U 
est  UB  faiJL  irréfataMe  qu'on  a  bien  seaveat  constaté  :  les  naalades 
(pii  oat  été  gnéf  is  dados  une  maison  de  saaté,  et  qui  sont  atteints  par 
une  reofamte,  coareot  d'eux-mêmes  et  aa  phas  Tite  dans  l'établine- 
maai  eà  d^à  ils^  ont  été  soignéa,  tant  ii»  compceaaeatt  le  bienfait  de 
cette  Tie  pK^nisble,,  il  est  ycai,  doulouirenae  parfois  au-delà  de  tante 
expceasioa,  maie  qui  dn  maioa  discipline  fâme,  soigna  lacoqis, 
neatralise  les  teataÉÎTes  de  suicide,  eafipédie  lea  crimes  et  peat  isr 
mener  à.  la  raison. 

Vent^oo!  aawoîff  oà  kiSéqaestratioo»  dana  le  maayais.  senaduaiet, 
se  produit  le  plie  fréquemmoat?  Dan^  b  fiunîlle.  Jéa  début  de  la 
maladie,  en  a  voohi  garder  l'aliiiéné^  on  l'a  entoaré  de  soioe;  par 
snita  d'un  sentiment  de:  hoate  mal  enteadv»  par  écomnnie  peat-ètrer 
on  a  rsjcié  loin  la  pensée  de  le  déposer  dans  «a  de  ces  étabUase»* 
amna  spéciaux,  eu  le»  maJadea  troaTent  de  larges  jardiaa et  des  seias 
appffefMfiéa.  On  s'est  lassé  de  voir  q«e  l'on  n'arrivait  &  aacaa  rend- 
tat,.  an  a  perdu  patieace  devant  rkrLtabilité  d'an  pauvre  élrafaa 
tout  exaspère,  onr  Ta  rudoyé,  maltraitév  oa  l'a  relégaé  daBS:iiB  coia; 
pour  qu'il  ne  pût  maire^  oa  l'a  atabaehé  à  an  £auateuil  fiaé  à  la  am^ 
raille,,  dam  qne^ifoe  réduit  obsnar  de  la  maison^  Oa  lui  jatte  ans 
nonrritare  insuffisante,  eomaie  à  unchieni;  en  dit:  H  est  si  méchaal, 
aa  lieu  de  dire  :  U  est  si  malade  I  S'il  crie,  00  le  bâillonne;  iloroor 
pit  dans  see  ordures,  dans  sa  vermine,  et  d'ime  créature  vivante, 


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l£S   ALIENES   A   FARI3*.  81& 

qui  peut-être  aurait  guéri  û  on  r«ût  confiée  en  temps  opportim  à 
des  aLLénifttes,,  en  fait  ua  j|»  ne  sais  ifoci  cpiî  remue  encere,  ^i  ne 
peut  pas  uàovrir  et  qui  n'a  plus  rien  dfhumaîû.  ie  n'exagère  pa»;  les 
cours.  d'asdBesoat  jugé  plua  «L'un  de  ees  drames  domestiqiftes,  et 
cûosJNjea  sont  Ea&tésJgnABés  et  ont  eu  «m  déneAment  qu'on  o'oee  se 
flgurerl 

Dans  l'asile,  tout  se  {Mtfse  en  plein  jour;  te  préfet  de  police  par 
ses^  délégués,  les  xaa^traAs^  les  médedas»  y  regardenl  à  toute 
heures  et  rien  de  sembkble,  rien  d'approchant  ne  peut  s'y  pro- 
duirel  Les  naïades  y  sont  respectés,  soignés,  traités  avec  une 
exti?£me  biénveillaace.  Teute  injure  éehsq^pée  aus  inPirafiiers  est  im- 
médiatement punie  paâ'  rexpulsieii.  Il  y  a  peu  de  teaops,  à  l'établis- 
sement, de  Vaucluse,  ub  gardien  qui  venait  d'être  malu-aité  par 
im  fou  en  accès  furieux.  s'ovhUa  jusqu'à  donner  un  soufflet  à  celui- 
ci;  on  ne^  se  contenta  pas  de  Jke  châ^r,  il  fut  appréhendé  par  les 
gendarnies  dans  l'aeile  même,  traduit  en  police  correctionnelle  et 
cendaouaé  à  quinze  jours  de  prison.  Le  directeur  qui  avait  provo«- 
qué  cea  iMSures  séf  ères  sait  qu'il  n'a  fiaôt  que  son  devo»i  on  n'a 
pas  plus  le  droit  de  frapper  un  fos  qu'en  n'a  le  droit  de  £fa{^per  un 
phibîsiiquâ  :  l'un  et  l'autre  sont  des  malades.  L'acte  est  en  outre  uo 
lieu  de  pretection  pour  les  intérêts  des  aliénés;  là  ils  sont  défendus 
Cfttitffe  les  testameaa  antidatés,  contre  les  donations  entve-yîis,  les 
contrats  de  ventes  dérisoires,  et  tous  autres  actes  analogues  que 
trop  souvent  k  cupidité  des  familles  arrache  à  leur  raison  vacil- 
lante.  Sous  ee  rapport,  la  ha  de  ias&  est  incomplète;  à  force  de 
voulaic  protéger  la  pecsonoe  mftoie  du  maJade ,  elle  a  euMié  de 
protf^ger  suffisamment  ses  biena.  Dans  la  semaine  de  l'admission 
même,  un  administrateur  devrait  être  nommé  pour  géi-er  les  biens  de 
Faliétté  et  pour  veiller  à  ce  qu'il  reçoive  des  soins  en  rapport  avec 
son  état  de  fortuite.  Plus  d'un  malade  rentrant  chez  lui  après  avoir 
été  guéri  a  Ircnivé  ses  biens  dilapidés  par  une  fenune  prodigue,  par 
des  enfans  insoucianst,.  par  des  parens  anides  qui  ont  k  préjugé  po- 
pulaire et  absurde  qae  la  folie  est  un  mal(  incuraJ^le.  Plus  d'un 
bomme  ricbe  de  30,006  ou  10,000  livres  de  vente  a  été  placé  au 
i^hm  dans  des  maisons  où  l'on  payait  ^,000  fr.  paar  an;  la  pen- 
sion a  diminué,  elle  est  tombée  à  3,00»  francs,  puis  à  1,200  fr., 
et  enftBi  LemalbttureuK  a  été  poussé  dans  un  asile  public  pendant 
que  sa  farmitie  vivait  grassement  de  son  revenu,,  qu'die  aurait  du 
censacier  ib  soo  traitement  et  à  son  bien^tre.  11  y  a  Imigtemps  que 
îalvet  a  demandé  que  les  aliénés  fussent  assûnilôs  amx  absens. 

il  est  une  prescription  de  la  loi  qu'on  a  laissée  longtemps  et  qu'cm 
laisse  encore  en  souffrance.  L'article  24  dit  expressément  :  «  Dans 
les  IWux  oè  il  n'existe  pas  d'hospices  ou  d'hôpitaux,.  les  maires  de- 
Tfont  pouTvatr  au  logement  des  aliénés,  soit  dans  une  hôtellerie, 


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816  REVUE   DE8  DEUX  MONDES. 

soit  dans  un  local  loué  à  cet  effet.  Dans  aucun  cas,  les  aliénés  ne 
pourront  être  ni  conduits  avec  les  condamnés  ou  les  prévenus,  ni 
déposés  dans  une  prison.  »  En  1869,  un  ouvrier  fut  subitement 
frappé  d'un  accès  de  folie  aiguë  dans  une  petite  ville  du  départe- 
ment de  l'Eure;  en  attendant  qu'il  pût  être  conduit  à  l'établisse- 
ment d'Évreux,  il  fut  déposé  à  la  prison.  Le  fait  en  lui-même  n'a 
rien  de  grave,  le  malade  était  seul,  enfermé,  et  il  reçut  tous  les 
soins  nécessaires;  mais  il  est  toujours  mauvais  de  manquer  au  texte 
précis  d'une  loi.  C'est  cependant  ce  que  nous  avons  vu  à  Paris  de- 
puis 1838  jusqu'au  1''  janvier  1872.  Faute  d'un  local  quelconque 
dans  lequel  on  pût  provisoirement  isoler  les  aliénés  qu'on  amenait 
chaque  jour  à  la  préfecture  de  police,  celle-ci,  qui  ne  tient  pas  les 
cordons  de  la  bourse  et  qui,  en  matière  de  dépenses,  est  toujours 
obligée  d'attendre  le  bon  plaisir  du  conseil  municipal,  en  était 
réduite,  malgré  ses  incessantes  réclamations,  à  faire  interner  les 
fous  au  dépôt.  Elle  les  séparait  avec  soin  des  prévenus,  elle  réser- 
vait pour  eux  ses  meilleures  cellules;  mais  elle  n'en  donnait  pas 
moins  cet  exemple  singulier  d'une  administration  spécialement 
chargée  de  veiller  à  la  stricte  exécution  de  la  loi,  et  qui  y  man- 
quait la  première  d'une  façon  flagrante.  Aujourd'hui  il  n'en  est  plus 
ainsi;  cet  état  provisoire,  qui  n'a  duré  que  trente-quatre  ans  (c'est 
peu  en  France,  où  le  définitif  seul  est  transitoire),  a  pris  fin  récem- 
ment. 

La  reconstruction  du  Palais  de  Justice  et  de  la  préfecture  de  po- 
lice avait  amené  la  réédification  du  dépôt,  sorte  de  geôle  d'attente 
où  l'on  enferme  momentanément  les  criminels,  les  prévenus,  les 
vagabonds,  en  attendant  qu'ils  soient  dirigés  sur  les  prisons  dési- 
gnées. On  y  a  annexé  une  infirmerie  indépendante,  ayant  une  en- 
trée spéciale,  un  service  particulier,  et  que  surveille  un  employé 
du  bureau  de  la  préfecture,  exclusivement  chargé  de  tout  ce  qui 
concerne  les  aliénés.  La  loi  est  exécutée  dans  sa  lettre  et  dans  son 
esprit  :  les  fous  sont  là  chez  eux,  sans  communication  possible 
avec  la  population  roulante  du  dépôt.  Des  cellules  réservées  aux 
aliénés  occupent  le  rez-de-chaussée,  où  s'ouvrent  aussi  le  cabinet 
du  médecin  délégué  et  celui  de  l'employé.  C'est  triste,  propre  et 
froid.  Un  gardien  se  promène  incessamment  devant  les  cellales, 
dont  le  guichet  est  toujours  entre-bâillé.  Il  veille  à  ce  que  les 
aliénés  ne  se  blessent  pas  dans  leurs  mouvemens  furieux,  il  leur 
donne  à  boire,  et  ne  répond  guère  à  leurs  divagations;  il  me 
disait  qu'il  aimait  mieux  avoir  vingt  fous  à  garder  qu'une  seule 
folle.  Au  premier  étnge,  un  dortoir  de  sept  lits  est  destiné  aux 
infirmes  qu'on  envoie  à  Saint-Denis  ou  à  Villers-Cotterets;  nn 
autre  dortoir  également  de  sept  lits  est  consacré  aux  enfans  qu'on 
doit  conduire   à  Fhospice  des  enfans  assistés.  Une  pharmacie 


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LES  ALIE9ÏE5  A   PARIS.  817 

saffisamment  approvisionnée  permet  de  donner  les  premiers  soins 
aux  malades,  qui  trouvent  aussi  des  bains  dans  une  salle  voisine. 
L'ouverture  de  cette  infirmerie  est  un  véritable  bienfait.  Autrefois 
l'aliéné,  amené  d'abord  au  dépôt,  était  conduit  au  bureau  central 
des  hôpitaux,  au  parvis  de  Notre-Dame;  là  il  était  examiné,  et  on 
constatait  son  état  mental.  Si  l'employé,  mû  par  ce  sentiment  de 
commisération  qui  est  comme  fonctionnel  chez  la  plupart  des 
agens  de  la  préfecture  de  police,  n'avait  pas  libellé  d'avance  toutes 
les  paperasses  nécessaires,  le  pauvre  diable  était  réintégré  au  dépôt, 
où  Ton  préparât  les  pièces  administratives  qui  doivent  le  suivre, 
assurer  son  identité  et  le  faire  admettre  dans  l'établissement 
désigné.  Toutes  ces  formalités,  lentes,  pénibles,  qui  trop  souvent 
aidaient  à  satisfaire  la  curiosité  brutale  du  public,  ont  été  suppri- 
mées. On  sort  de  l'infirmerie  pour  aller  directement  à  Tasile. 

Les  fous  ne  manquent  pas  à  Paris.  Sans  compter  ceux  qui  ont 
cherché  dans  les  asiles  l'abri  ou  la  guérison,  il  y  en  a  plus  d'un  qui 
court  les  rues,  et  il  ne  faudrait  pas  chercher  longtemps  dans  nos 
souvenirs  pour  y  retrouver  le  type  de  ces  a  originaux,  »  qui  étaient 
de  véritables  aliénés.  Nos  contemporains  n'ont  point  oublié  cet 
Italien  qui  portait  un  nom  prédestiné,  car  il  s'appelait  Carnovale; 
il  sortait  toujours  vêtu  d'un  costume  éclatant,  couvert  de  rubans 
de  toutes  couleurs,  et  souvent  il  soulevait,  d'un  air  respectueux, 
l'énorme  chapeau  de  général  dont  il  se  coiffait;  c'est  qu'il  venait 
de  rencontrer  un  mort  illustre,  Dante,  Pétrarque,  le  Tasse,  Ma- 
chiavel, Laurent  de  Médicis  ou  Paul  Farnëse,  que  seul  il  avait  le 
privilège  de  reconnaître.  Il  vivait  honnêtement,  chastement,  dans 
une  mansarde  de  la  rue  Royale,  où  il  entassait  les  légumes  qui 
composaient  exclusivement  sa  nourriture  pythagoricienne;  il  variait 
peu  le  menu  de  ses  repas  :  six  mois  de  pommes  de  terre,  six  mois 
de  haricots  blancs;  il  ne  s'en  portait  pas  plus  mal  et  sortait  parfois 
la  nuit  pour  aller  rendre  un  culte  à  deux  ou  trois  gros  arbres  qu'il 
connaissait,  et  qui  servaient  de  demeure  momentanée  à  des  nymphes 
de  théâtre  qu'il  avait  aimées  au  temps  de  sa  jeunesse.  11  était  connu 
de  tout  Paris,  et  souvent,  à  cause  de  son  costume  emphatique,  il 
était  pris  pour  un  marchand  d'ean  de  Cologne,  ce  qui  lui  causait 
un  chagrin  profond  dont  on  avait  quelque  peine  à  le  consoler;  bon 
musicien  du  reste,  il  gagnait  en  donnant  des  leçons  de  chant  de 
quoi  suffire  aux  très  modestes  nécessités  de  son  existence.  On  se 
souvient  aussi  de  cet  homme  du  monde,  — j'entends  du  meilleur, 
—  spirituel,  intelligent,  causûque,  causeur  de  verve  intarissable, 
qui,  lorsqu'il  avait  une  course  pressée  à  faire,  prenait  tous  les 
fiacres  qu'il  rencontrait,  et  se  livrait  à  bien  d'autres  folies.  Si  l'oa 
cherchait  bien  aujourd'hui,  on  trouverait  facilement  des  excentri- 

TOMB  Cl.  —  1872.  52 


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818>  REYXJE  DBS   h^XJX  MONDES. 

cités  publiques  analogues  à  celles-ci,  et  qui  résultent  d'uu  défant 
manifeste  de  pondération  dans  les  (acuités  mentales. 

Sans  entrer  dans  diCS  détails  qui  appartii^nd raient  à  un  travail 
exclusivement  scientifique,  sans  parler  non  plus  de  cette  vie  à  Qxt- 
tranoe  de  Paris,  qui  débilite  le  systën»e  nerveux  en  le  surexcitant, 
on  peut  constater  une  cause  qui  s'acc*  mue  chaque  jour  davantage 
et  qui  produit  des  perturbations  mentales  passagères  d* abord  et 
d*une  violence  excessive,  puis  chroniques  et  enfin  permanentes* 
Cette  cause  redoutable»  qu'il  faudrait  eoru battre  par  tous  les  moyens 
possibles,  c'est  l'alcoolisme,  dont  le  docteur  Jolly  entretenait  àé}i 
l'Académie  de  médecine  en  lb66.  Le  p^ril  signalé  s'est  aggravé  et 
décuplé  par  les  circonstances  douloureu.sement  exceptionnelles  que 
Paria  a  traversées  depuis  deux  ans;  il  constitue  aujourd'hui  une  sorte 
de  péril  social  pour  lequel  on  ne  saurait  uop  se  hâter  de  cherchée 
le  remède.  La  période  d'investisseiaeni  et  celle  de  la  commune  ont 
eu  à  cet  égard  une  influence  désastreuse  sur  la  population  ouvrière; 
pendant  le  siège,  elle  buvait  plus  qu'elle  ne  se  battait,  et  sous  la 
commune,  on  lui  donnait  à  boire  pou4*  qu'elle  allât  se  battre.  A  ces 
deux  époques,  dans  l'espace  de  neuf  mois.  I^iis  a  absorbé,  en  vins 
et  en  aJcaots,  cinq  fois  l'équivalent  d'une  consommation  annuelle. 
On  arrive  promptement  ainsi  au  delirivm  tremens;  nous  en  avons 
la  preuve  par  les  ruines  entassées  par  l'accès-  de  pétralonjanie  al- 
coolique dont  Paris,  qui  semble  déjà  l'avoir  oublié,  ne  se  rclëveiâ 
pas  de  sitôt.  Plus  d'une  des  brutes  qui  ont  ordonné  d'incendier 
notre  ville  avait  passé  par  les  établîssenwns  d'aliénés,  et  y  retour- 
nera; plus  d'un  des  maLbeureux  qui  leur  ont  obéi  s'y  trouve  ac- 
tuellenoent* 

Ce  n'est  point  leur  faute  si  l'infirmerie  spéciale  nouvellement 
ouverte  n'a  pas  été 'dévorée  par  les  flamntes,  ils  ont  fait  ce  (pi*U& 
ont  pu  pour  la.  détruire  :  les  pierres  de  tai  le  ont  résisté  et  les  alié- 
nés malades  trouvent  du  moins  un  lieu  tranquille  où  ils  peuvent 
attendre  l'heure  d'être  envoyés  à  l'asile  qui  les  attend.  Là  on  ne  Ws 
nomm«  ni  des  fous.,  m  des  aliénés;  tant  que  le  inédecin  ne  s'e^t 
pas  prononcé  sur  leur  état,  on  les  apf)ell«e  àji»  présjmiés;  présumés 
atteiata  d'aliénation  mentale.  en  vient  bea^icoup  ;  deux  c^nt  un 
dans  le  seul  mois  de  mai  dernier,  c'est^à^-dire  hîx  ^  demi  par  j<iar. 
Sur  ce  nombre,  deux  seulement  ont  été  reconnus  sains  (re}4>rit; 
c'étaient  fort  robablement  deux  ivrognes  qu'une  nuit  de  ealme 
avait  momentanément  rappelés  h  la  raisf^iti;  on  peut  aupposer  qu'ils 
sont  revenus  dans  le  niois  de  juin.  Chaque  jour,  nu  des  deux  méde* 
cins  spécialistes  oommissionnés par  la  piéltctnre  de  police  se  retul 
à  l'infirmerie,  il  prend  co-unaissance  fie^s  dossiers  envoyés  par  le 
commissaire  et  reçoit  les  malades  i«)lén)  ^nt,  Tun  après  l'autre.  J'ai 
assisté  à  cette  visite,  et  il  ne  fallait  pasMUje  grande  perspicacité  ponr 


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LES  kLïÈsds  A  PARIS.  Sf9 

deviner  l'état  mental  des  pauvres  êtres  qui  ont  défilé  devant  moi; 
mais  il  n'en  est  pas  toujours  ainsi,  et  souvent  la  science  tâtonne 
longtemps  pour  arracher  à  l'âme  le  secret  de  sa  perturbation.  Le 
certificat  médical  est  immédiatement  rédigé  et  remis  au  délégué  du 
bureau  des  aliénés,  gui  le  transcrit  sur  le  registre  des  entrées  (1). 

C'est  la  préfecture  de  police  qui  envoie  ses  agens,  toujours  vêtus 
en  bourgeois  pour  cette  circonstance,  chercher  les  malades  chee 
eux,  elle  les  soustrait,  aiiuJit  que  possible,  à  rîodîscréfcîoB  publique 
et  paie  la  voiture  qui  le»  amène  à  Tinfirmerie.  11  se  prodoît  alors 
un  fait  constant.  Lorsque  l'aliéné  est  dans  son  domicile,  il  est  con- 
damné presque  invariablement  à  la  curiosité  railleuse  et  malsaine 
de  ses  voisins  :  on  s'amuse  de  loi,  et  par/oison  ne  craint  pas  d'ex- 
citer son  délire  ;  dès  qu'on  le  voit  emmené,  emporté  parfois,  or 
n'éprouve  plus  pour  lui  qu'un  sentiment  de  profonde  commiséra- 
tion, on  dit  :  Le  pauvre  homme!  on  l'arrête,  il  n'était  pas  méchant 
cependant;  s'il  fait  du  mal  aux  autres,  c'est  parce  qu'il  a  perdu 
la  .tête.  Et  le  malade  laisse  un  souvenir  douloureux  dans  le  cœiu-  de 
ceux  pour  qui  la  veille  encore  il  n'était  qu'un  objet  de  risée.  L'in- 
firmerie ne  chôme  pas*  Du  !•' janvier  au  !•'  juillet  1872, 1085  pré- 
stnnés  y  ont  passé;  107  reconnus  indemnes  ont  été  immédiatement 
rendus  à  la  vie  commune;  12,  qui  offraient  des  accidens  patholo- 
giques particuliers,  ont  été  expédiés  dans  les  hôpitaux  ordinaires; 
966  ont  été  envoyés  dans  les  asiles  ;  à  ce  dernier  chiffre,  il  faut 
ajouter  198  placemens  d'urgence  faits  parles  commissaires  de  police 
en  vertu  de  l'article  19  de  la  loi  du  30  juin  1838,  et  nous  aurons 
ainsi  un  total  de  1,16&  aliénés  fournis  en  six  mois  par  Paris,  pour 
les  seuls  établissemens  publics,  ce  qui  équivaut,  par  jour,  à  6.  72. 

Lorsque  la  visite  du  médecin  est  terminée,  quand  toutes  lespièces 
administratives  ont  été  préparées  et  signées  par  qui  de  droit,  les 
aliénés  sont  introduits  dans  une  voiture  divisée  en  plusieurs  cellules 
capitonnées,  de  façon  à  éviter  tout  accident  et  à  empêcher  les  ma- 
niaques ou  les  mélancoliques  de  se  briser  la  tête  contre  des  sur- 
faces résistantes.  L'employé  chargé  spécialement  du  transfërevient 
des^malacfes  monte  sur  le  siège  et  les  accompagne  lui-même  à  Ta- 
sile  Sainte- Anne,  où  cesse  la  mission  delà  préfecture  de  poGce  étoà 
vont  commencer  celle  de  l'assistance  publique  et  celle  de  la  science. 

Dans  une  prochaîne  étude,  nous  essaierons  de  dire  en  quoi  con* 
dste  cette  double  mission. 

ALaiMB  Du  CucPr 

(1)  Très  Bonrent  des  aliénés  sont  amtnéft  à  la  porta  de  l'infirmerie  en  Aa^p»  pev 
leurs  pareoB  et  par  des  agcns,  qui  ont  choisi  Theare  de  la  Tiaite  du  uMêtbi 
éTiter  au  malade  le  s^jpar  dans  les  cellufes  d*aftente; 


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UN 


COMMENTAIRE  ALLEMAND 

SUR   RABELAIS 


F.  Rabelais  uni  »Hn  Traité  d'édatation,  mit  l>etondenr  Berùcksiehtigumg  der  pœdagogi$ehen 
Grundtaetze  Montqigne't,  Lêék^i  uni  Rausieau^i  {RahaoU  et  ton  Traité  d^éiueaUon,  eomparé 
avec  lei  principes  pédagogiques  de  Montaigne,  de  Locke  et  de  Aoucarau),  par  lo  D^  Ft.  Aag. 
Arnstaedt,  profesMor  à  l'école  sopérieure  de  Plaaen.  Leipng  ismt. 


I. 

Voici  enfin  un  livre  allemand  tout  entier  consacré  à  un  écri- 
vain français,  des  plus  français,  rejeton  bien  authentique  du  vieux 
plant  indigène,  et  ce  livre  allemand,  très  élogieux  pour  Técrivûn 
français,  ne  contient  pas  une  ligne  en  Fhonneur  des  écrasantes  su- 
përiorités  de  l'esprit  germanique.  Le  fait  depuis  quelque  temps  est 
assez  rare  pour  mériter  qu'on  le  signale.  Nous  ne  serons  pas  moins 
impartial  que  Tauteur  allemand,  et  nous  reconnaîtrons  que  Rabelads 
n'a  jamais  été  mieux  compris  ni  apprécié  avec  plus  d'équité  par  ses 
compatriotes  que  par  le  docteur  Amstaedt.  Nous  aurions  bien  quel- 
ques critiques  de  forme  à  émettre ,  le  livre  n'est  ni  conçu ,  ni  dis- 
tribué conformément  à  nos  habitudes  françaises  :  nous  exigeons  de 
nos  écrivains  plus  de  symétrie,  plus  d'agrément,  dans  la  manière 
d'exposer  les  résultats  de  leurs  études;  mais  le  livre  excelle  par  des 
qualités  très  allemandes  de  recherche  consciencieuoe,  d'érudition 
sûre,  puisée  aux  meilleures  sources. 

Rabelais  commenté  par  un  étranger,  par  un  Allemandi  il  y  avait 
déjà  dans  un  tel  rapprochement  de  quoi  piquer  la  curiosité.  Avant 


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RABELAIS   SELON  UN  ALLEMAND  DE   1872.  821 

examen,  nous  aurions  eu  la  présomption  de  croire  que  Te  célèbre 
curé  de  Meudon  ne  pouvait  être  vraiment  goûté  qu'en  France  et  par 
des  Français.  Pour  discerner  ses  étonnans  mérites  au  milieu  de  ses 
grands  défauts,  il  est  indispensable,  pensions-nous,  non-seulement 
de  comprendre  sa  laîigue,  qui  a  vieilli,  mais  encore  et  surtout  de 
bien  connaître  le  genre  d'esprit,  très  indigène,  dont  il  est  peut- 
être  le  type  le  plus  saillant,  et  qui  consiste  à  savoir  mêler  les  in- 
spirations d'un  idéal  souvent  fort  élevé  aux  fantaisies  d'une  imagi- 
nation déréglée.  Est-il  possible  d'être  à  la  fois  plus  sage  et  plus  fou 
que  Rabelais?  En  France  même,  depuis  que  le  goût  est  devenu  plus 
délicat  et  le  sentiment  des  convenances  plus  impérieux,  combien  de 
bons  esprits  sont  rebutés  dès  les  premières  pages  par  les  supplices 
auxquels  les  condamne  la  verve  cynique  de  ce  singulier  philo- 
sophe! Que  doit-il  donc  en  être  à  l'étranger?  Yoilà  ce  que  nous 
eussions  été  tentés  de  nous  dire,  et  nous  aurions  eu  tort.  Ce  n'est 
pas  seulement  en  France  que  des  penseurs,  des  hommes  sérieux, 
austères  même,  ont  rendu  de  sincères  hommages  à  ce  bouifon  de 
génie;  chez  les  peuples  voisins,  Rabelais  n'a  jamais  cessé  de  compter 
d'ardens  admirateurs  parmi  ceux,  en  petit  nombre  il  est  vrai,  qui 
pouvaient  le  lire  sans  trop  de  fatigue.  En  Angleterre,  sir  Thomas 
Urqhart  et  Motteux  l'ont  traduit,  annoté,  commenté  avec  enthou- 
siasme, et  ils  ont  fait  partager  leurs  sympathies  à  des  hommes  tels 
que  le  chevalier  Temple  et  Hallam.  En  Allemagne,  J.  Fischard  dit 
Mentzer  dès  le  xvi*  siècle,  Gottlob  Régis  vers  1830,  ont  tâché  de 
l'imiter  et  de  le  traduire.  Herder  le  range  parmi  ceux  qui  ont  pré- 
paré la  grande  littérature  du  siècle  de  Louis  XIV;  Wieland,  un  peu 
suspect  quand  il  s'agit  des  écrivains  français,  lui  assigne  une  place 
de  premier  rang  dans  le  panthéon  littéraire,  et,  si  Adelung  le  dé- 
daigne, Goethe  le  proclame  son  ami ,  l'un  de  ceux  qui  ont  le  plus 
de  droits  à  son  admiration.  Chamisso  l'avait  toujours  sur  sa  table, 
Gervinus  enfin  le  désigne  comme  l'éminent  précurseur  de  Cervantes, 
de  Sterne  et  de  Swift.  On  voit  que  le  goût  de  Rabelais  a  depuis 
longtemps  passé  les  frontières. 

Cependant,  il  faut  bien  l'avouer,  quand  on  veut  parler  de  Rabe- 
lais en  bonne  compagnie,  on  doit  commencer  par  présenter  d'hum- 
bles excuses.  Le  fait  est  qu'à  chaque  instant  Rabelais  déconcerte 
les  appréciateurs  les  plus  sympathiques  de  son  génie.  Il  n'est  pas 
seulement  grossier,  trivial,  d'une  ^liberté  de  propos  effrayante,  il 
est  cynique,  il  est  sans  vergogne,  et  il  ne  faudrait  pas  que,  par 
réaction  contre  le  puritanisme  littéraire  qu'eifraie  la  moindre  gail- 
lardise, on  accordât  l'absolution  complète  à  l'ancien  moine  de  Fon- 
tenay.  Je  suis  même  persuadé  qu'il  y  a  des  esprits  particulièrement 
délicats  pour  qui  les  grands  côtés  de  Rabelais  disparaîtront  tou- 
jours derrière  ses  énormitéa  licencieuses.  L'excuse  banale  que  l'on 


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;Ba2  BEVUE   DES   DEUX  HOKDES. 

tire  ordinairement  de  la  grossièreté  du  temps  où  il  vivait  n*est  pas 
anflisante  ;  il  faut  du  moins  la  préciser. 

Rabelais  en  elTet  encourut  le  blâme  de  plusieurs  de  ses  contem- 
porains, de  ses  anciens  amis,  entre  autres  celui  de  Calvin,  qui 
jusqu'à  un  certain  point  pouvait  le  considérer  comme  un  allié. 
Calvin,  il  est  vrai,  ne  comprenait  guère  la  plaisanterie,  surtout 
quand  il  s'agissait  des  mœurs;  mais  il  ne  fut  pas  le  seul  de  son 
avis.  Il  y  a  pourtant  quelque  chose  de  légitime  dans  ce  genre  d*ex- 
c«8e.  Bsibelais  appartient  par  son  éducation  et  son  tour  dTesprit  à 
la  fin  du  xv*  et  A  la  première  sK)itié  du  xvi*  siècle.  Or  il  régnait 
dans  la  société  tout  entière,  y  compris  la  cour  des  Talois,  une  in- 
croyable indécence  en  fait  de  conversation  et  de  Ettërature  :  nos 
«UBurs  bourgeoises  en  ont  Icmgtemps  porté  l'empreinte,  et  elles  n*en 
sont  réellement  purifiées  que  depuis  un  temps  assez  court.  Des  œu- 
vres littéraires  très  sincèremeni  conçues  dans  un  dessein  instructif 
et  naoral,  les  Contes  de  la  reine  de  Navarre  par  exemple,  nous  mon- 
Irent&vec  quelle  facilité  de  hautes  et  pures  pensées  pouvaient  alors 
s'associer  à  des  descriptions  côtoyant  la  gravelure  et  même  y  tom- 
bant parfois  en  pleia.  On  ne  remarque  pas  assez  que,  du  xiv  au 
siilieu  du  xti'  siècle,  il  y  eut  sur  presque  tous  les  domaines  de 
l'art  et  de  la  pensée  un  mélaqge,  incompréhensible  pour  nous,  de 
grotesque  et  de  sublime,  de  moralité  et  de  libertinage.  Le  domaine 
religieux  lui-même  en  fut  atteinL  K  cette  époque  et  non  aux  âges 
stttérieurs,  plus  grossiers  enoorOj  remonl^nt  ces  détails  cyniques 
d'architecture  qui  émaillent  en  dehors  et  en  dedans  un  si  grand 
Bombre  d'églises  ogivales*  Les  mystères  donnent  lieu  à  une  remar- 
fue  toute  semblable.  Les  prédicateurs  les  plus  goûtés  de  la  même 
]iériode  font  des  sermons  qui  n'ont  souvent  rien  à  envier  aux  pages 
les  plus  salées  du  Pantagruel.  Telle  est  la  forme  précise  qull  faut 
donner  à  l'excuse  vulgaire  en  faveur  de  Rabelais.  Il  vit  sur  la  limite 
de  deux  âges  littéraires ,  et,  quant  au  libertinage  de  la  pensée  et 
de  l'expression,  il  appartient  à  l'âge  précédent.  C'est  la  crise  mo- 
rale dont  la  réforme  fut  la  plus  haute  expression  qui  rendit  le  goût 
plus  sévère  en  disciplinant  rintelligence  et  en  puriGant  llmagina- 
tion.  Il  est  donc  pernûs  d'attéxmer  les  torts  de  Rabelais  en  rappe^ 
lant  l'époque  d'où  il  sortait;  mais  il  jEaut  reconnaître  que  sur  ce 
psint  il  fut  tout  le  contraire  d'un  novateur.  Son  éducation,  d'où 
rinfluence  maternelle  fut  bannie,  son  séjour  prolongé  au  milieu  des 
jBoines,  son  goût  prononcé  pour  la  médecine,  ont  dû,  pour  une 
ftule  de  raisons,  contribuer  sur  ce  point  à  le  rejeter  ou  du  moins  à 
le  maintenir  en  arrière.  Assurément  Montaigne,  qui  vient  chrono- 
logiquement après  lui,  ne  brille  ni  par  la  sévérité  de  ses  jugemens, 
li  par  la  chasteté  de  son  style  ;  cependant,  comparé  à  Rabelais,  il 
est  déjà  un  modèle  de  convenance. 


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RABELAIS   SEtON  ON  AtflLElIAin)   DE   1872.  823 

Du  reste,  n'exagérons  rien.  Rabelais  est  cyniqne  en  propos,  m^ais 
c'est  le  calomnier  qne  de  raccuser  d'immoralité  yoalue  et  d'im- 
piété. Lé  oonimentateur  allemand  a  très  bien  saisi  cette  distinc- 
tian.  Jamais  on  ne  peut  surprendre  Rabelais  en  flagrant  délit  de 
mauvaise  intention.  On  ne  trouve  chez  lui  ni  la  sensualité  insi- 
nuante et  perfide  du  Dicaméron  ni  la  gravelure  malsaine  des  Ncu^ 
vettes  notoielles.  Son  but  ordinairement  est  trfes  élevé,  et,  si  les 
moyens  d'y  parvenir  sont  souvent  fort  étranges,  on  ne  découvre  pas 
œ  qui  fait  la  véritable  immoralité  littéraire  et  ce  qui  peut  se  con- 
cilier avec  les  formes  les  plus  chârtiées,  c'est-à-dire  le  dessein  in- 
fléchi de  plaire  au  lecteur  en  spéculant  sur  ses  penchans  vicieux. 
Rabelais  est  indécent,  il  n'est  pas  corrupteur.  Il  en  est  de  sa  moralité 
comme  de  sa  religion.  Une  sorte  de  légende,  fort  peu  historique, 
s'est  formée  autour  de  son  nom.  Il  passe  le  plus  souvent  aujourd'hui 
pour  un  représentant  du  scepticisme  absolu.  Ce  jugement  est  très 
fdM%.  Qu'il  fût  très  mauvais  catholiqoe  et  plus  détaché  de  la  tradi- 
tion que  beaucoup  de  protestans  ses  contemporains,  cela  ne  fait 
SQCnn  doute  ;  mais  par  exemple  les  paroles  moqueuses  qu'on  lui 
attribue  en  diverses  rencontres,  notamment  à  Theure  de  sa  mort, 
sont  dépourvues  d'authenticité.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  moins  invrai- 
semblable des  farces  qu'on  lui  prête,  la  substitution  de  sa  propre 
personne,  un  jour  de  fête,  à  la  statue  du  patron  de  son  couvent, 
qui,  lorsqu'on  remonte  aux  sources,  ne  revête  une  apparence  des 
plus  apocryphes.  Fut-elle  vraie,  il  faudrait  la  ranger  parmi  les/ii- 
venilia  qui  ne  doivent  pas  déterminer  un  jugement  définitif  sur  un 
tel  homme,  n  est  avéré  d*autre  part  que  le  curé  de  Heudon,  en  dé- 
pit de  la  réputation  qu'on  lui  a  faite,  remplissait  exactement  les 
devoîre  de  son  ministère,  était  fort  aimé  de  ses  paroissiens  et  même 
recherché  comme  prédicateur,  au  point  que  l'on  venait  de  Paris 
tout  exprès  pour  l'entendre.  Il  paraît  avoir  compris  ses  fonctions 
sacerdotales  d'un  point  de  vue  tout  à  fait  semblable  à  celui  que, 
Inen  plus  tard,  Rousseau  devait  prêter  à  son  Vicaire  savoyard.  La 
religion  de  Rabelais  est  une  énigme  comme  toute  sa  personne,  ttais 
on  aurait  tort  de  la  <ax)ire  indéchiffrable. 

On  ne  prête  qu'aux  riches,  dit  le  proverbe,  et  les  légendes  ne  se 
forment  pas  arbitrairement.  Une  vie  aussi  agitée  que  celle  de  Rabe- 
lais, moine,  médecin,  curé,  ttyujours  en  voyage,  ami  des  novateurs, 
l)ien  vu  du  pape,  raillant  la  papauté,  goûté  à  la  cour,  du  dernier  bien 
avec  une  demi-douzaine  d'évêques  et  tout  autant  d'hérétiques  de  la 
pins  belle  eau,  protégé  tour  à  tour  par  un  cardinal  de  ChfttiHoii, 
irère  de  Coligny,  et  par  la  maison  de  Lorraine,  se  tirant  toujours 
d'affaire  au  milieu  de  difllcultés  inextricables  pour  tout  autre,  ne 
perdant  jamais  sa  belle  humeur,  trouvant  moyeu  de  dire  en  face  aux 
puissans  du  jour  des  vérités  dont  le  demi-quart  autrement  présenté 


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82&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eût  été  étouffé  dans  les  flammes  du  bûcher,  —  une  telle  vie  donne 
ridée  d'une  physionomie  narquoise,  goguenarde,  raûUant  tout,  se 
gaussant  de  tous,  et  Ton  croit  aisément  celui  qui  l'a  merfée  capable 
aussi  de  tout.  Si  nous  ajoutons  que  l'orthodoxie  timorée  conclut 
toujours  très  promptement  de  la  hardiesse  des  expressions  et  des 
idées  au  néant  des  principes  et  des  croyances,  on  ne  s'étonnera 
plus  de  la  complaisance  avec  laquelle  la  tradition  a  enregistré  les 
traits  divers  dont  se  compose  ce  que  nous  appelons  la  légende  ra- 
belaisienne; mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  l'accepter  comme 
une  page  d'histoire,  et  nous  savons  bon  gré  à  M.  Arnstaedt  de  n'a- 
voir pas  reculé  devant  les  investigations  patientes  indispensables 
pour  la  tirer  au  clair. 

IL 

On  sait  peu  de  chose  de  la  vie  de  Rabelais,  en  comparaison  da 
moins  de  ce  que  l'on  s'attendrait  à  savoir  sur  un  homme  aussi  ré- 
pandu. On  n'est  pas  même  d'accord  sur  l'année  de  sa  naissance. 
Tandis  que,  selon  l'opinion  longtemps  la  plus  accréditée,  il  serait 
né  en  lâ83,  MM.  Rathery,  P.  Lacroix,  B.  Fillon,  confirmant  un  soup- 
çon jadis  émis  parle  père  Nicéron,  voudraient  rapprocher  cette  date 
de  lâ95.  Fils  d'un  bourgeois  assez  aisé  de  Chinon,  nous  le  voyons 
d'abord  au  couvent  de  Sevillé  ou  Seully,  puis  à  celui  de  la  Basmette, 
où  il  se  lie  d'amitié  avec  les  quatre  frères  Du  Bellay  (1),  dont  plus 
tard  la  fidèle  amitié  devait  lui  être  d'un  puissant  secours,  ainsi 
qu'avec  Geoffroy  d'Estissac,  futur  évêque  de  Maillezais,  les  juristes 
Tiraqueau,  Boucher  et  Pierre  Amy.  Vers  1520  ou  un  peu  avant,  il 
reçoit  les  ordres.  Son  savoir  était  déjà  remarquable.  Il  coiTespondait 
en  grec  avec  l'illustre  Guillaume  Budé,  il  étudiait  l'italien,  l'espa- 
gnol, l'allemand,  l'hébreu,  l'arabe.  Sa  vive  intelligence  s'ouvrait 
avec  passion  à  cette  pluie  de  connaissances  de  tout  genre  que  la 
renaissance  en  plein  épanouissement  faisait  tomber  sur  un  monde 
altéré  de  vérités  nouvelles.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  exci- 
ter la  défiance,  bientôt  la  haine  des  moines  ignorans  au  milieu  des- 
quels il  devait  vivre.  Lui  et  Pierre  Amy  furent  jetés  en  prison,  et 
ce  fut  seulement  aux  démarches  actives  de  Tiraqueau  et  de  Badé 
qu'ils  durent  d'en  pouvoir  sortir.  En  152A,  avec  la  permission  du 
.pape,  Rabelais  quitta  les  cordeliers  pour  entrer  aux  bénédictins 
de  Maillezais,  où  il  espérait  trouver  moins  d'entraves  à  ses  études 
favorites.  Son  espoir  fut  trompé  :  dégoûté  à  tout  jamais  de  la  vie 
monacale,  il  prit  la  clé  des  champs;  il  fut  recueilli  par  son  an- 

(i)  L*alQé,  GuiUaume,  fat  un  capitaine  distingué;  Jean  Da  Bellay  deyint  érèqa» 
de  Paris  et  négociateur  renommé;  Martin  Du  Bellay  fut  gouverneur  de  Normaadiet 
et  le  dernier,  René,  évêque  du  Mans. 


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RABELAIS   SELON   UN  ALLEMAND   DE   1872.  825 

cien  camarade  d*Estissac,  devenu  évéque,  et  lui  servit  de  secré- 
taire dans  les  brillantes  réunions  où  ce  prélat  libéral  attirait  des 
littérateurs  et  des  érudits  tels  que  Marot,  Des  Périers,  Salel,  Hé- 
rouet,  Calvin.  Cependant  de  sombres  nuages  montaient  à  l'horizon. 
Marot  avait  été  incarcéré,  Louis  de  Berquin  brûlé  en  place  de  Grève, 
Des  Pérîers  dénoncé  comme  athée,  Calvin  avait  dû  quitter  la  France. 
Rabelais,  qui  n'eût  jamais  le  moindre  goût  pour  le  martyre,  se  rap- 
procha de  ses  amis  Du  Bellay  pour  être  en  sûreté,  et  s'adonna  avec 
ardeur  à  la  médecine  comme  à  une  science  moins  suspecte.  C'e§t 
alors,  vers  1530,  qu'on  le  voit  à  Montpellier,  étourdissant  les  vieux 
docteurs  de  son  savoir  de  fraîche  date  et  prenant  rang  parmi  Its 
maîtres  de  Tart.  On  ne  sait  pas  assez  que  quelques  années  avant 
André  Vesale,  ou  du  moins  en  même  temps  que  lui,  Rabelais  fit  Fa- 
natomie  du  cadavre  humain,  cette  condition  de  tous  les  progrès  ul- 
térieurs de  la  science,  et  devant  laquelle,  esclave  de  sots  préjugés, 
le  moyen  âge  avait  toujours  reculé;  mais  ce  qui  le  caractérise  bien, 
c'est  qu'à  Montpellier  il  mène  de  front  les  études  les  plus  sérieuses 
et  les  représentations  comiques.  Il  joue  lui-même  la  Farce  de  Pa- 
thelin  et  une  pièce  de  sa  composition,  la  Femme  mute  (1).  C'est  vers 
le  même  temps  qu'il  doit  avoir  été  délégué  auprès  du  chancelier 
Duprat  pour  plaider  en  haut  lieu  les  intérêts  menacés  de  l'univer- 
sité de  Montpellier.  Pour  obtenir  audience  de  ce  grand  dignitaire, 
dont  l'accès  était  difficile,  il  aurait  imaginé  de  parler  une  langue 
différente  à  chacuu  des  officiers  de  l'hôtel,  à  peu  près  comme  fait 
Panurge  lorsqu'il  est  rencontré  par  Pantagruel,  — jusqu'à  ce  qu'in- 
formé de  l'étrangeté  du  personnage  qui  demandait  à  le  voir,  le 
chancelier  eût  donné  l'ordre  de  l'introduire;  mais  il  n'est  pas  sûr 
que  ce  trait  ne  doive  pas  être  aussi  considéré  comme  appartenant  à 
la  légende.  En  1532,  nous  le  retrouvons  à  Lyon,  s' occupant  tou- 
jours de  médecine,  de  dissections,  d'anatomie,  et  publiant  les 
œuvres  d'Hippocrate  et  de  Galenus.  Il  parait  que  cette  édition  lui 
rapporta  plus  d'honneur  que  de  profit.  Il  avait  quelque  peine  à 
vivre,  et  l'urgence  de  se  procurer  des  ressources  ne  fut  pas  sans 
doute  étrangère  à  la  composition  du  premier  livre  de  Pantagruel. 
Ici  encore  l'érudition  moderne  a  rectifié  plusieurs  données  inexactes 
de  la  tradition.  D'abord  c'est  une  erreur,  engendrée  par  les  édi- 

(1)  Le  sujet  était  vieux,  mais  le  dénoùment  que  lui  donna  Rabelais  était  neuf.  U 
s'agit  de  re  mari  dont  la  femme  muette  recouvra  la  parole  par  Fart  d*un  très  savant 
médecin;  la  dame,  pour  rattraper  le  temps  perdu,  se  montra  si  loquace  que  le  mal- 
heureux, n'y  tenant  plus,  dut  retourner  chez  le  médêcii  et  le  supplier  de  faire  revenir 
le  mutisme.  Le  médecin  répond  que  cela  lui  est  impossible;  tout  ce  quMl  peut  faire 
pour  lui ,  c'est  de  le  rendre  sourd.  L'infortuné,  de  deux  maux  choisissant  le  moindre, 
a'y  résigne;  mais  quand  le  médecin  vient  lui  demander  un  salaire  proportionné  à 
de  si  beaux  succès,  le  mari  lui  fait  vérifier  dans  toute  sa  validité  le  proveçbe  d'aprte 
lequel  il  n'est  pire  sourd  que  celui  qui  ne  veut  pas  entendre. 


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826  RETUC  DES   DCCl  MOflDES. 

tHM»  de  ses  œuTres  complètes,  de  croire  qne  Rabelais  commença 
«on  épopée  beuffonne  par  le  livre  de  Gargantua  ;  )a  vérité  est  que 
le  premier  livre  de  Puntagruel^  fils  de  Garyantmiy  ouvrît  la  série. 
Une  autre  confusion  lui  a  fait  attribuer  la  Chronique  de  Gargaram, 
dont  la  publication  précéda  celle  de  ce  premier  livre,  et  que  Toh  a 
souvent  confondue  avec  son  Garganiua.  La  Chroniquedt  GargoRtua 
est  un  roman  de  chevalerie  qui  parut  à  Lyon  en  15S2  et  qui  fut 
robjel  d'un  engouement  extraordinaire.  «  Il  en  fut  plus  vendu  par 
les  imprimeurs  en  deux  mois,  nous  dit  Rabelais  lui-même,  qu*il 
ne  sera  acbepté  de  Bibles  «n  neuf  ans.  »  €e  n'était  pourtant  qa'aae 
rapso(Re  médiocre,  piaîsée  à  la  soutcb  des  vieilles  légendes  popu- 
laires, légendes  bien  plus  intéressantes  pour  nous  aujourdliui  qne 
la  compilation  du  chroniqueur  anonyme^  mais  le  goftt  des  romans 
fabuleux  était  alors  très  i^pandu,  et  le  nom  de  Gargantua  avait  da 
retentissement  dans  nos  vieilles  provinces.  Les  savantes  redwrchcs 
de  M.  Oaidoz  nous  ont  appris  naguère  que  Gargantua  est  tine  vtetBe 
divinité  gauloise,  une  personnification  du  soleil  selon  toute  vrai- 
semblance, du  soleil  dévorant,  qui  absorbe  en  passant  d^éniM^mes 
quantités  de  vivres  et  de  liquides  (1),  Le  chroniqueur  met  son  in- 
vincible Gargantua  en  rapport  avec  le  cycle  légendaire  du  roi  Artus 
et  de  Merlin,  ce  qui  tend  à  confirmer  fbypothèse  de  son  origine 
celtique;  mais,  excepté  sa  taille  gigantesque,  son  insatiable  appéôt, 
sa  soif  non  moins  eifrayante  et  Tenlëvement  des  cloches  de  Notre- 
Dame,  le  Gargantua  de  Rabelais  n'a  rien  de  commun  avec  le  héros 
du  roman. 

Le  calcul  du  joyeux  médecîn  se  trouva  juste.  En  15SS,  îl  fallut 
publier  coup  sur  coup  trois  éditions  du  premier  livre  de  Panta- 
grueL  En  1535  parut  le  Gargantua^  dont  le  succès  ne  fut  pas 
moindre;  mais  dans  l'intervalle  Rabelais  avait  été  à  Borne  avec  le 
titre  comique  d'écuyer  tranchant,  en  réalité  comme  Tami  et  le  mé- 
^cin  de  son  ancien  camarade  Tévèque  Jean  I>u  Bellay,  chargé  par 
Henry  VIII  d'ime  mission  auprès  du  ssint-siége.  Rabelais  pas^n  six 
mois  bien  remplis  dans  la  ville  étemelle,  et  repartit  pour  la  France 
avec  des  lettres  pour  François  I**".  C'est  en  passant  par  Lyon  que, 
«e  voyant  à  court  d'argent,  il  se  serait  avisé  d'étiqueter  des  paquets 
de  cendre  comme  autant  dt  poisons  destmés  au  roi  et  à  la  famille 

(i)  Le  nom  do  Gargantua  se  rap^ocfae  da  bas-breton  yargadm  (goaiff);  le  'viem 
français  employait  le  mot  gargante  pour  dire  gorge ,  araToîr.  Près  de  KoiteD  et  psèi 
do  Nantes  se  trotiTe  un  mont  Gargant,  et  à  te  nom  m  rattachent  ptasîears  supentî- 
tions  locales  qui  rentrent  bien  dans  la  snpposftion  da  sarant  celtiste.  Ne  -ftradrahpîl 
pas  Toir  une  forme  analogue,  ou  la  femme  de  Oai^ntna,  dans  les  gargomil^s,  cm 
-monstres  à  gueule  béante  qui  serrent  de  gouttières  arancôes  à  tant  d^é^ses  du  centre 
•t  du  nord-ouest,  et  qui  doivent  rappeler  la  rictolre  remportée  par  saint  Selloft  w 
mànX  Romain  sur  l*an}mal  hideux  de  m^me  nom?  n  y  a  li  peur  nos  antfqialits  une 
mine  abondante  de  rapprochemens  et  peut-être  de  découvertes. 


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BÂBELAIS   SELOX   UN   ALLEMAND  DE   1872.  827 

royale.  Dénoncé  et  arrêté  comme  un  criminel  d'état,  il  aurait  été, 
comme  il  s'y  attendait,  porté  gratis  à  Paria,  surveillé  de  près,  msd» 
soigné  à  proportion.  Le  tout  se  serait  terminé  par  un  éclat  de  rire 
du  roi.  Ce  trait  plaisant  est  devenu  traditionnel,  puisqu'on  veut  en 
dériver  la  locution  proverbiale  du  quart  d'heure  de  Rabelais;  mais, 
outre  que  les  preuves  directes  manquent,  il  faut  avouer  qu'il  est 
d'une  rare  invraisemblance.  Rabelais  ne  joua  jamais  ainsi  ni  avec  le 
roi,  ni  avec  le  bourreau,  et  Voltaire  a  déjà  fait  remarquer  le  dan- 
ger que  courait  le  trop  spirituel  voyageur  d'être,  non  pas  trans- 
porté aux  frais  du  trésor  royal,  mais  bel  et  bien  jeté  dans  une 
basse-fosse  et  très  maltraité,  en  attendant  que  les  ordres  de  la  cour 
fussent  arrivés  à  Lyon. 

De  retour  en  France  et  toujours  attaché  aux  Du  Bellay,  nous  le 
voyons  continuer  ses  études  médicales,  publier  des  almanachs  ou 
prognosticaiions  comiques,  suivre  ses  protecteurs  à  Castres,  à  Nar- 
bonne,  et  repartir  en  1536  pour  Rome  à  la  suite  du  même  Jean  Du 
Bellay.  Cest  lors  de  ce  voyage  que,  toujours  prudent,  il  régularisa 
sa  position  ecclésiastique,  fort  compromise,  depuis  qu'il  avait,  sans 
permission,  quitté  la  vie  monastique.  Après  d'assez  longues  dé- 
marches, il  obtint  du  pape  une  bulle  d'absolution.  Le  cardinal  Du 
Bellay  put  alors  lui  donner  une  place  de  chanoine  au  chapitre  de 
Salnt-Maur-des-Fossés,  dont  il  était  l'abbé.  En  1537,  Rabelais  se 
fait  recevoir  docteur  en  médecine  à  Montpellier,  parcourt  le  midi, 
exerçant  son  art  de  droite  et  de  gauche,  va  visiter  son  pays  natal, 
et  à  Chinon  renoue  connaissance  avec  le  célèbre  cabaret  de  la  Cote 
peirUe,  «  où  l'on  montait  par  autant  de  degrés  qu'il  y  a  de  jours  en 
Tan.  »  Puis  il  parcourt  la  Normandie  et  se  décide  enGn  à  publier 
en  1545  le  «  tiers-livre  »  ou,  plus  exactement,  la  seconde  partie 
de  son  PaniagrueL  Sa  bonne  étoile  voulut  que  François  !•',  très 
amateur  de  ce  genre  d'écrits,  se  déclarât  son  protecteur,  et  refusât 
de  donner  suite  aux  accusations  d'hérésie  que,  du  côté  orthodoxe  et 
surtout  à  la  Sorbonne,  on  dirigeait  contre  lui.  De  nouveau  les  temps 
étaient  sombres  pour  la  fibre  pensée.  Son  ami.  Et.  Dolet,  étadt  en 
prison,  ainsi  que  Marot;  Des  Pérîers  s'était  suicidé  pour  échapper 
au  bûcher;  mais,  fort  de  l'appui  royal,  Rabelais  écrivit  en  toute» 
lettres,  sous  le  titre  de  son  nouvel  ouvrage,  son  nom  et  son  prénom, 
qu'il  avait  jusqu'alors  dissimulés  sous  l'anagramme  ^Alcofribas 
Nasier. 

C'est  seulement  en  1547  que  parut  le  «  tiers-livre  »  de  Panta- 
gruel^ aujourd'hui  le  quatrième  de  la  série.  Il  semble  que  cette  pu- 
blication ait  eu  lieu  contre  son  gré.  François  I"  était  mort.  Le  parti 
intolérant  avait  encore  plus  beau  jeu  auprès  de  son  triste  succes- 
seur Henri  11 ,  et  Rabelais,  menacé,  dut  se  r^ugier  à  Metz,  puis 
à  Rome,  où  le  bonheur  voulut  qu'il  trouvât  de  nouveau  un  asile 


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828  RETDE  DES  DEUX  MONDES. 

auprès  de  Jean  Du  Bellay,  envoyé  de  nouveau  près  du  ssdnt-sîége. 
De  là  il  fit  si  bien  qu'il  rentra  en  grâce.  Quelques  flatteries  à  l'a- 
dresse de  Diane  de  Poitiers  furent  pour  beaucoup  dans  ce  regaûn 
de  faveur  royale.  Du  reste,  Rabelais  éprouvait  plus  que  jamais  le 
besoin  de  s'assurer  des  protecteurs.  Il  écrivait  du  ton  le  plus  câlin 
au  cardinal  de  Guise,  et  c'est  par  ce  puissant  canal  qu'il  obtint  la 
cure  de  Meudon  en  1551.  On  a  voulu  révoquer  la  chose  en  doute, 
elle  est  incontestable,  et,  ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  que  Rabe- 
lais fut  ce  qu'on  appelle  un  bon  curé,  prenant  grand  soin  du  corps 
et  de  l'âme  de  ses  paroissiens,  très  estimé  du  duc  et  de  la  duchese 
de  Guise,  qu'il  visitait  dans  leur  beau  château,  très  recherché  pour  sa 
conversation  et  môme  couru  comme  prédicateur.  J'avoue  que,  lors- 
qu'on vient  de  relire  le  Pantagruel^  on  a  toutes  les  peines  du  monde 
à  garder  son  sérieux  à  l'idée  de  Rabelais  disant  la  messe  ou  confes- 
sant les  bonnes  gens.  Il  faut  pourtant  bien  qu'on  s'y  résigne  et 
même  qu'on  se  le  figure  écrivant  à  la  même  époque  le>  quartrlivrei 
de  Pantagruel^  le  plus  virulent  des  cinq  contre  les  abus  de  l'église. 
Toutefois  il  se  garda  bien  de  le  publier.  Le  poète  Ronsard,  qui  s'é- 
tait cru  attaqué  par  lui  et  qui  avait  pris  parti  pour  Ramus,  raillé, 
lui  aussi,  par  l'impitoyable  satirique,  avait  l'oreille  des  Guises  et 
ne  le  ménageait  pas  auprès  d'eux,  II  est  peut-être  heureux  pour 
lui  que  la  mort  Tait  enlevé  en  1553  aux  embarras  croissans  d*une 
position  à  la  longue  intenable.  Rappelons  encore  qu'il  n*y  a  rien 
d'historique  dans  les  légendes  dont  on  entoure  son  lit  de  mort.  On 
veut  qu'il  se  soit  affublé  d'un  domino  pour  mourir  m  Domino^  qu'il 
ait  plaisanté  jusqu'à  son  dernier  souffle,  ordonné  de  a  tirer  le  ri- 
deau sur  la  farce  jouée.  »  Tout  cela  est  apocryphe.  Ses  amis  et 
quelques-uns  même  de  ses  adversaires  affirment  qu'il  mourut  avec 
dignité  et  religieusement.  Il  fut  enterré  dans  le  cimetière  de  Saint- 
Paul  à  Paris,  où  il  s'était  fait  transporter  quelques  jours  avant  sa 
fin.  Un  grand  arbre,  objet  des  soins  respectueux  de  ses  admirateurs, 
indiqua  longtemps  la  place  où  ses  restes  avaient  été  déposés.  Le 
dernier  livre  de  Pantagruel,  trouvé  chez  lui  en  manuscrit,  ne  parut 
qu'une  dizaine  d'années  après  sa  mort,  et  bien  que  le  fond,  même 
la  plus  grande  partie  du  récit,  soient  incontestablement  de  lui,  d'ha- 
biles critiques  ont  pu  discerner  quelques  additions  et  quelques  re- 
touches provenant  d'une  autre  main. 

in. 

Il  nous  faut  aborder  la  question  qui  excite  le  plus  vivement  la 
curiosité ,  qui  a  provoqué  les  patientes  recherches  des  éditeurs  et 
commentateurs  de  Rabelais.  A-t-on  la  clé  du  Pantagruel?  Chacun 
sait  que  d'après  la  même  tradition,  dont  nous  venons  de  relever  les 


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RABBLÂI8   SELON  VN  ÂLLEHAND  BB   1871.  829 

inexactitudes,  Rabelais  aurait,  en  écrivant  ses  cinq  livres,  fait  de  con- 
tinuelles allusions  aux  hommes  les  plus  en  évidence  de  son  temps. 
S*il  fallait  en  croire  la  prétendue  clé  présentée  par  les  éditeurs  du 
XVII*  siècle  et  reproduite  habituellement  par  ceux  qui  les  ont  sui- 
vis, il  faudrait  reconnaître  François  I*"  dans  Gargantua,  Louis  XII 
dans  Grandgousier,  Henri  II  dans  Pantagruel,  le  cardinal  de  Lor- 
raine dans  frère  Jean  des  Entommeures,  dans  Panurge  le  cardinal 
d*Amboise,  et  amsi  des  autres.  Le  malheur  de  toute  cette  explication 
est  de  n'expliquer  rien.  Il  n'y  a  aucune  espèce  de  rapport  entre  ces 
divers  personnages  et  les  types  allégoriques  qu*on  leur  assigne. 
Gomment  admettre  d'ailleurs  que  François  I'*"  ne  se  fût  pas  reconnu 
sous  les  traits  de  Gargantua,  et  comment  aurait-il,  malgré  les  op- 
posans,  accordé  sa  protection  constante  à  Teffronté  railleur  de  la 
majesté  royale  (1)?  On  ne  fut  pas  longtemps  sans  s'apercevoir  de 
l'insuffisance  de  cette  clé,  et  quelques  commentateurs,  particulière- 
ment en  Angleterre,  crurent  qu'ils  seraient  plus  heureux  en  cher- 
chant dans  la  famille  royale  de  Navarre  les  originaux  qu'il  était 
impossible  de  retrouver  à  la  cour  de  France.  C'est  ainsi  qu'on  vou- 
lut identifier  Jean  d'Albret  avec  Grandgousier,  Henri  d'Albret  avec 
Gargantua,  Antoine  de  Bourbon,  père  de  Henri  IV,  avec  Pantagruel, 
Ferdinand  d'Aragon,  spoliateur  de  la  maison  de  Navarre,  ou  Charles- 
Quint,  voulant  conquérir  le  monde,  avec  Picrochole,  etc.  Cette 
explication  ne  fut  pas  mieux  acceptée  que  la  première  et  fit  encore 
moins  de  prosélytes.  Elle  est  complètement  abandonnée  aujour- 
d'hui. Par  réaction  contre  ces  essais  aussi  pénibles  qu'infructueux, 
on  en  est  même  venu  à  nier  complètement  qu'il  y  ait  autre  chose 
dans  les  compositions  de  Rabelais  que  des  jeux  d'imagination  dont 
le  seul  but  est  de  faire  rire  et  tout  au  plus  d'encadrer  çà  et  là  quel- 
ques vérités  philosophiques. 

Ceci  est  une  autre  erreur.  Rabelais  a  bien  certainement  distingué 
le  fond  même  de  sa  pensée  des  formes  boufibnnes  et  le  plus  sou- 
vent allégoriques  dont  il  a  jugé  nécessaire  de  la  revêtir.  Lui-môme 
le  dit  trop  positivement  pour  que  l'on  puisse  en  douter.  Dans  la 
préface  de  son  Gargantua^  il  recommande  à  ses  lecteurs  «  d'inter- 
préter à  plus  hault  sens  ce  que,  par  adventure,  ils  cuidaient  dict 

(1)  Ce  que  cette  ancienne  explication  présentait  de  plus  plausible,  c'était  le  rapport 
qu'elle  signalait  entre  le  trait  de  Gargantua  décrochant  les  cloches  de  Notre-Dame 
pour  les  suspendre  aux  oreilles  de  sa  Jument,  et  Tintention  prêtée  à  François  I*''  d'en- 
lerer  lesdites  cloches  pour  en  faire  cadeau  à  la  duchesse  d'Étampes;  mais  il  se  troure, 
d'une  part,  qu'il  n'y  a  pas  Tombre  d'une  preuve  qu'un  tel  projet  ait  Jamais  été  conçu 
par  François  I*'.  et  d'autre  part  que  ce  trait  fait  précisément  partie  des  très  rares 
analogies  que  l'on  peut  établir  entre  le  Gargantua  de  Rabelais  et  celui  de  la  Chro- 
nique, dont  Fauteur  assurément  ne  songeait  ni  au  roi  de  France,  ni  à  la  duohesse 
d'Éumpes. 


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830  BEYUE  DES   DEUX  MONDES. 

par  gayeté  de  cœur!..  Vistes-vous  onques  cblens  rencontrant 
quelque  os  médullaire?  Si  vu  Tavez,  vous  avez  pu  noter  de  quelle 
dévotion  il  le  guette,  de  quel  soing  il  le  garde»  de  quelle  ferveur  il 
le  tient,  de  quelle  prudence  il  Tentomme,  de  quelle  affection  il  le 
brise  et  de  quelle  diligence  il  le  sugce-.  et  à  l'exemple  d'îcellui  vous 
convient  être  sages  pour  fleurer,  sentir  et  estimer  ces  beaux  livres 
de  haulte  graisse,  légers  au  pourchas  et  hardis  à  la  rencontre. 
Puis,  par  curieuse  leçon  et  méditation  fréquente,  rompre  Tos  et 
sugcer  la  substantifique  mouelle  avecques  espoir  certain  d'estre 
faicts  escorts  et  preux  à  la  dicte  lecture  :  car  en  icelle  bien  aultre 
goust  trouvei*ez  et  doctrine  plus  absconse,  laquelle  vous  révélera 
de  très  baults  sacremens  et  mystères  borrifiques,  tant  en  ce  qui 
concerne  nostre  religion  que  aussi  l'état  politique  et  vie  œcono- 
mique.  »  Il  est  donc  certain  que  Tauteur  a  inséré  au-dessous  et  au 
travers  de  cette  forêt  touffue  de  plaisanteries  de  «  baulte  graisse  o 
une  «  œouelle  substantifique,  »  une  «  doctrine  absconse,  »  c'est- 
à-dire  cachée,  et  que  celle-ci  concerne  la  religion,  la  politique  et 
la  bonne  institution  de  la  vie  (vie  œconomiquc).  Rabelais  a  bien 
moins  en  vue  des  personnes  que  des  choses,  il  vise  des  principes, 
des  maximes,  des  règles  de  vie,  biei}  plutôt  que  des  princes  et  tel 
ou  tel  grand  personnage  de  son  temps. 

Une  circonstance  singulière,  c'est  que  les  anciens  commentateurs, 
en  proie  à  la  démangeaison  de  donner  un  nom  historique  aux  per- 
sonnages imaginaires  du  Pantagruel,  se  sont  tous  appuyés  sur  un 
passage  de  Thistorien  De  Thou  qui  aurait  dû  imprimer  une  tout 
autre  direction  à  leurs  efforts  divinatoires.  «  Rabelais,  dit  ce  grare 
auteur,  né  à  Paris  Tannée  même  de  la  mort  du  curé  de  SIeudoa,  et 
qui  fut  très  bien  placé  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  Rabelais,  avec 
la  liberté  d'un  Démocritc  et  parfois  la  causticité  d'un  bouffon,  écrivit 
un  ouvrage  fort  spirituel,  dans  lequel  il  traduisit  en  quelque  sorte 
sur  la  scène  tous  les  ordres  de  la  société  et  de  l'état  sous  des  noms 
fictifs  et  les  livra  à  la  raillerie  populaire  (l).  n  Cette  définition  du 
but  de  l'ouvrage  élimine  d'avance  les  noms  propres  historiques  de 
la  solution  à  chercher.  Ce  n'est  pas  de  tel  roi,  de  tel  prince,  de 
tel  savant,  évéque  ou  cardinal,  que  Rabelais  a  voulu  paiIer,  c'est 
de  la  royauté,  de  la  science,  de  l'état,  de  b  vie  rdigteuse  et  de 
Téglise.  Un  peu  d'attention  suffit  même  pour  «^assurer  qu'il  semble 

(1)  Void  Ve  ptfsage  littéral  de  oek  autenr  dont  il  faut  toojoun  peser  chaque  tenM, 
car  aaciia  n*esl  hasardé  par  lui  aans  réflcsioe,  et  nous  peuvoas  remarquer  la  jiMtesae 
avec  laquelle  il  a  parlé  do  caractère  seénique  ou  dramstique  des  romans  de  Rabelais  : 
D9mocritica  UbeHate  M  fcurrili  interdum  diemcUaie,  jcripltm»  inoêmioiisMÎwmm  fâoU 
quo  vitœ  regnique  ounctos  ordines  quasi  in  scenam  sub  fictis  naayinibus  pr^éMsiâ  el 
populo  deridendos  propinavit. 


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BÂBELAIS  SCXON  UN  AIXKHAND  M   1872.  8}1 

ayoir  prévu  le  parti  que  les  malveillans  pourraient  tirer  de  certaines 
pages  et  que,  pour  écarter  les  soupçons,  il  s'y  prit  de  manifere  k 
ôter  toute  vraisemblance  à  ce  genre  d'accusation. 

Ce  poènt  de  vue  une  fois  adopté,  Finterprétation  de  la  pensée  de 
Rabelais  est  des  plus  faciles,  à  la  condition  du  moins  de  se  conten- 
ter des  grandes  lignes.  11  faut  reconnaître  en  effet  que,  soit  excè3 
de  précaution,  soit  plaisir  d'artiste  en  gaie  science,  il  est  volontiers 
prodigue  de  broderies,  de  superiluités  fantaisistes  dont  le  lien  avec 
la  trame  de  soQ  long  récit  est  des  plus  lâches.  11  serait  aussi  vain 
de  nier  qu'il  existe  une  certaine  doctrine  ésotérique  sous  le  revête 
ment  gr^esque  dont  il  l'affuble  que  de  vouloir,  à  propos  de  tout, 
supposer  des  puits  de  sagesse  ou  des  abtmes  de  profondeur. 

11  est  évident  en  premier  lieu  que,  lorsqu'il  commença  la  série 
de  ses  joyeux  contes,  Rabelais  n'avait  point  de  plan  bien  arrêté.  En 
un  sens,  le  premier  livre  du  Pautaffruel  forme  avec  le  Gargantua 
un  tout  distinct  des  trois  autres  livres,  consacrés  à  la  question  du 
mariage  de  Panurge  et  au  récit  du  grsmd  voyage  entrepris  pour 
avoir  le  mot  de  la  Dive  Bouteille,  c'est-à-dire  la  solution  de  cet 
émouvant  problème.  L'idée  sérieuse  des  deux  premiers  livres,  c'est 
l'éducation  de  la  jeunesse  et  la  manière  dont  il  faut  concevoir  l'idéal 
de  la  vie.  Dans  les  trois  autres,  l'horizon  s'élargit  encore.  II  s'agit 
désormais  de  la  recherche  de  la  vérité  en  général,  des  auiliaires 
qui  peufvent  y  aider,  des  entraves  qai  retardent  sa  conquête,  ou  des 
ennemis  qu'il  faut  vaincre  pour  s*en  rapprocher*  Il  y  a  toutefois  une 
certaine  unité  qui  relie  entre  eUes  ces  parties  un  peu  incohérentes, 
et  cette  unité,  c'est  la  personne  elle-même  de  l'auteur.  Il  est  &cile 
de  le  démontrer. 

Le  roman  a  tnns  héros,  Pantagrud  succédant  à  Gargantua  pour 
la  forme,  mais  très  ressemblant  à  son  père,  Fanurge  et  frère  Jean. 
Ces  trois  personnages,  surtout  les  deux  premiers,  c'est  l'esprit  de 
Rabelais  lui-même  avec  les  diversités  et  les  contradictions  de  son 
étrange  nature.  Pantagruel  le  géant,  aimable,  instruit,  loyal,  cou-* 
rageux  sans  fiorfanterie,  très  religieux  sans  aucun  bigotisme,  repré- 
sente les  côtés  les  pins  élevés  de  cette  nature.  Plus  le  récit  se  dé*^ 
veloppe,  plus  Pantagruel  grandit  mcM^ement.  Il  a  tbuteibis  un 
faible,  disons  même  un  défaut,  il  ne  sait  se  passer  de  la  société  àm 
gens  qoi  valent  beaucoup  moins  que  lui.  On  pourrait  encore  lui 
passer  son  indulgence  pour  frère  Jean  des  Bntommeures,  ce  moine* 
soudard,  qui  a  mis  à  mal  les  pillards  de  son  couvent  en  les  assmn- 
mant  avec  un  b&ton  de  croix,  tandis  que  ses  confrères  ne  savaient 
que  chanter  des  alléluia  pour  leur  tenir  tète.  Frère  Jean  est  gros- 
sier, ignorant,  cynique  en  propos,  mais  du  moins  il  est  bravSf 
bon  compagnon,  énergique,  honnête  à  sa  façon;  bien  eommandét 
il  fiait  un  excellent  soldat,  et  ce  qu'il  faut  le  plus  regretter  en  kiîi 


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812  REVUE  DES  DEUX  MONDES.       % 

c'est  qu'il  soit  moine.  Il  a  presque  tous  les  vices  et  pas  une  verta 
de  son  état,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'y  tenir  comme  à  la  pru- 
nelle de  ses  yeux  :  il  ne  saurait  vivre  hors  de  son  froc;  mais  enfin 
il  est  plutôt  victime  de  l'institution  que  désireux  d'en  abuser  pour 
des  fins  immorales.  Il  est  désintéressé,  et  l'on  peut  concevoir  que 
Pantagruel,  au  père  duquel  il  a  rendu  par  sa  bravoure  d'éminens 
services,  lui  pardonne  beaucoup  et  ne  puisse  se  défendre  d'une 
certaine  sympathie  pour  cette  robuste  et  franche  nature.  Quant  à 
Panurge,  cet  affreux  paillasse,  ce  railleur  à  la  fois  sceptique  et  su- 
perstitieux, qui  vole  à  l'église  l'argent  des  fidèles,  cet  égoïste 
fieffé  qui  n'est  jamais  si  heureux  que  lorsqu'il  fait  du  mal  en  toute 
sécurité,  vindicatif  et  voleur,  libertin  et  paresseux,  bavard  sans 
vergogne,  incapable  d'un  enthousiasme  quelconque,  la  bouche  tou- 
jours pleine  des  plus  sales  discours,  perdant  môme  avec  le  temps 
et  le  bien-être  un  certain  courage  doublé  de  ruse  qui  le  relevait 
encore  un  peu,  et  mêlant  de  plus  en  plus  une  insigne  poltronnerie 
à  des  vantarderies  ridicules,  —  comment  donc  le  sage  et  bon  Pan- 
tagruel supporte-t-il  à  ses  côtés  un  pai*eil  drôle?  Que  dls-je!  il 
l'aime,  ce  drôle,  il  l'attache  à  sa  personne,  il  ne  peut  s'en  séparer. 
Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  puisse  expliquer  cette  faiblesse  du  noble 
jeune  homme  ;  Panurge  a  de  l'esprit,  beaucoup  d'esprit,  de  l'es- 
prit comme  un  singe,  et  Pantagruel  ne  sait  pas  résister  au  plaisir 
de  l'entendre  débiter  ses  farces  désopilantes.  Il  a  besoin  de  rire,  et 
Panurge  le  fait  toujours  rire.  Voilà  bien  les  deux  natures  de  Rabe- 
lais. La  sérieuse  et  la  joviale  se  personnifient  dans  ces  deux  êtres 
si  différens,  qui  pourtant  sont  inséparables.  Tous  deux  vont  jus- 
qu'au bout  de  leur  caractère  individuel,  Pantagruel  jusqu'à  la  piété 
mystique  et  à  la  mélancolie,  Panurge  jusqu'au  cynisme  eiïronté. 
Comme  on  voit  bien  que  Rabelais  lui-même  avoue  son  impuissance 
à  se  détacher  de  son  Panurge  intérieur,  du  fou  qui  est  en  lui  et  qui 
suit  pas  à  pas  son  meilleur  lui-même  I  N'est-ce  pas  pour  l'amour 
de  Panurge  que  son  être  le  plus  noble  affronte  de  véritables  dan- 
gers et  s'en  va  intrépidement  chercher  le  mot  qui  pourra  éclairer, 
tranquilliser,  rendre  heureux  son  clown  bien-aimél 

Panurge  est  donc  aux  côtés  de  Pantagruel  dans  un  rapport  ana- 
logue à  celui  de  Sancho  près  de  don  Quichotte,  de  Wagner  près  de 
Faust  :  il  est  plus  vicieux  et  beaucoup  plus  spirituel  que  ses  homo- 
logues; mais  comme  eux  il  reste  dans  les  régions  inférieures  de 
la  sensualité*  Ce  que  Pantagruel  conçoit  d'un  point  de  vue  élevé, 
idéal,  Panurge,  avec  soujintelligence  asservie,  le  traduit  et  le  ra- 
baisse régulièrement  au  niveau  de  ses  penchans  matériels.  Si  Pan- 
tagruel cherche  le  mot  suprême  de  la  destinée,  Panurge  veut  seule- 
ment savoir  s'il  peut  se  marier  sans  risques.  Si  le  jeune  héros  aime  la 
gloire  acquise  dans  une  guerre  défensive,  Panurge  ne  songe  qu'aux 


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BABELAIS  SELON  UN  ALLEUAND  DE   1872.  8S3 

profits  palpables  de  la  victoire.  Pantagruel  est  clément,  sans  ran- 
cune, généreux;  Panurge  se  délecte  dans  les  vengeances  cruelles, 
jouit  de  rhumiliation ,  de  la  mort  de  ceux  qui  l'ont  offensé,  n'est 
prodigue  que  pour  lui-même,  dans  l'intérêt  de  son  bien-être  et  de 
sa  sûreté .  C'est  un  contraste  perpétuel,  et  avec  tout  cela  jamsds 
union  ne  fut  plus  intime. 

Le  contraste  se  poursuit  jusque  sur  le  domaine  religieux.  On  a 
beaucoup  exagéré  le  scepticisme  religieux  de  Rabelais.  En  réalité, 
quand  on  lit  ses  œuvres  sans  parti-pris,  on  voit  en  lui  un  penseur 
passablement  isolé  au  milieu  des  convictions  arrêtées  et  comme 
bronzées  de  la  plupart  de  ses  contemporains,  mais  tout  le  contraire 
d'un  sceptique  absplu  et  surtout  d'un  athée.  On  veut  lui  faire  en- 
dosser les  impiétés  de  Panurge,  comme  si  elles  exprimaient  ses  vues 
secrètes.  Rien  de  plus  injuste.  On  oublie  d'ailleurs  que  Panurge  est 
et  reste  très  catholique,  tout  en  se  moquant  k  l'occasion  des  objets 
les  plus  respectables  de  la  croyance  qu'il  professe.  Qu'un  danger 
survienne,  et  Panurge  devient  aussi  superstitieux  qu'il  était  liber- 
tin l'instant  d'auparavant.  Alors  il  fait  des  vœux,  il  vénère  les 
moines,  il  adore  les  saints.  Pantagruel  et  son  père  Gargantua  sont 
au  contraire  et  dans  toute  la  force  du  terme  des  protestans.  Le 
fond  et  la  forme  de  leur  piété  sont  parfaitement  conformes  à  ce  qui 
caractérisait  celle  des  premiers  réformés  ,•  surtout  avant  que  le  gé- 
nie dictatorial  de  Calvin,  singulièrement  aidé  par  les  circonstances, 
eût  marqué  le  développement  de  la  réforme  française  de  sa  dure  et 
profonde  empreinte.  Quelques  mots  âpres  à  l'adresse  de  Calvin  ne 
doivent  pas  nous  égarer  sur  ce  point.  Calvin  et  Rabelais ,  quelque 
temps  amis,  ne  pouvaient  pas  rester  longtemps  sur  un  pied  de  sym- 
pathie mutuelle.  Jamais  deux  natures  plus  différentes  ne  s'étaient 
rencontrées.  L'un,  même  dans  ses  momens  d'abandon,  ne  riait  ja- 
mais; l'autre,  même  quand  il  voulait  être  sérieux,  riait  encore.  Cal- 
vin était  austère  jusqu'au  puritanisme;  Rabelais  aimait  le  bien-être, 
le  plaisir,  l'abondance.  Le  réformateur  de  Genève,  qui  ne  craignait 
rien  tant  que  de  voir  la  réforme  compromise  par  les  excès  de  doc- 
trine et  de  plume  des  novateurs,  ne  tarda  point  à  se  scandaliser  de 
la  licence  de  Rabelais ,  dénonça  ses  livres  à  l'indignation  des  âmes 
pieuses,  et  Rabelais  à  son  tour  je  mit  à  l'index;  mais  il  le  lit  eft 
passant,  n'insista  guère,  ne  dit  rien  de  ses  compagnons  d'œuvre,  et 
le  dernier  livre  du  Pantagruel  dénote  plutôt  un  accroissement  d'an- 
tipathie contre  l'église  romaine  qu'un  pas  en  arrière  dans  le  sens 
orthodoxe.  Il  ne  faut  pas  oublier,  quand  on  envisage  cette  question, 
qu'il  fut  toujours  possible  d'être  très  protestant  d'idées  et  très  peu 
calviniste,  et  que,  du  vivant  même  de  Rabelais,  il  y  eut  des  adver- 
saires prononcés  de  l'église  romaine ,  comme  Henri  Estienne ,  Des 

TOMB  a.  ^  f87S,  $3 


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8SA  BETU£  DIS  DBUZ  MOHDIS. 

Péners,  Gastellkm,  BoIsec,  ServBt  /dont  le  supplice  n'eut  lieu  q«e 
Tannée  même  de  la  mort  de  Aabelais),  et  qni  n'acceptèrent  nulle- 
ment  la  dictature  de  Calvin.  Il  fallut  les  terribles  persécutions  de  h 
seconde  moitïé  da  siècle  pour  constituer  cette  espèce  de  royauté 
dogmatique.  Oa  voit  toujouirs  en  effet  que  les  tendances  poussées 
au  désespoir  se  groupent  volontiers  autour  des  esprits  dominateurs 
qui  les  représezitent  avec  le  plus  d'indomptable  énergie;  mais,  tant 
que  Rabelais  vécut»  la  situation  n.'atteignrt  pas  ce  paroxysme. 

On  se  demandera  peut-être  pourquoi  donc  l'ancien  moines  md- 
grè  ses  idées  prcFtestantes,  resta  daûas  l'église  catholique  et  même 
y  exerça  àsLos  ses  dernières  années  des  fosctions  sacerdotales.  Noos 
savons  par  Babelai»  lui-même  qu'il  avait  une  sainte  horreur  du 
martyrer  «  Jusqu'au  feu  exclusive^  »  dit*tl  mantes  fois  quand  il  dé- 
clare qu'il  soutiendra  toujours  une  opinion.  Comme  il  approuve 
Pantagruel  de  n'être  guère  «  demouré  k  Toulouse  quaml  il  vit 
qif  ils  faisaient  brûler  leurs  régeos  tout  vîts  conme  baraun  sorets,  s 
—  faisant  allusion  au  supplice  de  Jeas  Caloire  de  Limoux*  juris- 
consulte brûlé  dans  cette  ville  en  1&32I  11  est  visiUe  que  Rabdais 
fut  de  ceux  qui  répngnë-ent  an  sdiisme  taoEt  que  la  royauté  ne 
patronnerait  pas  la  rupture.  Deveon  hostile  à  l'élise  plutftt  par 
la  voie  rationnelle»  par  son  savoir  et  ses  lectures^  que  par  une  forte 
înspulsiosk  de  conscieaoe,  il  ne  comprenait  guère  comment  la  ré- 
forme pourrait  s'introduire  dans  la  masse  ignorante  autremoH  que 
par  un  coup  d'autorité,  et  ce  coup,  le  roi  seul  pouvait  le  frapper. 
Sou  espoir  secret,  quelque  tempe  encouragé  par  les  velléités  protes- 
taatcs  de  François  P%  fut  toujours  qfu'enfiu  la  France  aurait  un  roi 
usant  de  son  pouvoir  absolu  pour  ferre  la  réforme.  Du  Henry  VUl 
éclairé  et  dément,  tel  eût  été  son  rêve.  En  attendant,  il  pensait 
qu'il  était  k.  la  fois  plus  sûr  et  plus  sage  de  rester  dans  les  vieux 
cadres,  et  pevt-âtre  serant-il  toujours  impossible  de  faire  le  départ 
exact  des  calculs  d'intérêt  el  des.  raisons  théoriques  dont  la  combi«- 
naisou  détermina  jusqufà  la  fin  sa  ligne  de  coochiite;  mais  qu'on  ne 
fasse  pas  de  Rabelais  un  apdtre  d'irréli^n.  Ce  n'est  pas  le  gro- 
tesque Planurge,  c'est  Pantagruel  qm  demeure  le  vrai  dépositaire 
de  ses  idées  i^ligieusea,  quand  il  est  sérieux,  et  les  prières  vrai- 
ment admirables,  la  piété^  simple  de  formes,  mais  très  réelle  qu'il 
lui  prête,  Témolioa  communicadve  du  jeune  bésos  méditant  sur  la 
mort  rédesDptrice  du  Clurist;  ne  peuvent  se  concilier  avec  la  réputa- 
tion très  gratuite  d'impiété  qu'on  a  faite  au  curé  de  Meudon. 

Quelle  est  donc  la  véritable  clé  de  son  livre?  11  s'agit,  avens-noos 
dit,  de  chercher  le  grand  mot  dont  Paourge  éprouve  le  besoin  ab- 
solu pour  savon:  bTû  peut  se  marier»  et  que  Pantagruel  aussi  dé- 
sdie  acdemment  connaître,  mais  pour  des  motîfe  plus  ékf  és^  Cest 


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RABELAIS^  SEtOfir   ITlf  AL£SlfAND   0E   1872.  8S5 

en  vain  que  tes  àexxs,  curieux  oxtt  interrogé  les  autorités  révérées 
dans  ranrftiquifcé!.  Les  «  sorts  homériques  et  viTgflianes,  »  îes  songes, 
les  sibylles,  tes  muets  et  les  poëôes  mourans,  les  sages  comme 
É|mtéinr>ik,.  les  devins  roptér ieuA  comme  Herr  Trippa,  I^  cloches 
dles-méines,.  cette  voix  sacrée  de  Téglise,  ne  leur  ont  donné  que 
des  réponses  obscures^  anbîguës,  qiae  cbacun  iuterprè€e  an  gré  de 
ses  désirs.  C'est  en  vais  ^ue  la  tkéotsgfie,  la  médiecine,  Ha  philoso- 
phe, la  jnflrifipmdeiice,  sont  invoquées  tour  à  to»r.  La  lumière  ne  se 
ùii  point,  et  la  ressource  suprême,  c'est  d^s  S'^endDarquer  pour  un 
pays  ioiimtain,  cehii  di8  la  Sive  Bontetll'e,  qm  seule  pourra  dlonner  la 
séponse  certaine,  défimtive,  à  la  grande  q^^iestien. 

PaDtagniel,  Paourge,  frère  Jeart  et  leur»  ans»  s'embarjaent 
doitc^  Us  apprendront  beaucoup  dans  teur  veyage,  ils  verroat  bien 
des  choses  nouvelles  et  rares.  Cependant  il  leur  faudra  s'arrêter 
souvent  dans  des  lies  que  les  anciens  eommentai^eurs  se  sont  long- 
temps évertués  k  retrouver  sur  la  carte,  et  q>ui  ne  sont  autre  cirose 
qiae  des  étals  d'esprit,  des  dispositions  ou  des  illusions,  qu'il  faut 
traverser  ou  côtoyer  pour  arriver  à  ta  vérités  Voici,  par  exemple*, 
rSe  de  Medamunthi  ou  des  Ressembla}}^  (1),  avec  son  roi  Pbilo- 
planes,  c'est-à-dire  qud  aime  ^apparence.  0»  y  voit  des  tableaux  si 
ingénieusemecKt  dessinép  qu'ils  reproduisent  même  ce  qu^on  ne  voit 
pas  et  ce  qu'on  ne  saurait  dire.  On  y  remarqua  surtocrt  le  tarande^ 
curieux  aonnal  qui  change  de  couleur  seton  les  lieux  qu'il  habite, 
les  personnes*  qui  t'approchent,  les  émotions  qui  le  troubfent.  crMaîs 
gvand,  hors  toute  paour  et  affections,  il  était  en  son  naturel,  la 
couleur  de  son  poil  était  telle  que  voyez  es  asnes  de  Meung.  ))  Telle 
est  la  première  variété  de  gens  que  Ton  rencontre  quand  on.  se  met 
en  quête  de  la  vérité  réelle.  Vient  ensuite  Tlte  des  Ennasm,  des 
encfaifirenés,  qui  parlent  tous  der  leur  nez-  camus,  et  de  roamère 
qoe  les  niets  perdieat  leur  sen»  naturel  dans  leur  insupportable 
jargoD  :  tes  amateurs^  d^équivoques^  rr'ant  qu'à  se  rendre  dans  cette 
Ile-là,  ils  sereot  servis  à  soubaitr  Llle  de  GhelL  evp  des  lèvres,  où 
toirt  le  monde  veus  embrasse  et  où  règne  une  courtorsîe  exquise, 
nous  arrêterait  pins  volootienr;  nais  toutes  ces  pdHesses  creuses 
ennuient  firère  Jea»,  qui  court  à  la  cuisfue,  c^es«-à^dire  au  substan** 
tzd ,  au  solide*  Ce  sera  la  contrée  préférée  par  ceux  qui  n'ont  ja- 
mais vu  dans  la  vérité  cpi'^uae  affaire  de  décorum  et  de  convenance. 
Quant  ara  pays  de  Chicanons  et  de  Tohn-Bohu,  pays  de  contradfc- 
Ijoo  systématiNfoe  et  es  confusion,  eè  les  geii9  demandent  comme 
une  faveur  qu^on  les  batte,  oè  le  géant  BrinfuenarîRes  se  nourrit 
de  raoolins  à  vent,  ce  sont  des  contrées  malsaines,  génératrices  et 
nourrices  de  monstres  hideux,  qui  ne  peuvent  que  retarder  les 


(I7  L9  Biot  eil  hébraa  et  fient  du  veri^  domaft,  z\miAi$  txit* 


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836  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

voyageurs.  Dans  l'Ile  des  Macréons,  peuplée  par  les  beaux  génies  et 
les  hommes  célèbres  de  Tantiquité,  l'expédition  se  réconforte  et  se 
ravitaille,  mais  n'y  reste  pas,  non  plus  que  dans  celle  des  Tapinois, 
où  règne  Quaresme-prenant,  le  moyen  âge  monastique  et  ascétique, 
grand  ennemi  des  Andouilles  :  celles-ci  pèchent  par  un  naturel  trop 
soupçonneux,  ce  qui  fadt  qu'elles  prennent  pour  des  ennemis  ceux 
qui  ne  leur  veulent  que  du  bien.  II  y  a  là,  si  je  ne  me  trompe,  une 
allusion  très  nette  à  la  disposition  défiante  de  nombreux  protestans 
contemporains  de  l'auteur.  Pantagruel  parlemente  et  fait  la  pûx 
avec  leur  reine,  puis  il  touche  à  nié  où  le  peuple  ne  se  nourrit  que 
de  vent  et  tourne  à  tous  les  souffles  de  Tair,  aux  lies  des  Pa;.eGgaes 
et  des  Papimanes,  où  l'on  peut  reconnaître  ceux  qui  dénigrent  et 
ceux  qui  adorent  la  papauté,  à  File  de  Ghaneph  ou  d'hypocrisie,  à 
celle  des  Ganabins  ou  des  menteurs,  à  l'île  Sonnante,  où  toute  la 
hiérarchie  ecclésiastique,  du  pape  aux  simples  clercs,  est  l'objet 
d'une  impitoyable  raillerie.  Il  y  a  encore  bien  d'autres  lies,  parmi 
lesquelles  nous  citerons  celle  des  Ghats-Fourrés  ou  de  Grippemi- 
naud,  où  l'auteur  flagelle  la  tyrannie  fiscale,  une  autre  de  ses  plus 
fortes  antipathies,  l'île  des  Ferremens,  où  il  développe  d'une  cu- 
rieuse manière  l'argument  des  causes  finales,  le  royaume  de  la 
Quintessence  ou  de  la  métaphysique,  dont  les  habitans  passent  leur 
vie  à  chercher  l'impossible,  enfin  l'île  des  Fredons,  où  Rabelais  a 
condensé  toute  la  passion  qui  l'animait  contre  les  ordres  monas- 
tiques. G'est  l'île  des  Lanternes  ou  des  lumières  qui  marque  la 
dernière  étape  avant  d'arriver  à  l'oracle,  et  c'est  grâce  à  une 
bienveillante  lanterne  que  les  pèlerins  entrent  enfin  dans  le  sanc- 
tuaire. 

Il  nous  semble  que  l'intention  de  Rabelais  se  révèle  clairement, 
si  du  moins,  sans  s'arrêter  aux  anecdotes,  aux  digressions,  aux  ara- 
besques où  se  complaît  son  imagination  vagabonde,  on  suit  du  re- 
gard la  li'gne  continue  de  sa' pensée.  Par  conséquent  on  attend  avec 
impatience  le  mot,  le  grand  mot,  qu'on  est  venu  chercher  de  si 
loin.  La  Dive  Bouteille  a  parlé,  et  la  première  impression,  c'est 
que  l'auteur  s'est  peut-être  bien  moqué  de  ses  lecteurs.  «  Bois,  » 
dit  l'oracle  en  allemand,  c'est-à-dire  bois  à  l'allemande,  bois  à 
plein  verre,  sur  quoi  Panurge,  frère  Jeato,  Pantagruel,  tous  saisis 
d'une  mystérieuse  ivresse,  se  mettent  à  rimçr,  à  vaticiner,  à  pro- 
phétiser chacun  selon  sa  nature  noble  ou  basse.  De  solution  pro- 
prement dite,  on  n'en  voit  pas.  Qu'on  y  regarde  pourtant  à  detix 
fois.  C'est  là  surtout  que  Rabelais  a  enveloppé  sa  pensée  d'un  triple 
voile.  Fidèle  à  sa  méthode  constante,  il  a  renfermé  «  sa  doctrine 
absconse  »  sous  des  formes  grotesques  et  même  fort  grossières.  Si 
l'on  n'est  pas  trop  découragé  par  les  sottises  que  débitent  à  l'envi 
Panurge  et  frère  Jean,  on  devra  remarquer  deux  passages  qui  nous 


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RABELAIS   SELON  UN   ALLEMAND   DE   1872,  837 

en  disent  long  sur  la  philosophie  de  Rabelais,  Le  premier  nous  ap- 
prend que  sur  les  murs  du  temple  de  la  Vérité  on  lisait  cette  sen- 
tence de  Sénëque  : 

Ducunt  volentem  fata,  nolentem  trahunf  ; 
«  Les  destinées  meinent  cellui  qui  consent,  tirent  cellui  qui  refuse,  » 

et  cet  adage  de  la  sagesse  grecque  : 

Toutes  choses  se  meuvent  en  leur  fin  (1). 

Rapprochons  ce  passage  de  celui  où  la  prêtresse  donne  ses  der- 
niers conseils  aux  voyageurs  prêts  à  repartir  :  «  Quand  donc  vos 
philosophes,  Dieu  guidant,  accompagnant  de  quelque  claire  lan- 
terne ,  se  adonneront  à  soigneusement  rechercher  et  investiger 
comme  est  le  naturel  des  humains,  trouveront  vraie  estre  la  réponse 
faicte  par  le  sage  Thaïes  à  Amasis,  roi  des  Égyptiens,  quand  par 
lui,  interrogué  en  quelle  chose  plus  estait  de  prudence,  respondit  : 
Au  temps;  car  par  temps  ont  esté  et  par  temps  seront  toutes  choses 
latentes  inventées,  et  c'est  la  cause  pourquoi  les  anciens  ont  ap- 
pelle Saturne  le  Temps,  père  de  la  Vérité,  et  Vérité  fille  du  Temps.)) 
Mises  en  rapport  avec  tout  ce  qui  précède,  ces  déclarations  nous 
semblent  décisives.  Selon  Rabelais,  l'homme  est  fait  pour  chercher 
la  vérité,  et  ne  saurait,  quand  même  il  le  voudrait,  se  soustraire  à 
la  nécessité  de  la  chercher.  Ce  qui  plus  est,  il  peut  s'en  rapprocher 
toujours  davantage,  car  toutes  choses  se  meuvent  vers  leur  fin,  toute 
tendance  naturelle  a  un  objet,  toute  attraction  suppose  une  réalité 
attirante;  mais  la  possession  de  la  vérité  ne  peut  être  que  graduelle 
et  lente.  C'est  par  approximations  successives,  en  ajoutant  les  lu- 
mières nouvelles  aux  anciennes,  que  l'homme  peut  la  conquérir.  A 
chaque  pas  nouveau  qu'il  fera  dans  le  champ  de  l'infini,  si  du  moins 
il  est  libre  des  superstitions  qui  enchaînent  et  des  penchans  vicieux 
qui  aveuglent,  il  verra  s'augmenter  son  trésor.  Rabelais  a  donc  ex- 
primé à  sa  manière  le  grand  principe  moderne  que  la  vérité  se  fait 
dans  l'humanité,  et  non  pas  qu'elle  est  faite  et  complète  dans 
n'importe  quelle  doctrine.  A  quoi  se  résoudra  donc  l'homme  qui, 
pénétré  du  sentiment  qu'il  ne  peut  avoir  qu'une  connaissance  im- 
paifaite  de  la  vérité,  veut  pourtant  s'en  approprier  tout  ce  qu'il 
peut  en  posséder?  Ni  la  philosophie,  ni  l'église,  ni  l'antiquité,  ne 
la  lui  donneront  en  quantité  suffisante;  mais  il  la  trouvera  dans  la 
vie  aussi  pleine,  aussi  intense,  aussi  épanouie  que  possible.  C'est 
dans  l'enthousiasme,  c'est  dans  l'ivresse  intellectuelle  qu'inspirent 
les  réalités  supérieures  en  partie  connues,  qu'il  puise  à  chaque  sta- 


(i)  np6(  x€koç  avTÛv  icàvra  xivettat. 


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828  «EYOS  DES  DEUX  MÛilDES. 

tkm  l'élan  qui  lui  permet  4e  s'élever  d'an  nouTeani  degié  dans  lev 
coBuaifisaiice,  Sabekiâ,  au  milieu  d'un  véritaUe  feu  d'aitifice  de 
plaisanteries  de  «  haulte  graisse,  »  finit  en  vrai  jsysliqiie.  «  Alks, 
amis,  en  protection  de  cette  sphère  intellectuelle  de  laquelle  en  tous 
lieux  est  le  centre  et  n'ba  en  lieu  aulcun  circonférence,  que  nous 
appelions  Dieu.  »  Cette  profcade  pensée,  qu'en  retrouve  dans  Pas- 
cal, est  bel  et  bien  du  curé  de  Meudon.  Tendance  naturelle  de 
l'homme  vers  la  vérité,  conquête  graduelle,  mais  certaine,  de  cette 
vérité  qui  est  en  Dieu  et  Dieu  lui-même,  le  plus  haut  degré  de  pos- 
session actuelle  dans  Tinspiration,  dans  l'enthousiasme,  dans  la  vie 
portée  à  son  inaximam  d'énergie,  voilà,  en  laxigage  d'aujoard'liu^ 
la  peneée  graodiose  du  plus  illustoe  des  faoofiona,  et  |ianH  teilei 
les  surprises  q\»e  oe  singulier  TourAngeam  néservift  à  ses  coii 
tatenurs,  il  faut  assigner  «ne  belle  place  Icet  écho  de  sagesse  aie 
drioe  qui  s'en  vient  résonner  au  milieu  de  ses  folies  hachtqaes.  La 
Bruyère  l'avait  coafq>ris  quand  il  disait  :  u  Là  oà  il  est  nauvais^ 
Rabelais  passe  bien  au-delà  du  pine  ;  où  il  cêè,  bon ,  il  Ta  fKsqs'î 
Texquis  et  à  l'excellent,  il  peut  être  le  jnetls  ides  plus  délicats.  » 

L'amour  de  U  vie  intense  résume  donc  les  dbsposioiis  ioodBonB- 
tales  de  Rabelais,  et  s'élève  ohex  lui  à  la  bauteur  iTun  pnscîpe  phi- 
losophique et  religieux.  St  l'en  ve»t  bien  y  réfléchir^  on  verra  ^oe 
c'est  aussi  itk  tendance  qui  l' explique  le  mieux  oemme  écrivain,  et 
qui  rend  compte  jusqu'à  un  centain  poiiii'de  sestléàiuts  eux-mènes. 
Rabelais  est  un  des  pères  de  nodure  belle  pnose  feaaçasse.  11  a  1» 
nbyibme,  le  sentiment  du  ooinfare  dans  la  pbrase  et  de  son  efk^ 
pittoresque.  Le  style  de  Montaigite  aeca  pins  souple  et  pi»  gi»- 
oieux,  œlui  de  Calvin  plus  serré,  plus  vigœraux^  t:elui  d*AfliyaC 
plus  oeuiant,  pdus  limpide;  seul  s'aura  un  sens  phis  wii  de  rturoiooîe 
fit  de  la  cadence«  S'il  s'agissait  de  nranqee,  nous  dîrioBs  que  cha- 
cune de  ses  phrases  finit  réguliëremait  sur  k  dominante.  H  «âme 
la  pihrase  pleine,  semée  d'incidences,  mais  en  équilibre  et  toujouis 
rdevée  par  le  trait  Cnai«  L'^anouisseiDeiit,  pourrait-on  4iire ,  est 
la  forme  de  prédilection  de  son  génie  littéraire.  Le  grand  pbénamèoe 
vJÊal,  —  c'est-à-dire  la  coneoflûKaince  de  choses  qvi,  prises  cbsr- 
cone  à  part,  ne  seraûent  pas  vivantes,  mats  qd  font  la  vie  par  leur 
concoore  <xiganique,  —  se  trouve  à  chaque  instant  reflété  dans  ses 
loumuies  favorites  «  Pleurant,  il  riait;  il  pleurait,  riant,  »  cette 
construction  cfaea  lui  est  des  plus  fréquentes.  Rien  ne  lui  parait  plia 
intéressant  que  de  faire  ressortir  à  la  fois  la  variété  (tes  résultais 
eA  Tunité  du  principe  identique  qui  les  engendre,  ou  que  d*éMaiié- 
rer^  sans  en  oublier  une  seule,  une  masse  de  choses  sMohanées. 
Les  singulières  litames  qu'on  rencontre  ça  et  ià,  et  où  il  accu- 
mule par  centaines  les  épithètes  que  l'on  peut  rattacher  à  un  mot 
donné,  lui  procurent  la  satisfaction  de  montrer  combien  de  Ibis  il 


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RABELAIS  fliSIlON  UK  ALUBMAHB  DE  1872/  Si9 

«9fc  fpossiUe  d'envisager  le  mèHie  objet  sons  un  aspect  diUkoit. 
S'agit-il  du  ckanvre,  «ette  plante  yolgaire  qu'il  dégake  émis  le  nom 
de  panuifruilim^  il  yous  accable  d'une  énufliération  «ntemaittable 
des  usages  auxquels  le  -diauTre  peut  servir.  STâgii-îl  de  l'flHtninac, 
le  roi  {raster^  ai€C  ses  besoîas,  ses  ordres  impérienx,  ses  iniraiÉîons 
agéaienses^  préside  à  tout  un  petit  traité  de  pfaUosopfaie  sociale 
d'une  iscfaesse  d'observa;tioa  mei^eiUeuae.  Même  remaniue  à  pn>- 
poa  de  celte  lie  où  Ouï-dire  tSDait  n  6cole  de  tesmoigvierie,  »  pays 
de  tradilHia  où  ioot  ee  fait  par  Oundire.  11  se  compialt  dans  les 
descriptions  diffidles  où  èa  pensée  penste  à  travers  use  farèt  louf- 
lue  d'iaeideoces  de  tout  genre,  il  caconte  ipielqw  part  «ne  partie 
d'échecs  qu'on  peut  surrre  dans  loutes  ses  péripéties.  11  fait  parler 
;ttiie  lieare  de  tesaps  ses  fuK;eur8  eu  sig^ies,  et  l'ou  eanipTend.  JSon 
plaisir  et  son  taloit,  c'est  de  fisrc«:  la  langae  écrite  à  représenter 
aux  yeax  oe  qu'une  série  de  tableaux  ne  pourrast  rqiroduiiie  aussi 
lMea«  11  iûme  fat  plœnUj  ce  mot  que  les  Anglais  ont  430Bservé,  c'est- 
à-dire  la  snpecaàundaDce^  l'exubécaoce,  la  quantité  énorme,  et  il 
l'abne  eu  tout,  qu'il  s'agisse  de  tripes  ou  de  livides,  de  iacons  ou 
de  ckatîons  des  wciens.  Ge  n'est  pas  aeulemeod;  par  caprice  qa'M  a 
ckfiifii  des  f^ns  pour  héros  de  sou  cemaa»  Les  grands  chiffres,  les 
^aods  tours  de  force,  les  grandes  lippées  de  ses  personnages,  Eont 
aa  joie.  11  se  repiésenle  par  «oDempte  ee  que  serait  à  nos  yeux  une 
touche  humaine  dénefinsréBMnt  agrandie.  Celie  de  Pantagruel  eit  à 
son  service,  et  je  laisse  4  penser  les  découvertes  que  ies  voyageucs, 
pénétrant  dans  ce  iMinde  inconnn,  Toot  faire  entre  les  dents  def  e- 
nnes  des  rodieis  el  près  de  la  saliire  transformée  en  bras  de  mar. 
C'est  par  la  même  raison  qu'il  s'acoquine  si  bien  avec  frère  Jean 
«des  Entommeures^  le  plus  gentil  moine  <i  qui  fût  oacques  dqnds 
que  oioîne  moinanl  moina  de  nmnerie.  »  FiÀe  leaa  a  Ûen  des  dé- 
buts, mats  quelle  galté,  quel  eatraia,  quelle  faconde,  quelle  inlen- 
aité  de  viel  C'est  enfin  en  vertu  de  la  même  passion  pour  la  vie 
pleine  et  Coite  qu'il  contacte  l'horreur  de  la  vie  «lonastîque;  il 
rêve  une  abbaye  de  lliéléffie  où  Ton  suit  la  maxime  :  faù  €e  que 
itouldroÊ^  et  où  l'idéal  de  vie  fofsoe  le  contre*pied  absolu  de  tenit 
ce  que  les  couvens  jusqu'alors  ont  imaginé  pour  réduire  la  vie  hu- 
maine à  son  minimum  d'activité,  d'ântdligenoeetde  plaisir. 

Peut-être  aussi  expliquerait^on  par  la  même  disposition  d'eaprit 
ce  manque  de  goût,  cette  trivialité  d'expression  et  de  détails,  «ur 
laquelle  il  faut  bien  passer  condamnatiou.  D'abord  il  x>éche  sou- 
vent par  l'eaobs  méaie  de  sa  qualité,  son  abondance  devient  faff- 
pmte,  son  laae  de  détails  ennuie  parfois  ;  mais  de  plus  (m  peut  bien 
iMÔr  que  les  choses  les  plus  grossiëres  p^dent  à  ses  yeux  leur 
camctère  répugnant,  du  moment  qu'elles  rentrent  dans  la  réalité 
-rivante.  S'il  est  nn  penchant  vicieux  pour  lequel  il  soit  indulgent, 


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8i0  RKTUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  certainement  celui  qui  pousse  l'homme  à  user  largement  de 
la  «  purée  septembrale.  »  C'est  qu'aussi,  grâce  «  au  divin  piot,  » 
l'homme  décuple  momentanément  ses  énergies.  Quelles  vigoureuses 
scènes  de  buveurs  Rabelais  a  racontées  I  quelle  variété,  quelle  verve 
multicolore,  quelles  fusées  d'esprit  dans  ces  mille  propos  qui  s'entre- 
croisent I  Rabelais  est  en  littérature  ce  que  les  maîtres  hollandais 
sont  en  peinture  :  le  trivial  n'existe  pas  pour  lui.  Il  saisit  les  choses 
avec  son  coup  d'œil  d'artiste,  et  ne  sait  pas,  quelle  qu'en  soit  la 
nature,  résister  au  plaisir  de  les  dire  comme  il  les  a  saisies. 

La  même  prédilection  pour  la  vie  et  ses  manifestations  est  la  rai- 
son de  son  talent  dramatique,  ou,  pour  nous  expliquer  plus  claire^ 
ment,  de  la  fréquence  des  scènes  d'excellente  comédie  que  Ton  peut 
signaler  dans  ses  œuvres.  La  vie,  c'est  du  drame  réel,  et  le  vrai 
drame,  c'est  de  la  vie.  Il  y  a  des  chapitres  entiers  de  Rabelais 
que  l'on  pourrait  transporter  au  théâtre,  par  exemple  les  discus- 
sions de  Panurge  avec  les  philosophes  et  les  médecins.  Rabelais 
s'incarne  dans  ses  personnages,  et  rien  de  plus  individuel  que  le 
langage  qu'il  fait  tenir  à  chacun  d'eux.  Le  jargon  de  «  Tescolier 
limosin,  »  le  langage  monté  sur  échasses  de  la  Quintessence,  les 
lettres  si  dignes,  si  touchantes,  que  Gargantua,  devenu  vieux» 
adresse  à  son  fils  Pantagruel,  tout  cela  vient  de  la  même  source. 
L'épisode  de  Panurge  et  des  moutons  de  Dindenaut,  cette  amusante 
histoire  passée  en  proverbe,  celui  plus  que  leste,  mais  si  admira- 
blement raconté,  du  diable  de  Papefîguiëre,  la  description  de  la 
tempête  sur  mer  où  Panurge  est  si  lâche,  frère  Jean  si  énergique, 
Pantagruel  si  simple  et  si  courageux ,  les  discours  des  officiers  de 
Picrochole,  le  tyranneau  à  grandes  visées,  sont  des  modèles  de 
vrai  comique.  A-t-on  toujours  remarqué,  à  propos  de  ces  derniers, 
qu'en  décrivant  d'avance  à  leur  maître  toutes  les  conquêtes  qu'il  va 
faire,  ces  hâbleurs,  dupes  eux-mêmes  des  chimères  qu'ils  inven- 
tent, passent  tout  doucement  du  futur  au  présent,  puis  du  présent 
au  passé,  et  qu'avant  [d'avoir  fini  leurs  gasconnades  ils  se  voient,  et 
Picrochole  se  voit  avec  eux,  déjà  conquérans  de  tout  le  monde 
connu?  C'est  un  trait  que  Molière  a  relevé  et  reproduit,  et  ce  n'est 
pas  le  seul  que  le  grand  comique  ait  emprunté  à  Rabelais.  La  Fon- 
taine aussi  a  largement  puisé  dans  cette  riche  veine  ouverte  en 
plein  sol  gaulois,  et  qui  l'attirait  par  certaines  affinités  de  race  et  de 
talent. 

Du  reste  il  s'en  faut  que  tout  labelais  prête  à  rire.  Il  y  a  parfois, 
même  au  milieu  de  ses  farces  les  plus  risquées,  des  aperçus  «  des 
intuitions,  qui  frappent  d'étonnement.  Il  est  sur  le  point  de  deviner 
la  circulation  du  sang,  il  prédit  presque  les  aérostats,  son  instinct 
de  bourgeois  français  le  rend  déjà  frondeur  et  révolutionnaire.  Il 
ne  faut  pas  avec  ce  bon  M,  Ginguené  faire  de  Rabelais  le  précor- 


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KABELAIS   SELON   UN   ALLEMAND   DE   1872.  SU 

seur  de  la  révolution  de  80;  mais  en  réalité  sa  critique  du  despo- 
tisme, ses  vues  politiques,  ses  idées  sur  les  devoirs  d*un  roi,  d'un 
chef  d'armée,  d'un  prince  victorieux,  ce  qu'il  advint  du  roi  Anarche 
et  du  roi  Picrochole,  ce  qu'Épistémon  vit  en  enfer,  tout  cela  est 
singulièrement  hardi  pour  le  temps  (1),  et  en  général  respire  un 
amour  de  l'humanité,  du  pauvre  peuple,  qui  fait  un  heureux  con- 
traste avec  la  dureté  ou  l'indifférence  qui  si  longtemps  encore 
devait  dominer  l'opinion.  Gargantua  et  Pantagruel,  soit  qu'ils  se 
défendent  contre  d'injustes  agressions,  soit  que  vainqueurs  ils  dic- 
tent la  paix  à  leurs  ennemis  abattus,  donnent  d'excellentes  leçons 
aux  rois  leurs  contemporains  et  même  à  quelques-uns  de  leurs  suc- 
cesseurs. Ce  sont  là  les  qualités  qui  réconcilient  toujours  tôt  ou 
'  tard  avec  Rabelais  ceux  même  que  son  cynisme  d'expression  ré- 
volte. Etienne  Pasquier,  Montaigne,  le  cardinal  Duperron,  Nicéron^ 
Boileau,  Voltaire,  qui  d'abord  le  dédaignait,  mais  qui  plus  tard  lui 
rendit  toute  justice,  de  nos  jours  MM.  Guizot  (2)  et  Sainte-Beuve,  ont, 
à  des  points  de  vue  divers  et  avec  plus  ou  moins  de  réserves,  su  rendre 
hommage  à  l'originalité  de  son  génie  ainsi  qu'à  la  valeur  permanente 
de  ses  écrits.  Tout  compte  fait,  il  n'y  a  rien  d'exagéré  dans  ce  juge- 
ment de  l'un  de  ses  éditeurs  :  «  Rabelais  fut  pour  son  époque  ce  que 
Molière  fut  dans  la  suite  pour  le  siècle  élégant  de  Louis  XIY.  » 

IV. 

II  nous  reste  à  exposer,  en  profitant  des  observations  très  com- 
pétentes du  docteur  Arnstaedt,  la  théorie  pédagogique  de  Rabelais. 
C'est  en  effet,  à  côté  des  idées  philosophiques  et  religieuses  cachées 
sous  tant  de  fleurs  et  de  broussailles,  le  terrain  sur  lequel  Rabe- 
lais s'est  montré  le  plus  novateur  et  en  même  temps  le  plus  judi- 
cieux. Que  de  méthodes  et  de  principes  passent  aujourd'hui  pour 
modernes  en  matière  d'éducation,  et  que  l'on  trouve  déjà  très  net- 
tement énoncés  par  le  joyeux  conteur  I  Rappelons  en  peu  de  mots 
comment  il  introduit  le  sujet. 

Le  jeune  Gargantua,  fils  de  Grandgousier,  est  d'abord  'élevé 
comme  l'étaient  tous  les  jeunes  princes  de  son  temps.  Abandonné 
pendant  toute  son  enfance  à  des  mains  subalternes,  il  prend  les 

(1)  Signalons  entre  autres  ce  passage  du  Vargantua  :  «  Je  pense  que  plusieurs  sont 
aujourd'hui  empereurs,  rois,  ducs,  princes  et  papes  en  la  terre,  lesquels  sont  descen- 
dus de  quelques  porteurs  de  rogatons  et  de  coustrets,  comme  au  rebours  plusieurs 
sont  gueux  de  Thostière  (de  l*h6pita]'),  souffreteux  et  misérables,  lesquels  sont  descen- 
dus de  sang  et  ligne  de  grands  rois  et  empereurs.  »  —  Évidemment  la  foi  au  droit  divin 
est  ébranlée  dans  un  esprit  de  cette  trempe. 

(2)  Annales  d^éducation. 


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Ste  lETUB  BB8  DEUX  BOHDBfi. 

goûts  et  la  tenrnuTe  d'esprit  des  ttereenaires  éa  la  oiaisoB  palv- 
nelte,  et  nous  iKms  ganilenms  bien  de  reproduire  la  pimve  d'k- 
teHigenoe  précoee  «qu'il  donne  à  mn  père,  hars^aie  cefad-d  KvîeRt 
d'une  expéditira  lointaine.  Le  p6re  n'en  est  pas  moins  mvi  et  aonge 
à  loi  donner  de  savans  préoepteors.  Aeiix  pédans,  Ifaiifaal  Hol^ 
fernes  et  Jobelin  Bridé,  sont  ciiargés  de  rinstnibre  et  le  metmat  i 
la  torture  en  lui  imposant  l'étude  des  afiheuK  traités  de  granuasâre 
et  de  morale  scoiastiqne  dont  les  pauvres  «  escaliers  •  ds  celte 
époipie  devaient  se  fiarcir  la  mémoire;  mais,  bien  que  docile  ci  ap* 
pliqôé,  le  jeune  bonune  ne  prafite  guève,  et  un  Joar  qu'un  ami  de 
la  maison  est  verni  voir  Grattdgouaier  en  se  faisant  aocompagpKr 
du  jeune  page  Eadémon,  •celui-ci,  bien  que  plus  Jeune  que  Cor- 
gantaa,  se  moatre  tellemeot  aipérieor  à  l'enfant  royal  par  son  sa* 
voir,  «es  manières  aisées  et  sa  diction,  qne  <itaiidgo!i8ier  a^aperçoit 
qull  a  confié  fusqu'aiois  son  fik  à  des  àoes.  Il  renvoie  les  préeep- 
lenrs  ignares  et  choieait  à  leur  place  ie  geavemeur  d'Eadémon,  Po- 
nocrate.  Geiiut-<i  emmëoe  son  élève  à  Fans,  sywit  pleina  poawks 
pour  ie  diriger  à  sa  guise. 

Aabdais,  cenune  Rousseau^  —  et  c'est  pent^élye  me  des  pins 
grandes  faiblesses  de  leurs  théories,  — auppiisae  donc  d'un  toit 
les  difficultés  qui  proviendront  toujours,  pour  la  plupart  des  jeunes 
gens,  des  ressources  limitées  de  leurs  parens.  Il  ne  sera  jamais 
donné  qu'à  bien  peu  d'enfans  d'avoir  un  précepteur  comme  Pono- 
crate  ou  le  gouverneur  d'Emile;  mais  il  s'agit  d'un  idéal  d'éduca* 
iion,  et  il  est  toujoiurs  bon  de  le  connaître  paur  s'en  raj^procàer  de 
son  mieux  dans  la  pratique. 

Poaocrate  ne  change  qne  graduellement  la  manière  ée  vivra  de 
aon  félève,  a  considérant  que  nature  n'endure  mutations  ftondainm 
âaas  grande  violence;  «  mais  en  peu  de  temf»  il  «  l'institue  en  telle 
dliscipliné  qu'il  ne  perdait  beure  du  jour.  »  La  religion  entre  poar 
une  part,  non  pas  absorbante,  bien  que  réetle,  dans  réducation  du 
jeune  homme  ;  mais  cette  religion  est  tr'ës  single  de  formée.  In 
seuls  exercices  de  cette  catégorie  consisleot  dans  la  lecture  de  grand 
matin,  lecture  a  haute,  claire,  avec  prononoiaxion  cnmpétentej  àe 
quelque  pagine  de  la  divine  Éoi-tune,  »  et  une  prière  in^rée  par  ee 
qui  vient  d'être  lu«  il  mène  aussi  parfois  son  élève  a  entend^  les 
concions  (discours)  des  prescheurs  évangéliqnes.  »  De  messe,  de 
confession^  d'abstinences,  de  pratiques  dévolieuaes^  U  n'est  nulle- 
ment question,  et  nous  nous  pennettons  de  fûneeneore  reaifffncr 
ici  •combim  tonte  «ette  «édueatiem  est  protestante,  itabdaîs  ma^t 
ensuite  dans  des  détadis  d'hygiène  dont  il  ne  fait  jamais  grftce  à  ses 
lecteurs,  mais  qu'on  psut  excuser  ici»  vu  la  bonne  Intentioou  Ce  qui 
nous  intéresse  davantage,  c'est  l'art  merveilleux  aMc  lequel  non 


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RABELAIS    SELON  UN   ALLCUAND  VE  1872.  BftS 

précepteur  sait  éveiller  la  ccrrîoské  du  jeune  homme  et  tranrfownw 
àts  études  «érienscs  et  prolongées  en  véritables  plaisirs.  C'est 
ainsi  que  dès  le  raatm  il  reçoit  une  leçon  d'astronomie  et,  comme 
nous  dirions  atgourd'buî ,  de  météorolojgîe,  en  regardant  Tétat  du 
cîel  et  en  le  comparant  à  ce  qu'il  a  pu  remarquer  la  veîUe.  Suit  vcat 
répétition  des  leçons  du  jour  précédent,  puis  commencent  des  lec- 
tures variées  qui  durent  près  de  trois  beuTes,  après  quoi  le  jeune 
homme  va  s'ébattre  aux  jeux  de  balle  et  de  patime,  et  revient  toul; 
en  causant  de  t5e  qu'il  avait  appris  le  matro. 

a  Cependant  monteur  l'appétit  venait,  n  on  se  mettait  à  table 
pour  dîner  ou,  coninre  nous  dirions,  pour  déjeuner,  «t  alors  on  de- 
visait joyeusement  de  la  nature  et  de  fe  propriété  des  mets,  assaî- 
sonnemens  et  boissons  que  l'on  servait  aux  convives.  Les  «  passages 
à  ce  compétens  »  des  anciens  auteurs  étaient  allégués  par  le  savacft 
précepteur,  et  souvent  même  on  faisait  apporter  les  livres  pour  vé- 
rifier les  oîtations  séance  tenante.  Le  repas  terminé  et  les  gr&ees 
dites,  on  a,pportaittïcs  cartes,  non  pour  jouer  simplement,  mais  pow 
qu'elles  servissent  d'occasion  à  des  leçons  d'arltîrmétique,  ce  qtâ 
menait  de  soi-m^ue  i  des  leçons  de  géontétrie  et  de  musique. 

Cela  fait  et  la  digeséon  parachevée,  on  se  remettait  à  Toiivrage, 
et  pendant  trois  heures  encwe  Gargantua  poursuivait  ees  lectures 
du  matin  et  apprenait  lui-même  à  éciire  sur  le  nK)âèle  des  bons 
Buteurs.  Ces  trois  heures  étaient  suivies  d'exercices  corporels  ans- 
quels  Ponocrate  attachait  un  çrand  prix.  Le  jeune  homme  montait 
achevai,  rompait  des  lances,  courait  la  bague,  manisût  les  diffé- 
rentes armes,  Vexerçaît  au  saut,  à  la  nage,  à  Ht  rame,  «  à  dévaler 
le  long  des  cordes,  •»  à  grimper  sur  des  tahis  raides,  etc.  On  revenait 
par  quelqtre  pré  dcmt  Ponocrate  lui  décrivait  scientifiquement  les 
arbres  et  les  plantes,  et  Ton  rentrait  pour  s'asseoir  à  une  table  lar- 
gement servie,  car  le  docteur  Rabelais  est  d'avis  que  le  repas  du 
soir,  le  ^uper,  qui  est  aujourd'hui  le  dîner,  doit  être  le  plus  aboDr 
datrt  de  la  journée.  Après  souper,  on  chantait  des  cantiques,  on  jouait 
à  des  jeux  destinés  à  aiguiser  l'intelligence,  ou  bien  l'on  allait  viâter 
les  compagnies  dos  gens  lettrés  ou  des  voyageurs  «  a.yattt  veu  pays 
estranges.  »  Enfin  on  notait  l'état  du  ciel,  on  récapitulait  briève- 
ment jre  que  Ton  avait  appris  dans  îa  journée.  «  Si  priaient  Dieu  H 
créateur  en  l'adorant  et  ratifiant  leur  foy  envers  lui,  et  le  glorifiant 
de  sa  bonté  immense,  et  lui  rentrant  grâces  de  tout  le  temps  passé, 
se  reconwnandaient  à  «a  divine  clémence  pour  tout  Fadveair.  Ce 
fait,  entraient  en  leur  repos.  »  Les  jours  de  phiie,  le  programme  va- 
riait un  peu.  On  allumait  un  beau  et  clair  feu,  et  les  exercices  cor- 
porels se  faisaient  au  logis.  Gargantua  sciait  du  bois,  battait  des 
gerbes,  acquérait  des  notions  de  sculpture  et  de  peinture;  puis  a 


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8i&  REYCE   DES   DEUX   MONDES. 

allait  par  la  ville  étudier  sur  place  les  divers  métiers,  se  familia- 
riser avec  les  procédés  des  artisans,  écouter  les  plaidoiries  des  «  gen- 
tils advocats,  »  s'exercer  dans  les  salles  d'armes,  visiter  les  phar- 
macies et  drogueries,  même  les  bateleurs  et  les  charlatans  u  pour 
considérer  leurs  gestes,  ruses  et  soubresaults.  »  Une  fois  par  mois, 
Ponocrate  menait  son  élève  en  pleins  champs,  dînait  avec  lui  dans 
quelque  auberge  rustique  et  profitait  de  l'occasion  pour  lui  ap- 
prendre mille  choses  agréables  ou  utiles. 

Lorsque  Gargantua,  devenu  père  à  son  tour,  écrira  à  son  fils 
Pantagruel  -étudiant  comme  lui  à  Paris,  ce  sera  pour  confirmer  la 
méthode  pédagogique  de  Ponocrate,  mais  aussi  pour  insister  sur  la 
nécessité  d'étudier  soigneusement  le  grec,  sans  la  connaissance 
duquel  «  c'est  honte  qu'une  personne  se  die  savante.  »  11  s'adres- 
sera encore  à  la  conscience  du  jeune  homme  pour  que  son  dévelop- 
pement moral  marche  de  pair  avec  le  progrès  intellectuel,  et  il  est 
impossible  de  concevoir  un  langage  plus  sensé,  plus  touchant,  plus 
religieux  dans  le  meilleur  sens  du  mot,  que  les  conseils  donnés  par 
le  vieux  roi  à  son  fils  bien-aimé.  Si  jamais  on  a  rêvé  qu'il  pouvait 
y  avoir  deux  natures  dans  un  même  homme,  Rabelais  serait  de 
ceux  qui  donneraient  à  ce  rêve  l'apparence  de  la  réalité, 

11  est  évident,  lorsqu'on  examine  ce  plan  d'éducation,  que  Rabe- 
lais aurait  dû  le  modifier  de  nos  jours,  où  le  programme  des  études 
nécessaires  s'est  considérablement  élargi;  mais  les  principes  et  les 
tendances  de  sa  jnéthode  pédagogique  n'ont  rien  perdu  de  leur  va- 
leur :  l'accessoire,  non  la  substance,  a  changé.  Quatre  grands  prin- 
cipes dominent  tout  le  système.  Le  premier,  c'est  que  l'étude  doit 
être  pour  le  jeune  homme  une  joie  plutôt  qu'une  tâche  pénible,  il 
doit  aimer  à  étudier,  et  il  faut  qu'on  lui  rende  l'étude  aimable.  Le 
second  repose  sur  l'idée  que  l'homme  instruit  doit  posséder  un  en- 
semble de  connaissances  qui  le  mette  en  état  de  s'intéresser  à  tout 
avec  Intelligence.  Le  troisième,  c'est  qu'il  faut  mettre  de  bonne 
heure  le  jeune  homme  en  face  des  réalités,  l'habituer  à  appliquer 
immédiatement  ses  connaissances  théoriques  et  mettre  à  profit 
pour  cela  tout  ce  que  la  nature  et  la  société  nous  présentent.  L'élève 
de  Ponocrate  sera  instruit,  savant  même;  mais  sa  science  ne  sera 
pas  une  série  d'abstractions  sans  rapport  réel  avec  le  monde  et  h 
vie  :  ce  sera  une  science  d'application  continue.  En  un  mot  Rabelais 
prend  grand  soin  de  mener  de  front  le  développement  corporel  et 
le  progrès  intellectuel,  il  vise  au  mens  sana  in  corpore  sano.  II 
n'est  pas  flatteur  pour  notre  civilisation  moderne  de  penser  que 
dès  le  xvi<^  siècle  on  pouvait  émettre  des  vues  aussi  sages  sur  les 
conditions  d'une  bonne  éducation,  et  qu'on  en  a  tenu  si  peu  de 
compte  jusqu'à  présent. 


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BABELAIS   SELON   UN  ALLEMAND   DE   1872.  8i5 

Quant  au  premier  point,  l'agrément  des  études,  nous  avons  de 
DOS  jours  entendu  soutenir  la  thèse  qu'il  ne  fallait  pas  les  rendre  si 
faciles,  puisque  le  jeune  homme  devait  s'habituer  de  bonne  heure 
aux  luttes  inévitables  de  Texistence.  Oublîe-t-on  que,  quoi  qu'on 
fasse,  les  études  auront  toujours  leur  côté  pénible,  et  que  le  grand 
art  consiste  non  pas  à  éviter  l'inévitable,  mais  à  enseigner  à  l'ado- 
lescent ce  qu'il  n'aura  que  trop  d'occasions  de  mettre  plus  tard  en 
pratique,  qu'il  y  a  du  bonheur  dans  l'énergie  déployée,  qu'on  n'a 
jamais  tort  de  poursuivre  une  fin  digne  des  efforts  qu'elle  coûte? 
D'ailleurs  Rabelais  s'est  proposé  avant  tout  d'inculquer  à  son  élève 
le  goût,  en  lui  donnant  la  capacité,  de  l'étude.  Pantagruel  devient 
avide  de  connaître,  de  savoir,  prompt  à  s'enflammer  pour  toute 
nouvelle  conquête  intellectuelle,  il  conservera  ce  goût  toute  sa  vie  et 
s'instruira  jusqu'à  son  dernier  jour.  Voilà  le  grand  point  et  qui  n'a  rien 
à  faire  avec  la  préparation  mécanique  aux  examens.  11  y  a  aussi  pour 
les  jeunes  filles  des  pensions  à  magnifique  programme,  et  l'on  doit 
s'étonner  de  toutes  les  choses  de  détail  qu'on  parvient  à  emmagasi- 
ner dans  ces  jeunes  cervelles;  mais  la  gracieuse  perruche,  qui  récite 
si  bien  ses  leçons,  mais  le  candidat  victorieux  à  ses  examens,  ont- 
ils  le  goût  de  l'étude?  Leur  esprit  est-il  formé  à  l'indépendance?  Les 
a-t-on  élevés  pour  la  liberté  ou  pour  la  servitude?  Sont-ils  possédés 
de  la  soif  sacrée  du  savoir,  du  progrès,  de  la  lumière  grandissante? 
Tant  qu'on  ne  comprendra  pas  que  tel  est  le  seul  vrai  but  de  la 
seule  bonne  éducation,  l'on  pourra  bien  améliorer  tel  rouage,  telle 
méthode  du  système  en  vigueur,  on  n'avancera  guère.  Le  méca- 
nisme pourra  être  excellent;  l'esprit,  l'âme  fera  défaut. 

Sur  le  second  point,  l'universalité  ou  plutôt  l'étendue  des  con- 
naissances, nous  sommes  encore  dans  la  période  du  tâtonnement. 
Tantôt,  sous  prétexte  d'éducation  générale,  on  renferme  les  études 
dans  un  champ  si  restreint  que  l'élève  passant  pour  instruit  ignore 
les  choses  les  plus  élémentaires;  tantôt  on  veut  lui  en  apprendre 
tant  que  de  tout  il  ne  sait  presque  rien  et  se  voit  fatalement  con- 
damné à  rester  superficiel.  Il  n'est  pas  moins  évident  que  nos  mé- 
thodes d'éducation  publique  et  privée  ne  mettent  pas  la  jeunesse 
en  contact  suffisant  avec  la  nature  réelle  des  hommes  et  des  choses. 
Il  y  a  du  couvent  et  de  la  caserne  dans  notre  système  de  lycées 
universitaires  ou  autres,  et  l'avenir  s'étonnera  que  si  longtemps 
nous  ayons  eu  la  barbarie  de  confiner  nos  fils,  pour  leur  éducation, 
entre  quatre  murs,  où  ils  lisent  et  écrivent  beaucoup,  mais  d'où  ils 
sortent  bien  moins  expérimentés  sur  les  choses  de  la  vie  réelle  que 
s'ils  étaient  restés  au  village.  Ce  n'est  pas  en  sacrifiant  les  études 
sans  application  directe  aux  sciences  d'utilité  immédiate  que  Rabelais 
espère  obtenir  pour  son  élève  Tinestimable  avantage  de  l'expérience 


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èàl&  REVUE   1^5  DEUX  MOMBfiS* 

pvéGOce^  c'est  œ  le  Baâknt  à  la  société  de  ses  sembkbies,  en  le  ploo- 
geafit  e»  pleiae  réalité  humaine.  Du  reste,  il  entend  que  le  j<eune 
hemme  y  arrive  avec  un  esprit  capable  d'en  profiter,  et,  sans- exclure^ 
tant  s'en  faui  t,  les  cmnaissanoes  d'utilité  directerce  sont  de  préférence 
le»  lettres  et  les  études  antiques  qui  lui  foumiâ^ent  Tinceinf^raUe 
gymnastique,  qu'au  fond  rien  ne  remplace.  Enfin  noua  eoomen^ns 
seulen^nt  à  nous  apercevoir  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  nécessairemeat 
malsain  pour  le  corps  et  pour  râene  dons  le  régime  imposé  à  notre 
jeunesse  ji^sque  dans  ces  derniers  temps.  le  ^e  sais  quel  mépris 
ascétique  du  corps  et  de  son  dévelof^M^nent.  vigoureux  a  présidé  à 
toute  l'orgaiiiaatîoa  de  l'instruction  publique.  Cette  négligence  est 
d'autant  plus  regrettable  que  le  progrès  du  bien-'étie-  dans  les  &- 
milles,  [MTOgrèa  très  beureux  considéré  en  lui- même,  conduirait 
pourtant  notre  jeunesse  à  ramolUssemeat,  s'il  n'était  oontre-babiacé 
par  des  ezerciœs  viriLs  dont  l'ifiluence  moralîsanie  suc  l'adoles- 
cence est  bien  phi»  grande  qu'on  ne  pense.  G'es4  à  bien  des  points 
de  ¥ue  que  nou»  atons  applaudi  à  llntroduction  récente  des  exer- 
cices militaijres  dans  nos  lycées  (1). 

Le  docteiur  Arasiaedt  rend  le  plus*  sincère  bonmage  anx  vues 
profondes  de  Rabelais  en  matière  d'éducaiion.  U  )e  suit  de  près, 
compare  ses  idées  ai^ec  celles  de  Montaigne,  de  Locke,  die  Bous- 
seau,.  U  relève  ayec  insistance  les  beureux  résultats  de  la  méthode 
rabelaisienne  au  peint  de  vue  de  l'indépendaiBce  de  la  pensée,  de  la 
sûreté  du  jugement  et  de  l'application  pratique.  Le  goû.4  prononcé 
de  Rabelais  pour  réparrouissenient  de  la  vie  dans  toutes  ses  dkre^ 
tions  Ta  donc  heureusemeut  inspiré.  L'auteur  allemand  aurait  pu 
dire,  et  nouâ  dirons  poar  lui,  qnjt'à  bien  des  égardo  l'Allemagne 
nous  a  devancés  dans,  l'introduction  des  réformes  péds^ogiqrfes,  et 
en  particulier  ém»  une  j-udicieuee  eombinaûson»  de  la.  gymnastique 
inleUectuelle  et  corporelle.  Hélas!  combien  de  fois  notre  pauvre 
France  a-t-elle  eu  lie  n^ite  de  découvrir,  de  prodaruer  la  vérité, 
puis  le  tort  d'en  laisser  aux  autres  nations  l'usage  utile  I  U  y  a  dans 
notre  caractère  national  tout  à  la  fois  une  grande  audace  et  uue  ti- 
midité extrême.  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  réformes  théoriques, 
nous  sommes  tout  de  feuv  nous  ne  reciiloiis  devant  Tien-.  Vienne 
rbence  de  l'applkatiou,  la  moindre  difficulté  nous  arrête,  nous 
voyons  stirgir  toute  sorte  d'objections  auxquelles  nous  n'avioas  pas 
songé,  et  nous  restons  dans  l'ornière. 

Pourquoi  cela?  Rabelais  peut-être  nous  fournirait  \sl  réponse  :  naos 

(1)  Âa  moment  oA  nous  écrivions  ces  ligness  nous  ne  pouTions  préroir  qoe,  m  pen 
dé  temps  après,  les  vues  qa^elloa  énoncent  sommairement  allaient  recevoir  U  plus 
éefatante  confirmation  par  la  réforme  universitaire  si  heureusement  inaugmée  par 
M.  Jttleai  Siacm* 


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BAMtl.AW  SaSJm  iOi  Atl,BMAm»  M&  lft72«  847 

avons  un  trop  grand  faible  pour  Panurge.  Notre  intelligence  est  ar- 
dente et  vive,  notre  sens  moral  n'a  pas  ou  n'a  que  rarement  la  trempe 
qu'il  faudrait  lui  souhaiter.  Gela  tient  sans  doute  à  bien  des  causes. 
Peut-être  faudrait-il  remonter  jusqu'au  sacerdoce  druidique  et  à 
la  conquête  romaine  pour  en  mettre  à  nu  la  première  origine.  II 
faut  reconnaître  aussi  qu'une  éducation  religieuse  qpii  façonne  de- 
puis des  siècles  la  majorité  d'entre  nous  à  redouter  les  innovations 
et  à  se  défier  du  sens  individuel  n'est  pas  faite  pour  tremper  forte- 
ment les  caractères.  Ou  bien,  si  la  nature,  excellente  au  fond  dans 
DOtre  race  gauloise,  regimbe  contre  les  entraves  traditionnelles, 
elle  fait  de  nous  des  révoltés,  des  utopistes  ou  des  sceptiques.  Il  y 
a  de  beRea  et  glorieuses  exceptions,  nais  elles  se  détruisent  pas 
cette  observation  générale.  Rabelais  est  bien  un  fils  de  notre  vieille 
terre,  dont  le  parfum,  inconnu  pour  nous,  tient  le  milieu,  au  dire 
des  Orientaux,  entre  l'odeur  du  pain  frais  et  celle  d'un  monceau  de 
verdure.  Voilà  un  bomme  qui  s'est  élevé  par  la  pensée  aussi  haut, 
8Î  ce  n'est  plus,  que  ses  plus  illustres  contemporains.  Encore  au- 
jourd'hui ses  idées  pédagogiques,  ses  vues  philosophiques  et  reli- 
gieuses, quand  on  a  su  les  extraire  de  leur  très  suspect  entourage, 
sont  d'une  valeur  que  les  étrangers  eux-mêmes  reconnaissent  et 
admirent.  Pourquoi  faut-il  qu'un  tel  écrivain  s'y  soit  pris  de  façon 
à  révolter  à  chaque  instant  les  lecteurs  les  plus  disposés  à  par- 
âonoer  beaucoup  à  son  temps,  k  son  éducation,  à  sa  personnaUté? 
Pourquoi  cet  engouement  pour  Piaourge  et  sa  faconde  cynique? 
N'en  est-il  pas  résulté  que  les  précieuses  vérités  énoncées  par  Ra- 
belais sont  restées  à  peu  près  sans  influence  sur  la  nation  prise  dans 
son  ensemble?  A  peine  si  quelques  esprits  perspicaces  ont  su  dis- 
cerner les  belles  perles  qu'il  a  trop  souvent  enfouies  dans  le  fumier. 
Le  reste,  ou  s'est  inter(Ût  une  lecture  qui  le  scandalisait,  ou  n'y  a 
cbercbé  qu'une  distraction  de  mauvais  goût.  Ne  soyons  ni  si  prudes 
ni  si  frivoles*  Les  beautés  littéraires  et  les  idées  fécondes  ne  doivent 
être  méprisées  nulle  part;  cependant  disons-nous  bien  que»  sous 
peine  d'avortement»  il  faut,  aux  réformes  que  Tînteffigence  conçoit 
oa  approuve,  Tappeint  du  caractère,  de  la  moralité  courageuse  et 
virile.  Il  faut  que  Pantagruel  rompe  avec  Panurge,  s^^îl  ne  veut  pas 
à  la  longue  descendre  aïk-dessous  de  Im-méme.  Il  n'est  pas  criminel 
de  rire,  pas  plus  qoTil  n'est  possible  de  ne  jamais  pleurer;  mais 
entre  ceux  qui  rient'' sans  cesse  et  ceux  qui  pleurent  toujours,  dé- 
cernons la  supériorité  à  ceux  qui  pensent,  qui  veulent,  qui  agis- 
sent comme  ils  pensent.  Ni  le  rire,  ni  Te  pleur  ne  doivent  remplir 
l'existence.  Le  véritable  pouvoir,  c'est  la  science;  la  véritable  joie, 
c'est  raccord  avec  soi-même  ^  la  véritable  vie,  c'est  Faction. 

Albert  Réville» 


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SIXTE-QUINT 


SON  INFLUENCE 


SUR  LES  AFFAIRES  DE  FRANCE  AU  XVI*  SIECLE 


III. 


l'église    et    la    FRANCE    DE    1589    A    1593    (1). 
LE   MEURTBE    DE    HENRI   DE   VALOIS. 


SixU-QîUnt,  d'après  les  correspondances  diplomatiques ,  inédites,  tirées  des  arehÎTes  d*étst, 
dn  Vatican,  de  Simancas,  de  Venise,  etc.,  par  M.  le  baron  de  Hûbner,  ancien  ambaaaf 
deur  d'Autriche  A  Paris.  Paris  1870;  8  voL  mS; 


Si  la  présomption  et  la  témérité  avaient  perdu  Henri  de  Guise, 
l'atrocité  de  la  vengeance  perdit  Henri  de  Valois.  Son  cœur  bas 
et  son  esprit  horné,  poussés  à  bout,  avaient  eu  raison  de  Tâme  éle- 
vée, du  courage  audacieux  de  son  ennemi,  fasciné  par  l'illusioa, 
égaré  par  l'ambition.  Seul  Henri  de  Guise  n'avait  pas  vu  l'abîme 
ouvert  sous  ses  pas,  que  lui  montrait  son  intelligence,  que  lui  ca- 
chait son  orgueil.  Sixte-Quint  du  haut  du  Vatican,  Philippe  II  du 
fond  de  l'Escurial,  l'avertissaient  du  péril;  il  répondait  :  Ch3  n'ose- 
rait. Pour  qui  pratiquait  Henri  III  cependant,  le  dénoûment  n'était 
pas  douteux.  Huit  jours  avant  le  meurtre,  le  chancelier  de  Cheveniy 
disait  au  président  De  Thou  que  le  duc  abusait  de  l'avilissement  et 
de  la  dissimulation  du  roi,  que  l'on  connaissait  mal  le  génie  de  ce 
prince,  dont  la  modération  simulée  finirait  par  éclater  en  fureur, 
et  qui  pourrait  bien  poignarder  lui-même-  le  duc  dans  son  cabinet, 

(1)  Voyez  la  Revtu  da  15  septembre  et  du  1*'  octobre. 

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SIXTE-QDINT   ET  l'EGLISE.  8â9 

s'il  ne  trouvait  personne  qui  voulût  s'en  charger  (1).  Mais  Henri  de 
Valois  n'avait  pas  été  moins  aveugle  dans  sa  vengeance.  Il  avait  à 
son  tour  été  fasciné  par  la  passion,  et  n'avait  pas  réfléchi  qu'un  acte 
odieux  suffit  à  perdre  la  meilleure  cause.  Le  sentiment  de  la  mo- 
ralité des  actions  avait  disparu  du  commerce  des  hommes.  Une 
apparente  justice  légitimait  le  meurtre  aux  yeux  du  roi,  et  la  forme» 
qui  est  tout  en  pareil  cas,  apparut  comme  rien  à  son  esprit;  c'est 
un  des  signes  de  ce  triste  temps.  Il  se  méprit  au  spectacle  de  la  ré- 
pulsion qui  éloignait  les  hommes  d'ordre  du  duc  de  Guise,  dont 
l'usurpation  agressive  révoltait  les  cœurs  droits,  même  parmi  les 
catholiques  non  engagés  dans  le  parti;  il  recueillait  en  outre  autour 
de  lui  des  témoignages  de  dévoûment  qui  partaient  d'une  source 
moins  pure,  mais  qui  flattaient'  son  penchant,  lâche  et  cruel  à  la 
fois  :  il  y  vit  un  encouragement  à  l'assassinat.  L'un  avait  eu  l'au- 
dace de  l'ambiiion,  insensée  et  cruelle  à  son  jour,  témoin  la  mort 
de  Coligny;  l'autre  eut  l'audace  de  la  fureur,  plus  froidement  cal- 
culée, non  moins  insensée  en  sa  férocité.  Dans  le  parti  royal,  le 
châtiment  du  duc  était  d'avance  proclamé  nécessaire,  et  après 
l'exécution  le  meurtre  trouva  sa  justification  auprès  de  certains  es- 
prits. Il  fallut  que  la  clameur  publique  se  prononçât  en  faveur  des 
victimes  pour  comprimer  ce  mouvement,  tant  l'esprit  de  parti  obs- 
curcissait alors  la  notion  du  bien  et  du  mal.  On  a  peine  à  croire  ses 
yeux  quand  on  lit  dans  un  écrivain  honnête  comme  Lestoile  de 
telles  paroles  :  «  Les  corps  du  duc  de  Guise  et  du  cardinal  furent 
mis  en  pièces  par  le  commandement  du  roi  en  une  salle  basse  du 
chasteau,  puis  brûlés  et  mis  en  cendres,  lesquelles  après  furent 
jetées  au  vent,  afin  qu'il  n'en  restât  ni  relique  ni  mémoire;  supplice 
digne  de  leur  ambition,  lequel  encore  qu'il  semble  de  prime  face 
inique,  voire  tyrannique,  ce  néanmoins,  le  secret  jugement  de  Dieu 
caché  sous  telle  ordonnance  et  exécution  nous  le  doit  faire  recevoir 
comme  de  la  main  divine...  En  tout  grand  exemple,  il  y  a  quelque 
chose  d'iniquité,  qui  est  toutefois  récompensé  par  une  utilité  pu- 
blique. ))  Ces  maximes  étaient  dans  la  pensée  d'un  grand  nombre; 
au  jour  critique,  il  ne  se  trouva  plus  personne  pour  en  prendre  la 
responsabilité. 

Vainement  Henri  III,  en  même  temps  qu'il  immolait  son  ennemi, 
avait  envoyé  de  tous  côtés,  pour  expliquer  sa  conduite,  des  dépêches 
et  manifestes,  tels  que  celui  qu'il  adressa  au  duc  de  Nevers,  passé 
de  la  ligue  au  parti  politique.  «  Le  duc  de  Guise,  y  est-il  dit,  tra- 
vaillant à  dresser  sa  partie,  pour  se  saisir  de  ma  personne  et  trou- 
Ci)  Voyez  les  curieux  Mémoires  de  J.-Â.  De  Thou  dans  la  CoUecUon  de  chroniques 
$t  mémoires  de  Duchon.  Ils  sont  remplis  de  détails  piquans  sur  Tépoque  dont  il 
s'agît. 

TOVE  a.  —  1872.  54 


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850  BfiTUB  BBS  DEUX  XONDBS. 

bler  de  Bonyeau  mon  état,  j*ai  pensé  que  je  serais  à  bon  ârmt  estimé 
indigne  par  tous  les  princes  étrangers  de  la  cooronne  et  BaonarcUe 
à  laquelle  Dieu  m'a  appelé  et  que  j'abandonnerais  le  repos  et  la 
protection  de  mes  sujets,  si  je  n'eusse  pris  résolution,  avec  l'auto- 
rité que  Dieu  m'a  donnée,  d'arrêter  le  cours  de  tant  d'entrq>ri8es, 
et  par  ce  moyen  conserver  ma  yie  et  mon  état,  et  donner  moyen 
à  mes  pauvres  sujets  de  vivre  en  repos.  »  Une  froide  réception  ac- 
cueillit ces  messages,  et  loin  d'assurer,  comme  il  l'avait  cra,  le  re- 
pos de  ses  états,  Henri  de  \alois  y  porta  le  plus  grand  trouble  qui 
fut  jamais;  l'émotion  de  l'bumanité  outragée  tourna  facilement  an 
bénéfice  de  la  révolte.  Le  roi  de  France  avait  abattu  le  roideParUy 
comme  il  disait,  et  pensait  avoir  du  coup  étouffé  la  ligue  dans  le 
sang  de  son  chef.  Il  n'en  fut  rien.  Ce  fut  le  2i  décembre,  à  l'entrée 
de  la  nuit,  qu'un  courrier,  arrivant  de  Blois  à  Paris,  porta  la  triste 
nouvelle  à  l'hôtel  de  Guise,  où  la  duchesse,  qui  avait  quitté  Blois  pea 
avant,  était  venue  faire  ses  couches.  C'était  l'heure  où  les  bourgeois 
rentrant  au  logis  et  les  marchands  fermant  leurs  boutiques  se  pré- 
paraient à  fêter  joyeusement  en  famille  la  veille  de  Noél.  De  la  rue 
du  Chaume,  où  éclatèrent  les  cris  du  désespoir,  le  bruit  du  meurtre 
se  répandit  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Aux  carrefours,  sur  les 
places,  autour  des  églises  entr'ouvertes,  on  accourait,  on  s'agitait,  à 
la  lueur  des  torches  et  des  lanternes.  Le  comité  des  seize  se  réonit 
à  l'Hôtel  de  Ville,  et  la  Grève  se  couvrit  d'une  population  émue;  on 
se"  précipita  aux  églises,  où  sonnaient  toutes  les  cloches  pour  la 
messe  de  minuit.  Les  prédicateurs  y  annoncèrent  d'un  accent  désolé 
la  fin  tragique  du  pilier  de  la  foi  et  du  héros  chrétien.  <(  Le  voilà 
démasqué,  s'écriaient-ils,  ce  cauteleux  cafard,  cet  odieux  Sardana* 
pale,  ennemi  déclaré  de  l'église  et  de  Dieu  I  Guerre  au  tyran,  mort 
à  l'assassin  !  » 

La  nuit  s'acheva  au  milieu  d'une  indescriptible  émotion,  c  8t 
encore,  dit  Lestoile,  que  beaucoup  de  gens  de  bien,  et  des  pre- 
miers et  principaux  de  la  ville  fussent  de  contraire  opinion,  mesme 
les  premiers  de  la  justice,  ce  néanmoins  ils  furent  soudain  saisis  de 
telle  appréhension  que,  le  cœur  leur  faillant,  ils  se  laissèrent  aller 

l'entraînement  des  mutins,  »  et  n'osèrent  soutenir  la  cause  du 
roi.  Le  jour  de  Noël  fut  tout  entier  consacré  aux  manifestations  de 
rindignation  populaire.  Le  conseil  de  ville  suivi  de  la  multitude 
ameutée  se  rendit  à  l'hôtel  de  Guise  pour  assurer  la  veuve  du  doc 
de  l'inviolable  attachement  du  peuple.  Elle  parut  en  longs  habits 
de  deuil,  accompagnée  de  la  duchesse  de  Montpensier,  et  leurs  san- 
glots provoquèrent  une  explosion  nouvelle  de  malédictions  contre 
le  meurtrier.  Du  haut  des  chaires  des  églises,  des  mornes  furieoi 
excitaient  la  foule  à  la  révolte  et  prodiguaient  l'outrage  au  nom  do 


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8UTB-Q9INZ  n  L'iGUSB.  tti 

roL  A  Saint^Barthélemy^  église  aajoard'hai  abattue,  alor»  debout 
eB  &ce  du  Palais  de  Justice,  le  premier  président  de  Harlay  as- 
aigtait  à  vêpres  au  banc  d'esuyra,  au  milieu  d'une  foule  eompacle; 
le  prédicateur  exigea  des  assistans  le  serment  par  main  levée  d'em- 
ployer jusqu'au  dernier  denier  de  leur  bourse  et  jusqu'à  la  demitre 
gMtte  de  leur  sang  pour  venger  la  mort  des  deux  victimes,  et, 
apostrophant  M.  de  Harlay,  qui  était  devant  lui,  il  cria  par  deux 
fois  ;  «  Levez  la  main,  monsieur  le  présidât,  levez-la  bien  haut, 
encore  plus  haut,  s'il  vous  plaît,  que  le  peuple  la  voie,  »  ce  qu'il 
fut  contraint  de  faire,  dit  Lestoile,  non  sans  danger  du  peuple,  au- 
quel on  avait  fait  entendre  que  le  premier  président  avait  conseillé 
la  mort  des  deux  princes  lorrains.  A  partir  de  ce  jour,  Paris  fut  en 
insurrection  déclarée.  Les  armes  et  emblèmes  de  la  royauté  furent 
partout  abattus,  et  le  gouvernement  communal  des  seize  fut  substi- 
tué au  gouvememmt  royal  ;  la  Sorbonne  déclara  que  Henri  de  Ta- 
lois  était  déchu  de  la  couronne,  que  tous  les  Français  éuient  rele- 
vés de  leur  devoir  d'obéissance  envers  lui,  et  que  tout  catholique 
pouvait  et  devait  prendre  les  armes  contre  le  tyran.  Cette  sentence 
fut  publiée  à  son  de  trompe  dans  tout  Paris,  et  souleva  toutes 
les  passions  déchaînées.  De  Paris,  l'insurrection  gagna  les  grandes 
villes  :  Lyon,  Orléans,  Amiens,  Poitiers,  Chartres,  Troyes,  Bourges, 
la  Normandie,  la  Champagne,  la  Bourgogne,  Marseille,  Toulouse, 
Narbonne,  Bordeaux.  La  révolte  fut  générale,  et  la  ligue  put  se 
crdire  partout  triomphante.  Au  lieu  de  courir  à  Paris  avec  les 
troupes  dont  il  pouvait  disposer  pour  achever  militairement  ce  qu'il 
avait  commencé  traîtreusement,  le  roi  perdit  son  temps  à  Blols  en 
vaines  écritures  et  en  dispositions  stériles.  U  avait  été  hardi  daau; 
le  coup;  il  resta  imprévoyant  dans  les  suites  et  laissa  développer 
la  rébellion.  Vainement  il  essaya  de  l'apiûser  alors  par  des  offres 
séduisantes  et  par  des  concessions.  Répondant  à  ses  propositions 
par  des  injures,  on  se  montra  résolu  à  repousser  tout  accord  avec 
un  souverain  pour  lequel  on  n'éprouvait  plus  que  du  mépris. 

Paris  parlait  d(^jà  de  se  gouverner  en  république,  soits  roi^  ni 
princes  d'aucune  sorte,  lorsque  le  survivant  des  princes  assassinés, 
qui  a^ait  gagné  du  temps  sur  Henri  III,  arriva  dans  la  capitale  à  la 
tète  d'une  armée  levée  dans  la  Bourgogne  et  la  Champagne.  Le  roi 
venait  de  congédier  les  états  (12  janvier  1589),  le  duc  de  Mayenne 
en  remplaça  l'autorité  par  un  conseil  général  de  Funion  des  cathù^ 
liquesj  et,  comme  la  royauté  avait  été  délarée  vacante,  il  se  fit  nom- 
UBter  lieutenant-général  de  la  couronne,  à  l'imitation  de  ce  qui  avait 
été  fait  en  Angleterre  pendant  la  guerre  des  deux  roses.  Le  non- 
veau  gouvernement  fut  reconnu  en  France  par  les  villes  et  pro- 
vinces engagées  à  la  ligue,  et  à  Tétranger  par  Philippe  II,  qui  jeta 
le  masque  en  cette  occasion.  Paris  fut  livré  à  la  terreur  des  exéen- 

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t62  BEVUE   DES  DEUX  IfONDES* 

lions  populaires.  Le  parlement  seul,  retranché  dans  le  sanctuaire 
de  la  justice,  maintenait  sa  dignité.  On  se  réunissait  alors  au  Pa- 
lais dès  huit  heures  du  matin ,  et  on  ne  levait  la  séance  qu'à  la 
nuit.  Les  affaires  s'y  discutaient  dans  d'interminables  audiences 
.qui  imposaient  un  grand  respect  (1).  Les  factieux  résolurent  de 
venir  prendre  des  otages  parmi  les  magistrats.  C'est  une  belle  page 
de  l'histoire  du  parlement;  Palma  Gayet  a  raconté  cette  scène  digne 
de  l'histoire  romaine.  Bussy-Leclerc,  un  procureur  devenu  le  plus 
audacieux  des  seize,  se  présenta  l'épée  au  poing  à  la  grand' cham- 
bre dorée,  et  commanda  de  le  suivre  à  quelques  présidons  et  con- 
seillers, lors  séant  sur  leurs  sièges.  —  Nous  irons  tous,  répondirent 
les  magistrats,  et  l'on  vit  soixante  juges  en  robe,  marchant  deuxi 
'  deux,  suivre  à  la  Bastille  le  misérable  qui  avait  violé  l'asile  de  la 
justice.  Ce  spectacle  inoui  arracha  des  larmes  à  quelques  specta- 
teurs, mais  n'obtint  que  des  huées  de  la  populace  qui  avait  suivi 
Bussy-Leclerc.  11  y  eut  pourtant,  comme  toujours,  des  faiblesses  et 
des  capitulations.  Un  parlement  de  la  ligue  put  se  constituer,  et  sa 
présidence  coûta  la  vie  à  l'un  des  hommes  les  plus  savans  de  ce 
siècle,  Barnabe  Brlsson,  que  la  ligue  immola  le  jour  od  il  voulut 
résister  à  ses  fureurs.  Le  reste  de  la  cour,  délivré  des  arrestations 
à  prix  d'argent,  s'échappa  peu  à  peu  de  Paris,  et  fut,  sur  l'appel 
du  roi,  siéger  à  Tours  avec  les  autres  corps  restés  fidèles  au  prince 
et  à  la  loi  de  l'état. 

Ce  fut  là  qu'Henri  III,  n'ayant  plus  autour  de  lui  qu'un  petit 
nombre  d'amis  et  d'autre  armée  qu'une  faible  troupe  recrutée  avec 
peine,  reçut  et  accepta  non  sans  hésitation  (20  avril  i  589}  les  olEres 
de  service  du  roi  de  Navarre,  que  les  événemens  de  Blois  et  de  Pa- 
ris avaient  rapproché  de  la  cause  royale.  On  vit  alors  la  ligue  ca- 
tholique faire  appel  aux  passions  de  la  démagogie,  tandis  que  les 
réformés  venaient  en  aide  à  la  cause  monarchique.  L'armée  des 
deux  rois,  soutenue  de  quelques  corps  auxiliaires  étrangers,  mar- 
cha sur  Paris  et  vint  camper  sur  les  hauteurs  de  Saint-Cloud.  Les 
deux  rois  s'y  préparaient  Vu  siège  de  la  capitale,  lorsqu'un  moine 
jacobin  se  présenta  le  1*'''  août,  vers  huit  heures  du  matin,  au  quar- 
tier du  roi  de  France,  alors  établi  dans  une  maison  appelée  le  logis 
de  Gondy,  du  nom  du  seigneur  auquel  elle  appartenait,  demanda 
d'être  introduit  pour  affaire  d'importance  chez  le  prince,  lequel  était 
alors  sur  sa  chaise  percée,  d'où  il  ordonna  qu'on  flt  entrer  le  moine 
pour  lui  parler.  C'était  Jacques  Clément,  sorti  de  Paris  pour  tuer  le 
meurtrier  d'Henri  de  Guise,  qu'il  frappa  en  effet  de  deux  coups  de 

(1)  Plus  de  cinquante  audiences  furent  employées  aux  débats  de  TaSkire  de  Gabrières 
et  de  Merindol,  où  les  chefs  du  parlement  de  Provence  eurent  à  rendre  compte  do 
Imr  abominable  arrêt  devant  le  parlement  de  Paris  commis  pour  les  Juger  (1553,  l'exé* 
citifB  était  de  1545). 


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8IXTE-QUINT  ET  L'ÉGLISE.  853 

couteau  dont  le  roi  mourut  le  lendemain  (1).  Le  crime  avait  appelé 
le  crime,  et  la  vengeance  de  Guise  était  satisfaite.  Quatre  ans  d'af* 
freuse  anarchie  et  de  guerre  civile,  deux  sièges  désespérés  de  Pa* 
ris  en  furent  la  conséquence. 

Mais  revenons  sur  nos  pas,  et  recherchons  avec  M.  de  Hùbner, 
qui  a  donné  tant  de  soins  à  cette  paitie  de  son  ouvrage,  quelle  a 
été  la  participation  vraie  de  Sixte-Quint  au  drame  sanglant  de  la 
guerre  civile,  activement  ouverte  par  le  meurtre  de  Blois.  C'est  ici 
que  l'historien  diplomate  mérite  la  reconnaissance  de  l'histoire  et 
de  la  vérité  par  les  résultats  nouveaux  auxquels  nous  conduit  son 
travail  :  la  grande  responsabilité  pèse  sur  Grégoire  XIII,  mais  celle 
de  Sixte-Quint  se  dégage  avec  honneur,  bien  que  bon  nombre  de  nos 
rédacteurs  d'histoire  s'y  soient  trompés.  Il  ne  lui  restait  guère  qu'un 
court  espace  de  temps  à  parcourir  pour  arriver  au  terme  de  sa  car- 
rière pontificale  (  de  1588  à  fin  août  1590),  et  pendant  ces  jours  si 
tristement  remplis  il  a  tout  fait,  en  demeurant  le  chef  éclairé  de  l'é- 
glise catholique,  pour  ménager  un  terme  aux  calamit<^s  francises 
et  pour  préparer  la  pacification  d'un  royaume  dont  l'indépendance 
et  la  grandeur  lui  semblaient  nécessaires  à  la  prospérité  de  l'Europe 
chrétienne.  Afin  de  montrer  les  actes  de  ce  grand  pape  sous  leur  jour 
véritable,  il  faut  faire  à  chacun  des  acteurs  et  des  partis  qui  figu- 
rent dans  nos  guerres  religieuses  la  part  qui  lui  revient,  selon  l'é- 
quité historique.  Sixte-Quint  les  jugera  de  loin,  mais  de  haut,  et 
avisera  selon  l'intérêt  de  l'église  et  de  la  paix. 

Et  d'abord  ce  personnage  avili  d'Henri  III,  en  qui  semblaient 
s'être  éteints  et  avoir  disparu  tous  les  prestiges  de  la  royauté.  A  son 
avènement  à  la* couronne,  l'élégance  de  ses  manières  et  l'origina- 
lité de  son  esprit  avaient  dissimulé  ses  vices.  Les  espérances  que  le 
parti  catholique  fondait  en  lui  n'avaient  pas  peu  servi  à  protéger  sa 
réputation.  Il  avait  été  l'un  des  plus  décidés  fauteurs  de  la  Saint- 
Barthélémy,  mais  au  fond  léger,  imprévoyant,  dépravé,  dégénéré 
des  qualités  de  race  de  son  père  et  de  son  aïeul.  Esprit  étroit,  faux 
et  menteur,  timide  et  violent  à  la  fois,  odieux  aux  réformés,  anti- 
pathique aux  mœurs  françaises,  qu'il  paraissait  avoir  perdues,  il 
n'eut  plus  d'appui  dans  l'opinion  lorsqu'il  fut  brouillé  avec  le  parti 
catholique,  dont  sa  mère  lui  montra  les  folies,  dont  il  ne  pouvait 
plus  satisfaire  les  passions,  et  dont  les  attentats  menaçaient  direc- 
tement sa  personne  autant  que  la  paix  publique.  Il  ne  lui  restait  du 
roi  que  l'orgueil,  profond,  concentré,  dissimulé,  capable  de  tout 
pour  obtenir  satisfaction.  Il  ne  remplissait  plus  aucune  des  condi- 
tions de  la  souveraineté,  dont  il  avait  usé  tous  les  ressorts,  également 

(1)  Voyez,  pour  les  détails,  Lestoile,  p.  301,  édit.  ChampoUion;  et  Pakna,  Gajrft, 
lit.  I",  p.  159,  «dit.  Bachon. 


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86i  BETI»  DES  DEOX  KONBE8. 

îscapable  de  gouverner  et  de  combattre,  qm  étaient  les  drax  termes 
de  l'idéal  de  royauté  dès  ce  temps-là,  —  on  le  voit  dans  les  écrite 
de  tous  les  contemporains,  dans  Palma  Gayet  par  exemple.  D'agent 
aveugle  du  parti  catholique,  il  était  devemi  Tobstacle  décrié  de  ses 
dsBseins.  Il  avait  espéré  diviser  la  ligue  et  avoir  raison  de  l'un  par 
l'autre;  ses  plans,  indécis  et  mal  conçus,  n'avaient  abouti  qa'à  le 
rendre  haïssable.  En  un  temps  de  surexcitation  passionnée,  il  n'y 
emt  bientôt  plus  de  limites  dans  le  dédain  dont  Henri  III  fut  acca- 
blé, et  de  rintérieur  la  déconsidération  passa  facilement  à  Tètran- 
gw.  Sixte-Qoint  en  était  désespéré  pour  ses  projets  sur  la  France. 
La  faiblesse,  Tineptie,  la  déloyauté  de  cette  cour,  dit  M.  de  Hûb- 
»er,  le  plongeaient  dans  un  profond  découragement.  Non-seulement 
le  roi  n'avait  pu  ni  su  dissoudre  la  ligue,  mais  il  se  l'était  profonde- 
■lent  aliénée,  et  les  méfiances  réciproques  n'étaient  que  trop  justi- 
Sées.  Diplomatiquement  pariant,  le  papo  était  placé  entre  la  guerre 
civile,  au  bout  de  laquelle  il  voyait  l'acclimatation  de  la  réforme  en 
France,  et  l'intervention  espagnole,  au  bout  de  laquelle  il  voyait  une 
tyrannie  pour  l'église  et  un  démembrement  pour  la  France.  Heo- 
reusement  pour  son  pays,  Henri  III  eut  assez  de  lucidité  d'esprit 
pour  juger,  après  le  meurtre  des  Guises,  qu'il  était  irrémissible* 
ment  perdu,  s'il  ne  s'entendait  avec  le  roi  de  Navarre,  et  l'entente 
ftit  bientôt  rétablie,  l'intérêt  de  ce  dernier  s'y  accordant  à  mer- 
veille (1);  mais  les  difficultés  n'y  manquaient  pas,  comme  nous  ver- 
rons bientôt.  Le  roi  était  journellement  désigné  au  meurtre  public 
dans  les  églises  de  Paris  et  dans  toutes  les  réunions  populaires. 
Mettre  à  mort  un  être  si  méprisable  et  si  malfaisant  était  proclamé 
UB  acte  méritoire  et  offert  comme  but  d'émulation  à  tous  les  esprits 
fanatisés.  Jacques  Clément  ne  fut  que  Texpression  de  ce  sentiment 
déplorable,  et  Timmolation  du  moine  assassin  fut  honorée  comme  un 
■lartyre.  Les  atroces  folies  de  Paris  à  ce  moment  ne  trouvèrent 
point  de  contradicteur.  Qui  l'eût  osé?  Chacun  tremblait  pour  soi; 
le  régicide  était  professé  comme  doctrine  reçue.  C'était  l'idée  cou- 
rante du  quartier  de  l'université  et  des  couvens  de  la  ca|»tale  :  elle 
était  proclamée  dans  la  chaire  scolaire  comme  dans  la  chaire  chré- 
tienne; Elisabeth,  en  Angleterre,  avait  failli  en  être  victime  en  l&8i. 
On  sait  qu'il  e^ensuivit  un  statut  du  paa*lement  qui  expulsait  tons 
les  prêtres  catholiques  d'Angleterre.  Combien  ces  aberrations  fur»t 
odieuses  à  Sixte-Quint,  M.  de  Hûbner  nous  le  montre  avec  un  senti- 
mtnt  de  consolation. 

Etmi  III  s'était  soutenu  hmgtemps  par  les  conseils  de  sa  mère 
Catherine  de  Médicis,  que  la  corresppoodance  publiée  par  M.  et 

(1)  Voyw  fvp  M  ]ieinl  K  Baake,  qui,  «prte  H»  Tlnm,  m  pifftlMBeiil 
flitiatioii  cbou  son  Histoire  de  Fronce. 


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SIXTE-QUINT  ET  l'eGLISS.  8bi 

HObner  montre  prudente  et  avisée  jusqu'à  son  dernier  jour,  lequel 
suivit  de  près  le  meurtre  de  Blois.  Elle  avait  soixante-dix  ans,  et 
gisait  soulfrante  et  alitée,  lorsque  le  23  décembre  un  mouvement 
extraordinaire  dans  le  cabinet  du  roi,  situé  au-dessus  de  sa  chambre, 
à  Blois,  lui  révéla  quelque  étrange  événement,  dont  elle  apprit 
bientôt  le  détail.  Son  fils  s'était  caché  d'elle,  craignant  d'être  dé- 
tourné de  son  dessein.  Elle  en  fut  en  effet  désolée,  et  sa  perspica- 
cité lui  montra  la  perte  de  son  fils  au  bout  de  cette  atrocité.  Son 
saisissement  fut  tel  qu'elle  voulut  s'en  expliquer  avec  les  victimes; 
mais  son  habileté  perfide  était  suspecte  à  tout  le  monde,  et  per- 
sonne ne  la  crut  innocente  du  complot.  Elle  se  fit  porter  chez  le 
cardinal  de  Bourbon,  prisonnier  dans  le  château  et  malade  comme 
la  reine.  Loin  d'être  sensible  à  cette  preuve  d'intérêt,  le  vieillard 
s'écria  dès  qu'il  vit  Catherine  :  u  Ahl  madame  I  madame!  ce  sont 
là  de  vos  tours.  Madame^  vous  nous  avez  amenés  tous  à  la  bouche- 
rie. »  Desquelles  paroles,  dit  Lestoile,  elle  s'émeut  fort,  et  lui  ayant 
répondu  «  qu'elle  prioit  Dieu  qu'il  l'abimast  et  damnast  si  elle  y 
avoit  jamais  donné  ni  sa  pensée  ni  son  avis,  sortit  incontinent  di- 
sant ces  paroles  :  je  n'en  puis  plus;  »  et  de  ce  pas  elle  se  remit  au 
lit,  oà  elle  expira  dix  jours  après.  Cette  mort  eut  un  faible  reten- 
tissement au  milieu  des  tempêtes  soulevées  par  la  tragédie  de  Blois; 
mais  le  roi,  qui  avait  dû  à  sa  mère  quelques  bons  conseils  dont  il  ne 
profita  guère,  perdit  peu  de  chose  à  sa  mort.  L'esprit  de  cette  femme 
forte  avait  sensiblement  baissé  depuis  quelques  années.  Justement 
punie  de  son  affection  immodérée  pour  Henri  III,  elle  avait  vu  son 
influence  diminuer,  alors  qu'elle  espérait  en  jouir  avec  plénitude. 
Négligée  par  ce  fils  ingrat ,  brouillée  avec  Henri  de  Béam ,  son 
gendre,  déconcertée  par  l'ambition  démesurée  des  Lorrains,  qu'elle 
caressait,  elle  avait  fini  par  se  dévoyer  complètement.  Cette  race 
royale,  qu'elle  avait  vue  si  belle  et  si  nombreuse,  allait  s'éteindre 
dans  la  honte,  et  les  Bourbons,  ses  ennemis,  se  dressaient^devant 
elle  comme  des  héritiers  aussi  pressés  qu'odieux.  Une  dernière  chi- 
mère avait  bercé  cette  âme  tourmentée ,  celle  de  faire  passer  la 
couronne  aux  enfans  de  sa  fille  chérie,  la  duchesse  de  Lorraine. 
Égarée  par  cette  erreur  indigne  de  son  intelligence  et  qui  ne  con- 
yenait  à  personne,  elle  avait  été  le  jouet  de  la  ligue,  dont  elle  avait 
espéré  faire  l'instrument  de  sa  passion;  et  ce  dernier  échec  de  ses 
calculs  avait  achevé  de  désorienter  son  âme.  Vaniteuse,  elle  mou- 
rait déchue  de  la  réputation  politique  dont  sa  régence  lui  avait  fait 
une  auréole,  funeste  à  la  France,  bien  souvent,  mais  du  moins  bril- 
lante pour  son  esprit.  On  ne  comprenait  pas  à  Borne,  à  Madrid  et 
surtout  à  Venise  les  aberrations  de  Catherine  à  cet  égard,  et  une 
dépêche  d'Olivarès  nous  montre  le  dépit  qu'en  éprouvaient  les  po- 
litiques. Les  dépêches  vénitiennes  de  lippomano  portent  aussi  le 


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855  RETDE  DES  DEUX  MONDES. 

témoignage  de  l'étonnement  général  :  elle  demeurait  dupe  de  tous 
ceux  qu'elle  avait  voulu  jouer. 

Le  discrédit  et  l'impopularité  de  la  maison  royale  atteignait  le 
roi  de  Navarre  lui-même,  qui  n'avait  pas  laissé  de  tirer  d'abord 
grand  avantage  de  son  union  avec  Marguerite  de  Valois,  mais  sur 
la  personne  duquel  rejaillirent  pourtant  les  déportemens  incond- 
dérés  de  la  sœur  d'Henri  III.  La  supériorité  de  son  esprit  et  Tex- 
cellence  de  sa  cause  ont  pu  seules  le  sauver  à  cet  égard  de  la  déla- 
veur publique  attachée  à  la  race  régnante  qui  mettait  la  France  au 
ban  de  l'opinion  et  qui  la  noyait  dans  les  ruines  :  les  manifestes  de 
la  ligue  attaquaient  les  Capétiens  en  masse,  et  non  les  Valois  seule* 
ment  (1).  Il  s'en  fallait  de  beaucoup  alors  que  l'éclat  de  la  légitimité 
des  Bourbons  fût  aussi  resplendissant  qu'il  apparut  depuis.  Leur 
droit  d'héritier  légitime  de  la  couronne  était  eflacé  par  la  quaUté 
d'hérétique,  et  l'on  ne  voulait  pas  même  de  leur  conversion  à  la  vraie 
foi.  C'était  le  sang  qu'on  excluait;  il  fallait  donc,  à  vrai  dire,  con- 
quérir le  droit,  et  Henri  IV  l'a  conquis,  c'est  là  sa  gloire  ineffaçable 
devant  la  postérité.  S'il  n'eût  été  qu'un  simple  héritier,,  il  n'eût 
jamais  porté  la  couronne.  C'est  par  le  droit  de  l'épée  et  de  l'esprit, 
autant  que  par  le  droit  du  sang,  qu'il  a  forcé  les  obstacles  et  bit 
sa  place  sur  le  grand  trône  de  France.  Son  droit  de  succession  était 
fort  disputé.  La  maison  de  Bourbon-Vendôme  était  sans  doute  issue 
de  Robert,  comte  de  Glermont,  sixième  fils  de  saint  Louis,  mais  elle 
était  séparée  de  Henri  de  Valois  par  vingt  et  une  générations,  et  du 
trône  par  un  espace  de  trois  cents  suis.  La  maison  de  Courtenai,  dont 
l'origine  royale  n'était  pas  moins  certaine,  a  vu  son  droit  du  sang 
périmé  par  le  temps,  et  vainement  elle  a  réclamé  son  rang  soit  auprès 
des  parlemens,  soit  auprès  de  la  cour.  D'après  le  droit  civil,  Henri 
de  Navarre  n'aurait  eu  aucun  droit  à  l'héritage  privé  d'Henri  IH  par 
proximité  de  lignage,  et,  quant  au  droit  politique,  il  paraissait  altéré 
par  la  rébellion  du  connétable,  dont  la  condamnation  rejaillissait 
sur  sa  race,  et  par  les  décrets  d'Henri  II,  qui  avaient  privé  Antoine 
de  Bourbon  de  ses  prérogatives  de  prince  du  sang,  au  bénéfice  de 
Claude  II  de  Guise,  qui  était  d'ailleurs  le  plus  proche  parent  du  roi 
par  les  femmes.  Pourquoi  les  Bourbons  seraient-ils  affranchis  de  la 
loi  qu'avaient  subie  les  Courtenai?  Ainsi  parlaient  les  ennemis;  la 
péremption  et  la  déchéance  écartaient,  disait-on,  Henri  de  Navarre. 
Le  caractère  personnel  du  prince,  en  ce  temps  où  tout  était  mis  en 
question,  fut  aussi  l'objet  des  attaques.  Son  père  était  homme  d'es- 
prit et  bonne  lame,  mais  léger,  inconsistant  et  de  foi  douteuse.  Il  en 

(1)  Voyez  rouYrage  de  M.  de  Croze,  t.  I*%  p.  S35.  «  La  race  des  Capétiens  »  était 
réprouvée,  disaient  les  manifestes,  et  Ton  demandait  la  convocation  des  états-féoéraox 
pour  faire  «  le  procès  des  princes  capétiens.  »  Le  délire  allait  Jasqu*à  invoquer 
Texemple  de  Timmolation  de  don  Carlos. 


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sixTE-Qunrr  et  l'église.  857 

restait,  disait-on,  quelque  chose  au  fils,  avec  beaucoup  de  finesse, 
de  rancune  et  de  calcul  en  surplus.  Il  y  avait  donc  des  préventions 
contre  lui,  même  auprès  des  observateurs  désintéressés.  La  relation 
vénitienne  de  Lippomano  est  très  curieuse  sur  ce  point. 

Le  président  De  Thou  témoigne  que  Montaigne  lui  disait  à  Blois 
(1588)  avoir  autrefois  servi  de  médiateur  entre  le  roi  de  Navarre  et 
le  duc  de  Guise,  lorsque  ces  deux  princes  étaient  à  la  cour;  u  que  ce 
dernier  avoit  fait  toutes  les  avances;  mais  qu'ayant  reconnu  que  le 
roi  de  Navarre  le  jouoit  et  lui  étoit  au  fond  ennemi  implacable  il 
avoit  eu  recours  à  la  guerre,  comme  à  la  dernière  ressource  qui  pût 
défendre  l'honneur  de  sa  maison;  que  l'aigreur  de  ces  deux  esprits 
étoit  la  cause  première  de  la  guerre  civile;  que  la  mort  seule  de 
l'un  ou  de  l'autre  pouvoit  la  faire  finir;  que  le  duc  ni  ceux  de  sa 
maison  ne  se  croiroient  jamais  en  sûreté  tant  que  le  roi  de  Navarre 
vîvroit;  que  celui-ci,  de  son  côté,  croyoit  bien  ne  pouvoir  faire  va- 
loir son  droit  à  la  succession  de  la  couronne  pendant  la  vie  du  duc. 
Pour  la  religion,  dont  tous  les  deux  font  parade,  ajoutait  Mon- 
taigne, c'est  un  beau  prétexte  pour  se  faire  suivre  par  ceux  de  leur 
parti;  mais  la  religion  ne  ks  touche  ni  l'un  ni  l'autre.  La  crainte 
d'être  abandonné  des  protestans  empêche  seule  le  roi  de  Navarre 
de  rentrer  dans  la  religion  de  ses  pères,  et  le  duc  ne  s'éloigneroit 
pas  de  la  confession  d'Âugsbourg,  si  c'étoit  le  chemin  d'un  trône. 
Tels  étoient  les  sentimens  que  Montaigne  avoit  reconnus  dans  ces 
princes  lorsqu'il  s'occupoit  de  leurs  aiTaiires  (1).  »  Voilà  comment 
jugeaient  les  contemporains.  Tout  en  admettant  quelques  traits  de 
vérité  dans  le  portrait  tracé  par  le  grand  sceptique,  il  y  avait  cette 
différence  entre  le  duc  de  Guise  et  le  roi  de  Navarre,  que  l'un  ex- 
ploitait le  fanatisme  et  l'autre  le  bon  sens  public,  dans  un  même 
dessein  d'intérêt  personnel  sans  doute,  mais  chacun  d'eux  avec  un 
instrument  qui  devait  conduire  l'un  à  sa  perte  et  l'autre  au  succès. 
Celui-ci  intéressa  l'ordre  et  le  repos  public  à  sa  cause;  l'autre  de- 
vint un  péril  national  par  la  qualité  même  des  auxiliaires  qu'il  dut 
employer.  M.  de  Hiibner,  trop  nourri  peut-être  de  correspondances 
contemporaines,  est  sévère  pour  Henri  IV  et  ses  menées  particu- 
lières; nous  croyons  être  plus  près  du  vrai  en  les  appréciant  d'un 
autre  point  de  vue. 

Jamais  plus  de  difficultés  ne  s'accumulèrent  sous  les  pas  d'un  pré- 
tendant, et  jamais  prince  ne  se  trouva  mieux  pourvu  des  qualités  né- 
cessaires pour  les  vaincre.  Cette  correspondance  admirable,  dont  per- 
sonne n'eût  soupçonné  l'existence,  il  y  a  cinquante  ans,  a  révélé  l'un 
des  esprits  les  plus  aimables,  les  plus  justes,  les  plus  actifs  qu'on 
puisse  imaginer,  et,  si  je  suis  bien  renseigné,  on  est  fort  loin  de  con- 

(i)  Mémoires  de  J.-A.  De  Thou,  liv.  UI,  p.  628,  édit.  de  Buchon. 


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8M  SETUK  BES  DEUX  MOROBS. 

Battre  encore  tout  oe  que  les  archives  puUiques  etprivées  posBède&t 
de  correspondance  inédite  du  Béarnais*  Les  ressources  d'esprit,  de 
talent,  de  rase,  de  dextérité,  de  fermeté,  de. courage  persévérant, 
qu'il  a  déployées  pour  débattre  ses  intérêts  avec  l'Espagne,  les  Lor- 
rains et  les  Valois,  sont  incroyables.  C'est  à  coup  s6r  un  des  princes 
les  plus  babiles  et  les  plus  avisés  qui  aieQt  régné  sur  la  France.  Dès 
le  début  des  guerres,  il  avait  compris  qu'il  n'y  avait  pas  de  miliea 
pour  lui  entre  le  trône  et  l'exil,  et  il  avait  pris  le  parti  qui  conve- 
nait à  sa  grande  âme.  Ses  premiers  soins  se  portèrent  vers  l'orga- 
nisation  d'une  résistance  di^osée  au  besoin  pour  l'agression,  et 
sans  argent,  sans  territoire ,  il  réussit  à  former  une  petite  armée 
solide  et  dévouée,  laquelle,  bien  conduite,  lui  ménagea  une  force 
qui  ne  faillit  jamais  entre  ses  mains.  Il  avait  respiré  l'héroïsme  dans 
ses  montagnes  natives,  et  des  bras  d'une  mère  il  le  porta  sur  les 
champs  de  bataille.  Deux  fois  (en  1585  et  en  1589),  ses  afiaiies fo- 
rent compromises  au  point  qu'on  lui  conseillait  de  passer  en  Angle- 
terre, où  la  puissante  Elisabeth  lui  ollrait  un  refuge,  et  deux  fois  il 
s'attira  l'estime  universelle  par  le  refus  périlleux  de  quitter  le  sol 
français,  où  ses  résolutions  magnanimes  et  sa  valeur  forcèrent  la 
destinée  et  furent  couronnées  par  la  victoire.  Brave  soldat  autant 
que  ciq>itaine  habile,  il  risquait  cavalièrement  sa  tète  dans  une  ren- 
contre, comme  le  plus  hardi  de  ses  hommes  d'armes.  Résolu  dans  le 
commandement,  sympathique  aux  subordonnés,  philosophe  avec 
ses  amis,  inspirant  la  conûance  à  ses  soldats,  il  était  à  la  fob  son 
ministre,  son  général,  son  secrétaire,  son  négociateur.  Ses  lettres 
sont  des  chefs-d'œuvre,  ses  manifestes  des  monumens.  Il  avait  une 
diplomatie  qui  lui  était  propre,  secrète  malgré  son  franc-parler,  s'es- 
sayant  envers  tous  sans  répulsion  pour  aucun,  sans  fanatisme,  ni 
découragement.  Il  était  disposé  à  s'entendre  avec  tout  le  monde, 
même  avec  Philippe  II,  c'est  M.  de  Hûbner  qui  nous  l'apprend.  Au 
demeurant,  homme  de  plaisir,  charmant  craipagnon,  sceptique  ai- 
mable, profondément  sensé  dans  le  discernement  des  choses,  et 
connaisseur  assuré  dans  le  maniement  des  hommes»  à  la  gueire 
comme  au  civil.  Ses  vices,  ses  défauts  même,  il  les  faisait  servir  A  sa 
cause.  Tel  était  l'homme  qui  devait  rendre  A  la  monarchie  le  res- 
pect et  la  considération  qu'elle  avait  perdus. 

Il  avait  commencé  la  guerre  civile  en  cadet  de  Gascogne»  et  il  la 
finit  en  monarque  victorieux.  Les  regards  de  toute  l'Europe  étaient 
depuis  longtemps  fixés  sur  loi»  Lorsqu'il  parut  A  l'entrevue  du 
Plessis-les-Tours  (avril  1589)  pour  concerter  avec  Henri  III  la  dé- 
fense de  la  royauté  agonisante,  il  frappa  d'admiration  les  specta- 
teurs, qui  devinèrent  en  lui  le  sauveur  de  la  France  et  le  contem- 
plèrent avec  curiosité.  «  De  toute  sa  troupe,  dit  Palma  Gayet,  nul 
n'avoit  de  manteau  et  de  panache  que  luL  Tous  avoient  Téchaipe 


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8IILTB-QUINT  ET  l'IGLISK.  850 

Manche,  et  liri  vêtu  en  scrfdat,  le  pourpoint  tout  usé  sur  les  épaules 
et  aux  côtés  de  porter  la  cuirasse,  le  haat-d&-chausse  de  relours  de 
feuille  morte,  le  manteau  d'écarlate,  le  chapeau  gris  avec  un  grand 
panache  blanc,  où  il  7  avoit  une  très  belle  médaille,  estant  accom* 
pagné  de  MM.  le  duc  de  McmtbazoB  et  le  maréchal  d'Aumont,  qui 
Festoient  venus  trouver  de  la  part  du  rd.  »  On  lui  a  reproché  uae 
parole  libre  sur  Paris  et  la  messe.  De  quelque  goût  qu'elle  soit, 
cette  plaisanterie  courait  tous  les  pays  à  l'occurrence.  Olivarës  écri- 
vait à  Philippe  II  qu'Elisabeth  d'Angleterre  avait  dit  qu'en  cas  de 
trouble  grave  en  son  pays  elle  avait  le  remède  entre  les  mains,  qui 
était  d'entendre  une  messe  de  ceux  de  l'inquisition.  On  lit  à  ce  pro- 
pos, dans  les  Mémoireê  de  la  cour  de  France  de  M"'  de  Lafayette, 
que  Tarchevêque  de  Reims,  frère  de  M.  de  Louvois^  dit  en  voyant 
Jacques  II  arriver  à  Versailles  :  «  Voilà  un  fort  bonhomm&qui  quitte 
trois  royaumes  pour  ime  messe.  »  Le  parti  prolestant  s'offensait  beau- 
coup du  reste  des  dispositions  du  roi  de  Navarre  à  cet  égard.  Le  ca- 
ractère propre  du  parti  était  la  raideur  :  elle  allait  jusqu'à  la  vio- 
lence dans  l'occasion,  et  ce  n'est  point  une  des  moindres  habiletés 
d'Henri  IV  d'avoir  pu  et  su  gouverner  ce  parti,  qui  a  fini  par  relever 
la  monarchie  dans  la  personne  du  roi  de  Navarre,  après  avoir  entre- 
tenu le  soulèvement  et  la  guerre  avec  l'idée  d'une  république,  même 
démocratique,  ainsi  qu'on  le  voit  dans  les  mémoires  du  temps  (1). 
Lorsque  dans  le  midi  on  rappelait  aux  réformés  l'obéissance  due  au 
roi,  ils  répondaient  :  Quel  roy?  nous  sommes  les  roys.  Celui-là  que 
TOUS  dites  est  un  petit  reyot  de  m...,  nous  lui  donrons  des  verges ^  et 
lui  donrons  fnestier  pour  lui  faire  apprendre  à  gaigner  sa  vie 
comme  les  autres.  C'était  d'ailleurs  la  conséquence  de  la  guerre  ci- 
vile qui,  appelant  partout  la  participation  populaire  à  l'action  pu- 
blique, introduisait  nécessairement  les  passions  égalitaires  sous 
tous  les  drapeaux. 

Le  caractère  général  des  réformés  et  le  caractère  particulier  du 
roi  de  Navarre  étaient  au  fond  fort  dissemblables,  et  ce  dernier  élu- 
dait souvent  des  difficultés  sérieuses  sous  le  couvert  d'une  légèreté 
qui  lui  valait  de  l'indulgence.  L'édit  de  Nantes,  comme  toute  autre 
transaction,  ne  fut  point  du  goût  du  parti  calviniste,  il  fallut  le  lui 
imposer.  Là,  comme  chez  les  ligueurs,  l'idée  de  l'intolérance  et  .do 
l'absolu  dominait,  et  les  doctrinaires  de  la  liberté  religieuse  étaient 
en  petit  nombre.  La  liberté  religieuse  et  la  commodité  du  vivre 
étaient  au  contraire  du  goût  intime  de  Henri  de  Navarre.  Aus^  ad- 

(i)  VojfM  iM  mémoires  de  Moatluc  et  les  mémoires  f«tigMi«,  mais  instructiff,  de 
BupleMis-Hornay,  qui  fat  pendant  cinquante  ans  le  directeur  spirituel  de  la  cause 
protestante  en  France  (Paris  1822-25,  12  toI.  in-8*).  Henri  de  Navarre  avait  sa  se 
rattacher  profondtaent,  ce  qui  n'empôcha  pas  Bfomay  dt  se  eéparer  da  prince. 


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860  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

vint-Q  bien  des  fois  des  scissions  (1),  des  remontrances,  des  rup- 
tures dans  son  camp,  et  au  jour  de  l'abjuration  d'éclatantes  sépara- 
tions, notamment  celle  de  La  Trîmouille,  qui  s'en  retourna  au  Poitou, 
à  la  tête  de  neuf  bataillons,  disant  qu'il  ne  voulait  plus  combattre 
sous  les  drapeaux  d'un  chef  qui  venait  de  s'engager  à  protéger  V ido- 
lâtrie. Ces  vues  étroites,  absolues,  des  calvinistes  français  étaient 
conformes  au  génie  de  leur  chef  de  secte,  si  différent  de  celui  de 
Luther.  Aussi  la  réforme  allemande  fut-elle  dirigée  et  sauvée  par 
la  politique,  tandis  que  la  réforme  française,  dirigée  par  l'esprit  de 
Genève,  courut  de  faute  en  faute  jusqu'à  sa  perte.  Le  tempérament 
particulier  de  l'aristocratie  française,  toujours  impolitique  et  indis- 
ciplinée, y  contribua  aussi  beaucoup.  L'exemple  de  la  maison  d'O- 
range a  perdu  les  Ghâtillon,  les  Rohan,  les  La  Trimouille,  les  Bouil- 
lon, qui  ont  Gni  par  être  les  chambellans  de  la  maison  royale  après 
avoir  eu  l'envie  de  la  détrôner,  n'ayant  pas  eu  l'habileté  de  partager 
le  gouvernement  avec  elle.  Plus  d'une  fois  les  protestans  ont  obtenu 
non-seulement  la  liberté  religieuse,  mais  la  plus  ample  part  du 
gouvernement  de  l'état.  Ils  n'ont  pas  su  la  garder,  alors  que  le  vé- 
ritable intérêt  de  la  monarchie  tournait  la  politique  de  leur  côté. 
Alliée  des  princes  protestans  d'Allemagne  et  d'Elisabeth  d'Angle- 
terre contre  Charles-Quint  et  Philippe  II,  la  France  était  forcénaent 
comprise  dans  le  mouvement  réformé.  Les  calvinistes  n'ont  pas 
su  s'y  maintenir.  Si  les  violences  et  les  fautes  ont  déshonoré  la 
cause  catholique  à  cette  époque,  la  cause  calviniste  a  bien  aussi  de 
grands  reproches  à  subir  devant  l'histoire.  Cabrières  et  Merindol, 
puis  la  Saint-Barthélémy,  ferment  la  bouche  aux  catholiques;  mais 
la  royauté  n'a-t-elle  pas  tendu  les  mains  à  la  réforme?  Les  réformés 
n'ont-ils  pas  contribué  à  la  chute  du  ministère  de  L'Hôpital  par  leur 
jactance,  après  l'édit  de  1562?  N'ont-ils  pas  tué  François  de  Guise 
et  sanctifié  Poltrot?  n'ont -ils  pas  eu  Des  Adrets,  le  rival  de  Hont- 
luc?  Après  la  mort  de  François  II,  l'état  était  dans  leurs  mains; 
comment  en  ont-ils  profité?  N'ont-ils  pas  ébranlé  l'unité  française  à 
la  paix  de  Monsieur?  Calvm,  qui  brûlait  Servet  à  Genève,  ne  pous- 
sait *il  pas  les  réformés  français  à  défendre  la  cause  sacrée  y  mime  à 
coups  d'arquebuse?  Et  encore  étaient-^s  divisés  entre  eux!  Le  dé- 
voûment  des  réformés  à  la  cause  d'Henri  de  Navarre  était  au  fond 
très  modéré,  le  soin  de  leur  intérêt  prédominait,  et  réciproquement 
il  en  était  de  même  de  Henri  vis-à-vis  des  réformés. 

Cependant,  il  faut  l'avouer,  c'est  dans  la  ligue,  à  partir  de  l'unioD 
de  Péronne,  que  s'est  produit  le  plus  grand  embarras  de  la  France, 
parce  que  la  ligue  est  parvenue  à  dominer  la  situation,  et  qu'eDe 

(i)  Voyez  dans  les  Mémoires  de  Villeroy,  p.  566,  édiu  de  Bachon. 


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SIXTE-QUINT   ET  l'^GUSE.  861 

y  a  porté  la  fougue  et  la  fureur  du  fanatisme.  Là  il  y  eut  un  chef 
dévoué,  objet  à  son  tour  d'un  dévoûment  sans  limites  :  c'était  Henri 
de  Guise ,  dont  la  maison  tout  entière  était  l'idole  de  la  population 
parisienne.  La  lutte  religieuse  se  personnifiait,  dès  le  milieu  du 
xYi*  siècle,  dans  la  rivalité  des  maisons  de  Guise  et  de  Bourbon.  La 
relation  de  l'ambassadeur  vénitien,  M.  À.  Barbare,  en  1565,  est  à 
cet  égard  un  monument  intéressant  à  l'appui  de  tant  d'autres  (1), 
et  l'opinion  publique,  en  ces  premiers  temps],  était  peu  favorable 
aux  Bourbons  ;  on  les  accusait  d'exploiter  la  réforme  pour  ruiner 
les  Guises.  La  conjuration  d'Amboise  fut  leur  ouvrage  et  coûta  la 
vie  à  bien  des  victimes;  mais  les  Guises,  qui  n'avaient  eu  d'abord 
que  l'ambition  de  la  fortune,  de  la  puissance  et  du  crédit,  conçurent 
une  ambition  de  plus,  celle  du  trône,  sous  Henri  III.  Tout  les  y 
conviait.  Nous  avons  dit  ailleurs  (2)  quels  furent  les  services  que 
rendirent  Claude  et  François  de  Guise  à  la  France,  sous  Henri  IL 
Le  siège  de  Metz  et  la  prise  de  Calais  avaient  enivré  toute  une 
génération.  Marie  Tudor  disait  en  mourant  :  Si  l'on  m'ouvrait  le 
cœur,  on  y  verrait  gravé  le  nom  de  Calais;  la  reprise  de  Calais  par 
la  France  lui  coûta  la  vie,  et  du  même  coup  le  trône  d'Angleterre 
à  Philippe  II  (1558).  Lisez  Brantôme  :  rien  n'égala  l'enthousiasme 
de  la  société  française  pour  les  Guises.  La  jalousie  de  leur  grandeur 
jeta  beaucoup  de  grande  noblesse  dans  le  parti  de  la  réforme,  à  la 
suite  des  Bourbons.  Le  cardinal  de  Lorraine  avait  été  l'un  des  per- 
sonnages les  plus  considérables  de  son  temps;  il  avait  mené  le  con- 
cile de  Trente,  tout  en  y.  défendant  noblement  la  nationalité  du  ca- 
tholicisme français.  Sa  générosité  était  fabuleuse,  comme  celle  de 
tous  les  siens  (3).  Un  jour  à  Rome,  il  remplit  d'or  la  main  ouverte 
d'un  mendiant.  «  Vous  êtes  le  bon  Dieu  ou  le  cardinal  de  Lorraine,  » 
lui  dit  le  pauvre  stupéfait.  Les  Guises  possédaient  les  charges 
les  plus  importantes  de  l'état,  les  gouvernemens  de  provinces  les 
plus  influons.  Un  moment,  ils  avaient  eu  toute  l'administration  du 
royaume  en  leurs  mains;  ils  jouissaient  d'immenses  bénéfices.  Us 
comptent  sur  leur  puissance,  disait  un  ambassadeur  vénitien,  non- 
seulement  pour  payer  leurs  dettes,  qui  sont  énormes,  mais  encore 
pour  en  faire  de  nouvelles,  et  promettent  des  fortunes  à  tout  le 
monde.  Nous  avons  parlé  de  la  somptuosité  de  leur  palais;  leur  état 
de  maison  était  à  l'avenant;  en  1552,  on  voyait  journellement  près 

(1)  Voyez  les  Relations  dês  ambassadeurs  vénitiens,  t.  D,  p.  57  et  suit.,  dans  les 
Monumens  inédits, 

(2)  Voyez  le  Siège  de  Met%,  dans  la  Rewu  des  Deux  Mondes,  1H70. 

(3)  Le  duc  de  Mayenne  passait  pourtant  pour  avare.  l\  fit  enlever  de  force  une  Jeune 
et  riche  héritière  qu'il  destinait  à  l'un  de  ses  fils.  Ces  rapts  étaient  de  mise  alors  dans 
la  noblesse,  et  Tusage  s'en  est  consenré  Jusque  sons  Louis  XIV,  témoin  celui  ie  Bussy 
tt  de  H*"*  de  Miramion. 


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8<2  REVUE  DES  DEUX  MORDBfl. 

de  eent  personnes  venant  et  mangeaM  en  leur  hôtel,  et  ce  nombre 
ayiût  augmenté  sous  la  ligue. 

Aussi  considérable  était  leur  popularité,  fondée  sur  Tasceadant 
naturel  de  trois  générations  d'hommes  supérieurs.  Leur  qualité  de 
race  étrangère  leur  suscitait  des  jalousies  dans  la  grande  n<^lesse  : 
les  Montmorency  les  exécraient;  mais  le  peuple  de  Paris  n'en  tenait 
compte,  non  plus  que  la  moyenne  et  petite  noblesse.  Leur  séduc- 
tion était,  paratt-il,  irrédstibie,  et  Parts  raffolait  d'eux.  Us  ne  se 
montraient  jamais  que  suivis  d'un  cortège  théâtral.  Leurs  légendes 
de  famille  les  faisaient  passer  pour  la  plus  ancienne  maison  de  la 
chrétienté,  et  leur  rivalité  héréditaire  avec  la  maison  de  Bourbon, 
les  princes  des  fleurs  de  lis,  augmentait  le  lustre  qui  les  entourait 
Us  tenaient  d'ailleurs  de  près  à  tous  les  trônes  par  leurs  alliances; 
ils  étaient  les  plus  proches  parens  du  roi.  La  reine  Louise  de  Vanr 
demont  était  de  leur  tige  ;  la  première  femme  du  duc  de  Lorraine 
était  sœur  du  roi,  et  Claude  de  Guise  avait  épousé  Antoinette  de 
Bourbon.  Rien  n'égalait  la  beauté  de  leur  sang  et  la  noblesse  de 
leur  allure,  que  le  Tasse  a  célébrées.  Franç(HS,  le  grand  duc  de 
Guise,  avait  une  figure  héroïque,  et  les  enfans  que  lui  avait  donnés 
la  gracieuse  Anne  d'Esté,  sœur  du  duc  de  Ferrare  (1),  étaient  beaux 
comme  des  anges,  selon  l'expression  d'un  ambassadeur  étranger. 
Tout  en  eux  était  donc  objet  de  sympathie  pour  la  foule,  en  face 
de  la  race  royale,  maigre,  cbétive  et  grêle,  devenue  odieuse  an 
peuple  par  mille  bruits  abominables  qui  se  sont  renouvelés  soas 
Louis  XY  (2).  Us  aifectaient  les  magnanimités  royales.  Lorsque 
François  de  Guise  fit  le  prince  de  Condé  prisonnier  à  la  bataille  de 
Dreux,  il  lui  offrit  pour  coucher  la  moitié  de  son  lit,  et  dormit  fort 
bien  à  côté  de  son  ennemi,  qui  lui  ne  dormit  pas  du  tout  (3);  i 
celui  des  Guises  qui  fut  le  plus  adoré  des  Parisiens  fut  Btenri,  Ta 
sassiné  de  Blois. 

«  La  France  étoit  folle  de  cet  homme-là,  dit  un  célèbre  écrivain 
du  xvii*  siècle,  car  c'est  trop  peu  dire  amoureuse,  »  et  c'était  vnL 
Son  entrée  à  Paris,  à  la  veille  des  barricades,  ftit  une  scène  de  d^ 
lire  public.  On  savait  qu'il  désobéissait  au  roi,  lequel  pouvait  l'ai 
punir.  La  population  entière  se  rua  hors  des  maisons  pour  l'acda- 

(1)  Elle  M  consola  an  peu  vite  avec  le  due  de  Nemonre  da  metirtre  de  PoltroL  Wf»n 
de  Guise  ne  fut  guère  plus  heureux  avec  Catherine  de  Clèves  et  put  s'en  convainm 
de  son  vivant;  mais  ces  détails  n*ôtèrent  rien  de  leur  prestige  ni  au  père,  ni  an  fils, 
et  ce  n'était  que  Justice. 

(2)  Voyez  dans  Tommaseo,  RelaVum  des  ambassadeurs  vénitiens,  t-  H,  p.  63A.  — 
Davila,  favorable  aux  Valois,  dit  de  Henri  III  :  «  Goneepûrono  tanto  odio  oontio  di  M 
l'una  e  Taltra  parte,  che  la  sua  religione  fn  stinata  ipocriftia,  la  aiia  pradienxa  mafiM» 
la  sua  destrezza  viltà  d'animé,  spregiata  la  sua  domeatichestt,  àetusaX»  il  m»  mmb, 
Imputate  di  viii  enormi  le  sae  domesticheiM.  • 

(3)  Veyei  V Histoire  des  princes  de  Condé,  de  M.  le  duc  d'Aomata,  u  I-; 


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shte-quiht  bt  l'eguse.  Mt 

mer;  les  vivat  roulaieBt  de  rne  en  rue  comme  mi  tonnerre.  Ceux 
qui  pouvaient  approcher  baisaient  le  bord  de  son  manteau.  Il  j  en 
avait  qui  l'adoraient  comme  un  saint ,  et  lui  faisaient  toucher  des 
chapelets.  Les  dames  jetûent  sur  lui  du  haut  des  fenêtres  une  pluie 
de  fleurs ,  et  à  travers  cette  loule  idolâtre  il  s'avançait  lentement» 
épanoui,  radieux,  caressant  chacun  de  l'œil,  du  geste  et  de  la  voix 
avec  cette  grâce  magique  dont  on  disait  «  que  les  huguenots  étûent 
de  la  ligue  quand  ils  regardoient  M.  de  Guise.  »  —  «  Il  est  de  haute 
taille  et  des  mieux  faits,  dit  un  ambassadeur  vénitien,  sa  figure 
est  majestueuse,  ses  yeux  vifs,  ses  cheveux  blonds  et  bouclés,  sa 
barbe  élégante  et  courte,  avec  une  balafre  sur  le  visage,  dont  il  a  été 
glorieusement  marqué  dans  un  combat  (1).  Dans  tous  les  exercices 
de  corps  il  est  admirable  d'aisance  et  de  grâce.  Personne  ne  sauroit 
lui  résister  à  l'escrime.  »  Les  hommes  graves  et  clairvoyans  décou- 
vraient pourtant  chez  lui  le  factieux.  Il  y  a  une  demi-page  des 
Mémoires  de  De  Thou,  qui  est  l'honneur  du  magistrat  et  la  leçon  de 
l'histoire.  Le  duc  lui  offrait  à  Blois,  ainsi  qu'à  tout  le  monde,  ses 
services,  son  crédit,  de  grands  emplois,  comme  s'il  en  disposait 
déjà.  De  Thou,  qui  fuyait  toute  sorte  d'engagemens,  ne  répondit 
qu'en  peu  de  paroles,  malgré  les  complimens  et  les  caresses,  et 
quitta  le  duc  au  plus  tôt.  Celui-ci  s'en  plaignit  à  Schomberg,  parent 
et  ami  du  président,  et  De  Thou  répondit  a  que  les  bonnes  grâces 
d'un  si  grand  prince  lui  seroient  fort  honorables;  mais  qu'il  avouoit 
naturellement  ne  pouvoir  approuver  la  politique  qu'il  suivoit;  qu'on 
ne  voyoit  autour  du  duc  de  Guise  que  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens 
ruinés  et  des  plus  corrompus  dans  le  royaume,  et  presque  pas  un 
honnête  homme;  que  cette  raison  l'avoit  obligé  d'en  user  comme  il 
avoit  fait;  que  de  l'humeur  dont  il  étoit,  il  aimoit  mieux  vieillir  dans 
une  retraite  honorable  que  d'acheter  un  peu  d'éclat  par  une  telle 
liaison.  »  Quand  le  duc  de  Guise  apprit  de  Schomberg  cette  ré- 
ponse, ajoute  le  président  De  Thou,  il  dit  a  qu'il  avoit  toujours  fait 
son  possible  par  ses  soins  et  par  ses  bons  offices  pour  gagner  l'a- 
mitié des  honnêtes  gens;  que  toutes  ses  démarches  ayant  été  inu- 
tiles, puisque  plus  il  leur  faisoit  d'avances,  plus  ils  sembloient  s'é- 
loigner, il  avoit  été  bien  obligé,  dans  un  temps  où  il  avoit  besoin 
de  tant  d'amis,  de  recevoir  ceux  qui  venoient  s'offrir  à  lui  de  si 
bonne  grâce.  »  C'est  l'histoire  étemelle  des  séditieux.  Le  cardinal 
de  Retz  a  fait  quelque  aveu  de  ce  genre,  et  je  ne  veux  pas  des- 
cendre aux  temps  modernes. 

Si  du  moins  il  eût  réussi I  mais  il  a  échoué,  il  le  faut  dire,  et 
sottement!  Aussi  un  autre  homme,  de  plus  grande  marque  encore 

(1)  FruçMS  de  Guise  portait  ansii  une  balafre  46  bataille  aur  la  figure;  mais  le  nom 
spécial  de  hcdafré  est  resté  à  Henri. 


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86A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  De  Thou,  Henri  de  Rohan,  a-t-il  jugé  Henri  de  Guise  avec  la 
sévérité  du  politique,  dans  un  écrit  trop  peu  connu  où  la  plume 
facile  du  grand  seigneur  se  donne  un  libre  champ  (1).  «  Henri,  duc 
de  Guise,  dit-il,  succédant  à  un  père  et  à  un  oncle  grands  person- 
nages en  la  conduite  des  affaires,  et  ne  se  sentant  leur  inférieur  ni 
en  courage,  ni  en  vertu,  se  met  en  l'esprit  le  dessein  le  plus  relevé 
qu'un  homme  né  sujet  puisse  entreprendre,  savoir  d'usurper  la 
place  de  son  roi.  Il  a  déjà  cet  avantage  de  profiter  du  labeur  de 
son  père,  étant  chose  très  difficile  que  la  vie  d'un  homme  puisse 
suffire  à  telle  mutation.  Il  rencontre  un  roi  sans  enfans,  et  de  l'hu- 
meur de  ceux  sous  lesquels  se  peuvent  mener  pareils  desseins;  il 
trouve  un  royaume  déchiré  par  les  factions,  et  attaqué  de  la  plus 
dangereuse  de  toutes  les  guerres  civiles,  qui  estoit  pour  la  diver^té 
des  religions.  Il  voit  les  premiers  princes  du  sang  dans  la  faction 
la  plus  foible,  un  puissant  roi  d'Espagne  prêt  d'assister  ceux  qui 
brouillent  la  France,  et  les  papes  intéressés  de  poursuivre  par  toutes 
voies  les  protestans.  Il  estoit  bel  homme,  adroit,  courtois,  libéral, 
vaillant.  Il  emploie  tous  ces  dons  de  la  nature  à  s'insinuer  parmi 
les  grands,  la  noblesse  et  les  peuples  ;  il  se  montre  zélateur  de  la 
religion  catholique,  non  hantant  les  cloistres,  ni  se  promenant 
parmi  les  rues  en,  procession,  mais  en  persécutant  les  protestans  et 
se  montrant  leur  capital  ennemi.  Il  emploie  les  prêcheurs  pour  se 
mettre  en  vénération  parmi  les  peuples,  et  pour  faire  déclarer  le 
roi  un  fauteur  secret  d'hérétiques,  un  hypocrite,  un  vicieux,  un 
fainéant;  tellement  que,  par  tels  moyens,  il  avoit  élevé  son  entre- 
prise au  dernier  échelon,  quand  sur  le  point  de  l'exécution  il  man- 
qua lourdement  à  son  intérêt  et  à  lui-même,  qui  Tut  en  ce  que, 
après  avoir  chassé  son  roi  de  sa  capitale,  après  avoir  levé  les  armes 
contre  lui,  et  puis  s'en  être  accordé  comme  avec  son  égal,  il  lui  fia 
sa  vie  en  mal  avisé,  alors  qu'il  complotoit  sa  déposition,  son  aifaire 
n'étant  pas  de  celles  qu'il  soit  permis  de  faillir  deux  fois.» 

Et  en  effet  ce  roi  maudit,  qui  semblait  n'avoir  agi  qu'en  fauve 
désespéré  dans  le  meurtre  de  Blois,  avait  par  ce  coup  violent  atteint 
une  des  racines  principales  du  tronc  menaçant  de  la  ligue,  sans 
profit  immédiat  pour  lui  en  apparence,  mais  en  vérité  avec  toute 
chance  de  sauver  la  dynastie  capétienne  dans  l'avenir  prochain  de 
la  vacance  du  trône.  Le  duc  de  Guise  ne  laissait  que  des  enfans  en 
bas  âge,  et  le  frère  qui  le  suivait,  le  duc  de  Mayenne,  était  incapable 
de  le  remplacer,  quoique  doué  de  grandes  qualités.  Une  relation 
contemporaine  dit  de  Mayenne  qu'il  n'y  avait  pas  de  plus  beau 
prince  au  monde.  Il  était  grand,  bien  fait  de  sa  personne,  avait  le 


(i)  Voyez  les  Discours  politiques  du  duc  de  Rohao;  et  Bnchon,  t.  XVI*  de  m  coUec- 
tioQ  de  Chroniques,  p.  424. 


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8IXT£-QUINT   ET  l'eGLISE.  865 

regard  doux  et  de  très  belles  manières  (1).  Son  courage  à  la  guerre 
était  bien  établi,  la  conduite  des  troupes  lui  était  même  familière.  Il 
remplissait  des  charges  considérables  et  possédait  de  grands  biens 
du  chef  de  sa  femme,  qui  était  de  Savoie;  mais  il  était  dépourvu  de 
ces  moyens  sympathiques  par  lesquels  les  siens  avaient  exercé  tant 
d'influence  sur  les  masses.  Égoïste,  nonchalant,  irrésolu,  son  esprit 
s'anima  vivement  sous  le  coup  d'une  violence  qui  s'attaquait  à  l'exis- 
tence même  de  sa  race,  et  qui  le  menaçait  personnellement  lui- 
même,  car  Tordre  de  l'arrêter  à  Lyon  avait  été  donné  à  un  homme 
très  déterminé,  aux  mains  duquel  il  échappa.  Proclamé  lieutenant- 
général  du  royaume,  il  s'est  trouvé  porté  plus  haut  que  son  frère 
n'avait  été,  recueillant  le  bénéfice  d'une  expl(tsion  de  révolte  que  ce 
dernier  n'aurait  osé  provoquer,  investi  de  la  dictature  du  parti  catho- 
lique en  France,  soutenu  par  Philippe  II  et  les  troupes  espagnoles, 
et  par  la  surexcitation  universelle  de  la  ligue.  Disposant  ainsi  d'une 
force  formidable,  il  n'a  su  ni  conduire  une  si  grande  partie,  ni  garder 
la  confiance  de  ses  alliés,  ni  recueillir  une  couronne  tombée,  ni  la 
placer  sur  la  tête  de  personne,  car  les  candidatures  fourmillèrent. 
Les  autres  membres  de  sa  famille  n'ont  pu  que  l'aider  à  organiser 
une  rébellion  qui  a  fini  par  s'user  entre  leurs  mains.  Dans  le  sein 
même  du  parti,  leur  considération  politique  reçut  un  rude  échec  par 
Tavortement  d'un  projet  ayant  pour  but  d'unir  le  fils  du  duc  de 
Mayenne  avec  une  fille  de  Philippe  II ,  mécontent  de  n'avoir  pas  été 
nommé  protecteur  de  la  France.  La  dû^ection  supérieure  des  affaires 
de  la  ligue  flotta  donc  entre  les  atrocités,  les  divisions  d'influence, 
les  convoitises  insensées  et  le  ridicule.  Je  ne  parlerai  point  des  agi- 
tations stériles  de  la  duchesse  de  Montpensîer,  ennemie  personnelle 
d'Henri  111,  qui  échangeait  avec  lui  de  sanglans  quolibets,  qui  faillit 
un  jour  mettre  la  main  sur  la  personne  royale,  et  qui  ne  fut  pas 
étrangère  peut-être  au  régicide  accompli  à  Saint- Gloud. 

Il  n'y  avait  qu'une  lueur  d'espérance  et  d'ordre  pour  la  France 
éperdue  et  réduite  aux  plus  cruelles  extrémités:  elle  était  dans  le 
camp  d'Henri  de  Navarre,  proclamé  roi  par  le  dernier  Valois  expi- 
rant, et  reconnu  tel  conformément  .à  la  loi  nationale  par  son  ar- 
mée, par  le  parti  protestant,  par  quelques  corps  de  magistrature 
restés  fidèles  au  droit  royal,  par  les  catholiques  modérés  demeurés 
attachés  à  la  maison  de  France  et  formant  ce  qu'on  nommait  le 
parti  politique,  avec  une  portion  considérable  de  Tépiscopat  français, 
qui  ne  reconnaissait  point  à  la  cour  de  Rome  le  droit  de  contrôle 
qu'elle  s'arrogeait  sur  les  conditions  de  succession  à  la  couronne 
de  France.  Ce  tiers-parti  avait  été  sinon  fondé,  du  moins  consacré 

(1)  Lippomano,  dans  le  recueU  du  Tommaseo,  t.  U,  p.  641. 
lOMB  a.  -  1872.  55 


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S6S  RFrUE  OE5  DEUX  H0N1>C8. 

au  point  de  vire  du  droit  par  le  chancelier  de  L'Hôpital,  ce  pontife 
dô  l'éqnîté,  qui  avait  dit  au  parlement  de  Rouen,  dans  la  séance  dn 
fkm«ux  liî  de  justice  de  156Î,  après  la  pacification  de  la  première 
guerre  civile  :  «  Je  vois  chaque  jour  des  hommes  passionnés,  eime- 
ais  ou  amis  des  personnes,  des  sectes  et  factions,  qui  jugent  pour 
ou  contre,  selon  le  parti,  sans  considérer  l'équité  de  la  cause.  Vous 
êtes  juges  du  pré  ou  du  champ,  non  de  la  vie,  non  des  mœurs,  non 
de  la  religion.  Vous  pensez  bien  faire  d'adjuger  la  cause  à  celui  que 
vous  estimez  plus  homme  de  bien  ou  meilleur  chrétien,  comme  s'il 
était  question  entre  les  parties  de  l'art,  doctrine  ou  vaillance,  non 
de  la  chose  mise  en  jijgement.  Si  ne  vous  sentez  assez  forts  et  jastes 
pour  commander  vos  passions,  abstenez-vous  de  l'office  de  juge.  Il 
est  aucuns  qui  craignent  l'opinion,  disant  que  dira  le  peuple?  II 
est  écrit  :  in  judicio  non  sequeris  turbam*  »  Les  Montmorency,  en- 
neBsis  jurés  des  Guises,  s'étaient  plus  tard  comme  emparés  du  parti 
politique,  auquel  on  avait  affecté  le  nom  de  mécontenSy  pour  ledîs- 
tiflguer  des  huguenots,  mais  qui  souvent  firent  cause  commune  avec 
eux,  comme  on  le  voit  dans  les  monumens  diplomatiques  (1)  et  afl- 
leurs;  ils  publièrent  même  un  manifeste  commun  en  1574.  Les  po- 
litiques ne  se  refusaient  donc  point  à  la  réforme  religieuse,  mais 
ils  demeuraient  catholiques,  en  demandant  la  réforme  de  Tégfise 
par  l'église  elle-même,  et  en  faisant  appel  sincère  à  un  nouveau  con- 
cile général.  Le  président  Séguier,  Etienne  Pasquier,  A.  de  Harlay, 
De  Thou,  Dumoulin,  Dutillet,  comptaient  parmi  les  politiques.  Ils 
proclamaient  la  liberté  de  conscience,  conseillaient  la  tolérance,  et  la 
ligue  les  confondit  dans  ses  anathèmes  avec  les  huguenots.  Le  frère 
d'Henri  III,  le  duc  d'Alençon,  avait  cru  se  donner  de  l'importance 
en  se  prononçant  pour  les  politiques,  et  de  concert  avec  eux  U  mé- 
nagea la  paix  de  Monsieur  (1576),  dont  les  concessions  excessives 
eurent  pour  contre-coup  la  ligue  de  Péronne. 

Les  politiques,  placés  entre  deux  partis  extrêmes,  ne  surent  pas 
toujours  se  défendre  eux-mêmes  de  l'entraînement  des  partis;  eux, 
qui  étaient  le  parti  du  droit  et  de  la  conciliation,  s'abandonnèrent 
aussi  aux  violences.  On  voit,  par  Lestoile  et  Palma  Gayet,  qu'ils 
ont  trouvé  Henri  III  timide  pour  s'être  borné  dans  les  immolations 
de  Blois.  Ils  publiaient  de  petites  feuilles  dans  lesquelles  on  lisait  par 
exemple  :  qu'avant  trois  jours  il  y  aurait  tant  de  ligueurs  pendus, 
qu'il  ne  se  trouverait  point  assez  de  bois  dans  Paris  pour  les  gi- 
bets (2).  On  voit  qu'elle  est  très  vieille,  l'histoire  de  ces  enragés  de 
modérés.  Plus  tard,  après  Ivry,  on  les  trouve  impatiens  de  ce 

(1)  Voyei  lo  recueU  de  Tommaseo,  t.  II,  p.  227-229,  623-^45,  etc.,  et  VBisUnred» 
chancelier  de  UMôpUtU,  par  M.  TaiUandier,  1862,  in-8<'. 

(2)  Voyez  le  livre  de  M.  de  Croze,  le  plas  abondant  et  le  plos  étudié  qui  ait  pin 
sur  ces  matières,  t.  II,  p.  187. 


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SIXTE-QOIlfT  ET  L'ÉGLISE.  867 

qu'Henri  IV  ne  marche  pas  sur  Paris  pour  en  faire  un  grand 
exemple.  Somme  toute,  la  clientèle  des  Montmorency  d'un  côté, 
l'influence  de  la  magistrature  de  l'autre,  donnèrent  de  jour  en  jour 
plus  de  relief  au  parti  politique.  Jamais  on  n'a  mieux  vu  ce  que 
peut  faire  une  grande  institution  comme  celle  de  la  magistrature 
française,  si  fortement  constituée,  si  admirablement  composée  :  la 
formation,  le  développement  et  le  crédit  du  parti  politique  ont  été 
son  ouvrage.  C'est  l'autorité,  la  dignité,  la  fermeté  de  la  magistra- 
ture qui  a  préparé,  facilité  la  grande  transaction  à  laquelle  la  France 
a  dû  son  salut.  Le  chancelier  de  L'Hôpital  a  toujours  vécu  en  elle; 
elle  a  continué  le  grand  sacerdoce  héréditaire  du  droit  et  de  la  jus- 
tice. Des  légistes  de  Philippe  le  Bel,  enfan^de  la  bourgeoisie  pari- 
âenne,  était  issu  le  barreau  français,  dont  le  xvï*  siècle  a  été  l'ftge 
d'or,  façonné  dans  nos  vieilles  universités,  souche  de  notre  noblesse 
-parlementaire  et  rival  de  notre  noblesse  de  race  dans  l'administra- 
tion du  royaume,  où  il  a  fini  par  la  supplanter.  L'école  était  si 
bonne  que,  même  dans  le  parlement  ligueur  installé  dans  Paris,  on 
retrouve  des  mouvemens  que  n'eût  pas  désavoués  Achille  de  Har- 
lay.  Ainsi,  lorsque  le  légat  accrédité  auprès  de  M.  de  Mayenne  et 
de  la  ligue  révoltée  fut,  selon  l'usage,  reçu  en  séance  solennelle  au 
parlement  et  introduit  dans  la  salle  d'audience  à  la  grand'chambre, 
les  conseillers  étant  en  leur  place,  il  s'avança  pour  se  placer  dans 
le  coin  où  était  un  dais  destiné  uniquement  pour  le  roi;  mais  le 
président  le  retint  et,  le  prenant  par  la  main  comme  voulant  lui 
faire  honneur,  le  fit  asseoir  sur  le  banc  inférieur.  Le  légat,  dit  Les- 
toile,  qui  s'était  cauteleusement  flatté  de  prendre  la  place  du  sou- 
verain dans  cette  cérémonie,  dissimula  et  cacha  comme  il  put  sa 
déconvenue.  Quant  au  parlement  royal  séant  à  Tours,  il  prit  arrêt 
contre  le  légat,  portant  défense  à  toute  personne  de  communiquer 
avec  l'agent  pontifical  jusqu'à  ce  qu'il  se  fût  présenté  au  roi  et  à  son 
parlement  légalement  reconnu  et  institué.  Ainsi  se  forma,  se  main- 
tînt et  s'accrut  le  grand  parti  national  dont,  à  l'époque  de  la  mort 
d'Henri  III,  un  grand  personnage  vint  augmenter  l'importance,  par 
son  suflrage  et  son  accession.  Je  veux  parler  de  M.  de  Yilleroy  et 
de  la  publication  de  son  Avis  sur  les  affaires  du  temps,  qui  fit  une 
grande  sensation. 

Si  la  magistrature  offrait  alors  par  sa  dignité  soutenue  et  par 
ses  nobles  exemples  quelque  horizon  rassurant  aux  gens  de  bien 
consternés,  il  y  avait  aussi  des  espérances  fortifiantes  à  recueillir 
du  côté  de  l'épiscopat  français ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
cette  démocratie  catholique  de  la  ligue,  dont  les  passions  et  les 
folies  ont  été  si  bien  châtiées  par  la  satire  Menippée  (1),  et  dont 

(1)  Voyez  Charles  Labitte,  de  la  Dmocratie  chez  Us  prédicateurs  de  la  ligue,  etc., 
2«  édit.,  1866,  in-»% 


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868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  indiquerons  bientôt  nous-mêmes  l'origine  et  les  déportemens. 
Au  milieu  du  trouble  si  profond  de  la  société  française  au  xvi^  siècle, 
quelle  avait  été  l'attitude  de  Tépiscopat  français?  C'était  la  lumière 
la  plus  éclatante  du  catholicisme  européen.  L'ébranlement  de  la* 
réforme  l'avait  atteint  sans  doute,  comme  tous  les  autres  corps  de 
l'état,  mais  non  au  profit  de  l'apostasie  comme  en  Allemagne.  La 
dignité  du  clergé  français  était  restée  en  général  intacte.  Il  était 
partagé  cependant,  et  c'était  naturel,  à  l'endroit  de  la  conduite  à 
tenir  par  rapport  aux  propositions  de  réforme  et  vis-à-vis  des 
réformés  déclarés,  le  bas  clergé  prononcé  plutôt  pour  la  ligue,  et 
c'était  naturel  encore  :  plus  de  passion  et  moins  de  lumières  expli- 
quaient cette  propension.  Le  haut  clergé  avait  été  moins  violent, 
sauf  quelques  exceptions.  Quant  aux  curés  de  Paris,  ils  étaient  di- 
visés d'opinion.  Au  colloque  de  Poissy  (1),  la  conclusion  eût  été  £i- 
vorable  à  la  transaction,  si  le  cardinal  de  Lorraine  n'eût  fait  pencher 
vers  la  rupture  et  les  extrémités.  Mais,  chose  remarquable,  dans  ses 
emportemens  même  le  clergé  ligueur  demeura  national  et  gallican, 
si  Ton  excepte  les  moines,  qui  avaient  une  sorte  de  religion  à  part.  Le 
cardinal  de  Lorraine  s'était  montré  intraitable  au  concile  de  Trente, 
sur  le  point  des  maximes  et  libertés  gallicanes.  C'est  en  cela  qae 
les  ultramontains  du  xvi«  siècle  diffèrent  de  ceux  du  xix*.  Henri  de 
Guise  et  ses  amis  se  déclaraient  partisans  de  la  pragmatique  de 
Bourges,  qui  avait  laissé  dans  l'église  de  France  des  regrets  non 
éteints  un  demi-siècle  après  sa  suppression.  Les  Guises  se  bornaient 
à  demander  pour  la  cour  de  Rome  la  réception  des  décrets  du 
concile  de  Trente,  que  refusaient  les  parlemens,  et  où  les  questions 
gallicanes  paraissaient  être  réservées,  bien  que  le  césarisme  papal 
y  reçût  sa  consécration. 

La  bulle  privatoire  de  1586  détermina  une  manifestation  galli- 
cane plus  prononcée.  Lorsqu'elle  avait  été  portée  au  parlement,  ce 
grand  corps  avait  refusé  de  l'enregistrer,  et  avait  remontré  au  roi 
que  les  princes  de  France  n'étaient  point  justiciables  du  pape  pour 
le  fait  de  la  politique,  et  que  les  sujets  n'avaient  jamais  eu  droit  de 
prendre  connaissance  de  la  religion  de  leur  prince  ;  le  parlement 
dénonçait  aussi  ces  artifices  romains  qui,  sous  le  nom  des  héritiers 
du  roi,  s'attaquaient  à  l'indépendance  de  la  couronne  (2).  C'étaient 
les  mêmes  principes  que  l'assemblée  des  évoques  réunis  à  Chartres 
le  21  septembre  1591  consacra  par  un  mandement  où  les  bulles 
privatoires  d'un  successeur  de  Sixte-Quint  contre  Henri  IV  étaient 
déclarées  nulles  dans  le  fond  et  dans  la  forme,  injustes  et  abusives, 
données  à  la  sollicitation  des  ennemis  de  la  France,  détournant  au 

(1)  Voyez  le  curieux  mémoire  présenté  à  ce  colloque,  et  dont  Mézeraynoos  acon- 
Bervé  des  extraits  importans.  OEuvres  de  L'Hôpital,  t.  I*',  p.  460. 

(2)  Voyez  les  Mémoires  de  la  Ligue,  1. 1«',  p.  222-227. 


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SIXTE-QUINT   ET  l'eGLISE.  869 

temporel  une  puissance  qui  n'est  instituée  que  pour  le  spirituel,  et 
par  conséquent  incapables  de  lier  les  évêques  et  les  autres  catho- 
liques de  France  (1).  Les  évoques  avaient  d'autant  plus  de  mérite, 
à  cette  occasion,  que  le  pape  Grégoire  XIV  avait  accepté  le  titre  de 
protecteur  de  la  France^  que  le  duc  de  Mayenne  lui  avait  fait 
décerner  par  le  conseil  général  de  la  ligue.  M.  de  Gondy,  arche- 
vêque de  Paris,  fut  obligé  de  quitter  son  siège  pour  sauver  sa  vie. 
Le  caractère  éminemment  national  de  l'église  de  France  a  été  la 
principale  cause  de  son  influence,  parce  qu'elle  y  a  trouvé,  avec  l'in- 
dépendance, la  force ,  la  confiance  et  la  popularité.  Tel  avait  été  le 
résultat  de  l'admirable  police  religieuse  qui  gouverna  ce  royaume 
pendant  tant  de  siècles  et  qui  est  en  péril  de  disparaître  aujour- 
d'hui au  grand  dommage  de  l'état,  des  populations  et  de  l'église 
elle-même.  Le  désaveu  du  passé  de  l'église  de  France  est  un  des 
signes  les  plus  aflligeans  des  calamités  publiques  de  notre  siècle. 
M.  de  Hûbner  n'a  pas  fait  ressortir  peut-être  avec  assez  d'éclat 
.l'esprit  public  de  la  haute  église  de  France  au  milieu  des  luttes  du 
xYi*  siècle.  Il  est  évident  que  ce  caractère  national  du  droit  public 
ecclésiastique  français  a  sauve;  le  catholicisme  dans  notre  pavs.  La 
pensée  constante  de  la  chancellerie  romaine  s'est  appliquée  à  la 
destruction  des  nationalités  de  ce  genre.  Elle  a  échoué  par  rapport 
à  la  France,  au  xvi«  et  au  xvii*  siècle.  Elle  y  a  réussi  au  xix*,   et 
l'on  ne  peut  prévoir  les  conséquences  qui  en  adviendront.  Sixte- 
Quint  a  eu  sur  ce  point  quelques  dissentimens  avec  Philippe  II, 
qui  s'est  montré  jaloux  lui-même  de  conserver  à  l'église  espagnole 
son  caractère  propre  et  national.  Il  y  a  sur  ce  sujet  une  dépêche  in- 
téressante de  Philippe  II  à  Olivarès  (2). 

Mais,  si  quelque  jour  s'ouvrait  au  règlement  intérieur  des  affaires 
de  France  par  l'influence  de  la  magistrature,  de  l'épîscopat  et  du 
parti  politique,  un  obstacle  insurmontable  paraissait  s'élever  du 
côté  de  Paris  et  des  grandes  villes  dominées  par  la  démocratie  de  la 
ligue  et  violemment  hostiles  à  tout  accommodement,  à  toute  transac- 
tion, sur  le  point  de  la  transmission  de  la  couronne  au  roi  de  Na- 
varre. La  population  de  Paris  était  fort  mobile  à  cause  de  l'affluence 
des  étrangers  et  ouvriers  de  tout  genre,  tantôt  considérable  et  tan- 
tôt réduite,  selon  les  circonstances;  nombre  infini  d'hôtelleries, 
auberges  ou  maisons  meublées  y  étaient  toujours  ouvertes.  C'était 
alors  comme  aujourd'hui  une  des  plus  grandes  villes  connues  du 
monde.  Sigismond  disait  que  Paris  était  non  pas  une  ville,  mais  un 
monde,  et  Charles-Quint,  interrogé  sur  laplusgrandevillede  France, 
répondit  que  c'était  Rouen,  car  Paris,  dit-il,  est  un  pays  entier.  Et 

(1)  Voyez  VArt  de  vérilier  les  dates  des  bénédictins,  édit.  citée,  t.  P',  p.  340. 
1%)  Voyez  Hûbner,  Sixte-Quint,  t.  m,  p.  33. 


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870  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

en  effet,  la  rive  droite,  la  rive  gauche  et  la  cité  au  milieu  présen- 
taient des  aspects  et  avaient  des  mœurs  qui  leur  étaient  propres.. 
Paris  n'avait  point  cependant  encore  toute  la  circonférence  que  nous 
lui  avons  vue  avant  l'annexion  de  1856.  Dans  l'enceinte  de  Philippe- 
Auguste,  la  ville  avait  renfermé  200,000  âmes,  au  conunencement 
du  XIII''  siècle,  et  près  de  300,000  au  début  du  xiv^;  malgré  les 
guerres  des  Anglais  et  les  troubles  sanglans  du  xv''  siècle,  elle 
comptait  A00,000  habitans  au  temps  du  ministre  vénitien  Barbaro, 
1565,  et  arrivait  au  double  (1)  en  1580,  réduite  à  600,000,  selon 
Bentivoglio,  en  1601,  mais  fort  entassée  en  bien  des  points.  «  L'on 
soûlait  estimer  à  Paris  plus  de  A, 000  tavernes  de  vin,  plus  de 
80,000  mendians,  plus  de  60,000  escrivains;  item  de  escoliers 
et  gens  de  mestier  sans  nombre;  item  la  compaignie,  prelatz  et 
princes  à  Paris  assidûment  conversans,  les  noblesses,  les  estais,  les 
richesses  et  diverses  merveilles,  solemnités  et  nouvelletés  ne  pour- 
rait nul  raconter  parfaitement.  »  (Guillebert  de  Metz.) 

Sur  la  rive  gauche  était  le  monde  des  disputes  de  l'esprit,  l'uni- 
versité, célèbre  entre  toutes  et  centre  d'un  actif  mouvement 
avec  30,000  étudians,  pauvres  la  plupart,  disséminés  dans  denom- 
breux  collèges,  dont  la  trace  a  disparu,  trois  grandes  et  puissantes 
abbayes,  Saint-Victor,  Sainte-Geneviève,  Saint-Germain- des-Prés, 
centres  d'études  et  de  lumières;  enfin  des  couvens  populeux  qui 
étaient  autant  d'agglomérations  appliquées  à  l'étude,  à  la  prédica* 
tion,  tels  que  les  bernardins,  les  jacobins,  les  cordeliers,  les  jésuites, 
derniers  venus  sur  la  montagne.  Dans  l'enceinte  de  chacun  de  ces 
couvens  vivaient  des  centaines  de  moines  ou  aspirans  à  la  vie  mo- 
nastique. Sur  la  rive  droite,  les  halles,  les  corps  de  métiers,  le  né- 
goce avec  son  cortège  agité,  turbulent,  les  habitations  seigneuriales 
et  royales,  l'Hôtel  de  Ville,  chef- lieu  d'une  constitution  municipale 
démocratique,  et  quelques  abbayes  fort  riches  comme  Saint-Martin, 
le  prieuré  du  Temple,  etc.  Dans  l'Ile  ou  la  cité,  séjour  ancien  des 
rois,  l'archevêché,  le  parlement,  la  vieille  Notre-Dame,  le  palais, 
agité  comme  une  Bourse,  les  administrations,  les  institutions  de  bien- 
faisance, centre  d'action  et  de  direction,  resserré  entre  deux  foyers 
plus  actifs  encore,  la  marchandise  et  les  écoles  ;  le  tout  mobile,  re- 
muant, comme  la  nation  même,  et  perpétuellement  tourmenté  par 
les  préoccupations  de  la  politique,  de  la  fortune  et  de  l'intelligenee, 
où  le  déportement  des  jouissances  allait  de  pair  avec  Tambitioni  et 
les  rêves  de  l'esprit.  L'université  de  Paris  avait  exercé  sur  l'activité 
intellectuelle  du  moyen  âge  une  influence  prédominante.  Tous  les 
grands  esprits  s'y  étaient  rencontrés,  depuis  Thomas  d'Aquin  jusqu'à 

(1)  Cf.  Springer,  Paris  a%  treuièma  sUcU,  iSÛO;  —  la  VilU  éê  Paru  m 
stièmê  siècle^  de  GaiUebert  de  Metz,  1855,  p.  SI,  «t  Toomaïao,  t  U,  p«  SS,  Ww 


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SIXTE-QUINT  ET  l'iGUSE.  871 

Gersos*  La  faculté  de  théologie  ou  la  Sorbonne,  le  collège  de  }Ia* 
yarre,  y  jouissaient  d'une  autorité  admise  dans  toute  la  chrétienté. 
Les  grands  conciles  du  xy*  siècle  avaient  subi  leur  influence,  et  Abs 
cbosesde  la  religion,  l'université  se  porta  aux  chosesdelapolitique  (1). 
Aussi  tout  le  monde  ambitionna  les  suffrages  de  cette  grande  ville 
déjà  si  présomptueuse  et  si  portée  aux  excès  en  tout  genre.  Les  dues 
de  Bourgogne  l'avaient  gâtée,  établissant  leur  séjour  joignant  les 
balles,  et  caressant  la  sédition.  Les  Guises  continuèrent  cette  œuvre 
déplorable.  Henri  de  Navarre  écrivit  lui- môme  aux  Parisiens  :  «Tje 
vous  estime  CQmme  le  miroir  et  l'abrégé  de  ce  royaume.  » 

Le  rôle  de  Paris  n'avait  été  rien  moins  que  patriotique  dans  les 
guerres  des  Anglais,  il  ne  le  fut  pas  davantage  dans  les  guerres  de 
religion.  Dans  l'une  et  l'autre  occurrence,  la  passion  communale  égara 
Paris,  la  violence  étouffa  la  raLson,  le  bas  entraîna  le  haut.  Paria, 
ville  jadis  bourguignonne  et  anglaise,  devint  au  xvi'  siècle  une  ville 
guisarde  et  espagnole.  La  réforme  avait  bien  trouvé  à  Paris  la  traee 
des  opinions  dissidentes  des  sacramentaires  ou  sectateurs  deBérea- 
ger,  au  xi''  siècle,  persistantes  dans  des  traditions  secrètes,  mais  les 
relations  de  l'université  avec  les  conciles  et  les  papes  avaient  main- 
tenu la  masse  de  la  population  dans  le  giron  de  l'église  romaine,  et, 
dans  la  grande  réaction  catholique  du  xvi*  siècle,  le  peuple  4e 
Paris  prit  parti  pour  le  catholicisme;  une  minorité  violente  terrifia 
la  bourgeoisie  éclairée,  qui  eût  été  favorable  à  des  réformes  reli- 
gieuses, et  dans  l'université  les  couvens  l'emportèrent  sur  les  col- 
lèges. Les  jacd)ins,  les  oordeliers,  les  jésuites,  machine  espagnole, 
imposèrent  au  collège  royal,  au  collège  de  Navarre,  à  Sainte-Gen««- 
yiève,  conune  le  montrent  Palma  Cayet  et  autres  chroniqueurs;  cette 
milice  des  moines,  qui  était  en  contact  direct  avec  le  peuple,  entraîna 
le  peuple  dans  la  ligue,  flatta  les  passions  démagogiques  et  donna 
une  couleur  démocratique  à  la  faction  ultramontaine,  qui  parla  même 
de  proclamer  la  république  après  le  meurtre  d'Henri  de  Guise,  et  de 
brûler  Paris  plutôt  que  de  le  rendre  à  Henri  HI,  quand  ce  prince  viat 
l'assiéger»  La  sage  Sorbonne  fut  entraînée  jusqu'au  moment  où  l'ioi- 
prudence  de  Grégoire  XIII  et  de  Gr^oire  XIV,  réchauffant  les  pré- 
tentions de  Boniiace  VUI,  favorisa  une  réaction  partie  des  raogs 
élevés  de  la  magistrature  et  de  l'i^lise  de  France,  les  archevéqoM 
de  Paris  et  de  Bourges  en  tête.  Mais  pendant  de  mortelles  semaines, 
la  terreur  régna  dans  Paris,  telle  qu'on  l'avait  vue  au  temps  des  Ar- 
magnacs, telle  qu'on  la  revit  en  1793,  telle  que  nous  l'avons  ime 
en  1871,  avec  cette  diiSéreace  qu'en  lôSO  c'étaient  des  pré^cataars 
de  la  ligue  qui  changeaient  les  églises  en  clubs,  qui  proclamaient 

(1)  On  pent  ToSr  lUns  Monttretol  U  jptrt  <i«b  prfft  l'uniTinlIé  4a  Par»  à  tomes  lat 
«fiOMft  iwpminUi  49  son  éfoqw. 


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87S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  régicide,  qui  désignaient  les  victimes  à  immoler,  qui  faisaient 
pendre  le  président  Brisson  et  les  otages  ;  la  peur  conduisait  alors 
les  timides  au  sermon,  comme  elle  les  conduisit  plus  tard  aux 
séances  des  jacobins  ou  à  la  décade.  C'est  du  couvent  des  jacobins 
de  la  rue  Saint- Jacques  que  partit  Jacques  Clément,  endoctriné  par 
son  supérieur;  c'est  dans  d'autres  couvens  que  s'armèrent  les  bras 
de  Barrière  et  de  Jean  Chatel.  La  fureur  démagogique  des  moines 
ne  respecta  rien  ni  personne,  et  Sixte-Quint  lui-môme,  accusé  de 
modérantîsme,  fut  signalé  par  les  prédicateurs  à  la  haine  des  catho- 
liques, (c  Mes  frères!  s'écriait  un  jésuite  espagnol,  non- seulement 
la  république  de  Venise  favorise  les  hérétiques,  mais...  silence,  si- 
lence !  ajoutait-il  en  mettant  le  doigt  sur  la  bouche,  le  pape  lui-même 
les  protège.  »  Bernard  Rouillet  à  Bourges  acquit  une  réputation  par 
ses  sermons  contre  le  pape,  et,  quand  Sixte  mourut,  ce  qui  arriva 
dès  Tan  1590,  les  prêtres  ligueurs  de  Paris  firent  des  feux  de  joie; 
le  fameux  Aubry  l'annonça  aux  fidèles  en  ces  termes:  a  Dieu,  mes 
frères,  nous  a  délivrés  d'un  méchant  pape  et  politique.  S'il  eût  vécu 
plus  longtemps,  on  eût  été  bien  obligé  de  prêcher  dans  Paris  contre 
le  pape,  et  nous  n'aurions  failli  le  faire  (1).  »  Mayenne  lui-même 
n'était  plus  le  maître  de  ces  atroces  insensés,  qui  ont  compromis  la 
cause  catholique  par  leur  démence,  et  qui  sont  devenus  insuppor- 
tables à  ceux  qui  portaient  le  poids  des  affaires  de  la  ligue.  On  laisse 
à  penser  ce  que  purent  être  les  états  convoqués  à  Paris  par  le  gou- 
vernement des  Guises  et  appelés  à  siéger  dans  une  semblable  four- 
naise. Aussi  la  question  du  déplacement  de  la  capitale  se  présenta 
à  cette  époque  à  beaucoup  d'esprits,  et  les  villes  de  province  comme 
Tours,  qui  avaient  vu  siéger  la  royauté  dans  leur  belle  vallée,  as- 
piraient à  la  posséder  encore  (2). 

Telle  se  dessinait  la  situation  des  affaires  de  l'église  en  France 
après  les  meurtres  de  Blois  et  de  Saint-Cloud;  tel  était  à  ce  moment 
le  résultat  de  la  grande  réaction  catholique  du  xvi*  siècle  et  des 
engagemens  pris  par  Grégoire  XIII  :  situation  fausse,  intolérable 
pour  un  pape  comme  Sixte-Quint,  obligé  par  son  état  à  combattre 
l'hérétique  Henri  de  Navarre,  obligé  par  la  raison  à  faire  des  vœux 
pour  son  triomphe,  qui  était  celui  du  bon  sens,  le  maître  suprême  et 
définitif  des  affaires  humaines;  forcé  comme  chef  de  la  catholicité 


(i)  Voyez  les  Mémoires  de  Nevers,  t.  n,  p.  709,  et  Ch.  Labitte,  la  ùémocratiê  d$  la 
liguê,  p.  159-100.  —  Rien  n'égale  la  liberté  de  langage  des  ultramontains  contre  les 
papes  lorsqu'un  de  ces  derniers  manque  aux  injonctions  du  parti.  Les  îafectires  de 
Joseph  de  Maistre  contre  Pie  VH  sont  fabuleuses.  Voyei  sa  Correspondance  parfût»- 
ment  authentique  publiée  en  185S,  p.  137  et  138.  Baronius  avait  traité  à  peu  près  de 
Btae  Gerbert,  devenu  Sylvestre  II,  —  et  Clément  XIV,  comment  a-t*il  été  traité  par 
les  amis  des  Jésuites!  Voyez  Thistoire  de  ce  pape  par  le  père  Thelner. 

(2)  Voyez  ce  curieux  détail  dans  Palma  Cayet,  t.  I"',  p.  55  de  Védit.  de  BachoB. 


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SIXTE-QUINT  BT  l'ÉGLISB.  875 

à  recevoir  avec  une  gratitude  apparente  les  services  du  seul  prince 
qui  la  défendit  enseignes  déployées,  Philippe  II,  et  condamné  par 
l'intérêt  secret  de  l'église  romaine  elle-même  à  craindre  les  succès 
trop  éclatans  du  roi  catholique;  obligé  de  ménager  en  face  du  monde 
les  milices  dévouées  de  la  ligue  et  de  Loyola,  quelque  passionnées 
qu'elles  fussent,  car  enfin  cette  passion  était  celle  de  la  cause  catho- 
lique, et  souhaitant  au  fond  de  son  cœur  la  disgrâce  et  la  défaite  d'un 
parti  qui  poussait  la  prétention  jusqu'à  le  subjuguer  lui-même.  Lui, 
pape  et  chef  suprême,  devait  être  le  simple  agent  des  fureurs  d'un 
parti,  et  le  serviteur  de  la  politique  espagnole.  Aussi  que  de  fluc- 
tuations et  d'incertitude  dans  la  conduite  diplomatique  de  Sixte- 
Quint,  que  les  jactances  espagnoles  affectaient  de  compromettre  à 
chaque  instant  par  des  perfidies,  par  des  indiscrétions  et  même  par 
des  mensonges  1  M.  de  Hûbner  nous  montre  ce  malheureux  pape 
aux  prises  avec  les  difiicultés  et  les  dissimulations  inséparables  de 
son  rôle ,  avec  les  erreurs  inévitables  en  pareilles  circonstances  et 
avec  les  trahisons  même  de  ses  agens,  qui  bravèrent  souvent  son 
courroux  pour  servir  la  cause  espagnole. 

C'est  ce  qui  lui  arriva  notamment  pour  la  légation  de  France.  Nous 
avons  vu  quelle  avait  été  l'attitude  du  légat  Morosini,  lors  du 
meurtre  de  Blois  :  elle  était  irréprochable;  mais  la  faction  espagnole, 
qui  le  détestait,  profita  de  l'occasion  pour  le  perdre,  et,  comme  ce 
triste  événement  avait  rapproché  forcément  Philippe  II  de  l5ixte- 
Quint,  l'habile  et  vindicatif  Olivarès  en  tira  le  moyen  de  dénoncer 
Morosini  comme  ayant  été  de  connivence  avec  Henri  III.  Le  billet 
de  ce  prince,  que  Morosini  avait  envoyé  à  Rome,  et  qui  courut  les 
cabinets,  servit  de  prétexte  à  montrer  le  légat  flattant  les  passions 
de  Blois  par  des  propos  prêtés  à  Sixte-Quint  lui-même.  Le  pape 
ne  pardonna  point  à  Morosini  de  n'avoir  pas  éclaté  immédiatement 
avec  le  roi,  au  sujet  de  l'insinuation  approbative  faussement  attri- 
buée au  pontife,  et,  sans  examiner  plus  à  fond  cette  aflaire,  il 
sacrifia  Morosini  à  la  haine  de  l'Espagne  et  à  son  propre  ressenti- 
ment personnel  (1),  dont  il  aurait  dû  mieux  approfondir  les  motifs. 
Ce  qu'il  y  eut  de  pire,  ce  fut  le  choix  du  successeur,  Gaêtani,  qui, 
au  fond  de  son  cœur  dévoué  à  l'Espagne,  n'hésita  point  à  faire  à  son 
souverain  des  rapports  en  harmonie  avec  son  dévoûment,  et  à  l'oc- 
currence agit  au  contre-pied  des  intentions  pontificales.  Les  instruc- 
tions données  par  Sixte- Quint  à  Gaêtani  ont  fait  beaucoup  de  bruit. 
Gaêtani  lui-même  a-t-il  été  dans  la  connivence  de  leur  publication 
intempestive  et  même  altérée  ?  on  ne  saurait  Tafllrmer,  bien  qu'on 

(1)  Voyez  les  pièces  publiées  par  H.  de  Htkbner.  n  parait  toutefois  que  Horosiol  a 
•a  le  tort  d'affirmer  au  pape  et  à  lltalie  qu'Henri  III  n'attenterait  pas  à  la  yie  du  duc 
de  Guise.  Voyez  Palma  Cayct,  t.  I«',  p.  85,  édit.  citée. 


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87&  BSTUS  DBS  DEUX  IfONDBfl. 

puisse  le  soupçonner.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  instractions 
diTuIguées  par  la  publicité  française  sont  inexactes,  et  que  le  texte 
fourni  par  Tempesti  lui-même  est  controuvé.  Nous  devons  à  H.  de 
Habner  la  publication  authentique  de  ce  document  d'importance, 
et  il  en  résulte  que,  si  en  un  sens  absolu  Gaëtani  a  suivi  la  ligne  de 
conduite  qui  lui  était  tracée  hypothétiquement,  ces  instructions  lui 
prescrivaient  une  circonspection  qu'il  n'a  point  gardée;  il  était,  il  est 
vrû,  accrédité  auprès  du  roi  de  la  ligue,  le  cardinal  de  Bourbon,  mais 
en  attendant  information  seulement.  Le  pape  a  été  instruit  de  la 
contravention  de  Gaêtani,  s*en  est  plaint  amèrement,  mais  sa  colère 
est  restée  sans  résultat.  Il  est  avéré  aujourd'hui  qu'immédiatement 
après  la  mort  d'Henri  III  Sixte-Quint  avait  cru  nécessaire  de  s'al- 
lier à  Philippe  II  pour  combattre  Henri  IV,  soit  à  l'aide  des  ligueurs, 
soit  à  l'aide  des  adhérens  catholiques  qu'il  espérait  détacher  du 
roi  de  Navarre;  mais  trois  mois  plus  tard  un  revirement  complet 
s'opéra  dans  l'esprit  du  pape,  que.  des  renseignemens  plus  assurés 
informèrent  de  l'inclination  d'Henri  IV  à  l'adoption  de  la  foi  ca* 
tholique.  L'Espagne  se  montra  irritée  de  ce  changement  des  dispo- 
sitions du  pape,  et  c'est  alors  que  la  France  et  l'Europe  furent  inoo- 
dées  d'une  pluie  de  pamphlets  ayant  pour  objet  de  montrer  la 
vaine  hypocrisie  du  nouveau  roi  de  France  et  l'inadmissibilité  de 
son  abjuration,  attendu  qu'il  était  relaps,  maudit,  etc.  La  politique 
de  Sixie-Quint  fut,  à  partir  de  cette  époque,  de  gagner  du  temps. 
c(  Pour  gagner  du  temps,  dit  M.  de  Hûbner,  le  pape  se  retrancha 
sur  la  nécessité  d'être  mieux  informé  des  affiiires  de  France,  non 
par  les  ouï-dire,  mais  par  les  rapports  officiels.  »  En  attendant,  il 
accablait  le  légat  de  son  blâme,  l'appelant  le  légat  de  l'Espagne  et 
non  le  sien,  et  craignant  cependant  de  le  révoquer.  Le  pape  était 
d'autant  plus  confirmé  dans  ses  impressions  qu'elles  coïncidaient 
avec  des  victoires  répétées  d'Henri  IV  sur  la  ligue  et  avec  use  com- 
munication officielle  de  ce  prince  annonçant  ses  intentions. 

En  effet,  après  la  mort  d'Henri  III,  le  nouveau  roi  proclamé, 
Henri  IV,  avait  envoyé  à  Rome  un  personnage  considérable,  le  duc 
de  Luxembourg  (1),  l'un  des  derniers  représentans  en  France  de  la 
maison  impériale  de  ce  nom.  Cette  ambassade  fit  événement  à 
Rome,  et  Olivarès  employa  de  singulières  violences  pour  en  ftîre 
avorter  les  résultats.  Le  duc  arriva  dans  les  premiers  jours  de 
janvier  1590,  et  fut  reçu  le  soriendemain  par  le  pape  malgré  les 
représentations  de  la  faction  espagnole.  Il  y  eut  de  la  résemî  des 

(1)  L«  duc  do  Piney-Lmombourg,  dont  ios  bions  tt  Us  titroo  ont  paMé  plus  twd 
por  mariage  à  la  aaisai  da  MoBtoMroBojr,  haUyuU  aa  charmairt  kMk  aploivd*|pi 
oieora  subeistaiit,  raa  CaolfiEojr-Lasnler,  ■•  S6.  €*»t  ana  coMtnictiaA  haHaima  dt  la 
fin  du  zYi*  sièda,  dont  la  stylo  rappaUo  l'iiôlal  d'Assasat  h  TaoloiiBa. 


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SIXTB-QUINT  ET  l'ÉGUSE*  876 

deux  côtés  à  cette  première  entrevue,  suivie  d'une  seconde  et  de 
grandes  démonstrations  de  cordialité  de  la  part  du  pape.  Il  faut  en 
lire  les  curieux  détails  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Hûbuer,  dont  le 
récit,  appuyé  de  pièces  probantes,  est  ici  plein  d'intérêt*  Olivarès 
était  furieux  et  demanda,  la  menace  à  la  bouche,  le  renvoi  du  duc 
de  Luxembourg.  Aux  cardinaux  de  la  cabale  espagnole.  Sixte  ré- 
pondit :  ((  Vous  voulez  donc  m'enseigner  mon  métier  7  qu'avez-vous 
à  me  dire  que  je  ne  sache  ?  Je  me  suis  fait  moine  à  Tâge  de  neuf 
ans,  j'ai  dépuis  lors  constamment  étudié  et  observé,  j'ai  lu  les 
canons,  l'histoire  sacrée  et  les  docteurs  de  l'église.  Je  n'aime  pas 
que  tout  le  monde  se  croie  appelé  à  être  mon  pédagogue,  et  j'en 
sais  plus  long  que  vous  tous.  Il  n'y  a  de  possible  que  Béam,  qui 
se  fera  catholique,  et  sera  reconnu  par  l'assentiment  universel,  » 
et  en  consistoire,  il  dit  en  s'emportant  :  a  II  y  a  des  aveugles,  des 
împrudens,  qui  nous  blâment  de  traiter  le  duc  de  Luxembourg 
avec  courtoisie,  de  ne  pas  le  congédier,  de  ne  pas  excommunier 
ceux  qui  suivent  le  roi  de  Navarre  ;  mais  ceux  qui  parlent  ainsi 
ne  savent  pas  comment  doit  se  conduire  un  chef  de  l'église.  Moi, 
j  8  le  sais.  Je  ne  pactise  point  avec  l'hérésie,  mais  je  l'écoute.  Je 
n'écouterais  pas  seulement  Navarre,  mais  aussi  le  Turc,  le  Persan^ 
tous  les  hérétiques  du  monde,  et  le  diable  lui-même,  s'il  venait 
demander  à  me  parler.  »  Toutes  les  allures  et  paroles  de  Sixte- 
Quint  ne  laissaient  de  doutes  à  personne  sur  son  intention  arrêtée 
de  s'arranger  avec  le  roi  de  Navarre.  Ses  incartades  bizarres  et  sa 
loquacité  ne  permettaient  pas  de  se  méprendre  sur  sa  résolution. 
C'est  alors  qu'Olivarës  eut  recours  à  l'intimidation.  Il  fit  entrevoir 
des  mesures  coercitives  contre  le  pape,  des  hostilités  à  main  année, 
la  guerre  avec  l'Espagne.  Sixte  se  contenta  de  répondre  :  u  On  veut 
me  prendre  par  la  peur,  on  se  trompe  de  route.  »  Les  intrigues  se 
croisèrent,  devinrent  plus  pressantes,  et  le  28  février  Olivarès  eut 
avec  le  pape,  au  sujet  de  l'expulsion  demandée  du  duc  de  Luxem- 
bourg, une  scène  des  plus  violentes,  suivie  d'une  autre  plus  violente 
encore  quelques  jours  après,  toutes  deux  accompagnées  de  menaces 
réciproques  de  se  porter  aux  dernières  extrémités.  Le  sacré-coUége 
et  Rome  entière  étaient  dans  les  angoisses,  et  un  moyen  terme 
ménagé  par  de  prudens  intermédiaires  suspendit  toute  décisicm. 
Gaëtani  était  d'accord  avec  les  Espagnols  pour  faire  échouer  la  mis- 
sion du  duc  de  Luxembourg;  une  nouvelle  audience  d'Olivarès 
poussa  le  pape  dans  ses  derniers  retranchemens.  Philippe  II  lui 
faisait  déclarer  qu'il  allait  se  dégager  de  l'obédience  du  pontife,  en 
faisant  un  appel  à  la  catholicité  désolée,  ajoutant  qu'il  saurait  bien 
pourvoir  aux  besoins  de  la  cause  de  Dieu,  à  défaut  du  pape  qui 
l'abandonnait.  Le  pape  assembla  les  cardinaux,  mit  sous  leurs 


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876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yeux  l'exact  exposé  de  la  situation,  et,  contre  l'attente  générale, 
le  sacré-coIIége  approuva  le  pontife  dans  sa  prudente  lenteur  à  se 
prononcer. 

Cette  mémorable  séance  est  du  19  mars  de  l'an  1590.  Le  14, 
le  duc  de  Mayenne  avait  perdu  la  sanglante  bataille  d*Ivry.  Lestoile 
raconte  qu'au  matin  de  la  journée  Henri  IV  avait  dit  à  ses  compa- 
gnons d'armes  :  «  SoyonsT  vainqueurs,  car  nous  serons  incontinent  ab- 
sous; mais  si  nous  sommes  battus,  nous  demeurerons  excommuniés, 
voire  môme  aggravés  et  réaggravés  plus  que  jamais.  »  Et  en  effet 
les  victoires  de  Henri,  qui  produisaient  un  effet  si  décisif  sur  l'esprit 
public  en  France,  aidaient  singulièrement  à  la  transaction  en  cour 
de  Rome,  malgré  les  rapports  envenimés  de  Gaëtani,  lequel  affir- 
mait à  sa  cour  qu'Henri  IV  se  moquait  du  pape,  et  n'abjureradt  pas 
dès  l'instant  qu'il  serait  reconnu  ou  pleinement  victorieux. 

Un  nouvol  é\^énement,  la  mort  du  cardinal  de  Bourbon,  le  roi 
de  la  ligue,  survint  le  8  mai  1590,  et  sembla  devoir  hâter  la  solu- 
tion romaine.  Le  pape  voulut  en  effet  qu'elle  fît  un  pas  de  plus.  Il 
proposa,  dans  une  assemblée  de  la  congrégation  de  France,  d'en- 
voyer deux  prélats  oonnus  pour  leurs  sentimens  pacifiques  et  con- 
cilians  auprès  des  princes  et  des  prélats  français,  afin  d'avoir  le 
témoignage  plus  authentique  des  sentimens  nationaux  et  des  dis- 
positions du  roi  de  Navarre.  Les  Espagnols  rugirent  et  firent  d'éner- 
giques protestations.  On  était  au  7  août.  Tant  d'émotions  avaient 
usé  la  santé  du  pontife,  qui  ne  comptait  cependant  que  soixante- 
neuf  ans.  Quoique  victorieux  des  difficultés  jusqu'à  ce  moment,  il 
sentit  ses  forces  s'épuiser,  et  une  crise  redoutable  pour  sa  vie  s'an- 
nonçait. Il  avait  résolu  que  la  papauté  ne  se  ferait  pas  l'instrument 
des  ambitions  politiques  de  la  maison  d'Espagne,  ni  de  la  maison 
de  Guise,  et  qu'elle  ne  prêterait  ni  à  Philippe  II,  ni  à  la  ligue,  les 
foudres  du  Vatican  et  les  trésors  du  château  Saint-Ange.  Il  expira 
le  29  août  (1590).  On  a  dit  que  c'était  du  poison  de  l'Espagne.  Rien 
n'est  plus  faux;  mais  le  môme  jour  les  deux  ministres  espagnols  à 
Rome  expédiaient  à  Madrid  les  deux  dépêches  suivantes.  Olivarës: 
«  L'accès  a  été  si  fort  que  sa  sainteté  a  trépassé.  Il  est  mort  sans 
confession,  et  pis,  pis,  pis  encore  [peory  peor,  peor)  ;  que  Dieu  lui 
soit  miséricordieux,  mais  je  le  vois  au  plus  profond  de  l'enfer.  »  Le 
duc  de  Sessa  :  u  Ce  soir  à  sept  heures,  le  pape  est  mort  sans  con- 
fession. On  assure  que  depuis  bien  des  années  il  ne  s'était  pas 
confessé.  Il  ne  pouvait  mourir  à  plus  mauvais  moment  pour  sa  ré- 
putation. Il  laissera  le  renom  du  plus  mauvais  pape  qu'on  ait  eu 
depuis  bien  des  années  (1).  » 

(i)  Voyez  les  détails  dans  le  deuxième  yolume  de  11.  de  Hûbner,  p.  363-371. 


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SIXTE-QUINT   ET  l'ÉGLISK,  877 

Sa  mort  arrêta  les  négociations.  Dn  successeur  lui  fut  élu,  dont 
le  règne  ne  dura  que  peu  de  mois,  et  à  une  élection  subséquente 
la  faction  espagnole  obtînt  l'élection  d'un  pape,  Grégoire  XIV,  qui 
reprît  et  suivit  les  erremens  de  Grégoire  XIII ,  ce  qui  prolongea  la 
guerre  civile  en  France  pendant  quatre  ans  encore.  C'est  la  période 
la  plus  anarchique,  la  plus  affligeante  de  l'histoire  de  la  ligue;  tout 
le  monde  en  connaît  les  tristes  péripéties.  Paris  soutint  un  siège 
désespéré,  avec  les  horreurs  de  la  famine.  C'est  alors  que  les  ca- 
tholiques non  ligueurs  du  parti  politique  et  les  plus  éminens  pré- 
lats du  royaume,  d'accord  avec  les  protestans  modérés,  convinrent 
de  l'abjuration  d'Henri  IV,  laquelle  fut  reçue  à  Saint-Denis,  malgré 
les  obstacles  odieux  suscités  par  le  légat  pour  empêcher  les  prélats 
français  de  la  consacrer.  M.  Poirson  en  a  raconté,  dans  son  His- 
toire  d Henri  IV ^  les  principaux  incidens,  dont  un  jeune  historien 
va  donner  bientôt  un  récit  plus  complet,  sur  pièces  nouvelles.  Je 
me  contenterai  d'y  ajouter  un  détail  qui  m'est  fourni  par  l'au- 
teur trop  peu  consulté  de  la  Chronologie  novenaire  (1).  «  Trois 
grands  prélats,  dit-il,  ont  été  les  principaux  instrumens  de  remettre 
la  France  en  la  paix  dont  elle  jouit.  Ces  prélats  sont  M.  le  cardinal 
de  Gondi  et  M.  le  cardinal  du  Perron,...  et  ce  n'eust  été  rien  des 
deux  sans  messire  Régnant  de  Beaune,  archevêque  de  Bourges, 
lequel  reçut  le  roi  en  l'église,  nonobstant  tout  ce  que  fit  et  dit  le 
cardinal  de  Plaisance  (Espagnol,  légat  du  pape),  lequel  envoya  un 
messager  à  Saint- Denis  lui  porter  un  ordre  qui  prohiboit  à  tous 
ecclésiastiques  de  recevoir  le  roi  en  l'église  ;  lequel  billet  fut  trouvé 
sur  sa  chape  en  même  temps  que  le  roi  entroit  à  l'église;...  mais 
ores  que  la  lecture  de  ce  billet  rendit  comme  ébahis  beaucoup  des 
ecclésiastiques  assistans,  qui  s'en  remirent  à  sa  discrétion,  il  leur 
dit  :  Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  une  simple  écriture  privée  qui 
n'est  en  forme?  et  quand  elle  seroit  en  forme,  elle  ne  vient  en 
temps  deu.  » 

Le  bon  sens  de  Clément  VIII  s'écarta  heureusement  de  la  voie  de 
Grégoire  XIV  pour  se  rapprocher  de  la  voie  de  Sixte-Quint,  et  l'on 
sait  comment  l'affaire  finit  à  Bome  peu  de  temps  après;  mais  Paris 
résista  longtemps  encore.  L'abjuration  d'un  côté,  l'édit  de  Nantes 
de  l'autre,  terminèrent  cette  affreuse  guerre  civile,  qui  avait  mis  la 
France  en  péril  de  perdre  son  rang,  sa  puissance  et  même  sa  natio- 
nalité. L'esprit  l'emporta  sur  la  sottise,  la  raison  appuyée  sur  une 
bonne  armée  prévalut  sur  les  folies  du  fanatisme,  et  pour  la  France 
comme  pour  l'Europe  s'ouvrirent  les  destinées  nouvelles  de  la  civi- 
lisation moderne. 

Ch.   GiRAUD,  de  rinstttut. 
(1)  Voyez  Palma  Cayet,  1. 1*',  p.  7,  édit.  Buchon. 


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LE  CHOLÉRA  INDIEN 


AO    POIRt   Dl   TOI 


DE    LA    GÉOCRAPHIE    IféoICALE    ET    DE    L*HYGlèNB    INTERNATIOHiLE 


I.  Discomrs  sur  U  choléra  prononcé  i  l'Académie  da  médecine  par  M.  PavTel  le  %  jmllet 
Itm,  —  II.  Ihirie  du  choléra  aiiaiîque,  par  le  D'  Tholoian,  19n.  —  m.  OHg/hu  Mwdle 
àm  etwUra  aikUique,  par  le  même,  1671.  —  lY.  Verbrrilun§tart  dtr  ChtUrm.  in  Indu»,  ten 
ICax.  T.  Pettenkofer,  1871.  —  Y.  Uibet  Choiera  emf  Sehifm  uni  den  Zweek  dar  Qutmr 
tànm,  roR  U.  Pettenkofer,  187S.  —  YI.  La  OmtOfUm  du  choléra,  par  le  D'  Pellara. 
1878.  —  Yll.  La  Quntion  det  maladies  infectieuta,  par  le  D'  Picot,  187t. 


Il  y  a  peu  de  temps  encore,  trois  foyers  de  choléra  menaçaient 
l'Europe  d'une  terrible  épidémie.  Deux  de  ces  foyers  sont  presque 
éteints  ou  du  moins  ne  sont  plus  à  craindre;  le  troisième  persiste,  et 
mérite,  sans  justifier  toutefois  trop  d'alarmes,  d'être  connu  et  sur- 
veillé. Le  premier,  celui  qui  a  fait  redouter  un  instant  une  inrasion 
soudaine  comme  celle  de  1865,  était  l'Arabie.  Le  choléra  y  séYissait 
dans  l'automne  de  1871  &  Médine,  et,  comme  Tépoque  du  pèleri- 
nage approchait,  il  était  présumable  que  le  moment  de  Fagglomé- 
ration  des  pèlerins  serait  marqué  par  une  violente  épidémie.  La 
Mecque  et  une  grande  partie  de  l'Arabie  furent  effectivement  at- 
teintes; mais,  grâce  aux  mesures  prises  par  Tadministration  sani- 
taire égyptienne,  l'Egypte  et  par  suite  l'Europe  ont  été  préservées 
du  fléau.  Il  existait  un  autre  foyer  à  Constantinople.  A  la  fin  de  no- 
vembre 1871,  l'épidémie,  qui  durait  dans  cette  ville  depuis  plus  de 
deux  mois,  y  était  encore  dana  toute  sa  force  :  on  comptait  près  de 
AOO  victimes  par  semaine;  mais  cette  épidémie»  aojourd'hm  en  voie 


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LE  CHOliBA   INDIEN.  879 

d'extinction,  n'a  jamais  manifesté  de  tendance  expansive^et,  sauf 
quelques  régions  très  drconscrites,  on  peut  dire  que  le  littoral  de 
la  Méditerranée  n'a  pas  souffert  des  irradiations  cholériques  éma- 
nées de  Gonstantinople. 

Le  dernier  foyer  et  le  plus  dangereux  est  en  Russie.  Après  une 
rémission  qui  a  duré  à  peu  près  tout  l'hiver,  le  choléra  a  reparu  l'été 
dernier,  et  sévit  dans  toutes  les  contrées  baignées  par  le  Dniester  et 
le  Dnieper.  Les  villes  de  Kiev  et  d'Odessa  (1)  sont  particulièrement 
frappées.  M.  Fauvel,  dont  l'autorité  en  ces  matières  est  incontes- 
table, n'hésite  pas  à  considérer  dès  maintenant  la  Galicie  et  les  prin- 
cipautés danubiennes  comme  très  menacées.  Si  ces  dernières  sont 
atteintes,  l'épidémie  aura  une  voie  largement  ouverte  pour  gagner 
le  centre  de  l'Europe  par  la  vallée  du  Danube.  Deux  autres  écri- 
vains compétens,  M.  Tholozan,  médecin  français  à  la  cour  de  Perse, 
et  M.  Pettenkofer,  professeur  à  Munich,  viennent  de  déclarer  que 
le  choléra  est  à  nos  portes;  d'autres  encore  vont  jusqu'à  dire  qu'il 
est  déjà  au  milieu  de  nous.  Il  est  vrai  que  des  cas  de  choléra  se 
montrent  en  Allemagne  et  en  France ,  beaucoup  moins  nombreux 
chez  nous  que  chez  nos  voisins;  mais  ce  sont  des  cas  isolés,  ce  n'est 
pas  une  épidémie.  Celle  qui  sévit  en  Russie  depuis  quatre  ans,  d'ail- 
leurs avec  une  médiocre  violence,  y  reste  presque  absolument  con- 
finée, et  rien  jusqu'ici  ne  nous  autorise  à  en  regarder  la  néfaste 
visite  comme  imminente.  Cependant  il  y  a  quelque  opportunité  à 
retracer  l'origine,  la  marche  géographique,  la  nature,  la  prophy- 
laxie internationale  et  le  traitement  du  choléra.  Aucune  grande 
question  de  médecine  et  d'hygiène  ne  présente,  à  côté  de  certitudes 
aussi  bien  définies,  autant  de  mystères  et  de  contradictions. 

I. 

C'est  le  lundi  26  mars  1832  que  le  choléra  épidémique  se  mon- 
tra pour  la  première  fois  à  Paris.  Quatre  personnes,  qui  demeuraient 
dans  des  quartiers  différens,  furent  atteintes  dans  la  journée  et 
moururent  en  peu  d'heures.  Le  31  mars,  trente-cinq  quartiers  de 
la  capitale  se  trouvaient  envahis,  et  dès  le  lendemain  les  treize 
autres.  Les  malades  offraient  tous  le  même  ensemble  de  symptômes. 
Déjà  signalés  par  les  médecins  qui  avaient  observé  la  maladie  dans 
les  pays  voisins,  ces  symptômes  devinrent  bientôt  plus  familiers  que 
ceux  de  toute  autre  affection  aux  praticiens  de  Paris  et  du  reste  de 
la  France. 

(1)  Kiev  est  chtqne  année  le  rendez-vous  d'une  foule  de  pèlerins  qui  viennent 
y  adorer  des  reliques  eaferméea  dans  des  galeries  souterraines. 


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880  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gomment  le  choléra  était-il  arrivé  en  France  7  Au  mois  d'août 
1817,  il  sévissait  avec  une  extraordinaire  violence  à  Jessore,  d'où  il 
s'étendit  bientôt  sur  toute  la  province  du  Bengale,  de  Tembou- 
chure  du  Gange  au  confluent  de  la  Jumna.  En  1819,  il  régnait  dans 
les  Indes  inférieures,  à  Sumatra,  à  TIle-de-France;  en  1820  et  1821, 
il  occupait  toute  la  Chine,  Tarchipel  des  Philippines,  Java.  En  même 
temps,  il  traversait  le  golfe  d*Oman,  se  propageait  le  long  des  bords 
du  Golfe-Persique  et  pénétrait  en  Perse.  Il  désola  longtemps  cette 
dernière  contrée  avant  de  pénétrer  en  Europe.  Enfin  en  1823,  par- 
tant de  Recht,  dans  la  province  de  Ghilan,  il  longea  le  littoral  de 
la  mer  Caspienne  et  franchit  la  frontière  russe.  Dès  le  22  septembre 
de  cette  année,  il  avait  atteint  Astrakan.  Il  n'y  fit  cependant  qu'une 
courte  apparition;  mais  en  1829  le  choléra,  qui  n'avait  pas  cessé  de 
sévir  dans  le  nord  de  la  Perse  et  dans  l'Afghanistan,  fut  apporté  i 
Orenbourg,  puis  à  Tiflis,  puis  à  Asti*akan,  et  cette  fois  pour  gagner 
décidément  la  Russie  entière.  Dès  le  20  septembre  1830,  il  éclatait 
à  Moscou,  où  il  régna  un  an.  L'épidémie  s'étendit  ensuite  jusqu'à 
Kiev  et  à  travers  toutes  les  provinces  occidentales  de  la  Russie 
jusqu'aux  frontières  de  la  Pologne.  Les  armées  qui  étaâent  alors  ea 
campagne  dans  ce  pays  contribuèrent  notamment  à  la  propagation 
de  la  maladie,  et  c'est  là  qu'on  vit  pour  la  première  fois  avec  net- 
teté la  transmission  de  l'épidémie  par  les  mouvemens  de  troupes. 
En  mai  et  juin  1831,  la  Moldavie  et  la  Galicie,  en  août  la  Prusse, 
furent  envahies;  puis  vinrent  la  Hongriie,  la  Transylvanie  et  le  litto- 
ral de  la  Raltique.  Le  27  janvier  1832,  le  choléra  était  annoncé  à 
Edimbourg,  et  le  10  février  on  le  signalait  à  Londres.  Des  côtes  an- 
glaises, le  fléau  menaçait  la  France  et  la  Hollande.  Le  15  mars  1832, 
il  apparaissait  à  Calais,  et  le  26  mars  il  était  à  Paris.  L'épidémie 
dans  la  grande  cité  dura  six  mois;  elle  atteignit  son  maximum 
d'intensité  le  9  avril,  où  il  y  eut  81A  décès,  resta  stationnaire  pen- 
dant quelques  jours,  puis  commença  de  décroître  :  18,A00  per- 
sonnes furent  enlevées  sur  une  population  de  9A  5,000  habitans.  De 
Paris,  l'épidémie  avait  rayonné  dans  toutes  les  directions  et  gagné 
peu  à  peu  le  reste  de  la  France.  Des  émigrés  anglais  l'avaient 
d'autre  part  transportée  en  Amérique,  en  Portugal  et  en  Espagne. 
Elle  ne  parvint  en  Italie  qu'en  1835.  La  Suisse  et  la  Grèce  furent 
épargnées.  Cette  première  invasion  a  été,  on  le  voit,  très  fente  :  elle 
a  mis  vingt  ans  à  gagner  le  monde.  Les  invasions  ultérieures  mon- 
treront plus  de  diligence.  Par  suite  de  l'activité  des  transports,  de 
la  fréquence  et  de  la  rapidité  des  communications,  les  germes  da 
choléra  circuleront  désormais  avec  une  promptitude  étonnante. 

Entre  les  années  1837  et  18A7,  l'Europe,  délivrée  du  choléra, 
n'en  eut  guère  de  souci;  mais  les  médecins,  qui  suivaient  d'un  œ  I 


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L£  CHOLÉRA   INDI£N.  '881 

attentif  la  marche  des  maladies  à  la  surface  de  la  terre,  n'avaient 
pas  cessé  d'appréhender  le  retoar  plus  ou  moins  prochain  du  fléau 
asiatique.  Une  épidémie  qui  avait  désolé  l'empire  birman  en  18&2y 
puis  l'Afghanistan  et  la  Tartarie,  était  parvenue  en  Pei-se  à  la  fin 
de  18&5.  De  là,  elle  se  porta  dans  deux  directions  différentes,  de 
l'est  à  l'ouest  par  Bagdad  et  La  Mecque,  et  du  côté  du  nord  vers 
Tauris  et  les  provinces  caucasiennes.  Dès  les  premiers  jours  de 
18A7,  le  choléra  éclatait  à  l'ouest  du  Caucase,  dans  les  rangs  de 
l'année  russe,  qui  tenait  la  campagne  en  Circassie,  et  il  gagna  peu 
à  peu  le  reste  de  l'Europe.  Ainsi  le  5  octobre  1848  un  bâtiment 
venant  de  Hambourg  et  ayant  à  bord  des  marins  atteints  du  cho- 
léra débarquait  à  Sunderland;  le  24  octobre,  une  partie  de  la 
Grande-Bretagne  était  infectée  ;  le  20  du  même  mois ,  immédiate- 
ment après  l'entrée  d'un  navire  anglais  à  Dunkerque,  l'épidémie 
se  montra  dans  le  nord  de  la  France.  Lille,  Calais,  Fécamp,  Dieppe, 
Rouen,  Douai,  subirent  successivement  les  atteintes  du  fléau.  Le 
29  janvier  1849,  aussitôt  après  l'arrivée  d'un  bataillon  de  chasseurs 
à  pied  venant  de  Douai,  un  premier  cas  de  choléra  fut  observé  à 
Saint-Denis.  Le  7  mars,  la  maladie  était  à  Paris. 

Les  deux  épidémies  dont  il  vient  d'être  question  sont  donc  im- 
médiatement d'origine  asiatique.  On  n'en  saurait  dire  autant  de 
celle  qui  sévit  en  Europe  de  1852  à  1855;  du  moins  on  n'a  pas 
suivi  la  trace  d'un  parcours  épidémique  effectué  de  l'est  à  l'ouest 
et  du  sud  au  nord.  Cette  épidémie,  après  avoir  sévi  faiblement  en 
Bohême  vers  la  fin  de  1851,  se  montre  avec  une  intensité  extraor- 
dinaire et  soudaine,  dès  le  mois  de  mai  1852,  dans  le  grand-duché 
de  Posen,  d'où  elle  se  propage  d'abord  à  l'est,  du  côté  de  la  Russie, 
puis  à  l'ouest,  du  côté  de  l' Allemagne.  En  1853,  on  la  voit  en  Dane- 
mark, en  Suède,  en  Norvège,  puis  en  Angleterre  et  en  France,  où 
elle  acquiert  toute  son  intensité  en  1854.  Pendant  cette  année  né- 
faste, le  fléau  ravagea  l'Europe  entière.  Les  grands  mouvemens  de 
troupes  qui  eurent  lieu  à  cette  époque  favorisèrent  la  diffusion  du 
poison,  en  même  temps  que  les  agglomérations  considérables  qui 
se  trouvaient  en  Turquie  et  en  Crimée  constituaient  comme  un  foyer 
secondaire  pour  la  multiplication  des  eflluves  épidémiques.  Le  cho- 
léra de  1852-55  fit  son  entrée  à  Paris  en  novembre  1853,  s'y  as- 
soupit en  janvier  1854,  se  ranima  en 'février,  et  sévit  surtout  en 
mars  et  pendant  le»  mois  suivans,  pour  quitter  la  capitale  au  mois 
d'août.  Soixante-six  départemens,  particulièrement  ceux  du  nord- 
est,  reçurent  la  visite  de  l'épidémie.  II  est  à  noter  que  la  Suisse, 
qui  avait  résisté  aux  deux  précédentes  invasions,  paya  cette  fois 
son  tribut. 

Jusqu'alors,  les  épidémies  n'avaient  pénétré  en  Europe  que  par 

roME  CL  -  1873.  S6 


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88%  RE7UE   DBS*  mSUX  MONDIS. 

la-  vcded^  terre. '^.L'épidémie  dé  1865-66(7  a  fait  son  entrée  par 
mer;  pânrles^  ports  >  prinoipalemeBlapar  Uaraeîlteet.CoafitBLQtiiMple. 
Le'eboléra  fui  importé  en  186fr  dans  l'Hadjas  par  lavoie  de  l'Inde 
et  deJafva^.  11  y  fit  d'épouvantables  rayagea,  et  Ies.pëierifi&,  affolas 
de' terreur,  se  rendirent  en  masse  à  Sjeddab  (1)«  sur  la  Mer-Jtonge^ 
oùâte  obtinrent presquede foi!ce/d*ftt0e. embaïaqnéa à.desti^iiÎQQde 
Snez.  Du  17  mai  au  10  juin^  dix  balffloix  à  vapeur  amenèrent  danai 
cette \i(l6  de  12' à  15,000  pèlerins plus^  ou  moins  malades,  quids 
là*  se  répandirent  dans  toute  l'Egypte.  Dësi  1«  2  juin^  l'Égyipte  était 
envabiev  et  en  moins  de  trois^mois^ony  compta  près  de  6d,QO0i  vic- 
times. La  panique  qui  s'empara  des  habitaiEs  provoqua»  uœ  émigrar 
tion  considérable,  qui  se  porta  sunles  graindês/villes.  eommercialea 
da littoral  méduerranéen  :  Beyrouth,  Cbypre^  Halte,.  Smyjuiev  Goii«- 
standnople,  Trieste,  Marseille,  d'où  le  cboléca  pal  facilement  sft 
propager  dans  le  reste  d^  l'Europe  (2).  Dans  les^  autres  épidémies» 
la  maladie  cheminant  par  terre  mettait  des  années  à  paroonrir  des 
voies  difiiciles«  Cette  fois,  emportée  à  travers  les  meca  par  lai  va^ 
peur,  il  ne  lui  fallut  que  quelques  mois  peuir  étfe  maltcesse  de 
l'Europe. 

En  résumé,  on  compFte  jusqn'ici  en  France  quatlre^:g^alldes^ épidé- 
mies, l'épidémie  de  1882,  celle  de  ISid,.  oelte  de:  f  85A^56v  enfin 
ceHe  die  1865,  qui  dure  plu9  de  deux  ms.  L'invaâîon  de  1SS3  aÉ« 
teint  cinquante-six  départemens,  et  fait  dans. L'année  de  lliOiAQO  à 
120,000  victimes;  en  18A9,  le  fléau  désole  cinquante-sept  dépwr- 
temens  et  cause  de  100,000  à  110,0(H)  dfkès;  Tépidâmie  de  186& 
envahit  graduellement  soixcmte^-dix  départeraens.  et  frappe^  plua  de 
150,600  personnes;  celle  de  1865  se  montre  au  mois  de  juin»  sévit 
pendant  quelque  temps  à  Marseille  et  à  Toulon,  gagne  Paris  seule^ 
ment  plusieurs  mois  plue  tard,  s'y  réveiUe  Tété  aiiivaatvSe  prolonge 
pendant  l'hiver  dans  le  nordH>ue9t  de  la  France,,  et  ne  s'apaiae 
complètement  qu'à  la  fin  de  1867,  après  avoir  Eavagô;nuiin8  de  tsr- 
ritoim  et  occasionné  mokis  de  mortalité  qne^  les  ^demies  précé- 
dentés. 

Si  la  science  a  pu  reconnaître  avec  quelque  certitude  la.  marcbe. 
géographiffue  des  symptômes  du  choiféca,  elle  a.  été  jusqu'ici  im*- 
puissante  à  déterminer  les  vrais  rapport» de  cette  maUMlie  a;vec  l'en- 
semble des  conditienS'Clîn^tériques,  géolQgiqueS).écoBoaiiques,etc« 
Lés^  recherches  nombreuses  et  persévérantes  entreprises  à  ce  sajel 

(i)  Djoâdah^  est  un  port  de  la  Mer-Roiigf  éloisné  lenlemtnt  de  deux  Jimnié«  et 
msrcJie  de  La  Merque;  c*est  là  que  B*«ini>arquea[t  la»  pèlerins  qui  Teulentngagpar  par 
Bier  rÉgypte,  l'Asie-Mineure,  etc. 

(2)  La  morulité  provoquée  par  cette  épidémie  en  France  n*eat  pas  «noon  bit» 
connue.  A  Pariai  seulement,  elle  a  ftll  plus  do  6,000  Tietimos. 


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n^OBlreneore  fbsnii  que  des  résaltato  douteux  et  eDatradictotresc  Btt 
EoFope,  les'Iieox  élevés  ont  éitè  g^éoéralemeot  préserrés,  maisi  Ifépii^ 
demie  a  violenrnsnt  sé^'  sur-  lès  plateaux  da  MemqpoB  et  sairlm' 
sommets  de  rHtiiialaya.  S»  des  loisalitée  assise»  sur  te  gvanit^et  sur. 
d'autres  roches  compactes  ont  paru  jouir  d'une  iaiinunké  paortîeu^ 
lière^  comme  Ta  montré  M*  P^tteakofer,  on  coanalt.  des  ofta,.tals 
que  celui  d'Helfiangfors,  en  ISASt^où  les  parties,  de  la  ville:  hàtiee 
sup  le  granit  fwent  dédniée»,  tandis  que  les  pasties  marécageaises 
et  voisines  du  rivage  restèrent  indemnes*  Certaines  contrées  comme 
le  Wurtemberg,  certaines  ville»  comme'  Lyen^  ont  écbappé  jus- 
qu^ici  à  peu  près  complètement  aus  atteintes  du  fléau^  sans  qu'oai 
puisse  l'expliquer.  Ce  qu'il. y  a  de  moina  oontestabie,  c'est  que  las* 
granocEes  agiglomératiens  fànrocisent  le  développement  de;  L' épidémie. 
Les  armées  en  camipagne,  les  eités  populeuses,  coosiitueBt:  comme 
des  foyers  d-où  elle  rayonne.  Ainsi  la  guerre  de  Pologne  en  iSSi. 
semble  avoir  été  la  cause  de  la  propagation  rapide  du  choléra  ea 
Euixype.  Ùa  ne  connaît  pas  d'exemple  d'uno  popuJatîcai  rurale  rava- 
gée par  l'épidémie  sans  qu'une  ville  des  enviroDs>  n^'en  eût  aupxnar* 
vaot  subi  l'infliience;  Dans  les  villes,  les  quartiers  les  plus,  comh" 
pactes  et  les  plus  malsains  sont  envahi»  et  éprouvés  plus.  qoB  les 
aatPeSb  Bref,  le  choléra  a}  une  affinité  ^éciadepeur  les  agfégatkmsi 
humaines;  c''est  e»  elles  qu'il  se  coiicentre  et;  par  elles  qu'il  serè* 
pand,  A  cet  égard,,  les  Mts  observés'  sont  décisif,  et  mil  argument 
ne*  saurait  prévaloir  contre  l'ensemble:  des  témoignages»  L'étude, 
attoative  des  épidémies*  prouve  que  ce*  n^est  ni  aux^  vems^  ni  auxj 
cours  d'eau^  ni  k  de  prétendues  diffusions  miaamatiquesv  qu'il  faut. 
attribuer  l'extension  plus  ou  moins  rapide  du  choléra,  en  dehoi?s>  de 
sonfoyer  â:'écIo3ion,qu^ilfautrattribuer  aus  foires,  aux  pèlerinages^ 
aux  mottvemens  de  troupes,  et  autres  déplacemens  eoilectifs  d^  cette 
sorte;  De»  voyaggeurs  isolés  et  bien  portaoïs  n'ont,  on  le  conçoit^  que- 
peu  de  chances  de  transporter  la  maladie  d'un  pays  infecté  à  ua 
pay»i»defnne<;  mais  des  voyageurs  ea  bandes,  parmi  lesquelsi  il  s'en 
trouve  toujours  de  plus  ou  moins  maladesy  emportent  nécessaireh 
ment  avec  eux  les  germes  du  fléau.  La. guerre  de  Crimée  en  a  fourni 
maintes  démonstrations  ;  cette  fois  ce  sont  nos  troupes  qui  ont  inoK 
porté  le  choléra  en  Orient.  Le  fait  suivant  est  particulièrement  Idk 
stFUCtif  :  la  division  Bosquet,,  en  proie  au  choléra,  vint  te  7  août 
camper  à  Baltchick,  où  était  mouillée  une  grande  paotie  de  notre- 
eacadrerjusqu'alofS' indemne.  Au  bout  de  dis  jours»  cellevci  était  eott 
vahiev  et- en>  moins  d'une  semaine  dte  comptait^,  sur  un  effectif  dm 
13^080  marina,  plus  de  SOO  morte.  S'Ii  étaât  nécessaine  d'iiisisterv 
on  pourrait  rappeier^  encore  l'importation  du  choléra  de  1SÔ5  à  la 
Guadeloupe»  Les  travatade  M»  UanchaL  de  Calvl  et  d'un,  savaat  mé- 


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88&  REf  U£  DES  DEUX  MONDES. 

decin  de  notre  marine,  M.  Pellarin,  ont  démontré  que  le  choléra  fut 
introduit  à  la  Pointe-à-Pitre  par  le  trois-mâts  la  Sainte-Mariey 
armé  à  Bordeaux  le  li  septembre  1865,  expédié  le  même  jour  pour 
Matamores  (Mexique),  et  arrivé  en  relâche  à  la  Pointe- à -Pitre  le 
20  octobre  suivant. 

En  somme,  il  est  certain  que  le  choléra  se  transmet  d'ua  pays  à 
l'autre  par  le  déplacement  des  masses  humaines,  qui  sont  de  véri- 
tables foyers  mobiles.  Il  suit  constamment  les  grandes  voies  de 
communication,  les  routes  fréquentées,  les  fleuves  navigables,  etc. 
Qu'il  s'agisse  des  pèlerins  dans  l'Inde,  des  caravanes  dans  la  Haute- 
Asie  et  la  Russie  orientale,  des  armées  à  travers  le  Caucase  ou  dans 
notre  expédition  de  Crimée,  des  émigrans  en  Amérique  ou  des  pè- 
lerins musulmans  de  La  Mecque,  les  conditions  de  transmissibilité 
de  l'épidémie  sont  toujours  les  mêmes,  la  propagation  se  fait  tou- 
jours d'autant  plus  vite  que  les  moyens  de  communication  sont  plus 
rapides. 

Comment  l'homme  transporte- t-il  le  choléra?  La  question  n'est 
pas  complètement  résolue.  Les  uns  admettent  que  les  germes  épidé* 
miques  sont  fixés  dans  l'organisme  même,  où  ils  conservent  leur 
vitsdité.  D'autres,  comme  M.  Pettenkofer,  qui  a  publié  à  ce  sujet 
de  remarquables  travaux,  pensent  que  l'homme  en  tant  qu'individu 
ne  joue  presque  aucun  rôle  dans  la  propagation  du  mal.  Ce  méde- 
cin ailirme  que  ni  le  corps  vivant,  ni  le  cadavre,  ni  les  excrétions 
des  cholériques  n'ont  le  pouvoir  de  retenir  et  de  multiplier  le 
miasme  inconnu  qui  est  la  cause  de  la  diffusion  morbide.  D'après 
M.  Pettenkofer,  ce  n'est  même  pas  dans  un  état  physiologique  par- 
ticulier des  populations  indiennes  du  bassin  du  Gange  qu'il  faudrait 
chercher  l'origine  du  choléra;  le  mal  naîtrait  de  certaines  circon- 
stances de  sol  et  de  climat,  et  de  même  ne  se  propagerait  que  grâce 
au  concours  de  certains  élémens  telluriques  et  atmosphériques.  Pré- 
tendre que  ni  l'homme  ni  les  matières  animales  ne  jouent  aucun 
rôle  dans  la  production  des  émanations  cholériques,  c'est  peut-être 
aller  un  peu  loin,  et  il  n'est  pas  probable  qu'on  accepte  générale- 
ment la  théorie  de  M.  Pettenkofer,  si  ingénieuse  qu'elle  paraisse. 
Le  choléra  se  répand  quelquefois  par  l'intermédiaire  de  personnes 
qui  n'en  sont  pas  atteintes  :  c'est  le  seul  argument  des  partisans  de 
la  Don-transmissibilité  de  la  maladie,  mais  il  n'a  guère  de  valeur, 
si  l'on  établit  que  les  germes  cholériques  peuvent  avoir  pour  véhi- 
cule des  vêtemens,  des  bagages,  des  marchandises,  etc.  Or  c'est  ce 
qu'ont  démontré  plusieurs  auteurs ,  entre  autres  M.  Grimaud  de 
Caux.  Ce  dernier  affirme  même  avoir  observé  à  la  poste  de  Mar- 
seille des  cas  de  choléra  transmis  par  des  paquets  de  lettres. 

Le  choléra  est-il  contagieux?  Il  est  incontestable  que  le  choléra 


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LE   CHOLÉRA   INDIEN.  885 

est  importé  dans  un  pays  par  des  agglomérations  qui  l'ont  contracté 
dans  un  autre  pays;  mais  la  transmission  n'est  pas  directe.  Un  cho- 
lérique déterminé  ne  transmet  pas  le  mal  à  telle  ou  telle  personne 
qui  à  son  tour  le  communique  à  une  autre,  et  ainsi  de  suite.  Les 
premiers  malades  qui  arrivent  dans  une  localité  indemne  infectent 
l'atmosphère  locale,  et  c'est  dans  cette  atmosphère  infecte  que  se 
multiplient  les  germes  de  l'épidémie,  qui  fera  plus  ou  moins  de  vic- 
times; mais  celles-ci  peuvent  se  trouver  aussi  bien  parmi  les  gens 
qui  se  sont  le  plus  tenus  à  l'écart  que  parmi  ceux  qui  ont  approché 
les  cholériques.  Fort  peu  de  médecins  succombent  en  soignant  ces 
derniers.  Peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  rappeler  à  ce  sujet  notre 
expérience  personnelle  et  les  observations  que  nous  avons  faites 
durant  l'épidémie  de  18Ç5,  en  compagnie  de  MM.  Legros  et  Gou- 
jon, dand  le  laboratoire  de  M.  Robin,  à  l'école  pratique  de  la  Fa- 
culté de  médecine.  Occupés  pendant  plusieurs  mois,  et  sans  nous 
entourer  d'aucune  précaution,  à  manier  et  à  étudier  de  toute  façon 
du  sang  et  des  déjections  de  cholériques,  nous  n'en  avons  éprouvé 
aucune  influence  délétère,  aucun  malaise.  M.  Sédillot  nous  a  ra- 
conté que,  pendant  la  campagne  de  Pologne  (1831),  il  lui  est  ar- 
rivé plus  d'une  fois  de  coucher  impunément  sur  du  linge  qui  venait 
d'être  quitté  par  des  malades  morts  du  choléra.  Il  est  donc  clair 
que  celui-ci  ne  se  transmet  point  par  le  contact  d'individus  ou  d'ob- 
jets contaminés.  C'est  l'air  qui,  dans  une  région  plus  ou  moins  limi- 
tée,' est  le  réceptacle  de  la  matière  subtile  et  inconnue  où  réside  le 
poison  ;  nous  disons  le  réceptacle  et  non  le  véhicule,  car  le  germe 
cholérique  qui  se  multiplie  dans  cette  région  ne  tend  pas  spontané- 
ment à  s'en  éloigner.  Ce  qui  l'entraîne  au  dehors  et  le  propage  au 
loin,  ce  sont  les  incessantes  migrations  de  l'homme. 

Les  recherches  de  M.  Tholozan  ont  mis  hors  de  doute  qu'indé- 
pendamment des  quatre  grandes  épidémies,  le  choléra  n'a  presque 
jamais  cessé,  depuis  1830,  d'exister  en  Europe  à  divers  degrés 
d'intensité  et  sous  des  formes  variables.  Chez  nous,  comme  dans 
l'Inde,  il  peut  être  épidémique,  endémique  ou  sporadique.  On  a 
essayé,  il  est  vrai,  d'établir  une  distinction  entre  le  choléra  qui 
donne  la  mort  à  un  grand  nombre  de  personnes  en  même  temps  et 
Celui  qui  ne  fait  que  des  victimes  isolées  (1);  au  fond  les  deux  ma- 
ladies ne  présentent  pas  de  différences  spéciGques.  La  première, 
quand  elle  a  consommé  son  œuvre,  s'assoupit  et  s'éteint  en  appa- 
rence, mais  elle  ne  cesse  pas  de  trahir  çà  et  là  sa  présence  à  des 
intervalles  plus  ou  moins  rapprochés. 

(1)  Ce  dernier  a  reçu  le  nom  de  choléra  nostras,  par  opposition  à  celui  de  choléra 
astatiqw. 


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fSB  REVIËE  BES  OEUX  HOflDES. 


H, 


'On  a  Yu  que  k  preisiëre  grande  épidémie  obseirée  aux  Indes, 
ayant  ison  apparition  en  Europe,  s'est  produite  en  1817^ c'est  &  cette 
époque  que  le  choléra  devint  voyageur,  mais  il  existait  en  Asie  de- 
puis longtemps.  Les  témoignages  de  la  philologie  et  de  l'archéolo- 
gie établissent  d'une  façcm  décisive  qu'il  y  a,  été  comm  de  tonte 
antiquité.  La  mythologie  hindoue  raconte  que  les  ^enx  'Aswins  ou 
ftls  de  Surj'a  (le  soleil)  enseignèrent  la  médecine  à  indra,  lequel 
coBoposa  VAyur-VédOy  le  plus^ancien  livre  médical  de  llnde.  A  son 
tour,  Indra  enseigna  la  médecine  à  Dhawantrie,  et  celai-ci  eut  poar 
disciple  Susnita,  contemporain  de  Rama,  le  héros  du  Bamayana. 
Or  Susruta  a  laissé  un  ouvrage  qui  «xiste  encore,  que  le  docteur 
Wïse,  directeur  du  service  médical  au  Bengale,  a  traAuit  et  rfearoé 
en  1845,  et  où  Ton  trouve  une  description  nette  du  choléra.  Il  est 
^difficile  d'a-ssigner  la  date  de  cet  écrit;  cependant  M.  Thplozan  crwt 
avoir  de  bonnes  raisons  dé  la  placer  vers  le  in^siède  avant  Tère 
•chrétienne.  D'autres  ouvrages  sanscrits  de  4a  *mème  époque  men- 
tionnent  une  maladie  semblable.  Le  document  le  plus  tcvrieni  fst 
une  inscription  relevée  à  Vizzianuggur  par  M.  Sonderson,  sur  un 
monolithe  qui  fait  partie  «des  ruines  d'un  ancien  tempile.  Oetle  in- 
scription, qui  est  attribuée  à  un  disciple  de  Bouddha  et  qui  parsft 
dater  d'une  époque  antérieure  à  la  conquête  JAleiaiidre,  porte  ce 
qui  suit  :  «  Les  lèvres  bleues,  la  face  amaigrie,  les  yeux  caves,  le 
ventre  noueux,  les  membres  contractée  et  crispés  comme  par  Telfet 
du  feu,  caractérisent  le  choléra,  qui  descend  par  la  maligne  oonjora- 
tion  des  prêtres  pour  détruire  les  braves.  La  respiration  épaisse 
adhère  à  la  face  du  guerrier,  ses  doigts  sont  t?oi*dus  ^en  dHKrens 
sens  et  contractés;  il  meurt  dsuns  les  contorsions,  victfane  de  la  co- 
lère de  Siva.  »  —  Beaucoup  d'ouvrages  bindous  et  persans  de  date 
plus  récente  renferment  des  docnmcns  analogues.  Quand  les  Pcbt- 
tugais  dès  1A98,  plus  tard  les  Hollandais  et  les  Anglais,  airordè- 
rent  sm*  les  côtes  de  l'Inde,  ils  eurent  de  nombreuses  occasions 
d'observer  le  choléra  épidémique,  et  il  n'est  pas  étonnailt  que  la 
description  de  oetle  mailadie  ait  pu  être  iaite  au  xvn*  siècle  par  des 
médecins  européens.  On  a  encore  les  annales  détaillées  des  épidé- 
mies qui  sévirent  au  xvin*  siècle,  et  dont  la  plus  fameuse  est  celle 
de  Hurdwar.  Bref,  à  quelque  âge  qu'on  se  reporte,  on  trouve  m 
des  anneaux  de  la  longue  chahie  chronologique  du  choléra,  brqnelle 
commence  avec  les  plus  anciens  livres  de  la  médecine  hindoue. 

Les  causes  qui  de  tout  temps  ont  favorisé  le  développement  da 
choléra  aux  Indes  y  agissent  encore  aujourd'hui.  Presque  tous  les 


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LE  CHOLÉBA  IKDIECi.  M7 

ans  la  maladie  se  déclave  dans  les  endroitsoù  se  réuniseent  les  pè- 
lenns.  Parmixes  hicalitéi^,  dont  que^ues-^neBiSont^ussi  des  villes 
de  cominerce,  trois  «suif  tout  attirent  la  Joule  :  oessont  Hurdwar,  dans 
le  nord  de  rHindoustao^  sur  le  €ange,  Juggurnath,  enr  la  côte 
d'Orisso,  au  Dord^ouest  <dii  golfe  du  Bengale,  et  Gon jeveran  au  sud 
de  Madras.  Les  pèlerins  y  arrivent  pendant  la  saison  diaude,  après 
un  trajet  souvent  de  plus  de  cent  lieues  presque  toujours  fait  à 
pied,  dans  un  ôtat^d'épuîseraent  et  de  misère  dont  il  est  difiicile  de 
se  foFnijer  une  idée.  Une iois  dans  ces  lieux  saints,  l'agglomération, 
la  mauvaise  nourriture,  la  malpropreté,  la  débauohe,  les  mettent 
dans  des -conditions  telles  rque  les  germes  morbides  se  développent, 
et  qu«  l'épidémie  s-allume  au  miliea  d'euz«  Cette  multitude  infectée 
se  disperse  ensuite,  et  traverse  le  pays  en  rtout  sens,  semant  les 
miasmes  et  la  conlagion. 

Ces  immenses  agglomérations  favorisent  donc  la  propagation  du 
choléra,  lin  sont^elies  en  même  temps  les  causes  productrices?  On 
ne  saurait  répondre  catégoriquement  à  cette  question.  Toutes  les 
hypothèses  possibles  ont  été  faites  sur  Torigine  du  choléra  aux 
Indes,  mais  aucune  n'explique  vraiment  la  difficulté.  Quelle  est  la 
cause  qui  provoque  la  genèse  du  miasme?  Est-ce  l'agglomération 
des  pèlerins  dans  de  mauvaises  conditions  hygiéniques?  Est-ce  la 
putréfaction  des  détritus  végétaux,  bous  un  soleil  torride,  ou  la 
stagnation  des  eaux  du  Gange,  chargées  d'impuretés  et  de  cadavres, 
ou  bien  encore  un  état  particulier  do  sol?  On  l'ignore.  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  les  pèlerinages  aident  à  la  propagation  du 
choléra,  que  oelui-oi  recherche  en  quelque  sorte  une  atmosphère 
pestilentielle.  'Par  conséquent  il  est  sage  de  souhaiter  que  le  gou- 
vernen^ent  brilaTinique  surveille  les  pèlerinages  et  imprime  plus 
d'activité  aux  travaux  de  canalisation  et  de  salubrité  qu'il  a  entre- 
pris pour  assainir  le  pays.  Quand  de  savans  médecins  proposent 
d'aller  attaqu*»r  le  mal  à  sa  racine  pour  le  détruire  à  tout  jamais,  et 
prêchent  une  croisade  aux  Indes  dans  laquelle  tous  les  peuples  ci- 
vilisés s'uniraient  pour  couper  les  têtes  de  l'hydre,  comme  autre- 
fois Hercule  coupa  celles  du  monstre  de  Lerne,  on  peut  applaudir 
à  la  généreuse  hardiesse  du  projet,  mais  on  se  demande  par  quels 
moyens  on  le  mettrait  à  exécirtion. 

La  Perse,  siluée  entre  l'Inde  «t  l'Europe,  n'est  pas  un  foyer  de 
choléra,  mais  c'est  un  pays  où  la  maladie  trouve  un  terrain  si  ap- 
proprié qu'elle  y  règne  très  souvent.  Il  y  a  peu  d'années  encore,  le 
royaume  du  shah  offrait  sous  ce  ^apport  un  triste  spectacle.  Les 
immondices  n'étaient  pas  enlevées;  les  cadavres  des  animaux,  cha- 
meaux, bœufe,  chevaux,  mulets,  étaient  dévora  par  les  chiens,  les 
chacals  et  les  oiseaux  de  proie  dans  les  villes  ou  dans  les  environs. 
Une  croyance  religieuse  très  enracinée  y  faisait  considérer  comme 


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888  IREYCE   DES  DEUX  MONDES. 

un  devoir  de  transporter  les  morts  au  loin  pour  les  inhumer  dans 
des  sépultures  saintes.  Ce  transport  se  pratiquait  dans  des  condi- 
tions déplorables.  Les  corps,  parvenus  à  différons  degrés  de  putré- 
faction, étaient  enroulés  dans  de  simples  feutres,  rarement  enfer- 
més dans  des  bières  en  planches  minces  et  mal  jointes.  En  cet  état, 
les  cadavres  étaient  transportés  à  dos  de  chameau  ou  de  mulet,  en 
toute  saison,  à  des  distances  de  trente  ou  quarante  journées  de 
marche  en  moyenne.  Il  y  avait  des  caravanes  de  cadavres,  de 
môme  qu'il  y  a  des  caravanes  de  pèlerins,  et  il  est  arrivé  à  des 
voyageurs  d'en  rencontrer  qui  portaient  ainsi  de  100  à  200  morts. 
Il  n'est  pas  besoin  de  dire  combien  ces  charniers  ambulans  devaient, 
en  infectant  l'atmosphère,  favoriser  l'activité  des  manifestations 
épidémiques.  La  conférence  internationale  recommanda  au  gouver- 
nement persan  d'empêcher  par  tous  les  moyens  possibles,  sur  son 
territoire,  la  multiplication  du  poison  cholérique.  Elle  insista  poar 
obtenir  la  suppression  des  pratiques  et  des  coutumes  qui  ne  peu- 
vent qu'entretenir  l'insalubrité  dans  le  pays;  elle  réclama  Tinstita- 
tion  de  conseils  de  santé  chargés  d'assurer  l'exécution  des  rëglemens 
'^  reconnus  indispensables  pour  défendre  la  Perse  elle-même,  et  par 
suite  pour  protéger  l'Europe  contre  l'invasion  du  fléau.  Des  vœui 
analogues  avaient  déjà  été  exprimés  plusieurs  fois  devant  le  shah 
de  Perse  par  son  médecin,  M.  Tholozan.  Dès  1867,  un  ordre  formel 
du  souverain  interdisait  partout  le  transport  des  cadavres;  en  môrae 
temps,  d'autres  réformes  sanitaires  étaient  préparées.  Les  avis  de 
la  conférence  ne  pouvaient  donc  en  général  qu'être  bien  accueillis 
par  le  gouvernement  de  Téhéran;  mais,  si  ce  dernier  n'a  fait  au- 
cune résistance,  il  ne  lui  a  pas  été  et  il  ne  lui  est  pas  encore  facile 
de  vaincre  celle  des  habitans.  On  n'obtient  pas  en  un  jour,  surtout 
parmi  les  populations  orientales,  la  suppression  des  coutumes  sécu- 
laires qui  se  lient  à  des  préjugés  religieux.  Les  membres  de  la  con- 
férence paraissent  n'avoir  pas  toujours  suffisamment  tenu  compte 
des  difficultés  d'une  pareille  entreprise,  et  M.  Tholozan  a  insisté 
avec  beaucoup  de  sagesse  sur  la  nécessité  d'y  apporter  de  la  cir- 
conspection et  de  la  mesure.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Proust,  méde- 
cin des  hôpitaux  de  Paris,  qui  a  été  chargé  en  1869  d'une  jnission 
en  Russie  et  en  Perse,  afin  d'étudier  la  prophylaxie  du  choléra,  a 
pu  constater  par  lui-même  les  excellentes  dispositions  de  l'admi- 
nistration persane.  «  La  plupart  des  moyens  dont  le  gouvernement 
français  recommanderait  l'application,  dit  M.  Proust,  ont  déjà  été 
inaugurés  par  le  gouvernement  du  shah.  Un  conseil  supérieur  de 
santé  a  été  institué;  dans  ce  conseil,  les  principaux  médecins  de  la 
Perse  ont  été  invités  à  siéger.  Ils  se  sont  occupés  des  questions  les 
plus  importantes  de  l'hygiène  privée  et  publique.  »  Ajoutons  que 
le  gouvernement  persan  a  résolu,  sur  la  proposition  de  M,  Tholo- 


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LE    CHOLÉRA  INDIEN.  889 

zap,  de  décréter  l'interruption  de  toute  communication  et  d'empê- 
cher les  pèlerinages  en  cas  d'invasion  constatée  du  choléra  dans 
les  pays  limitrophes.  Bref,  la  situation  est  fort  améliorée  en  ce  qui 
concerne  l'hygiène  intérieure  de  la  Perse,  elle  s'améliore  chaque 
jour  davantage,  et  c'est  un  grand  point;  mais  une  nouvelle  ques- 
tion se  pose  maintenant  :  comment  empêcher  le  choléra  de  passer 
d'Asie  en  Europe?  C'est  une  des  plus  sérieuses  difficultés  de  la  po- 
lice sanitaire  et  de  l'hygiène  internationale.  Examinons  ce  qui  a  été 
fait  pour  la  résoudre  et  dans  quelle  mesure  on  y  a  réussi  ou  plutôt 
on  peut  espérer  d'y  réussir. 

Le  choléra  vient  d'Asie  en  Europe  par  terre  et  par  mer,  c'est- 
à-dire  par  la  frontière  russo-persane  et  par  la  mer  Caspienne.  Il 
peut  y  arriver  aussi  à  travers  la  Méditerranée,  soit  de  l'Asie-Mi- 
neure, soit  de  rÉgypte,  et  par  conséquent  il  y  a  lieu  d'en  empêcher 
l'importation  dans  ces  deux  pays  par  les  frontières  qui  les  séparent 
soit  de  la  Perse,  soit  de  l'Arabie.  Cette  simple  indication  géogra- 
phique montre  l'étendue  et  la  complexité  du  système  de  préser- 
vation qu'il  s'agit  d'établir.  Tous  les  gouvernemens  européens  ont 
mis  une  diligente  activité  à  organiser  l'ensemble  des  mesures  pro- 
phylactiques et  à  préparer  le  fonctionnement  des  institutions  sani- 
taires recommandées  par  les  membres  de  la  conférence,  c'est-à- 
dire  le  service  des  quarantaines.  11  serait  prématuré  de  se  prononcer 
d'une  façon  définitive  sur  l'efficacité  des  quarantaines;  il  convient 
pourtant  de  dire  qu'un  certain  nombre  de  médecins  compétens  la 
nient  sans  réserve,  et  qu'une  telle  opinion  est  malheureusement 
trop  justifiée  par  les  faits. 

M.  Proust,  qui  a  exploré  avec  soin  la  frontière  russo-persane,  où 
la  Russie  a  établi  des  quarantaines  et  des  postes  de  cosaques,  croit 
qu'on  peut  exercer  sur  ce  parcours  une  surveillance  assez  active 
pour  empêcher  de  ce  côté  le  passage  du  choléra.  11  avoue  toutefois 
que  sur  quelques  points  il  est  difficile  de  s'opposer  à  la  circulation 
des  contrebandiers.  Pour  ce  qui  est  de  l'importation  par  la  mer 
Caspienne,  la  question  est  moins  simple.  Tous  les  navires  qui  s'é- 
loignent du  littoral  persan  de  ce  grand  lac  ont  pour  objectif,  du 
côté  russe ,  un  certain  nombre  de  ports  dont  les  principaux  sont 
Bakou,  Dçrbent  et  Astrakan.  Quelques-uns  de  ces  ports  ont  des  la- 
zarets; d'autres,  comme  Astrakan,  ne  possèdent  aucun  établissement 
sanitaire.  Le  personnel  ne  semble  pas  non  plus  suffisant;  nulle  part, 
la  visite  et  l'interrogatoire  des  passagers  ne  sont  faits  sérieusement. 
Voilà  du  moins  ce  qu'a  vu  M.  Proust.  Ce  médecin  a  insisté  auprès 
des  gouvernemens  de  Russie  et  du  Caucase  pour  obtenir  un  con- 
trôle plus  effectif  et  plus  sévère.  Il  a  réclamé  surtout  l'installation 
de  postes  de  surveillance  le  long  du  littoral ,  de  façon  a  empêcher 
au  besoin  le  débarquement  des  navires  qui  voudraient  enfreindre 


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800  RE7UE  B£S  DEUX  MOKDES. 

les^prescrîptions 'réglementaires.  RiaiDe  serait  pins  aisé,  puisqu'il 
n'y  a  9ar  la  Caspienne  que  des  bâtimens  Tusses.  D'autjfe  pari,  les 
observations  de  M.  iProust  venaient  d'autant  ^alus  à  ipropos  que  les 
locaux  quarantenanres ,  construits  à  une  autre  époque  contre  la 
peste,  sont  en  voie  de  transformation*  1I«  Proust  a  entretenu  de  oes 
intérêts  si  importons  plusieurs  hauts  fonctinnoaires  russes;  il  a  dé- 
veloppé ses  idées  À  ce  sujet  devant  la  Société  de  médecine  de  Tiflîs, 
et  il  est  revenu  avec  la  conviction  que,  si  l'on  applique  exactement, 
comme  il  l'espère,  les  mesures  qu'il  a  indiquées,  sur  le  littoral  de 
la  mer  Caspienne,  toute  importation  nouveUede  la  Perse  en  Russie 
deviendra  très  difficile;  maïs  ceci  est  le  secret  de  l'avenir. 

Transportons<<nous maintenant  aux  limites  de  la  Perse  et  delà 
Turquie  d'Asie.  Sur  toute  l'étendue  de  la  frontière  turco-persane, 
depuis  le  mont  kmmt  jusqu'au  Golfe-Persique,  l'intendance  otto- 
mane entretient  des  postes  d'observation  qu'Ole  transforme  au  be- 
soin en  quarantaines.  Or  ces  postes^  dispendieux  pour  le  trésor, 
vexatoires  pour  les  populations,  surtout  pour  celles  de  Perse,  ont 
été  jusqu'ici  complètement  impuissans  à  préserver  le  territoire  ot- 
toman de  l'invasion  du  choléra.  Cela  tient  à  ce  qu'il  y  a  sur  cette 
frontière  un  grand  nombre  de  tribus  nomades, —  Kurdes,  Bacthkres 
et  autres,  —  qui  l'été  mènent  paître  leurs  troupeaux  sur  les  hauts 
plateaux  de  la  Perse,  et  l'hiver  descendent  vers  les  plaines  de  1* Asie- 
Mineni^.  Il  se  produit  ainsi  sur  cette  ligne  un  mouvement  conti- 
nuel de  migration  qu'il  est  impossible  de  soumettre  aux  règlemcns 
quarantenaires.  M.  Tholozan  pense  avec  raison  que  de  ce  côté  les 
mesures  recommandées  par  la  conférence  internationale  ne  seraient 
pas  applicables. 

Un  système  de  quarantaine  plus  utile  est  celui  qui  a  empêché  la 
propagation  en  %ypte  de  l'épidémie  qui  en  1871  sévissait  dans 
î'Hedjaz,  sur  le  littoral  ouest  de  la  Mer-Rouge.  Cne  partie  de  ce 
pays,  celle  où  se  trouvent  Médîne  et  La  Mecque,  était  ravagée  par 
le  choléra  vers  la  fin  de  1871.  En  présence  du  danger  qui  menaçait 
rÉgypte  an  moment  du  retour  des  pèlerins,  l'administration  sani- 
taire égyptienne  décida  d'abord  qu'au  besoin  toute  communication 
marHime  serait  interrompue  entre  l'fledjaz  et  l'Egypte;  mais,  ne 
trouvant  pas  le  péril  imminent,  elle  .modiik  .plus  tard  cette  déci- 
sion, et  prescrivit  que  tous  les  pèlerins  revenant  de  La  Mecque  par 
l'Egypte  iraient  d'abord  faire  quarantaine  à  El-Wedj,  petit  port  de 
la  côte  arabique,  situé  à  SfiO  jnilles  de  Suez^  après  quoi  ils  pour- 
raient traverser  l'isthme  par  le  canal,  :sans  passer  en  Egypte,  ou 
bien  subir  une  .nouvelle  observation  dans  un  campement  installé 
à  cet  effet  aux  sources  de  Moïse.  Un  laxaret  sous  tentes  fut  donc 
organisé  à  El-Wedj  sous  la  direction  de  deux  médecins.  Cne  com- 
mission spéciale  fut  placée  à  Suez  pour  inspecter  tous  les  arn- 


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ya^eSy  et  les  médecins  préposés  à  la  ;aunfBillBiice  de  TEtedjaz  fa- 
rent  invités  à  transmettre  «en  Egypte  des  rappoits'sur  la  condition 
^sanitaire  des  pèlerins.  Les  cérémonies  eurent  lieu  sans  que  le  cho- 
léra fit  swà  appariticm  ordinaire^  et  Ton  crut  un  moment  pouvoir 
autoriser  les  navires  chargés  de  pëledns  à  se  rendre  directement 
à  Suez.  Un  premier  départ  allait  avoir  lieu  quand  Tépidémie  se 
déclarait  à  La  Mecque.  Dn  courrier  apporta  aussitôt  à  Djcddah 
l'ordre  de  délivrer  patente  brute  aux  navires  et  d'envoyer  ceux-ci 
à  El-Wedj.  On  imagine  facilement  la  déception  des  agens  d'embar- 
quement et  des  capitaines.  Aussi  plusieurs  de  ces  derniers  déclare- 
3-ent  qu'ils  n'en  iraient  pas  moÎDS  tout  droit  à  Suez.  L'énergie  des 
jnédecîns  ne  parvint  qu'à  grand'peine  k  les  en  empêcher.  En  même 
temps,  ce  réveil  du  choléra  à  La  Mecque  produisit  une  si  grande 
panique  parmi  les  pèlerins  que  ceux-ci  quittèrent  la  ville  au  plus 
vite,  de  façon  à  rendre  impraticable  l'échelonnement  des  départs. 
Quoi  qu'il  en  fût,  le  lazaret  d'El-Wedj  remplit  convenablement  son 
oflîce,  grâce  à  l'intelligence  et  au  dévoûment  des  médecins,  et  le 
choléra  ne  pénétra  point  en  Egypte. 

Soi  dans  certains  cas  le  système  des  quarantaines  par  mer  est 
efficace,  la  plupart  du  Hemps  il  ne  fournit  pas  aux  gouvernemens 
le  moyen  d'intercepter  sûrement  le  choléra.  Voici  un  nouvel  exem- 
ple, qui  est  des  plus  instructifs  et  par  lequel  nous  terminerons  ces 
remarques  sur  la  prophylaxie  internationale  du  fléau  asiatique. 

Jusqu'au  mois  de  mai  1856,  la  quarantaine  était  obligatoire  et 
générale  pour  les  personiies  qui  arrivaient  par  mer  en  Russie.  Tous 
les  passagers  sans  exception  étaient  soumis  à  une  inspection  sani- 
taire et  à  un  intemement  de  dix  à  vingt  jours.  Un  vigneron  français 
établi  en  Grimée  racontait  dernièrement  à  M.  de  Valcourt  qu'en  ttr- 
Tivant  à  Odessa  en  18&8,  on  le  fit  débarquer  avec  sa  famille  et  les 
autres  voyageurs  sur  le  quai  à  dix  heures  du  matin,  puis  on  retira 
la  planche  qui  avait  servi  de  communication  entre  le  navire  et  la 
terre.  Les  passagers,  surveillés  par  les  soldats  de  la  quarantsâne, 
durent  Tester  sans  manger  ni  boire,  au  grand  soleil,  jusqu'à  quatre 
heures  de  l'après-midi.  Enfin,  entourés  par  une  haie  de  faction- 
naires, ils  furent  conduits  à  la  salle  d'infection.  Là,  un  médecin 
les  interrogea  et  les  ut  complètement  déshabiller.  On  leur  remit 
ensuite  une  chemise  grossière  et  une  capote  de  soldat  russe.  Leurs 
vôtemens  ne  leur  furent  rendus,  après  purification,  que  vingt- 
quatre  heures  plus  tard.  L'internement  dura  quinze  jours,  quoi- 
qu'il n'y  eOtt  aucune  épidémie  ni  en  Russie,  ni  dans  ç^ucun  des  ports 
auxquels  le  navire  avait  abordé.  En  1856,  ces  rigueurs  furent  sup- 
primées. On  les  rétablit  par  la  suite  en  les  adoucissant  quelque 
peu.  Aujourd'hui,  comme  le  choléra  règne  à  Odessa,  la  quaran- 
taine fonctionne  et  occupe  un  nombreux  personnei.  Or  M.  de  Val- 


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892  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

court,  qui  revient  de  Russie,  aifirme  que  trente  passagers  par  jour, 
en  moyenne,  débarquent  à  Odessa  et  y  subissent  la  quarantaine, 
tandis  que  quatre  cents  voyageurs  arrivent  par  le  chemin  de  fer  et 
entrent  librement  en  ville.  Du  côté  de  la  Turquie,  il  n'est  pas  moins 
facile  d'éluder  les  prescriptions  quarantenaîres.  Cette  année,  l'ad- 
ministration ottomane,  pour  protéger  le  pays  contre  le  choléra  qui 
règne  en  Russie,  a  établi  une  quarantaine  de  dix  jours  pleins  à  Su- 
lina  pour  les  navires  se  rendant  sur  le  Danube,  au  Bosphore  pour 
ceux  qui  vont  à  Constantinople,  à  Batoun  pour  ceux  qui  viennent 
des  ports  du  Caucase.  De  plus  elle  a  supprimé  le  service  à  vapeur 
entre  Galatz  et  Odessa.  Qu'arrive -t-il?  C'est  que  les  voyageurs  quit- 
tent la  Russie  par  le  chemin  de  fer  de  Wolociska  (frontière  austro- 
russe)  et  gagnent  Constantinople  par  Vienne  et  Barrach,  comme 
vient  de  le  faire  l'ambassadeur  de  Russie  près  la  Sublime-Porte. 
Bientôt  le  chemin  de  fer  qui  reliera  Kichenef  à  Yassy  sera  terminé, 
et  le  trajet  sera  encore  considérablement  abrégé.  La  quarantaine 
est  donc  inutile. 

Il  faut  le  reconnaître,  le  système  des  quarantaines  présente  des 
complications  et  des  difficultés  qui  le  rendent  dans  beaucoup  de  cas 
inefficace  et  inexécutable.  Non-seulement  il  est  malaisé  de  trouver 
des  fonctionnaires  assez  vigilans,  mais  il  est  souvent  impossible  de 
s'opposer  aux  transports  et  aux  mouvemens  de  voyageurs  qui  sont 
les  agens  de  la  propagation  épidémique. 

III. 

S'il  est  impossible  de  détruire  le  choléra  dans  sa  source,  s'il  est 
très  difficile  de  l'empêcher  d'arriver  jusqu'à  nous,  la  science  ne 
possède-t-elle  pas  au  moins  une  antidote  à  lui  opposer,  un  remède 
pour  le  combattre  lorsqu'il  est  parvenu  à  s'introduire  parmi  nous? 
De  même  que  le  médecin  doit  confesser,  quant  à  la  nature  du  mal, 
l'obscurité  à  peu  près  complète  du  savoir,  de  même  il  doit  avouer, 
en  face  des  victimes  de  l'invasion  cholérique,  l'impuissance  presque 
toujours  irrémédiable  de  l'art.  Les  remèdes  proposés  pour  guérir 
le  choléra  sont  aussi  nombreux  que  les  hypothèses  faites  pour  l'ex- 
pliquer. De  part  et  d'autre,  l'illusion  est  la  même.  Ceux  qui  consi- 
dèrent le  choléra  comme  une  maladie  due  à  des  parasites  recher- 
chent naturellement  les  moyens  de  détruire  ces  parasites  (1).  Les 
médecins  qui  le  regardent  comme  une  affection  virulente,  provo- 
quant une  sorj;e  d'altération  moléculaire  de  toute  la  masse  des  hu- 

(1)  Parmi  les  partisans  de  cette  idée,  il  faut  citer  an  professeur  allemand,  IL  Bal- 
lier,  qui  regarde  comme  démontré  que  le  choléra  est  dû  à  des  micrococcus,  M.  HalUer 
explique  d^ailleurs  toutes  les  maladies  par  des  micrococcus  ou  par  des  infiniment 
petits  du  même  ordre. 


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LE    CHOLÉRA   INDIEN.  803 

meurs  et  surtout  des^  matières  albuminoîdes,  sont  d'avis  que  les 
acides  pourraient  jouer  ici  un  rôle  salutaire.  D'autres,  pensant  qu'il 
importe  avant  tout  de  rétablir  la  liquidité  du  sang  coagulé  dans  les 
vaisseaux,  ont  recours  aux  alcalis.  On  s'est  servi  aussi  des  sels  de 
cuivre,  que  quelques  praticiens  considèrent  comme  de  véritables 
spécifiques,  d'alcaloïdes,  comme  la  caféine,  etc.  Les  physiologistes, 
gui  localisent  le  mal  dans  le  système  nerveux  du  grand  sympathi- 
que, ont  été  amenés  à  préconiser  les  drogues  antispasmodiques.  En 
somme,  les  remèdes  ont  presque  tous  paru  sans  action  utile,  et  le 
traitement  le  plus  rationnel  est  encore  celui  des  premiers  temps  du 
choléra,  le  traitement  des  symptômes.  Il  consiste  non  pas  à  terras- 
ser la  maladie  en  bloc  en  lui  livrant  une  seule  et  héroïque  bataille, 
mais  à  la  combattre  par  une  suite  d'escarmouches  en  attaquant  les 
divers  symptômes  du  mal  les  uns  après  les  autres.  Les  cholériques 
ont  des  crampes,  on  essaie  de  les  faire  cesser.  Ils  ont  froid,  on  les 
réchauffe  par  des  frictions  et  des  boissons.  Us  n'ont  plus  qu'une 
circulation  lente  et  difiicile,  on  tâche  d'en  rétablir  les  conditions 
normales  en  stimulant  le  flux  sanguin.  Les  sécrétions  sont  taries, 
on  les  sollicite  par  des  moyens  appropriés.  De  la  sorte,  et  sans  at- 
taquer le  mal  à  sa  racine,  on  arrive  souvent  à  d* heureux  résultats. 
Ce  qui  empêche  surtout  les  remèdes  d'agir  sur  les  cholériques,  c'est 
que  ces  derniers  ne  peuvent  rien  absorber.  Quelques  médecins  ont 
eu  l'idée  d'injecter  directement  les  principes  médicamenteux  soit 
sous  la  peau,  soit  dans  les  veines.  Plusieurs  tentatives  de  ce  genre 
ont  réussi,  et  cette  voie  est  la  bonne.  Seulement  il  faut  y  avancer 
désormais  avec  une  persévérante  et  méthodique  hardiesse,  si  l'on 
veut  réaliser  de  vrais  progrès  dans  le  traitement  du  choléra  et  des 
autres  maladies.  Au  lieu  de  tâtonner  timidement  et  aveuglément 
dans  les  expérimentations  sur  l'homme  vivant,  il  est  nécessaire  d'y 
procéder  avec  énergie  et  décision.  C'est  le  seul  moyen  d'avoir  un 
jour  des  armes  solides  et  bien  trempées  pour  les  luttes  contre  la 
maladie. 

Il  convient  peut-être  de  signaler  sous  ce  rapport  à  l'attention  des 
médecins  les  propriétés  remarquables  des  borates  et  silicates  alca- 
lins que  M.  Dumas  a  révélées  récemment  (1).  Ces  sels,  qui  n'exer- 
cent pas  d'action  toxique  trop  prononcée  sur  les  organismes  supé- 
rieurs, sont  mortels  au  contraire  pour  les  êtres  microscopiques  et 
les  agens  subtils  organisés  ou  amorphes  dont  le  rôle  est  incontes- 
table dans  les  maladies  infectieuses.  Les  expériences  faites  dans  ces 
derniers  temps  ont  prouvé  du  moins  que  de  telles  substances  en- 
travent le  développement  des  fermentations  de  toute  sorte,  arrêtent 

(1)  Recherchés  sur  Us  fermentations  {Comptes-rendus  de  V Académie  des  Sciences, 
5  août  187  ]. 


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SUA  REVUS  DES   DEUX  HONMSS. 

lesi  décompoi^tioss  putrides,  s'oppoeont  wm  comiptioss  de  la  ma* 
tière  organique.  Il  est  permis  de  présumer  que  gos  ¥er<«8,  censt»- 
tées  daiB  le  laboratoire  des  cliiaiîaAes,  seront  efiicaoss  dans  le  labo» 
ratoire  det  l'économie  animale. 

Indépendamment  des  remède»  qu'on  oppoeep.  aa  dudérn  déckié, 
il  en  est  de  prôventifa  qu'il  es^  sage  d'employer  ev  temps  utile  r. 
ce  sont  les  substances  désiofectantesr  et  andsepiiques,  comme  l'a- 
cide pbëniqne,  le  codtar,  le  chionii-e  de  ehauK*.  La  nature  corrosivc 
de  ces  prodiiits  empëcbe  de  les  administrer  à  l'urtérieur  et  d'en 
éprouver  l'iufliience  thérapeutique  ;  mais  il  est  certain  qu^ils  exer^ 
cent  une  action  destractive  sur  tous  les  corpuseules  oi^aniques,  et 
leplussouvesit  en  paralysent  les  propriétés  malfaisantes.  A  ce  titre, 
il  est  ralimmei  de  s'en  servir  pour  purifier  et  assainir  ratmosphëie, 
surtout  l'atmosphère  conrinée  des  appartemens  et  des  hôpitaux  do- 
rant ks  périodes  épidémique&  C'bst  à  Tadministration.  de  prendre 
des  raesui-es  promptes  et  de  fournir  des  indicaitione  claires  pour 
assurer  partout,  en  temps  opportun,  TusagB  de  ces  scbstaoces. 

Au  point)  de  vue  de  l'hygiène  inâiyiduellet,  la  seule  pveseriptfani 
est  de  vivre  avec  régularité  et  sobriéité.  Les  excès^  tODJoors  ft- 
nestesi,  le  sont  plus^.que  jamais  en  temps*  ^'épidémie.  H  Ta  sans'diie 
qu'une  extrême  propreté  n'est  pas  moins  indiquée;  ce  qui  l'est 
peut-être  encore  pinSy  c'est:  le  cakne  etb  sérénidè  de^  l'écrit,  fia 
force  moi-ale  importe  ici  non  moins  que  la:  santé  physique.  Quand 
le  cboléFa  sévit,  les  dérangemens  intestînam  sont  très  fréquens,  et 
dans  rknmense  majorité  des  cas  la  maladie  sonnent  noo  pas  d'ane 
manière  foudroyante,  maîs'à. la  suite  d^iHie  diarrhée  qui  dure  pfais  ou 
moins  de  temps.  L'expérience?  a  démontré  quien  combattant  cette 
première  maDifestation  par  les  opiacés  et  par  le  sous-nitrate  de 
bismuth,  on  prévient  souvent  l'explosion  dit  choléra,  lo  Angle^rre, 
le  gouvemenienft  organise,,  quand  Fépidémie  sévit,  dë9  visites  do- 
miciliaires pour  faire  constater  et  traiter,  s'il  y  a  lieu,  les  prodromes 
de  ce  genre. 

On  le  voit,  il  n'y  a.poiniaaoor&de  spéciilqve  contre  le  cboiém* 
La  thérapeutique  peut-elle  concevoir  l'espérance  d'en  découvrirun 
dans  l'avenii^?  Rien  n'autorise  à  en  douter.  On  a  trouvé  un  remède 
héroïque  contre  les  fièvres  intermittentes,  le  quinquina,  sans  «on- 
nattre  le  meôns  dii  monde  la  cause  première  de- cette  maladie,  sans 
avoir  la  moindre  notion  du  miasme  paludéen^.  Peut-être  de  même 
appcaidra-t-CNS  à  détruire  le  miasme  cholérique-  avant  d'en  péné- 
trer la  nainre  intime.  Bn  attendant,  ii  est  permis  de  compter  qoe 
le-dioléra,  soumis  eu/ceci  à  la  mystérieuse  loi  qui*  gouverne  révo- 
lution séculaire  des  épidémies,  perdra  de  son  intensité  au  fur  et  à 
mesure  qu'il  s'éloignera  de  son  origine*  Ces  g^rmes  morbides»  cal 
virus,  semblent  n'être  point  doués  du  pouvoir  de  se  reproduire  ia* 


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LE  GHOLEAii  INDIEN.  805* 

déGnimenti  Ils  a^épuisent  par.  leur  proprt  jacikité..  La.  mort  qa'ils. 
sèment  finit  par  les:atteindre  un. jour.  E^-ce  Tinflueiioe  da  laicivir-* 
lîsation  qui^  met  ainsi  ua  tenne  à  lear  sinistre  OAvrage,  ou  cette,  fin 
assignée  à^  leurs  destinéi»  est-elle  laréaliautioni  d'un  déeceir.fatal? 
En' tout  cas,  le  choléra  doit  s-'élÛQdraanjmir.  D'ici  1%  le  meilleur 
moyen-  de-  trayaUler  ài  ranéautic  est  d'en  pouraûwe.  scientifique- 
ment l'étude. 

Il  fout  doBc  ¥oir  ce  que  lâ  soiénoe  et  la  dociarioe  suggèrôQt  pour 
l'ayenir  en  fai6  de  travaux  capables  d'élucider  le  grave  problème 
de  lar  nature  dHs  choléra  et  en  ^néral  des*  maiadies  infectieuses.  Les 
imnestigations  de  la  physique  et  de  U  chimie  deviennent  de  pLua  ea 
plus  faciles^  tantles  phénomènes  y  sont. simples, Jes  formules  pré- 
cises, les  théories  coordbnoées^  les  méthodes  sûres.  La. part  de 
rinventioa  et  de  l'originalité  y  est  de  plus  en  plus  réduite,,  celle  du 
calcul  et  des  nie8ui;e3  y  prenant  (fea  proporlious  croissantes.  Les 
maîtres  ont/  donné  les*  grazules  lois  et  les  procédée,  fondanientaux; 
les  disciples  ne  font  pUie  guère  que  résoudre  des  cas  particuliers. 
Il  n'en  est  pas  de  même  dans  la  scienee  de  la  vie  et  des  maladies. 
(Test  une-  roche  où  les  filons  pcécieux  ei  inexplorés  abondent  en- 
core. De  belle»  fortunes  sontréservéesiàxeux  qui  sauront  extraire 
et  mettre  en  circulation  cet  or;  mais  ce  travail  demande,  autant 
d'initiative  hardie  que  d'industrie  savante^ 

I1'7  a  des  maladies  qui  sont  bcaJisâes*  dans  un  viscère  et  ne  font 
guèrô^  souffrir  tout  d'abord  que  œ.  viacèce.  C'est  ainsi  que  le  pour 
mon^  le  foie,  l'estomac,  le  cerveau^  peuvent  être  diversement  atr- 
teints.  D'autres  s'étendent  à  tout  un  sysitènoe  organique,  comme  le 
système  nerveux,  le  système  musculaire,  le. système  articulaire^. la 
peauv  etc.  D^ autres*  enfin  s'empaoent  de  toute  l'écûnomie,  et  c'est  à 
celles-là  qu'on  a  donné  le  nom  de  maladies  générales..  Ce  sont 
celles  dont  on  connaît  le  moins  les  causes  extérieures  et  les^désor^- 
dres  intérieurs,  attendu  que  lés  uns  et  les  autres  sont  restés  jusqu'à 
présent  inaccessibles  à  Tinvestigation  médicale..  Cependant  on  peut 
affirmer  que  le  sangv  qui* baigne  tout  l'oi^anisme  et.y  entretient  la 
liaison  des  parties,  est  dans  ces  cas  le  siège  priocipal.de  l'altération 
morbide.  Sans  entrer  ici  dans  le  détail  des  divisions  que.  les  patho- 
légistes^  établissent  enti*e  les  affections  de.  ce  genre,  il  suffira'  de 
dire  qu'ils  ont  rangé  le  choléra  parmi  les.  maladies  infectieuses,, 
c*est^à-dire  parmi  lès  empoisonnemensi  d'.origine  atmosphérique, 
comme  Iti  fièvre  jaune,  la^pesite,  le  typhus,,  la  variole,  la  fièvre  ty- 
phoîde^,  etc. 

Quelque  hypothèse  qu!on  fiisse  sur  ^origine  atmosphérique  dont 
il  vient  d'être  question,  il  est  visible  que  ces  maladies  infectent  le 
sang.  Le  liquide  nourricier  y  éprouve  une  transformation  non- 
seulement  dans  l'ordre  et  dans  la  proportion,  mais  encore  dans  la 


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896  REYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

nature  de  ses  ingrédiens,  surtout  du  plus  important  de  tous,  la  ma- 
tière albuminoïde.  Cette  dernière,  qui  est  la  partie  essentielle  et 
nutritive  du  sang,  la  partie  plastique,  grâce  à  laquelle  il  rend  aux 
tissus  épuisés  le  corps  et  le  ressort,  subit  alors  une  altération  pro- 
fonde dans  rintimité  même  de  sa  constitution  moléculaire.  Elle  ne 
change  pas  notablement  d'aspect  physique,  mais  elle  perd  ses  pro- 
priétés organiques  normales.  Elle  devient  incapable  de  jouer  le 
rôle  réparateur  qui  lui  est  dévolu.  De  quel  genre  est  cette  corrup- 
tion de  l'albumine?  Voilà  ce  qu'on  ne  saurait  dire  tant  qu'on  igno- 
rera la  nature  de  cette  même  albumine  à  8on  état  normal.  Eq 
d'autres  termes,  il  n'y  aura  lieu  d'entrer  dans  l'étude  des  corrup- 
tions du  sang  qui  constituent  les  maladies  infectieuses  que  le  jonr 
où  le  sang  de  l'homme  sain  sera  convenablement  connu,  c'est-à- 
dire  où  l'on  aura  établi  avec  une  définitive  précision  chimique 
la  nature  des  substances  albuminoïdes.  Là  est,  pour  le  moment, 
le  grand  desideratum  de  la  biologie.  La  chimie  est  très  avan- 
cée, la  physiologie  se  développe;  ce  qui  reste  stationnaire,  ce  sont 
les  questions  qui  marquent  la  transition  de  ces  deux  sciences,  et 
dont  la  solution,  indifférente  peut-être  à  la  première,  serait  pour 
la  seconde  la  source  des  plus  désirables  clartés.  La  nutrition  ne 
sera  expliquée  que  lorsqu'on  établira  avec  certitude  la  formule 
des  transformations  par  lesquelles  passe  l'aliment  depuis  l'instant 
où  il  est  dissous  dans  l'estomac  jusqu'à  celui  où  il  est  rejeté  sons 
forme  de  produits  de  désassimilation  par  les  divers  émonctoires. 
Une  telle  explication  ne  suerait  pas  seulement  la  clé  des  difficul- 
tés physiologiques  qui  arrêtent  encore  les  savans,  elle  serait  d'un 
bénéfice  considérable  pour  la  connaissance  des  maladies  et  sur- 
tout, —  ceci  nous  ramène  à  notre  sujet,  —  pour  celle  des  ma- 
ladies infectieuses.  C'est  donc  vers  l'étude  des  madères  albumi- 
noïdes et  des  métamorphoses  complexes,  précipitées  et  infinies 
qu'elles  subissent  dans  le  sang,  que  doivent  se  tourner  aujourd'hui 
les  chercheurs  compétens.  Ceux  qui  l'entreprendront  ne  mérite- 
ront pas  le  reproche  de  s'engager  sur  une  route  battue,  car  ils 
auront  tout  à  créer,  à  (commencer  par  les  méthodes.  A  l'heure  qu'il 
est,  on  n'a  pas  encore  comparé  et  l'on  ne  saurait  pas  encore  com- 
ment comparer,  au  point  de  vue  de  l'élaboration  moléculaire  dont 
ils  ont  été  le  siège,  deux  échantillons  de  sang  pris  en  deux  points 
du  corps.  Quand  on  connaîtra  la  constitution  de  Talbumine  et  quand 
on  sera  en  mesure  de  faire  la  comparaison  qui  vient  d'être  indi- 
quée, la  question  des  maladies  infectieuses  ne  sera  pas  loin  d'être 
élucidée,  et  le  choléra  ne  sera  plus  un  lugubre  mystère. 

Ferkand  Papilloic. 


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JEAN  DES  BAUMES 


Quand  j*étai$  petit  garçon,  volontaire  et  tèta  à  lasser  toute  pa- 
tience humaine,  le  vieux  Pascal,  fermier  de  notre  domaine,  disait 
parfois  à  mon  père  :  —  Monsieur,  laissez-moi  aller  chercher  Jean 
des  Baumes,  et  vous  verrez  si  monsieur  Ritou  ne  se  tient  pas  tran- 
quille !  —  Cette  menace  produisait  toujours  sur  moi  un  grand  effet, 
et,  tant  que  Timpression  durait,  il  était  rare  que  monsieur  Ritou 
commit  quelque  nouvelle  sottise. 

Qu'était-ce  que  ce  terrible  Jean  des  Baumes,  qui  remplissait  si  à 
propos  le  rôle  des  croquemitaines  et  des  loups-garous  pour  la  plus 
grande  terreur  des  marmots?  J'aurais  été  fort  empêché  de  répondre, 
et  j'ai  vécu  bien  longtemps  avant  de  savoir  au  juste  s'il  apparte- 
nait au  monde  réel  ou  au  monde  des.légendes.    . 

Comme  tous  les  enfans  élevés  en  plein  air,  à  la  campagne,  dans 
le  libre  épanouissement  naturel,  monsieur  Ritou  trouvait  la  société 
des  fermiers  infiniment  préférable  à  celle  des  gens  du  château.  Que 
de  fois  j'ai  passé  des  journées  entières  à  suivre  les  pâtres  sur  la 
montagne,  voire  à  garder  les  cochons  dans  la  vallée  ou  les  dindons 
dans  la  plaine I  Tout  me  semblait  bon  à  la  ferme;  le  pain  y  était 
meilleur  et  la  soupe  sans  rivale.  J'avais  beau  sortir  à  peine  de  table, 
je  retrouvais  tout  de  suite  de  l'appétit  pour  m'attabler  avec  les 
amisy  et  l'on  me  surprenait  devant  d'énormes  assiettées  de  choux, 
mangeant  gravement  et  lentement  comme  mes  hôtes. 

Il  y  a  entre  le  paysan  et  l'enfant  des  affmités  naturelles  et  une 
attraction  incontestable.  Tous  deux  vivent  dans  un  horizon  borné 
et  ne  dépassent  pas  une  certaine  moyenne  de  raisonnement.  Quand 
le  langage  des  gens  de  la  ville,  invités  du  château,  était  si  souvent 
pour  moi  rempli  d'obscurités,  jamais  le  langage  du  père  Pascal  ne 
me  mettait  l'esprit  à  la  torture  :  nous  parlions  ensemble  de  choses 

TOHi  Cl.  —  1872.  57 


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soft  H£TUE  DfiS  DfiUX   MONJDftS- 

simples,  et  nous  nous  comprenions  à  merveille  ;  en  outre  il  ne  pa- 
raissait tenir  aucun  compte  de  la  différence  d*âges,  et  il  causait 
avec  moi  aussi  volontiers  qu'avec  une  grande  personne. 

Rien  au  monde,  en  cet  âge  heureux,  ne  me  paraissait  au-dessus 
d'une  veillée  au  coin  de  l'âtre,  sous  le  manteau  de  la  cheminée,  pen- 
dant que  cuisait  à  petit  feu  l'énorme  marmite,  ration  quotidienne 
des  porcs  à  l'engrais.  Que  de  beaux  récits  de  ehassei  Quels  bons 
tours  avait  faits  Robin  de  Florans  ou  ChristDl  des  SaotousIElSiffrein, 
le  vieux  chasseur  d'abeilles,  et  Pain-Bénit  l'ermite,  et  tant  d'autres 
dont  je  savais  l'histoire  par  le  menu,  et  dont  j'écoutais  toujours  les 
aventures  avec  le  même  plaisir  que  la  première  fois!  Mais  dans  ces 
récits,  celui  qui  l'emportait  incontestablement  sur  tous  les  autres, 
c'était  Jean  des  Baumes,  la  terreur  des  gendarmes,  l'effroi  des 
douaniers  et  des  gardes-chasse.  Quel  homme!  quelles  aventures! 
quelle  audace  dans  l'entreprise  et  quel  courage  dans  l'exécution  ! 
Qu'on  joge  si  ma  curiosité  était  excitée  à  son  endroit,  et  si  je  o'eosse 
pas  donné  tout  a«  monde  pour  voir  de  mes  yeux  le  myslédem 
héros  de  tant  de  belles  histoires  de  braconnage  et  de  çoBtrdbande. 

Un  soir  d'automne,  pendant  qu'une  pluie  d'orage  fouetUftt  les 
vitres,  que  le  vent  poussait  dans  les  cheminées  de  grands  gémisse^ 
mens  lafnentables,  j'étais  à  la  ferme,  écoutant  pour  la.  vingtième 
fois  peut-être  la  légende  de  Jean  Brkou,  lorsque  les  elûeas  de  garde 
se  mirent  à  aboyer  avec  violence  dans  la  basse-cour.  —  Qai  vient 
là  par  an  tempe  pareil?  dit  le  père  Pascal  en  décvochant  la  lampe 
4e  fer  et  en  se^  levant  pour  éclairer  le  visiteur. 

La  port»  s'ouvrit  brusquement,  et  un  homme  grand,  sec,  basané, 
déjà  grisonnant,  apparut  ruisselant  de  pluie.  —  G'esit  toi»  Jean^  dit 
le  vieux  fermi^  en  se  rasseyant  leutemeat;  approcfae-toi  du  feu, 
mon  garçon,  tu  dois  en  avoir  besoin. 

•^  Bonsoir  la  compagnie,  dit  le  nouveau-venu  esa  s'installant  saas 
façon  à  la  meilleure  place;  sapristi!  qud  temps,  les  amis!  ou  n'y 
voit  goutte  sur  la  route,  pas  plu«  que  dans  un  four.  Ah  !  Jésus  1 

Il  se  débarrassa  d'un  énorme  carnier  de  chasse  ^ui  paraissait  fort 
leurd,  et  se  mit  à  essuyer  avec  le  plus  grand  soin  les  ca»ons  de  son 
fasil  i  deux  coups. 

— ^  Femme,  dit  le  père  Pascal ,  sers  à  Jean  le  reste  de  la  soupe, 
et  toi,  Zine,  tire-lui  un  bon  pichet  de  piquette  nouvelle. 

—  Voilà  qui  est  parié,  père  Pascal,...  la  faim  me  brûle  et  la 
aeif  aussi;  c'est  qu'il  y  a  tout  de  même  dix  heures  que  je  marche 
saos  m'arrêter,  et  tout  le  temps  par  les  crêtes. 

—  D'où  viens-tu? 

—  De  trois  lieues  plus  loin  que  le  diable,  de  Ferras^ères»  a« 
bout  du  monde  t 


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JEAN   DES  BAUMES.  8M 

—  n  y  a  loi»  en  effet  de  Ferrassières  ici,  dît  tnmquillement  le 
père  Pascal;  ta  jambe  est  boime,  Jean  I 

—  Grâce  à  Dieu,  ce  n'est  pas  ça  qui  niatiquel..  Voilà,  sans  vous 
flatter,  une  fiëre  piquette,  Ztnel  A  l'amitié  I 

—  A  l'amitié!  répétèrent  à  la  rende  tous  les  assistans,  mettant 
l'occasion  à  profit  pour  boire  encore  an  bon  coup. 

Je  voulus  tout  naturellement,  pour  faire  l'homme,  trinquer  comme 
les  autres,  et  je  tendis  bravement  mon  verre. 

—  Tiens,  tiens,  fit  le  visiteur,  voilà  un  petit  qui  aura  an  fameosc 
coup  de  gosier...  Quelle  lampée  1  A  l'amitié,  petit  I 

L'attention  d'un  pareil  juge  m'avait  rendu  tout  fier,  et  je  vidai 
mon  verre  d'un  seul  trait,  une  seconde  fois,  comme  un  homme. 

La  soape  mangée  et  la  dernière  rasade  bue,  maître  Jean  vint  se 
rasseoir  sous  la  cheminée,  et  bourra  lentement  une  pipe  noire  et 
courte  dont  la  fumée  ftcre  remplit  bientôt  toute  la  salle.  Je  le  regar- 
dais avec  admiration;  à  cette  époque,  nos  paysans  étaient  loin  de 
fumer  comme  aujourd'hui,  et,  sauf  quelques  faraude  de  village, 
singes  des  élégans  de  la  ville,  il  était  fort  rare  de  rencontrer  dans 
les  champs  quelqu'un  la  pipe  à  la  bouche.  —  Je  n'ai  pas  oublié  vos 
commissions,  père  Pascal,  dit  Jean  en  ouvrant  son  carnier  :  voici 
votre  livre  de  poudre,  vous  m'en  direz  des  nouvelles. 

—  Est-ce  toi  qui  l'as  faite,  Jean,  comme  la  dernière? 

—  G'est  moi!.,  et  je  la  crois  fameuse,  père  Pascal. 

—  Alors,  je  m'en  rapporte  à  toi,  mon  garçon. 

—  Non  pas!  éprouvez-la,  s'il  vous  plaît  I  J'ai  trempé  une  rude 
chemise  à  la  piler  dans  Combe-Obscure  I 

Le  père  Pascal  ouvrit  le  paquet,  prit  une  pincée  de  poudre,  en 
examina  le  grain  en  connaisseur,  la  roulant  entre  le  pouce  et  l'index, 
comme  il  eât  fait  d'une  prise  de  tabac,  pais  il  l'étendit  sur  la  paume 
de  sa  main  gauche  et  en  approcha  une  brindille  de  genêt  enflannné. 
La  poudre  éclata  aassitôt  avec  une  légère  détonation,  et  une  spi- 
rale de  blanche  fumée  s'éleva  jusqu'au  plafond,  dégageant  une 
assez  forte  odeur  de  soufre.  —  Tu  avais  raison,  Jean,  dit  le  père 
Pascal  en  regardant  très  attentivement  te  creux  de  sa  main;  c'est  de 
la  fameuse,  et  qui  n'encrassera  pas  les  canons.  Combien  te  dm-je? 

—  Je  n'ai  pas  deux  prix  avec  vous  ;  ce  sera  comme  pour  la 
dernière.  — 11  s'était  remis  à  fouiller  dans  son  carnier  et  en  tirait 
successivement  plusieurs  paquets  en  tout  semblables  au  précédent, 
—  Ceci,  dit-il,  est  pour  Dominique  des  Grégories,  ced  pour  le 
Champenois  et  ceci  pour  Jepté  de  la  Fontaine-aux-Loups,...  les 
premiers  qui  iront  de  ces  côtés  voudront  bien  les  porter,  n'est-ce 
pas? 

—  Sois  tranquille,...  et  n'as-ta  rien  pour  notre  curé? 


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&00  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Que  si!  Que  deviendrait  le  pauvre  cher  homme  sans  son  tabac 
d'Espagne  7..  Ah  1  j*ai  eu  du  mal  à  en  trouver  cette  fois,  par 
exemple;  les  bleus  nous  ont  donné  une  chasse  1 

—  Conte-nous  cela,  Jean,  s'écria-t-on  en  chœur;  quel  nouveau 
tour  as- tu  joué  aux  bleus?  Conte-nous  celai — Les  chaises  se  rappro- 
chèrent, et  le  cercle  se  resserra,  afin  de  ne  rien  perdre  du  récit  qui 
allait  commencer.  On  pense  si  j'étais  tout  oreilles  et  de  quels  yeux 
je  regardais  le  conteur  !  Hélas  I  au  moment  même  où  Jean  prenait  la 
parole,  la  porte  s'ouvrit  de  nouveau,  et  le  valet  de  chambre  de  mon 
père  parut  : 

—  Allons!  monsieur  Ritou,  dit- il,  il  est  dix  heures,  il  faut  rentrer! 

La  foudre  fût  tombée  à  mes  pieds,  qu'elle  m'eût  moins  boule- 
versé que  ces  simples  mots...  Rentrer!  s'en  aller  se  couchera  un 
si  beau  moment  !  à  la  veille  d'entendre  de  si  belles  choses  !  Était-il 
au  monde  rien  de  plus  dur?  Je  me  levai  pourtaqt,  voulant  faire 
bonne  contenance  malgré  mon  chagrin;  mais  ce  fut  plus  fort  que 
moi,  deux  grosses  larmes  s'échappèrent  de  mes  yeux  et  roulèrent 
le  long  de  mes  joues.  Jean  vit  mon  désespoir  et  y  compatit.  —  Ce 
brave  petit,  dit- il,  aimerait  bien  mieux  rester  avec  nous,  n'est-il 
pas  vrai?  mais  il  faut  qu'il  obéisse...  Attends,  attends,  petit,  je 
crois  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  pour  toi  dans  le  camier...  Il  ve- 
nait en  effet  d'en  tirer  deux  ou  trois  merles  à  collerettes  et  trois  on 
quatre  pluviers  dorés,  et  il  les  entassait  dans  le  repli  de  ma  blouse. 
—  Tu  donneras  le  bonsoir  à  M.  le  baron  de  la  part  de  Jean  des 
Baumes,  dit-il  en  m'appliquant  sur  la  joue  une  petite  tape  d'ami- 
tié; nous  sommes  de  vieilles,  connaissances,  ton  père  et  moL.« 

Je  sortis,  le  cœur  gros,  maudissant  l'ordre  social  qui  me  condam- 
nait à  coucher  dans  un  lit  douillet  pendant  que  les  amis  allaient 
si  bien  dormir  sur  la  bonne  paille  après  avoir  écouté  de  belles  his- 
toires! Toute  la  nuit,  je  rêvai  de  Jean  des  Baumes,  de  ce  Jean  qui 
fumait  la  pipe,  fabriquait  de  la  poudre,  vendait  du  tabac  et  livrait 
bataille  aux  douaniers.  Jamais  héros  de  roman  ne  m'a  fait,  à  au- 
cune époque,  une  impression  aussi  vive,  et  ce  n'est  pas  sans  une 
certaine  émotion  que  mon  souvenir,  à  près  de  quarante  ans  de 
distance,  se  reporte  de  son  côté. 

L 

Jean  des  Baumes  méritait  bien  son  surnom  (1);  depuis  qa'H  avait 
âge  de  raison,  on  ne  lui  connaissait  ni  gtte,  ni  demeure  fixe.  Tou- 
jours par  voies  et  chemins  sur  la  montagne,  il  couchait  ici  et  là. 

Cl)  Baume  ou  btUme,  mot  qui  signifie  grotte  dans  le  midi. 


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JEAN  DES  BAUMES.  90^ 

sans  souci  de  la  dure,  et  le  plus  souveut  à  la  belle  étoile.  Toutes  les 
baumes,  grottes,  crevasses  ou  cavernes  du  Mont- Yen  toux  lui  ap- 
partenaient de  droit  naturel,  et  sa  souveraineté  s'étendait  au  be- 
soin sur  quarante  lieues  à  vol  d'oiseau,  du  Barroux  à  la  lisière  de 
Savoie. 

Il  s'appelait  de  son  vrai  nom  Jean  Gravier;  mais  quel  est  le  pay- 
san comtadin  qui  soit  connu  sous  son  nom  patronymique?  Excepté 
le  curé  et  le  notaire  peut-être,  nul  au  village  ne  savait  qui  était 
Jean  Gravier;  mais  Jean  des  Baumes,  à  la  bonne  heure  1  Les  plus 
petits  enfans  savaient  ce  nom,  et  lui-même  ne  répondait  guère  qu'à 
celui-là. 

Orphelin  dès  Tenfance,  abandonné  en  quelque  sorte  à  lui-même, 
Jean  était  dans  toute  la  force  du  terme  un  enfant  de  la  nature;  très 
jaloux  de  sa  liberté  et  même  un  peu  farouche,  il  ne  put  rester  long- 
temps en  condition  chez  les  autres,  et  s'affranchit  bien  vite  de  toute 
tutelle.  Adroit  comme  un  singe,  dur  à  la  fatigue,  patient  et  sobre, 
il  devint  rapidement  un  braconnier  émérite  capable  de  rendre  des 
points  aux  plus  habiles.  Bientôt  il  eut  tout  naturellement  maille  à 
partir  avec  les  brigades  de  gendarmerie  chargées  de  la  bonne  garde 
du  pays,  et  il  s'était  fait  une  telle  renommée  de  batailleur  dans  les 
vogues  que  c'était  toujours  à  lui  qu'on  attribuait  les  plus  beaux  ho- 
rions des  mêlées.  Les  choses  en  étaient  là,  et  son  bagage  judiciaire 
n'allait  pas,  somme  toute,  au-delà  de  quelques  procës-veibaux  in- 
signiCans,  contraventions  de  chasse  ou  querelles  de  cabaret,  lors- 
qu'un événement  décisif  vint  le  mettre  en  état  de  rébellion  ouverte 
contre  la  société  française  tout  entière. 

Le  jour  de  la  conscription,  Jean  ne  parut  pas  pour  tirer  au  sort 
avec  les  camarades;  le  maire  tira  à  sa  place  et  amena  un  des  plus 
mauvais  numéros.  Voilà  donc  Jean  soldat  pour  sept  ans,  à  la  merci . 
et  discrétion  de  l'autorité  militaire.  Soldat,  luil  Habiter  les  villes, 
porter  l'uniforme,  obéir  sans  réplique,  se  plier  à  la  discipline,  cou- 
cher au  quartier,  et  tous  les  jours,  pendant  sept  ans,  recommencer 
comme  la  veille  cette  triste  et  monotone  besogne  I  pauvre  Jean, 
était-ce  possible?  Si  encore  il  s'était  agi  d'aller  se  battre,  comme 
naguère;  mais  moisir  lentement  dans  une  caséine  du  roi  et  n'être 
qu'un  soldat  de  procession,  le  pauvre  garçon  en  avait  des  nausées 
rien  que  d'y  penser. 

Il  reçut  un  matin  son  ordre  de  rejoindre  et  n'en  tint  aucun  compte. 
Le  maire,  qui  était  un  brave  homme  et  qui  l'aimait  au  fond,  le  prit 
à  part  le  dimanche  suivant  au  sortir  de  la  messe.  —  Prends  garde, 
Jean,  lui  dit-il,  tes  affaires  se  gâtent;  il  est  encore  temps,  et  si  tu 
veux  rejoindre,  je  justifierai  tes  retards  par  un  bon  certificat.  Je 
ne  peux  faire  plus,  mon  garçon,  la  loi  est  la  loi  1 


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fi02  REVUE  »BS   DEUX  MONDES. 

—  Grand  merci  de  votre  bonne  volonté,  monsieur  le  maire,  mais 
c'est  trop  fort  pour  moi,...  si  j'avais  le  malheur  de  parUr^  je  déser- 
terais avant  un  mois,  je  le  sens;  j'aime  autant  rester  ici  réfractaiie 
et  non  déserteur. 

—  Mais,  malheureux!  tu  vas  être  traqué  comme  un  lièvre!  Ta 
n'échapperas  pas  longtemps  aux  poursuites  des  bleus. 

—  Faudra  voir,  monsieur  le  msûre,  £aMxdra  voiri 

—  Comment  feras-tu? 

Jean  montra  en  souriant  la  semelle  de  ses.souliers,  armés  de  cloos 
formidables. 

—  Tenez,  dit-il,  j'avais  déjà  là  mon  permis  de  chasse  en  tout 
temps,  gageons  que  j'y  ai  aussi  ma  feuille  de  route! 

—  Au  diable  !  dit  le  maire,  te  voUà  averti;  si  tu  te  laisses  prendre 
maintenant,  je  m'en  lave  les  mains  ! 

Jean  fit  ainsi  qu'il  l'avait  dit;  pendant  près  de  quinze  ans,  il  se 
déroba  merveilleusement  à  toute  poursuite  et  déconcerta  toutes  les 
combinaisons  ennemies  avec  un  bonheur  que  rien  ne  dénsentit.  Il 
faut  reconnaître  que  le  Mont-Ventoux  semblait  fait  tout  exprès  pour 
servir  de  cadre  à  une  existence  de  ce  genre.  Qu'on  se  figure  en  effet 
un  immense  cône  écrasé,  dernier  soulèvement  des  grandes  Alpes, 
montant  lentement  jusqu'à  près  de  deux  mille  mètres  au-dessus  da 
niveau  de  la  mer.  A  perte  de  vue,  de  la  base  au  sommet,  sur  une 
étendue  de  quarante  ou  cinquante  mille  hectares,  une  nudité  déso- 
lée, la  roche  à  vif,  le  désert  morne  et  stérile.  De  larges  ravines  dé- 
chirent profondément  les  flancs  gigantesques  de  la  montagne  et 
ferment  ea  dtscsiidant  jusqu'à  la  plaine  d'étroites  combes  nourri- 
cières, où  les  troupeaux  trouvent  en  tout  temps  une  herbe  coarte  et 
savoureuse.  Pas  une  habitation,  pas  une  cabane,  seulement  çà  et 
•  là  quelques  jas  en  pierres  sèches,  abris  grossiers  élevés  par  des 
pâtres. 

Qui  le  croirait?  Cette  immense  solitude  était,  il  y  a  un  peu  moins 
d'un  siècle,  peuplée  d'arbres  magnifiques,  pins,  mélèzes,  fayards, 
chênes  blancs,  chênes  verts.  Le  grand  gibier  abondait  alors  dans 
ces  forêts  inabordables,  dont  quelques  restes  épars  du  côxé  da 
Reveâs  et  de  Sault  attestent  encore  la  beauté;  mais  le  bouquetin,  le 
cerf  et  le  sanglier  ont  depuis  longtemps  fui  sans  retour  devant  la 
dévastation  aveugle  qui  sembla  presque  partout  l'accompagnement 
obligé  de  la  révolution  française  :  seuls  le  loup,  le  renard  et  la 
mart]*e  sont  restés  fidèles  à  la  montagne.  Le  menu  gibier,  presque 
anéanti  dans  la  plaine,  trouve  sur  le  Mont-Ventoux  un  dernier  re- 
fuge, la  perdrix  rouge,  le  pluvier  s'y  rencontrent  par  compagnies, 
et  la  caille  de  passage  s'y  attarde  volontiers.  Le  lapin  abonde,  UB 
petit  lapin,  courtaud,  râblé,  exclusivement  nourri  de  serpolet  et  de 


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nAN   DES  CAUSES.  90â: 

tbym.  Qixant  aa  Kèyre,  U  est  iraiiaeiit  saiis  pareil  au  monde,  et  jus- 
tifie faauteœentla  préférence  marquée  que  les  fias  geariMts  lui  ac- 
cordent. 

Braconmer,  rérractaire,  coDâamné  à  vivre  sans  cesse  en  alertes» 
rœii  au  guet  et  roreilie  au  vent,  Jean  des  Baumes  ne  pouvait  sou- 
haiter pour  ses  exploits  un  théâtre  plus  favorable.  Très  aimé  de  la, 
population  de  trente  villages  à  la  ronde,  estimé  pour  sa  probité,  Jean 
trouvait  toujours  quelqu'un  de  bonne  volonté  pour  aller  vendre  son 
gibier  à  la  ville  le  jour  du  marché.  Si  par  hasard  un  tricorne  de 
gendarme  se  montrait  à  J'improviste  dans  un  village  ou  près  d'une 
ferme,  à  l'instant  même  un  cri  particulier  s'élevait,  tout  ausât&t 
répété  de  ferme  en  ferme,  et  Jean  était  averti  ainsi  de  proche  en 
proche  de  la  présence  de  l'ennemi.  Il  avait  de  certaines  façons  de 
frap[)er  aux  portes,  la  nuit,  pour  se  faire  ouvrir  en  tout  temps,  et 
dans  nombre  de  granges  il  savait  la  cachette  des  clés  et  entrait  à 
toute  heure  comme  chez  lui.  Le  dimanche,  d'ordinaire  il  venait  en- 
tendre la  grand'messe  au  village,  et  des  enfans  postés  à  tous  les 
carrefours  assuraient  au  brave  Jean  la  liberté  de  ses  dévotions* 
Quand,  par  impossible  ou  par  prudence,  il  était  retenu  sur  la  mon- 
tagne, on  eût  pu  le  voir  s'agenouiller  au  son  des  clocèes  de  sa 
paroisse,  et  s'associer  d'intention  aux  fidèles  réunis  dans  l'église; 
il  appelait  oé^genre  de  messe  la  messe  des  crêtes. 

Dans  les  premiers  temps,  les  poursuites  avaient  été  si  vives  que 
par  deux  fois  Jean  avait  été  poussé  jusqu'en  Maurienne.  C'était  là 
qu'il  avait  appris  la  fabrication  de  la  poudre  de  chasse,  et  que  la 
première  idée  de  contrebande  lui  était  venue.  Plus  tard,  quand  il 
fut  à  peu  près  reconnu  d'un  aveu  tacite  que  Jean  ne  pouvait  être 
pris  que  par  hasard,  il  y  retournait  d'ordinaire  deux  fois  par  an,  à 
des  époques  fixes,  et  alimentait  presque  seul  la  consommation  ex- 
centrique de  quarante  lieues  de  pays, 

A  la  suite  de  la  révdution  de  juillet,  une  amnistie  générale  fut 
proclamée,  et  Jean  aurait  pu  rentrer  librement  au  village  et  re- 
prendre ses  droits  civiques.  Il  n'en  fit  rien,  et  resta  sur  la  montagae^ 
comme  devant;  le  pli  était  pris,  il  était  fait  désormais  à  cette  vie- 
de  privations,  de  fatigues,  de  luttes  et  d'aubaines,  et  ne  pouvait 
plus  en  goûter  d'autre;  on  le  laissa  tranquille,  vivre  à  sa  guise. 

Il  pouvait  avoir  alors  de  trente-trois  à  trente-cinq  ans,  et  c'était 
certes,  sans  exagération  aucune,  le  plus  beau  garçon  du  pays  mal- 
gré le  hâle.  Plus  d'une  fille  le  regardait  d'un  œil  doux  le  dimanche 
à  la  messe,  et  se  disait  intérieurement  :  —  Quel  dommage  qu'un  si 
fier  homme  soit  un  vagabond!  —  Jean  n'«vait  aucune  vanité,  mais 
quel  homme  se  trompe  sur  ce  chapitre?  Il  ne  laissait  pas  que  d'être 
flatté  à  part  soi  de  l'attention  féminine  qu'il  excitait. 


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90&  REVUE   DES  DEUX  MOfiOES. 

Il  y  avait  en  ce  temps-là,  à  la  grange  de  Tinet,  un  beau  brin  de 
fille  qui  tournait  toutes  les  tètes  des  jeunes  gens  et  qui  était  l'objet 
de  bien  des  convoitises.  Félise,  la  belle  Félise,  passait  pour  riche, 
bien  que  le  père  Martin  (Martinet  ou  Tinet)  vécût  de  la  façon  la  plus 
sordide,  dans  la  plus  crasseuse  avarice.  Félise  était  orpheline,  et 
possédait  du  chef  de  sa  mère  quelques  hectares  de  prairies  du  cdté 
des  Saintes- Marguerites.  Elle  était  grande,  bien  faite,  dégourdie, 
avec  des  yeux  à  la  perdition  de  son  âme  et  un  pied  mignon,  joli  à 
croquer.  Elle  se  savait  un  parU,  portait  des  rubans  à  ses  coiffes,  et 
coquet^t  volontiers  avec  les  beaux  garçons  qui  lui  contaient  fleu- 
rette. 

Jean  la  connaissait  dès  l'enfance,  et  l'avait  bien  des  fois,  toute 
petite,  fait  chevaucher  sur  ses  genoux,  mais  jamais  son  œil  ne  s'é- 
tait arrêté  sur  elle  d'une  façon  plus  particulière  depuis  qu'elle  était 
grande  fille  et  bonne  à  marier.  Jean  venait  fréquemment  à  cette 
grange  de  Tinet,  que  sa  situation  avancée  dans  la  montagne,  à  près 
d'une  heure  de  marche  du  village,  mettait  à  l'abri  des  surprises,  et 
bien  souvent  il  y  avait  trouvé  le  repas  réparateur  et  la  sécurité  né- 
cessaire. 

La  première  fois  qu'il  s'avisa  de  trouver  Félise  jolie,  le  pauvre 
Jean  fut  pris  d'un  grand  trouble.  C'était  un  1*'  de  mai,  un  di- 
manche, après  vêpres;  il  traversait  sans  songer  à  mal  la  petite 
place  où  les  platanes  du  presbytère  donnent  une  ombre  si  fraîche, 
quand  il  fut  tout  à  coup  entouré  de  filles  rieuses  quêtant  pour  la 
maia. 

—  Donne-nous  quelque  chose,  Jean  ! 

—  Jean,  cela  te  portera  bonheur  I 

—  La  sainte  Vierge  te  le  rendra  au  centuple  ! 

—  Regarde,  Jean,  si  notre  mata  en  vaut  la  peine. 
Jean  regarda  pour  son  malheur. 

Assise  sur  une  estrade  élevée,  sous  un  arceau  de  verdure  et  de 
fleurs,  vêtue  de  blanc,  couronnée  de  fleurs  blanches,  des  fleurs 
blanches  à  la  main ,  la  maia  trônait  d'un  air  de  reine^  et  provo- 
quait par  ses  plus  jolis  sourires  la  générosité  des  passans.  Jean, 
ébloui  d'admiration  et  de  surprise,  s'arrêta  court.  —  Félise!  mur- 
mura-t-il  d'une  voix  altérée  par  l'émotion. 

C'était  bien  Félise  en  effet,  choisie  cette  année-là  par  ses  com- 
pagnes, comme  la  plus  belle,  pour  figurer  l'incarnation  du  prin- 
temps. 

L'origine  de  la  maîa  se  perd  dans  la  nuit  des  âges;  il  est  plus 
que  probable  que  c'est  un  reste  du  culte  de  Gybèle,  debout  encore 
malgré  bientôt  vingt  siècles  de  christianisme.  Autrefois  la  mata  se 
célébrait  le  1"  mai  dans  tout  le  Comtat  venaissin,  villes  et  villages, 


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JEAN   DES   BAUMES.  905 

et  je  me  souviens  parfaitement  de  la  jolie  boulangère  gui  fut  la  der- 
nière mata  de  Garpentras,  voici  bientôt  quarante  ans.  Aujourd'hui 
cet  usage  va  partout  se  perdant,  et  il  faut  remonter  haut  dans  la 
montagne  pour  le  retrouver  dans  sa  simplicité  primitive. 

Jean  vida  ses  poches  jusqu'au  dernier  sou  dans  les  sébiles  qui 
tournoyaient  galment  autour  de  lui,  et,  tout  étourdi,  alla  s'accouder 
à  l'autre  bQut  de  la  place,  près  de  la  fontaine.  Ses  yeux  charmés  ne 
pouvaient  se  détacher  de  la  blanche  vision;  l'essaim  des  filles  rieuses 
passa  et  repassa  plusieurs  fois  devant  lui  sans  qu'il  y  prit  garde;  il 
sentait  sa  poitrine  se  soulever  sous  les  battemens  de  son  cœur  et 
une  chaleur  singulière  parcourir  tout  son  être.  —  Félise  !  répétait- 
il,  sans  même  se  rendre  compte  qu'il  prononçait  tout  haut  ce  doux 
nom,  Félise  I  —  Le  brave  Jean  des  Baumes  était  féru  d'amour. 

La  belle  Félise,  pour  sa  part,  rentra  toute  songeuse  à  la  grange 
de  Tinet.  Elle  aussi  n'avait  pu  sans  un  certain  trouble  voir  ce  hardi 
garçon  la  regarder  si  obstinément  de  ses  grands  yeux  ardens  comme 
des  braises.  Involontairement  elle  comparait  Jean  aux  autres  jeunes 
paysans  qui  faisaient  la  cour  à  ses  écus,  et  la  comparaison  ne  tour- 
nait guère  à  leur  profit.  Elle  les  trouvait  tous  lourdauds  et  gros- 
siers, dépourvus  de  grâce  et  d'élégance,  même  les  jours  de  fête, 
dans  leurs  plus  beaux  habits.  Il  fallait  les  voir  à  côté  de  Jean!  Avec 
quelle  tournure  il  entrait  à  l'église,  la  veste  négligemment  jetée  sur 
l'épaule  gauche,  et  comme  il  se  tenait  debout  pendant  le  prône! 
Jean  n'avait  jamais  courbé  son  corps  aux  durs  travaux  des  champs, 
et  il  s'était  merveilleusement  conservé,  comme  un  adolescent  souple 
et  alerte.  Au  lieu  de  la  patte  noueuse,  pleine  de  durillons  et  de 
callosités  des  arracheurs  de  jgarance,  Jean  avait  la  main  fine  et  ner- 
veuse du  chassQur,  et  c'était  plaisir  de  se  sentir  serrer  à  la  taille 
par  cette  étreinte  délicate.  Pourtant  une  honnête  fille  pouvait-elle 
songer  à  Jean  en  tout  bien  tout  honneur?  Que  penserait-on  de  Fé- 
lise, si  par  hasard  on  venait  à  découvrir  ses  préférences  secrètes? 
Jean  le  vagabond,  sans  sou  ni  maille,  sans  feu  ni  lieu,  Jean  le  bra- 
connier, gibier  de  gendarmes,  habitant  des  baumes,  voilà  bien 
l'amoureux  préférable  entre  tous  pour  la  belle  Félise!  Ah!  comme 
on  en  rirait  aux  prochaines  veillées,  et  quel  charivari  à  de  si  belles 
noces  !  —  Et  quand  même  on  devrait  en  rire  et  en  chuchoter  mali- 
cieusement, après?  Jean  ne  valait-il  donc  pas  le  prix  de  la  lutte?  II 
était  pauvre  sans  doute;  mais  qui  l'égalait  en  probité  et  en  droiture? 
Tout  le  monde  l'estimait  à  la  ronde  malgré  sa  vie  errante,  et  les 
plus  huppés  du  village  lui  donnaient  la  main  de  grand  cœur.  D'ail- 
leurs qui  pouvait  aflirmer  qu'il  fût  incapable  de  reprendre  goût  à  la 
YÎe  régulière  des  gens  établis?  Un  amoureux  ne  fait-il  pas  tout 
pour  plaire  à  sa  belle,  et  Jean  serait-il  le  premier  que  l'amour  eût 
changé  du  tout  au  tout  ? 


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906  REVUE  DES   DEUX  KONDES. 

Mais  à  quoi  pensaît-elle  là  rraîmentf  N'étaît-cc  pas  à  rexchadon 
fiévreuse  de  Tiasomnie  qu'elle  devait  des  idées  pareilles?  lean 
amoureux?  Qu*en  «avait-elle,  qui  l'autorisait  à  le  croire?  H  Tavait 
regardée,  il  est  vrai,  et  d'une  de  ces  façons  auxquelles  les  femmes 
ne  se  trompent  gufere;  était-ce  assez  pour  échafauder  tant  de  sup- 
positions et  superposer  tant  d'espérances? — La  pauvre  Félise  était 
bien  tiraillée,  bien  tourmentée  et  par-dessus  le  marché  un  peu  hon- 
teuse d'elle-même.  Bientôt  elle  perdit  toute  sa  gaîté,  et  la  fraîcheur 
de  son  teint  s'altéra  sensiblement.  Un  feu  sombre  brillait  dans  ses 
yeux  agrandis  par  l'amaigrissement  de  ses  joues^  et  i!  lui  venait  i 
propos  de  rien  des  langueurs  et  des  lassitudes  inexplicables. 

Jean  ne  se  déclarait  pas;  cependant  il  était  visible  pour  tout  le 
monde  que  lui  aussi  était  sous  le  coup  d'une  préoccupation  imique 
et  en  grande  lutte  contre  lui-même.  Il  ne  quittait  presque  plus  les 
environs,  et  ses  vJsites  à  la  grange  de  Tinet  s'étaient  multipliées 
outre  mesure.  Le  vieux  Martin  ne  fut  pas  sans  en  prendre  un  cer- 
tain ombrage.  —  Qui  te  ramène  encore?  lui  dit-îl  un  jour  en  le  re- 
gardant dans  le  blanc  des  yeux;  voici,  sans  reproche,  ta  troisième 
visite  de  la  semaine. 

Jean,  ainsi  pressé  à  l'improvîste,  prit  sur-le-champ  son  parti. — 
Voici  ce  qui  me  ramène,  dii-il  hardiment,  je  viens  pour  jpar/^r avec 
Félise,  si  elle  y  consent. 

—  Félise  est  libre,  dit  le  vieux  Martin  sans  paraître  autrem«ït 
surpris  de  la  demande;  mais  je  crains  que  tu  ne  perdes  ton  temps, 
mon  garçon  ! 

—  C'€st  affaire  à  moî,  dit  Jea»;  dites  à  Félise  qu^  je  reviendra 
ce  soir. 

Dans  toute  la  montagne  et  jusqu'assez  avant  dans  la  plaine,  c'est 
sous  cette  forme  que  les  galans  en  quôte  de  femme  s'introduisent 
dans  les  familles.  On  se  parle  pendant  plus  ou  ilioins  longtemps 
avant  de  pousser  les  choses;  quelquefois  on  se  parle  pendant  des 
années  entières  sans  résultat,  ou  bien  même  on  y  renonce  tout  à  fiût, 
sans  que  pour  cela  la  réputation  des  filles  reçoive  la  moindre  at- 
teinte. Tout  se  passe  en  public  delà fa^n  la  plus  simple  du  monde: 
l'amoureux  arrive  le  «oir,  après  le  souper,  et  vient  passer  la  veîîlée; 
la  jeune  fille  lui  fait  une  place  à  côté  d'elle  et  continue  à  filer  au 
rouet  ou  à  tricoter  comme  si  de  rien  n'était.  De  temps  ea  tenîps,  ils 
échangent  quelques  rares  paroles  à  voix  basse;  le  plus  souvent  ils 
restent  silencieux,  s'observant  mutuellement,  épiant  les  occasions 
où  l'humeur  naturelle  se  trahit,  préoccupés  exclusivement  de  se  bien 
connaître  et  tous  les  deux  en  garde  pour  ne  pas  montrer  trop  leurs 
c6tés  faibles., Quand  vient  Theure  de  la  retraite,  l'amoureux  salue 
la  compagnie  et  regagne  son  gîte  en  chantant  des  chansons  qui  ei- 
priment  la  joie  de  son  âme,  et  ainsi  du  lendemain  et  des  jours  soi* 


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JfiAJX   D£S   BAUMfS.  907 

YJiQâ,  jusqu'à  ce  qu'il  se  décide  à  franchir  le  pas.  On  voit  que  rien 
n'est  plus  simple  que  ces  amours-là. 

L'entrée  de  Jeaa,  comoie  amoureux  autorisé  à  parler^  se  £t  sans 
bruit  et  sans  fanfare.  Il  alla  s'asseoir  aux  côtés  de  Félise,  sur  l'invi- 
tation muette  de  ]a  jeune  fille,  etse  tint  col  toute  la  soirée,  ne  trouvant 
rien  à  dire,  bien  heureux  niéanmoins,  comme  on  peut  croire.  Félise 
filait  à  la  queBoullle  et  faisait  tourner  son  fuseau  avec  nne  rapidité 
extraordinaire;  le  vieux  Martin  avait  l'air  de  sommeiller,  mais  du 
coin  d'une  paupière  entr'ouverte  surv>eillait  les  moindres  mouve- 
Boeas  de  nos  jeunes  gens.  Tout  se.  passa  selon  l'usage  antique  ^ 
comme  k  voulait  la  coutume. 

On  venait  d'atteindre  les  derniers  jours  de  juillet,  et,  malgré  l'ar- 
deur d'un  soleil  torride,  depuis  l'aube  du  jour  jusqu'à  la  tombée  de 
la  nuit,  on  dépiquait  le  blé  sur  les  aires.  Jean,  plein  d*un  beau 
xèle^  voulut  prendre  part  à  ces  travaux  et  montrer  son  savoir-faire: 
il  étonna  tout  le  monde  par  sa  solidité  et  son  adresse  à  mener  les 
mules;  Félise  rougissait  de  plaisir  et  se  disait  à  part  soi  :  —  Cela 
fera  un  fier  mari  tout  de  même,  quoi  qu.'on  en  dise  I 

Le  vieux  Martin  ne  voyait  pas  précisément  les  choses  du  même 
œil  que  sa  fille.  —  Voilà  une  belle  ardeur  sans  doute,  disait-il, 
mais  quel  feu  plus  clair  que  feu  de  paille?  Âttendoos  la  chasse^  et 
nous  verrons  si  le  vieil  homme  est  vraiment  mort.  Quand  j'aurai  vu 
Jean  renoncer  à  la  poursuite  d'un  lièvre  pour  creuser  un  sillon  de 
garance,  je  croirai.  —  Il  n'avait  pas  tout  à  fait  tort  dans  ses  réserves; 
aux  premiers  chants  des  couvées  nouvelles  de  perdrix  rouges,  aux 
premières  marques  du  passage  nocturne  des  lièvres,  Jean  se  sentit 
pris  d'un  violent  désir  de  regagner  la  montagne  et  de  renouer  le 
fil  de  ses  exploits  passés.  Il  lutta  longtemps  contre  la  tentation  et  se 
raidit  contre  lui-même;  mais  les  soirs  de  claire  lune,  après  une  jour- 
née de  travaux  écrasans,  comment  entendre  sans  tressaillir  les  dé- 
tonations nocturnes  des  braconniers  à  l'alTùt?  Au  seul  cri  des  cailles 
de  passage,  il  se  sentait  de  terribles  démangeaisons  dans  les  jambes, 
et  il  se  tenait  à  quatre,  comme  on  dit,  pour  rjster  derrière  sa  char- 
me, fidèle  au  sillon  commencé. 

Quelque  chose  de  plus  puissant  encore  donnait  à  Jean  comme  des 
remords  :  la  protestation  muette  de  Maripan,  son  vieux  compagnon 
d'aventure,  conscience  vivante  du  chasseur  renégat,  lui  faisant 
honte  de  son  parjure  et  le  poursuivant  de  son  regard  incessant,  tour 
à  tour  suppliant  et  indigné.  Maripan,  grand  chien  maigre  tenant  du 
grifibn  et  du  chien  de  berger,  brave,  hardi,  presque  sauvage,  avait 
les  paites  sèches  et  nerveuses,  le  poitrail  fortement  busqué,  le 
ventre  évJdé,  les  reins  vigoureux  et  souples,  la  queue  droite,  Toreille 
inquiète,  r<nil  curieux,  mobile  et  ardent  sous  son  abat-jour  de  poils 


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908  BEYUB  DES   DEUX  MONDES. 

drus  et  grisâtres,  les  crocs  sailians  et  pointus,  d'une  blancheur 
éclatante,  le  nez  frais  comme  une  mousse,  luisant  comme  une  mûre, 
noir  comme  une  châtaigne,  brûlée.  Aussi  connu  que  son  maître, 
c'était  à  qui  le  fêterait  au  village,  e(  les  bons  morceaux  ne  lui  fu- 
saient pas  faute  depuis  qu'on  s'était  aperçu  qu'au  retour  même  de 
ses  courses  les  plus  folles  il  préférait  s'allonger  sur  ses  pattes  et 
dormir  plutôt  que  de  toucher  aux  pâtées  vulgaires  dont  le  pain  n'é- 
tait pas  irréprochable;  les  airs  princiers  de  chien  grand -seigneur 
dont  ce  vagabond  dédaignait  alors  sa  pitance  lui  avaient  valu  ce 
surnom  de  Mari -pan  (mauvais  pain),  sous  lequel  il  partagent  la 
célébrité  de  Jean  des  Baumes  et  défrayait  avec  lui  les  récits  de  la 
veillée. 

Profondément  troublé  dans  ses  habitudes  d'activité  fiévreuse, 
Maripan  ne  pouvait  se  résigner  à  cette  vie  fainéante;  au  moindre 
fumet  que  lui  apportait  la  brise,  au  moindre  bruissement  sous  les 
herbes,  il  partait  comme  l'éclair,  bondissant,  frétillant  de  la  queue, 
donnant  joyeusement  de  la  voix,  mais  en  vain.  Ses  appels  restaient 
sans  réponse,  et  chaque  fois  il  revenait  déçu,  triste,  découragé,  re- 
prendre sa  place  aux  talons  de  son  maître,  qu'il  suivait  piteusement, 
comme  le  chien  du  Convoi  du  pauvre^  la  queue  basse  et  balayant 
la  glèbe  de  ses  oreilles  inertes.  Parfois  cependant  la  révolte  l'em- 
portait; il  dépassait  alors  la  charrue  d'un  bond  vigoureux,  s'allait 
camper  résolument  en  travers,  fortement  arc-bouté  sur  ses  deux 
pattes  de  devant,  dans  l'attitude  énergique  de  quelqu'un  qui  veut 
une  explication,  et  là,  gravement  assis  sur  son  derrière,  comme  un 
Juge  à  son  tribunal,  le  cou  fièrement  ramené,  la  tète  inclinée  en 
point  d'interrogation,  l'oreille  dressée,  les  yeux  écarquillés,  il  fixait 
sur  son  maître  un  regard  plein  de  reproches  qui  semblait  dire  :  — 
Ah  çàl  te  moques -tu  de  moi?  et  s'il  te  plaît  de  renoncer  lâchement 
à  notre  belle  vie  errante,  penses-tu  donc  que  je  sois  fait  pour  tour- 
ner la  broche  et  servir  de  jouet  aux  marmots  du  village  7  —  Il  y  avait 
cela  dans  le  regard  de  Maripan ,  bien  d'autres  choses  encore,  qui 
venaient  ébranler  chez  le  pauvre  Jean  les  derniers  vestiges  de  ses 
résolutions  et  ruiner  les  efforts  affaiblis  de  sa  volonté  chancelante. 
Ajoutez  à  cela  les  récits  des  bons  coups  faits  par  les  autres,  le  cha- 
grin de  voir  la  belle  besogne  gâtée  par  des  mazettes,  la  passion  si 
exclusive  et  si  irrésistible  qu'un  vrai  chasseur  seul  peut  comprendre, 
et  vous  vous  expliquerez  comment  le  pauvre  Jean  devait  fatalement 
succomber. 

Ce  fut  un  grand  chagrin  pour  Félise.  A  vrai  dire,  elle  n'en  ûma 
pas  moins  Jean  et  de  toute  son  âme;  mais  d'un  instinct  sûr  elle 
comprenait  que  ce  retour  à  la  vie  errante  compromettait  tout  l'édi- 
fice de  son  bonheur,  déjà  si  fragile.  Elle  sentait  bien  qu'il  serait 


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JEAN  DES   BAUMES,  900 

impossible  de  faire  accepter  par  son  père  un  tel  gendre,  et  si  avant 
le  mariage,  dans  la  ferveur  des  premiers  désirs,  elle  n'avait  obtenu 
qu'une  victoire  passagère,  que  n'était-on  pas  en  droit  de  redouter 
de  l'avenir,  après  la  pleine  possession  et  la  satiété  conjugale  1 

De  son  côté,  le  vieux  Martin,  qui  n'avait  jamais  été  flatté  plus  que 
de  raison  des  préférences  de  Jean,  fut  enchanté  du  prétexte  qu'il 
venait  si  à  propos  de  fournir  contre  lui-même,  et  ne  chercha  plus 
qu'une  occasion  honnête  pour  lui  signifier  son  congé.  —  Je  ne  t'ai  • 
pas  contrarié  dans  tes  inclinations,  disait-il  à  sa  fille  :  si  Jean  fût 
véritablement  redevenu  un  homme  comme  les  autres,  je  n'aurais 
certes  pas  refusé  mon  consentement;  mais  je  t'en  fais  juge  toi-même, 
où  te  mènerait-il  par  le  chemin  qu'il  prend?  Laisse-le  chasser  tout 
à  son  aise,  et  oublie-le.  Quand  on  est  belle  fille  comme  tu  l'es,  et 
qu'on  a  de  quoi,  pardiennel  on  ne  court  pas  le  risque  de  manquer 
d'amoureux  I 

Félise  sentait  toute  la  force  de  ces  raisons  et  ne  trouvait  rien  à 
répondre.  Elle  passait  une  partie  de  ses  nuits  à  pleurer,  priant  et 
suppliant  tous  les  saints  de  sa  connaissance  de  la  tirer  de  peine; 
mais  elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  rompre  sans  retour  et  à  renon- 
cer ainsi  à  toute  espérance. 

—  Allons  I  allons  I  se  dit  un  soir  le  père  Martin,  puisque  Lise  est 
si  lente  à  se  décider,  il  faut  que  je  m*en  mêle;  il  n'y  a  que  trop 
longtemps  que  ce  commerce  dure  1 


II. 


La  première  fois  que  Jean  revint  à  la  grange  de  Tinet,  Félise  ne 
se  trouva  pas  assise,  comme  de  coutume,  sous  le  'manteau  de  la 
cheminée;  seul  le  vieux  Martin  faisait  bouillir  pour  le  porc.  —  Où 
est  Lise?  demanda  Jean,  non  sans  un  vague  pressentiment  de  mal- 
heur, et  avec  un  léger  tremblement  dans  la  voix. 

—  Elle  est  un  peu  malade,  répondit  le  père;  mais,  fût-elle  bien 
portante,  ce  serait  la  même  chose,  Jean,...  elle  ne  serait  pas  là. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Que  Lise  ne  veut  plus  parler  avec  toi,  mon  garçon,  et  que  tu 
perds  ton  temps  en  venant  ici. 

A  ces  cruelles  paroles,  dites  d'un  ton  des  plus  indiiïérens,  Jean  se 
sentit  au  cœur  une  douleur  si  forte  qu'il  fut  sur  le  point  de  pousser 
un  cri.  Il  se  contint  pourtant,  et  reprit  en  se  mordant  les  lèvres  jus- 
qu'au sang  :  —  Et  c'est  Lise  qui  vous  a  chargé  de  me  parler  ainsi? 

—  Hélas  I  oui,  mon  garçon,  et  pas  plus  tard  que  tantôt,  ici  même, 
elle  m'a  dit  comme  ça  :  Si  Jean  vient,  dites-lui  qu'il  s'en  retourne; 


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910  RETUE  DES  DEUX  HONDES. 

je  ne  veux  ph»  qall  me  parle.  Sur  ma  part  de  paradis,  elle  me  Ta 
dit  comine  je  te  le  die  là,  mon  pauvre  garçon. 

—  Ahl  répéta  Jean,  dont  les  yeux  flai^boyaient,  dttes-luî  qaTl 
s'en  retourne  !..  Et  vous  croyez  que  cela  suffit  pour  tout  arranger, 
père  Martin? 

—  Air!  pour  dur,  c'est  âm,  j'en  conviens;...' mais  Lise  est  bien 
Kbre,  n'est-ce  pas?..  Yeux-tu  boire  un  coup  pour  te  remettre? 

—  Merci!  je  me  remettrai  bien  tout  seul.  Je  pars,  mais  je  ne 
vous  dis  pas  adieu,  père  Martin,  et  je  crois  qu'avant  peu  vous  aurez 
de  mes  nouvelles. 

Il  sortit  d'un  air  menaçant,  tout  pâle  et  tout  tremblant  de  co- 
lère, sans  que  le  vieax  fermier  parût  se  préoccuper  le  moins  du 
monde  de  ce  changement  de  ton  et  d^allures.  —  Voifà  un  I>on  boot 
de  besogne  de  fait,  murmurait  le  vieux  en  se  frottant  les  mains,  et 
non  le  plus  facile.  Ce  diable  de  Jean  en  tenait  ferme  et  en  tiendra 
longtemps,  j'en  ai  peur.  Ce  n'est  pas  tout  qu'il  cesse  de  venir  id, 
il  feut  absolument  que  j'en  débarrasse  le  pays;  je  vais  y  songer. 

Les  songeries  du  père  Martin  ne  tardèrent  pas  à  se  traduire  en 
farts.  Sous  prétexte  de  vendre  une  vieille  chèvre,  il  partait  le  len- 
demain pour  Mormoiron  accompagné  de  son  petit  pâtre,  jeune  gar- 
çon de  quatorze  à  quinze  ans,  enfant  de  l'hospice  de  Carpentras, 
m«s  nourrisson  de  sa  défonte  femme  et  gardé  à  la  grange  pour 
son  pain.  Ce  petit  garçon  s'appelait  Simon;  il  avait  été  si  longtemps 
grôle  et  malingre  qu'on  l'avait  surnommé  Quinze-Oncesy  et  le  sur- 
nom lui  était  resté,  bien  qu'il  fût  devenu  robuste  et  bien  établi  à  la 
longue.  Quinze-Onces  n'était  pas  un  grand  clerc,  mais  c'était  déjà 
un  bon  pâtre.  Il  connaissait  à  merveille  la  montagne  et  menait  tou- 
jours ses  moutons  paître  aux  meilleurs  endroits.  Le  pauvre  enfant 
n'était  jamais  sorti  du  village,  et  l'idée  d'aller  à  Mormoiron  avec  le 
maître  le  remplissait  à  la  fois  de  joie  et  d'inquiétude.  —  Si  nous 
vendons  bien  la  ctièvre,  il  y  aura  une  bonne  étrenne  pour  toi,  avait 
dit  le  père  Martin. — Et  Quinze-Onces,  qui  de  sa  vie  n'avait  eu  k  lui 
un  sou  vaillant,  songeait  à  cette  merveilleuse  étrenne  tout  le  long 
de  la  route ,  et  se  livrait  à  des  écarts  d'imagination  incroyables. 
—  De  quoi  aurais-tu  le  plus  envie,  Quinae-Onces? 

—  Ahl  maître,  je  n'ose  pas  dire... 

—  Dis  toujours,  il  y  a  tout  ce  qu'on  peut  désirer  chei  ïes  mtr- 
cfaandls  de  jMformoiron.  Youdrais-tu  un  beau  couteau  par  exemple? 

—  Obi  oui,  maître,  un  beau  couteau!.,  à  manche  de  corael.. 
avea  un  trou  dans  le  mancbe  pour  pouvoir  y  passw  une  counuie  et 
le  porter  attacké  aux  braies^  de  peur  de  perte... 

—  Peste  I  conime  tu  y  vas,  Quinze-Ctacicesl  mais  un  td  couteau 
va  coûter  les  yeux  de  la  tête  l 


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JEAN   DES  BAUM£S.  OU 

—  Vraiment!  fit  le  pauvre  petit,  tremblant  déjà  de  voir  s'éva- 
nduîr  son  rêve,  si  cher  que  cela? 

—  Tu  n'en  as  pas  idée.  11  faut  être  raisonnable,  mon  garçon.  Moi 
ausfii,  j'ainyiis  les  beaux  couteaux  à  ton  âge,  et  j'étais  fils  de  maître. 
Eh  bien!  jamais  mon  père  ne  m'eût  payé  un  couteau  pareil  avant 
d'avoir  tiré  au  sort;.«.  et  encore,  ai  je  n'avais  pas  eu  la  main  chan- 
ceuse*. • 

—  Alors^  fit  piteusement  Quinze-Onces  découragé,  n'y  pensons 
plus. 

—  Khi  reprit  le  père  Martin,  qui  voulait  surexciter  les  convoi- 
tises de  l'enfant,  tu  sais  ce  que  je  t'ai  dît  ;  vendons  bien  la  chèvre 
d'abord;  tout  ce  qui  dépassera  dix  écus  sera  pour  toi^  làl..  £s-tu 
content  cette  fois? 

Quinze-Onces  ne  se  rendait  pas  très  exactement  compte  de  la 
somme  que  dix  écus  représentaient,  mais  elle  ne  pouvait  manquer 
d'être  énorme,  et  le  moindre  excédant  devait  suffire  à  combler  tous 
ses  vœux.  Il  regardait  la  chèvre,  la  flattait  de  l'œil  et  de  la  main  et 
soupesait  son  pis  plein  de  lait,  car  on  n'avait  eu  garde  de  la  traire, 
comme  on  pense.  —  C'est  une  fière  chèvre  tout  de  mémel  mur- 
murait-il, et  qui  vaut  le  prix.  Âhl  grand  saint  Simon,  faites  que 
nous  la  vendions  un  peu  plus  de  dix  écusl  —  C'est  dans  ces  dispo- 
sitions fébriles,  plein  de  concupiscence  et  d'idées  de  lucre,  que  Si- 
mon Quinze-Onces  alla  s'installer  sur  la  place  du  marché»  où  les 
chalands  arriv^ent  déjà  de  toutes  parts. 

Qui  dira  jamais  ce  qu'il  souflrit  pendant  deux  ou  trois  mortelles 
heures,  en  voyant  le  dédain  et  le  mépris  dont  sa  triste  marchandise 
était  l'objet?  C'était  comme  un  fait  exprès;  il  semblait  qu'on  ne 
s'arrêtât  devant  sa  chèvre  que  pour  en  dire  pis  que  pendre;  les 
plus  bienveJlIans  passaient  outre  sans  même  la  regarder.  Quinze- 
Onces  souffrait  mort  et  passion  et  contenait  à  grand'peine  les  tem- 
pêtes de  son  âme.  Le  marché  tirait  à  sa  fin,  les  achieteurs  se  fai- 
saient de  plus  en  plus  rares;  Quinze-Onces  songeait  en  frémissant 
au  lamentable  retour  qu'il  faudrait  faire  avec  cette  vieille  carcasse 
affamée,  car  la  chèvre  était  décidément  une  vieille  carcasse,  il  n'y 
avait  plus  d'illusion  qui  t!nt.  Et  le  beau  couteau  à  manche  de  corne! 
Ah  ouil  il  s'agissait  bien  de  couteau  à  cette  heure I  Quel  retour! 
quel  mécompte! 

Au  dernier  moment,  et  sans  doute  par  l'intercession  mhraculeuse 
du  grand  saint  Simon,  un  acheteur  se  présenta.  —  Combien  la 
chèvre,  petit? 

—  Quinze  écus,  répondit  Quinze-Onces  avec  refiroateirie  du  dé- 
sespoir. 

—  ijeryiteur  I  c'est  trop  cher  pour  moi... 


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9)2  BEVUE   DES   DEUX   UOKDES. 

Ehl  dit  Quinze-Onces  enhardi,  qu'est-ce  qu'elle  vaut  donc 

pour  vous,  cette  bète  ? 

L'acheteur  était  un  petit  bourgeois  des  environs  qui  n'avait  ja- 
mais acheté  chèvre  de  sa  vie.  Il  faisait  l'entendu  sur  le  marché  et 
hochait  la  tête  en  connaisseur,  mais  le  père  Martin  n'étdt  pas 
dupe  de  ces  grimaces  ;  d'un  coup  d'œil  sûr,  il  venait  de  juger  son 
homme.  —  Vous  avez  une  fière  chance,  dit-il;  j'avais  à  faire  en  ville 
et  j'ai  laissé  le  petit  seul,  sans  cela  il  y  a  beau  temps  qu'elle  serait 
vendue.  Qu'est-ce  que  vous  cherchez?  Due  bonne  chèvre,  n'est-ce 
pas?  et  pour  un  malade  peut-être? 

—  Oui,  balbutia  le  bourgeois,  pour  ma  pauvre  femme. 

—  Prenez-moi  ça  de  confiance,  mon  bon  monsieur,  c'est  doux, 
c'est  apprivoisé,  ça  vous  suit  comme  un  chien,  ra  vous  mange  dans 
la  msdn,  quoi  !  Et  quel  lait  !  Le  médecin  a  dû  vous  le  dire,  il  ne  faut 
pas  donner  aux  malades  du  lait  de  chèvres  trop  jeunes;  rien  n'est 
plus  dangereux  ! 

Le  bourgeois,  ahuri  de  tous  ces  discours,  tâtait  ses  écus  dans  sa 
poche  sans  se  décider  à  dépasser  l'offre  de  vingt-cinq  francs. 

—  Tenez,  dit  le  père  Martin,  finissons-en;  si  je  n'avais  pas  pro- 
mis à  ma  femme  de  lui  rapporter  de  l'argent,  jamais  je  ne  vous 
aurais  cédé.  Prenez-la  pour  trente  francs,  et  donnez  quelque  chose 
au  pedt;  mais,  sur  mon  salut  éternel,  c'est  bien  mon  dernier  mot! 

Le  marché  fut  enfin  conclu,  et  Quinze-Onces  reçut  dix  sous  pour 
ses  étrennes.  —  On  n'a  pas  grand'chose  chez  le  coutelier  pour  dix 
sous,  dit  le  père  Martin;  mais  nous  avons  bien  vendu  la  chèvre,  et 
j'ajouterai  ce  qu'il  faudra. 

Quinze-Onces  ne  pouvait  en  croire  ses>oreilles,  la  générosité  du 
maître  le  touchait  jjusqu'au  fond  de  l'âme. 

Comme  on  arrivait  chez  le  marchand,  le  père  Martin  et  le  briga- 
dier de  gendarmerie  se  croisèrent  et  se  saluèrent  au  passage.  —  H 
y  a  du  nouveau,  dit  le  père  Martin  en  clignant  de  l'œil;  si  vous  vou- 
lez m'aider  à  vider  bouteille  chez  le  grenadier,  nous  pourrions  cau- 
ser un  brin. 

—  A  vos  ordres,  répondit  le  brigadier;  je  vous  rejoins  dans  un 
quart  d'heure. 

Il  se  trouva  que  le  moindre  couteau  à  manche  de  corne,  troué 
par  le  bas,  ne  coûtait  pas  moins  d'une  trentaine  de  sous.  Le  père 
Martin  eut  l'air  de  se  faire  effroyablement  tirer  l'oreille,  et  pour 
donner  plus  de  prix  à  son  sacrifice,  jura  par  tous  les  saints  et  sur  sa 
part  de  paradis  qu'il  ne  dépasserait  pas  vingt-cinq  sous.  Le  mal- 
heureux Quinze-Onces  suivait,  haletant,  les  diverses  phases  de 
cette  lutte,  et  passait  alternativement  de  l'espérance  folle  au  déses- 
poir. Sa  langue,  desséchée  dans  son  gosier,  eût  en  vain  voulu  arti- 


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JEAN   DES  BAUMES.  913 

culer  une  parole;  ses  yeux  brillaient  comme  des  escarboucles  et 
dévoraient  le  couteau,  dont  le  marchand  se  plaisait  à  faire  reluire 
la  lame  polie.  —  Gomme  tout  devient  cher!  répétait  le  père  Martin, 
qui  faisait  évidemment  traîner  la  chose  en  longueur;  de  mon  temps, 
on  n'eût  pas  osé  demander  plus  de  vingt  sous,...  oh  !  non,  certes  I 
Voyons,  votre  dernier  mot?  Ce  n'est  pas  pour  moi,  c'est  pour  le 
petit.  —  Le  marchand  tint  ferme;  il  fallut  en  finir.  —  Allons  !  dit 
le  vieux  avec  un  gros  soupir,  voilà  vos  trente  sous  !..  mais  tu  vois, 
petit,  ce  qu'il  en  coûte. 

Quinze-Onces  faillit  se  trouver  mal,  et  saisit  sa  proie  avec  une 
avidité  de  sauvage.  Enfin  le  couteau  était  à  lui,  et  quel  couteau  I 
Ah  !  comme  il  allait  s'en  donner  sur  la  montagne,  et  les  beaux  man- 
ches de  fouet  qu'il  se  taillerait  dans  les  jeunes  pousses  !  Le  père 
Martin  suivait  de  l'œil,  avec  une  satisfaction  visible,  les  gambades 
joyeuses  de  l'enfant.  En  quelques  minutes,  on  arriva  chez  le  gre- 
nadier, et  l'on  s'attabla  galment  devant  une  bonne  bouteille  avec 
le  brigadier  de  gendarmerie,  qui  se  promenait  de  long  en  large  en 
les  attendant. 

Après  avoir  échangé  quelques  propos  insignifians  sur  le  temps, 
les  apparences  de  la  récolte,  le  prix  des  denrées  et  autres  banalités 
courantes,  il  fallut  bien  en  venir  au  fait  et  au  prendre.  —  J'ai 
besoin  de  vos  services,  brigadier,  dit  le  vieux  en  baissant  la 
voix. 

—  Je  m'en  doute.  Que  peut-on  faire  pour  vous? 

—  Il  faut  me  débarrasser  une  fois  pour  toutes  de  Jean  des 
Baumes. 

—  Ah  !  pour  ça,  je  ne  demande  pas  mieux;  mais  par  quel  moyen? 
Vous  savez  comme  moi  que  le  drôle  est  insaisissable. 

—  Eh  !  eh.!  brigadier,...  si  on  vous  le  mettait  là,  sous  la  main,  en 
plein  flagrant  délit,  à  trois  contre  un,  vous  en  auriez  bien  raison, 
que  diantre! 

—  Oui  certes,  et,  comme  il  se  rebellerait  à  coup  sûr,  son  cas  de- 
viendrait grave,  vu  les  précédens;  mais  comment  le  surprendre 
quand  toute  une  population  semble  veiller  pour  lui? 

—  Je  sais  bien,  je  sais  bien;...  voyons  pourtant,  ne  pdurriez- 
vous  pas  vous  déguiser,  vous  et  vos  hommes,  avec  de  vieilles  blouses 
et  des  vieux  chapeaux,  et  pousser  devant  vous  sur  la  route  quelque 
vieille  bourrique,  comme  gens  qui  vont  faire  leur  trousse  de  serpo- 
let? Je  me  chargerai  du  reste,  moi  I 

—  Vous? 

—  Quand  je  dis  moi,  je  me  trompe,  c'est  le  petit  que  j'aurais  dû 
dire. 

—  Moi?  fit  Quinze-Onces  en  ouvrant  des  yeux  démesurés. 

TDMB  CI.  —  1873.  58 


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91  â  BEYCS  DES  DEUX  MONDES. 

—  Toi-même,  mon  garçon;  fais  donc  TOir  au  brigadier  le  beau 
couteau  que  nous  avons  acheté  tant&t. 

Comme  si  un  instinct  sûr  FeÛt  averti,  renfant  éprotnrart  une  ré- 
pugnance extrême  à  se  dessaisir  de  son  trésor;  mais,  quand  le  Tieox 
avait  parlé,  il  n'y  avait  rien  à  répliquer,  et  le  mieux  était  de  s'exé- 
cuter de  bonne  grâce, 

—  C'est  un  beau  couteau  effectivement,  dit  le  gendarme. 

—  Eh  bien  !  voilà  ce  pauvre  petit  qui  n'en  est  encore  propriétaire 
que  pour  un  tiers  et  qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  le  pos- 
séder en  entier,  n'est-ce  pas,  petit f 

Qninse-Onces  sentit  ]sl  petite  mûri  lui  courir  dans  le  dos  et  fris- 
sonna des  pieds  à  la  tête.  £b  quoil  le  couteau  n'hélait  plos  à  loi! 
Il  ne  l'avait  touché  de  ses  mains,  porté  dans  sa  poche,  possédé  pen- 
dant un  quart  d'heure,  que  pour  le  reperdre  l'instant  d'après! 
Était-ce  possible?  A  tout  prix,  il  fallait  le  reconquérir;  il  était  prêt 
à  tout  pour  cela,...  à  tout,  jusqu'à  courir  pieds  nus  sur  des  braises, 
s'il  le  fallait  I  Le  vieux  semblât  lire  dans  les  yeux  de  l'enfant  comme 
dans  une  glace  fidèle;  il  reprit  avec  bonhomie  :  —  J'avais  d'abord 
pensé  à  garder  le  couteau  et  à  ne  le  donner  au  petit  qu'après  qu'il 
l'aurait  loyalement  gagné  pour  le  reste;  mars  ça  lui  ferait  trop  de 
peine  de  s'en  dessaisir,  et  j'ai  confiance;  n'est-ce  pas,  petit,  que  je 
peux  compter  sur  toi? 

—  A  la  vie,  à  la  mort,  maître! 

—  Bien  parlé  I  Écoute  maintenant  :  demain  tu  iras  garder  sur  la 
Lauzière,  dans  l'après-midi? 

—  Oui,  maître. 

—  Tu  rencontreras  à  la  croisière  M.  le  brigadier  que  voici,  dé- 
guisé en  paysan  et  monté  sur  une  mule;  tu  le  reconnaîtras? 

—  Oui,  maître. 

—  Tu  le  conduiras  jusqu'au  champ  de  blé  noir  où  les  perdrix 
doivent  commencer  à  picorer,  et  tu  lui  feras  voir  Vespero  de  Jean. 

—  Oui,  oui. 

—  Ce  n'est  pas  tout  ;  tu  verras  Jean,  et  tu  lui  diras  que  tu  as  re- 
connu que  les  perdrix  mangent  au  blé  noir,  —  le  reste  est  affaire  à 
nous;  est-ce  compris? 

—  Oui,  je  ferai  tout  cela,  maître. 

—  Tu  es  un  brave  enfant,  Simonet;  tiens,  voîlà  le  couteau. 
Cette  fois  il  était  bien  à  lui,  mais  à  quel  prix,  grand  Dieu!  II 

fallait  trahir  Jean  des  Baumes,  le  livrer  sans  défiance  aux  mains  de 
ses  ennemis!  Quinze-Onces,  si  peu  dégrossi  qu'on  le  suppose,  sen- 
tait qu'il  se  rendait  complice  d'une  mauvaise  action;  cependant 
comment  résister  à  cette  lame  brillante  du  couteau  neuf?  QuîDze- 
Onces,  ébloui,  devait  succomber. 


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IBAN  OfiS  BAUMES.  015 

Les  choses  s'arrangëreot  au  mieux,  et  telles  que  te  père  Martin 
pouvait  les  souhaiter.  Jean ,  qui  depuis  quelque  temps  n'avait  pas 
paru  à  la  gr^^ge  du  Tinet,  vint  précisément  à  deux  ou  trois  jours 
de  là  se  jeter^  comme  on  dit,  de  lui-même  dans  la  gueule  du  loup. 
Le  vieux  Martin  Ta^cueillit  comme  à  Thabitude  et  sans  paraître  lui 
garder  la  moindre  rancune  des  violences  de  la  dernière  entrevue. 
—  Gomment  va  Lise?  demanda  Jean  en  s'assejant  à  sa  place  accou- 
tumée. 

—  Lise  va  bien,  tout  à  fait  bien;  merd  pour  elle,  Jean« 

—  Puis-je  lui  parler  aujourd'hui? 

—  Sans  <loute,  si  elle  est  là  et  si  elle  y  consent;  mais  est-elle  là? 
Je  rentre  à  peine,  et  n'ai  encore  vu  personne. 

—  Ne  vous  dérangez  pas,  je  verrai  bien  moi-môme,  —  Jean  se 
leva,  ouvrit  la  porte  de  l'escalier  qui  conduisait  au  premier  étage, 
et  d'une  voix  forte  et  doucement  impérieuse  :  —  Lise,  cria-t-il,  c'est 
moll  descendez  un  peu  qu'on  vous  parle  I 

A  cet  appel,  à  l'accent  reconnu  d'une  voix  si  chère,  toutes  les 
belles  résolutions  de  Félise  s'évanouirent  comme  par  enchante- 
ment. Elle  accourut,  ainsi  que  l'alouette  au  miroir,  entraînée  par 
un  invincible  attrait,  et  parut  aussitôt*  — Que  me  voulez-vous,  Jean? 
demanda-t-elle  rougissante  et  charmée. 

—  Voici  ce  que  je  venais  vous  dire ,  Lise.  11  y  a  longtemps  que 
nous  nous  parlons,  et  je  suis  certain  maintenant  que  j'ai  pour  vous 
une  tendresse  que  rien  ne  pourra  vaincre  ni  lasser;  voulez-vous  être 
ma  femme,  et  me  permettez-vous  de  vous  demander  en  maiiage? 

Félise  devint  toute  pâle  et  resta  un  moment  interdite,  regardant 
tour  à  tour  son  père  et  son  amant,  hésitante,  troublée  jusqu'au  fond 
de  l'âme.  Le  vieux  Martin,  sans  paraître  le  moins  du  monde  sur- 
pris de  la  hardiesse  inattendue  de  la  demande,  se  versa  tranquille- 
ment un  verre  de  vin  et  but  rasade.  —  Voici  ma  main,  Jean,  dit 
enfin  Félise  d'une  voix  distincte  à  peine;  faites  selon  votre  volonté. 

Jean  prit  la  petite  main,  qui  tremblait  extraordinairement  dans 
les  siennes,  la  serra  doucement  et  gravement  deux  ou  trois  fois,  et 
s'arrêtant  devant  le  vieillard,  à  qui  toute  cette  scène  n'avait  pas  fait 
perdre  un  coup  de  dents  :  —  Père,  dit-il,  je  vous  demande  Lise 
pour  femme  et  vous  promets  d'être  pour  elle  un  bon  et  fidèle  mari. 

—  Lise  est  libre,,  répoodit  le  vieux,  et  je  ne  doute  pas  que  tu  ne 
fasses  un  mari  fidèle  ;  mais  songes- tu  vraimesnt  à  Temmener  avec 
toi  dans  la  montagne  et  à  lui  faire  habiter  les  baumes? 

—  Non  certes  1  dit  Jean;  j'ai  bien  compris  qu'il  fallait  renoncer 
à  lise  ou  à  la  vie  que  j'ai  menée  jusqu'ici;  aucun  sacrifice  ne 
me  coûtera.  Je  suis  prêt  à  toutes  les  épreuves,  car  je  comprends 
aussi  que  ma  parole  ne  peut  suffire,  et  ^ue  j'ai  besoin  de  donner 


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016  RETUB   DES   DEUX  MONDES. 

des  gages.  Écoutez  donc  ce  que  je  propose  :  si  pendant  un  an  je 
suis  resté  assidu  au  trayail  de  la  ferme,  sans  tirer  un  coup  de  fusil, 
même  le  dimanche,  me  croirez-  vous  un  mari  digne  d'elle? 

—  Tôpe  là!  mon  garçon,  et  que  Dieu  te  maintienne  dans  ce  bon 
vouloir.  Oui,  sur  ma  part  de  paradis,  si  tu  fais  ce  que  tu  dis,  Jean, 
Lise  est  à  toi  I 

Jean  mit  sa  main  dans  celle  du  vieillard  et  la  serra  cordialement; 
Félise,  radieuse,  leur  présenta  un  verre  plein  de  vin,  et  tous  trois 
trinquèrent  à  Theureuse  issue  de  ces  accordailles. 

—  Ah  !  fit  le  vieux  Martin  en  reposant  son  verre  vide,  ce  qui  est 
dit  est  dit;  mais  tu  renonces  tout  de  même  à  un  fier  coup  de  fusil, 
mon  pauvre  Jean. 

—  Comment  cela? 

—  Il  parait  qu'une  magnifique  compagnie  de  perdrix  tréve^sm  la 
Lauzière  et  picore  le  sarrasin  de  Jean  de  Christol.  Le  méchant 
Quinze-Onces  l'a  fait  lever  tous  ces  jours  derniers;  il  en  a  compté 
jusqu'à  quatorze. 

—  Vraiment? 

—  A  ce  qu'il  dit;  pourtant  on  peut  assez  s'en  rapporter  à  lui 
pour  cela.  Les  petits  sont  si  gros,  dit-il  encore,  qu'il  n'a  pas  pu  les 
distinguer  des  père  et  mère.  Ça  fera  joliment  l'aflaire  de  Domini- 
que, puisque  tu  as  renoncé  à  Satan. 

—  îlinique  est  fichu  de  tirer  ce  coup-là  comme  moi  de  dire  h 
messe,  et  vous  n'aurez  que  de  la  besogne  gâchée  avec  lui,  soyez- 
en  sûr. 

—  Dame!  je  sais  bien  qu'il  ne  te  vaut  pas,  mon  garçon;  Minique 
en  tuera  deux  ou  trois,  et  en  blessera  autant  qui  iront  crever  çà  et 
là  sans  profit  pour  personne;  il  n'a  qu'un  vieux  fusil  à  pierre  et  pas 
de  chien,  tandis  que  toi  I 

—  Ce  n'est  pas  pour  me  vanter,  dit  Jean ,  mais  ce  ne  serait  pas 
la  première  compagnie  que  j'aurais  détruite  en  deux  coups  de  fusil... 
Bahl  n'y  pensons  plusl  parole  donnée,  parole  tenue. 

—  C'est  parler  en  homme,  Jean,  et  je  te  reconnais  bien  là;  ce- 
pendant si  on  te  rendait  ta  parole  pour  une  fois  seulement?  Au  der- 
nier marché  de  la  ville,  les  perdreaux  étaient  hors  de  prix  ;  il  me 
semble  que  c'est  grand  dommage  de  perdre  un  beau  louis  d*or 
quand  on  n'a  guère  qu'à  se  baisser  pour  le  ramasser. 

—  Oui  certes,  fit  Jean,  qui  n'était  au  fond  du  cœur  que  trop  de 
cet  avis;  mais  pourquoi  me  tenter?  Est-ce  une  épreuve?  est-ce 
raillerie? 

—  Sur  ma  part  de  paradis,  je  te  jure  que  je  dis  la  chose  comme 
je  la  pense;  je  ne  verrais  aucun  mal  à  ce  que  ta  conversion  ne  date 
que  de  demain,  par  exemple. 


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J£AN  DES  BAUMES.  917 

—  Et  VOUS,  Lise?  reprit  Jean,  qui  hésitait  encore,  quoique  très 
ébranlé,  comme  on  pense. 

—  Moi?  dit  Lise,  je  veux  ce  que  vous  voulez,  Jean,  vous  le  savez 
bien.  Et  puisque  mon  père  n'y  trouve  pas  à  redire... 

—  Bon  !  c'est  décidé,  je  vais  tirer  ce  dernier  coup  de  fusil.  Dieu 
veuille  que  nous  n'en  ayons  regret  ni  les  uns  ni  les  autres  I 

— Amenl  dit  le  père  Martin  pour  brusquer  le  dénoûment.  Allons! 
allons  I  bois  vite  un  bon  coup  et  file  ! 

Jean  partit.  Malgré  lui,  une  inquiétude  vague  lui  serrait  le  cœur; 
il  allait  à  cette  dernière  expédition  sans  goût,  sans  ardeur,  comme 
à  regret.  On  eût  dit  qu'un  pressentiment  tenace  retardait  sa  marche 
silencieuse.  En  passant  devant  la  grange  de  Christel,  il  s'arrêta 
pour  renfermer  Maripan,  qui  ne  pouvait  être  qu'une  gêne  dans  Yes- 
pero.  Gomme  si  le  brave  animal  eût  flairé  le  danger  de  son  mattre, 
Jean  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  s'en  faire  obéir,  et  il  est  cer- 
tain que  jamais  Maripan  n'avait  tant  fait  de  façons  que  ce  jour-là 
pour  se  laisser  mettre  à  l'attache.  Jean,  tout  à  ses  pensées,  n'en- 
tendit ni  les  grognemens  significatifs,  ni  les  abois  tristes  comme 
des  plaintes,  il  ne  fit  point  attention  à  ces  regards,  qui  voulaient 
dire  tant  de  choses,  et  gagna  la  Lauzière  à  grandes  enjambées. 

La  solitude  du  large  plateau  était  complète;  à  perte  de  vue,  au- 
cune créature  humaine  ne  se  montrait;  seul  le  troupeau  de  Quinze- 
Onces,  paissant  çà  et  là  au  pied  des  Roches-Noires,  troublait  le  si- 
lence du  clairin  aigre  de  ses  clochettes.  Jean,  satisfait  de  cette 
première  inspection,  s'approcha  d'un  grand  clapier  situé  à  une  sorte 
de  carrefour  informe  où  des  sentiers  à  peine  tracés  se  croisaient  ;  il 
souleva  une  large  pierre,  et  regarda  attentivement  la  disposition  de 
trois  petits  cailloux  arrangés  évidemment  d'une  façon  convenue. 

—  Voilà  qui  est  bienl  dit-il  en  replaçant  la  pierre;  ce  Quinze-Onces 
est  un  brave  enfant,  il  faudra  que  je  lui  donne  une  belle  étrenne  à 
la  Saint-Antonin  prochaine. —  Tout  à  fait  rassuré  du  côté  des  hlem 
par  ce  qu'il  venait  de  voir,  Jean  gagna  rapidement  le  champ  de 
sarrasin,  et  se  mit  à  examiner  le  sol  avec  une  minutieuse  attention. 
Partout  de  petites  crottes  sèches  et  lustrées  attestaient  l'incontes- 
table présence  des  perdreaux  ;  des  crottes  plus  fraîches  indiquaient 
que  le  jour  même  la  compagnie  était  venue  prélever  sa  dlme  mati- 
nale. A  la  forme  de  ces  repaires,  Jean  reconnut  que  Quinze-Onces 
avait  dit  vrai ,  et  que  les  petits  devaient  être  grands  comme  père 
et  mère.  —  Allons!  dit- il,  tâchons  de  finir  par  un  coup  d'éclat. 

—  Il  arracha  quelques  poignées  de  blé  noir,  et  en  disposa  les  tiges 
sur  une  seule  ligne,  un  peu  en  avant  du  champ  cultivé.  Si,  selon 
toute  apparence,  les  perdrix  descendaient  des  hauteurs,  elles  s'ar- 
rêteraient nécessairement  à  ces  premières  javelles  et  se  trouveraient 
ainsi  presque  toutes  sous  le  coup  de  feu. 


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018  RETUE  filES   DEUX  MONDES. 

Ces  dispositions  prises  et  un  dernier  coup  d'ooil  jeté  rapidement 
autour  de  lui,  Jean  arma  son  fusil  et  entra  dans  Vespero,  C'était  un 
monument  d'une  simplicité  primitive,  formé  de  larges  pierres  dis- 
posées en  rond,  pouvant  tout  juste  abriter  une  personne  et  ouvrant 
sur  k  ctiamp  par  une  sorte  de  meurtrière  grossière  habilement  dis- 
simulée.  A  première  vue,  il  était  difficile  de  distinguer  Yespero  de 
Jean  des  autres  clapiers  de. la  Lau2ière.  Le  soleil  déclinait  de  plus 
en  plus,  le  moment  propice  approchait;  au  loin,  on  n'entendait  (jue 
Quinze-Onces  chantant  à  tue-téte  un  vieux  noêl  du  pays. 

Il  y  avait  près  d'une  heure  que  Jean  attendait,  l'oeil  au  guet, 
retenant  son  souffle,  immobile  et  silencieux,  avec  la  patience  carac- 
téristique du  chasseur  à  l'aiTût.  et  rien  n'indiquait  eoccure  qu'il  n'en 
serait  pas  ce  jour-là  pour  une  vaine  attente.  11  faut  si  peu  de  chose 
en  effet  pour  détourner  ce  gibier  méfiant  dont  la  vie  s'écoule  dans 
une  continuelle  alerte  1  Un  renard  qui  glapit,  un  chien  qui  pille, 
un  pâtre  qui  s'exerce  à  la  fronde,  en  voilà  souvent  assez  pour  que 
la  compagnie  détale  eflarouchée  et  abandonne  son  quartier  pour  un 
certain  temps.  Le  soleil  se  couchait  dans  une  pourpre  enflammée, 
et  déjà  l'ombre  commençait  à  descendre  que  Jean  attendait  encore, 
mais  de  moment  en  moment  avec  moins  d'espérance.  Tout  d'un 
coup  un  grand  bruit  d'ailes  se  fit  entendre  par  derrière,  venant  des 
hauteurs,  et  tout  aussitôt  le  mâle  et  la  femelle,  perchés  sur  des 
roches  plus  élevées,  se  mirent  à  battre  le  rappel  de  la  couvée.  — 
Got-cot-cot,  —  cot-cotl  —  Cot-cot-cot,  —  cot-cot!  —  En  un  clin 
d'œil^  toute  la  bande  dispersée  se  réunit  et  courut  d'un  pas  allègre 
à  la  picorée.  Comme  Jean  l'avait  pensé,  les  premières  javelles 
furent  aussitôt  attaquées  avec  avidité,  et  les  malheureuses  bêtes  se 
trouvèrent  bien  vite  alignées  à  souhait  pour  la  mort.  Le  coup  par- 
tit :  dix  victimes  foudroyées  jonchèrent  le  sol;  trois  ou  quatre  à 
peine  échappaient  au  désasti'e  et  fiiyaient  à  tire-d'aile.  Jean  lâcha 
son  second  coup  sur  un  blessé  qui  faisait  mine  de  fuir,  et  se  leva 
pour  courir  ramasser  sa  proie.  Un  cri  de  rage  s'échappa  de  ses 
lèvres,  et  la  stupeur  le  cloua  en  place  :  le  brigadier  de  Mormoiron 
et  ses  hommes  entouraient  Yespero  et  gardaient  la  seule  issue  de 
sortie;  Jean  était  pris  dans  son  propre  piège. 

—  Rends-toi,  Jean,  dit  le  brigadier,  et  ne  gâte  pas  tes  af&ires 
par  une  résistance  inutile.  Je  t'avais  bien  dit  que  je  finirais  par  te 
pincer  au  demi- tour...  Allons,  bas  les  aimes!  et  de  bonne  gricel 

Mais  Jean  voyait  rouge;  la  fureur,  la  honte,  l'impuissance,  fai- 
saient bouillonner  sa  pauvre  cervelle;  lui  pris,  lui  désarmé  1  lui 
malmené  comme  un  conscrit!  Était-ce  possible?  et  qui  osait  le 
croire?  —  Place!  cria-t-ii  d'une  voix  tonnante  en  faisant  le  mou- 
linet avec  son  fusil;  place!  ou  malheur  au  premier  qui  me  toucbel 

—  Hardi  !  cria  le  brigadier  en  s'élaziçant  courageusement  ea 


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JEÂir  DES  BAUMES.  919 

ayant,  bardî,  camarades I  an  nom  de  fa  loi  T..  Il  ne  put  achever, 
Jean  yenait  de  Tatteindre  à  la  tête  d'un  coup  de  crosse  et  il  retom- 
bait à  moite  assommé  da  coup. 

—  A  vous  autres  maintenant,  bandits  I  hurlait  fean  au  paroxysme 
de  la  fureur  et  en  faisant  tourbillonner  sa  terrible  crosse  comme 
une  massue. 

Les  gendarmes,  un  peu  intimidés  par  la  chute  de  leur  chef,  re- 
venaient à  la  rescousse  avec  ce  sentiment  aveugle  dn  devoir  qui  a 
tant  d'empire  sur  ces  braves  gens  ;  la  lutte  continua,  acharnée, 
bien  que  l'issue  ne  pût  être  douteuse.  Si  Jean  avait  été  Fibre,  en 
pleins  champs,  il  eût  certes  eu  raison  du  nombre,  n^eût-il  gagné 
qne  de  vitesse;  mais  là,  traqué  comme  un  loup  dans  sa  fosse,  que 
pouvait-il  faire?  Donner  la  mort  ou  la  recevoir.  Il  étoit  bien  perdu 
cette  fois,  et  il  se  battait  en  désespéré.  Dn  moment  vint  où  l'un  des 
gendarmes  opposa  si  à  propos  sa  carabine  à  la  crosse  tourbillon- 
nante,  que  celfe-ci  se  cassa  net,  et  Jean  se  trouva  tout  à  fait  dé- 
sarmé. Ivre  de  fureur,  il  s'élança  comme  un  tigre,  saisit  à  la  gorge 
son  heureux  adversaire  et  roula  avec  lui  sur  le  sol  ensanglanté.  Ce 
fut  la  fin;  cinq  minutes  après,  Jean,  fortement  garrotté,  gisait  écn- 
mant  à  côté  du  brave  brigadier,  qui  commençait  à  reprendre  ses 
esprits. — Positivement,  disait  celui-ci  en  essuyant  son  front  tumé- 
fié, j*ai  reçu  un  rude  coup  tout  de  même,  et  je  dois  un  beau  cierge 
à  Notre- Dame -de -San  té;  allons,  en  route,  camarades!  ne  pw- 
dons  pas  notre  temps  à  geindre  ici  comme  des  femelles  !  11  se  leva 
péniblement,  rajusta  son  ceinturon,  but  une  légère  gorgée  d'eau- 
de-vîe,  et,  d'une  voix  ferme  :  —  Pas  accéléré  !  marche!  cria-t-il. 

A  ce  commandement,  la  petite  troupe  s'ébranla;  Jean,  les  mains 
liées  derrière  le  dos,  fortement  maintenu  à  droite  et  à  gauche  par 
des  poignets  solides,  dut  céder  à  la  force,  et  emboîta  le  pas  en  silence. 
Il  paraissait  calmé,  comprenant  enfin  qu'il  n'avait  aucun  secours  à 
attendre  de  la  violence  et  que  son  seul  espoir  était  désormais  dans 
la  ruse.  Arrivés  à  la  croisière,  la  brigade  rencontra  Qninze-Onces, 
qui  rentrait  avec  son  troupeau.  A  la  vue  du  petit  pâtre,  Jean  sentit 
son  cœur  se  soulever  de  colère,  et  darda  ses  yeux  ardens  sur  le 
traître.  Celui-ci  paraissait  très  ému  de  voir  le  pauvie  Jean  en  si 
triste  état,  et  n'osait  lever  les  yeux  sur  lui. — Ah  I  tonnerre  I  fit  sou- 
dain le  brigadier  en  se  frappant  le  front,  et  le  gibier  qui  est  resté 
sur  le  carreau.  Petit,  petit!  cours  vite  au  champ  de  sarrasin,  ra- 
masse les  perdreaux  et  porte-les  de  ma  part  au  père  Martin. 

Ces  derniers  mots  jetèrent  une  vive  lumière  dans  l'esprit  de 
Jean;  tout  ce  qu'il  cherchait  en  vain  à  s'expliquer  jusqu'ici  deve- 
nait clair  désormais.  Qainze-Onces,  le  père  Martin  et  le  brigadier 
étaient  des  complices,  et  chacun  avait  joué  son  rôle  dans  la  conju- 


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920  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ration  contre  lui.  —  C'est  bon  I  murmura-t-il  les  dents  serrées; 
je  vous  retrouverai,  mes  amis,...  avec  l'aide  de  Dieu  1 — Et  conunesi 
cette  certitude  acquise  eût  débarrassé  sa  poitrine  d'un  grand  poids, 
il  se  remit  en  marche  d'un  pas  ferme,  au  grand  soulagement  de  ses 
gardiens. 

Il  était  nuit  noire  lorsqu'on  arriva  à  Mormoiron;  la  brigade  et  le 
brigadier  étaient  sur  les  dents,  et  l'on  remit  d'un  commun  accord  le 
transport  du  prisonnier  dans  la  prison  de  la  ville  au  lendemain  ma- 
tin. Jean  fut  enfermé  à  double  tour  dans  une  salle  de  la  mairie,  et 
chacun  alla  bien  vite  manger  sa  soupe  et  se  reposer  un  peu  d'une  si 
rude  journée. 

Le  brave  brigadier  n'ét^t  pas  un  méchant  homme;  son  front  le 
faisait  horriblement  souffrir;  mais,  quand  il  fut  bien  repu,  il  se  mit 
à  songer  à  Jean  sans  rancune.  —  Ce  pauvre  garçon,  j'en  suis  sûr, 
crève  de  faim,  dit-il;  voyons,  femme,  une  bonne  écuellée  de  soupe 
et  un  pichet  de  vin  !  Le  devoir  ne  doit  pas  empêcher  l'humanité,  que 
diantre!  —  Il  alluma  une  lanterne  et  sortit,  suivi  de  sa  feomie,  qui, 
il  faut  le  dire,  portait  de  très  grand  cœur  la  soupe  du  prisonnier. 
Jean  dormait  profondément,  étendu  de  tout  son  long  sur  le  carreau; 
l'odeur  de  la  soupe  le  réveilla  presque  autant  que  la  lueur  de  la 
lanterne.  II  fît  un  mouvement  instinctif,  mais  ses  bras  liés  le  rappe- 
lèrent aussitôt  à  la  triste  réalité.  —  Je  sais  que  tu  as  de  l'honneur 
à  ta  manière,  Jean,  dit  le  brigadier,  donne-moi  ta  parole  de  ne  rien 
tenter  pour  t'enfuir,  et  je  te  délie  les  mains  tout  de  suite. 

—  Je  ne  peux  vous  donner  parole  pour  cela,  dit  Jean  ;  mais  lais- 
sez-moi librement  manger  la  soupe,  et  vous  pourrez  me  reQceler 
après  tant  qu'il  vous  plaira. 

—  Soit,  dit  le  brigadier. 

Jean  mangea  et  but  de  grand  appétit,  et,  le  souper  fini,  tendit 
loyalement  ses  mains  aux  entraves. 

—  Je  voudrais  t'épargner  cela,  mon  pauvre  garçon;  mais  tu  sais, 
je  suis  responsable  de  ta  prise... 

—  Faites  votre  devoir,  brigadier  ;  pourtant,  si  vous  vouliez  ne 
pas  me  lier  les  bras  par  derrière,  ça  me  gêne  joliment  pour  doimir 
sur  le  dos. 

Le  brigadier  allait  refuser  cette  faveur  quand  son  œil  rencontra 
l'œil  suppliant  de  sa  femme.  Ce  diable  de  Jean  avait  toujours  les 
femmes  pour  lui,  et  bien  lui  en  prenait  cette  fois  encore.  —  Effecti- 
vement, dit  sentencieusement  le  brigadier,  cela  doit  être  fort  gê- 
nant pour  dormir,...  j'y  consens;  seulement,  pour  plus  de  sûreté, 
Bérard  passera  la  nuit  ici.  Va  chercher  Bérard,  femme! 

Le  brave  Bérard  aurait  préféré,  comme  on  pense,  coucher  dans 
son  bon  lit  de  gendarme;  mais  le  devoir  avant  tout!  Il  s'assit  sans 


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JSAN   DES   BAUMES.  921 

répliquer  sur  une  chaise  à  côté  du  prisonnier,  et  le  brigadier,  les 
enfermant  tous  deux  sous  la  même  clé,  se  retira  rassuré. 

Deux  bonnes  heures  se  passèrent  sans  qu'aucun  bruit  vînt  trou- 
bler le  morne  silence  de  la  nuit.  Jean  s'était  remis  à  dormir  de  plus 
belle,  et  le  brave  Bérard  luttait  de  son  mieux  contre  la  fatigue  écra- 
sante du  jour  et  les  sollicitations  de  plus  en  plus  impérieuses  du 
sommeil;  la  lampe  fumeuse  ne  répandait  plus  qu'une  lueur  rou- 
geâtre,  et  ses  yeux  troublés  cessaient  par  momens  de  percevoir  dis- 
tinctement les  objets.  Deux  ou  trois  fois  déjà  il  s'était  surpris 
s'abandonnant  tout  à  fait,  et  il  était  positif  qu'il  s'était  réveillé  en 
sursaut  à  plusieurs  reprises.  Tout  d'un  coup,  au  moment  même  où 
il  rêvait  que  le  brigadier  venait  lui^annoncer  la  fin  de  sa  consigne, 
le  pauvre  Bérard  se  sentit  saisir,  renverser,  bâillonner  et  garrotter 
en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  le  dire.  C'était  Jean  qui,  de 
ses  dents  aîguës,  avait  rongé  lentement  ses  entraves  et  en  utilisait 
les  débris  contre  son  gardien.  Une  fois  libre  de  ses  mouvemens, 
Jean  courut  à  la  porte  avec  la  lumière,  et  d'une  pesée  énorme  la  fit 
sortir  des  gonds  comme  autrefois  Samson  les  portes  de  Gaza.  Il 
ouvrit  alors  la  première  fenêtre  venue,  sauta  lestement  dans  la  inie, 
et,  la  main  haute,  la  lèvre  frémissante,  d'un  fier  sourire,  lançant 
un  muet  défi  au  destin,  disparut  aussitôt  dans  l'ombre. 


III. 

Qu'on  juge  de  l'effet  produit  à  la  grange  de  Tinet  par  Quinze- 
Onces  chargé  de  gibier  et  racontant  la  terrible  bataille  dont  il  avait 
été  témoin.  Malgré  ses  habitudes  de  dissimulation  et  son  empire 
sur  soi-même,  le  père  Martin  eut  grand' peine  à  cacher  son  conten- 
tement intérieur,  et  but  coup  sur  coup  deux  ou  trois  rasades  pour 
se  donner  une  contenance.  —  Malheureux  Jean!  fit-il  enfin,  tu  dis 
qu'il  en  a  assommé  deuxl  C'est  épouvantable  alors,  et  le  moins  qu'il 
risque,  c'est  les  galères  ! 

Félise  à  ces  mots  éclata  en  sanglots  et  se  tordit  les  mains  de  dé- 
sespoir. Jean  prisonnier,  Jean  condamné,  Jean  aux  galères  de  Tou- 
lon accouplé  à  un  bandit,  était-ce  possible?  était-ce  croyable?  Eh 
quoil  dire  qu'il  était  là  tout  à  l'heure,  assis  sur  cette  chaise,  l'air 
radieux,  lui  contant  tout  bas  de  douces  paroles,  lui  parlant  d'avenir, 
d'amour,  de  mariage  prochain,  et  qu'il  y  serait  encore  sans  cette 
maudite  compagnie  de  perdreaux,  et  que  c'était  elle-même  qui  l'a- 
vait poussé  en  riant  à  aller  tirer  ce  dernier  coup  de  fusil  !  0  misère! 
ô  tortures!  Ses  pauvres  yeux  auraient-ils  jamais  assez  de  larmes 
pour  une  douleur  comme  la  sienne? 


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922  R£YUE  DES  DEUX  IfÛNDES. 

Le  père  Martin  ne  faisait  rien  pour  La  confioler,  et  préférait, 
comme  il  disait,  laisser  couler  l'eaiL.  Quand  il  la  crut  plus  calme 
pourtant,  il  se  mit  à  la  raisonner  à  sa  façon.  —  Tu  fais  grandement 
bien  de  pleurer,  ma  pauvre  fille;  pleurer  soulage,  mais  que  faire 
contre  le  sort?  Tôt  ou  tard,  Jean  devait  mal  finir,  vivant  comme  il 
vivait;  mieux  vaut  tôt  que  iard«  vois-tu,  et  tu  dois  un  l>el  me  à  ta 
patronne  pour  te  tirer  à  temps  du  guêpier  I  Où  en  seraîs-tu  à  cette 
heure,  si  par  maie  chance  tu  étais  la  femme  de  ce  malheureux?  Et 
quand  je  disais  les  galères,  qui  sait?  c'est  peut-être  bien  l'échafaud 
qui  l'attend  I 

—  Ah I  dit  Félise  avec  emportement,  vous  aurez  beau  dire;  tous 
ne  me  ferez  pas  renier  mon  pauvre  Jean.  11  me  vojlaitpour  femme, 
et  je  resterai  sienne,  quoi  qu'il  arrive! 

—  Lai  la!  sans  doute,  et  c'était  un  brave  garçon;  qui  dit  le  con- 
traire? Après  ça,  nous  ne  savons  rien  de  l'aflaîre  que  ce  que  Quinze- 
Onces  en  raconte;  peut-être  n'est-ce  pas  aussi  grave  qu'il  dit.  Voyons, 
petit,  répète  un  peu  pour  voir,.«.  est-ce  bien  deux  gendarmes  que 
Jean  a  tués,  dis? 

Malgré  l'empire  que  le  vieillard  exerçait  sur  lui,  Quinze-Onces  re- 
cula épouvanté  devant  ce  qu'on  voulait  lui  faire  dire ,  et  recom- 
mença son  récit  en  rétablissant  les  faits  sans  trop  d'exagération. 

—  Eh!  que  disais-je  tantôt?  Tu  vois  bien,  ma  fîUe,  on  se  presse 
toujours  de  pleurer!  Si  Jean  n'a  tué  personne,  il  n'a  plus  d'écha- 
faud  à  redouter.  Essuie  tes  yeux.  Je  sais  bien  qu'il  reste  les  galères; 
mais  enfin,  nous  n'y  sommes  pas  encore.  11  sera  toujours  temps  de 
nous  désoler  après  les  assises!  n'est-ce  pas,  Lisette? 

Ce  vieux  Martin  avait  une  manière  de  consoler  les  gens  faite  tout 
exprès  pour  rendre  leur  chagrin  plus  cuisant  et  leur  4ouleur  plus 
vive.  Sans  avoir  l'air  d'y  prendre  garde,  il  excellait  à  retourner  le 
couteau  dans  la  plaie,  et  énuméraU  avec  une  complaisance  atroce 
tout'ce  qui  pouvait  l'envenimer  ou  l'aigrir.  Félise  ne  put  supporter 
plus  longtemps  ces  discours,  qui  l'affolaient,  et  se  réfugia  dans  sa 
chambre  pour  pleurer  tout  à  l'aise  et  sans  contrainte. 

Quelle  nuit!  elle  s'était  jetée  sur  son  lit  tout  habillée,  et  ses 
larmes  rubselaient  silencieusement  sur  l'oreiller.  Elle  songeait  à  sa 
jeunesse  perdue,  à  ce  grand  amour  dont  elle  n'avût  jamais  mieux 
senti  la  plénitude,  à  tous  &e&  projets  d'avenir,  de  famille,  si  cbèie- 
ment  caressés,  maintenant  brisés  sans  retour.  Et  Jeanl  n'était-il  pas 
cent  fois  encore  plus  malheureux  qu'elle  ?  Comment,  avec  sa  na- 
ture indomptable,  supporterait-il  jamais  cette  vie  déboute,  de  tra- 
vail, de  discipline  et  de  privations?  U  y  succomberait,  c'était  sûr; 
mais,  leaB  mort,  le  monde  n'était-il  pas  vide  pour  Fél^7  Ahl  que 
son  père  était  bien  venu  à  lui  dire  ;  Sèche  tes  larmes,  il  est  ton- 


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JEAN  DBS  BAUMES.  923 

jours  temps  de  se  désoler  F  —  Bon  Dieu,  priah-elle  en  sanglotant, 
faites-moi  mourir!  mon  Keu,  prenez-moi  1  emportez-moi  ou  ren- 
dez-moi mon  bien-aimé  [ 

0  miracle!  d'où  vient  ce  bruit?  peut-eFle  en  croire  ses  oreilles? 
n'est- elle  pas  le  jouet  d'une  hallucination  décevante?..  Non,  non! 
c^est  bien  lui  cette  fois,  c'est  bien  son  coup  de  sifflet,  c'est  son  si- 
gnal, c'est  Jean!  Jean  qui  revient,  Jean  qui  l'appelle  ! 

Félise  éperdue  court  à  la  fenêtre  et  l'ouvre  toute  grande;  Jean 
est  là  en  effet,  seul,  libre,  les  bras  tendus  vers  elle,  plus  beau  et 
plus  fier  d'allure  que  Jamais,  —  Oh!  Jean,  dit  Félise  avec  un  ac- 
cent d'indicible  tendresse,  et  mpî  qui  vous  pleurais  comme  mort, 
ô  mon  Jean  ! 

—  Félise,  dit  Jean  d'une  voix  grave,  me  tenez- vous  toujours, 
comme  par  le  passé,  pour  un  homme  droit  et  sincère? 

—  Oh  !  certes  ! 

—  Voulez- vous  toujours  être  ma  femme? 

—  Oh  !  oui,  plus  que  jamais,  Jean. 

—  Je  vais  quitter  le  pays  pour  longtemps  peut-être,  Lise;  la 
femme  suit  son  mari,  voulez- vous  me  suivre? 

—  Je  suis  vôtre,  Jean,  disposez  de  moi  à  votre  volonté. 

—  Eh  bien  I  faites  vite  votre  paquet  et  descendez;  nous  n'avons 
pas  de  temps  à  perdre. 

Félise,  sans  hésiter,  ouvrit  son  coffre,  prit  un  peu  de  linge,  une 
robe  et  des  chaussures  dfe  rechange,  et  descendit  bravement  par 
l'échelle  que  Jean  venait  de  dresser  contre  sa  fenêtre.  L'aube  nais- 
sait; les  deux  amoureux  gagnèrent  la  montagne  d'un  pas  rapide  et 
disparurent  du  côté  des  Grégories.  Comme  ils  atteignaient  les  pre- 
mières maisons  du  hameau,  ils  rencontrèrent  Jean  Gendrous  en 
train  de  coupler  ses  bœufs  pour  les  derniers  labours  de  la  saison. 
—  Eh!  eh!  fit  gaillardement  celui-ci,  je  croyais  être  le  premier 
levé  de  toute  la  combe,  mais  il  parait  que  tu  es  encore  plus  matinal 
que  moi,  mon  compère  I 

—  Jean  Gendrous,  dit  résolument  Félise  en  s'avançant  vers  le  fer- 
mier, je  vous  prends  à  témoin  que  j'enlève  Jean  des  Baumes  que 
voici,  et  je  vous  prie  d'en  faire  la  dénonce  à  mon  père  aujourd'hui 
même. 

—  Oui-da!  ma  belle,  c'est  bien  du  dérangement  que  tu  me 
donnes  là;  mais  on  ne  refuse  pas  de  dénoncer  un  robbage.  Que 
Dieu  vous  conduise,  mes  enfans  I 

Le  robbage  est  une  vieille  coutume  comtadine  qui  survit  à  l'in- 
vasion des  mœurs  françaises.  G'est  la  fille  qui  enlève  {robbe)  son 
amant  et  qui  le  met  ainsi,  par  sa  déclistration,  à  l'abri  de  toute 
poursuite;  le  robbage  est  la  suprême  ressource  des  amoureux  à 


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92i  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

bout  de  patietace..  Quand  on  refuse  obstinément  de  vous  unir,  on 
se  robbeyet  tout  est  dit;  le  mariage  ne  tarde  guère,  et  l'autorité 
paternelle  en  reçoit  peut-être  moins  d'offense  que  des  sommations 
respectueuses,  inventées  par  le  législateur  du  code  civil. 

Le  père  Martin  écouta  sans  sourciller  la  dénonce  de  Jean  Cen- 
drous.  —  C'est  bon!  dit-il,  qui  a  fille  doit  s'attendre  à  tout;  mais 
je  crains  qu'il  ne  passe  bien  de  l'eau  sous  le  pont  avant  que  nous 
allions  à  la  noce! 

Jean  et  Félise  passèrent  la  journée  dans  les  baumes  de  Maraval, 
l'oi'eille  et  l'œil  au  guet,  comme  on  imagine.  La  nuit  venue,  ils  ga- 
gnèrent le  village,  et  bras  dessus  bras  dessous  vinrent  frapper  à 
la  porte  du  presbytère. 

—  Que  viens-tu  faire  ici,  malheureux?  dit  le  curé;  ne  sais-tu  pas 
que  toutes  les  brigades  du  département  sont  à  tes  trousses,  et  qu'on 
veut  en  finir  avec  toi?  Sauve-toi  vite,  et  Dieu  veuille  qu'il  soit  en- 
core temps  1 

—  Bah  !  bah  !  soyez  donc  tranquille,  monsieur  le  curé;  j'sd  vrai- 
ment à  cette  heure  d'autres  soucis  en  tête,  et  je  m'occuperai  des 
bleus  un  peu  plus  tard.  Allons,  s'il  vous  plaît,  au  plus  pressé. 

—  Et  que  peut-il  y  avoir  de  plus  pressé  pour  toi  que  de  fuir? 

—  Voici  Félise,  reprit  Jean  avec  gravité;  nous  nous  sommes  ro6- 
bés  ce  matin,  et  je  ne  veux  pas  l'emmener  avec  moi  sur  la  mon- 
tagne sans  l'avoir  prise  pour  femme  légitime.  Dites -nous  notre 
messe  de  mariage  sitôt  minuit  sonné,  et  priez  le  bon  Dieu  pour  les 
pauvres  novil 

Dans  la  simplicité  de  son  âme,  Jean  trouvait  sa  proposition  la 
plus  naturelle  du  monde,  et  l'honnête  curé  eut  bien  du  mal  à  lui 
faire  comprendre  que  le  concordat  autant  que  le  code  s'opposait 
formellement  à  ce  genre  d'unions,  et  qu'il  commettrait  un  délit  pu- 
nissable en  cédant  à  son  désir. 

—  Comment  faire  alors,  monsieur  le  curé?  dit  Jean  en  jetant  sur 
Félise  un  regard  découragé,  comment  faire? 

—  Jean,  dit  le  prêtre,  éniu  de  l'éloquence  muette  de  ce  regard, 
je  te  connais  de  longue  main,  et  je  te  sais  homme  d'honneur  et 
craignant  Dieu.  Vous  voilà,  Félise  et  toi,  comme  mari  et  femme, 
sans  le  sacrement,  et  par  tous  les  moyens  il  faut  rendre  à  Félise  sa 
bonne  renommée.  Vous  êtes  jeunes,  et  la  fatigue  ne  vous  fait  pas 
peur  :  gagnez  la  Savoie  par  le  plus  court;  en  ce  pays,  les  prêtres 
marient  les  gens  sans  que  le  parquet  s'en  mêle.  A  genoux,  mes 
enfans ,  et  recevez  ma  bénédiction  pour  votre  voyage  I  —  Jean  et 
Félise  s'agenouillèrent  et  prièrent  un  moment  sous  la  main  étendue 
du  pasteur.  —  Jean,  ajouta  le  curé  en  les  relevant,  je  te  confie  Fé- 
Jise  et  la  mets  sous  ta  garde;  tu  la  respecteras  comme  ta  propre 


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.  JEAN   DES   SAUMES.  925 

sœur,  de  jour  et  de  nuit,  jusqu'au  bout  de  la  route,  le  promets- tu? 

—  Devant  Dieu,  je  le  jure,  monsieur  le  curé  1 

—  Je  prends  ta  parole;  adieu,  mes  enfans  ;  que  Dieu  vous  con- 
duise et  vous  ramène  ! 

Au  moment  où  Jean  allait  franchir  la  porte,  le  curé  le  tira  un 
peu  à  part  et  lui  dît  tout  bas  :  —  Voici  deux  louis  d*or,  ménage- 
les,  et  si  par  fortune  tu  trouves  là-bas  un  peu  de  tabac  d'Espagne, 
pense  à  moi  ! 

Pendant  que  Jean  et  Félise  allaient,  pair  des  chemins  à  effrayer 
des  chèvres,  chercher  la  bénédiction  nuptiale,  le  brigadier  de  Mor- 
moîron,  jaloux  de  venger  son  échec,  fouillait  le  Mont- Yen  toux  en 
tout  sens  et  exténuait  son  monde  dans  une  vaine  poursuite.  Par- 
tout, il  est  vrai,  il  retrouvait  la  trace  de  Jean,  ici  un  gîte,  là  un  af- 
fût, plus  loin  de  larges  dalles  noires  encore  de  charbon  pilé,  mais 
de  Jean,  point.  Ce  diable  incarné  était  insaisissable  autant  qu'invi- 
sible. Un  soir  qu'il  redescendait  par  Combe-Obscure,  après  avoh- 
poussé  aussi  loin  que  possible  dans  la  Baume-Noire ,  et  tout  aussi 
inutilement  que  devant,  il  s'arrêta  un  moment  à  la  grange  de 
Christel  pour  s'y  rafraîchir.  Le  chien  de  Jean  était  resté  à  la  grange 
depuis  la  soirée  de  la  grande  lutte,  et  attendait  philosophiquement 
que  son  maître  vînt  le  reprendre.  A  la  vue  du  brigadier,  peut-être 
aussi  à  l'odeur  caractéristique  de  la  gendarmerie,  le  vaillant  ani- 
mal s'élança  avec  des  aboiemens  furieux  et  fit  mine  de  jouer  des 
crocs.  —  Quel  chien  avez-vous  donc  là,  ChrisLol?  dit  le  brigadier 
en  se  garant;  il  n'est  pas  commode,  non  ! 

—  C'est  Maripan,  le  chien  de  Jean  des  Baumes,  répondit  Chris- 
tel; c'est  vrai  qu'il  n'aime  pas  les  tricornes,  à  part  ça,,.  Ici!  Mari- 
pan,  ici!  veux-tu  te  taire  à  la  fin!  —  A  l'appui  de  son  objurgation, 
le  paysan  allongea  à  la  bête  un  terrible  coup  de  pied  et  l'envoya 
rouler  sous  la  table.  Le  pauvre  Maripan  connaissait  sans  douté  de 
longue  date  ce  genre  d'argumens,  car  malgré  la  douleur  et  la  honte 
il  se  le  tint  pour  dit  et  resta  coi  dans  son  coin;  ses  yeux  seuls  étin- 
celaient  de  colère  et  regardaient  menaçans. 

—  Ah!  c'est  le  chien  de  Jean,  fit  le  brigadier;  j'ai  bonne  envie 
de  le  faire  prisonnier  de  guerre;  qu'en  penses-tu,  Bérard? 

—  Que  diantre  voulez-vous  faire  de  cette  méchante  bête,  mon 
brigadier?  répondit  le  gendarme,  qui  se  souciait  médiocrement  de 
pousser  les  choses  à  l'extrême  avec  un  chien  dont  les  yeux  ardaient 
comme  braise...  Il  ne  peut  donner  que  de  l'embarras. 

—  ^'ai  mon  idée,  fit  majestueusement  le  brigadier  en  portant  le 
doigt  à  son  front;  emparons-nous  de  lui  instantanément. 

Ce  ne  fut  pas  chose  facile  ;  Maripan  se  défendit  longtemps  avant 
de  battre  la  chamade;  mais  enfin,  grâce  à  l'adresse  de  Bérard  et 


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99e  REYUB   DBS  BEIHC  ITOUDES. 

malgré  ^elques  écorehures,  force  resta  k  la  loi,  et  le  Taincii,  dû- 
ment muselé,  suivit  les  yainqueurs,  Toreille  basse  et  la  queue  entre 
les  jambes. 

L'idée  du  brigadier  en  valait  une  autre;  grftce  &  Maripan  et  à 
la  finesse  exquise  de  son  nez,  il  serait  peut-être  possible  de  dé- 
pister Jean  des  Baumes  et  de  le  prendre  à  Timproviste.  Pour  cela,  il 
fallait  avant  tout  vaincre  la  répulsion  invétérée  de  l'animal  et  mo- 
difier son  humeur  par  de  bons  procédés.  Maripan  fut  en  consé- 
quence recommandé  aux  soins  particuliers  de  la  femme  du  briga- 
dier et  connut  bientôt  toute  la  douceur  des  pâtées  corruptrices. 
C'est  triste  à  dire,  mais  pourquoi  ne  pas  l'avouer?  après  quelque 
temps  de  ce  régime,  Maripan  n'était  guère  reconnaissable ;  son 
horreur  pour  la  gendarmerie  française  s'était  affaiblie  à  tel  point 
qu'il  supportait  parfaitement  que  Bérard  lui  passât  la  main  sur 
le  dos.  C'était  un  chien  perdu  pour  la  vie  libre,  et  la  chaîne  qui 
le  maintenait  attaché  dans  la  cour  de  la  caserne  était  vraiment 
inutile. 

A  son  retour  de  Savoie,  Jean  apprit  bien  vite  par  les  amis  la  re- 
cherche acharnée  dont  il  avait  été  l'objet,  mais  îl  ne  parut  pas  s'en 
préoccuper  autrement.  Il  avait  installé  Félise  dans  une  vaste  grotte, 
presque  inaccessible,  connue  seulement  de  quelques  rares  chas- 
seurs, et  il  s'était  remis  à  son  ancienne  vie  de  braconnage  et  de 
contrebande.  Rien  ne  paraissait  changé  dans  ses  allures,  sinon  qu'il 
ne  couchait  plus  comme  autrefois  çà  et  là,  à  l'aventure,  et  qu'il 
était  devenu  inGniment  moins  confiant  et  beaucoup  plus  soupçon- 
neux. La  perte  de  son  chien  lui  avait  été  particulièrement  sensible, 
et  il  s'était  brouillé  tout  à  fait  avec  Christot,  gardien  défaillant, 
sinon  même  infidèle.  Il  descendait  rarement  au  village  et  entendait 
la  messe  des  crêtes  de  préférence  à  toute  autre. 

De  son  côté,  le  brigadier  semblait  avoir  pris  son  parti  de  son 
échec  et  paraissait  décidément  éloigné  de  toute  idée  de  revanche. 
Les  premières  neiges  venaient  de  tomber;  le  Mont -Venteux  était 
tout  blanc  jusque  bien  au-dessous  des  bois  de  fayards.  Jean  descen- 
dit à  Manval,  craignant  que  Félise,  dont  la  grossesse  commençait 
à  s'accuser,  n'eût  trop  à  souffrir  de  la  rigueur  du  froid  et  de  la  vio- 
lence des  vents.  A  Maraval,  l'abri  était  doux,  et  il  en  serait  quitte 
pour  un  peu  plus  de  vigilance. 

La  nuit  de  Noél  arriva  sans  que  rien  de  notable  se  fût  produit 
Jean  et  Félise  étaient  restés  à  veiller  au  coin  de  Fâtre  primitif  qui 
leur  serrait  de  foy^,  attendant  le  signal  des  cloches  du  village 
pour  s'unir  d'intention  aux  fidèles  et  célébrer  de  leur  mieux  la  nais- 
sance du  Sauveur.  Entre  temps,  ils  devisaient  et  parlaient  un  peu 
de  tout.  —  J'ai  grand'peine  à  croire  que  Quiaw-Onœs  soit  traître, 


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JEAN  OBS  BAUHBS,  027 

disait  Félise.  Pourquoi  t'aurait-il  vendu  d'ailleurs?  Qu'est-ce  que 
cela  pouvait  lui  rapporter? 

—  Je  l'ignore,  répondait  Jean;  mais  je  finirai  bien  par  le  savoir  tôt 
ou  tard,  et  il  n'aura  rien  perdu  pour  attendre.  Ahl  le  petit  gueuxl 
Sans  lui,  tu  serais  à  cette  heure  à  mon  bras,  la  tête  haute,  sur  le 
chemin  de  l'église,  et  tu  préparerais  tes  couches  avec  honneur  dans 
la  maison  de  ton  père! 

—  C'est  vrai,  dit  Félise  avec  tristesse.  Mon  pauvre  père!  que 
deyient~ll  tout  seul  là-bas,  sans  moi  I 

—  Il  se  porte  à  merveille  ;  le  curé,  que  j'ai  vu  ce  soir  môme, 
l'a  rencontré  revenant  de  la  ville,  gaillard  et  dispos  comme  à  son 
ordinaire.  En  voilà  encore  un  du  reste  dont  je  tirerai  la  conduite  au 
clair  quelque  beau  jour,  s'il  plaît  à  Dieul 

—  Tu  vois  des  traîtres  partout,  Jean. 

—  C'est  qu'il  y  a  partout  des  traîtres.  Lise...  Ce  Christol,  quel 
besoin  avait-il  de  dire  aux  gendarmes  que  Maripan  était  à  moi? 
J'appelle  ça  trahir,  moi! 

—  Pauvre  Maripan  I  dit  Lise,  c'était  un  bon  chien,  et  je  le  re- 
grette. 

—  Oh  I  oui  I  c'était  un  bon  chien,  et  tel  qu'on  aurait  eu  peine  à 
trouver  son  pareil.  Je  ne  peux  m'imaginer  qu'il  soit  vraiment  perdu, 
et  je  m'attends  toujours  à  le  voir  revenir  ici,  les  restes  de  sa  chaîne 
au  cou.  Qu'est-ce  que  ce  damné  brigadier  aura  pu  en  faire?  —  Et 
involontairement  pour  ainsi  dire,  pai*  la  seule  force  de  l'habitude, 
Jean  se  mit  à  pousser  le  coup  de  sifflet  strident  qui  ramenait  jadis 
Maripan  dans  ses  plus  grands  écarts  de  vagabondage.  Comme  s'il 
n'eût  attendu  que  ce  signal,  dans  le  calme  silence  de  la  nuit  claire, 
le  jappement  lointain  d'un  chien  monta  de  la  plaine  en  réponse  au 
coup  de  siiQet. 

Jean  frémit  de  la  tête  aux  pieds  et  se  leva  tout  droit,  lialetant. 
—  As-tu  entendu.  Lise?  dit-il.  J 

—  Oui,  mais  il  ne  manque  pas  de  chiens  dans  la  plaine,  mon 

pauvre  Jean ,  —  cette  nuit  surtout,  où  tout  le  monde  veille.  \ 

—  C'est  luil  te  dis-je,  je  l'ai  reconnu.  Au  reste,  écoute  plutôt.  —  i 
Il  pinça  fortement  sa  lèvre  inférieure,  et  de  l'entrée  de  la  grotte, 
dans  le  grand  silence  nocturne,  lança,  à  des  intervalles  égaux, 
trois  vigoureux  coups  de  sifflet.  Quelques  secondes  après,  la  voix 
Idntaine  du  chien  répondit  par  trois  abois  bien  séparés;  plus  de 
doute  cette  fois,  c'était  Maripan  qui  revenait.  —  Ah  I  brave  chien  ! 
meilleur  que  les  hommes  I  Quelle  fête  pour  ton  retour  I  II  ne  sera 
pas  long  maintenant,  je  t'en  réponds,  et  il  va  courir  droit  devant 
lui  sans  souci  des  chemin^  et  des  sentes!  Ahl  voilà  la  plus  belle 
Noël  que  je  pusse  souhaiter  I 


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928  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

Jean  multipliait  ses  appels;  à  son  grand  étonnement,  la  voix 
du  chien  restait  toujours  lointaine,  et  le  ton  en  semblait  être  de 
plus  en  plus  triste  et  plaintif.  —  Ah  I  tonnerre  !  s'écria  Jean  en  de- 
venant tout  à  coup  sombre,  c'est  bien  Maripan;  mais  il  n'est  pas 
libre! 

—  Que  veux -tu  dire,  Jean? 

—  Je  dis  qu'il  devrait  être  déjà  ici.  Oui,  oui,  c'est  lui,  il  tient  one 
piste,  mais  il  est  tenu  en  laisse...  Alerte!  Lise,  c'est  à  nous  qu'on  en 
veut,  et  Maripan,  lui  aussi,  est  un  traître  I 

Jean  n'avait  que  trop  raison,  le  chien  tenait  la  piste  et  servait  de 
guide  à  ses  ennemis.  II  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre;  coûte  que 
coûte,  il  fallait  fuir.  Félise  fit  rapidement  un  paquet  de  ses  meil- 
leures bardes,  et  Jean,  déplaçant  une  pierre  énorme,  cacha  ses  ou- 
tils à  fabriquer  la  poudre;  puis,  après  avoir  mis  deux  pains  dans  son 
carnier  et  s'être  assuré  du  bon  état  de  ses  amorces,  il  prit  Félise 
par  la  main  et  gagna  les  crêtes  en  marchant  droit  devant  lui. 

Il  faisait  un  froid  vif,  et  la  lune  à  son  dernier  quartier  étincelait 
sur  la  neige  durcie;  la  voix  du  chien  arrivait  de  plus  en  plus  dis- 
tincte, à  mesure  qu'il  s'engageait  plus  avant  dans  la  montagne.  A  un 
certain  moment,  les  aboiemens  répétés  prirent  un  accent  si  pard- 
culier  que  Jean  s'arrêta  pour  écouter.  —  Ils  sont  à  Maraval,  dit-il, 
et  le  chien  jappe  sur  la  place  chaude  ;  mais  nous  tenons  une  bonne 
avance.  Lise,  et  ce  serait  bien  du  diable  s'ils  nous  rejoignent. 

A  n'en  juger  que  par  les  cris  du  chien,  la  poursuite  continuait 
sans  relâche  avec  un  acharnement  marqué.  Le  jour  était  levé  de- 
puis longtemps  que  Jean  et  Félise  marchaient  toujours  en  silence; 
la  fatigue  commençait  visiblement  à  gagner  la  jeune  femme.  A  plu- 
sieurs reprises  déjà,  Félise  avait  été  obligée  de  s'arrêter  pour  re- 
prendre haleine;  malgré  son  courage,  la  pauvre  enfant  se  sentait 
à  bout  de  forces  et  retardait  la  marche  de  Jean,  au  bras  duquel  elle 
pesait  de  plus  en  plus.  Enfin  elle  s'arrêta  tout  à  fait.  —  Jean,  dit- 
elle,  je  n'en  peux  plus;  laisse-moi  ici  et  sauve-toi.  On  ne  peut  rien 
me  faire,  à  moi,  et  tu  sauras  bien  me  retrouver. 

^-  Moi,  t'abandonner?  jamais,  jamais  I  Voyons,  ma  fille,  encore 
un  eSbrt  I 

—  C'est  inutile,  Jean,  j'ai  fait  plus  que  je  ne  pouvais.  Sauve-toi, 
sauve- toi ,  je  t'en  conjure  I 

—  Non,  mille  fois  non!  Nous  sommes  à  cent  pas  à  peine  dnjas 
de  la  Sainte-Croix,  viens  t'y  reposer,  et  laisse-moi  faire. 

Félise  se  traîna  péniblement  jusqu'au  jas,  dont  l'entrée  était  à 
demi  obstruée  de  neige,  et  retomba  écrasée  sur  l'épaisse  couche  de 
lavande  et  de  serpolet  que  la  prévoyance  des  pâtres  entretenait  dans 
cette  sauvage  demeure. 


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JEAN  DES  BAUMES.  929 

—  Reste  là  et  attends-moi  sans  impatience  ;  avec  l'aide  de  Dieu, 
jie  n'en  ai  pas  pour  longtemps. 

Jean  venait  de  prendre  une  grande  résolution;  il  tourna  sur  ses 
pas,  redescendit  vivement  du  côté  de  Maraval ,  et  courut  se  poster 
derrière  un  rocher  qui  barrait  l'étroit  sentier  et  le  forçait  à  faire  un 
coude.  Il  n'attendit  pas  longtemps;  Maripan,  tenu  en  laisse  par  un 
gendarme»  venait  de  déboucher  et  fouillait  la  piste  à  plein  nez,  don- 
nant de  la  voix,  la  langue  pendante  comme  en  temps  de  canicule;  le 
brigadier  et  ses  hommes  suivaient,  ruisselans  de  sueur.  Jean  abaissa 
son  fusil,  visa  lentement,  et  le  malheureux  chien  tomba  foudroyé 
d'une  balle  en  plein  front. 

—  Hardi  I  camarades,  cria  le  brigadier  en  s'élançant  en  avant;  à 
toi,  Bérard  I  à  toi,  Bassy  !..  Hardi,  les  amis!  — Mais  Jean,  plus  leste 
qu'un  izard,  était  déjà  loin  et  gagnait  du  côté  de  Curnier,  laissant 
derrière  lui,  avec  intention,  le  jas  de  la  Sainte-Croix.  Le  brigadier 
comprit  que  c'était  partie  perdue,  et  donna  le  signal  de  la  retraite 
à  ses  hommes.  Le  cadavre  de  Maripan,  déjà  raidi  par  le  froid,  restait 
seul,  les  pattes  en  l'air,  pour  le  plus  grand  régal  du  premier  loup  de 
passage. 

IV. 

Ce  ne  fut  que  le  soir,  à  la  tombée  de  la  nuit,  que  Jean  put  re- 
joindre Félise  au  jas  de  la  Sainte-Croix.  Il  la  trouva  demi-morte  de 
froid  et  de  terreur,  grelottant  la  fièvre  et  répétant  des  mots  décou- 
sus, vides  de  sens,  comme  en  disent  les  gens  en  délire.  Il  alluma 
vite  un  grand  feu  et  frictionna  énergiquement  les  membres  glacés 
de  la  pauvre  femme  en  l'appelant  des  noms  les  plus  tendres.  Félise 
se  laissait  faire  insensible;  son  œil  fixe  semblait  regarder  sans  voir, 
et  elle  paraissait  ne  répondre  qu'à  des  interlocuteurs  invisibles. 
Pour  comble  de  malheur,  le  vent  venait  de  se  lever,  le  vent  du  Ven- 
teux, un  vent  glacial  qui  brisait  la  neige  en  poussière  et  l'empor- 
tait en  tourbillons  violens.  Impossible  de  songer  à  redescendre  par 
un  temps  pareil,  force  était  de  rester  là  jusqu'au  jour. 

Jean,  désolé,  le  cœur  gros  d'inquiétudes,  disposa  dans  le  coin  le 
mieux  abrité  quelques  brassées  de  lavandes  sèches  et  y  étendit  la 
pauvre  Félise;  puis  il  la  couvrit  avec  ses  prop.res  habits  et  entretint 
toute  la  nuit  un  grand  feu  à  l'entrée  de  la  misérable  masure.  Par 
momens,  la  rafale,  redoublant  de  fureur,  ébranlait  les  murs  et  sem- 
blait leur  arracher  des  gémissemens  lamentables;  la  fumée,  violem- 
ment repoussée  à  l'intérieur,  venait  ajouter  à  toutes  ces  misères  des 
menaces  d'asphyxie.  Félise,  dévorée  d'une  soif  ardente,  demandait 
à  chaque  instant  à  boire,  et  le  pauvre  Jean  ne  pouvait  lui  donner 

TOMB  a.  —  i872.  59 


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930  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  des  morceaux  de  neige  durcie  qu'il  brisait  menus  à  coups  de 
couteau. 

Quand  cette  épouvantable  nuit  fut  enfm  passée,  le  malheureux 
homme  sortit  un  moment  pour  s'orienter  un  peu.  Le  vent  était 
tombé  avec  le  lever  du  soleil,  mais  sa  situation  n'en  était  pas 
moins  affreuse.  Seul,  au  sommet  du  Ventoux,  par  douze  ou  quinie 
degrés  de  froid,  avec  une  femme  malade,  délirante,  incapable  de 
mettre  un  pied  devant  l'autre,  et  lui,  rompu,  brisé,  épuisé  par  les 
fatigues  de  la  veille  et  les  angoisses  d'une  telle  nuit,  il  n'avait  de 
secours  à  attendre  de  personne,  et  nul  ne  pouvait  le  sauver  que  lui- 
même.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Jean  sentit  le  cœur  lui  man- 
quer, et  de  grosses  larmes  vinrent  silencieusement  sillonner  ses 
joues  creuses.  Il  leva  les  yeux  au  ciel  avec  une  expression  desespé- 
réç  et  rentra  s'asseoir  désolé  près  de  Félise,  qui  pour  la  ceniième 
fois  demandait  à  boire. 

Cette  grande  défaillance  fut  courte;  rendu  bientôt  à  lui-même,  Jean 
regarda  sa  cruelle  position  bien  en  face.  Avant  tout,  il  fallait  sortir 
dix  jas,  coûte  que  coûte,  et,  pour  ce  faire,  il  fallait  absolument  re- 
prendre des  forces.  Jean  mangea  la  moitié  d'un  pain  et  but  deux  ou 
trois  gorgées  de  neige  fondue.  Ce  repas  frugal  achevé,  il  fit  une 
courte  prière,  prit  Lise  à  bras-le-corps  et  la  chargea  sur  ses  épaules; 
puis,  se  servant  de  son  fusil  comme  d'un  bâton,  descendit  la  pente 
raide  à  petits  pas. 

Si  robuste  qu'il  fût,  si  sûr  que  fût  son  pied,  Jean  était  de  temps 
en  temps  obligé  de  s'arrêter  pour  reprendre  haleine.  Il  déposait 
alors  son  précieux  fardeau  sur  quelque  roche  à  sa  portée,  et  le  re- 
chargeait vaillamment  après  un  court  repos.  Il  pamnt  ainsi,  en 
cinq  mortelles  heures  d'une  marche  écrasante,  à  la  baume  de  Ma- 
raval,  et  il  constata  avec  bonheur  que  le  rapide  passage  de  l'en- 
nemi n'avait  pas  causé  de  trop  grands  dégâts  dans  sa  demeure  de 
prédilection.  Il  était  temps;  Jean,  exténué,  était  littéralement  i 
bout  de  forces.  La  première  fatigue  une  fois  passée,  il  s'occupa  ex- 
clusivement de  Félise,  dont  l'état  lui  inspirait  des  inqpiiétudes  de 
plus  en  plus  vives.  Aux  violences  de  la  fièvre  et  du  délire,  une  tor- 
peur profonde  avait  succédé.  Félise  semblait  comme  engourdie  dans 
une  somnolence  léthargique,  et  son  corps  inerte  gisait  sans  mouve- 
ment. Jean  fit  de  grands  efforts  pour  ranimer  la  pauvre  femme,  et 
épuisa  toutes  les  ressources  d'un  cœur  aimant  rendu  ingénieux  par 
la  nécessité.  Rien  n'y  fit;  son  désespoir  égala  bientôt  son  épou- 
vante. Le  jour  baissait;  allait-il  donc  passer  une  seconde  nuit  d'an- 
goisses et  de  terreur,  seul,  abandonné  de  tous,  impuissant  &  donner 
à  sa  chère  malade  le  moindre  soulagement,  témoin  inutile  de  tant 
de  souf&anoes?  Jean  sortit  vivement  et  promena  un  regard  avide 


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JEAN  DE9  BAUMES.  9S1 

tout  aulovr  de  hii  et  jusqu^à  perte  de  me.  Hélas  f  pas  une  âme,  pas 
un  pâtre,  pas  un  troupeau,  pas  un  chien  I  Rien,  rien  que  le  sîtence 
et  ia  solitode. 

Toot  là-bas,  dans  la  vallée^  Tégîise  du  village  tintait  lentement 
Tangelus  du  sw,  et  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  à  cet  appel 
religieux,  Jean  sentit  monter  à  ses  lèvres  un  sourire  amer.  Dans  son 
âroe  pleine  de  tempêtes,  ce  chant  des  cloches  du  soir  lui  parut  une 
ironie  de  plus,  le  défi  tranquille  de  la  vie  paisible,  la  protestation 
inflexible  de  Tordre  établi  triomphant  dans  sa  régularité  égoïste. — 
Va  donc,  vagabond!  disait  clairement  la  petite  cloche,  crève  comme 
un  chien  sur  ta  montagne  I  Nos  soins,  nos  services,  nos  secours, 
nos  médecins,  nos  prêtres  ne  sont  pas  pour  toi  !  Nous  ne  devons  as- 
sistance qu'à  ceux  qui  vivent  de  notre  vie,  partagent  nos  charges, 
se  courbent  sous  les  mêmes  obligations  que  nous,  et  ne  s'arrogent 
pas,  comme  toi,  le  droit  de  vivre  à  leur  guise,  en  dehors  de  toutes 
lois  et  de  tous  devoirs  I 

Au  moment  où  Jean  allait  rentrer,  la  mort  dans  Tâme,  deux  coups 
de  feu  retentirent  à  peu  de  distance,  et  un  malheureux  lièvre,  blessé 
à  mort,  vint  expirer  à  quelques  centaines  de  pas  de  la  baume.  Jean 
courut  le  ramasser  et  s'élança  au-devant  du  chasseur,  qui  venait 
de  quitter  son  affût.  0  bonheur!  c'était  Siffrein,  un  camarade,  un 
frère  en  braconnage,  un  ami!  En  quelques  mots,  Siffi*ein  fut  mis 
au  courant,  et  s'empressa  de  se  mettre  à  la  dévotion  de  Jean.  Aussi- 
tôt rentré  au  village,  Siffrein  devait  voir  le  médecin  et  le  curé  et 
leur  raconter  en  quel  état  il  avait  laissé Félise.  Jean,  soulagé  parla 
certitude  d'un  secours  prochain,  rentra  dans  la  baume,  et,  brisé  de 
fatigue  et  d'émotion,  ne  tarda  pas  à  s'assoupir  lourdement  au  coin 
du  feu. 

Des  cris  déchirans  le  réveillèrent.  Félise  se  tordait  sur  sa  misé- 
rable couche;  le  délire  l'avait  quittée,  mais  avec  la  raison  l'épou- 
vante était  rentrée  dans  son  esprit.  —  Je  vais  mourir!  criait-elle. 
Jean!  ne  me  laisse  pas  mourir!..  Jean,  fai  peur!  Jean,  je  meurs! 
A  moi  f  à  moi!  Ne  me  laisse  pas  mourir,  Jean,  je  t'en  conjure! 

—  Félise!  Félise!  répondait  Jean  éperdu,  calme-toi,  je  suis  là, 
je  ne  te  quitte  pas!  De  quoi  peux-tu  avoir  peur?..  Je  suis  ta!.. 
Mon  DicuT  mon  Dieu!  tu  souffres  donc  bien»  pauvre  Lise! 

Elle  se  cramponnait  à  lui  avec  une  énergie  extraordinaire  et  le 
serrait  à  T  étouffer  dans  ses  bras  crispés.  Un  sanglot  convulsif  mon- 
.  tait  du  fond  de  sa  poitrine  et  sortait,  à  travers  ses  dents  serrées, 
par  hoquets  violens,  comme  un  râle,  tandis  qu'une  légère  écume 
frangeait  les  commissures  des  lèvres  d'une  mousse  blanche.  —  Ahl 
Jean!  cria  Félise  avec  un  accent  désespéré,  adieu,  Jean!  adieu I 
c'est  fini  ! 


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932  BETCE   DES  DEUX  MONDES. 

Ses  bras  se  détendirent  aussitôt,  et  elle  retomba  inanimée  sur 
son  grabat. 

Quand  Siffirein,  le  curé  et  le  médecin  arrivèrent  enfin,  un  peu 
avant  minuit,  ils  trouvèrent  Jean  sanglotant  à  genoux  sur  les  mains 
glacées  de  Félise.  Le  docteur  chercha  en  vain  un  signe  de  vie  dans 
le  pouls  muet,  et  hocha  tristement  la  tête.  Toutefois  une  petite  glace 
approchée  des  lèvres  livides  se  ternit  aussitôt  d'une  buée  blanche. 

—  Elle  a  encore  le  souffle,  dit  le  praticien,  mais  ce  n'est  vraiment 
pas  la  peine  d'en  parler;  nous  arrivons  trop  tard}  monsieur  le  curé! 

—  Hélas  !  je  le  crains.  Pensez-vous  qu'elle  puisse  encore  en- 
tendre? 

—  C'est  plus  que  douteux. 

—  Je  vais  le  tenter  tout  de  môme. 

Le  vieux  prêtre  s'agenouilla  à  côté  de  la  mourante,  et,  prenant 
une  de  ses  mains  dans  les  siennes  :  —  Ma  fille,  dit-il,  c'est  moi, 
votre  curé,  qui  viens  prier  avec  vous  ;  si  vous  m'entendez,  faites-le 
connaître  en  me  serrant  la  main.  Voulez-vous  recevoir  l'absolution 
de  vos  fautes?  Dites,  ma  fille,  le  voulez-vous?  —  La  main  de  Félise 
resta  inerte.  Le  curé  lui  parla  quelque  temps  ainsi,  essayant  par 
tous  les  moyens  d'obtenir  un  signe  quelconque.  Quand  il  eut  re- 
connu rinutilité  de  ses  efforts,  il  se  releva  d'un  air  fort  triste,  dé- 
noua un  surplis,  passa  une  étole,  tira  d'un  petit  étui  en  cuir  les 
saintes  huiles  de  l'extrême-onction ,  et  commença  les  prières  de 
Tagonie  chrétienne.  Ceux  qui  assistaient  à  cette  scène  lugubre 
priaient  agenouillés  sur  la  pierre,  à  la  lueur  vacillante  d'un  feu  de 
genêts;  Jean  sanglotait  à  fendre  l'âme.  Au  moment  où  le  prêtre  di- 
sait ces  paroles  :  ouvrez-vous,  portes  éternelles,  Félise  parut  se 
ranimer,  son  sein  se  souleva  légèrement  et  ses  paupières  s'ouvri- 
rent toutes  grandes.  —  Jean  !  murmura-t-elle  d'une  voix  à  peine 
distincte,  et,  inclinant  la  tête  du  côté  du  bien-aimé,  elle  expira 
doucement,  sans  souffrances  nouvelles. 

Après  la  mort  de  Félise,  le  brave  curé  voulait  à  toute  force  em- 
mener Jean  avec  lui  et  l'arracher  au  spectacle  de  cette  désolation. 

—  Viens,  disait-il,  allons  tout  préparer  ensemble  pour  faire  honneur 
à  la  pauvre  morte;  nul  ne  savait  mieux  que  moi  combien  Félise  était 
une  brave  fille,  et  j'entends  qu'elle  soit  considérée  ainsi  par  cbacon 
malgré  les  apparences.  Viens,  mon  pauvre  Jean,  viens. 

—  Monsieur  le  curé,  vous  êtes  la  bonté  même;  mais,  s'il  vous 
plaît,  laissez-moi  ici  pleurer  tout  à  mon  aise,  à  côté  d'elle.  Nous 
nous  étions  promis,  Félise  et  moi,  de  ne  jamais  nous  qidtter  et  de 
nous  aimer  uniquement  :  si  belles  funérailles  que  vous  puissiez  loi 
faire,  il  faudra  toujours  l'emporter  d'ici;  laissez-la-moi  jusque-là! 
Ahl  monsieur  le  curé,  si  vous  vouliez... 


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JEAN  DES  BAUMES.  933 

—  Quoi  donc,  pauvre  Jean? 

—  Est-ce  possible?  Je  l'ignore;  mais,  si  cela  se  pouvait,  je  serais 
vraiment  bien  heureux  dans  ma  misère.  Ma  pauvre  Lise  doit  repo- 
ser en  terre  bénite,  comme  bonne  chrétienne,  mais  n'y  a-t-il  de  terre 
sainte  qu'au  cimetière?  Si  vous  bénissiez  ce  coin-là,  au  pied  de  ce 
grand  genévrier,  ne  serait-elle  pas  tout  aussi  bien?  De  cette  façon, 
je  resterai  avec  elle  sans  la  quitter,  comme  je  le  lui  avais  promis 
à  nos  accordailles  I 

Le  curé,  ému  jusqu'aux  entrailles  de  cette  demande,  qui  témoi- 
gnait si  simplement  d'un  si  profond  et  si  parfait  amour,  serra  Jean 
dans  ses  bras  et  lui  répondit  sans  hésiter  :  —  Qu'il  en  soit  selon  ton 
désir,  Jean;  creuse  toi-même  la  fosse  de  ta  femme,  et  j'en  ferai  de- 
main la  terre  bénie  de  son  repos  jusqu'au  jour  du  jugement. 

Ainsi  fut-il  fait.  Dès  l'aube,  Jean  travaillait  à  sa  besogne  funèbre, 
et  avec  une  ardeur  extraordinaire.  En  vain  Siffrein,  Simon  et  quel- 
ques autres,  accourus  à  la  première  nouvelle  de  la  mort  de  Lise, 
voulurent-ils  l'aider,  Jean  refusa  doucement  tout  secours.  Il  creusa 
ainsi  avec  des  difficultés  infinies  un  trou  profond,  dont  un  bon  tiers 
dans  la  roche  vive.  Son  œuvre  était  à  peine  achevée  quand  le  fu- 
nèbre cortège  arriva  chantant  les  psaumes  des  morts. 

Jamais  la  baume  de  Maraval  n'avait  vu  telle  affluence  de  monde; 
non-seulement  tout  le  village  avait  suivi  le  curé  pour  honorer  la 
pauvre  défunte,  mais  des  hameaux  d'alentour,  des  Baux,  de  Sainte- 
Colombe  et  jusque  de  la  Grange-Neuve  et  des  Bemardes,  hommes 
et  femmes,  filles  et  garçons,  étaient  accourus  à  Tenvi.  Le  vieux 
Martin  s'était  jeté  dans  les  bras  de  Jean  à  l'arrivée,  et  montrait  une 
douleur  que  peu  de  gens  l'eussent  cru  capable  d'éprouver.  Pendant 
toute  la  cérémonie,  il  resta  à  genoux,  sanglotant  auprès  de  la  bière 
découverte  où  la  pauvre  Félise  semblait  dormir  dans  la  sérénité.  En 
quelques  paroles  émues,  le  curé  raconta  la  lamentable  histoire  de 
cette  pauvre  enfant,  que  tous  avaient  connue  naguère  encore  si 
fraîche,  si  vivante,  et  dont  plus  d'une  avait  été  jalouse.  Aussitôt  de 
tous  côtés  les  larmes  et  les  sanglots  éclatèrent;  ce  ne  fut  plus 
que  lamentations  et  cris  de  femmes  mêlés  aux  répons  des  dernières 
prières. 

Au  moment  où  l'humble  bière,  enfin  clouée,  descendait  à  grands 
renforts  de  bras  dans  la  fosse,  un  mouvement  se  fit  dans  la  foule, 
qui  s'écarta  pour  faire  place  à  un  dernier  venu.  C'était  Simon 
Quinze-Onces,  pâle,  tête  nue,  les  yeux  aveuglés  de  larmes.  Sans 
paraître  tenir  compte  de  l'aversion  évidente  qu'il  inspirait,  Quinze- 
Onces  alla  s'agenouiller  au  bord  de  la  fosse  et  baisa  la  terre  à  plu- 
sieurs reprises  avec  humilité;  puis,  s'adressant  à  haute  voix  à  Jean, 
qui  le  regardait  faire  avec  stupeur  :  —  Jean,  dit-il,  c'est  moi,  mi- 


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93&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

sérable,  gui  suis  cause,  pour  une  bonne  part,  de  la  mort  de  Félise,  et 
Je  viens  t'en  demander  pardon  devant  tous.  Quand  ]e  t'ai  trahi,  j'é- 
tais loin  de  penser  que  les  choses  en  viendraient  là  et  feraient  de 
moi  un  maudit  I  Depuis  ce  jour,  je  n'ai  plus  connu  le  sommeil,  et 
je  vis  dévoré  de  chagrin,  de  remords;  nul  de  ceux  qui  me  méprisent 
ne  me  méprise  autant  que  je  le  fais  moi-même.  Jean,  au  nom  de  la 
morte  que  tu  as  tant  aimée,  veux-tu  m'accorder  mon  pardon  7 

A  cette  demande,  faite  en  un  tel  moment  et  en  un  tel  lieu,  Jean 
sentit  toute  colère  s'éteindre  dans  son  âme  généreuse,  et,  tendant  la 
main  au  coupable  :  —  Tu  m'as  fait  bien  du  mal,  Simon,  dit-il;  mais 
ce  ne  sera  pas  en  vain  que  tu  auras  invoqué  le  nom  de  Félîse  au 
bord  de  sa  tombe;  du  fond  du  cœur,  je  te  pardonne,  et  si  tu  veui 
que  Dieu  te  pardonne  aussi,  donne-lui  des  marques  certaines  de 
repentir. 

Quinze-Onces  tira  de  sa  poche  le  couteau  maudit,  cause  première 
de  son  crime,  et  le  jeta  résolument  dans  la  fosse ,  à  demi  comblée 
déjà,  grâce  à  la  pieuse  ardeur  des  assistans.  —  Ah  !  fit-il  avec  un 
grand  soulagement  de  cœur  quand  il  vît  la  terre  et  les  cailloux  le 
recouvrir  tout  à  fait,  c'était  bien  sûr  le  couteau  de  Satan  ;  il  ne  ten- 
tera plus  personne. 

Y. 

La  mort  de  Félise  décida  définitivement  de  la  vîe  de  Jean  des 
Baumes.  Jusque-là,  le  réfractaire,  l'insoumis  pouvait  encore,  les  cir- 
constances aidant,  redevenir  un  homme  comme  les  autres  et  rentrer 
dans  l'ordre;  marié,  père  de  famille,  Jean  eût  été  le  premier  à  sen- 
tir la  nécessité  de  se  réconcilier  avec  la  société,  et  eût  certainement 
mis  à  profit  l'amnistie  générale  qui  suivit  la  révolution  de  1830; 
mais  veuf,  seul,  n'ayant  plus  de  raisons  pour  lutter  contre  l'entraî- 
nement naturel,  Jean  devait  fatalement  retomber  dans  ce  vagabon- 
dage qui  était  devenu  pour  lui  comme  «une  seconde  nature.  Sur  sa 
montagne  inaccessible,  où  les  bleus  avaient  fini  par  le  laisser  déci- 
dément tranquille,  s'il  vivait  d'une  vie  dure,  il  ne  relevait  de  per- 
sonne, il  était  vraiment  son  maître  dans  toute  la  force  du  mot. 

Grâce  à  quelques  pans  de  mur  en  pierres  sèches,  élevés  du  côté 
du  vent,  il  avait  fait  de  la  baume  de  Maraval  un  logis  presque  ha- 
bitable pour  une  créature  humaine.  C'était  là  son  quartier-général, 
son  grenier  à  provisions  et  son  atelier;  il  y  revenait  chaque  soir 
pour  la  couchée,  souvent  de  fort  loin  et  par  tous  les  temps.  Le  ma- 
tin, avant  de  repartir  en  courses,  il  s'agenouillait  près  du  tombeaa 
de  Félise,  disait  dévotement  ses  heures,  puis  jetait  pieusement  une 
pierre  sur  le  tumulus  grossier,  qui  bientôt,  augmenté  de  la  pierre 


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J£AN  D£S  BAUMES.  9S6 

de  tous  les  passans,  s'appela  et  s'appelle  encore  le  clapier  de  la 
morte. 

Il  vécut  ainsi  de  longues  années  dans  cette  solitude  farouche, 
seul  avec  le  souvenir  de  celle  qui  n'était  plus,  et  ne  descendant 
guère  au  village  que  le  dimanche  et  les  jours  de  fêtes  chômées, 
pour  entendre  la  messe.  Il  parlait  peu  et  fréquentait  les  gens  le 
moins  possible;  mais,  par  une  sorte  de  convention  tacite,  il  sem- 
blait 6*être  constitué  le  gardien  naturel  des  vieilles  coutumes  du 
pays.  Le  samedi  saint  par  exemple,  on  était  toujours  sûr  de  le 
trouver  posté  à  l'angle  de  la  place,  le  doigt  sur  la  détente ,  atten- 
dant le  carillon  des  cloches  revenant  de  Borne ^  pour  fusiller  le  ca- 
rême, figuré  par  des  coquilles  d'œufs,  des  arêtes  de  poissons  et  des 
légumes  secs  suspendus  à  quelque  vieux  cercle  de  barrique ,  à  la 
hauteur  des  toits.  C'était  lui  qui  donnait  les  aubades  des  confrères 
de  Saint-Marc,  et  il  n'avait  pas  son  pareil  pour  les  roulemens  sur 
la  grande  caisse  de  la  confrérie.  Quand  venait  la  Saint-Jean,  c'était 
lui  encore  qui  allumait  sur  la  montagne  le  premier  feu  de  joie  en 
l'honneur  de  son  saint  patron.  Il  était  aussi  bombardier,  et  pour  la 
Saînt-Ântonin,  patron  du  village,  ou  la  Sainte-Barbe,  patronne  des 
artilleurs,  c'était  Jean  qui  tirait  les  boîtes  de  la  commune,  et  ne 
les  chargeait  guère  avec  la  poudre  de  l'état,  comme  on  pense.  Il 
savait  la  chanson  qui  fait  revenir  les  essaims  d'abeilles,  et  la  prière 
qui  fait  retrouver  les  objets  perdus.  Il  était  aussi  quelque  peu  re- 
bouteux, pansait  au  secret,  découvrait  les  sources  à  la  baguette, 
et  avait  une  drogue  souveraine  contre  la  morsure  des  chiens  enragés. 

Chacun  l'aimait  à  dix  lieues  à  la  ronde,  et  on  le  consultait  volon- 
tiers dans  les  circonstances  graves,  car  on  le  savait  aussi  prudent 
qu'entendu.  Les  jeunes  gens  étaient  unanimes  pour  proclamer  la 
supériorité  de  la  poudre  de  Jean  sur  la  poudre  de  bureau,  et  les 
filles  lui  donnaient  toujours  la  préférence,  s'il  s'agissait  de  dénoncé 
pour  un  robbage.  Aussi,  quand  après  chaque  grande  récolte  Jean 
s'en  allait  de  ferme  en  ferme,  le  sac  au  dos,  comme  un  ermite  quê- 
teur, était-il  sûr  de  toucher  partout  sa  bonne  causse  de  grain ,  sa 
poignée  d'olives  ou  sa  fiole  de  vin  nouveau.  Quand  on  tuait  le  porc, 
il  y  avait  toujours  pour  Jean  une  bonne  portion  de  fricassée,  et  il 
ne  se  faisait  guère  de  grands  repas  de  noces  ou  de  baptême  sans 
que  Jean  y  fût  invité  comme  de  plein  droit.  Ainsi  cet  homme,  qui 
n'avait  rien  au  soleil,  ni  terres,  ni  maisons,  qui,  semblable  au  phi- 
losophe antique,  portait  tout  son  avoir  sur  lui-même,  ce  déclassé 
vagabond,  moilié  contrebandier,  moitié  braconnier,  sans  profession 
connue,  sans  industrie  avouable,  vivait,  somme  toute,  dans  une 
abondance  relative,  et  jouissait  sans  conteste  de  la  cordiale  estime 
de  tous  ses  voisins. 


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936  R£TD£   DBS   DEUX  MONDES. 

La  dernière  fois  que  je  vis  Jean  des  Baumes  remonte  à  quelques 
années  déjà.  On  s'était  décidé  à  faire  jouer  la  mine,  pour  enlever 
un  grand  rocher  de  grès  rose,  à  fleur  de  sol,  qui  faisait  le  dés- 
honneur d'une  belle  pièce  de  terre  à  garances.  Dominique,  fils  de 
Pascal  et  successeur  de  son  père,  alla  quérir  le  bombardier,  qui 
vint  dès  le  lendemain  avec  sa  bonne  poudre  et  ses  outils.  C'était,  à 
ce  moment,  un  homme  de  soixante- cinq  à  soixante-dix  ans,  mais 
qui  en  paraissait  cinquante  à  peine;  sec,  nerveux,  basané,  il  me 
frappa  par  les  formidables  enjambées  de  son  jarret  agile.  Il  travailla 
tout  le  jour  à  creuser  ses  trous  de  mine,  et,  bien  qu'il  fût  exposé 
en  plein  soleil  et  que  la  besogne  fût  très  pénible,  c'est  à  peine  si 
de  temps  en  temps  une  goutte  de  sueur  vint  perler  sur  son  front 
ridé.  Ses  cheveux  étaient  tout  blancs,  coupés  très  court,  mais  drus 
et  serrés  comme  à  vingt  ans;  sa  vue  donnait  positivement  la  sen- 
sation de  l'indestructible ,  et  l'on  comprenait  d'emblée  qu'un  tel 
homme  n'avait  jamais  dû  être  malade  et  pouvait  indéfiniment  défier 
la  mort. 

Hélas  I  le  pauvre  Jean  devait  avoir  une  fin  aussi  tragique  que 
prochaine.  L'hiver  de  l'année  dernière  a  été  singulièrement  rigou- 
reux, comme  chacun  peut  s'en  souvenir;  dès  les  premiers  jours 
de  novembre  la  neige  couvrit  le  Ventoux  d'un  immense  linceul, 
et,  contre  toute  habitude,  resta  jusqu'au  printemps  sans  se  fondre. 
Jean  avait  dispam  à  peu  près  vers  cette  môme  époque,  et  tout 
l'hiver  se  passa  sans  qu'il  eût  donné  signe  de  vie.  Les  premiers 
pâtres  qui  se  hasardèrent  sur  la  montagne  trouvèrent  au  fond  de  la 
déchirure  de  Curnier  un  amas  informe,  composé  de  quelques  os 
humains  et  de  quelques  restes  de  vêtemens,  tout  auprès  un  fusil 
de  chasse  à  deux  coups  encore  chargé,  enfin,  un  peu  plus  loin,  un 
carnier  éventré,  plein  de  poudre.  Le  fusil  fut  reconnu  pour  celui 
de  Jean  des  Baumes,  et  l'on  pensa  généralement  que  le  pauvre 
homme,  surpris  par  les  neiges,  était  misérablement  devenu  la  pâ- 
ture des  loups.  Le  curé  fit  ramasser  avec  soin  tous  ces  tristes  dé- 
bris et  les  inhuma  chrétiennement  dans  le  clapier  de  la  mortes  à 
côté  des  restes  de  Félise. 

Simon  Quinze- Onces  a  racheté  de  celui  qui  en  fit  la  trouvaille  le 
bon  fusil  de  Jean  des  Baumes,  et  c'est  lui  maintenant  qui  détruit 
les  dernières  compagnies  de  perdrix  rouges  du  Ventoux  avec  une 
poudre  de  sa  fabrique  dont  on  commence  à  dire  grand  bien  dans 
les  veillées. 

Henry  de  La  Madelânb. 


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LE 


ROYAUME  DE  WESTPHALIE 


ET 


JÉRÔME  BONAPARTE 

d'après     LK8    DOCUMENS    ALLEMANDS     ET    FRANÇAIS 


I.  Le  Moniteur  w€$tphalien^  1 807-181 8.  joarnal  bilingue.  —  U.  Mémoiret  et  Correipondanee 
du  roi  Jéràme,  7  toI.,  1861-1866  (renfermant  le  Journal  de  la  reine  Catherine,  les  rapports 
de  Reinbard,  etc.).  ~  m.  CorrHpondanee  de  Napoléon  ht,  t.  XIII  et  suiv.  —  IV.  U 
Royaume  de  WestphaHe,  Jérôme  Dutmnparte,  sa  cour,  set  favoris,  ses  ministres,  Paris  1820. 
—  V.  Bmestine  von  L.,  Kônig  Jérôme  und  seine  Familie  im  Exil,  Leipzig  1870.  — 
YI.  Lyncker,  Gesehiehte  derInswreetionenwiderdaswestphàlisehéGouivemêment,  Oœttingen 
1860.  —  VII.  Vehse,  GesehiefUe  der  deulsehen  HÔfe  seit  der  Re formation,  48  vol.,  Hambourg 
1851-55.  —Vin.  Berlepsch,  Sammlung  wichtiger  Urkunden  und  Aetenstûcke.  —  IX.  Rûck- 
blieke   auf  die  Zeit    des  westphâlischen  Kwnigreiehes,  dans  la  àtinerta,  juillet   1826. 


III. 

LE  GOUVERNEMFNT  ET  LA  COUR  DE  JÉRÔME  BOnAPARTE  (1). 

I. 

Les  finances,  la  guerre,  les  relations  extérieures,  peuvent  bien 
être  regardées  comme  les  trois  services  les  plus  considérables  d'un 
état  indépendant.  On  se  rendra  mieux  compte  de  la  situation  pré- 
caire du  royaume  de  Westphalie  en  voyant  comment  les  exigences 
de  Napoléon  avaient  d'avance  ruiné  le  nouvel  état;  comment  l'ar- 
mée westphalienne,  organisée  par  ses  ordres,  d'après  ses  plans,  de 
la  main  de  ses  généraux,  était  avant  tout  une  division  de  l'armée 
française,  comment  enfin  la  Westphalie  n'avait  et  ne  pouvait  avoir 

(1)  Voyez  la  Bevw  da  !«'  octobre* 


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938  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  diplomatie  sérieuse,  puisqu'elle  ne  pouvait  avoir  d'amis  ou  d'en- 
nemis que  ceux  de  Napoléon,  et  qu'elle  ne  devait  pas  survivre  à  la 
chute  de  l'empire. 

Le  ministre  provisoire  des  finances,  le  comte  Beugnot,  comme  la 
plupart  des  Français  employés  en  Westphalie,  avait  la  nostalgie  de 
la  France,  de  Paris,  d'une  scène  plus  en  vue.  II  demanda  bientôt 
à  quitter  Gasselt  et  devint  ensuite  l'administrateur  du  graodrduché 
de  Berg.  Le  successeur  de  Beognot  au  ministère  des  finances  fiit  un 
Allemand,  le  baron  de  Bûlow,  âgé  alors  de  trente-quatre  ans.  Sa  pa- 
renté avec  Hardenberg  lui  avait  valu  d'abord  une  assez  belle  carrière 
dans  l'administration  prussienne.  A  l'époque  d'Iéna,  il  était  président 
du  trésor  à  Magdebourg  :  il  fit  preuve  de  fidélité  à  son  gouvernement 
en  dérobant  sa  caisse  k  toutes  les  recherches  des  Français,  bien 
différent  de  son  ennemi  et  successeur  Malchus,  qui  n'avait  fait,  dit- 
on,  son  chemin  dans  le  monde  qu'en  dénonçant  au  gouvernement 
prussien  les  caisses  du  chapitre  d'Hildesheim  et  au  gouvernement 
français  les  caisses  prussiennes,  Bûlow,  après  s'être  acquitté  loya- 
lement envers  la  Prusse,  accepta  de  passer  au  service  de  la  West- 
phalie. Dans  son  ministère,  U  favorisa  autant  que  possible  les  in- 
térêts de  la  population  allemande,  donna  les  places  surtout  à  des 
Allemands.  Il  considérait  le  rot  Jérôme  comme  la  seule  garantie 
contré  une  annexion  à  la  France,  mais  il  regardait  l'empereur  Na- 
poléon comme  l'oppresseur  de  son  pays.  Tout  en  trafaillant  de 
son  mieux  à  l'organisation  des  services  financiers,  en  s'ingéniant  i 
remplir  le  trésor  toujours  vide  et  à  diminuer  les  charges  toujours 
croissantes,  en  se  montrant  même,  semble-t-îl,  complaisant  pour 
le  roi  jusqu'à  l'excès,  il  se  tenait  au  courant  des  mouvemens  de 
l'opinion  allemande,  et  passait  bientôt  pour  être  en  rapport  avec 
le  Tiigendbund  et  les  sociétés  secrètes.  Aussi,  le  8  avril  1811,  le 
roi  crut  devoir  faire  arrêter  le  secrétaire-  général  des  finances  et  un 
autre  employé  de  Bûlow  :  il  exigea  la  démission  du  ministre,  mais 
lui  fit  un  cadeau  de  60,000  francs  et  une  pension  de  6,000.  Récem- 
ment Biilow  avait  été  élevé  à  la  dignité  de  comte.  Il  vécut  alors 
dans  la  retraite  et  dans  l'étude  jusqu'au  moment  où  la  Prusse,  qui 
l'avait  pour  ainsi  dire  prêté  au  royaume  de  Westphalie,  le  trouva 
bon  à  reprendre  comme  ministie  des  finances  prussiennes  en  1813. 
Son  administration  des  finances  westphaliennes,  comme  on  va  le 
voir,,  avait  été  pour  lui  un  rude  apprentissage.  Malchus^  que  Jérôme 
lui  donna  pour  successeur,  était  peu  estimé  ;  on  savait  que  rien  ne 
l'arrêterait  pour  conserver  la  faveur  du  roi.  «  C'était  le  pire  des 
pires,  dit  Vehse,  et  sa  comptabilité  était  susceptible  d*erreurs  qui 
pouvaient  se  monter  à  1  million  de  florins.  »  On  adjoignit  à  Mal- 
chus, en  qualité  d'intendant-général  du  trésor,  Pichon,  cet  ancien 
consul  de  France  à  Washington  à  qui  Jérdme  dans  sa  jeanesse  avait 


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LE   BOTACHE   DE   WESTPHAUE.  939 

donné  tant  de  souci;  mais  le  surveillé  et  le  surveillant  furent  en 
lutte  perpétuelle,  et  c'est  le  dernier,  Plchon,  qui  dut  céder  sa 
place. 

Les  exigences  de  Napoléon  étaient  simplement  insensées.  Un  traité 
pour  Tarrangement  des  difficultés  financières,  entre  l'empereur  des 
Français  et  son  frère,  avait  été  signé  à  Berlin,  le  22  avril  1808,  par 
Malchus,  conseiller  d'état,  et  Daru,  intendant-général  de  la  grande 
armée.  Ce  traité  distinguait  d'abord  entre  les  créances  que  pou- 
vaient avoir  les  anciens  souverains,  états,  abbayes  ou  corporations 
ecclésiastiques  de  la  Westphalie  sur  des  princes  ou  des  particuliers 
étrangers  au  royaume^  et  celles  qu'ils  pouvaient  avoir  sur  des  nobles 
ou  des  particuliers  ^ly'e/^  du  royaume  ou  domiciliés  dans  le  royaume. 
Les  premières.  Napoléon  se  les  réservait  a  en  vertu  du  droit  de 
conquête  :  »  or  Télecteur  de  Hesse-Cassel  à  lui  seul  avait  prêté 
12  millions  au  Mecklembourg,  4,600,000  francs  à  Waldeck,  2  mil- 
lions à  la  Bavière,  2,600,000  à  la  Hollande,  3  millions  à  Bade  et 
des  sommes  considérables  à  d'autres  états.  Les  créances  de  la  se- 
conde catégorie.  Napoléon  les  abandonnait  à  son  frère,  mais  uni- 
quement pour  lui  donner  «  les  moyens  d'augmenter  et  d'entretenir 
son  armée.  »  Par  l'article  2  de  la  constitution.  Napoléon  s'était  ré- 
servé la  moitié  des  domaines  allodîaux  des  princes  dépossédés 
«  pour  être  employés  aux  récompenses  que  nous  avons  promises 
aux  officiers  de  nos  armées  qui  nous  ont  rendu  le  plus  de  services 
dans  la  présente  guerre.  »  Plus  tard,  il  avait  déclaré  qu'il  lui  fal- 
lait la  moitié  de  tous  les  domaines  des  princes,  allodiaux  ou  autres^ 
protestant  contre  «  le  ridicule  de  telles  distinctions.  »  Dans  le 
traité  de  Berlin,  il  se  contentait  de  7  millions  de  revenus  en  do- 
maines; or  les  domaines  entiers  de  la  Westphalie  ne  rapportaient 
que  12  ou  14  millions,  et  ne  pouvaient  atteindre  qu'après  de  lon- 
gues années  de  bonne  administration  un  revenu  de  18  ou  19  mil- 
lions. Les  contributions  de  guerre  dues  par  la  Westphalie  à  Na- 
poléon étaient  fixées  à  la  somme  totale  de  26  millions,  payables  en 
dix-huit  mois  à  dater  du  1*'  mai  1808,  au  moyen  d'obligations 
souscrites  par  les  principaux  propriétaires  et  banquiers  du  pays. 
Enfin  Napoléon  déclarait  «  ne  point  se  charger  des  traitemens  et 
appointemens,  soit  fixes,  soit  casuels,  des  fonctionnaires  publics 
westphaliens,  pensions,  rentes  et  autres  charges  des  provinces, 
pendant  tout  le  temps  de  son  occupation;  »  il  laissait  à  son  frère  la 
faculté  d'en  user  à  cet  égard  a  comme  bon  lui  semblerait.  »  Il  créait 
ainsi  à  la  charge  du  budget  westphalien  un  déficit  équivalent  à  une 
année  de  dépenses  pour  ud  certain  nombre  de  services  (1),  au  total 
etmron  8  mîhioiis. 

(1)  Non  compris  la  liste  civile  et  rarméa,  qui  en  1807  ja*éudeat  point  enooro  «on- 
stJtuées. 


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9A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  résumé,  par  le  traité  de  Berlin,  Napoléon  enlevait  à  la  West- 
pbalie  7  millions  de  revenus,  20  ou  30  millions  de  créances  sur  les 
princes  allemands  ou  éti*angers,  26  millions  de  contributions  ex- 
traordinaires, 8  millions  d'impôts  ordinaires.  Il  ruinait  financière- 
ment sa  propre  création.  Il  condamnait  Y  état  modèle  à  vivre  d'ex- 
pédiens,  à  pleurer  misère,  à  tenter  inutilement  des  emprunts,  à 
laisser  ses  engagemens  en  souffrance,  à  côtoyer  perpétuellement  la 
banqueroute,  et  cela  au  moment  même  où  il  allait  exiger  de  lui  les 
efforts  les  plus  extraordinaires  pour  soutenir  son  aventureuse  poli- 
tique (1).  À  toutes  les  lettres  larmoyantes  de  Jérôme,  il  répondait 
gaillardement  :  a  Je  n'entre  pas  dans  ces  détails...  Cet  ordre  que 
Ton  veut  mettre  dans  le  budget  est  de  l'enfantillage...  Ces  circon- 
stances ne  sont  point  nouvelles  pour  moi.  J'ai  été  deux  ans  en 
France  sans  finances.  Le  roi  de  Naples  commence  à  peine  à  régula- 
riser les  siennes.  £n  Italie,  j'ai  été  ainsi  six  ans,  etc.  (2).  » 

En  attendant,  le  budget  du  royaume  de  Westpbalie  s'établissait, 
pour  la  première  année  de  son  existence,  de  la  manière  suivante  : 
1°  l'arriéré  de  l'année  1807,  évalué  à  environ  8  millions;  2*»  les  dé- 
penses probables  de  1808,  à  35  millions;  3*  20  millions  à  payer  sur 
la  contribution  de  guerre  :  total,  environ  60  ou  70  millions  de  dé- 
penses. Or  les  revenus  de  cette  année  ne  montaient  pas  à  plus  de 
20  ou  30  millions  :  c'était  un  déficit  d'environ  àO  millions. 

Les  états  de  1808  avaient  autorisé  un  emprunt  de  20  millions, 
que  deux  de  leurs  membres  devaient  aller  négocier  en  Hollande. 
Malheureusement  le  crédit  du  royaume  était  fort  mal  établi.  En 
outre,  à  ce  moment  même,  l'empereur  Napoléon  ouvrait  pour  son 
propre  compte  un  emprunt  en  Hollande;  il  fallut  bien  lui  céder  le 
pas.  On  trouva  seulement  quelque  1,800,000  francs  à  emprunter  à 
des  Juifs  de  Cassel.  Enfin  le  ministre  Bulow  résolut  de  recourir  à 
un  emprunt  forcé  de  20  millions.  On  émit  100,000  obligations  de 
200  francs,  et  tout  sujet  westphalien,  en  proportion  de  sa  fortune, 
dut  souscrire  depuis  une  demi- obligation  jusqu'à  100  obligations. 
Malgré  les  primes  offertes  aux  souscripteurs  qui  s'empresseraient 
d'opérer  les  versemens,  malgré  les  flatteries,  les  menaces,  les  pro- 
messes des  décrets  royaux,  l'emprunt  ne  fut  couvert  qu*à  moitié. 
Jérôme  avait  donc  bien  raison  d'écrife  à  son  frère  :  a  II  est  certain 
que  le  royaume  de  Westpbalie  ne  peut  résister  plus  de  six  mois  au 
mauvais  état  de  ses  finances  (3  février  1809).  » 

Aux  états  de  1810,  Bûlow  put  enfin  présenter  un  budget  parfai- 

(1)  La  Westphalio,  de  1807  à  1813,  ne  vécut  que  d*exp4dieD8  qui  sembleot  renou- 
Télés  des  époques  les  plus  besoigneuses  de  notre  histoire  financière  :  empronti  osa- 
raires,  confiscation  des  biens  des  couvens,  aliénation  des  domaines  ou  du  produit  des 
mines,  retenues  sur  les  rentes  et  les  traitemens,  etc. 

(S)  4  Janvier  1808. 


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LE   BOYAUME   DE   WESTPHALIE.  9&1 

tement  régulier,  mais  qui  n'en  découvrait  que  mieux  l'irrégularité 
de  lasituation«  Les  recettes  montaient  à  3i,i00,000  francs,  les 
dépenses  ordinaires,  y  compris  le  service  de  la  dette  publique,^ 
34,820,000  fr.  Il  ne  subsistait  plus  qu'un  déficit  de  420,000  fr.; 
mais  il  y  avait  les  dépenses  extraordinaires,  c'est-à-dire  environ 
11  millions,  consacrés  à  la  solde  de  la  division  westphalienne  en- 
voyée en  Espagne  et  à  l'entretien  de  12,500  Français  de  Magde- 
bourg.  Cependant  en  1810  le  traité  du  14  janvier»  qui  céda  le 
Hanovre  au  roi  de  Westphalie,  avait  arrêté  la  contribution  extraor- 
dinaire de  guerre  à  16  millions  seulement  et  accordé  dix  années 
de  délai.  L'âpreté  de  l'empereur  et  de  Daru  avait  été  vaincue  par 
la  résistance  passive  du  débiteur  westphalien. 

Ou  a  peu  de  détails  sur  le  budget  de  1811.  Quant  à  celui  de  1812, 
«  l'armée  westphalienne,  selon  les  Mémoires  du  roi,  ayant  péri  à 
peu  près  tout  entière  dans  la  campagne  de  Russie,  non-seulement 
le  trésor  n'eut  pas  à  la  solder  et  à  la  nourrir  pendant  les  six  derniers 
mois  de  Tannée,  mais  le  budget  des  dépenses  se  trouva  dégrevé 
d'une  dizaine  de  millions  qui  représentaient  l'entretien  de  ces  troupes 
pendant  ce  semestre  :  triste  économie  réalisée  sur  la  mort,  et  qu'au- 
cun financier  n'eût  su  faire  entrer  dans  ses  calculs!  » 

Une  dépense  qui  pesa  lourdement  sur  le  budget  westphalien  était 
celle  de  la  liste  civile.  Elle  était  fixée  pour  le  roi  et  sa  famille  à 
5  millions,  somme  énorme  pour  un  budget  dont  les  ressources  va- 
riaient entre  25  et  30  millions.  «  Les  employés  des  bureaux  et  les 
médecins  des  hôpitaux  ne  sont  plus  payés  depuis  quatre  mois,  écri- 
vait JoUivet;  il  n'en  est  pas  ainsi  des  5  millions  que  le  trésor  fournît 
à  la  liste  civile.  Ils  sont  payés  très  exactement,  et  souvent  quinze 
jours  ou  trois  semaines  avant  l'échéance.  »  Si  encore  Jérôme  s'était 
contenté  de  ces  5  millions!  mais  les  témoignages  contemporains 
constatent  que  le  roi  de  Westphalie  gardait  pour  son  trésor  privé 
une  partie  des  revenus  publics.  Ainsi  les  créances  que  l'empereur 
lui  avait  abandonnées  par  le  traité  de  Berlin,  uniquement  pour  lui 
donner  u  les  moyens  d'augmenter  et  d'entretenir  son  armée,  »  les 
revenus  d'une  partie  des  domaines  qui  étaient  administrés  en  son 
nom,  ceux  des  domaines  qui  faisaient  retour  à  la  couronne,  Jérôme 
n'hésitait  point  à  se  les  attribuer.  En  outre  il  faisait  verser  à  son 
trésor  les  sommes  destinées  aux  relations  étrangères  et  à  la  solde  de 
la  garde  royale,  et  s'en  appropriait  une  partie.  Tout  cela  représen- 
tait près  de  2  millions  par  an;  la  liste  civile  s'élevait  ainsi  à  7  mil- 
lions, et  absorbait  près  du  cinquième  des  revenuâ  bruts  du  royaume. 
On  essaierait  vainement  d'atténuer  cette  coupable  dilapidation  des 
trésors  arrachés  à  cette  même  Westphalie  dont  Jérôme  dépeint  la 
misère  en  termes  si  pathétiques.  Ce  n'est  que  2  millions,  ditron. 
Mais  Jérôme  a  eu  beaucoup  de  mal  à  se  faire  prêter  par  ses  sujets, 


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d&2  AETUS  MS  DEUX  MUNIMES* 

même  sous  forme  d'emprunt  foroé,  uoe  somoie  égale  à  cette  liste 
civile  de  1  mîUioDS;  les  étrangers  ne  lui  ont  prêté  2  millions  qu'avec 
des  intërêlâ  usuraires;  les  1,800^000  francs  qu'il  avait  empruntés  i 
la  caisse  des  consignations  française,  et  ifsH'ù  ne  pouvait  payer,  lui 
ont  attiré  de  Mapoiéon  les  paroles  les  plus  dures  et  les  plus  humi- 
liantes* Voilà  ce  qu'étaient  2  millions  pour  la  Westpbalîel  li  faut 
ajouter  que  l'empereur,  parfaitement  instruit  des  prodigalités  de 
49on  frère,  ne  se  souciait  pas  de  lui  abandonner  un  ai^gent  dont  la 
grande  armée  avait  l)esoin.  Jérôme  était  mal  veau  à  se  plaindre  à 
l'empereur  de  ses  embarras  ûnanciens  quand  il  donnait  à  on  Le 
Camus  en  don  gratuit  un  domaine  qui  rapportait  iO,000  francs;  il 
était  mal  venu  à  déplorer  les  souffrances  du  pays  quand  il  c(msa- 
crait  300.000  francs  par  an  à.  la  création  d'un  ordre  inutile.  On  ne 
saurait  imaginer  combien  Jérôme  a  fait  ainsi  de  mal  4  ses  sujets  : 
il  les  appauvrissait  non-seulement  de  l'argent  qu'il  gaspillait,  mais 
de  celui  que  l'empereur  était  bien  décidé  à  ne  pas  laisser  gaspiller. 
Quel  intérêt  pouvait  porter  Napoléon  aux  embarras  financiers  de  la 
Westphalie  lorsqu'il  lisait  en  tête  d'un  rapport  de  Jollivet  4  Cham- 
pagny  ces  reproches  trop  véridiques  :  «  monseigneur^  j'ai  perdu 
maintenant  Tespérance  que  sa  majesté  le  roi  de  Westphalie,  nMD{- 
gré  ses  excellenies  qualités  et  son  e^xtrême  sagacUé^  qui  est  Vapa-- 
nage  de  la  famille^  puisse  sortir  de  la  position  embarrassante  où 
l'ont  entraîné  de  mauvais  conseils»  l'inexpérience  du  gouverne- 
ment, des  passions  trop  ardentes  et  un  penchant  irrésistible  4  la 
prodigalité.  » 

11. 

Le  ministère  de  la  guerre,  après  le  départ  nn  peu  précipité  du 
général  Lagrauge,  fut  donné  au  général  Morio,  aide-de-camp  de 
Jérôme  pendant  la  campagne  de  Silésie,  ancien'élève  de  TÉcole  po- 
lytechnique, et  qui  avait  quelque  mérite.  Établi  sans  idée  de  retour 
en  Westphalie,  il  avait  épousé  la  sœur  de  Le  Camus,  favori  du  roi. 
H  fut  destitué  au  mois  d'août  1808  pour  avoir  pris,  à  l'insu  de  Jé- 
rôme ,  le  titre  de  capitaine  des  gardes  et  les  avoir  fait  manœmTer 
sans  prendre  d'ordre.  Cet  essai  de  prétorianisme  lui  coûta  son  por- 
tefeuille, mais  non  l'affection  du  roi;  il  resta  grand-écuyer  jusqu'en 
1811.  Il  fut  assassiné  par  un  maréchal  ferrant  nommé  Lepage, 
à  qui  !1  avait  fait  perdre  la  clientèle  de  la  cour  (1).  Son  successeur 


(1)  On  trouTe  dans  le  Jewmal  de  la  mue  un  fait  curieui  à  frapoa  de 
Une  femme  du  peuple  «  est  allée  chez  le  ministre  de  la  Justice  et  a  demaDdé  la  grâce 
de  Lepage,  qu'elle  Toulait  épouser.  Cette  demande  et  cette  proposition  se  ratuchaieat 
à  un  aaden  usage  allemand.  En  Tertn  de  cet  nsa^,  si  le  criminel  trenve  ane  feouM 
vonlfat  l'épouser,  le  aouvofain  liabitaelleiiieot  lui  fait  gitce*  »  OsMe  ttachaoïe  et 
abanrde  ooatamô  n*awd>  peint  été  respectée  par  la  légaUtioa  no»? eiie> 


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LS  BOTADMB  I>B  WESTFHAIIE.  9A3 

à  la  guerre  n'est  autre  que  cet  admirable  général  Eb)é,  qui,  tenu 
pendant  toute  la  prospérité  de  Tempire  dans  une  demi-disgrâce, 
resta  simple  général,  tandis  que  tant  d'autres,  qui  n'avaient  pas 
contre  eux  d'avoir  été  amis  de  Moreau  on  officiers  de  l'armée  du 
Rhin,  arrivaient  au  marécbalat.  Dès  le  mois  d'octobre  1809,  il  avait 
manifesté  le  désir  de  retourner  en  France,  et  Jérôme  Pavait  recom- 
mandé en  termes  chaleureux  à  Napoléon.  «  Votre  majesté  peut  être 
convaincue  que  je  fais  une  perte  dans  le  général  Eblé.  Les  hommes 
comme  lui  sont  rares.  Je  suis  trop  juste  pour  ne  pas  sentir  la  vérité 
de  son  raisonnement  lorsqu'il  me  dit  :  Votre  majesté  ne  peut  rien 
pour  moi,  puisque  je  suis  Français,  et  elle  voit  très  bien  qu'en  res- 
tant à  son  service  je  suis  entièrement  oublié  de  l'empereur;  je  com- 
mence à  vieillir,  et  je  sens  le  besoin  de  voir  mon  sort  fixé  (1).  »  Son 
sort  fut  fixé  par  l'acte  suprême  de  dévoûment  qu'il  accomplit  trois 
ans  après  an  passage  de  la  Bérésina.  11  eut  pour  successeur  le  gé- 
néral d'Albignac,  puis  Salha,  ancien  officier  de  marine  et  compa- 
gnon de  Jérôme  en  Amérique.  Gomme  on  le  voit,  le  portefeuille  de 
la  guerre  resta  constamment  en  des  mains  françaises. 

La  constitution  westphalienne  avait  porté  à  20,000  fantassins, 
3,500  cavaliers,  1,500  artilleurs,  le  contingent  du  royaume  :  pro- 
visoirement il  se  composerait  pour  moitié  de  troupes  françaises.  La 
conscription  était  devenue  loi  fondamentale  et  le  remplacement  à 
prix  d'argent  interdit.  Napoléon,  dans  plusieurs  lettres  remarqua- 
bles, avait  développé  ses  intentions  et  communiqué  les  résultats 
de  son  expérience  à  Jérôme.  Il  devait  plutôt  travailler  à  dépasser  le 
contingent  que  rester  au*dessovis  :  l'électeur  de  Hesse,  qui  ne  pos- 
sédait qu'une  partie  de  la  Westphalie  actuelle ,  n'avait-il  pas  une 
armée  de  33,000  hommes?  Il  blâmait  l'institution  de  gardes  du 
corps  comme  contraire  u  à  l'étiquette  de  notre  famille;  »  mais  il 
conseillait  de  former  une  garde  composée  de  cbevau-légers ,  de 
grenadiers  et  de  chasseurs  à  pied.  Chacun  de  ces  trois  corps  com- 
prendrait dOO  hommes,  total  :  1,200.  Il  essayait  de  prémunir  son 
frère  contre  Técueil  où  échouaient  tous  les  roitelets  de  fabrique 
napoléonienne  :  «  il  ne  faut  se  modeler  en  rien  sur  la  formation  de 
ma  garde,  qui,  étant  destinée  à  offrir  des  récompenses  à  une  grande 
armée,  me  coûte  immensément  cher.  »  Sur  ces  1,200  hommes  de 
la  garde,  300  devaient  être  Français,  vieux  soldats,  parlant  alle- 
niand,  dévoués  à  la  dynastie,  «  propres  &  donner  l'esprit  militaire 
à  la  jeunesse  et  à  faire  l'amalgame  avec  la  France.  »  Les  900  au- 
tres devaient  être  pris  parmi  des  a  jeunes  gens  de  famille,  c'est- 
à-dire  de  bons  bourgeois  ou  des  fils  de  fermiers  »  auxquels  leurs 
parens  pourraient  faire  une  pension,  n  Jeune,  ajoutait-il,  prenez, 

(i)  Reinhard,  dans  un  rapport  d*août  1800,  disait  cependant  :  «  Eblé  ne  tait  pas 
défendre  son  trayaif,  qne  le  roi  n'étudie  ni  ne  reçoit  avec  confiance.  « 


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9ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  voas  servir,  de  la  jeunesse,  qui  s'attachera  à  vous.  »  La  garde 
devait  être  complétée  par  une  compagnie  de  100  gendarmes,  tous 
Français  parlant  allemand.  Ces  quatre  corps  seraient  commandés 
par  quatre  capitaines-généraux  «  équivalons  à  mes  quatre  maré- 
chaux, ))  qui  devraient  être  oi&ciers  de  la  couronne  et  dont  deux 
seraient  Français.  Pour  l'armée  de  ligne,  il  fallait  commencer  à 
former  quatre  régimens  d'infanterie,  a  selon  la  mode  hessoise,  qui 
est  si  économique,  pour  employer  les  officiers  et  soldats  des  différeos 
princes  qui  régnaient  dans  les  états  où  vous  êtes.  »  Napoléon  ne 
trouvait  pas  utile  pour  son  frère  d'avoir  des  cuirassiers  :  «  vous 
n'êtes  pas  une  puissance  assez  grande  pour  avoir  un  corps  respec- 
table de  grosse  cavalerie;  ce  qu'il  vous  faut,  c'est  de  la  cavalerie 
légère.  »  II  lui  faisait  donner  des  canons  et  des  fusils,  ceux-ci  assez 
médiocres  d'ailleurs,  pris  sur  la  Hesse  et  la  Prusse.  Il  recomman- 
dait de  veiller  à  bien  organiser  le  service  des  transports,  d'avoir 
tant  de  caissons  par  mille  hommes,  de  pourvoir  les  troupes  en  cam- 
pagne de  bonnes  capotes  et  de  fusils  de  rechange,  etc. 

Jérôme  prit  des  conseils  de  son  frère  ce  qu'il  lui  plut  d'en  suivre, 
mais  travailla  avec  une  certaine  ardeur  à  organiser  son  armée.  Il 
espérait  se  débarrasser  de  12,500  Français  qui  vivaient  les  uns 
dans  les  garnisons  de  Magdebourg,  Bri^nswick  et  Cassel,  les  autres 
en  quartier  chez  l'habitant.  Naturellement  ils  coûtaient  plus  cher 
que  les  troupes  allemandes,  et  leur  présence  était  compromettante 
pour  la  dignité  de  la  couronne  westphalienne.  Napoléon  avait  en- 
voyé dans  le  royaume  des  troupes  polonaises  en  supplément.  Jé- 
rôme réclama  avec  énergie.  «  Tout  le  monde  est  soldat  dans  la 
Westphalie,  et  l'on  voit  avec  peine  que,  tandis  que  les  naUonaux, 
officiers  et  soldats,  meurent  de  faim,  je  prenne  à  mon  service 
9,600  Polonais.  »  Il  finit  par  obtenir  leur  départ  pour  la  France. 
Alors  il  se  mit  à  l'œuvre  :  le  royaume  fut  partagé  en  trois  divisions 
et  huit  subdivisions  militaires;  les  généraux  de  division  étaient 
Rewbell  à  Cassel,  Rivaud  à  Brunswick,  Eblé  à  Magdebourg.  Us 
avaient  sous  leurs  ordres  les  généraux  de  brigade  Diemar  et  Bœrner 
à  Osnabruck  et  Marbourg,  Webern  et  Lehstea  à  Heiligenstadt  et  Gœt- 
tingen,  Motz  à  Halberstadt.  Rivaud  ayant  été  remplacé  par  Lepel, 
ancien  officier  de  l'électeur,  on  voit  que  la  presque  totalité  des  cfaefe 
supérieurs  étaient  de  nationalité  allemande.  L'armée  westphalienne 
était  tombée  un  peu  dans  le  vice  des  petites  armées,  le  trop  grand 
nombre  des  généraux,  car  le  Hessois  Von  Usslar,  les  Français  Mono, 
Sabla,  Ducoudras,  d'Albignac,  étaient  également  des  généraux. 

D'autres  décrets  organisèrent  la  conscription,  une  caisse  des  in- 
valides, enfin  la  garde  royale.  Malgré  les  avis  de  Napoléon,  elle 
fut  composée  de  gardes  du  corps ,  de  grenadiers,  de  chasseurs  et 
de  chevau-légers.  La  solde  de  l'armée  de  ligne,  inférieure  à  celle 


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LE   ROYAUME   DE  WESTPHALIE.  9A5 

des  troupes  françaises,  était  pourtant  supérieure  à  celle  des  au- 
tres troupes  allemandes.  «  La  solde  de  l'infanterie  hessoîse  et 
prussienne,  écrivait  Jérôme  à  Napoléon,  était  trop  faible;  le  soldat 
était  obligé  de  vivre  chez  l'habitant,  qu'il  ruinait,  et  chez  lequel  il 
perdait  son  esprit  militaire  en  détruisant  l'esprit  public.  Par  cette 
mesure  vexatoire,  citoyens  et  soldats,  tous  étaient  mécontens.  » 
Dn  décret  du  2  avril  était  ainsi  conçu  : 

«  Considérant  que  l'honneur  est  le  premier  mobile  du  soldat,  et  qu'il 
importe  de  bannir  à  jamais,  dans  les  punitions  des  fautes  de  discipline, 
celles  qui,  en  rappelant  les  souvenirs  de  la  féodalité,  te^idraient  à  avilir 
la  dignité  de  l* homme  ; 

«  Sur  le  rapport  de  notre  ministre  de  la  guerre  : 

«  Art.  1".  Les  coups  de  bâton  sont  expressément  défendus  dans  notre 
armée.  » 

Ainsi  se  réalisa,  par  les  soins  de  Jérôme,  la  promesse  que  Cus- 
tine,  général  de  la  république,  avait  faite  autrefois  aux  soldats  de 
Guillaume  IX.  L'armée  westphalienne  fut  alors  la  seule  armée  alle- 
mande et,  à  part  l'armée  française,  la  seule  armée  monarchique  où 
le  soldat  ne  fût  pas  fouetté  ou  bâtonné.  Cette  mesure  du  roi  Jérôme 
eut  à  ce  moment  un  grand  retentissement  en  Allemagne.  Peu  de 
temps  après,  Scharnhorst  en  Prusse,  l'archiduc  Charles  en  Autriche, 
apportèrent  des  restrictions  momentanées  à  l'usage  des  verges  et 
du  bâton. 

Enfin  le  !«'  juillet  1808  l'armée  westphalienne  se  trouva  ainsi 
constituée  :  cinq  réglmens  d'infanterie  de  ligne,  un  bataillon  d'infan- 
terie légère,  quatre  compagnies  d'artillerie,  un  régiment  de  cuiras- 
siers, un  régiment  de  chevau-légers,  ce  qui,  avec  les  1,800  hommes 
de  la  garde,  formait  un  total  d'environ  10,000  hommes.  Le  roi  les 
pas($a  en  revue,  ayant  la  reine  à  ses  côtés,  leur  remit  les  drapeaux, 
blanc  et  bleu,  les  exhortant  à  la  bravoure  et  à  la  fidélité.  Officiers 
et  soldats  accueillirent  son  allocution  par  des  vivat  presque  en- 
thousiastes. 

Ces  régimens  se  recrutèrent  avec  la  plus  grande  facilité,  non- 
seulement  par  la  conscription,  mais  aussi  par  les  enrôlemens.  Le 
roi  avait  cru  devoir  publier  un  décret  de  rappel  pour  tous  les  mili- 
taires westphaliens  au  service  étranger;  mais  il  n'avait  aucun  in- 
térêt à  faire  exécuter  son  décret  à  la  rigueur,  les  hommes  ne  lui 
manquaient  pas.  Aussi  un  très  petit  nombre  seulement  de  réfrac- 
taires  eurent  leurs  biens  placés  sous  le  séquestre.  Soldats  et  offi- 
ciers des  anciennes  armées  hessoise  ou  brunswickoise  répondirent 
avec  le  plus  grand  zèle  à  l'appel  du  roi  :  tous  se  morfondaient  dans 
leurs  foyers,  quelques-uns  périssaient  de  misère.  La  Prusse  avait  été 

TOMB  a.  —  1872.  ÔO 


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J  0&6  EBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

^.  obligée  de  réduire  son  armée  de  200,000  hommes  à  &2,000  hommes. 

\  •■  On  peut  croire  que  les  militaires  de  la  rive  gauche  de  l'Elbe  ^xr 

cueillirent  avec  joie  les  offres  westphaliennes;  beaucoup  d'hommes, 
même  des  provinces  conservées  à  la  Prusse,  vinrent  s'enrôler.  Ils 
apportaient  dans  l'armée  nouvelle  d'excellentes  habitudes  mili- 
taires, mais  d'amers  ressentimens.  Jérôme  se  montra  libéral,  ceax 
des  officiers  qu'on  ne  put  placer  immédiatement  reçurent  une  soUU 
d' attente  {wartegeld).  Malgré  la  constitution  nouvelle,  qui  sup- 
primait les  privilèges  nobiliaires,  il  fallut  bien  se  résigner  à  com- 
poser le  corps  d'officiers,  pour  les  deux  tiers,  de  nobles  des  an- 
ciennes armées.  Les  écrivains  allemands  eux-mêmes  sont  forcés  de 
constater  qu'en  1808  les  réformes  du  roi  furent  très  bien  accueillies 
dans  les  régimens  de  nouvelle  formation.  On  ne  trouvait  plus  trace 
des  résistances  ou  de  la  mauvaise  volonté  qu'on  avait  opposée  aux 
enrôlemens  de  Lagrange;  on  avait  cessé  d'espérer  ou  de  craindre 
le  retour  de  l'électeur.  Ce  n'était  pas  encore  la  fermentation  natio- 
nale de  1813;  à  défaut  de  la  patrie  allemande,  on  se  trouvait  bien 
dans  la  patrie  westphalienne.  Les  Juifs  surtout,  qui  pour  la  pre- 
mière fois  arrivaient  à  des  grades  d'officiers,  étaient  pleins  de 
ferveur  pour  la  constitution  nouvelle;  les  Niepce  et  les  Wolff  comp- 
taient parmi  les  plus  dévoués  et  les  plus  brillans  militaires  de  l'ar- 
mée (1). 

On  introduisit  dans  la  nouvelle  armée  les  règlemens  de  service 
et  les  exercices  à  la  française.  Les  commandemens  se  faisaient  en 
français  pour  la  garde  et  les  corps  d'élite,  en  allemand  pour  les 
troupes  de  ligne.  Cette  armée,  où  l'on  apprenait  l'art  de  la  guerre 
à  la  première  école  du  monde  et  sous  les  généraux  de  la  grande  ar- 
mée, où  l'officier  et  le  soldat  s'imprégnaient  d'idées  ëgalitatres  et 
françaises,  où  le  catholique  de  Paderbom,  le  luthérien  de  la  Hesse, 
le  calviniste  de  la  Prusse,  le  juif  de  Gassel,  étaient  soumis  aux 
mêmes  obligations  et  jouissaient  des  mêmes  droits,  où  les  babitans 
de  tant  de  provinces  jadis  étrangères  l'une  à  l'autre  se  confon- 
daient sous  les  plis  du  même  drapeau,  eût  été  assurément  le  meil- 
leur instrument  d'unification  et  de  transformation  pour  la  Westpha- 
lie,  si  on  lui  avait  laissé  assez  de  temps  pour  accomplir  son  œuvre. 
Il  est  certain  que  Napoléon  n'avait  pas  pressé  l'organisation  d'une 
armée  westphalienne  pour  fournir  à  son  frère  les  moyens  de  jouer 
aux  soldats.  Jérôme  alla  au-devant  de  ses  désirs.  Dès  le  12  sep- 
tembre 1808,  il  mit  à  la  disposition  de  l'empereur  son  régiment  de 
chevau-légers,  fort  de  550  hommes.  «  Lorsque,  pour  les  tranquil- 
liser, écrit-il,  je  leur  ai  fait  dire  qu'il  n'était  pas  certain  qu'ils  aillent 

(1)  Uautear  des  Mémoires  estime  qu'un  quart  des  officiera  westphaliens  étaient  des 
Français  ou  des  Polonais.  Parmi  les  soldats,  il  n'y  ayaît  d'étrangers  qa'enTiron 
1,100  Hollandais. 


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LE   ROYAUME   DE   WESTPHALIE.  0A7 

en  Espagne,  ils  ont  toujours  répondu  que  c'était  un  malheur  pour 
eux,  puisque  c'était  le  seul  endroit  où  Ton  se  battait,  et  que  le 
plus  grand  plaisirqué  le  roi  pût  faire  au  régiment  était  de  l'envoyer 
vis-à-vis  de  l'ennemi.  Les  officiers,  sous-officiers  et  soldats  restés 
au  dépôt  sont  au  désespoir  de  ne  pouvoir  rejoindre  le  régiment.  » 
Ils  partirent  en  effet  pour  l'Espagne,  de  tout  aussi  bon  cœur  qu'ils 
avaient  pu  s'embarquer  autrefois  pour  l'Indoustan  ou  l'Amérique, 
ils  se  distinguèrent  au  combat  d'Hinojosa  contre  les  guérillas  de 
l'indépendance  espagnole.  Napoléon  leur  faisait  les  mêmes  reproches 
qu'adressait  naguère  Jérôme  aux  auxiliaires  bavarois  ou  wurtember- 
geois  dans  la  campagne  de  Silésie  :  «  votre  régiment  est  indisci- 
pliné et  a  fait  du  tapage  en  France;  écrivez-lui  que  cela  est  mal.  » 
Il  usait  pourtant  de  grands  ménagemens  et  insistait  auprès  de  son 
frère  pour  qu'on  ne  lui  envoyât  que  des  troupes  a  qui  vinssent  vo- 
lontiers. » 

Après  Baylen,  Napoléon  demanda  1,000  ou  1,800  hommes  à  son 
frère.  Celui-ci  mit  toute  une  division  à  ses  ordres  :  elle  se  compo- 
sait de  trois  régimens  d'infanterie  de  ligne,  de  deux  batteries  à 
pied,  deux  régimens  de  cavalerie,  se  montait  à  6,000  hommes  en- 
viron, et  était  placée  sous  le  général  de  division  Morio  et  les  géné- 
raux de  brigade  Bœrner  et  Webern.  Elle  arriva  le  12  mars  1809  à 
Metz,  où  le  général  français  Roger  la  félicita  de  sa  bonne  tenue,  de 
son  attitude  militaire,  de  son  instruction,  de  sa  discipline;  elle  partit 
aussitôt  pour  l'Espagne.  Nous  la  retrouvons  sept  mois  après,  cette 
malheureuse  division;  il  en  est  question  dans  une  lettre  de  Jérôme 
à  son  frère,  datée  du  10  octobre,  u  Sire,  je  prie  votre  majesté  de 
permettre  que  je  fasse  revenir  d'Espagne  une  division  qui,  de 
5,800  hommes  qu'elle  était,  se  trouve  réduite  à  i/êOO  hommes^  de 
sorte  que,  si  elle  reste  plus  longtemps,  je  n'en  retirerai  pas  l'avan- 
tage que  je  m'en  étais  proposé,  celui  d'aguerrir  des  troupes  et  de 
former  des  fonds  de  régimens  qui,  de  retour  dans  leur  pays  et  étant 
complétés,  seraient  très  bons...  Je  suis  assuré  en  outre  que  cela 
produira  un  effet  excellent  en  leur  prouvant  qu'ils  ne  sont  pas  ven- 
dus à  la  France,  comme  ils  se  le  sont  persuadé.  »  En  cette  même 
année  1809,  les  autres  troupes  westphaliennes  eurent  à  lutter  contre 
l'insurrection  de  Dœmberg  et  Martin,  contre  les  incursions  de  Katt, 
de  Schill,  de  Brunswick-OEls,  etc. 

Pendant  les  campagnes  de  1809,  l'armée  westphalienne  reçut 
un  nouveau  développement.  Le  royaume  ayant  fourni  cette  année 
16,000  conscrits  et  1,000  enrôlés  volontaires,  on  forma  un  nouveau 
régiment  de  cavalerie  légère,  d'infanterie  de  ligne,  un  bataillon  d'in- 
fanterie légère.  Après  l'annexion  du  Hanovre,  on  mit  encore  sur 
pied  trois  régimens  d'infanterie,  le  2*  cuirassiers,  le  2*  hussards.  En 
1812,  l'armée  westphalienne  fournit  pour  l'expédition  insensée  de 


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9A8  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Russie  toute  la  garde,  sauf  les  gardes  du  corps,  toute  l'artillerie, 
deux  régimens  de  hussards,  deux  de  cuirassiers,  quatre  d'iufan- 
terie  de  ligne,  trois  bataillons  d'infanterie  légère,  au  total  environ 
25,000  hommes.  Ils  se  battirent  bravement  en  Russie  comme  en 
Espagne,  à  Smolensk,  à  Yaloutina,  à  la  Moskova,  à  la  Bérésina.  Ils 
étaient  partis  25,000,  ils  revinrent  500.  Il  n'y  avait  plus  d'armée 
westphalienne ,  il  allait  ne  plus  y  avoir  de  royaume.  Jérôme  eut 
beau  s'épuiser  à  créer  de  nouveaux  régimens,  à  reconstituer  les 
anciens  :  la  désertion  provoquée  par  la  fermentation  nationale  alle- 
mande lui  enlevait  ses  soldats.  Leipzig  vint  mettre  fin  à  ce  labeur 
désespéré.  Au  moment  de  se  dissoudre  ou  de  passer  à  l'ennemi, 
l'armée  westphalienne  avait  reçu  un  dernier  témoignage  de  Napo- 
léon :  aux  débris  de  l'armée  d'Espagne,  il  distribua  13  rubans  de  la 
légion  d'honneur,  aux  revenans  de  Russie  81.  C'était  peu;  a  mais 
on  pouvait  dire,  s'écrie  Hellrung,  que  le  soldat  qui  portsdt  ces  dé- 
corations était  brave  entre  des  milliers  de  braves  I  » 

Outre  l'armée,  la  garde,  la  gendarmerie,  les  compagnies  de  vété- 
rans, il  y  avait  dans  certaines  villes,  notamment  à  Gassel,  une 
garde  bourgeoise  pour  la  police  municipale. 

A  l'organisation  militaire  de  la  Westphalie  peut  se  rattacher  la 
création  de  l'ordre  royal  de  la  couronne  de  Westphalie,  bien  que 
cette  décoration  ait  été  attribuée  indistinctement  au  mérite  civil  et 
aux  services  militaires.  Dès  le  H  juillet  1808,  Jérôme  en  envoyait 
le  projet  à  Napoléon;  il  essaya  de  désarmer  sa  rude  ironie,  dont 
Louis  de  Hollande  avait  essuyé  tant  de  boutades.  «  Je  sais,  insi- 
nuait-il, que  cette  institution  plaira  beaucoup  aux  Allemands.  Votre 
majesté  connaît  leur  caractère.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  été  obli- 
gés de  quitter  leurs  décorations,  et  rien  ne  leur  sera  plus  agréable 
que  de  voir  fonder  un  nouvel  ordre  de  leur  royaume.  »  Napoléon, 
parait-il,  montra  de  l'indulgence  pour  cette  faiblesse  des  Allemands 
et  pour  celle  de  son  frère. 

Les  biens  de  l'ancienne  abbaye  de  Quediinburg,  de  rancienne 
prévôté  de  Magdebourg,  et  bientôt  ceux  des  ordres  de  Malte  et  teu- 
tonique  furent  affectés  à  la  dotation  de  cet  ordre,  exactement  calqué 
sur  celui  de  la  Légion  d'honneur.  Le  roi  était  grand-maltre.  Le  Ca- 
mus grand-chancelier  provisoire.  Les  chevaliers  avaient  un  revenu 
de  250  fr.,  les  commandeurs  de  2,000;  les  trois  grands-commandeurs 
avaient  de  6,000  à  12,000,  le  trésorier  12,000  et  le  grand-chancelier 
20,000,  dépense  excessive  dans  la  situation  financière  du  royaume. 
La  décoration  consistait  en  une  médaille  à  jour  surmontée  d'une 
aigle  couronnée  et  tenant  dans  ses  serres  un  foudre  avec  cette  in- 
scription :  je  les  unis.  L'aigle  impériale  unissait  en  effet  d'autres 
animaux  héraldiques  :  les  deux  lions  de  Brunswick  et  de  Hanovre, 
le  eheval  de  la  Hesse,  l'aigle  de  Prusse.  Un  serpent  qui  se  mordait 


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LE   ROYAUME   DE  WESTPHALIE.  9&9 

la  queue  formait  le  bord  de  la  médaille.  Une  inscription  servait  de 
devise  :  Character  und  Aufrichligkeit  (caractère  et  loyauté).  L'em- 
pereur voulut  bien  accepter  pour  le  roi  d'Italie,  pour  le  prince- 
primat,  pour  Ghampagny,  et  porta  lui-même  la  grand'croix  en 
public. 

Le  portefeuille  du  ministre  secrétaire  d'état  et  celui  des  affaires 
étrangères  étaient  entre  les  mains  de  Le  Camus.  C'était  lui  qui  avait 
accompagné  autrefois  Jérôme  dans  ses  voyages  d'Amérique,  et  qui 
avait  été  son  confident  dans  l'affaire  Patterson.  L'éducation  de  ce 
jeune  créole  avait  été  fort  négligée,  il  manquait  des  premiers  élé- 
mens.  Personne  n'était  moins  fait  pour  diriger  les  affaires  étrangères 
d'un  état.  Sachant  peu,  rfapprenant  rien,  ne  travaillant  pas,  il  ne 
pouvait  avoir  d'influence  sur  aucune  question,  ne  cherchait  même 
pas  à  en  avoir,  et  on  lui  savait  quelque  gré  de  cette  réserve,  u  II  est 
devenu  nécessaire  au  roi,  qui  a  pris  avec  lui  une  habitude  d'inti- 
mité, et  qui  presque  littéralement  a  besoin  de  sa  présence  pour 
s'endormir.  11  ne  fait  guère  d'autre  mal  que  celui  de  ne  faire  guère 
de  bien;  c'est  un  excellent  favori,  c'est  un  mauvais  ministre.  »  Seu- 
lement, comme  le  meilleur  des  favoris  ne  vaut  rien.  Le  Camus  coû- 
tait horriblement  cher.  Un  jour,  le  roi  lui  faisait  don  d'une  terre 
avec  40,000  livres  de  revenu;  un  autre  jour,  on  créait  pour  lui  la 
charge  de  grand-chancelier  de  l'ordre  de  Westphalie,avec  20,000  ou 
30,000  francs  d'appointemens.  En  revanche,  il  laissait  la  liste  ci- 
vile puiser  à  pleines  mains  dans  les  fonds  des  affaires  étrangères. 

On  conçoit  que  la  politique  extérieure  de  la  Westphalie  ne  devait 
pas  avoir  un  grand  essor,  ni  une  grande  liberté  :  Napoléon  se  char- 
geait de  négocier  et  d'agir  pour  elle.  Pourtant  Jérôme  avait  des 
ambassadeurs  à  Paris,  à  Saint-Pétersbourg,  à  Vienne,  à  Dresde,  à 
Munich,  à  Stuttgart,  à  Berlin,  à  Copenhague,  à  Darmstadt,  à  Frano- 
fort,  à  Carlsruhe.  Toutes  ces  cours  étaient  également  représentées 
à  Cassel.  Avec  la  cour  de  Saxe  à  cause  de  la  solidarité  d'intérêts, 
avec  celles  de  Bade  et  de  Wurtemberg  à  cause  des  liens  de  parenté 
ou  d'amitié,  on  était  en  très  bonne  intelligence.  Avec  les  petits  états 
voisins,  Jérôme  était  hautain  et  menaçant:  on  sentait  qu'il  n'a- 
vait pas  perdu  l'espérance  de  s'annexer  ou  de  se  subordonner  les 
principautés  de  Thuringe ,  d'Anhalt ,  de  Waldeck ,  etc.  Tantôt  il 
représente  à  Napoléon  les  habitans  de  Francfort  comme  animés  de 
sentimens  antifrançais  et  le  prince-primat  comme  «  tombé  en  en- 
fance; »  tantôt  il  lui  envoie  une  carte  dressée  de  sa  propre  main 
pour  lui  montrer  a  de  combien  son  royaume  est  découpé  et  quelle 
irrégularité  présentent  ses  frontières.  »  Le  plus  affairé  de  tous  les 
ambassadeurs  westphaliens,  c'était  celui  de  Berlin,  M.  de  Linden, 
«  espèce  de  furet  politique  qui  recueille  tous  les  bruits  et  tous  les 
faits  concernant  la  malveillance  du  cabinet  ou  des  sujets  de  Prusse.» 


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950  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jérôme  craignait  la  Prusse,  convoitait  ses  possessions;  il  sentait 
qu'avec  elle  il  ne  serait  jamais  en  sûreté  à  Casse),  et  ses  courtisans 
disaient  couramment  qu'il  n'y  avait  que  Berlin  qui  pût  être  une 
capitale  pour  la  Westphalie.  Entre  les  deux  royaumes,  c'était  une 
question  de  vie  ou  de  mort.  Aussi  recueilIait-on  avidement  tous  les 
bruits  et  tous  les  commérages  sur  les  armemens  de  la  Prusse,  les 
fanfaronnades  de  Blûcber,  les  témérités  des  professeurs,  les  indis- 
crétions des  sociétés  secrètes.  Tous  ces  rapports,  quelquefois  sin- 
gulièrement amplifiés  et  envenimés ,  allaient  de  Cassel  à  Paris.  La 
Westphalie  jouait  le  même  jeu  que  le  grand -duché  de  Berg  en 
1800;  elle  excitait  l'empereur  contre  la  Prusse.  Les  événemens  de 
1809  prouvèrent  qu'elle  avait  raison  dans  ses  craintes. 

Le  premier  rang  à  la  cour  de  Westphalie  appartenait  naturelle- 
ment à  l'ambassadlsur  de  France  Reinhard,  en  sa  qualité  de  a  mi- 
nistre de  famiHe.  »  Reinhard  était  né  à  Schœndorff,  dans  le  Wur- 
temberg (1761).  Il  avait  fait  ses  études  de  théologie  àTubingue: 
c'était  donc  un  Allemand,  un  Souabe  de  naissance  et  d'éducation  ;  mab 
c'était  en  France  qu'il  avait  fait  sa  fortune.  11  avait  été  secrétaire 
aux  affaires  étrangères  sous  Sieyès,  ambassadeur  à  Londres  sous 
Dumouriez,  appelé  au  ministère  des  relations  extérieures  sons  le 
directoire;  Napoléon,  qui  ne  l'aimait  pas,  l'avait,  après  le  18  bru- 
maire, exilé  dans  la  légation  de  Suisse;  puis  on  l'avait  promené  à 
Hambourg,  à  lassy,  où  il  avait  été  enlevé  par  les  Russes  et  emmené 
dans  l'intérieur  de  l'empire,  flnalement  à  Cassel,  où  il  représentait 
Napoléon  auprès  de  son  frère.  On  le  retrouve  plus  tard  accrédité  à 
Francfort  sous  les  Bourbons,  auprès  des  cours  de  Thuringe  sous 
Louis -Philippe.  Le  fils  du  pasteur  de  Schœndorff  meurt  pair  de 
France  en  1837.  Les  instructions  de  1808  pour  la  légation  de 
Cassel  lui  prescrivaient  de  renseigner  le  gouvernement  impérial  sur 
toutes  les  branches  et  tous  les  détails  de  l'administration  du  royaume, 
sans  négliger  cependant  les  nouvelles  de  l'Allemagne.  Aussi  les  rap- 
ports adressés  par  lui  à  M.  de  Champagny,  et  plus  tard  à  Maret, 
sont-ils  les  documens  les  plus  curieux  où  nous  puissions  puiser 
pour  faire  connaître  cette  étrange  création  napoléonienne.  Sur  l'état 
général  des  services  publics,  sur  les  troubles  qui  un  moment  agitè- 
rent le  royaume,  sur  le  caractère  du  roi,  de  la  reine,  des  favoris, 
des  ministres,  on  trouve  chez  lui  des  aperçns  clairs  et  concis,  des 
mots  vifs  et  profonds,  assez  de  finesse,  beaucoup  de  franchise.  En 
sa  qualité  d' Allemand  francisé,  il  s'intéressait  vivement  à  la  pro- 
spérité de  cet  état  moitié  germanique,  moitié  français.  Sans  cesse  il 
recommandait  de  ménager  les  Allemands  :  on  ne  pouvait  rien  fon- 
der de  sérieux,  assurait-il,  sans  leur  concours.  Comme  il  n'était 
le  complaisant  ni  de  Napoléon  ni  de  Jérôme,  il  n'avait  intérêt  ni  à 
flatter  les  défiances  du  premier  ni  à  pallier  les  fautes  du  second. 


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LE   ROTACME   DB  WESTPHAUE.  951 

Il  indiqna  toujours  avec  certitude  les  moyens  qui  auraient  fait 
prospérer  le  royaume  et  les  vices  par  lesquels  il  tomba. 

IIL 

Les  hommes  d'état  de  la  Westphalîe  ne  pouvaient,  dans  leurs 
finances»  que  songer  à  satisfw*e  aux  exigences  de  l'empereur,  dans 
leur  armée  que  lui  préparer  des  auxiliaires,  dans  leurs  relations 
extérieures  qu'attendre  et  suivre  docilement  son  impulsion.  Ils 
avaient  plus  de  liberté  d'action  dans  la  réforme  de  l'église,  des  lois 
et  des  tribunaux,  dans  l'organisation  intérieure  de  l'état,  dans  le 
service  de  l'enseignement  public.  Là,  ils  avaient  un  modèle  à  suivre 
plutôt  que  des  ordres  à  exécuter.  Jusqu'à  présent,  nous  les  avons 
vus  forcés  de  sacrifier  à  Napoléon  la  fortune,  les  bommes,  l'indé- 
pendance politique  de  la  Westphalie;  maintenant  nous  les  trouvons 
imitant  avec  joie  des  institutions  presque  démocratiques  dont  ils 
avaient  déjà  admiré  la  supériorité.  Les  bienfaits  de  la  révolution  de 
1789  viennent  indemniser  les  Allemands  des  sacrifices  que  leur 
impose  le  despotisme  militaire.  L'égalité  civile,  que  nous  avions 
achetée  en  France  au  prix  de  si  cruelles  épreuves  et  de  si  formi- 
dables bouleversemens,  va  être  réalisée  dans  le  peuple  westpha- 
lien  sans  qu'il  lui  en  coûte  ni  révolution,  ni  terreur  y  ni  guerres  ci- 
viles, m  journées.  L'empire  passera,  la  conscription  à  outrance,  les 
contributions  de  guerre,  les  volontés  impérieuses  du  césar  welche 
passeront;  mais  l'égalité,  une  fois  inscrite  dans  la  loi,  restera. 
En  dépit  des  restaurations  légitimes,  le  paysan  en  Westphalie  ne 
pourra  plus  être  serf,  ni  le  dissident  persécuté,  ni  le  bourgeois 
humilié  par  le  seigneur.  La  suppression  même  du  code  civil  n'ef- 
facera pas  de  la  conscience  des  peuples  de  l'Allemagne  occidentale 
les  principes  qu'il  aura  proclamés  :  ils  restent,  dans  les  pays  que 
nous  avons  occupés,  l'âme  des  institutions  ou  le  germe  de  l'avenir. 
Ces  principes  introduits  dans  les  lois  westphaliennes,  ce  sont  ceux 
que  les  populations  germaniques  des  bords  du  Rhin  avaient  ac- 
clamés en  1792,  à  l'aurore  de  cette  liberté  française  qui  promet- 
tait d'être  celle  du  genre  humain,  lorsque,  suivant  l'expression  de 
Goethe  (1),  «  la  danse  joyeuse  commença  autour  des  nouveaux 
étendards.  »  Parmi  les  hommes  qui  rédigèrent  les  codes  nouveaux, 
plus  d'un  Français  avait  été  entraîné  dans  l'ardente  mêlée  de  la  ré- 
volution parisienne,  plus  d'un  Allemand  avait  salué  «  les  joyeux 
arbres  de  liberté  »  plantés  en  1792  sur  la  terre  rhénane. 

La  constitution  n'avait  établi  qu'un  seul  ministère  pour  l'intérieur 
et  la  justice;  en  réalité,  il  y  en  eut  deux.  La  justice  fut  confiée  à  un 


(i)  Eermarm  tl  Dorothée, 


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I 


952  REVUE  DES  DEUX.  MONDES.  „ 

Français,  Siméon,  un  vétéran  de  nos  luttes  révolutionnaires,  qui, 
après  avoir  assisté  au  laborieux  enfantement  du  nouveau  droit  fran- 
çais, était  chargé  d'en  surveiller  la  transplantation  en  Westphalie, 
C'était  un  esprit  libéral  et  étendu,  un  caractère  probe  et  ouvert. 
Son  titre  de  conseiller  d'état  de  l'empire  français  lui  donnât  une 
gi*ande  situation  en  Westpbalie.  Quand  la  haute  police  osa  faire  une 
perquisition  chez  son  collègue  Bûlow,  Siméon  seul  dans  le  conseil 
du  roi  eut  le  courage  de  flétrir  ces  procédés.  Il  fut  heureusement 
secondé,  dans  les  travaux  pour  l'introduction  du  code  civil  et  l'or- 
ganisation des  tribunaux,  par  plusieurs  jurisconsultes  allemands; 
dans  les  universités  et  les  anciens  tribunaux,  il  ne  manquait  pas 
d'hommes  qui  avaient  suivi  avec  intérêt  le  progrès  des  idées  nou- 
velles en-deçà  du  Rhin,  et  qui  avaient  fait  une  étude  particulière 
des  lois  révolutionnaires  et  du  code  Napoléon.  C'est  le  professeur 
Leist  qui  eut  la  plus  grande  part  à  la  traduction  de  nos  lois  en  alle- 
mand. 

Chargé  également  du  service  des  cultes,  Siméon  avait  la  double 
tâche  de  rallier  les  clergés  indigènes  à  l'ordre  de  choses  établi  et 
de  faire  prévaloir  les  principes  nouveaux  de  tolérance.  Partout,  ex- 
cepté peut-être  dans  le  Brunswick,  sous^la  libérale  administration 
de  Charles-Guillaume,  on  avait  vécu  sous  le  régime  des  religions 
d'état.  Dans  la  Hesse,  c'était  le  protestantisme,  dans  les  ci-devant 
évêchés  c'était  le  catholicisme,  qui  étaient  religions  dominantes, 
quelquefois  oppressives.  Toutes  les  sectes  s'unissaient  pour  per- 
sécuter et  humilier  les  Juifs.  Ces  derniers  avaient  eu  un  com- 
mencement de  réhabilitation  dans  le  Brunswick,  grâce  au  géné- 
reux lacobson,  un  de  leurs  coreligionnaires,  qui  avait  été  le 
principal  ministre  du  dernier  duc.  Jacobson  continua  son  œuvre 
d'affranchissement  sous  la  nouvelle  domination.  Il  finit  par  ga- 
gner sa  cause.  Un  décret  du  27  janvier,  par  l'abolition  des  taxes 
spéciales  imposées  aux  Juifs,  acheva  de  leur  donner  l'égalité  ci- 
vile et  politique.  Le  8  février  1808,  vingt- deux  délégués  juifs 
des  huit  départemens  westphaliens  se  réunirent  à  Cassel  pour  re- 
mercier le  roi  Jérôme  et  le  ministre  Siméon.  Trois  jours  après,  un 
office  religieux  fut  célébré  à  la  synagogue  en  action  de  grâces. 
«  Quelques  Juifs  d'un  état  voisin,  dit  le  Moniteur  westphalien,  as- 
sistaient à  cette  fête  avec  des  sentimens  moins  heureux  et  compa- 
raient douloureusement  la  différence  de  leur  sort  à  la  même  époque.» 
En  janvier  1809,  sur  la  demande  du  ministère  westphalien,  le  roi 
de? Saxe  accorda  aux  sujets  Israélites  du  roi  Jérôme  le  droit  de  s'é- 
tablir librement  aux  foires  de  Leipzig  et  de  Nauembourg,  et  de  va- 
quer à  leurs  affaires  aux  mêmes  conditions  que  les  chrétiens. 

Les  partisans  des  anciennes  religions  d'état  ne  manquèrent  pas 
de  se  plaindre,  sans  voir  que,  s'ils  perdaient  un  privilège  dans  tel 


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LE   ROYAUME    DE   WESTPHAUE.  953 

pays,  ils  recoavraient  les  avantages  du  droit  cooâmun  dans  tel 
autre.  Les  catholiques  surtout  se  déclaraient  sacrifiés;  à  Duderstadt 
par  exemple,  on  avait  donné  la  plus  grande  église  aux  protestans. 
Il  est  possible  que,  dans  la  ferveur  nouvelle  des  principes  de  tolé* 
rance,  on  ait  pris  plaisir  à  renverser  en  quelques  localités  les  an- 
ciens rapports  entre  les  diverses  religions;  il  est  dli&cile  de  croire 
pourtant  que  ce  soient  les  catholiques,  sous  un  roi  catholique,  à 
une  époque  où  Napoléon  affectait  de  protéger  les  catholiques  à 
Dantzig  et  en  Saxe,  qui  aient  été  le  plus  à  plaindre.  Le  seul  grief 
bien  fondé  de  leur  clergé,  c'est  Tâpreté  avec  laquelle  Jérôme,  moins 
par  principe  révolutionnaire  que  par  besoin  d'argent,  poursuivit 
la  clôture  et  la  vente  des  couvons.  Les  religieuses  expulsées  ne  re- 
cevaient qu'une  pension  de  200  francs;  le  Juif  Jacobson  honora  sa 
religion  et  ses  principes  libéraux  en  y  ajoutant  une  rente  viagère 
de  100  francs. 

La  haute  police,  qui  aurait  dû  être  dans  les  attributions  du  mi- 
nistère de  la  justice,  en  était  au  contraire  entièrement  indépen- 
dante. Elle  avait  pour  chef  Legras  de  Bercagny,  qui  portait  le  titre 
de  secrétaire  des  commandemens.  «  M.  Bercagny,  écrivait  Reinhard, 
est  un  homme  très  actif  et  très  intelligent;  il  serait  à  désirer  seule- 
ment qu'il  sût  l'allemand  :  une  traduction  de  propos,  de  lettres,  de 
livres,  de  mœurs  et  d'usages  fait  disparaître  le  coloris,  et  en  ma- 
tière de  police  le  coloris  fait  beaucoup.  »  Les  employés  supérieurs 
de  ce  service  laissaient  également  à  désirer  sous  ce  rappprt  :  la 
police,  privée  en  quelque  sorte  de  moyens  sûrs  et  directs  d'informa- 
tions, en  devenait  à  la  fois  plus  impuissante  et  plus  tracassière.  La 
violation  du  secret  des  correspondances  faisait  qu'on  n'osait  plus 
confier  de  lettres  à  la  poste  westphalienne.  Les  perquisitions  in- 
tempestives ou  maladroites,  l'espionnage  dans  les  promenades, 
la  corruption  par  la  police  des  domestiques  de  grande  maison, 
étaient  des  moyens  bas  et  vexatoires  qui  ne  pouvaient  pas  suppléer 
à  une  vraie  connaissance  de  l'esprit  public.  Les  agens  de  bas  étage 
ne  manquaient  pas,  surtout  parmi  les  Allemands;  dans  le  roman  de 
Kœnig,  on  met  en  scène  Bercagny  lui-môme,  qui  refuse  d'employer 
des  Français.  «  Les  Allemands,  lui  fait-on  dire,  soDt  plus  empres- 
sés à  dénoncer,  à  découvrir,  à  trahir  les  secrets;  si  je  puis  m'expri- 
mer  ainsi,  ils  rapportent  mieux,  »  Tout  cela  ne  constituait  pas  une 
bonne  police.  Bercagny  pouvait  communiquer  au  roi,  tous  les  ma- 
tins, beaucoup  de  commérages,  d'histoires  scandaleuses  et  de  bruits 
de  ville;  mais  Napoléon  avait  raison  de  trouver  «  qu'il  y  avait  peu 
de  police  dans  le  royaume,  »  et  qu'impunément  «  les  agens  des 
princes  s'y  agitaient  de  toutes  manières.  »  Le  ministre  de  France 
estimait  donc  que  cette  institution  était  plus  nuisible  qu'utile,  et 
que  son  budget  de  200,000  francs  était  dépensé  en  pure  perte,  a  II 


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96i  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

est  dans  le  caractère  allemand,  prétendait  Reinhard,  quelque  chose 
qui  répugne  indéracinablement  à  une  pareille  institution.  Sa  bonne 
foi  s'en  inquiète,  et  comme,  dans  la  conscience  qu'il  a  de  manquer 
d'adresse,  il  se  sent  sans  défiance,  un  agent  de  la  haute  police  à 
ses  yeux  n'est  qu'un  assassin...  La  haute  police  est  en  guerre  avec 
tou»  les  ministères,  celui  des  relations  extérieures  excepté,  avec 
toutes  les  administrations  départementales;  elle  rend  irrémédiable 
la  scission  entre  les  Français  et  les  Allemands  en  exaltant  les  craintes 
et  les  défiances  des  uns,  en  inspirant  aux  autres  ou  l'indignation  ou 
la  terreur  (1).  » 

IV. 

Le  ministère  de  l'intérieur  était  aux  mains  du  baron  de  Wolfiradt, 
ancien  ministre  du  duc  de  Brunswick,  homme  intelligent,  dévoué  à 
la  Westphalie  par  crainte  de  l'annexion,  et  qui  s'entourait  indistinc- 
tement d'hommes  de  mérite  français  et  allemands.  Il  esta  remarquer 
cependant  que  les  huit  départemens  du  royaume  étaient  administrés 
par  huit  préfets  allemands,  dont  quelques-uns,  comme  de  Harden- 
berg,  Reinmann,  Gossler,  avaient  été  élevés  à  l'école  de  la  Prusse. 
II  en  était  de  même  assurément  pour  les  sous-préfets,  et  à  plus  forte 
raison  pour  les  maires,  conseillers  de  département,  d'arrondisse- 
ment, conseillers  municipaux.  Tout  au  plus  pouvait- on  trouver 
quelques  légistes  français  dans  les  conseils  de  préfecture.  Confié 
aux  Allemands,  du  haut  en  bas  de  la  hiérarchie,  le  service  de  Tin- 
térieur  était  de  tous  le  plus  suspect  et  le  plus  hostile  à  la  haute 
police.  Bercagny  et  Wolfradt  étaient  en  lutte  perpétuelle. 

Au  ministère  de  l'intérieur  devait  se  rattacher  la  direcdon  de 
l'enseignement.  Elle  fut  d'abord  donnée  à  Jean  de  MûIIer.  Le  «  Tadte 
allemand,  »  comme  les  Français  se  plaisaient  à  l'appeler,  avait,  i 
Tavénement  de  Jérôme,  cinquante-six  ans;  né  à  Schaffoase,  mab 
élève  de  l'université  de  Gœttingen,  il  pouvait  passer  à  la  rigueur, 
quoique  républicain  suisse,  pour  un  sujet  du  royaume.  Dans  sa 
carrière  un  peu  nomade,  oscillant  sans  cesse  des  recherches  scien- 
tifiques aux  affaires  politiques,  il  avait  servi  presque  tous  les  gou- 
vernemens  de  l'Allemagne  et  des  pays  voisins.  A  Genève,  il  avait 
professé  devant  un  auditoire  de  jeunes  étrangers,  la  plupart  An- 
glais, l'histoire  universelle.  Dn  voyage  à  Berlin  et  une  dédicace  à 
Frédéric  11  n'avaient  pas  réussi  à  lui  ouvrir  l'administration  prus- 
sienne. On  le  retrouve  ensuite  à  Cassel,  à  Mayence,  à  Vieime,  in- 
vesti des  charges  les  plus  diverses.  A  Berlin  en  1804,  il  est  consdller 
intime  de  la  guerre  et  historiographe.  Il  allait  écrire  l'histoire  de 

(1)  Rapports  de  mars  1809  et  du  10  août  1809. 

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LE  ROYAUME  DE   ^ESTPHAUE.  956 

Frédéric  II,  lorsque  la  guerre  de  1806  éclata.  Il  se  montra  un  des 
plus  ardens  contre  Napoléon  ;  pourtant  il  resta  à  Berlin  en  atten* 
dant  le  vainqueur.  Le  20  novembre,  il  eut  un  entretien  avec  l'em- 
pereur, qui  le  séduisit  par  ses  flatteries,  ses  prévenances,  l'étendue 
de  ses  connaissances  et  l'élévation  apparente  de  ses  aperçus  philo- 
sophiques. Jean  de  MUUer  fut  conquis;  d'ardent  Prussien,  il  devint 
un  admirateur  de  Napoléon.  Au  reste,  étranger  à  l'Allemagne  par 
sa  naissance,  sinon  par  son  éducation,  l'ardeur  des  passions  natio- 
nales n'avait  pas  prise  sur  lui.  Gomme  il  avait  fréquenté  les  princes 
plus  que  les  peuples,  il  ne  pouvait  guère  se  laisser  enthousias- 
mer par  l'idée  d'une  Allemagne  libre  et  une.  Républicain,  quoique 
assez  tiède,  il  n'avait  aucun  motif  pour  préférer  les  princes  de  droit 
divin  aux  parvenus  de  la  révolution.  Il  fit  partie  des  délégations 
westphaliennes  à  Paris,  fut  distingué,  par  le  roi  Jérôme,  qui  le 
nomma  d'abord  secrétaire  d'état  et  ministre  des  affaires  étrangères, 
puis  lui  confia  la  direction  de  l'enseignement  dans  cette  même  ville 
de  Gassel  où  il  avait  été  professeur.  Aucune  conversion  de  cette 
époque  n'est  plus  explicable;  aucune  peut-être  n'a  plus  excité  la 
bile  des  teutomanes.  II  faut  convenir  que  la  transition  fut  un  peu 
brusque.  Toutefois  il  se  fit  beaucoup  pardonner  à  cette  époque  par 
son  administration  libérale,  son  affection  pour  les  jeunes  gens,  son 
zèle  pour  la  science  et  l'opiniâtreté  avec  laquelle  il  défendit  les 
vieilles  institutions  universitaires  de  la  Germanie. 

A  sa  mort  (20  mai  1809),  la  direction  de  l'enseignement  passa 
entre  les  mains  du  professeur  Leist.  «  C'est  un  homme  instruit,  di- 
sait Reinhard,  et  d'un  caractère  pliant.  »  On  ne  saurait  mieux  le 
connaître  que  par  cette  autre  appréciation  d'un  ami  du  gouver- 
Bement  qu'il  a  servi.  «  Il  fit  disparaître  des  universités  westpha- 
liennes les  associations  des  étudians,  cause  de  grands  désordres.  On 
lui  fit  un  grand  mérite  de  cette  mesure.  Il  sut  insinuer  adroitement 
aux  professeurs  de  ne  pas  se  mêler  de  politique...  Les  professeurs, 
sachant  qu'ils  étaient  surveillés,  s'observèrent  à  leur  tour,  et  les 
élèves  s'abstinrent  de  politiquer.  M.  de  Leist  était  du  reste  un  homme 
fort  ambitieux,  présomptueux  comme  un  véritable  professeur  alle- 
mand, aimant  la  louange.  D'abord  dévoué  à  l'ancien  gouvernement 
de  son  pays,  il  n'avait  pas  été  plus  tôt  nommé  conseiller  d'état,  qu'é- 
bloui, son  amour  pour  cet  ancien  gouvernement  (celui  de  Hanovre) 
était  devenu  de  la  haine.  Il  se  figurait  quelquefois  que  la  West- 
phalie  n'avait  pas  besoin  de  la  France,  et  que  Jérôme  pouvait  et 
devait  se  passer  de  son  frère.  » 

La  grande  affaire  qui  tourmenta  les  derniers  jours  de  Jean  de 
Millier,  et  qui  ne  fut  terminée  que  grâce  au  «  caractère  pliant  )>  de 
Leist,  est  celle  des  universités.  Elles  étaient  au  nombre  de  cinq 
dans  le  royaume  de  WestphaUe  :  une  université  hanovrienne,  G^t- 


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956  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tingen  {Georgia  Augusta\  fondée  en  173&  par  George  II  d'Angle- 
terre; deux  hessoises,  Marbourg,  fondée  en  1527  par  le  landgrave 
Philippe  le  Magnanime,  et  Rinteln,  en  1627,  par  Ernest  III,  comte 
de  Holstein  et  Schaumburg;  une  brunswickoise ,  Helmstaedt,  en 
1575,  par  le  duc  Julius;  enfin  une  prussienne,  Halle,  en  169&,  par 
le  roi  Frédéric  V^  (1). 

Napoléon  n'aimait  pas  les  universités  allemandes,  qui  différaient 
si  fort  du  type  qu'il  avait  adopté  pour  l'enseignement  français.  Un 
autre  péril  venait  de  la  détresse  financière  du  roi  Jérôme;  il  n'eût 
pas  mieux  demandé  que  de  traiter  les  biens  des  universités  comme 
ceux  des  couvens.  Gœttingen  seul  avait  déjà  perdu  150,000  francs 
de  ses  revenus.  Jean  de  MûUer,  élève  de  ces  universités,  imbu  des 
grands  souvenirs  de  la  réforme  allemande,  dont  elles  étaient  des 
monumens,  lutta  pour  leur  conservation.  Le  28  mars  1809,  Jérôme 
déclara  positivement  à  son  ministre  de  l'intérieur  qu'il  voulait  un 
projet  de  suppression  pour  Marbourg,  Rinteln  et  Helmstaedt.  Mûiler 
était  au  désespoir  :  vainement  il  s'efforça  de  démontrer  que  «  cha- 
cun de  ces  établissemens  littéraires  faisait  la  seule  ressource  d'un 
district  entier  par  l'argent  qu'ils  y  faisaient  circuler  et  dont  une  par- 
tie y  était  apportée  par  des  étrangers,  qu'ils  y  tenaient  place  d'une 
industrie  qui  n'existait  pas  et  qui  ne  pouvait  être  introduite,  que 
les  pensions  à  payer  aux  titulaires  actuels  emporteraient  la  plus 
grande  partie  des  profits  que  le  trésor  pouvait  se  promettre  de  la 
suppression.  »  Si  on  l'invitait  à  choisir,  il  avait  de  bonnes  raisons 
en  faveur  de  chacune  de  ces  universités  :  Helmstaedt  n'avait  besoin 
que  de  10,000  francs  de  subvention,  Rinteln  vivait  de  ses  propres 
ressources,  Marbourg  était  la  seule  université  calviniste  du  royaume. 
Le  souvenir  des  fondateurs  était  cher  aux  peuples.  Si  l'on  vou- 
lait travailler  à  une  régénération  de  l'esprit  allemand,  on  n'avait 
pas  de  plus  puissant  moyen  d'action.  Reinhard  lui-même,  qui  com- 
prend la  situation  financière,  mais  qui,  lui  aussi,  a  été  l'élève  d*une 
université  allemande,  s'émeut  à  l'idée  de  ces  destructions.  «  Lors* 
qu'on  pense  que  tous  les  frais  d'entretien  de  tous  ces  établissemens 
respectables  et  utiles  sous  tant  de  rapports,  écrit-il  à  Champagny, 
n'excèdent  guère  600,000  francs,  que  l'ameublement  d'un  palais  de 
moins  suffirait  pour  couvrir  cette  dépense,  comment  croire  à  la  né- 
cessité indispensable  de  les  supprimer  ?  »  Dans  son  rapport  du  10  août 
1809,  il  constate  que  Rinteln  et  Helmstaedt  n'existent  plus,  que  Mar- 

(i)  SiméoD,  dans  son  eiipoBé  de  juillet  1808,  dit  que  ces  cinq  aniversités  aTaieot 
cent  quarante  professeurs,  que  1  instruction  publique,  dans  son  ensemble,  coûtait  on 
million,  «  luxe  de  professeurs  et  d*établissemens  que  pourrait  envier  un  vaste  empire.» 
n  pose  déjà  la  question  s*il  ne  serait  pas  possible  de  a  concentrer  davantage  ces  grands 
foyers  de  lumière.  »  Voyes  de  pins  amples  détails  sur  ces  imifersités  dans  le  MomUmir 
w$stphaliên  du  Sd  Juillet  1808. 


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LE  BOYAUMJS   DE   WESTPHALIE.  067 

bourg  même  est  menacé.  Le  mouvement  insurrectionnel  allemand 
de  1800  parut  même  devoir  tout  emporter;  le  roi,  exaspéré,  comme 
autrefois  son  frère,  par  le  «  mauvais  esprit  de  cette  jeunesse,  » 
voulait  tt  brûler  toutes  les  universités.  »  Une  autre  source  de  dif- 
ficultés, c'étaient  les  conflits  entre  les  antiques  juridictions  univer- 
sitaires et  les  nouvelles  juridictions,  juges  de  paix,  tribunaux  de 
police,  tribunaux  de  district.  Après  beaucoup  de  luttes,  les  privi- 
lèges des  étudians  disparurent  sous  le  niveau  de  la  loi  commune, 
et  leurs  associations  mêmes  tombèrent  en  dissolution. 

Cependant  nous  voyons,  par  l'exposé  présenté  aux  états  de  1810, 
que  quelques  progrès  put  été  accomplis.  Halle  a  été  réorganisé  et 
pourvu  de  professeurs  illustres  :  le  philologue  Schûtz,  les  médecins 
Reil,  Heckel,  etc.  Le  roi  a  donné  à  Gœttingen  sa  collection  d'his- 
toire naturelle;  on  y  construit  une  serre  chaude  et  un  nouvel  ob- 
servatoire. Les  revenus  et  les  professeurs  des  deux  universités 
supprimées  sont  réunis  à  ceux  des  trois  universités  conservées.  A 
Brunswick,  on  a  réorganisé  une  école  militaire  pour  soixante  élèves* 
«  La  littérature  westphalienne,  dit  M.  Reinhard,  a  pris  une  direction 
utile  vers  le  code  Napoléon,  la  statistique  et  la  constitution  du 
royaume.  Deux  ouvrages  remarquables  qui  lui  appartiennent  sont 
le  Dictionnaire  allemand  de  M.  Campe  (1)  et  la  Théorie  du  mou- 
vement des  corps  célestes^  par  M.  Gauss.  » 

L'idée  de  réconcilier  les  Français  et  les  Allemands  sur  le  terrain 
de  la  science  et  de  la  littérature,  d'opérer  entre  les  deux  nations 
«  la  fusion  des  mœurs  et  des  lumières,  »  avait  été  entrevue;  mais 
ceux  qui  s'imaginaient  en  prendre  l'initiative  avaient  plus  de  pré- 
tentions que  d'idées  claires.  Pendant  qu'on  supprimait  les  univer- 
sités, la  feuille  officielle  consacrait  de  longs  articles  à  la  littérature 
westphalienne.  Le  lA  novembre  1808,  on  représente,  devant  le  roi 
et  devant  1,200  invités,  un  opéra  en  trois  actes  dont  le  héros  était 
Jérôme  Napoléon  lui-même  allant  en  1805  délivrer  les  Génois  pri- 
sonniers à  Alger.  Sommé  de  restituer  ses  captifs,  a  chrétien,  ré- 
pond le  dey,  tu  connais  nos  usages;  acquitte  leurs  rançons.  —  Je 
vais  les  acquitter,  »  répond  Jérôme  : 

Vois^tu  tous  ces  vaisseaux  qui  bordent  tes  rivages  7 

Ils  renferment,  sultan,  de  quoi  te  contenter  I 

Dans  une  heure,  au  plus  tard,  si  ceux  que  Je  réclame. 

Sans  en  excepter  un,  ne  me  sont  point  rendus. 

J'apporte  en  ton  palais  et  le  fer  et  la  flamme, 

Et  des  torrens  de  sang  couleront  répandus. 

Je  te  laisse  y  penser.  Ce  sont  là  les  tributs 

Que  désormais  prétend  payer  la  France... 

Ce  n'est  pas  plus  mauvais  en  somme  que  toute  autre  poésie  of- 

(1)  Déjà  décoré  du  titre  de  c\U)]ien  français  par  l'assemblée  législative  (1702). 


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95S  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

ficielle;  mais  ce  n'était  guère  ^estpbalien  :  l'auteur  était  un  Fran- 
çais nommé  Brugniëres. 

Le  gouvernement  dut  se  préoccuper  aussi  de  la  situation  faite  au 
beaux-arts  dans  la  Westphalie.  Guillaume  VIII,  n'étant  encore  que 
prince  héréditaire  et  gouverneur  de  la  Frise  pour  la  république  de 
Hollande,  avait  commencé  à  former  une  galerie  de  tableaux,  pour 
la  plupart  de  l'école  hollandaise.  Devenu  landgrave,  il  entretint 
dans  les  Pays-Bas  un  agent  chargé  de  continuer  les  achats.  La  col- 
lection n'avait  cessé  de  s'accroître  sous  ses  successeurs,  et  le  land- 
grave Frédéric  II  l'avait  ouverte  au  public  et  aux  artistes.  Elle  devait 
être  alors  presque  aussi  considérable  qu'aujourd'hui  (1,592  ta- 
bleaux). Les  écoles  allemande,  espagnole,  italienne,  y  étaient  bril- 
lamment représentées ,  mais  les  écoles  flamande  et  hollandaise, 
avec  Rubens,  Snyders,  Teniers,  Jordaens,  Van  Dyck,  Gérard  Dow, 
en  constituaient  la  majeure  partie.  Après  le  renversement  de  l'élec- 
teur. Napoléon,  avec  cette  barbare  passion  pour  les  beaux-arts  qu'il 
semble  avoir  imitée  des  contemporains  de  Mummius,  s'empressa  de 
faire  trophée  de  tous  ces  chefs-d'œuvre.  Il  envoya  le  directeur-gé- 
néral Denon  à  Gassel  avec  mission  de  choisir  les  meilleurs  tableaux 
pour  le  musée  du  Louvre.  Denon  fit  aux  Casselois  ce  singulier  com- 
pliment :  «  j'ai  déjà  eu  mission  dans  plusieurs  galeries  ou  musées 
de  choisir  pour  nous  ce  qu'il  y  avait  de  plus  beau,  mais  jamab  je 
n'ai  été  si  embarrassé  de  mon  choix  qu'aujourd'hui  ;  tous  vos  ta- 
bleaux sont  des  perles  et  des  bijoux.  »  Pour  sortir  d'embarras,  il 
expédia  à  Paris  la  plus  grande  partie  de  la  collection.  D'autres  ta- 
bleaux furent  donnés  en  présent  à  l'impératrice  Joséphine  pour  sa 
galerie  de  la  Malmaison  :  ils  figurent  aujourd'hui  à  l'Ermitage  de 
Saint-Pétersbourg.  D'autres  furent  donnés  à  différentes  personnes  : 
un  Raphaël  tomba  entre  les  mains  du  général  Lagrange.  D'autres 
enfin  furent  vendus  aux  enchères  (1). 

L'avènement  de  Jérôme  vint,  quoique  un  peu  tard,  mettre  un 
terme  à  ce  vandalisme.  Ce  qui  restait  encore  de  tableaux  fut  ré- 
servé à  l'académie  des  beaux-arts  et  mis  à  la  disposition  des  ar- 
tistes. Les  courtisans  ne  manquèrent  pas  de  voir  dans  cet  acte  in- 
complet de  réparation  le  point  de  départ  d'une  ère  nouvelle  de 
prospérité  pour  Vari  westphalien. 

Y. 

Quels  que  fussent  les  qualités  ou  les  défauts  des  ministres  du 
roi,  ceux  du  roi  lui-même  devaient  avoir  une  plus  grande  influence 
sur  les  destinées  de  l'état.  Reinhard  lui  reconnaît  de  la  bonté  et 

(i)  Eq  1815,  la  coUection  de  Casael  fut  reconstituée.  Voyez  MûUer,  Zur  Geschkkt4 
der  Kasselfr  Galerie.  Casiel. 


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LE  ROYAUME  DE   WS8TPHAUE.  959 

de  rintelligence.  On  ne  peut  nier  en  effet  que  Jérôme  n'ait  fait  en 
mainte  occasion  preuve  d'humanité  et  de  clémence  :  aux  émigrés 
qui  refusaient  de  rentrer  dans  le  royaume,  aux  réfractaires  qui  se 
dérobaient  à  la  conscription,  aux  conspirateurs  de  1809,  il  ne  fit 
jamais  sentir  toute  la  rigueur  des  lois  impériales.  Il  était  attaché  à 
ses  amis,  fidèle  aux  vieilles  affections;  mais  ses  amis  étaient  trop 
souvent  des  favoris,  et  sa  bonté,  trop  prodigue  pour  eux,  devenait 
cruauté  pour  ses  sujets.  Dans  sa  correspondance,  il  se  montre  vive- 
ment ému  de  la  misère  des  paysans  ou  des  pensionnaires  de  l'état; 
mais  il  ne  demanda  jamais  un  million  de  moins  pour  la  liste  civile. 
Au  conseil,  on  admirait  «  son  coup  d'œil,  sa  perspicacité,  son  talent 
pour  résumer  les  opinions;  »  mais  la  représentation,  le  théâtre, 
les  ballets,  les  parties  de  campagne,  les  parties  de  chasse,  ne  lui 
laissaient  pas  le  temps  d'étudier  les  affaires,  u  Ses  décisions,  dit 
Reinhard,  résultent  de  cette  conviction  vive  qui  jaillit  du  moment; 
elles  sont  l'ouvrage  du  génicy  puisqu'elles  sont  autant  de  décou- 
vertes... Peut-être,  entravé  par  des  études  préliminaires,  son  coup 
d'œil  serait-il  moins  juste.  »  Le  ministre  de  France  ne  tardera  pas 
à  revenir  de  cet  enthousiasme  pour  les  princes  qui  improvisent 
leurs  décisions  et  qui  font  des  «  découvertes  »  au  conseil.  Plus  tard, 
il  souhaitera  au  jeune  roi  «  d'écarter  de  ses  heures  consacrées  au 
travail  la  frivolité  et  l'inexpérience.  »  On  a  vu  que  JoUivet  était 
bien  autrement  sévère. 

Reinhard  a  remarqué  aussi  que  le  caractère  de  Jérôme,  qui  d'ail- 
leurs n'avait  que  vingt-trois  ans  à  son  avènement,  n'était  réelle* 
ment  pas  formé.  «  Avoir  ses  volontés,  c'est  à  ses  yeux  avoir  du 
caractère,  taddis  que  trop  souvent  c'est  en  manquer.  L'empereur 
aime  qu'on  ait  du  caractère,  voilà  son  refrain.  »  De  là  ces  emporte- 
mens  violens  où  il  ne  parlait  d'abord  que  de  juger  en  personne  les 
rebelles  et  de  brûler  les  universités,  puis  ces  accès  de  clémence 
qui  allait  jusqu'à  la  faiblesse;  de  là  cette  impuissance  absolue  de 
suivre  avec  fermeté  une  réforme  commencée,  et  surtout  de  se  ré- 
former lui-même.  Un  éloge  que  les  contemporains  lui  attribuent 
sans  restriction,  c'est  de  savoir  bien  représenter,  a  Rien  n^est  com- 
parable à  l'aisance  et  à  la  dignité  avec  laquelle  il  représente.  Rien 
n'est  appris,  rien  n'est  étudié.  On  voit  que  la  couronne  ne  lui  pèse 
pas  parce  qu'il  se  sent  digne  de  la  porter.  »  Une  telle  qualité,  si 
elle  est  seule,  peut  bien  faire  un  mannequin  royal,  non  un  roi. 
Malheureusement  le  talent  de  représenter  s'alliait  chez  lui  à  un 
amour  exagéré  du  faste,  de  l'ostentation,  de  l'étiquette.  C'est  une 
des  choses  qui  ruinèrent  la  Westphalie  et  qui  autorisèrent  l'empe- 
reur à  écrire  le  5  janvier  1812  :  «  La  France  n'a  pas  demandé  que 
la  cour  de  Gassei  rivalisât  de  luxe  et  d'éclat  avec  la  cour  impé- 
riale. » 


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060  ftEVUli   0£S  D£UI  MONDES. 

La  royauté  nouvelle  héritait  naturellement  des  palais  et  des  nom- 
breuses maisons  de  plaisance  qu'avaient  élevés  plusieurs  généra- 
tions de  landgraves,  presque  tous  marchands  d'hommes,  mais  tous 
passionnés  pour  les  arts  et  les  bâtimens.  A  Gassel,  c'était  lepalaii 
de  r Orangerie  avec  son  splendide  bain  de  marbre^  qu'un  sculpteur 
français,  Monnot,  éleva  de  1692  à  1728  pour  le  landgrave  Garl.  Les 
statues  et  les  bas-reliefs  en  marbre  de  Carrare  offrent  un  choix  de 
sujets  mythologiques  que  n'eussent  pas  désavoué  les  plus  raflbiés 
épicuriens  de  la  Rome  impériale  :  Europe  enlevée  par  Jupiter,  Tin- 
discrétion  d'Âctéon,  Diane  découvrant  la  faute  de  la  nymphe  Ga- 
listo,  etc.  On  a  toujours  mené  joyeuse  vie  dans  le  palais  des  land- 
graves :  les  Allemands  peuvent-ils  être  si  sévères  pour  la  nouveUe 
cour,  qui  n'aurait  fait,  après  tout,  que  suivre  les  traditions  de  l'an- 
cienne? Mais  la  plus  magnifique  des  résidences  électorales,  c'est 
Wilhemshœbe.  Qu'on  imagine  un  château  de  la  renaissance,  avec 
toutes  les  élégances  de  l'art  italien,  dans  un  des  sites  les  plus  pit- 
toresques de  rHaJ)ichtswa1d,  au  milieu  d'une  forêt  de  sapins  solen- 
nels comme  des  piliers  de  cathédrale,  parmi  les  rochers,  les  préci- 
pices et  les  senteurs  résineuses,  dans  une  solitude  à  tenter  un 
fondateur  de  chartreuse.  Le  Versailles  hessois  a  un  double  avan- 
tage sur  celui  de  Louis  XIV  :  il  est  à  la  fois  plus  solitaire  et  plus 
rapproché  de  la  capitale;  mais  il  témoigne  chez  les  anciens  maîtres 
du  pays  d'un  despotisme  autrement  impérieux  que  celui  du  grand 
roi.  Le  château  des  Géansy  qui  derrière  le  château  d'habitation  se 
dresse  au  sommet  de  la  hauteur,  avec  sa  pyramide  et  sa  statue  co- 
lossale de  l'Hercule  Farnèse,  avec  ses  esodiers  de  8A2  marches,  ses 
immenses  cascades  de  100  mètres  de  longueur,  ses  précipices  artifi- 
ciels qui  donneraient  pourtant  le  vertige,  cet  entassement  inutile  et 
prodigieux  de  blocs  énormes  semble  appartenir  à  l'Orient  plutôt  qu'à 
l'Europe.  Si  les  Nemrod  et  les  pharaons  avaient  eu  à  bâtir  des  don- 
jons, c'est  dans  ces  proportions  qu'ils  auraient  travaillé.  La  colline 
disparaît  sous  ces  masses  de  granit,  naturellement  ou  artistement 
brut  :  beaucoup  de  ces  blocs  ont  deux  fois  la  hauteur  d'un  hooune; 
on  dirait  les  alignemens  de  Gamac  à  l'assaut  de  cette  colline  de 
300  mètres  de  hauteur. 

Le  landgrave  était  revenu  d'Italie,  résolu  à  rivaliser  avec  les  cas- 
cades de  Tivoli  et  à  éclipser,  à  force  de  labeur,  les  merveilles  de 
la  nature.  De  la  pyramide,  de  THercule  en  cuivre  forgé,  qui,  vu  de 
la  plaine,  parait  une  statuette,  et  qui  peut  loger  sept  ou  huit  per- 
sonnes dans  une  de  ses  jambes,  on  a  une  vue  splendide  sur  la 
Hesse.  De  là  les  landgravesvoyaient  à  leurs  pieds  leur  capitale,  et 
embrassaient  du  regard  une  immense  étendue  de  leurs  états  :  c  est 
la  seule  utilité  de  cette  construction;  le  massif  château  des  Céans 
n'a  pas  été  fait  pour  être  habité.  Que  de  journées  de  travail  ce  ca- 


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LE   ROYAUME   DE  WESTPHALIE.  961 

price  du  landgrave  Garl  et  le  tour  de  force  de  son  artiste  favori, 
ritalien  Guerneri,  ont  dû  coûter  aux  populations  serves  de  la  Hesse! 
Ce  fut  comme  une  plaie  d'Egypte  qui  de  1701  à  171&  s'abattit  sur 
les  pauvres  gens.  On  dit  que  2,000  ouvriers  travaillèrent  pendant 
ces  quatorze  années,  et  que  le  landgrave  brûla  les  livres  de  compte 
pour  ne  pas  révéler  l'énormité  de  la  dépense.  Le  jour  de  l'inaugu- 
ration des  cascades ,  toute  la  cour  était  dans  une  admiration  et  une 
allégresse  de  commande,  et  le  landgrave,  orgueilleux  de  son  œuvre 
comme  un  autre  Nabuchodonosor,  se  demandait  seulement  quelle 
statue  il  mettrait  au  sommet  de  la  pyramide.  «  Le  meilleur  cou- 
ronnement d'un  tel  édifice,  dit  alors  le  prince  royal  Frédéric,  ce 
serait  une  potence  pour  l'architecte  dont  les  plans  ont  fait  verser 
tant  de  larmes  à  ce  peuple  (1).  »  Jérôme  Bonaparte,  qui  venait  au 
contraire  affranchir  le  paysan,  n'avait  nulle  envie  de  rivaliser  avec 
le  faste  titanesque  de  ses  prédécesseurs;  il  jouissait  en  bon  prince, 
en  bon  vivant  si  l'on  veut,  de  ces  enchantemens  de  l'art  et  de  la 
nature.  Une  cour  brillante,  d'une  vivacité  toute  française  malgré 
le  mélange  germanique ,  emplissait  de  ses  rumeurs  cette  solitude 
trop  imposante.  Une  société  légère,  avide  de  plaisirs  comme  celle 
de  l'ancien  Versailles,  un  peu  plus  mêlée  cependant,  venait  égayer 
ces  tritons,  ces  nymphes,  ces  néréides,  qui  se  trouvaient  sans 
doute  fort  dépaysés  au  milieu  de  cette  ^sapinière  teutonique ,  où 
Ton  se  fût  attendu  à  rencontrer  plutôt  le  dieu  Thor  ou  le  loup 
Fenris. 

A  tort  ou  à  raison,  la  légèreté  de  cette  cour  a  laissé  un  souvenir 
vivace  dans  les  imaginations  hessoises.  Les  Allemanda  étaient  por- 
tés à  regarder  Wilhemshœhe  comme  une  espèce  de  Caprée  ou  de 
Babylone  française.  Ils  ne  tarissûent  pas  sur  les  complaisances  attri- 
buées aux  dames  de  la  cour  envers  leur  jeune  maître,  chose  as- 
surément peu  honorable  pour  leur  noblesse,  —  sur  les  complots  de 
Jérôme  et  de  son  chambellan  Marainville  contre  la  vertu  des  jolies 
bourgeoises,  —  sur  les  actrices  parisiennes  qui  trouvaient  moyen 
de  se  glisser  dans  la  société  casseloise  pour  rappeler  à  Jérôme  d'an- 
ciennes relations,  et  que  l'empereur,  en  haine  du  scandale,  faisait 
enlever  d'autorité  et  ramener  à  Paris,  —  sur  cette  loge  discrète  et 
obscure  qu'affectionnait  Jérôme  au  théâtre  et  dont  les  rideaux  se 
fermaient  parfois  d'une  façon  compromettante,  —  sur  ces  bains  d'eau 
de  Cologne  ou  de  vin  de  Bordeaux  où  Jérôme  cherchait  à  retremper 
ses  forces  épuisées.  Il  faut  ici  tenir  compte  de  l'exagération  des  té- 
moins; la  vertu  en  Allemagne,  le  vice  lui-même  est  prude;  la  lé- 
gèreté française  y  a  toujours  paru  de  la  corruption .  Jérôme  avait 

(1)  Emilie  Wepler,  GescMchU  der  WUMmshœhe,  Gaasel  1870.  j 
Tom  CI.  —  1879»  61 


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062  RETUS  IMBS  DEUX  MONDES. 

parmi  ses  sujets  beaucoup  d'ennemis;  le  meilleur  moyen  de  dépcH 
pulariser  le  gouvernement  était  de  calomnier  le  roi.  Les  princes  de 
Brunswick  et  de  Hesse-Gassel,  à  leur  retour  en  ISli^  étaient  peu 
disposés  à  réprimer  les  mauvais  propos  contre  leur  prédécesseur; 
plus  d'un  pamphlet  reçut  même  une  haute  autorisation.  Il  faut  re- 
marquer que  le  scandale  n'alla  jamais  assez  loin  pour  altérer  a  la 
manière  dont  le  roi  et  la  reine  sont  ensemble  en  public,  et  qui  offine 
quelque  chose  de  mieux  que  des  égards.  »  Enfin  les  distracii(Ris 
extra-matrimoniales  de  Jérôme  influèrent  peut-être  sur  son  appli- 
cation, nullement  sur  la  politique.  One  seule  femme  de  la  cour  eut 
sjiT  lui  un  grand  empire,  c'est  la  comtesse  de  Waldburg-Truchsess, 
grande-maltresse  de  la  madson  de  la  reine.  Elle  devait  son  autorité, 
non  à  ses  complaisances,  mais,  parait-il,  aux  idées  de  grande  poli- 
tique et  de  régénération  allemande  dont  elle  entretenait  le  roi. 

La  reine  Catherine,  qui  avsdt  un  an  de  plus  que  son  mari,  était 
grande,  un  peu  forte  de  taille,  fort  majestueuse  par  conséquent 
«.  Elle  se  prête  plutôt  qu'elle  ne  se  piait  à  l'apparat  des  grands  cer- 
cles; on  la  dirait  hautaine,  parce  qu'elle  est  timide.  »  De  là  une 
certaine  raideur  dans  les  cérémonies  publiques,  peu  d'éloquence 
quand  il  faut  répondre  aux  complimens  d'une  députation.  Un  autre 
^et  de  cette  timidité,  c'est  que  o  les  affections  de  la  reine  sont 
constantes  :  une  dame  ou  deux  seulement  ont  obtenu  sa  confiances 
Des  deux  souverains,  la  fille  du  roi  de  Wurtemberg  et  le  fils  do 
bourgeois  d'Ajaccio,  c'est  celui-ci  qui  représente  avec  le  plus  d'îû- 
aance.  Toutefois  Catherine  avait  un  rôle  important  dans  la  cour  et 
dans  le  gouvernement  ;  l'aristocratie  allemande  trouvait,  dans  la 
présence  sur  le  trône  d'une  descendante  des  Welfs  de  Brunswick  et 
des  ducs  de  Wurtemberg,  une  raison  suffisante  pour  s'empresser 
à  la  cour  du  parvenu  français.  Elle  n'était  guère  faite  pour  modé- 
rer les  goûts  de  dissipation  de  scm  mari;  elle  dépensait  elle-même 
énormément  pour  sa  toilette  ;  «  la  reine  a  beaucoup  de  robes  à 
distribuer  à  ses  dames  parce  qu'elle  en  change  très  souvenL  > 
Plus  tard  déchue  de  sa  haute  fortune,  dépouillée  par  sou  père,  ré- 
duite à  un  plus  modeste  budget,  on  la  verra  dans  son  exil  près  de 
Tienne  faire  ses  commandes  aux  fournisseurs  par  cent  paires  de 
Mulieis.  Sa  première  éducation,  elle  le  reconnaît  elle-mêinet  avait 
été  un  peu  négligée  :  de  là  une  certaine  frivolité  et  un  certain 
désœuvrement  pendant  toute  sa  vie.  Son  journal  de  ISll,  où  elle 
piétend  écdre  a  l'histoiie  de  sa  vie,  »  a  ce  caractère  de  puérililé 
persistante. 

«  %0  janvier.  —  J'ai  été  au  bal  masqué,  où  j6  me  suis  beaucoup  amu- 
sée. J*ai  mis  plusieurs  déguisemens,  entre  autres  celui  d'une  vidlle  ven- 


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LÉ   ROYAUME   DE   WESTPHALIE.  963 

deuse  de  fleurs,  sous  lequel  personne  ne  m'a  reconnue...  »  —  «  3i  jan- 
vier. —  Il  y  a  eu  ce  soir  bal  masqué  chez  le  comte  de  Fùrstensteîn... 
Nous  avons  dansé  un  quadrille  tiré  des  bayadères.  Nos  costumes  nous 
allaient  parfaitement  bien...  Je  me  suis  trouvée  mal  pendant  le  sou- 
per... »  —  «  Nous  avons  été  déjeuner  au  Pas.  Le  soir,  nous  avons  eu 
concert  et  spectacle  sur  le  petit  théâtre.  »  —  «  11  y  a  eu  spectacle  dans 
les  petits  apparlemens.  »  —  «  Tai  visité  la  mine  de  Franckenheimer... 
Mes  dames  et  moi,  nous  étions  habillées  en  mineurs,  ce  qui  avait  Tair 
très  drôle.  »  —  «  La  veille  du  nouvel  an,  nous  avons  fait  toutes  les  fo- 
Ees  imaginables,  entre  autres  celle  de  faire  chercher  une  bague  en  or 
dans  un  grand  plat  à  farine;  il  est  presque  impossible  de  la  trouver  avec 
la  bouche.  » 

Francbement  ce  n'est  guère  la  peine  de  rédiger  «  l'histoire  de  sa 
vie  »  pour  dire  qu'un  tel  jour  on  a  entendu  «  M"*  Lenghy,  fameuse 
barpiste  italienne,  »  et  que  tel  autre  jour  on  a  «  fait  la  plaisanterie 
de  faire  couper  à  trois  de  ses  dames  leurs  cheveux  d'après  la  nou- 
velle mode.  »  Pourtant  lorsqu'on  1812  Jérôme,  en  partant  pour  l'ar- 
mée, lui  a  confié  la  régence  de  Westphalie,  dans  sa  correspondance 
ayec  lui  elle  parle  assez  pertinemment  des  ventes  de  domaines,  de 
la  dette  publique,  des  fournitures  de  Tannée,  mais  sans  aucune 
espèce  de  goût  et  par  pur  dévoûment  pour  son  mari. 

La  cour  de  Westpbalie,  on  l'a  vu,  étsdt  brillante  et  animée,  mais 
mineuse  pour  la  liste  civile  et  pour  le  royaume.  Jérôme  voulut  avoir 
un  grand-maréchaî ,  deux  préfets  et  trois  maréchaux  de  palais,  un 
grand-chambellan  et  une  dizdne  de  chambellans,  un  grand-maître 
des  cérémonies  et  sept  ou  huit  maîtres  ou  aides  des  cérémonies,  un 
maître  de  la  chapelle,  un  directeur  des  concerts,  un  gouverneur  des 
pages,  xme  douzaine  d*aîdes-de-camp,  quantité  d'écuyers,  un  grand- 
aumônier,  qui  était  un  très  haut  baron  et  avait  le  titre  d'évoqué» 
un  grand- veneur  avec  tout  le  personnel  des  grandes  chasses»  etc. 
Pour  la  maison  de  la  reine,  il  avait  voulu  une  grande-maltresse  des 
dames  du  palais,  des  chambellans  «  des  écuyers  d'honneur,  etc. 
Jérôme  et  Catherine  ne  furent  pas  toujours  heureux  dans  le  choir 
de  leurs  intimes;  c'est  un  chambetlan  du  roi,  Dœmberg,  qui  se  ré- 
volta contre  lui  en  1809;  c'est  un  écuyer  d'honneur  de  la  reine, 
nEaubreuil,  qui  lui  enleva  ses  diamans  en  1813.  II  se  fît  là  une 
nouvelle  expérience  de  ce  que  peut  apporter  de  force  à  un  état  Te 
dévoûment  d'une  domesticité  de  nobles. 

VL 

En  1812  „  à  la  veiJie  de  l'expédition  de  Russie,  le  royaume  dé 
IPèstphaCe,  à  part  sa  persistante  détresse  fhancière,  se  trouvait  à 


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d6&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'apogée  de  sa  splendeur  et  de  sa  prospérité.  De  grandes  choses 
avaient  été  faites  :  on  avait  créé  une  armée  toute  nouvelle,  qui 
comptait  25,000  hommes  disponibles  et  33,000  hommes  sur  les  états; 
on  avait  constitué  toute  une  hiérarchie  nouvelle  d'administrations, 
de  conseils  consultatifs,  de  tribunaux  ;  on  avait  fait  prévaloir  par- 
tout le  principe  de  l'égalité  devant  la  loi  ;  la  terre  et  la  personne 
avaient  été  affranchies,  le  justiciable  avait  la  garantie  du  jury  et 
de  la  procédure  publique  ;  le  contribuable  ne  portait  plus  la  part 
de  fardeau  des  privilégiés;  le  paysan  avait  été  affranchi  des  derniers 
restes  du  servage,  l'artisan  des  entraves  des  corporations,  le  dissi- 
dent religieux  des  prétentions  des  églises  d'état.  Le  Brunswickois, 
le  Hessois,  le  Prussien,  le  Hanovrien,  naguère  si  différens  de  carac- 
tère, d'éducation,  de  principes,  de  civilisation,  avaient  commencé  à 
prendre  un  esprit  de  solidarité  et  à  concevoir  un  certain  patriotisme 
westphalien. 

Le  revers  de  la  médaille  est  que  «  l'amalgame  »  entre  les  Français 
et  les  Allemands  ne  se  faisait  pas  aussi  bien,  que  les  passions  ger- 
maniques subsistaient  et  grandissaient  dans  bon  nombre  de  loca- 
lités, que  l'intervention  perpétuelle  de  Napoléon  dans  les  affaires 
westphaliennes  ne  permettait  pas  aux  Allemands  d'oublier  la  con- 
quête, que  de  perpétuelles  conspirations  ne  permettaient  pas  au 
roi  d'oublier  que  beaucoup  de  ses  sujets  étaient  ses  ennemis.  La 
perte  presque  totale  d'une  division  westphalienne  en  Espagne  avût 
fait  très  mauvais  effet  dans  l'armée;  on  entendait  dire  aux  soldats 
((  qu'ils  n'iraient  ni  là  ni  en  Pologne,  qu'on  pouvait  les  fu^ller, 
mais  qu'ils  ne  marcheraient  point.  » 

Certaines  parties  du  royaume  étaient  devenues  presque  irrécon- 
ciliables :  ainsi  le  pays  de  Hesse-Gassel  si  souvent  agité  par  les 
révoltes,  la  ville  de  Hanovre,  qui  avait  cessé  d'être  une  capitale  et 
où  une  maison  de  &0,000  francs  se  donnait  pour  6,000,  celle  de 
Hagdebourg,  qui  succombait  sous  le  poids  d'une  garnison  française 
de  12,000  hommes  (dont  7,000  à  la  charge  du  bourgeois),  et  qui 
voyait  son  commerce  presque  entièrement  ruiné.  A  Brunswick 
même,  à  la  fin  de  janvier  1812,  il  y  avait  eu  une  rixe  entre  soldats 
français  et  westphaliens,  et  la  populace  de  Brunswick,  qui  est  «  très 
insolente,  »  ainsi  que  les  polissons,  a  qui  sont  ici  plus  polissons 
qu'ailleurs,  »  s'en  étaient  mêlés.  Dans  plusieurs  petites  émeutes 
de  ce  genre,  des  soldats  avaient  été  tués.  Napoléon,  se  substi- 
tuant à  son  frère,  avait  fait  prendre  des  mesures  par  trop  exception- 
nelles, exigé  de  nombreuses  arrestations,  institué  des  commissions 
extraordinaires,  fait  entrer  à  Brunswick  des  régimens  français 
mèche  allumée.  Reinhard  ne  pouvait  assez  déplorer  ce  luxe  de  ré- 
pression. 

A  Cassel ,  les  choses  allaient  un  peu  mieux.  Cette  ville  avût  déjà 


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LE   ROYAUME  DE  WESTPHALIE.  965 

été  presque  française  au  temps  de  ce  landgrave  Frédéric  II,  à  la 
table  duquel  un  de  ses  convives  disait  :  a  II  n'y  a  aujourd'hui 
étranger  que  monseigneur.  »  Le  gouvernement,  ses  amis,  les  in- 
térêts nouveaux  s'y  trouvaient  en  majorité.  Le  luxe  et  les  dépenses 
de  la  cour  y  faisaient  prospérer  certaines  branches  de  commerce; 
les  ministères,  les  assemblées  d'états,  les  cours  suprêmes,  y  atti- 
raient un  nombreux  personnel  de  consommateurs.  Pour  prendre 
part  à  cette  fortune,  de  nombreux  négocians  ou  artisans  bronswic- 
kois,  prussiens  ou  hanovriens  étaient  venus  s'établir  dans  la  capi- 
tale, au  grand  dépit  des  bourgeois  de  Gassel,  qui  se  plaignaient 
d'abord  qu'on  vint  leur  ôter  le  pain  de  la  bouche.  La  France  y  était 
représentée  par  des  tailleurs,  modistes,  coiffeurs,  par  les  articles  de 
Paris,  les  meubles,  les  voitures.  Elle  y  était  représentée  aussi  par 
un  élément  peu  recommandable  d'aventuriers  exerçant  de  petites 
industries  ou  sollicitant  de  petites  places.  Presque  partout  s'éta- 
laient des  enseignes  en  deux  langues.  Les  marchands  arboraient 
avec  orgueil  les  armes  du  nouveau  royaume  et  le  titre  de  fournis- 
seurs brevetés  de  la  cour.  De  même  que  dans  la  caisse  des  négo- 
cians tombaient  pêle-mêle,  avec  les  monnedes  décimales  françaises, 
les  thalers  et  les  groschen^  les  albusstûcken  de  la  Hesse  et  les  carlus 
d'or  de  Brunswick,  de  même  dans  les  rues  on  entendait  tous  les 
dialectes  de  l'Allemagne  se  heurtant  avec  les  idiomes  des  soldats 
français,  italiens,  hollandais  ou  polonais. 

Gomme  la  cour  donnait  le  ton  à  la  noblesse  et  la  noblesse  à  la 
bourgeoisie,  le  luxe  gagnait;  dans  les  austères  maisons  du  vieux 
Gassel  apparaissaient  déjà  les  meubles,  les  glaces,  les  draperies 
françaises.  Le  confortable  et  l'élégance  .battaient  en  brèche  la  vieille 
simplicité  allemande;  les  modes  françaises  faisaient  disparaître  les 
dernières  traces  du  costume  national.  Dans  les  établissemens  en 
renom  où  l'on  allait  prendre  du  vrai  café  (1)  à  un  demi-thaler  la 
tasse,  en  maudissant  le  blocus  continental  et  la  chicorée  du  mé- 
nage, dans  la  Rue-Royale  {Kœnigstrasse)^  la  plus  animée  des  rues 
de  Gassel,  dans  le  parc  royal,  que  Jérôme  ouvrait  libéralement  à  ses 
sujets  lorsqu'il  résidait  lui-même  à  Wilhemshœhe,  on  discutait  avec 
chaleur,  mais  avec  circonspection,  par  crainte  des  agens  de  M.  Ber- 
cagny,  l'avenir  de  la  Westphalie.  Les  obstinés  partisans  des  vieilles 
dynasties  déploraient  surtout  la  dégermanisation  des  jeunes  gens, 
qui  commençaient  à  goûter  les  bons  côtés  du  régime  nouveau.  Les 

(i)  On  lit  dans  le  Mon.  westph.  du  2  norembre  1810,  aux  Tariétés  :  «  Parmi  les  tiom- 
breux  végétaux  indigènes  qu'on  a  tenté  de  substituer  au  café,  il  faut  classer  la  graine 
de  V asperge;,,,  dès  qu'elle  est  séchée,  on  la  fait  torréfier  et  préparer  comme  le  café« 
dont  elle  a  le  goûL  M.  Rûdiger,  professeur  à  Halle,  croit  que  ce  café  éCEurope  «  pour- 
rait remplacer  celui  qui  nous  vient  de  l'étranger.  •  On  faisait  également  du  thé  avec 
de  la  feuille  de  tremble,  etc. 


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0Ô6  BETCB  DES  DEUX   MONDES. 

pessimistes  admettaient  volontiers  les  progrès  réaliàés.dans  la  con- 
stitution westphalienne,  mais  ils  pensaient  que  le  jour  où  Napoléon 
tomberait,  ce  serait  non  pas  ce  qu'il  avait  fait  de  bon  qui  loi  survi- 
vrait, mais  bien  ce  qu'il  avait  fait  de  mauvais.  Les  anciens  souverains 
rétabliraient  soigneusement  les  anciennes  inégalités  entre  nobles  et 
vilains,  seigneurs  et  paysans,  églises  d'états  et  dissidens,  maîtres 
et  compagnons;  mais  ils  garderaient  très  précieusement  le  monopole 
des  tabacs,  l'impôt  des  patentes,  les  contributions  indirectes,  le 
timbre  et  l'enregistrement,  etc. 

Une  chose  qui  préoccupait  singulièrement  ceux  qui  s'intéressaient 
à  l'existence  de  la  Westpbalie,  c'était  de  savoir  si  elle  était  un 
royaume  français  ou  un  royaume  allemand.  On  recueillait  soigneuse- 
ment les  indices  qui  pouvaient  faire  préjuger  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre.  Pas  plus  que  l'empereur,  le  roi  n'était  Allemand;  il  apparte- 
nait même  à  la  partie  de  la  France  la  plus  étrangère  au  sang  et  à  l'es- 
prit germanique.  S'il  disait  quelquefois  à  l'empereur  :  a  Ce  peuple 
est  bon,...  l'Allemand  n'est  point  faux,..*  »  il  lui  échappait  dans 
ses  momens  d'humeur  d'avouer  u  qu'il  n'aimait  ni  l'Allemand  ni 
l'Allemagne.  »  La  reine  était  Allemande,  fille  de  prince  allemand; 
mais  est-il  vrai,  comme  on  l'a  dit,  qu'elle  ne  voulait  recevoir  de 
suppliques  qu'en  langue  française?  A  la  cour,  les  militaires  et  les 
courtisans  français  coudoyaient  la  noblesse  indigène.  Pour  atténuer 
un  peu  cette  bigarrure,  Jérôme  avait  imaginé  de  décorer  ses  favoris 
créoles,  corses  ou  gascons,  de  titres  du  saint-empire;  c'est  ainsi  que 
Le  Camus  était  devenu  prince  de  Fûrstenstein,  Meyronnet,  Dacoa- 
dias  et  d'Àlbignac  comtes  de  Wellingerode,  de  Bemterode  et  de 
Bied,  La  Flèche  baron  de  Hundelstein.  Parmi  les  ministères  et  les 
grandes  directions,  trois  avaient  pour  titulaires  des  Allemands: 
l'intérieur,  les  finances,  l'instruction  publique;  mais  la  justice,  la 
guerre,  les  affaires  étrangères  et  la  haute  police  étaient  entre  les 
mains  de  Français.  Tous  les  généraux  de  subdivision  étaient  Alle- 
mands, mais  deux  généraux  de  division  sur  trois  étaient  Français. 
L'armée  était  allemande  par  la  composition  des  troupes,  polonaise 
ou  française  dans  une  partie  de  ses  officiers. 

Quelle  était  la  langue  officielle?  Reinhard  lui-même  en  était  à  se 
le  demander,  a  J'ai  questionné  des  conseillers  d'état,  ils  m'ont  ré- 
pondu que  c'était  la  langue  allemande,  puisqu'elle  étût  employée 
dans  les  tribunaux  et  les  administrations,  puisque  le  texte  allemaiid 
du  code  Napoléon  était  déclaré  code  du  royaume.  Toutefois  dans 
trcHs  ministères  au  moins,  toutes  les  affaires  se  traitent  en  françiJa, 
les  discussions  du  conseil  d'état  ont  lieu  en  français,  la  rédaction  des 
décrets  est  française.  Les  traductions  allemandes  sont  sans  unifor- 
mité et  souvent  inexactes*  »  U  était  difficile  qu'une  langue  devint 
officielle  quand  le  chef  de  l'état  ne  pouvait  en  prononcer  trois  ] 


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LE  ROYAUME  DE  W£STPHAIIE«  067 

correctement.  Si  la  Westphalle  avait  été  dans  une  situation  nor- 
male, si  on  eût  pu  lui  appliquer  les  lois  générales  de  l'histoire, 
c'était  évidemment  la  langue  des  masses  qui  était  appelée  à  absor- 
ber l'idiome  des  conquérans.  Reinbard,  Wurtembergeois  lui-même, 
était  d'avis  de  suivre  dès  lors  ce  principe.  «  Si  les  départemens  de 
la  rive  gauche  du  Rhin  sont  devenus  et  restent  pendant  une  ou 
deux  générations  encore  la  France  allemande^  on  pourrait,  ce  me 
semble,  regarder  la  Westphalie  comme  Y  Allemagne  française...  On 
pardonnera  aux  Allemands  leur  flegme,  leur  amour- propre,  leur 
langue,  leur  littérature.  Que  les  Allemands  sentent  qu'on  est  dis- 
posé à  les  estimer  comme  Allemands,  et  tous  les  cœurs  seront  con- 
quis. »  Aussi  Reinhard  était-il  compté  parmi  les  soutiens  de  ce 
qu'on  appelait  le  parti  allemand,  qui  avait  pour  chefs  Bûlow  et 
Wolfradt,  et  qui  cherchait  à  rallier  à  lui  le  prince  de  Fûrstenstein  et 
autres  Français  baronisés.  Au  contraire  Bercagny  était  le  chef  du 
parti  français,  qui  voulait  voir  avant  tout  dans  la  Westphalie  une 
colonie  française  et  une  dépendance  perpétuelle  de  l'empire.  Mal- 
chus, quoique  natif  de  Deux-Ponts,  tenait  pour  ce  point  de  vue,  qui 
était  celui  de  la  haute  police,  des  suppôts  directs  de  Napoléon  et 
des  aventuriers  étrangers. 

Sans  doute,  en  écartant  la  terrible  éventualité  d'un  écroulement 
prématuré  de  l'empire,  la  Westphalie  aurait  eu  quelque  chance  de 
durée.  Pourtant  le  royaume  était  miné  dans  son  existence  par  des 
causes  profondes.  Jérôme  n'était  point  à  la  hauteur  de  la  situation, 
ses  habitudes  de  dissipation  ajoutaient  aux  embarras  financiers. 
L'armée  westphalienne  était  beaucoup  trop  lourde  pour  le  budget; 
mise  en  coupe  réglée  par  l'ambition  de  Napoléon,  elle  périssait  pour 
un  but  étranger  au  maintien  et  à  la  défense  du  royaume.  Les  exi- 
gences financières  de  Napoléon  avaient  rendu  tout  équilibre  dans 
les  budgets  impossible;  ses  exigences  économiques,  et  notamment 
le  blocus  continental,  comprimaient  l'essor  du  commerce.  La  dé- 
pendance trop  visible  de  Jérôme,  les  incessantes  ingérences  de  Na- 
poléon dans  les  affaires  intérieures  du  royaume,  la  présence  ou  le 
passage  continuel  des  troupes  impériales,  les  perpétuels  remanie- 
mens  territoriaux,  l'exemple  trop  récent  de  Louis  Bonaparte,  em- 
pêchaient la  Westphalie  de  crohre  à  sa  propre  indépendance  et  à 
sa  propre  durée.  La  persistance  croissante  du  mouvement  national 
allemand,  les  intrigues  de  la  Prusse  et  des  princes  dépossédés, 
rendaient  plus  difficile  encore  la  situation  d'un  roi  étranger,  soumis 
lui-même  à  un  empereur  étranger,  et  les  fausses  démarches  de  la 
haute  police  aggravaient  le  dissentiment  entre  le  prince  et  les  sujets. 

On  le  voit,  plusieurs  des  vices  essentiels  de  cette  fondation  de 
Napoléon  remontaient  à  Napoléon  lui-même.  Le  créateur  n'avait 


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968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  été  suffisamment  désintéressé  dans  sa  création  et  s'était  préoc- 
cupé moins  d'assurer  à  son  œuvre  les  moyens  de  subsister  que 
d'en  tirer  pour  lui-même  le  plus  grand  profit  possible.  Gomme 
le  dit  très  bien  un  des  amis  du  roi  Jérôme,  Napoléon  aurait  dû 
comprendre  qu'il  était  matériellement  et  moralement  le  mattre  de 
ce  royaume;  il  aurait  dû  ne  pas  tarir  les  sources  d'une  richesse 
qui  était  la  sienne,  aliéner  des  hommes  qui  étaient  ses  sujets,  susciter 
à  son  frère  des  embarras  qui  devaient  en  définitive  retomber  sar 
lui.  La  situation  du  roi  Jérôme  était  fausse  :  était-il  prince  français 
ou  souverain  allemand?  roi  indépendant  ou  préfet  de  Napoléon?  En 
tout  cas,  il  n'avait  le  choix  qu'entre  l'abdication  de  Louis  ou  l'o- 
béissance la  plus  absolue.  La  situation  du  royaume  était  plus  fausse 
encore  :  les  Westphaliens  enviaient  le  sort  de  la  Prusse,  qui,  char- 
gée de  contributions  comme  la  Westphalie,  avait  du  moins  gardé 
son  indépendance;  ils  enviaient  le  sort  des  états  de  la  confédération 
du  Bhirij  qui  étaient  des  alliés  de  Napoléon,  mais  qui  avaient  con- 
servé leur  nationalité  sous  leurs  princes  naturels;  ils  enviaient  le 
sort  des  départemens  allemands  de  la  rive  gauche,  qui  ne  suppor- 
taient que  les  charges  et  participaient  à  tous  les  avantages  du 
peuple  français.  Ni  libre,  ni  sujette,  ni  conquise,  ni  indépendante, 
cette  Allemagne  française^  malgré  le  code  civil  et  tous  les  présens 
du  génie  de  1789,  se  croyait  plus  malheureuse  qu'aucun  départe- 
ment français  et  qu'aucun  état  allemand.  Voilà  pourquoi  en  1812, 
suivant  l'expression  de  Reinhard,  u  s'il  n'y  avait  de  fermentation 
nulle  part,  le  malaise  était  partout.  » 

Dans  cette  création  du  royaume  de  Westphalie,  quelle  est  la  part 
qui  revient  à  la  France?  Était-ce  la  conquête  qui  avait  dû  servir  de 
base  à  l'édifice?  Non,  car  la  France  de  1789  a  proclamé  le  droit 
absolu  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes  et  condamné  le  pré- 
tendu «  droit  de  la  guerre.  »  Était-ce  l'établissement  d'une  monar- 
chie française  en  Allemagne?  Non,  car  la  France  de  1792  ne  lutte 
pas  plus  pour  imposer  un  maître  à  d'autres  peuples  qu'elle  n'en 
souffre  chez  elle.  Ce  que  la  France  peut  revendiquer  dans  cette  créa- 
tion, pour  laquelle  on  ne  l'a  pas  consultée,  ce  sont  les  idées  d'égalité 
entre  les  hommes,  de  tolérance  religieuse,  d'affranchissement  du 
travailleur,  celui  des  champs  comme  celui  des  villes,  de  publicité 
dans  la  justice,  de  contrôle  dans  le  gouvernement;  mais  ce  magni- 
fique présent  qu'on  faisait  à  la  Westphalie  était  gâté  par  un  vice 
originel  :  il  était  imposé  par  les  étrangers. 

ÂLFHED   RaMBAUD. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  octobre  1872. 

Faut-il  que  ce  généreux  et  infortuné  pays  de  France  soit  vivace  et 
merveilleusement  doué!  Depuis  deux  ans,  il  a  passé  par  des  épreuves  que 
pas  un  seul  pays  d'Europe  peut-être  n'eût  supportées.  Il  a  été  dévasté, 
mutilé,  démembré  par  la  guerre,  et  il  n'a  pu  se  racheter  encore  complè- 
tement d'une  occupation  étrangère.  Ce  n'était  pas  assez  des  désastres 
militaires  qui  l'ont  accablé,  il  a  été  menacé  d'une  dissolution  intérieure, 
et  il  a  résisté  à  tout,  il  se  soutient  par  une  sorte  de  miracle  permanent 
de  vitalité  inépuisable.  Certes,  s'il  y  a  une  chose  évidente,  saisissante, 
c'est  que  dans  cette  situation,  qui  reste  toujours  si  difficile,  quoiqu'elle 
n'ait  rien  d'insurmontable,  il  n'y  a  qu'une  politique  possible,  imposée 
par  les  circonstances,  celle  de  l'union  des  volontés,  de  la  trêve  des  par- 
tis, du  désintéressement  des  ambitions.  Non,  c'est  trop  demander,  à  ce 
qu'il  paraît,  les  partis  ne  peuvent  pas  se  résigner.  Ils  sont  bien  obligés 
quelquefois  de  mordre  leur  frein,  de  plier  sous  le  poids  des  fatalités  qui 
les  dominent,  de  laisser  faire  par  d'autres  ce  qu'ils  ne  sauraient  pas 
faire  eux-mêmes.  Ils  se  donnent  un  maintien  modéré,  il  ont  des  mo- 
mens  de  sagesse  relative  et  involontaire  dans  les  crises  aiguës,  en  pré- 
sence des  difficultés  trop  gênantes.  Qu'on  leur  rende  une  certaine  paix, 
qu'ils  croient  voir  déjà  l'horizon  s'éclaircir,  aussitôt  ils  en  profitent,  ils 
se  remuent,  ils  se  défient  les  uns  les  autres,  ils  relèvent  leurs  drapeaux 
bariolés.  C'est  l'éternelle  histoire  des  banquets,  des  manifestations,  des 
processions  qui  recommence.  La  légitimité  réclame  ses  droits,  le  radi- 
calisme se  déchaîne  et  s'exalte  comme  s'il  croyait  son  heure  déjà  venue, 
le  bonapartisme  fait  des  visites  en  France  pour  qu'on  ne  l'oublie  pas. 
Ils  font  tous  depuis  quelque  temps  en  vérité  xin  bruit  assourdissant. 

Cependant,  au  milieu  de  tous  ces  partis  légués  et  multipliés  par  les 
révolutions,  il  se  forme  par  degrés  un  parti  nouveau  qui  grandit  de 
jour  en  jour,  qui  grandira  encore  certainement  :  c'est  le  parti  de  la 
France,  de  la  vraie  France  libérale,  conservatrice,  laborieuse,  paisible, 


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070  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

éclairée  par  ses  malheurs  et  animée  du  plus  sincère  désir  de  les  répa- 
rer. Geqx  qui  composent  ce  parti  sont  de  tous  les  rangs,  de  toutes  les 
classes,  de  toutes  les  nuances  d'opinions  ;  ils  se  rencontrent  dans  on 
sentiment  unique,  le  patriotisme,  et  dans  une  volonté  commune,  celle 
de  travailler  d'un  cœur  désintéressé,  d'un  esprit  libre,  à  la  recoostita- 
tion  du  pays,  sans  subordonner  cette  œuvre  nationale  à  une  préférence, 
à  un  souvenir,  à  une  question  de  drapeau  ou  de  forme  politique.  On 
leur  dit  quelquefois  d'un  ton  superbe  qu'ils  sont  des  sceptiques,  qu'ils 
manquent  de  principes.  Nullement,  ils  croient  au  pays,  au  pays  seul,  et 
ils  n'ont  de  scepticisme  que  pour  toutes  ces  forfanteries *de  partis  aussi 
impuissans  que  bruyans.  Depuis  un  demi-siècle,  ils  ont  assisté  à  tant  de 
défaites  de  ces  prétendus  principes  par  lesquels  on  prétend  nous  sau- 
ver, ils  ont  vu  tant  de  régimes  passer  comme  des  ombres,  qu'ils  sont 
assez  pardonnables,  on  en  conviendra,  de  ne  pas  croire  absolument  à 
Tefficacité  triomphante  de  ces  régimes  qui  n'ont  pas  même  su  vivre  dans 
des  circonstances  où  tout  leur  était  facile.  Quand  la  monarchie  leur 
promet  la  stabilité,  ils  ont  bien  le  droit  de  demander  quel  est  le  genre 
de  stabilité  qu'on  se  flatte  d'assurer,  et  ce  que  durera  cette  stabilité; 
quand  on  veut  les  entraîner  par  le  seul  mot  de  république,  ils  ont  bien 
le  droit  de  savoir  avant  tout  si  ce  qu'on  leur  offre  est  cette  républiqoe 
qui  enfante  périodiquement  les  dictatures  césariennes.  Oui ,  ils  ont  ce 
droit,  justement  parce  qu'ils  mettent  au-dessus  de  tout  la  France  et  la 
liberté,  et,  s'ils  s'attachent  à  la  situation  actuelle,  au  gouvernement  qui 
dirige  depuis  un  an  les  affaires  du  pays,  c'est  qu'il  est  plus  facile  de  dé- 
crier puérilement  cette  situation  que  de  la  changer,  c'est  qae  ce  gouver- 
nement de  réparation,  de  bon  sens,  de  prudente  et  honnête  médiation, 
en  empêchant  tous  les  partis  de  se  déchirer,  laisse  ao  moins  à  la  France 
le  temps  de  respirer,  de  puiser  dans  l'expérience  de  ses  malheurs  la  force 
de  se  défendre  contre  tous  les  excès  qui  la  menacent.  C'est  le  gouver- 
nement de  la  France  en  détresse,  en  travail  de  reconstitution,  et  le  parti 
qui  se  forme  sur  ce  terrain  strictement  national  est  le  parti  de  la  France, 
tandis  qu'autour  de  ce  parti  et  de  ce  gouvernement  tourbillonnent  étoar- 
diment  toutes  ces  agitations,  ces  manifestations,  qui  ne  tiennent  compte 
de  rien ,  qui  ne  font  parfois  que  rendre  plus  sensibles  les  difficultés 
d'une  situation  dont  hier  encore  nous  avions  à  dévorer  une  suprême 
amertume. 

Qu'arrivait-îl  l'autre  jour  en  effet?  Au  moment  où  le  radicalisme  en 
voyage  se  donnait  des  fêtes  à  lui-même  et  où  un  brave  habitant  d'An- 
necy rappelait  avec  un  à-propos  singulier  à  M.  Gambetta  les  gloires  de 
sa  dictature,  la  France  passait  par  une  de  ces  heures  de  deuil  où  l'on  de- 
vrait au  moins  savoir  se  taire,  ne  fût-ce  que  pour  n'avoir  pas  Tair  de 
mêler  des  ovations  équivoques  et  des  banalités  jactancieuses  à  la  réafité 
la  plus  cruelle.  C'était  tout  juste  le  l»*-  octobre,  et  le  1"  octobre  était  le 
jour  des  déchiremens  et  des  séparations  douloureuses  dans  toute  TUr 


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1l£TDE.   —  CHRONIQUE.  971 

sace,  dans  la  partie  de  la  Lorraine  que  noas  avons  perdue.  La  politique 
allemande  n'a  pas  voulu  que  les  Aisadens  et  les  Lorrains  qui  refuseraient 
de  renoncer  à  leur  vieille  patrie,  qui  tiendraient  à  rester  Français,  pas- 
sent rester  dans  le  pays.  L'option  pour  la  nationalité  fraoçaise  empor- 
tait le  changement  de  domicile  réel,  l'expatriation,  l'abandon  du  foyer 
domestique,  le  sacrifice  des  habitudes  les  plus  chères  et  des  intérêts  les 
plus  sérieux. 

On  croyait  peut*être  avoir  affiaiire  à  une  fantaisie  d'opposition  momra- 
tanée,  et  décourager  par  les  obstacles,  par  ces  sacrifices  qu'on  imposait, 
l'attachement  de  ces  malheureuses  et  fortes  populations  pour  la  France. 
On  n'a  réussi  à  rien,  cm  n'est  arrivé  qu'à  offrir  au  monde  un  des  specta- 
cles les  plus  émouvans,  le  spectacle  de  Fexode  des  Alsaciens  et  des  Lih'- 
rains.  Tout  ce  qui  a  pu  partir  est  parti.  Les  exilés  n'avaient  pas  attendu 
le  l***  octobre;  pendant  bien  des  jours,  ils  ont  couvert  toutes  les  routes, 
emportant  avec  eux  tout  ce  qu'ils  possédaient.  Femmes,  enfans,  vieil- 
lards, malades,  se  mêlaient  dans  cette  grande  et  douloureuse  évasion  du 
pays  natal,  de  la  maison  de  famille*  Presque  toute  la  jeunesse  qui  de- 
vait être  prise  pour  la  conscription  six  jours  après  a  passé  la  frontière. 
L'émigration  a  été  immense,  elle  atteint  un  chiffre  de  près  de  200,000  per- 
sonnes. La  population  de  Metz  est  tombée  à  20,000  habitans,  sur  les- 
quels on  a  trouvé  17  conscrits  disposés  à  servir  TÂllemagne.  A  Obernai, 
en  Alsace,  il  est  resté  3  conscrits;  à  Bischwiller,  une  des  villes  les  plus 
industrieuses  et  les  plus  prospères,  huit  grandes  manufactures  ont  été 
vendues,  patrons  et  ouvriers  sont  partis,  2,000  personnes  ont  quitté  la 
ville.  Sur  200  magistrats  français  qui  étaient  en  Lorraine,  il  en  est  resté 
cinq  I  Tous  ces  braves  exilés  ont  voulu  donner  à  la  France  cette  marque 
de  fidélité  touchante,  c'est  à  la  France  aujourd'hui  de  recevoir  comme 
elle  le  doit  ceux  qui  n'ont  pas  craint  de  tout  sacrifier  pour  elle.  Un  fonc- 
tionnaire prussien  parlait  l'autre  jour  dans  une  cérémonie,  à  Strasbourg, 
du  service  que  l'Allemagne  avait  rendu  à  l'Alsace  en  la  «  délivrant  du 
joug  des  Welchesl  »  Le  «  joug  des  Welches,  »  à  ce  qu'il  semble,  n'était 
pas  si  dur  pour  ces  pauvres  Alsaciens  qui,  librement,  volontairement, 
s'arrachent  à  la  terre  natale  pour  venir  le  retrouver,  et  ceux  qui  restent, 
ceux  qu'on  dit  «  délivrés,  »  ne  se  considèrent  pas  peut-être  comme  les 
plus  heureux.  Au  fond,  ils  restent  Français  d'âme  et  de  cœur  aussi  bien 
que  ceux  qui  sont  partis,  ils  ne  laissent  échapper  aucune  occasion  de 
l'attester;  ils  ne  veulent  pas  être  «  délivrés,  »  et  il  faut  bien  que  cette 
œuvre  de  l'assimilation  de  l'Alsace  à  l'Allemagne  semble  difficile,  puisque 
déjà  on  commence  à  menacer  les  Alsaciens  d'un  régime  exceptionnel  in- 
défini, de  la  prolongation  de  la  dictature  que  le  prince-chancelier  s'est 
réservée  sur  les  «  provinces  annexées,  »  sans  doute  pour  pouvoir  mieux 
leur  assurer  les  bienfaits  de  la  «  délivrance.  » 

Ces  scènes  d'expatriation  populaire  ont  pu  se  passer  à  l'heure  du  siècle 
où  nous  sommes.  Elles  ont  retenti  partout,  et  ce  ne  sont  pas  des  Fran- 


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972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çais  qui  ont  été  les  premiers  à  les  raconter.  Il  y  a  des  deuils  que  la 
France  doit  savoir  porter  dans  son  âme  sans  descendre  à  des  plaintes 
mutiles,  à  des  démonstrations  qui  ne  feraient  qu'aggraver  le  mal.  Elle 
subit  les  fatalités  de  la  guerre,  on  ne  lui  en  ménage  pas  les  rigueurs,  et 
si  de  ces  fatalités  mêmes  il  résulte  une  situation  nécessairement  tou- 
jours dangereuse,  ce  n'est  pas  elle  du  moins  qu'on  peut  cette  fois  ac- 
cuser d'être  la  perturbatrice  de  la  paix,  du  repos  universel.  Qu'on  étouffe 
tous  les  sentimens  du  cœur,  qu'on  se  borne  strictement  à  la  politique, 
à  la  froide  et  sévère  politique  :  pour  un  homme  à  si  vastes  et  à  si  longs 
desseins,  qui  a  la  prétention  d'être  pratique,  M.  de  Bismarck  n'a  peut- 
être  pas  été  aussi  habile  qu'il  l'a  cru,  il  s'est  risqué  plus  qu'il  ne  l'a 
sans  doute  pensé.  A  voir  les  résistances  qu'il  rencontre  et  l'impression 
profonde  que  les  récentes  désolations  de  l'AIsace-Lorraine  ont  causée 
partout,  en  Angleterre,  en  Autriche,  en  Italie,  en  Suisse,  il  peut  com- 
mencer à  soupçonner  que  tout  ne  se  fait  pas  impunément,  qu'il  y  a 
des  excès  de  prépotence  qui  réveillent  une  sorte  de  conscience  uni- 
verselle dont  les  protestations  finissent  par  être  un  embarras  pour  les 
victorieux.  M.  de  Bismarck  a  voulu  refaire  une  Allemagne  puissante  par 
l'unité,  soit;  mais  il  n'a  pas  vu  qu'en  faisant  de  la  conquête  l'instrument 
de  cette  reconstitution  germanique,  en  dépassaqt  les  limites  naturelles 
de  cette  œuvre  par  elle-même  assez  gigantesque,  en  s'abandonnant 
sans  retenue  aux  tentations  de  la  force,  il  créait  pour  cette  Allemagne 
nouvelle  un  péril  perpétuel.  Il  a  voulu  avoir  la  Lorraine  et  l'Alsace,  il 
les  possède  aujourd'hui,  il  y  règne  en  dictateur  toujours  armé,  tandis 
que  les  esprits  et  les  cœurs  lui  échappent,  et  déjà  il  en  est  à  présenter  à 
l'Europe  des  spectacles  qui  troublent  le  sentiment  public,  qui  rappellent 
les  grandes  migrations  des  peuples,  qui  ressemblent  à  une  dérision 
amère  de  toutes  les  idées  de  civilisation  et  d'humanité  de  notre  temps. 
Tranchons  le  mot,  c'est  comme  politique  surtout,  c'est  dans  l'intérêt 
même  de  la  sûreté,  de  la  durée  de  son  œuvre,  que  M.  de  Bismarck  a 
commis  une  faute.  11  est  tombé  dans  le  piège  dont  les  omnipotens  ont 
souvent  tant  de  peine  à  se  défendre;  il  n'a  pas  su  avoir  cette  habileté 
suprême  de  la  modération  dans  la  victoire  et  dans  la  puissance.  On  a  dit 
plus  d'une  fois  qu'il  attachait  une  Vénétie  au  flanc  de  l'Allemagne  nou- 
velle. Rien  n'est  plus  vrai;  la  Prusse  est  aujourd'hui  en  Alsace  ce  que 
l'Autriche  a  été  autrefois  en  Italie,  avec  cette  différence  toutefois  que 
l'Autriche  ne  prétendait  pas  changer  la  nationalité  des  provinces  où  elle 
régnait,  qu'elle  ne  se  proposait  pas  d'abolir  le  sentiment  italien  dans 
l'àme  des  habitans  de  la  Vénétie  et  de  la  Lorabardie.  La  Prusse  veut 
abolir  le  sentiment  français  en  Alsace,  elle  s'efforce  de  faire  disparaître 
tout  ce  qui  rappelle  la  France  dans  ces  pays  qui  ne  veulent  pas  être  al- 
lemands. Elle  se  livre  elle-même  comme  une  proie  orgueilleuse  à  la  fa- 
talité des  dominations  qui  n'ont  d'autre  garantie  que  la  force.  Elle  se 
place,  par  un  excès  d'ambition  imprévoyante  ou  par  un  faux  point 


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RETUE.   —  CHRONIQUE.  07S 

d'honneur,  dans  cette  situation  où  elle  est  contrainte  d'avoir  Toeil  tout 
à  la  fois  sur  les  résistances,  qu'elle  ne  fera  qu'irriter  en  cherchant  à  les 
dompter,  et  sur  la  France,  qu'elle  croira  toujours  disposée  à  saisir  les 
occasions  de  reprendre  ses  provinces  perdues.  L'Allemagne  est  puissante 
et  forte,  elle  est  en  mesure  de  se  défendre,  c'est  possible;  elle  n'a  pas 
moins  créé  un  foyer  d'incandescence  inextinguible,  en  présence  duquel 
elle  s'oblige  à  rester  armée,  et  en  restant  armée  elle  provoque  toutes 
les  autres  puissances  à  se  tenir  sur  un  perpétuel  qui-vive,  d'autant  plus 
que  ce  principe  de  conquête  dont  elle  se  fait  le  porte-drapjau,  dont  elle 
est  désormais  la  personnification  vivante,  est  une  menace  plus  ou  moins 
directe,  plus  ou  moins  dissimulée,  pour  tous  ceux  qui  ont  une  popula- 
tion balbutiant  un  mot  de  langue  allemande.  Elle  arrive  ainsi  à  entre- 
tenir un  malaise  qu'elle  n'est  môme  pas  maîtresse  d'apaiser,  à  réveiller 
partout  ce  sentiment,  que  la  paix  est  sans  avenir,  que  de  nouvelles  luttes 
sont  inévitables  à  un  jour  donné. 

On  ne  s'y  trompe  pas  en  Europe,  en  Angleterre,  en  Autriche,  même 
en  Russie;  après  avoir  laissé  l'Allemagne  accomplir  jusqu'au  bout  ses 
desseins  de  conquête  en  France,  on  se  demande  ce  qui  sortira  d'une 
situation  livrée  à  tant  de  hasards,  et  cette  impression  si  vive  qui  s'est 
récemment  produite  au  spectacle  des  dernières  misères  de  TAlsace-Lor- 
raine  n'est  que  le  déguisement  d'une  prévoyance  plus  politique.  Qu'on 
s'évertue  encore  à  Berlin  et  dans  les  journaux  d'Allemagne  à  crier  sans 
cesse  que  c'est  la  France  qui  est  le  grand  trouble-fête  par  ses  projets 
de  revanche,  par  ses  armemens,  ce  n'est  plus  qu'un  thème  banal,  l'é- 
ternelle objurgation  du  conquérant  à  l'égard  de  celui  qu'il  a  dépouillé, 
Ehl  non,  ce  n'est  pas  la  France  qui  peut  méditer  pour  le  moment  des 
revanches  et  des  guerres  nouvelles,  môme  lorsqu'elle  remplit  le  devoir 
le  plus  simple,  en  s'efforçant  de  relever  sa  puissance  militaire  au  niveau 
du  rang  qu'elle  entend  ne  pas  perdre;  c'est  la  Prusse  qui,  en  amassant 
des  fermens  redoutables  au  cœur  du  continent,  a  préparé  pour  tout  le 
^  monde  un  avenir  incertain  et  précaire.  C'est  la  Prusse  qui  a  fait  entrer 
l'Europe  dans  cette  voie  où  toutes  les  combinaisons  anciennes  ont  dis- 
paru sans  être  remplacées,  où  rien  n'est  assuré,  où  tous  les  droits,  tous 
les  intérêts  se  heurtent  dans  une  sorte  d'obscurité  sous  la  surveillance 
de  la  force,  dernière  gardienne  des  sécurités  en  péril.  Il  ne  s'agit  pas, 
bien  entendu,  de  la  paix  d'aujourd'hui  ni  même  de  demain.  C'est  une 
situation  nouvelle  qui  s'ouvre  pour  l'Europe,  qui  a  commencé  ou  qui  du 
moins  s'est  aggravée  par  les  revers,  par  le  démembrement  de  notre 
patrie,  et  qui  en  nous  laissant  à  tous  un  but  national,  patriotique  à 
poursuivre^  nous  crée  par  cela  même  l'obligation  de  la  prudence  la 
plus  attentive,  de  la  réserve  la  plus  sévère,  d'une  trêve  permanente , 
indéfinie,  volontaire,  de  toutes  les  dissensions  et  de  toutes  les  agitations. 
Eh  bien!  lorsqu'il  en  est  ainsi,  lorsque  les  exilés  de  nos  provinces 
perdues  arrivent  dans  nos  villes  pour  nous  parler  de  la  fidélité  de  l'Ai- 


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97&  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

sace  et  de  la  Lorraine ,  lorsque  de  toutes  parts  en  Europe  on  en  vieat 
peu  à  peu  à  s'inquiéter  des  incohérences  de  cette  situation  générale  où 
nous  sommes,  à  s'apercevoir  du  vide  laissé  par  la  France,  est-ce  le  mo- 
ment d^'ofifrir  de  notre  côté  le  spectacle  de  nos  divisions  et  de  nos  pas- 
sions, môme  quelquefois  de  nos  puérilités?  Rien  de  mieux  à  coup  sûr 
que  d'aller  en  pèlerinage  à  La  Salette  ou  à  Lourdes,  si  on  le  veut,  et 
ceux  qui  font  ce  voyage  de  piété  ont  certes  le  droit  de  n'être  point  expo- 
sés aux  intolérances  révolutionnaires  qui  les  ont  assaillis  à  Grenoble  et 
à  Nantes.  Ici  ce  n'est  pas  môme  une  question  d'ordre  public,  c'est  une 
question  de  liberté  de  conscience  sur  laquelle  il  n'y  a  point  à  hésiter.  Il 
resterait  toujours  à  savoir  si  la  dévotion  qui  ferait  un  peu  moins  de 
bruit  ne  serait  pas  tout  aussi  méritoire,  et  si  ces  manifestations  reli- 
gieuses, qui  ne  sont  pas  toujours  exemptes  d'une  certaine  ostentation^ 
où  la  politique  ne  laisse  pas  quelquefois  de  faire  une  certaine  figure, 
sont  absolument  de  circonstance.  Que  les  républicains  à  leur  tour,  môme 
les  républicains  avancés,  ne  dissimulent  pas  leurs  opinions,  c'est  leur 
droit,  ils  en  usent  et  ils  en  abusent  tous  les  jours  de  façon  à  ne  pas  se 
laisser  oublier;  mais,  de  bonne  foi,  est-ce  le  moment  d'entreprendre  avec 
fracas  des  campagnes  de  propagande  radicale  et  de  popularité,  d'aller 
de  ville  en  ville  semant  au  passage  les  paroles  enflammées,  cherchant 
les  banquets  offerts  à  la  vanité  en  voyage?  Assurément,  s'il  y  eut  jamais 
une  campagne  engagée  à  contre-temps,  c'est  celle  que  vient  de  faire 
M.  Gambetta,  et  il  en  a  été  le  premier  puni  par  les  mécomptes  qu'il  y  a 
trouvés. 

Les  historiographes  à  la  suite  du  radicalisme  ont  pu  raconter  de  leur 
mieux  les  ovations,  les  pérégrinations  triomphales  de  l'ancien  dictateur. 
Sans  doute,  c'est  d'un  bel  effet  de  boire  des  «  vins  d'honneur  »  avec  les 
braves  Suisses  venus  de  Genève  à  Annecy,  de  se  faire  escorter  par  quel- 
ques agens  municipaux  ou  quelques  conseillers-généraux,  de  recevoir 
dans  les  hôtels  les  députations  conduites  par  les  maîtres  de  cérémonies 
de  la  localité.  Au  fond,  les  suivans  de  M.  Gambetta  ont  pris  leur  propre 
enthousiasme  pour  l'enthousiasme  des  populations,  et  le  prince  bruyant 
du  radicalisme  a  eu,  chemin  faisant,  plus  d'une  déception.  Les  ovations 
étaient  décidément  plus  médiocres  qu'on  ne  l'a  dit.  Il  fallait  se  donner 
du  mal  pour  chauffer  la  représentation.  Les  «  sommités  du  parti  d  n'a- 
bondaient môme  pas,  puisqu'un  soir  M.  Gambetta  n'a  pas  pu  trouver  un 
complaisant  interlocuteur  avec  qui  échanger  seulement  un  petit  discours. 
Quant  aux  républicains  modérés,  ils  se  sont  abstenus,  et  la  foule  allait 
voir  le  «  grand  citoyen  »  comme  une  curiosité,  si  bien  que  le  «  grand 
patriote  »  a  fini  par  brusquer  le  voyage  et  par  s'en  aller  faire  une  halte 
à  Vevey  pour  méditer  à  l'aise  sur  l'éternelle  comédie  qui  s'appelle  «  beau- 
coup de  bruit  pour  rien  1  »  C'était  juste.  On  a  joué  à  M.  Gambetta  le  mau- 
vais tour  de  publier  ses  discours.  Des  mots,  des  mots,  des  déclamations, 
des  excitations,  et  pas  une  idée.  On  a  de  la  peine  en  vérité  à  se  dépêtrer 


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KETtTE.   —  CHRONipUB.  975 

avec  cette  éloquence  parlant  de  ceux  qui  se  jettent  «  dans  les  bras  de  la 
république  comme  dans  un  port,  »  représentant  !a  magistrature  comme 
«  Karbre  de  couche  du  mécanisme  social,  »  pour  s'écrier  aussitôt  qn^il 
faut  (c  introduire  là  à  pleins  bords  le  flot  démocratique.  »  M.  Gambetta 
s^est  trompé ,  il  n'a  pas  vu  qu'il  s^exposait  à  la  plus  dangereuse  des 
épreuves,  celle  de  donner  sa  vraie  mesure,  et  de  faire  dire  à  tous  ceux 
qui  ont  un  peu  de  bon  sens  que  te  hasard  a  d*étranges  caprices  pour 
avoir  fait  un  jour  un  dictateur  d'un  assez  médiocre  tribun  de  banquets. 
L'orateur  de  Grenoble  et  d'Annecy  n'a  pas  moins  fait  ce  qu'il  a  pu  pour 
enflammer  les  instincts  révolutionnaires,  tout  en  ayant  l'air  quelquefois 
de  vouloir  les  contenir,  pour  se  créer  une  sorte  de  candidature  au  gou- 
vernement par  la  complicité  de  toutes  les  passions  radicales,  au  risque 
de  semer  sur  ses  pas  une  agitation  qui,  si  elle  était  sérieuse,  serait  aussi 
compromettante  pour  la  France  que  pour  la  république  elle-même. 

C'est  là  jusquici  en  effet  ce  que  cette  campagne  d'agitation  a  produit 
de  plus  clair.  Elle  n'a  pas  pu  sans  doute  compromettre  sérieusement  la 
France,  elle  a  seulement  relevé  pour  un  instant  aux  yeux  de  l'Europe  ce 
fantôme  du  radicalisme  et  laissé  entrevoir  comme  une  réalité  possible  ce 
qui  n'est  qu'une  menace  des  passions  soulevées  en  courant  par  un  tribun 
étourdi.  Pense-t-on  qu'à  l'heure  où  nous  sommes,  avec  le  besoin  pres- 
sant, impérieux,  que  nous  avons  de  retrouver  des  amis,  de  compléter 
l'affranchissement  de  notre  territoire,  il  soit  indifférent  pour  le  pays 
d'inspirer  de  la  confiance  ou  de  fournir  à  nos  ennemis  un  prétexte  de 
plus  pour  nous  représenter  comme  le  peuple  éternellement  révolution- 
naire? M.  Thiers  disait  récemment  avec  une  tristesse  bien  naturelle  :  «  Je 
souffre  plus  que  vous  de  ce  qui  s'est  passé  à  Grenoble,  parce  que  cela 
entrave  notre  libération...  On  peut  compter  par  des  chiffres  énormes  le 
mal  que  le  discours  de  Grenoble  a  fait  à  l'industrie  et  aux  affaires...  n 
Voilà  ce  que  les  campagnes  du  radicalisme  peuvent  coûter  à  la  France, 
immédiatement  atteinte  dans  son  travail,  dans  son  crédit,  dans  sa  bonne 
renommée  et  même,  jusqu'à  un  certain  point,  dans  son  intégrité.  M.  Gam- 
betta s'est  donné  à  Grenoble  une  satisfaction  ambitieuse  ou  un  plaisir 
dont  la  nation  tout  entière  paie  les  frais.  On  a  certainement  exagéré 
l'autre  jour  en  racontant  que  le  ministre  de  l'intérieur  de  Russie,  M.  de 
lîmaschef,  en  ce  moment  à  Paris,  avait  adressé  quelques  représentations 
au  gouvernement  français  au  sujet  de  toutes  ces  agitations  radicales. 
M.  de  Timaschef  n'avait  aucun  caractère  diplomatique,  il  n'était  qu'un 
voyageur  :  il  n'a  pas  pu  adresser  au  gouvernement  les  paroles  qu'on  lui 
a  prêtées,  et  aucune  puissance  n'a  pu  se  croire  le  droit  de  faire  des  ob- 
servations sur  un  incident  tout  intérieur;  mais  ce  qu'on  n'a  pas  dit  offi- 
ciellement, on  a  pu  le  dire  sous  la  forme  d'un  témoignage  d'intérêt, 
d^une  crainte  amicale,  on  l'a  sûrement  pensé  dans  tous  les  cas.  Cest 
inévitable.  Devant  des  manifestations  dont  il  n'est  pas  toujours  facile  de 
mesurer  la  portée,  les  défiances  se  réveillent  natureflement,  les  sympa- 


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976  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

thies,  sans  cesser  d^être  réelles,  hésitent  à  se  prononcer,  et  on  en  vient 
à  cette  conséquence  malheureusement  assez  simple  dans  une  situation 
par  elle-même  si  extraordinaire  :  pendant  que  le  gouvernement  met  tout 
son  zèle,  toute  son  habileté,  tous  ses  efforts,  à  rétablir  par  degrés  le 
crédit  politique  et  moral  de  la  France,  des  agitateurs  sans  respect  poar 
leur  patrie,  sans  ménagement,  sans  prévoyance,  passent  leur  temps  à 
défaire  l'œuvre  laborieuse  et  patriotique  de  ceux  qui  ont  reçu  la  mission 
de  diriger  les  destinées  de  leur  pays. 

11  faut  dire  les  choses  telles  qu'elles  sont  et  regarder  cette  situation 
en  face.  Qu'on  imagine  le  radicalisme,  qui  se  croit  sûr  de  son  prochain 
triomphe,  arrivant  au  pouvoir  maintenant,  dans  six  mois,  dans  un  an, 
en  un  mot  avant  la  libération  déGnitive  du  territoire  :  qui  donc  sera  la 
première  victime,  si  ce  n'est  la  France  elle-même?  M.  Gambetta  ne  re- 
prendrait pas  aussitôt  la  guerre  à  outrance  contre  l'Allemagne,  c'est  très 
vraisemblable;  on  peut  soupçonner  au  contraire  que  son  premier  soin 
serait  d'envoyer  un  émissaire  à  Berlin  pour  rassurer  la  Prusse  sur  ses 
intentions,  si  par  hasard  la  Prusse  tenait  à  être  rassurée.  L'effet  ne  se- 
rait pas  moins  exactement  le  même.  De  toutes  parts,  la  conûance  se  re- 
tirerait de  notre  pays,  le  crédit  serait  suspendu,  la  réalisation  complète 
de  l'emprunt  deviendrait  peut-être  impossible,  et  le  résultat  serait  l'oc- 
cupation indéfinie  de  BelfortI  Ce  serait  le  dernier  prix  d'une  victoire 
révolutionnaire.  Voilà  la  vérité  qu'il  ne  faut  pas  se  dissimuler,  voilà  le 
danger  auquel  on  expose  le  pays.  Il  y  a  des  radicaux,  il  est  vrai,  qui  ne 
s'inquiètent  pas  de  ces  détails,  et  qui  font  une  propagande  d'un  autre 
genre.  Ils  s'en  vont  dans  les  campagnes,  répétant  aux  paysans  que  la 
seule  revanche  pour  la  France,  c'est  la  république,  que  la  république 
radicale,  une  fois  proclamée  dans  notre  pays,  c'est  la  mort  de  tous  les 
gouvernemens  en  Europe,  —  que  par  conséquent  on  n'a  pas  besoin  de  leur 
prendre  leurs  enfans,  de  créer  des  armées  nombreuses,  et  que  par  suite 
enfln  tous  les  impôts  qu'on  leur  inflige  sont  des  impôts  inutiles,  des  im- 
pôts monarchiques.  Ce  sont  là  les  indignités  qu'on  propage  dans  une 
intention  malsaine  de  popularité;  si  elles  pouvaient  arriver  jusqu'à  l'es- 
prit simple  des  habitans  des  campagnes,  si  elles  réussissaient  par  sur- 
prise dans  un  jour  de  vote,  ce  serait  la  ruine  déûnitive  de  notre  patrie, 
et  c'est  ainsi  que  le  radicalisme,  par  ses  ambitions  avouées  comme  par 
ses  propagandes  clandestines,  est  un  péril  permanent  pour  la  France, 
pour  notre  gran^ur  nationale.  Qu'arriverait -il  donc,  s'il  triomphait, 
puisqu'il  lui  suffit  aujourd'hui  de  se  montrer  pour  qu'on  ressente  aus- 
sitôt le  contre -coup  de  son  apparition  dans  tout  ce  qui  reste  à  faire 
pour  la  libération  du  territoire? 

Le  radicalisme,  par  ses  équipées  agitatrices,  sert  la  république  elle- 
même  comme  il  sert  la  France;  il  compromet  tout  ce  qu'il  touche,  tout 
ce  qu'il  prétend  soutenir,  et  M.  Thiers  a  pu  dire  l'autre  jour  avec  la  plus 
grande  netteté  de  raison  et  d'observation,  devant  la  commission  de  per* 


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RETUE'    —  CHRONIQUE.  977 

manence  de  rassemblée,  que  les  discours  de  M.  Gambetta  avaient  n  plus 
fait  rétrograder  la  république  qu'elle  ne  pourrait  rétrograder  par  la 
main  de  tous  ses  ennemis.  »  Voilà  le  résultat  aussi  évident  que  la  lu- 
mière, et  rien  en  vérité  n'est  plus  simple.  Le  radicalisme  a  beau  se  dé« 
guiser,  faire  le  diplomate,  flatter  M.  Thiers  quand  il  s'y  croit  intéressé, 
protester  de  son  respect  pour  la  loi,  et  même  se  donner,  comme  il  le  fait 
plaisamment  quelquefois,  pour  le  vrai  défenseur  de  l'ordre,  il  ne  peut 
jouer  longtemps  cette  comédie;  il  porte  en  lui  une  sorte  de  violence  in- 
née, il  vit  d'agitations,  de  surexcitations,  de  tout  ce  qui  effraie,  de  tout 
ce  qui  fait  reculer  une  société  régulière,  qui  a  ses  intérêts,  ses  habitudes, 
ses  traditions,  et  qui  a  besoin  de  paix,  de  tranquillité,  de  sécurité  dans 
le  travail.  Il  s'ensuit  que,  lorsqu'il  se  montre,  ne  fût-ce  qu'un  instant, 
dans  ses  vrais  instincts,  dans  sa  nature  essentielle,  il  épouvante  le  pays 
au  lieu  de  le  gagner  à  sa  cause.  Son  concours  est  plus  funeste  à  un  ré- 
gime, à  un  gouvernement,  que  son  hostilité.  Oui,  assurément  le  coup 
le  plus  terrible  qui  ait  été  porté  à  la  république  depuis  un  an,  c'est  le 
discours  que  M.  Gambetta  a  prononcé  à  Grenoble  comme  le  résumé  de 
la  campagne  qu'il  poursuivait,  parce  que  ce  discours  est  le  programme 
de  toutes  les  passions,  de  toutes  les  prétentions  exclusives  du  radica- 
lisme, parce  que  ce  n'est  qu'une  exhibition  jacobine  tombant  au  milieu 
d'une  société  en  possession  régulière  de  ce  qu'il  y  a  eu  de  légitime  dans 
la  révolution  par  laquelle  elle  s'est  transformée.  M.  Gambetta  semble 
ne  pas  soupçonner  qu'à  l'heure  où  nous  vivons,  si  la  république  n'est 
pas  le  gouvernement  de  tout  le  monde  sans  distinction  de  classe  ou  de 
date^dans  les  opinions,  s'il  y  a  des  républicains  de  privilège  et  des  répu- 
blicains convertis  de  la  «  onzième  heure,  »  qu'on  s'arroge  le  droit  de 
tenir  à  distance,  s'il  y  a  des  citoyens  dont  on  peut  dire  qu'on  les  trai- 
tera comme  des  «  pénitens,  »  en  les  laissant  u  à  la  porte  de  l'église,  »  si 
la  république  est  soumise  à  ces  restrictions  et  à  ces  tyrannies,  elle  n'est 
plus  qu'une  faction,  une  usurpation  de  parti.  M.  Gambetta  ne  voit  pas 
qu'à  force  de  rétrécir  le  terrain  sur  lequel  il  fonde  sa  république,  à  force 
d'exclure,  c'est  la  majorité,  c'est  le  pays  qu'il  met  hors  de  son  église,  et 
le  pays  après  tout  n'est  pas  d'humeur  à  subir  la  domination  des  inca- 
pables et  des  brouillons  qui  n'auraient  d'autre  titre  que  de  se  dire  les 
représentans  privilégiés  de  la  république. 

M.  Gambetta  a  cru  fort  habile  de  faire  appel  à  ce  qu'il  désigne  sous . 
le  nom  de  «  nouvelle  couche  sociale,  »  à  cette  génératiot  qui  est  entrée 
dans  les  affaires  depuis  deux  ans,  qui  remplit  aujourd'hui  les  conseils 
locaux.  Hélas  I  on  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  voir  cette  généra- 
tion nouvelle  attester  son  existence  par  la  capacité,  par  le  zèle,  par  le 
patriotisme.  Malheureusement  la  «  nouvelle  couche  sociale  »  n'est  pas 
aussi  féconde  qu'on  le  dit.  Sans  doute,  depuis  deux  ans,  il  y  a  eu  une 
certaine  invasion  de  radicaux  dans  les  conseils  des  départemens  et  dans 
TovB  CI.  -  1872.  62 


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978  BETDB  DES  DEUX  MOII0ES. 

les  mnnicipalités,  ils  ne  sont  pas  encore  aussi  nombreux  qu*<m  le  croit; 
mais  il  y  en  a,  et  là  où  ils  dominent,  que  font-Us?  ils  sont  radicaux  et  Us 
restent  radicaux;  au  lieu  d'administrer  les  affaires  locales,  ils  font  de  la 
politique,  ils  soulèvent  des  conflits  avec  les  préfets,  ils  portent  Tesprit 
de  parti  dans  les  moindres  incidens,  ils  respectent  la  loi  quand  la  Id 
leur  plait  S'il  y  a  des  troubles  dans  une  ville,  si  on  insulte  l'armée,  les 
maires  radicaux  se  mettent  avec  les  insnlteurs.  A  Marseille,  un  oonsdller- 
général  est  élu  trois  fois;  on  casse  son  élection,  on  refuse  de  l'admettre, 
on  le  laisse  hors  du  conseil,  «  à  la  porte  de  l'église,  »  parce  qu'il  n'est 
pas  du  parti.  A  Lyon,  les  radicaux  gouvernent  depuis  deux  ans  les  affaires 
municipales,  et  comment  vont  ces  affaires?  Récemment  encore  un  con- 
seiller peu  suspect,  puisqu^il  est  lui-même  radical,  donnait  sa  démis- 
sion parce  qu'on  prétendait  soustraire  le  budget  à  tout  contrôle,  pares 
qu^on  portait  dans  les  comptes  près  de  200,000  francs  de  «  dépenses 
imprévues  »  sans  rien  justifier,  25,000  francs  de  frais  d'administration 
sans  expliquer  l'affectation  de  cette  somme,  appliquée  peut-être  à  une 
distribution  illégale  de  jetons  de  présence  aux  membres  du  conseil. 
Cest  ainsi  que  les  radicaux  gouv^ nent,  et  c'est  pour  ce  gouvernement 
de  la  «  nouvelle  couche  sociale  »  que  M.  Gambetta  s'est  cru  permis  d'agi- 
ter le  pays,  d^entreprendre  une  campagne  dangereuse  pour  les  intérêts 
nationaux,  c(Hnpromettante  pour  la  république  elle-même,  qui  naturd- 
lement  sous  cette  figure  ne  fait  pas  beaucoup  de  prosélytes,  qui  par  le 
fait  est  moins  avancée  qu'elle  ne  l'était  il  y  a  trois  mois. 

Et  toutefois  il  ne  faut  pas  se  plaindre.  Cette  aventure  du  radicalisoie 
semée  de  banquets  et  de  discours  aura  eu  un  résultat  auquel  ne  s'atten- 
daient peut-être  pas  ceux  qui  l'ont  préparée,  et  qui  peut  être  heureux. 
Elle  aura  dissipé  les  confusions  qui  pesaient  sur  notre  politique  inté- 
rieure, elle  éclaircit  les  situations,  elle  a  déjà  provoqué  dans  la  com- 
mission de  permanence  de  l'assemblée  les  explications  les  plus  décisives. 
Jusqu'ici,  il  y  avait  des  esprits  chagrins  qui  se  plaisaient  à  chercher 
partout  réquivoque,  à  imaginer  on  ne  sait  quelle  alliance  secrète  ou 
pour  mieux  dire  un  système  de  ménagemens  réciproques  entre  le  gou- 
vernement et  les  radicaux.  Ceux  qui  ont  suivi  depuis  longtemps  M.  Thiers 
dans  sa  carrière,  et  qui  savent  à  quel  point  cet  esprit  d'une  supériorité 
si  séduisante  est  résolu  sur  certaines  questions  de  patriotisme  aussi  bien 
que  sur  tout  ce  oui  touche  à  l'ordre  public  sous  toutes  ses  formes,  ceux- 
là  ne  pouvaient  avoir  un  doute.  Ils  savaient  bien  que  la  patience  droon- 
specte  de  M.  le  président  de  la  république  était  une  conséquence  de  sa 
situation,  que  M.  Thiers  était  réduit  quelquefois  à  souffrir  ce  qu'il  ne 
pouvait  empêcher,  mais  qu'il  n'était  point  homme  à  se  laisser  gagn^  par 
quelques  flatteries  de  radicaux  intéressés  à  le  compromettre  dans  leur 
cause,  à  laisser  croire  tout  au  moins  qu'il  ne  les  désapprouvait  pas.  Se 
figurer  que  M.  Thiers  pouvait  avoir  des  faiblesses  pour  le  radicafisme, 


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RETUE.   —  CHBONIQUE.  979 

c'était  une  imagination  assez  singulière,  dont  l^esprit  de  parti  a  seul  pu 
faire  un  thème  de  polémiques.  M.  Thîers  a  des  faiblesses  pour  le  radicalisme 
comme  il  en  a  pour  les  épidémies  qui  courent  dans  le  pays,  et  il  Ta  bien 
montré  le  jour  où  un  acte  décisif  a  été  nécessaire.  Ce  jour-là,  il  n'a  pas 
seulement  suspendu  les  agens  municipaux  qui  étaient  sortis  de  leur  rôle 
en  se  mêlant  à  des  manifestations  poliiiques,  il  n'a  pas  seulement  puni 
quelques  officiers  qui  avaient  pris  part  à  la  réunion  de  Grenoble,  il  a 
voulu  aller  lui-môme  porter  devant  la  commission  de  permanence  l'ex- 
pression du  jugement  le  plus  net  et  le  plus  péremptoire.  Tout  ce  qu'il 
pouvait  faire,  il  Ta  fait;  il  n'a  pas  eu  à  rompre  avec  les  radicaui^,  dont 
il  n'était  certes  pas  l'allié;  il  a  maintenu  l'indépendance  de  sa  situation 
et  du  gouvernement,  marquant  d'un  sceau  indélébile  le  discours  de 
Grenoble,  montrant  au  pays,  dont  il  est  le  guide  justement  écouté,  les 
dangers  de  ces  manifestations,  de  ces  agitations  de  partis.  Il  a  répété  le 
mot  invariable  de  la  sagesse  et  de  la  nécessité  :  <(  n'agitez  pas  le  pays; 
il  réclame  l'union;  servons  la  France  en  étouffant  nos  vaines  que- 
relles..- » 

Il  faut  bien  comprendre  aussi  les  complications  au  milieu  desquelles 
se  débat  ce  gouvernement  obligé  de  tenir  tête  à  toutes  les  difficultés 
dans  une  situation  sans  exemple.  II  ne  peut  être  d'aucun  parti,  et  il  est 
réduit  à  contenir  tous  les  partis.  Il  remplit,  autant  qu'il  le  peut,  son 
rôle  de  médiateur,  arrêtant  résolument  les  radicaux  dans  leurs  excès, 
avertissant  quelquefois  aussi  l'extrême  droite  dans  ses  imprudences,  et, 
au  besoin,  s'il  croit  avoir  à  soupçonner  quelques  menées  bonapartistes, 
il  n'hésite  pas,  il  prend  des  mesures  comme  celle  dont  le  prince  Napo- 
léon vient  d'être  l'objet.  Le  prince  Napoléon  se  trouvait  depuis  quelques 
jours  aux  environs  de  Paris;  il  a  été  invité  à  quitter  la  France,  et,  sur 
son  refus  de  se  conformer  à  cette  invitation,  il  a  été  poliment  reconduit 
à  la  frontière.  Il  va  sans  dire  que  cet  acte  de  sévérité  ou  plutôt  de  pré- 
caution ne  devait  à  aupun  degré,  dans  la  pensée  du  gouvernement, 
s'appliquer  à  la  princesse  Glotilde,  qui  se  trouvait  avec  le  prince  Napo- 
léon et  qui  n'a  pu  être  atteinte  que  par  circonstance.  Sans  doute  c'est  là 
une  mesure  tout  exceptionnelle,  discrétionnaire,  qu'aucune  loi  n'auto- 
rise, M.  Thiers  en  est  convenu  sans  détour,  et  c'est  précisément  pour 
cela  qu'il  n'y  a  point  à  discuter.  En  prenant  un  tel  acte  sous  sa  respon- 
sabilité, le  gouvernement  n'a  pas  pu  se  décider  sans  avoir  quelque  rai- 
son sérieuse,  et,  dans  tous  les  cas,  il  faut  l'avouer»  les  bonapartistes 
seraient  les  derniers  qui  pussent  être  fondés  à  se  plaindre  de  cette  in- 
tervention exceptionnelle  et  modérée  de  la  raison  d'état.  Il  faut  bien  ad- 
mettre qu'un  gouvernement,  qui  agit  d'ailleurs  sous  le  contrôle  inces- 
sant du  pays  et  d'une  assemblée,  qui  a  chaque  jour  à  rendre  compte  de 
ce  qu'il  fait,  peut  se  trouver  en  face  de  circonstances  qui  lui  imposent 
un  acte  de  résolution  et  d'initiative. 


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980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  rôle  du  gouvernement  actuel  est  de  défendre  la  situation,  dont  il 
est  le  gardien,  et  le  caractère  de  sa  politique  résulte  précisément  de 
cette  attitude  qu'il  prend  vis-à-vis  des  partis,  surtout  des  déclarations 
de  M.  Thiers  au  sujet  des  agitations  récentes  du  radicalisme.  Ces  dé- 
clarations restent  évidemment  aujourd'hui  le  fait  important  et  décisif, 
parce  qu'elles  déûnissent  mieux  le  terrain  sur  lequel  on  va  se  retrou- 
ver, parce  qu'elles  dissipent  toutes  ces  obscurités,  toutes  ces  méfiances, 
tous  ces  ombrages  dont  notre  politique  était  encombrée,  parce  qu'enfin 
elles  rendent  naturel  et  facile  le  rapprochement  de  toutes  les  fractions 
modérées,  dont  les  divisions  ont  fait  jusqu'ici  la  faiblesse.  M.  Gambetta, 
sans  le  vouloir,  a  remporté  cette  victoire  par  son  discours  de  Grenoble; 
il  a  rappelé  à  toutes  les  opinions  modérées  le  devoir  et  la  nécessité  de 
s'entendre  pour  mettre  le  pays  à  l'abri  des  hasards  et  des  irruptions  ré- 
volutionnaires. Il  ne  s'agit  plus  de  discuter  sur  un  nom,  sur  une  forme. 
La  situation  qui  nous  a  été  faite,  qui  est  le  résultat  de  la  force  des  choses 
encore  plus  que  de  la  volonté  des  hommes,  cette  situation  existe;  il  s^a- 
git  de  l'organiser,  de  l'affermir,  de  la  régulariser  par  des  institutions 
complémentaires,  par  une  seconde  chambre,  par  une  vice-présidence, 
par  une  loi  électorale,  de  telle  façon  que  la  France  puisse  aborder  ave 
quelque  fermeté  les  crises  qui  l'attendent  encore.  C'est  là  l'œuvre  de 
la  prochaine  session  de  l'assemblée,  et  la  campagne  du  radicalisme,  en 
révélant  le  danger,  aura  fait  beaucoup  pour  préparer  les  rapprochemens 
qui  peuvent  rendre  cette  œuvre  fructueuse.         ch.  de  m azade. 


REVUE   MUSICALE. 

Qui  vraiment  s'intéresse  à  l'art  aujourd'hui?  C'est  une  question  qu'il 
devient  impossible  de  ne  pas  s'adresser  quand  on  fréquente  les  théâtres. 
Vous  assistez  à  des  représentations  détestables,  et  la  salle  est  remplie 
jusqu'aux  combles.  A  quoi  sert  de  vouloir  protester  en  pareille  circon- 
stance, quand  le  public  afflue,  applaudit,  et  qu'un  directeur  peut  vous 
répondre  :  la  preuve  que  tout  est  pour  le  mieux,  c'est  que  je  fais  de 
Targent?  A  cet  argument,  il  n'y  a  point  en  effet  de  réplique,  et  ce  qui 
nous  étonne,  c'est  qu'un  directeur  ne  ^e  dise  pas  que  cette  troupe, 
telle  quelle,  lui  coûte  encore  trop  cher,  et  qu'il  en  pourrait  avoir  une  à 
moindres  frais.  Ce  que  nous  avançons  là  n'est  point  pour  chagriner 
rOpéra,  mais  simplement  pour  constater  ce  fait  regrettable,  que  le  public 
de  l'heure  présente  ou  ne  s'y  connaît  plus,  ou  n'a  que  de  l'indiffé- 
rence. Réagir  contre  tant  d'ignorance  ou  d*apathie  serait  assurément 
une  œuvre  très  méritoire,  attendu  que  rien  ne  vous  oblige  à  vous 
amender,  ni  le  goût  du  public,  ni  les  remontrances  de  l'administration 


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RETUE.   —  CHRONIQUE*  981 

supérieure,  qui,  placée  à  Tinstruction  publique,  c'est-à-dire  hors  de  la 
question,  continue  h  tout  approuver  ou  à  tout  laisser  faire.  Nous  disions 
dernièrement  que  la  troupe  actuelle  pourrait  encore  rendre  des  ser- 
vices; oui  certes,  mais  à  la  condition  d'être  employée  à  monter  des  ou- 
vrages nouveaux  sous  la  direction  de  leurs  auteurs,  qui  lui  imprime- 
raient une  force  d'ensemble  et  de  cohésion  dont  elle  a  grand  besoin,  et 
c'est  toujours  dans  des  reprises  qu'on  nous  la  montre  comme  pour  l'ex- 
poser aux  plus  écrasantes  comparaisons. 

En  outre  voilà  maintenant  que  cette  troupe  se  dédouble,  et  qu'on 
met  en  avant  les  seconds  sujets  alors  que,  même  avec  les  chefs  d'em- 
ploi, la  partie  ne  serait  déjà  point  trop  belle.  Ainsi,  dans  cette  reprise 
du  Prophète,  pourquoi  M"«  Bloch  quand  on  avait  M"«  Gueymard?  pour- 
quoi M"'  Arnaud  quand  on  avait  M"«  Mauduit?  L'intérêt  de  la  soirée, 
nous  le  savons,  se  portait  tout  entier  sur  Jean  de  Leyde,  qu'avait  choisi 
M.  Sylva  comme  rôle  de  second  début;  était-ce  donc  une  raison  pour 
négliger  l'ensemble,  qui  n'a  pas  été  ce  qu'il  aurait  pu  être?  L'œuvre  de 
Meyerbeer  s'en  allait  tiraillée  de  tous  côtés,  et  c'était  comme  un  im- 
mense ennui  qui  s'exhalait  de  cette  grande  musique  exécutée  de  la 
sorte,  sans  entrain  et  sans  conviction.  Il  faut  toujours  que  les  faiblesses 
d'un  homme  aient  leur  châtiment.  Meyerbeer  avait  ce  travers  de  prendre 
la  mesure  de  ses  rôles  sur  des  sujets  exceptionnellement  doués,  in- 
carnant son  idéal  dans  le  virtuose  qui  posait  devant  lui,  se  préoccu- 
pant jusqu'à  la  superstition  d'un  timbre  de  voix  particulier  ou  d'un 
détail  de  mise  en  scène.  Qu'il  obtînt  par  là  tout  ce  que  le  moment 
pouvait  donner  de  satisfaction  à  sa  dévorante  soif  de  succès,  cela  se 
conçoit  aisément,  mais  ces  prodiges  d'exécution  achetés  par  des  pro- 
diges de  persévérance,  d'obstination,  ne  devaient  durer  qu'un  temps,  et 
ne  se  retrouveront  pas,  ce  qui  lui  faisait  dire  avec  mélancolie  :  «  Nous  ne 
reverrons  plus  le  premier  ensemble  des  Huguenots.  »  En  effet,  dans 
de  telles  conditions  d'enfantement,  la  première  exécution  est  toujours  la 
meilleure,  celle-là  seule  rend  tout;  plus  tard  apparaissent  les  défauts, 
les  lacunes.  La  musique  de  Mozart  s'éclaire  elle-même,  vous  la  jouez  au 
piano,  et  c'en  est  assez  pour  qu'elle  vous  livre  tous  ses  trésors;  la  mu- 
sique de  Meyerbeer  compte  beaucoup  sur  son  appareil  théâtral,  spécule 
sur  l'âme  et  la  voix  du  chanteur,  en  veut  à  sa  pantomime,  à  son  cos- 
tume, et  lorsque  dans  le  système  quelque  chose  vient  à  manquer,  vous 
avez  des  représentations  comme  cette  reprise  du  Prophète,  des  soirées 
qui,  sans  renverser  de  fond  en  comble  votre  admiration,  en  ébranlent 
fort  l'édifice. 

Mais  n'allons  pas  trop  loin,  et  qu'une  impression  défavorable  ne  nous 
rende  pas  injustes  envers  les  beautés  de  l'ouvrage,  ce  finale  du  troi- 
sième acte  par  exemple  et  son  admirable  prosopopée,  qui  jaillit  du 
sein  des  masses  harmoniques  en  éblouissante  irradiation.  Quel  en- 
thousiasme dans  ce  début  et  quelle  habileté  de  déduction  quand  le 


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982  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  passe  de  l'accent  solenuel  des  premières  mesures  aa  style  fleuri 
des  vieux  italiens!  Cette  phrase,  d'un  art  composite  si  merveilleux, 
M.  Sylva  la  dit  vaillamment.  Faible,  incertain  et  traînant  jusqu'alors,  il 
s'affirme  à  ce  moment  et  s'y  relève  roi.  Rien  encore  de  formé  dans  œ 
talent,  mais  des  promesses  tant  et  plus.  La  voix  est  franche,  abondante 
et  d'un  médium  resplendissant;  l'éclat  seul  fait  son  défaut,  elle  sort 
par  saccades  à  larges  nappes,  se  donnant  toute  sans  réserve.  Un  pro- 
verbe dit  :  aux  innocens  les  mains  pleines;  M.  Sylva  est  un  innocent  II 
s'agit  de  régler,  d'assouplir,  et  je  crains  maintenant  que  M.  Daprez  ne 
porte  préjudice  à  son  élève,  s'il  continue  à  le  vouloir  pousser  du  côté  de 
la  déclamation.  Savoir  chanter  est  le  grand  point,  et  ce  n'est  pas  en 
jouant  Robert  et  le  Prophète  que  cet  art  s'apprend.  M.  Sylva  possède  à 
part  lui  de  précieux  avantages  :  il  a  la  jeunesse,  la  voix,  l'intelligence, 
tout  ce  qu'il  faut  pour  devenir,  en  travaillant,  un  chanteur  de  preiçier 
ordre.  Qu'il  prenne  donc  un  vigoureux  parti  et  se  tourne  résolument 
vers  la  grande  école  vocale  italienne,  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  a  que 
perdition.  Zingarelli,  Paesielio,  Rossini,  Bellini  môme,  force  est  toujours 
d'en  venir  là.  Qu'était-ce  que  Duprez  avant  sa  campagne  d'Italie?  Le 
jour  où  M.  Sylva  sera  capable  d'enlever  seulement  la  cavatine  de  Niobij 
le  royaume  des  Huguenots  lui  sera  ouvert.  Le  répertoire  de  l'Opéra  n'en- 
seigne rien.  Vous  chanteriez  vingt  ans  cette  musique,  et  vous  n'en  smiez 
pas  plus  avancé  :  sa  fonction  est  de  tuer  les  voix  que  d'autres  ont  éda- 
quées;  c'est  le  Minotaure,  —  tandis  que  le  répertoire  italien  n'a  que  sa- 
lutaires influences  pour  ceux  qui  s'y  adonnent,  et  qu'on  en  peut  dire  ce 
que  les  anciens  disaient  de  la  bonne  Gybèle  :  Almaparens! 

Puisque  cette  heureuse  chance  vous  arrive  d'avoir  mis  la  main  sur 
on  jeune  ténor,  veillez  à  ce  que  la  rare  plante  se  développe  et  fructifie. 
Ce  n'est  certes  pas  nous  qui  viendrons  déranger  ce  travail  de  perfection- 
nement, nous  y  voudrions  au  contraire  pousser  de  toute  notre  f(H^,  et 
ce  que  nous  déclarons  au  sujet  de  M.  Sylva  s'appliquerait  également  à 
la  nouvelle  administration  du  théâtre.  Mais  quel  grand  ouvrage  est  à 
l'étude?  Sans  aucun  doute  la  reprise  de  la  Juive,  rajustée,  restaurée, 
avec  ses  décors  et  ses  costumes  en  partie  renouvelés,  a  porté  coup.  Celle 
du  Prophète,  assurément  moins  réus^e,  nous  a  fait  voir  l'aurore  d'un 
ténor.  Cependant  le  Roi  de  Thulé  ne  saurait  indéûniment  garder  la 
chambre,  le  public  s'ennuie  à  demander  toujours  de  ses  nouvelles  et 
réclame  impatiemment  qu'on  le  lui  montre.  Nous  savons  qu'on  s'occupe 
aussi  de  deux  ballets,  le  premier  appelé  GretnchGreen,  et  dont  la  mu- 
sique est  de  M.  Guiraud,  le  second  ayant  pour  titre  le  Preneur  de  rats, 
et  confié  à  M.  Masseuet;  mais  ce  programme  ne  nous  révèle  dans  l'a- 
venir aucune  œuvre  importante.  Admettons  que  l'administration  ait 
des  scrupules,  qu'entre  C Esclave  de  M.  Membrée,  le  Sigurd  de  M.  Reyer 
et  la  Jeanne  d'Arc  de  M.  Mermet  son  cœur  balance;  un  tel  cas  de  con- 
science ne  saurait  pourtant  se  prolonger.  Il  se  peut  même  que,  par  des 


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BEYUE*   —  CHRONIQUE.  98S 

motifs  ignorés  de  nous,  pas  un  de  ces  ouvrages  ne  soit  finalement  adopté. 
Serait-ce  donc  vrai  qu'aux  yeux  de  la  raison  d'état  le  sujet  de  Jeanne 
dArc  aurait  tort  à  l'heure  où  nous  sommes?  a  La  meilleure  âme  de  la 
France^  celle  en  qui  renaquit  la  France^  Jeanne  d'Arc,  prit  sa  première 
inspiration  aux  marches  lorraines,  dans  la  mystérieuse  clairière  où  se 
dressait,  vieux  de  mille  ans,  l'arbre  des  fées,  arbre  éloquent  et  qui  lui 
parla  de  la  patrie.  »  L*héroîne  dont  M.  Michelet  parle  en  ces  termes  se- 
rait en  disgrâce;  s'il  en  est  ainsi,  qu'on  annonce  la  mise  à  Tétude  de 
quelque  chef-d'œuvre  du  passé. 

Reprendre  Armide  fut  le  rêve  de  Tancienne  administration;  pourquoi 
ne  reviendrait-on  pas  à  cette  idée?  Dans  l'effacement  des  générations  pré- 
sentes, les  chefs-d'œuvre  classiques  sont  encore  la  meilleure  ressource. 
Nous  ne  demandons  point  qu'un  directeur  de  l'Opéra  se  lance  de  gaîté 
de  cœur  à  travers  les  aventures  et  qu'il  dépense  100,000  francs  pour  la 
plus  grande  gloire  d'un  auteur  qui  ne  lui  offre  que  de  médiocres  garan- 
ties; —  ce  que  nous  voudrions,  cf  est  que  la  subvention  fut  employée  utile^ 
ment,  qu'on  fit  quelque  chose,  et  quelle  plus  belle  occasion  de  se  mettre 
en  frais?  Du  reste,  ces  sortes  d'entreprises  ont  ce  double  avantage,  que, 
tout  en  profitant  à  l'art,  elles  enrichissent  aussi  le  théâtre.  Montée  avec 
la  splendeur  que  le  sujet  réclame,  Armide  aurait  pour  le  public  d'aujour- 
d'hui l'intérêt  et  l'atiraction  d'une  nouveauté.  Â  la  place  du  quatrième 
acte,  désormais  impossible,  on  mettrait  un  ballet,  dont  la  musique  se- 
rait habilement  choisie  dans  les  œuvres  de  Gluck.  A  défaut  d'un  con- 
cours actif,  M"«  Viardot  apporterait  sa  longue  expérience,  et  pour  ré- 
viser les  textes  et  conduire  les  répétitions  les  piaîtres  spéciaux  ne 
manqueraient  pas.  On  nous  dirait  qu'un  tel  projet  va  se  réaliser  que 
nous  y  applaudirions  vivement.  Quelle  que  soit  notre  prédilection  pour 
les  ouvrages  nouveaux,  nous  accepterions  de  grand  cœur  ce  pis-aller  où 
nous  verrions  la  preuve  la  plus  convaincante  de  la  bonne  foi  d'une  ad- 
ministration résolue  à  n'éluder  aucune  charge,  et  qui,  rebutée  dans  le 
présent,  se  retourne  vers  le  passé  plutôt  que  de  laisser  dire  qu'elle  ne 
cherche  qu'à  gagner  du  temps. 

L'Opéra-Gomique  continue  après  comme  devant  à  vivue  de  son  réper- 
toire. Au  bout  de  trois  mois  de  clôture,  ses  portes  se  sont  rouvertes  et 
son  affiche  imperturbable  fonctionne  avec  la  ponctualité  d'une  horloge 
marquant,  au  lieu  des  heures,  tantôt  la  Dame  blanche,  tantôt  le  Pré  aux 
CUrcs,  tantôt  Haydée  et  tantôt  Zampa;  puis,  quand  la  liste  est  finie,  on 
recommence.  Ge  n'est  pas  que  la  litanie  soit  désagréable,  bien  exécutée, 
on  trouverait  même  qu'elle  a  du  charme.  Le  malheur  veut  que  la  crise 
qui  tourmente  l'Opéra  travaille  aussi  l'Opéra-Gomique.  Des  débuts  presque 
chaque  soir,  et  pas  un  sujet,  pas  une  espérance!  Sans  cette  vaillante 
}â^  Garvalho,  que  deviendrait^on  ?  Autour  d'elle  au  moins  règne  un  peu 
d'ensemble,  l'autorité  de  sa  présence  maintient  encore  quelque  discipline 


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98&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parmi  ces  voix  trop  souvent,  hélas!  réfractaires  au  ton  et  à  la  mesure; 
mais  le  Prè  ava  Clercs  a  ses  lendemains,  et  quand  on  joue  Zampa,  force 
est  aux  amis  du  pauvre  Hérold  de  reconnaître  que  pour  eux  ce  n'est  pas 
tous  les  jours  fête  I  L'exécution  d'Haydèe  vaut  à  peu  près  celle  de  Zampa, 
Dans  l'une  comme  dans  l'autre  de  ces  deux  partitions,  la  musique  dé- 
passe les  conditions  ordinaires  du  genre,  et  si  l'Opéra  semble  avoir  ren- 
contré son  ténor,  rOpéra-Gomique  cherche  toujours  le  sien.  L'absence  de 
M.  Capoul  produit  un  vide  irréparable.  Ck)mment  faire  cependant,  si 
M.  *Gapoul,  mis  en  goût  par  ses  succès  de  Londres  et  d'Amérique,  ne 
veut  plus  désormais  que  du  répertoire  italien?  La  concurrence  que  l'é- 
tranger nous  oppose  finira  par  rendre  nos  théâtres  impossibles;  voilà 
maintenant  que  le  Nouveau-Monde  vient  peser  sur  notre  marché  de  tout 
le  poids  de  ses  dollars.  Un  million  pour  une  tournée  en  Amérique,  ou 
500,000  francs,  s'il  vous  plaît  de  ne  point  sortir  d'Europe  et  d'exercer 
votre  art  en  vous  promenant  de  capitale  en  capitale,  c'est  généralement 
le  prix  dont  se  paie  aujourd'hui  la  virtuosité  de  choix!  Que  peut  à  cela 
répliquer  un  modeste  directeur  de  l'Opéra  ou  de  Favart?  Quel  argument 
fera-t-il  valoir  à  son  profit?  Le  patriotisme?  Assurément,  selon  les  bien- 
séances, cet  argument  devrait  avoir  quelque  prise  sur  MM.  Faure  et  Ca- 
poul, que  notre  Conservatoire  a  formés,. que  la  Franco  a  produits,  lancés 
et  consacrés  :  sur  les  talens  exotiques,  il  reste  sans  crédit.  Aussi  n'est- 
ce  point  par  ce  côté  que  nous  voudrions  que  la  question  fût  discutée, 
et,  laissant  le  point  de  vue  sentimental  et  philosophique,  nous  aime- 
rions à  n'envisager  que  l'intérêt  même  du  chanteur,  son  propre  avantage 
dans  le  présent  et  l'avenir.  Nous  demanderions  par  exemple  à  M.  Faure 
si  le  million  qu'il  se  prépare  à  s'en  aller  chercher  en  Amérique  le  ré- 
compensera des  traverses  innombrables  auxquelles  il  s'expose.  En  jouira- 
t-il  seulement  de  ce  million  gagné  au  prix  de  tant  de  périls,  de  servi- 
tudes, d'exhibitions  foraines?  On  sait  ce  qu'on  quitte,  on  ignore  ce  qu'on 
trouvera,  et  ne  valait-il  pas  mieux  prolonger  sa  carrière  en  se  conten- 
tant des  gros  appointemens  que  donnait  l'Opéra?  Cest  l'ôternelle  his- 
toire de  l'homme  qui  court  après  la  fortune  et  de  Thomnie  qui  l'at- 
tend chez  lui,  enpfamille,  applaudi,  qhoyé  d'un  public  qui  l'apprécie  à  son 
mérite  et  sait  distinguer  jusqu'aux  moindres  nuances  de  son  talent,  il 
semble  que,  si  quelque  chose  devrait  dégoûter  un  chanteur  de  cette  vie 
errante  et  vagabonde,  c'est  l'exemple  de  Mario.  Pauvre  illustre  ténor, 
usé,  vieilli  dans  les  aventures!  de  tant  de  trésors  cherchés  au  loin,  rou- 
bles de  Saint-Pétersbourg,  onces  d'Espagne,  écus,  florins,  ducats,  livres 
sterling,  que  lui  reste-t-il  à  cette  heure?  Moins  nomade,  peut-être  eût-il 
mieux  administré  sa  fortune.  Penser  qu'à  son  âge,  à  l'âge  sonné  de  la 
retraite  et  du  repos,  il  en  est  à  s'embarquer  pour  de  nouvelles  migra- 
tions !  Où  le  mène-t-on?  A  la  conquête  du  million  légendaire,  le  reste 
lui  importe  peu;  c'est  à  l'entrepreneur  Strakosch  de  fixer  l'itinéraire.  On 


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REYUE.   —  CHRONIQUE.  986 

ira  d'abord  à  New- York,  puis  à  San-Fraocisco,  puis  en  Chine,  au  Japon, 
que  saiHe  ?  ^^  ^^  cavatine  en  cavatine  on  aura  fait  le  tour  du  monde, 
en  se  refaisant  une  fortune. 

L'Opéra  -  Comique  promet  à  son  public  pour  cet  hiver  le  Roméo  de 
M.  Gounod.  M.  Capoul,  sur  qui  on  avait  beaucoup  spéculé,  manquera 
probablement  à  la  fête;  mais  en  revanche,  on  aura  dans  Juliette  M^  Car- 
valho,  toujours  plus  jeune  de  ses  quinze  ansi  Triste  sujet  que  celui-là, 
bien  lugubre  pour  l'aimable  scène  delà  Dame  blanche  et  du  Domino  noir, 
et  qui  d'autant  plus  contrastera  que  l'auteur  semble  s'être  davantage 
appliqué  à  sombrer  la  teinte.  Il  existe  quelque  part,  sur  ce  motif  des 
amans  de  Vérone,  une  autre  partition  pétulante  de  verve,  joyeuse  jusque 
dans  la  passion,  où  se  meuvent  dans  l'entrain  familier  et  la  belle  humeur 
d'une  musique  de  demi-caractére  tous  les  personnages  secondaires  de 
Shakspeare,  où  la  nourrice  et  Mercutio  se  renvoient  l'apostrophe,  où  le 
frère  Laurent  cueille  ses  plantes  et  marie  les  jeunes  gens  avec  la  même 
bonhomie,  sans  se  croire  obligé  d'officier  pontificalement.  Cette  musique 
charmante,  émue,  toute  de  genre,  faite  pour  s'adapter  an  cadre,  vous 
croiriez  que  le  théâtre,  voulant  donner  un  Roméo,  l'aurait  choisie?  Nul- 
lement, on  retourne  à  la  tragédie  de  Ducis.  Entre  deux  œuvres,  dont 
Tune  n'obtint  à  son  aurore  qu'un  assez  mince  succès  d'estime  et  ne  peut 
phis  rien  avoir  à  nous  apprendre ,  tandis  que  l'autre  encouragerait,  dé- 
ciderait peut-être  une  vocation,  on  prend  la  première,  celle  pour  laquelle 
aux  yeux  du  public  aucune  prévention  favorable,  aucun  attrait  de  curio- 
sité, ne  sauraient  exister.  C'est  ainsi  que  les  choses  marchent  et  mar- 
cheront aussi  longtemps  qu'il  y  aura  des  directeurs  de  théâtre  pour 
pratiquer  les  saintes  voies  de  la  routine  et  des  subventions  pour  les 
y.  aider. 

Aux  Italiens,  la  première  saison  n'a  jamais  compté  beaucoup ,  même 
aux  périodes  les  plus  florissantes  du  théâtre;  il  n'y  a  donc  point  à  '^ 
prononcer  jusqu'à  présent,  et,  si  ce  que  nous  entendons  et  voyons  n'est 
que  fort  médiocre,  on  ne  doit  pas  se  hâter  d'en  conclure  rien  de  trop 
fâcheux  pour  l'avenir.  L'accueil  assez  froid  du  public  d'ouverture  s'ex- 
plique en  ce  moment,  et  par  le  choix  des  ouvrages  qu'on  lui  donne,  et 
par  l'insuffisante  exécution  de  ces  ouvrages  d'ailleurs  vieillis  et  démo- 
dés. La  Traviata  est  une  des  partitions  les  plus  incolores  de  Verdi;  vous 
trouvez  là  tous  les  défauts  du  maître  :  absence  d'idées,  accumulation 
d'effets  contradictoires.  Cette  scène  de  mardi  gras  par  exemple,  inter- 
calée grossièrement  au  milieu  d'une  situation  qui  s'efforce  de  pousser 
à  l'élégie,  ces  langoureuses  romances  de  ténor,  ces  cavatines  de  prima 
donna,  tout  ce  sentimentalisme,  toute  cette  bravoure  à  outrance ,  em- 
pruntent la  meilleure  partie  de  leur  valeur  à  la  personnalité  du  virtuose; 
ôtez  de  ce  cadre  Mario  ou  Nicolini,  la  Patti  ou  la  Nilsson,  et  il  ne  vous 
restera  que  la  parodie  musicale  d'un  vaudeville  larmoyant.  —  M.  Capoul 
réussira-t-il  à  conjurer  l'indifférence  du  public  à  l'égard  d'une  scène  jadis 


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086  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

si  noblement  fréquentée?  Je  n'oserais  trancher  d'aTance  la  qnestkn, 
et  me  garderais  bien  surtout  de  dire  non.  Le  public  est  deveno  à  ce 
point  fantasque  et  versatile  que  c'est  probablement  par  sa  qualité  de 
Français  et  de  tenorino  d'opéra-comique  que  l'ex-pensionnaire  de  Favan 
passionnera  le  haut  dilettantisme,  qui  ne  jure  que  par  Bubini  et  Ma- 
rio, Tamberlick  et  Fraschini.  «  Monseigneur,  disait  autrefois  l'abbé  de 
Bemis  au  duc  de  Choiseul,  qui  lui  refusait  une  place,  vous  m'empê- 
chez de  faire  une  petite  fortune;  très  bien,  j'en  ferai  une  grande I  » 
Cest  exactement  la  situation  de  M.  Gaponl  vis-à-vis  de  ses  directeurs, 
refusant  de  céder  à  ses  exigences.  L'opéra-comique  l'ennuyait,  et  c'est 
Topéra-comique  qu'il  nous  ramène  aux  Italiens  avec  Marta.  Nous  atten- 
drons plus  ample  information,  puisque  nous  n'avons  encore  jusqu'à  pré- 
sent que  le  Capoul  de  la  première  manière,  l'agréable  ténor  de  Fra 
Diavolo,  de  Marie  et  du  Jour  de  bonheur.  Nos  renseignemens  sur  la 
nouvelle  vocation  de  M.  Capoul  ne  seront  guère  complets  que  lorsque 
nous  l'aurons  entendu  dans  quelque  ouvrage  du  répertoire,  par  exemple 
la  Sonnanbula,  musique  de  chanteur,  où  vibre  la  corde  émue  et  pathé- 
tique, et  qu'on  ne  saurait  aborder  avec  suocès  qu'en  ayant  dans  l'âme 
et  dans  la  voix  l'accent  et  le  style  de  l'école.  Chanter  le  Rêve  dTanrnr 
on  les  Puritaifis  n'est  point  le  même  art.  Il  est  vrai  que,  le  Théâtre-Ita- 
lien proprement  dit  n'existant  plus,  on  peut  aujourd'hui  parcourir  à 
moindres  frais  la  cairière  de  virtuose.  Il  s'agit  tout  simplement  de  s^en- 
r61er  dans  une  troupe  d'élite,  celle  de  Londres  on  de  Saint-Pétersbourg. 
M.  Capoul  savait  bien  qu'il  retrouverait  là  son  ancien  répertoire,  et 
qu'en  se  dénationalisant  il  ne  se  transformait  qu'à  demi,  puisqu'il  n'y 
a  désormais  de  véritable  Théâtre-Italien  en  Europe  que  celui  où  l'on 
joue  des  opéras-comiques  français.  f.  de  lagenevab. 


BS8AIS    BT    NOTICES. 


EXPLORATION    NOUVBLLB    OB    LA    PALBSTIRB. 

DaurifHom,  çéognpktqui,  htOariqne  ei  ûrdtéoUifiqm  éê  la  PotefiM^ 

accoiapagnéo  de  cartot  détaiUéas,  par  H.  V.  Onéiin  (1). 

Les  publications  érudites  qui  honorent  la  France  sortent  rarement 
du  cercle  restreint  pour  lequel,  il  est  vrai,  elles  sont  composées.  Le  pa- 
blic  éclairé,  qui  aime  à  s'instruire,  perd  beaucoup  à  ne  pas  les  suivre 
toujours  avec  assez  d'attention  :  il  s'étonnerait  de  Tintérèt  général 
qu'elles  présentent;  il  y  verrait  aussi  par  combien  d'efforts  notre  pays 
maintient  sa  place  dans  la  science.  Quelques  esprits  chagrins  n'ont  guère 
d*éloges  que  pour  les  travaux  qui  nous  viennent  de  l'étranger.  Ce  pessi- 

(f  )  3  ToL  in-S»,  Paris,  ChallaiBel,  éditeur. 


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RETUE.   —  CHRONIQUE.  987 

misme  donne  lieu  de  leur  part  à  des  appréciations  sévères  pour  nos  sa- 
vans.  Un  simple  inventaire  des  bons  ouvrages  qui  paraissent  chez  nous 
montrerait  ce  qu'il  y  a  de  faux,  ce  qu'il  y  a  de  léger  dans  ces  juge- 
mens  prononcés  d'un  ton  si  grave,  et  avec  si  peu  de  souci  de  la  gloire 
nationale. 

L'ouvrage  que  publie  M.  Guérin  est  de  ceux  qu'on  peut  opposer  à  ces 
détracteurs.  Il  compte  déjà  trois  forts  volumes  in-8^,  consacrés  à  la  seule 
province  de  Judée,  L'œuvre  entière.  Description  géographique,  histo- 
rique et  archéologique  de  la  Palestine,  comprendra  encore  quatre  vo- 
lumes et  peut-être  six.  Le  concours  de  l'eut,  indispensable  à  une  pareille 
entreprise,  ne  lui  a  pas  manqué.  Il  n'est  pas  en  Europe,  sans  excepter 
.l'Allemagne,  un  seul  pays  où  les  grandes  publications  soient  rendues 
plus  faciles  par  l'intervention  des  pouvoirs  officiels.  Nos  voisins  savent 
bien  que  cette  libéralité  publique  pour  les  œuvres  de  haute  érudition 
est  chez  nous  une  habitude.  Ils  y  ont  recours  parfois  et  non  sans  succès. 

La  tâche  que  s'est  imposée  M.  Guérin  demandait  un  courage  peu 
commun.  Pour  ne  parler  que  des  trois  volumes  aujourd'hui  parus,  la 
Judée,  à  laquelle  ils  sont  exclusivement  consacrés,  —  l'auteur  laisse 
provisoirement  de  côté  Jérusalem,  qui  fera  l'objet  d'une  publication  à 
part,  —  ne  compte  pas  moins  de  six  cents  villes,  villages,  bourgs,  lieux 
remarquables.  Ce  sont  ces  six  cents  localités  que  le  voyageur  a  visitées» 
ne  laissant  rien  en  dehors  de  sa  route,  revenant  plusieurs  fois  sur  le 
même  point.  Il  en  donne  l'état  actuel,  la  statistique,  recherche  les  noms 
que  ce  lieu  a  portés  depuis  leDeutéronome  jusqu'à  nos  jours ,  les  transcrit 
en  grec,  en  hébreu  et  en  arabe,  emprunte  aux  historiens  sacrés,  aux: 
écrivains  de  l'âge  classique,  aux  pèlerins  du  moyen  âge,  aux  voyageurs 
et  aux  érudits  modernes  tous  les  passages  qui  éclairent  l'histoire  de  ce 
point  particulier,  et  les  cite  d'ordinaire  en  entier.  Il  fait  ainsi  l'his- 
toire, à  travers  une  période  de  plus  de  quatre  mille  ans,  de  chacune  de 
ces  localités;  il  retrouve  et  restitue  la  géographie  biblique,  encore  m 
incertaine  malgré  les  travaux  de  Robinson  et  de  tant  d'autres,  examine 
les  opinions  et  se  prononce  entre  elles.  Il  a  soin  de  recueillir  les  tradi- 
tions, toujours  précieuses,  surtout  en  Orient,  les  noms  différens  que  le 
même  lieu  a  portés,  et  qui  souvent  rattachent  une  dénomination  mo- 
derne ou  aux  croisades  ou  aux  premiers  âges  du  judaïsme.  Les  ruines  ne 
sont  pas  nombreuses  dans  la  Judée,  il  les  recherche  et  les  décrit  avec 
d'autant  plus  de  soin.  On  voit  ce  qu^est  un  pareil  livre;  c'est  une  oeuvre 
de  grande  érudition ,  mais  où  la  science  se  fortifie  de  la  connaissance 
minutieuse  du  pays,  où  les  discussions  s'éclairent  des  enseignemens 
que  donne  le  voyage  fait  pas  à  pas  avec  une  attention  toujours  soutenue, 
où  les  découvertes  personnelles  tiennent  la  plus  grande  place.  La  topo- 
graphie biblique  n'a  pas  proëuit  de  travail  plus  complet,  plus  rempli  de 
faits  nouveaux  et  œrtains.  Quant  à  la  géographie  moderne,  elle  ne  troo- 
V6I9  nulle  part  pour  la  Judée  un  tel  ensemble  de  renseignemens  stàfi^ 


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988  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiques,  une  plus  fidèle  description  de  tous  les  détails  du  sol.  On  recon- 
naît ici  les  qualités  que  M.  Guérin  avait  déjà  montrées  dans  ses  précé- 
dentes explorations.  Nous  possédons  peu  de  voyageurs  érudits  qui  aient 
plus  de  passion  et  de  patience.  Très  jeune  encore,  il  décrivit  Rhodes, 
Patmos  et  Samos;  plus  tard,  sur  les  instances  et  par  les  conseils  d'un 
homme  dont  la  science  garde  la  mémoire,  M.  le  duc  de  Luynes,  il  entre- 
prit de  visiter  la  régence  de  Tunis.  En  1852,  en  185/i,  en  1863,  et  enfin 
en  1870,  il  réunit  les  matériaux  du  présent  ouvrage;  sa  lâche  n'est  pas 
finie,  et  un  cinquième  séjour  en  Palestine  lui  parait  nécessaire  pour  que 
son  œuvre,  déjà  si  avancée,  réponde  aux  scrupules  d'une  conscience 
toujours  difficile  pour  elle-même. 

La  méthode  d'exposition  adoptée  par  l'auteur  est  celle  du  jourruU, 
Il  y  a  quelque  inconvénient  à  suivre  ainsi,  sans  vouloir  s'en  écarter, 
l'ordre  des  temps  et  les  incidens  de  chaque  heure;  des  résumés,  des 
considérations  d'ensemble,  donneraient  au  récit  plus  de  clarté,  la  pen- 
sée s'élèverait  en  devenant  plus  générale;  mais  le  journal  a  des  mé- 
rites de  sincérité  et  de  précision  qui  le  font  préférer  par  des  esprits 
très  exacts.  Les  Anglais  surtout  l'adoptent  volontiers;  le  grand  ouvrage 
du  colonel  Leake  sur  la  Grèce  est  en  ce  genre  un  modèle.  Le  voyage 
est  une  enquête;  ce  sont  les  détails  de  l'enquête  qui  sont  mis  sous  les 
yeux  du  lecteur  à  mesure  qu'elle  fait  des  progrès;  il  la  suit,  il  la  juge  à 
chaque  instant,  et,  s'il  tient  surtout  aux  opinions  qu'il  s'est  formées 
par  lui-même,  non  sans  travail,  il  est  pleinement  satisfait.  Le  journal, 
dans  ces  trois  volumes  consacrés  à  la  Judée,  est  toujours  sévèrement 
scientifique;  ce  ne  sont  pas  des  impressions  que  donne  l'auteur,  ce 
sont  des  faits.  Il  semble  qu'une  telle  suite  de  détails,  exposés  avec  une 
sévérité  de  ton  qui  ne  se  dément  pas,  doive  fatiguer  l'esprit  11  en  est 
tout  autrement  parce  que  l'histoire  anime  sans  cesse  le  sujet.  Les  ci- 
tations qui  cous  montrent  Taspect  de  la  Palestine  à  tous  les  âges,  et  ce 
concours  de  sentimens  si  divers  et  si  profonds  qu'elle  a  inspirés  depuis 
les  patriarches  jusqu'aux  apôtres,  jusqu'aux  dames  romaines  et  à  saint 
Jérôme,  jusqu'aux  chevaliers  francs  et  aux  soldats  de  Bonaparte,  la  des- 
cription des  mœurs  modernes,  le  tableau  des  sites  célèbres,  assurent  an 
livre  un  intérêt  littéraire  que  l'auteur  n'a  pas  cherché.  Le  pays  est  vivant 
dans  ces  pages;  on  ne  peut  les  parcourir  sans  éprouver  cette  impression 
unique  que  donne  la  terre  sacrée  qui  a  produit  la  religion,  comme  un 
autre  sol,  également  béni  et  non  moins  cher  à  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur de  le  voir,  a  fait  connaître  à  l'humanité  le  type  idéal  de  la  per- 
fection plastique. 

Nous  avions  de  nombreux  ouvrages  sur  la  Palestine.  Ce  coin  du  vieux 
monde  s'impose  sans  cesse  aux  méditations  et  aux  recherches  de  la  science; 
mais  tous  ces  ouvrages  étaient  entrepris  à  un  point  de  vue  très  particu- 
lier. Les  recherches  d'archéologie  chrétienne  font  le  mérite  du  livre  de 
M.  de  Vogué  sur  les  églises  de  terre-sainte.  C'est  surtout  aux  antiquités 


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REYUfi.   —  CHRONIQUE.  989 

hébraïques  que  s*est  attaché  M.  de  Saulcy.  Les  monumens  militaires  des 
croisades  ont  été  étudiés  par  M.  Guillaume  Rey.  La  topographie  biblique 
est  restée  la  préoccupation  presque  unique  de  Robinson.  Le  nouveau 
livre  ne  veut  pas  reprendre  tous  ces  sujets;  l'auteur  résume  ce  qui  a  été 
écrit  avant  lui,  il  y  ajoute  beaucoup.  Si  Tœuvre  est  achevée  sur  le  plan 
adopté  pour  les  trois  premiers  volumes,  elle  constituera  une  véritable 
encyclopédie  de  la  Palestine.  albert  dumomt. 


Dti  origines  du  royoïmw  d'YvitPi,  par  If.  le  ▼icomte  Osoar  de  Poli;  Paris,  Amjot. 

Rien  n'est  plus  historique  que  ce  royaume  d'Yvetot  que  Béranger  a 
tourné  en  plaisanterie,  et  que  beaucoup  de  personnes  ne  regardent  plus 
que  comme  un  joyeux  mythe.  Vertot  même,  qui  ne  voit  dans  Ténig- 
matiqué  royauté  des  sires  d'Yvetot  qu'une  simple  usurpation,  nie  que 
le  royaume  ait  jamais  existé.  Et  pourtant  les  documens  abondent  où  le 
titre  de  roi  d'Yvetot  figure  sans  la  moindre  intention  d'ironie.  Il  est  vrai 
que  depuis  le  sac  du  château  seigneurial  et  de  l'église  d'Yvetot  par  les 
vandales  révolutionnaires,  les  archives  qui  auraient  pu  éclaircir  ce  point 
d'histoire  n'existent  plus,  et  qu'il  faut  péniblement,  à  l'aide  de  vieux 
titres  que  la  hasard  met  au  jour  et  de  conjectures  plus  ou  moins  har- 
dies, refaire  la  filiation  de  ces  seigneurs  presque  disparus  de  la  mémoire 
des  hommes.  Toutefois  les  témoignages  qui  existent  sont  sérieux,  et  en  les 
rapprochant  on  voit  se  dégager  avec  netteté  les  destinées  diverses  de  cette 
seigneurie  aussi  authentique  que  peut  l'être  aujourd'hui  la  principauté 
dé  Monaco  ou  la  république  d'Andorre.  Si  elle  n'a  guère  marqué  dans 
l'histoire  de  la  féodalité,  on  voit  cependant  plus  d'une  fois  ses  repré- 
sentans  faire  bonne  figure  dans  les  récits  de  cette  époque.  Louis  XI, 
en  passant  sur  le  territoire  de  son  humble  voisin,  interrooapt  un  cour- 
tisan qui  l'appelle  sire  :  «  Il  n'y  a  plus  de  roi  de  France  ici,  nous  sommes 
dans  le  royaume  d'Yvetot.  »  Henri  IV,  un  jour,  fait  placer  aux  premiers 
rangs  dans  une  cérémonie  Martin  Du  Bellay,  roi  d'Yvetot,  en  disant  : 
«  C'est  un  petit  roi,  mais  c'est  un  roi.  »  Jean  Boucher,  qui  signe  Le  Roy 
(FYuelot,  écrit  en  1490  à  la  fille  de  Louis  XI  :  a  Madame,  je  nous  prye 
uous  remonstrer  les  afayres  de  mon  royaume,  auquel  si  nous  ne  mectez 
la  main,  par  ma  foy  ils  sont  bien  au  bas.  » 

Jusqu'où  faut-il  remonter  dans  le  passé  pour  découvrir  l'origine  de 
cette  royauté?  Une  légende  fort  peu  vraisemblable  veut  qu'au  commen- 
cement du  vi«  siècle  Clotaire  I*^'  ait  érigé  le  fief  d'Yvetot  en  royaume  en 
faveur  des  hoirs  de  son  chambellan  Gautier,  qu'il  avait  assassiné  mal- 
gré ses  victoires  sur  les  Sarrasins.  Au  vi®  siècle  en  effet,  on  ne  s'occupe 
pas  encore  des  Sarrasins.  Yvetot  ne  devait  même  pas  exister  à  cette 
époque.  Ce  nom,  que  l'on  écrivait  d'abord  Ivestot,  signifie  maison  d'Yves, 
comme  d'Houdetot  maison  d'Eudes;  Yves  ou  Yvar,  Iver,  Ivais,  est  un  pré- 


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OdO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nom  danois,  tôt  un  mot  de  provenance  Scandinave  qoi  veut  dire  maison, 
habitation;  le  prénom  et  la  terminaison  se  rencontrent  à  chaque  instant 
sur  la  carte  de  l'ancienne  Normandie,  o  Étant  d'origine  Scandinave,  dît 
M.  de  Poli,  le  nom  d'Yvetot  ne  peut  guère  remonter  plus  haut  que  les 
invasions  des  hordes  du  nord  dans  la  Neustrie,  c'est-à-dire  au  x*  siècle. 
Le  fondateur  d'Yvetot  fut  probablement  un  des  guerriers  conquérans 
auxquels  Rollon  en  911  distribua  des  terres  sous  condition  d'hommage 
et  de  service  militaire.  »  Dès  1024t  Richard  II,  confirmant  les  donations 
faites  à  l'abbaye  de  Saint-Wandrille,  parle  de  «  cent  acres  de  terre  à 
Ivetot.  »  Vers  le  milieu  du  xi*  siècle,  une  charte  mentîoDne  le  chevalier 
Anafred  d'Yvetot,  qui  tient  son  fief  à  foi  et  hommage  de  Gautier  Gyfard, 
comte  de  Longueville  en  Gaux;  ce  dernier  cède  tous  ses  droits  à  Saint- 
Wandrille,  mais  avant  la  fin  du  siècle  le  seigneur  d'Yvetot  semble  avoir 
racheté  de  l'abbaye  les  droits  et  redevances  qui  pesaient  sur  lui. 

Au  xu^  siècle,  Yvetot  est  un  franc  fief;  c'est  à  cette  époque  que  paraît 
avoir  vécu  le  Gautier  de  la  légende,  que  des  historiographes  complai- 
sans  ont  peut-être  vieilli  de  six  cents  ans,  afin  de  donner  plus  de  lustre  à 
la  légende  de  la  maison  royale  qui  fleurit  au  xiv®  siècle.  Ge  qui  est  cer- 
tain, c'est  que  le  franc  fief  d'Yvetot  survit  à  la  destruction  de  la  grande 
féodalité,  gardant  ses  privilèges,  son  autonomie,  sa  haute  justice;  les 
seigneurs  qui  portent  ce  nom  battent  monnaie,  créent  des  nobles,  ont 
droit  de  vie  et  de  mort  sur  leurs  vassaux,  ne  relèvent  que  de  Dieu  : 
c'étaient  vraiment  des  rois.  En  1401,  Martin,  roi  d'Yvetot,  presque  ruiné, 
vend  son  trône  à  Pierre  de  Villaines  pour  1,400  écus  d'or;  le  contrat  de 
vente  est  passé  à  Paris,  devant  soixante  et  un  notaires  du  Châtelet. 
Après  Pierre  !•'  et  Pierre  II  de  Villaines,  le  petit  royaume  est  successive- 
ment gouverné  par  Jean  Holland,  sous  la  domination  anglaise,  puis  par 
les  Ghenu,  qui  l'avaient  acquis  des  héritiers  de  Villaines,  par  Jean  Bau- 
cher,  gendre  de  Jacques  Ghenu,  par  les  marquis  du  Bellay»  les  mar- 
quis d'Albon,  descendans  des  anciens  souverains  du  Dauphiné.  Ce  fief 
d'Yvetot,  qui  se  composait  de  quatre-vingts  feux  en  1260  et  de  cinq 
cents  en  1738,  est  aujourd'hui  un  chef-lieu  d'arrondissement  d'environ 
9,000  habilans.  Ce  n'est  point  le  seul  exemple  d'un  royaume  exigu.  La 
petite  île  de  Man,  dans  la  mer  d'Irlande,  formait  autrefois  un  royaome 
de  dix-sept  villages,  dont  les  rois  peu  fortunés  se  contentaient  d^un 
diadème  en  étain.  L'ancien  royaume  d'Esterno  et  celui  de  Mande,  près 
de  Toumay,  n'avaient  que  pour  trois  charrues  de  terres  de  labour.  Ma- 
jorque et  Minorque  furent  également  des  royaumes,  et  en  Allemagne 
on  trouve  encore  de  ces  principautés  que  Henri  Heine  n'ose  traverser 
par  un  temps  de  pluie  et  de  boue,  de  peur  d'en  emporter  la  moitié  après 
ses  bottes. 


JU  dùnetaarférmU,  C 


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TABLE   DES   MATIÈRES 


CENT  UNIEME   VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE. —XLI1«  ANNÉE. 


BIPTEKBRB  —  OCTOBRE    1872 


UvrAlMMi  eu  !•'  Scptemlirc. 

CoRiBSPomAiicB  FAMiuteB  D*Dii  KARiii.  — »  H.  —  1848-1851,  psT  M.  le  vice- 
amiral  PAGE 5 

Les  Formes  privitivbs  db  la  PROPiiiré.  —  m.  —  Les  cowiiunâutés  db  fa- 

miXBS  ET  LB  BAIL  H^RÉDITAIRB,  par  M.   ÉviLB  VK  LAVELEYË 38 

01IB  ÉTUDE  DB  MOTORS  AimQOBS.  -^  Là  DELTA  DB  TÏBULLB,  par  H.  lOLES  SOURY.  68 

Lb  Socialisme  au  xvi*'  siècle.  —  IL  —  IjA  Propagande  anabaptiste  après  la 

GUERRE  DES  PAYSANS,  par  M.  ALFRED  MAURY,  do  Tliistitut  de  France.  .  .      105 
Impressions  de  totagb  et  d*art.  —  V.  —  Souvenirs  de  Bouroogne,  Semur, 

LES    CHATEAUX    D*AnGT,    DE  TiRLAT  BT  M   BoSST-RaBDTUI,    par   M.    ÊMILB 

MONTfiGOT I     147 

Rra,  in  Récit  de  votaisb  dans  l'Atlantiqdb,  par  M.  Edmond  PLAUCHUT.  •      180 
L'iLB  DB  Madagascar.  —  III.  —  Lbs  tbntaitvbs  db  golonisatyon,  la  rature  du 

PATS,  UN  RÉCENT  VOYAGE  SGIENTIFtQUB,    pRT    H.    É.   BLANGRAfVD,    de  1*Aca- 

déflsie  des  Sciences.  ..••...••••...•• 104 

La  HiSRfavB  D*ÉCRiiiE  L*nsTOiRB  BN  fÏLARCB  BT  BN  Allbmaghb,  par  H.  FOSTEL 

DE  C0ULAN6ES 241 

Chronique  de  la  Qoirsairb.  —  fiisToiBB  tolthove  bt  utiÉbairb 230 

CORRBSPORDARGB » 251 


B»l 

La  Gubrbb  de  Tbamce  bn  1870-^1871.  —  I.  —  La  première  armée  de  la  Loire 

BT  LB  GÉNÉRAL  D'AuRELUB,  par  H.  CHARLES.  DE  MAZADE •       257 

fA  SOOALISMB  AU  XV^  SIÈCLE.  —  III.    —  LbS    ARARAPTISTES   MÉBRLAUDUS   BT   IM 

8IÉ0B  DB  MoRBTBR,  derflfîère  partie,  psr  M.  Alfred  MAORY,  de  rinstitift.      ftt 
1a  Fiance  au   lbndemain  db  Rosrach,   d*après   dbs  documbns  iréoits,  par 

M.  Charles  AUBERTIN 331 


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002  TABtE   DES  HATliRES. 

La  TÉLfoBAPHiB  inmnATToiiALc.  —  I.  —  L«s  Aifcims  TRAiris  r  la  eaRFi- 
HBNCB  DB  Paris,  par  M.  Edgar  SAVENEY :  • 359 

LB  RoTAUHB  DB  WbSTPHALIB  El  JéRÔMB  BO!IAPARTB,  D'APHÉS  LES  DOCOWBIIS  ALLE- 
MANDS   ET    FRANÇAIS.  —  I.  —  La    FONDATION    DU    ROYAUME,    par    M.  ALPRBD 

RAUBAUD 385 

La  Reine  do  atoMBNT,  un  roman  anglais,  par  M.  Arvède  BARINB 401 

L'Ile  de  Madagascar*  —  Les  tentatives  de  colonisation,  la  nature  du  pats, 

DN  récent  VOTAGE  SCIENTIFIQUE.   —  IV.  —  XjA  FaUNB    DE    LA    GrANDB-TBRRB, 

par  H.  É.  BLANCHARD,  de  l'Académie  des  ScieDces 443 

SaTE-  QOINT,  son  INFLUENCE  SUR  LES  AFFAIRES  DE  FrANCB  A^  EVI«   SitCLB.  —  I.  — 

L'ÉGUSB  ET  LA  FRANCE  AVANT  1585,  par  M.  Cb.  GIRAUD,  de  l'Institut.  .  .  46i 

Le  BRIGADIER  Trickbàll,  par  M.  Horace  STAPFëR 487 

Chromiqdb  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 499 

Essais  et  Notices 511 

Uvralson  ûu  !•'  oclolire. 

Lord  Btron  bt   le  btronishe,.  a  propos  d'une   publication  nouvelle,  par 

M.  Hbnri  BLAZE  de  BURT. 513 

La  Télégraphie  internationale.  —  II.  -^  Les  conférences  de  Vienne  vr  de 
Rome,  par  M.  Edgar  SAVENEY 551 

Le    R6lE    DBS    FBMMB8    DANS     L'HISTOIRB    DE    FRANCE.     —    LES      FAVORITES,     par 

H.  Charles  LOUANDRE 584 

Le  Royaume  de  Wbstphalib  et  Jérôme  Bonaparte,  D'APRks  les  documens  alle- 
mands ET  FRANC  VIS.  —  II.  —  La  CONSnTUTION  DU  ROYAUME  DE  WbSTPHALIE, 

par  M.  Alfred  RAUBAUD 681 

SlXTE-QuiNT,    SON    INFLUENCE    SUR    LES    AFFAIRES    DB    FRANCE    AU    XVI*     SiftCLE.    — 

II.  —  L'ÉGLISE  ET  LA  FRANCE    DB    1585    A  1580.   —  Lb    MeURTRE    DU    DUC   DB 

Guise,  par  M.  Charles  GIRAUD,  de  l'Iastitat 614 

L'AGITATION  pour  L'ÉMANCIPATION  DBS  FEMMES  EN  ANGLETERRE  ET  AUI  ÉTATS-UNIS, 

par  M.  Henri  BAUDRILLART,  de  l'Institut 851 

Souvenirs  de  l'Aorutique  (1871-1872).  —  I.  —  La  Dalmatie  et  les  Slaves 

DU  SUD,  par  M.  Albert  DUMONT 678 

Don  Juan  de  Kolohea,  par  M.  SACHER-BfASOCH 107 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  lattérairb 741 

Livraison  du  tS  OeioM*c. 
La  Guerre  de  France  en  1870-1871.  —  IL  —  La  deuxième  armée  de  la  Loire 

ET  LE  général  CHANZY,  pRT  M.  CHARLES  DB  HAZADË 743 

Les  Amenés  a  Paris.  —  I.  —  La  Possession  autrefois,  la  Foue  awourd'hoi, 

par  M.  Maxime  DU  CAMP 786 

Rabelais,  sa  vie,  ses  okivrbs  et  ses  idées  sur  l'éducation,  d'après  un  alle- 
mand DB  1872,  par  M.  Albert  RÉVILLE 898 

Sixte- Quint,  son  influence  sur  les  affaires  de  France  au  xvi*  siAclb*  ^ 

III.  —  L'ÉGLISE    ET    LA   FRANCE    DB    1589    A  1593.  —  Le    MEURTRE   DB  HbHRI 

DE  Valois,  par  M.  Charles  GIRAUD,  de  Tlastitut 848 

Lb  Choléra  indibn  au  point  de  vue  de  la  géographie  médicale  et  de  l'hygiérb 

INTERNATIONALE,  pST  M.  FeRNAND  PAPILLON 878 

Jean  des  Baumes,  récit  du  Comtm-,  par  M.  Henry  de  La  MADELÈNE.  ...     897 
Le  Royaume  de  Westphaub  et  Jérôme  Bonaparte,  d'après  les  documbns  auB- 

MANDS  ET  français.  —   III.    —  Le  GOUVERNEMENT  ET  LA  COUR  DU  »Ot  ttttùltM 

A  Cassel,  dernière  partie,  par  M.  Alfred  RAMBAUD 937 

Chronique  de  la  Quinsaine.  —  Histoire  poutiqub  et  LrrrÉRAiRB 968 

Revue  musicale.  ~  La  reprise  du  Prophète,  lis  tbéatres  lyriques.  •  •  •  .  •  980 

Essais  et  NoncES • • 986 


Paris.  ^  I,  CULTB,  Imprimear,  7,  ma  Salat-BaBott. 


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